Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
(Estelle Moline, Carl Vetters) Temps, Aspect Et Mo
(Estelle Moline, Carl Vetters) Temps, Aspect Et Mo
modalité en français
ahiers 21
C hronos
ISBN: 978-90-420-3026-8
E-Book ISBN: 978-90-420-3027-5
©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010
Printed in The Netherlands
Table des matières
Estelle MOLINE
Carl VETTERS
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France
Cet ouvrage propose de jeter un nouveau regard sur des questions qui
sont au cœur des problématiques de linguistique française étudiés dans les
Cahiers Chronos.
Denis Apothéloz et Małgorzata Nowakowska poursuivent deux
objectifs. En premier lieu, ils abordent la question de la résultativité et de ses
rapports avec le parfait, et développent la thèse selon laquelle la bi-
temporalité constitutive de la valeur de parfait est propice à l’expression de
certaines inférences liant le contexte d’énonciation à une situation antérieure,
ce qui les conduit à distinguer trois types inférentiels de parfait. Les auteurs
montrent ensuite que parmi les états résultants associés au parfait, il est utile
de distinguer entre résultativité « sémantique » et résultativité
« pragmatique ». Ils abordent également la question du parfait d’expérience.
Le second objectif est centré autour de l’expression de la résultativité en
polonais. Les auteurs étudient les différents emplois des formes verbales
perfectives et imperfectives dans cette langue, en mettant en œuvre les
distinctions conceptuelles exposées dans la première partie. Ils établissent
que contrairement au français, le polonais permet, pour certains types de
prédications, de distinguer formellement résultativité sémantique et
résultativité pragmatique. Ils montrent enfin qu’a émergé, en polonais
contemporain, une forme composée à mi-chemin entre une construction
syntaxique et un paradigme flexionnel, forme qui rappelle un état ancien du
passé composé français.
Le principe d’un signifié fondamental et invariant est très généralement
défendu par les linguistes qui s’intéressent à la sémantique du système verbal.
Mais dans ce cadre quasi unanime, les objectifs descriptifs peuvent ensuite
être divers et les propositions divergentes. Si l’on prévoit d’ancrer dans le
modèle descriptif un développement explicatif pour favoriser une prédiction
correcte de l’emploi des formes verbales en langue étrangère (le FLE en
l’occurrence), les choix descriptifs doivent alors être en adéquation avec les
processus cognitifs à l’œuvre en production autonome. Dans cette optique,
Muriel Barbazan se propose de montrer que la compréhension du
fonctionnement d’un modèle explicatif n’implique pas nécessairement la
possibilité de produire un discours en langue étrangère à partir de ce modèle.
Pour ce faire, l’auteur explore diverses propositions linguistiques inscrites
dans les champs temporel et aspectuel, à la lumière de processus mentaux
mis en évidence en psycholinguistique et psychologie cognitive.
Après avoir évoqué quelques possibles écueils dans l’analyse du temps
verbal, Jacques Bres présente rapidement son analyse des temps de l’indicatif
comme système aspectuo-temporel, afin de mettre à l’épreuve son rendement
dans l’étude d’une relation de discours – la progression – dans un type de
textualité : la textualité narrative. La relation de progression demande que le
temps interne des procès soit actualisé en tension, et en incidence. La
textualité narrative demande que l’événement soit envisagé dans sa
réalisation effective. Il apparaît qu’aucun temps verbal de l’indicatif n’est
frontalement allergique à la relation de progression narrative. Mais, si tous
les temps peuvent être « narratifs » – à savoir qu’ils peuvent actualiser les
procès du premier plan en relation de progression – certains le sont plus que
d’autres… L’auteur décrit avec précision ces différentes aptitudes pour
l’ensemble des temps de l’indicatif.
Walter De Mulder analyse l’évolution sémantique sous-jacente à la
grammaticalisation de la séquence venir de + infinitif comme la combinaison
de deux éléments : (i) un glissement métonymique entre l’élément spatial et
l’élément temporel présents dans le concept de mouvement exprimé par le
verbe venir, et (ii) des inférences pragmatiques déclenchées par certains
éléments dans le contexte. L’auteur montre que le sens passé doit être associé
à la périphrase venir de + infinitif et pas au verbe venir, qui n’est donc pas
polysémique à cet égard. Il suggère en outre qu’il faut inclure dans le sens
des morphèmes verbaux d’autres composantes que les indices temporels
proprement dits ou les informations aspectuelles et modales. Venir de +
infinitif implique ainsi une perspective particulière sur le fait passé, que la
séquence présente comme l’origine du présent. Rien n’exclut, toutefois, que
cette nuance se perde par la suite.
L’emploi des modes subjonctif et indicatif en proposition complétive
fait l’objet de la contribution proposée par Hugues Engel, Mats Forsgren et
Françoise Sullet-Nylander, qui ont choisi de se limiter aux cas où la
complétive est régie par le verbe proposer dans un contexte explicatif et non-
volitif. L’intérêt de ce choix réside dans le fait que ces emplois sont apparus
Avant propos iii
qui l’ont fait ranger tantôt dans la classe des connecteurs temporels et tantôt
dans la classe des connecteurs logiques. Cette dernière hypothèse a la faveur
de la littérature récente, notamment à cause des ressemblances de
comportement sémantique et syntaxique de puis avec les autres
conjonctions ; puis est ainsi souvent considéré comme tirant sa valeur
fondamentale de sa capacité à produire des effets discursifs et argumentatifs.
L’auteur examine les principaux arguments en présence pour enfin replacer
puis au sein des connecteurs bel et bien temporels. Une place particulière est
réservée à et puis en fin d’article, où il est considéré que cette expression ne
doit pas être vue comme une variante de puis.
Le modèle théorique développé par J. Bybee, R. Perkins et W. Pagliuca
(BPP) constitue un cadre intéressant pour l’étude diachronique des temps
verbaux. Carl Vetters applique cette approche aux temps verbaux français qui
se situent sur le schéma antérieur Æ passé (perfectif). Le passé simple est le
temps français le plus ancien qui relève de ce schéma. Son évolution est
suivie à partir du latin via l’ancien français et le français classique jusqu’au
français moderne, où il est devenu une forme « en fin de parcours ». Le passé
composé suit le même parcours que le passé simple, mais avec des siècles de
retard. L’étude s’intéresse à la façon dont cet antérieur du présent a acquis
une valeur de temps du passé, en montrant que la naissance du passé
composé « narratif » se situe en français classique et que, malgré cette valeur
« moderne », le passé composé n’a pas entièrement perdu sa valeur
résultative d’origine, dans le sens strict utilisé par BPP. L’auteur suggère en
revanche que les analyses qui lui attribuent une valeur inférentielle font la
confusion classique entre la valeur d’une forme et celle apportée par le
contexte dans lequel elle est employée. La troisième forme étudiée dans cet
article, venir de + infinitif commence à s’utiliser dès le Moyen Âge. A
l’origine, cette périphrase a une valeur d’antérieur, mais de même que le
passé composé, elle a acquis une valeur de passé perfectif.
Denis APOTHÉLOZ
Université de Nancy 2 et ATILF (UMR 7118)
Małgorzata NOWAKOWSKA
Université Pédagogique de Cracovie
1. Introduction
Reichenbach (1947), dans son modèle des trois « points », caractérise les
tiroirs exprimant le parfait comme dissociant la référence temporelle (point of
reference) et la situation dénotée par le lexème verbal (point of the event).
Comrie (1976: 52) définit le parfait comme exprimant
« a relation between two time points, on the one hand the time of the state
resulting from a prior situation, and on the other the time of that prior
situation ».
1
Adjectif dérivé de illation, terme utilisé jadis par la tradition logico
philosophique pour désigner l’inférence. Nous l’entendons ici au sens
prospectif, de la cause à l’effet. L’abduction en revanche est rétrospective.
4 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
(1) Mais je parle, je parle... quand vous avez des questions à me poser, peut
être ?
Heu... non.
Mais vous êtes bien venu pour m’interviewer ? (S. Guitry, Quadrille, 42)
(2) Je suis calme maintenant. Tout est fini, bien fini. Je suis sorti de l’horrible
anxiété où m’avait jeté la visite du directeur. Car, je l’avoue, j’espérais
encore. Maintenant, Dieu merci, je n’espère plus. (V. Hugo, Le dernier jour
d’un condamné, 109)
Dans (1), vous êtes bien venu pour m’interviewer vaut pratiquement pour
vous êtes ici pour m’interviewer, et dans (2), je suis sorti de l’horrible
anxiété... vaut pour je ne suis plus dans l’horrible anxiété. Dans ces deux
exemples, l’état désigné découle directement du sens même du verbe utilisé
(venir, sortir) : respectivement ‘être ici, être présent’, et ‘ne plus être dans
l’horrible anxiété’.
(ii) Cependant la direction de l’inférence peut être inverse du cas précédent.
Par exemple, après avoir constaté un certain état de choses, on peut inférer
qu’une certaine situation, susceptible d’avoir produit cet état, a eu lieu. Nous
parlerons alors d’emploi abductif. De façon caractéristique, l’énoncé a alors
presque toujours une valeur conjecturale. Guentchéva (1990) appelle cet
emploi « parfait de reconstruction »2. En voici deux exemples :
(3) Maman savait tout faire et bien faire. Des herbes innombrables et des fleurs
qui ornaient la surface de notre coin de terre, elle connaissait les vertus et les
maléfices. Nous entendait elle tousser : « Tu as de nouveau bu de l’eau à la
fontaine alors que tu étais en transpiration... ». (M. Zermatten, Ô Vous que
je n’ai pas assez aimée !, 110)
(4) Pourtant il est ému et ses yeux sont rouges. Il a probablement pleuré mais je
n’ose pas le lui demander. (J. L. Pons)
2
Le nom que nous avons donné à cet emploi s’inspire des analyses de cet auteur.
Le terme d’abduction, introduit par Peirce, désigne un type d’inférence
consistant, à partir d’un constat fait dans le contexte d’énonciation, à considérer
l’objet de ce constat comme la conséquence d’une situation et d’en inférer à
l’existence de cette situation. Il s’agit donc d’un raisonnement conjectural
remontant de l’effet à la cause. Voir Peirce (1988), cité par Deledalle (1994 :
52).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 5
Le parfait sert ici à mettre en rapport une situation « antérieure » (sa tête a
heurté le vaisselier), et une situation actuellement constatée (un morveux
barbouillé se met à braire), construisant ainsi un rapport explicatif entre
heurter le vaisselier et se mettre à braire. La proposition comportant le passé
composé apporte ainsi rétrospectivement une explication à la situation décrite
par la proposition précédente.
Au total, ces trois types inférentiels de parfait se différencient comme
suit :
– Dans le cas d’un parfait en emploi illatif, l’expression vise à informer
simultanément de la situation et de l’état actuel qui en découle. Assez
souvent cependant, seul l’état résultant est visé, de telle sorte que la forme
3
L’emploi abductif comporte évidemment aussi une dimension explicative, mais
l’explication est seulement conjecturale ; tandis que dans l’emploi explicatif
stricto sensu, elle est assertée sur le mode de la certitude.
6 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
Toutefois un autre type de valeur interfère avec les distinctions exposées ci-
dessus. Il s’agit de ce que Comrie (1976) a appelé le parfait « d’expérience »
(nommé aussi parfait « existentiel » par McCawley 1971). On regroupe
habituellement sous cette appellation divers emplois du parfait qui ont en
commun le caractère temporellement indéfini de la situation désignée 5. Par
« indéfini », il faut entendre ici deux choses :
– D’une part, le fait que la forme verbale ne spécifie pas si la situation
désignée s’est produite une ou plusieurs fois, cette spécification étant en
quelque sorte laissée en suspens. L’essentiel est que la situation se soit
produite une fois au moins.
– D’autre part, le fait que la situation désignée n’est pas localisée
temporellement. S’agissant d’un parfait du présent, la seule chose qui est
certaine est que la situation s’est produite dans le passé.
En voici deux exemples :
(7) Je refuse de nourrir mon python de souris vivantes, voilà, lui dis je. C’est
inhumain. Et il refuse de bouffer autre chose. Avez vous déjà vu une pauvre
petite souris face à un python qui va l’avaler ? C’est atroce. (E. Ajar, Gros
Câlin, 19, Frantext)
4
Cette caractéristique des parfaits avait déjà été signalée par Koschmieder :
« l’accent porté sur l’action conduisant à l’état qu’elle a occasionné alterne
souvent [...] avec l’accent porté sur l’état occasionné par l’action » (1996:
103). Sur ce point voir aussi Guentchéva (1990).
5
Leech (1971) appelle d’ailleurs le parfait d’expérience parfait « indéfini ».
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 7
(8) A 40 ans, avez vous peur que les propositions de rôles déclinent ?
Non, pas du tout. Pour moi l’âge... [...] je sais pas ce que c’est l’âge... J’ai
connu des hommes très vieux, des hommes moins vieux. J’ai connu des
femmes plus belles à 60 ans qu’à 30. (interview de l’actrice S. Kimberlain,
2007, doc. internet)
6
Dans certaines variétés du français, en particulier dans le domaine franco
provençal, le passé surcomposé a grammaticalisé cette valeur de parfait
d’expérience. Pour une étude détaillée de l’emploi du surcomposé comme
parfait d’expérience, voir Apothéloz (2009 et 2010).
8 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
7
Pour une présentation synthétique, voir par exemple Vater (1995).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 11
8
Voir toutefois section 4.6. ici même.
12 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
Cette section ne prétend pas faire le tour de la question, qui est des plus
complexes. Nous nous limiterons ici à donner quelques repères en essayant
de montrer l’intérêt descriptif que présentent les notions qui ont été posées
plus haut. Pour ce faire nous examinerons tout d’abord le cas des prédications
transitionnelles non duratives et duratives, puis celui des prédications non
transitionnelles non duratives et duratives. Une prédication est transitionnelle
si elle implique le franchissement d’une borne marquant le début ou la fin
d’un état.
Le terme de « prédication » se justifie par le fait que dans nos analyses,
nous préférons utiliser, comme unité de référence, l’ensemble de l’expression
prédicative9 et non le verbe seul, celui-ci étant souvent sous-déterminé
relativement à la transitionnalité. Par exemple, une prédication construite
avec le verbe manger est transitionnelle quand l’expression qui fonctionne
comme second actant du verbe désigne un objet entier (manger une/la
tartine, manger (toute) la viande), mais non transitionnelle quand cette
expression désigne une partie d’objet, comme le fait par exemple un article
partitif (manger de la viande). Cette distinction est essentielle en polonais,
car elle détermine le choix de la forme verbale : perfective, quand
l’expression du second actant désigne un objet entier, imperfective sinon
(Wierzbicka 1967).
9
Verkuyl & Vet (2004) parleraient ici d’« aspect prédicationnel ».
10
Les gloses de la deuxième ligne utilisent les conventions suivantes : ‘PASSÉ’,
‘PRÉS.’ ‘IMPÉR.’ indiquent respectivement les temps passé, présent et impératif.
‘IMP.’ imperfectif, ‘PERF.’ perfectif, ‘PRÉP.’ préposition, ‘PP.’ participe
passé, ‘N’ nom, ‘PÉ.’ particule énonciative. Pour des raisons de lisibilité
toutes les autres indications grammaticales (personne, genre, cas, etc.) sont
délibérément omises.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 13
Dans ces exemples, l’énoncé vise à exprimer l’état résultant tel qu’il est
déductible du signifié du verbe dans sa forme perfective. Les exemples (9) et
(10) sont de type illatif. Dans (9) les véhicules de la télévision sont
actuellement présents ; dans (10) le locuteur ne travaille plus là où il
travaillait. (11) pourrait, selon le contexte dans lequel il est produit, réaliser
un parfait illatif, abductif ou explicatif. Quoi qu’il en soit il implique que la
fenêtre est actuellement ouverte. Sur ce type d’exemple, voir aussi
Włodarczyk (1994 : 124).
Moyennant un contexte adéquat, les prédications de (10) et (11) se
prêtent à une interprétation pragmatique de la résultativité si elles sont
exprimées au moyen d’une forme imperfective du verbe.
(12) Witajcie. Była spora przerwa, ale rozumiecie, zmieniałem prac.
changer.IMP.PASSÉ travail
Ma byü lepiej i za wiksz pensj. Si okae. (doc. internet)
Salut ! Il y a eu une longue interruption, mais vous comprenez, j’ai changé
de travail. Ça doit être mieux, un salaire plus élevé. On verra.
(13) [Le locuteur constate qu’il fait anormalement froid dans la pièce où il se
trouve et, avant même d’avoir constaté si la fenêtre est fermée ou non,
formule l’énoncé suivant :]
Kto otwierał okno.
quelqu’un ouvrir.IMP.PASSÉ fenêtre
Quelqu’un a ouvert la fenêtre.
actuellement ouverte ni qu’elle est fermée (cf. pour un exemple analogue les
commentaires de Kuszmider 1999 : 115). On découvre que le polonais, à
travers le choix grammatical de la perfectivité ou de l’imperfectivité, offre la
possibilité de contextualiser la signification de l’énoncé.
Cependant il n’est pas possible de trouver un équivalent imperfectif
pour (9). La raison est la suivante. La forme imperfective correspondant à
przyjecha (‘arriver’, perf.), à savoir przyjeĪdĪa (‘arriver’, imp.), a
lexicalisé une valeur itérative. Ce phénomène est assez fréquent en polonais,
avec les verbes transitionnels non duratifs (voir notamment Laskowski 1998).
Par exemple, les formes imperfectives suivantes sont également toujours
itératives : znajdowa (‘trouver’), upada (‘tomber’), gubi (‘perdre’).
Dans (14) l’état résultant est matérialisé par l’existence de l’objet dessiné,
dessiner étant un verbe « créatif ». Dans (15) le verbe lire dans sa forme
perfective désigne le parcours complet du livre en question. Le choix de cette
forme indique par conséquent que la question porte bien sur la complétude de
ce parcours.
Il convient de noter que la résultativité sémantique n’exclut pas la
résultativité pragmatique. Ainsi, dans un contexte où le livre en question
aurait été prêté à l’allocutaire, une question comme (15) pourrait très bien
être posée pour lui demander s’il peut rendre ce livre, ou pour lui faire savoir
qu’on voudrait qu’il le rende. Mais dans ce cas la résultativité « première »
serait bien toujours sémantique.
La résultativité pragmatique est exprimée, comme pour les non duratifs,
par la forme imperfective du verbe.
(16) Kto rysował tego konia ?
qui dessiner.IMP.PASSÉ ce cheval
Qui a dessiné ce cheval ?
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 15
(17) Czytałem kartotek paskiej matki. Pan nie mógł zaspokoiü jej
lire.IMP.PASSÉ dossier votre mère
potrzeb.
J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins.
(Camus, L’Etranger)
La question (16) pourrait par exemple être posée si le locuteur veut faire
savoir qu’il a constaté que le dessin dont il est question présente une
caractéristique particulière, par exemple d’être particulièrement bien ou mal
fait11. Pour ce qui est de (17), la forme imperfective du verbe lire (qui est
celle de la traduction attestée), contrairement à la forme perfective,
n’implique pas que le dossier a été lu jusqu’à la fin. L’énoncé vise seulement
ici à faire savoir que le locuteur sait un certain nombre de choses à propos de
la mère de l’allocutaire et que ces connaissances ont été acquises à partir de
la lecture du dossier.
Comme on le voit, le point commun à tous les exemples
d’imperfectivité examinés jusqu’ici est d’une part la non-expression (ou la
non-explicitation) de la complétude de la situation, d’autre part le
déclenchement d’inférences conduisant à signifier implicitement qu’il existe
dans le contexte d’énonciation des conséquences indirectes de la situation
exprimée. Un troisième point, également fréquent quoique non systématique,
est que le contexte d’énonciation donne accès à des informations qui vont à
l’encontre de ce que dit littéralement l’expression verbale : le dessin est
terminé, le changement de travail a eu lieu, et pourtant ces situations sont
décrites avec une forme signifiant en principe l’incomplétude12.
On notera que des questions comme qui a ouvert la fenêtre ?, qui a fait
ce dessin ? etc., ont deux traductions en polonais. Soit la question porte
uniquement sur l’identification de l’agent de la situation, et c’est la forme
perfective du verbe qui est choisie ; soit la question comporte, en plus, des
allusions à des conséquences indirectes, à une caractéristique repérable dans
le contexte d’énonciation (traces d’ouverture ou de tentatives d’ouverture de
la fenêtre, dessin présentant une caractéristique particulière, etc.), et c’est
alors la forme imperfective qui est utilisée.
11
Koschmieder (1929) utilise des exemples similaires pour défendre l’idée selon
laquelle les notions de complétude et d’incomplétude ne permettent pas selon
lui de rendre compte de la distinction perfectif vs imperfectif. Sur ce point voir
aussi Vater (1995).
12
On pourrait en déduire que les formes imperfectives signifient non pas
l’incomplétude, mais seulement l’absence d’indication concernant la
complétude. Telle est à peu près la thèse de Forsyth (1970).
16 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
Dans (18) la forme verbale est de type explicatif, et dans (19) elle est de type
abductif. Le type illatif est également possible. Imaginons par exemple que
quelqu’un appelle l’ambulance pour faire part d’un accident : il pourrait
produire un énoncé comme une voiture a heurté un piéton, en visant ainsi un
élément actuel du contexte d’énonciation, par exemple qu’il y a un blessé.
Toutes les formes verbales sont ici imperfectives. Elles sont de type explicatif
dans (20), (22) et (23). Dans ces trois exemples un constat actuel est mis en
rapport avec une situation passée : l’essoufflement, avec le fait d’avoir
couru ; la rapidité du retour, avec l’ennui ; et l’apparence de la personne, avec
le fait qu’elle a été malade. Le parfait est de type abductif dans la première
occurrence de (21) : à partir de certains indices, on infère conjecturalement
qu’une personne a bu de l’alcool. Les autres parfaits de (21) sont illatifs.
Pourquoi le polonais n’emploie-t-il pas ici des formes perfectives ? La
raison en est que les formes perfectives des verbes utilisés dans ces exemples
ne sont pas exactement, du point de vue sémantique, le pendant des formes
imperfectives. De fait, les slavistes considèrent généralement que les verbes
non transitionnels sont inaptes à former de vrais couples aspectuels,
contrairement aux verbes transitionnels. On est donc ici en présence, une fois
encore, de faux couples aspectuels.
La perfectivation des verbes non transitionnels duratifs peut avoir
principalement, en plus de la perfectivité, trois sortes de conséquences
sémantiques.
1. En premier lieu, elle peut produire un effet de délimitation
temporelle. Il en va ainsi dans des couples comme biega / pobiega
(respectivement ‘courir’ / ‘courir pendant un court moment’), ou encore
chorowa / pochorowa (‘être malade’ / ‘être malade pendant une courte
période’, ‘faire une courte maladie’). Comme le note Piernikarski (1969), on
peut spécifier cette durée par des expressions comme un peu, une demi
heure, etc.
2. En second lieu la perfectivation des verbes non transitionnels duratifs
peut transformer le verbe en un verbe transitionnel. Deux cas doivent alors
être envisagés, selon que le verbe transitionnel est inchoatif, ou égressif :
chorowa / zachorowa (‘être malade’ / ‘tomber malade’), kocha /
zakocha siĊ (‘aimer’ / ‘tomber amoureux’), pour la valeur inchoative ; pi /
18 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
forme perfective qui est utilisée. Il s’agit par exemple des verbes znaleĨ
(‘trouver’, perf.), zgubi (‘perdre’, perf.) spotka (‘rencontrer’, perf.),
zakocha siĊ (‘tomber amoureux’, perf.). Pour ces verbes le parfait
d’expérience est marqué par des adverbiaux comme ceux cités ci-dessus ainsi
que par divers indices contextuels.
Dans (25), la construction qui nous intéresse est suivie d’une construction
passive (sałatka zrobiona) avec omission du verbe être, sałatka étant au cas
nominatif. L’exemple (26) est intéressant parce qu’il comporte une sorte
d’anacoluthe : le verbe mie (‘avoir’) y mis en facteur commun, d’une part
avec la construction qui nous intéresse, d’autre part avec une construction
transitive « normale » (avoir un joli bouquet). On observera que les deux
prédications sont transitionnelles et que, en terme de type inférentiel, il s’agit
de parfaits illatifs. Par ailleurs c’est clairement la résultativité sémantique qui
est concernée ici.
Bien que son statut exact (flexion ou syntaxe) ne soit pas très clair, cette
construction fait évidemment penser au passé composé français. Cependant
20 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska
5. Conclusion
13
Selon Kuryłowicz (1987), le present perfect à l’époque de son apparition
admettait lui aussi une relative liberté de l’ordre des éléments, notamment de
l’objet relativement au participe. Il en va de même en ancien français, du moins
avant le XIIIe s. (cf. Marchello Nizia 1999).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 21
Références
Waugh, L.R. (1987). Marking time with the passé composé : toward a theory
of the perfect, Linguisticae Investigationes 11, no 1 : 1-47.
Wierzbicka, A. (1967). On the Semantics of the Verbal Aspect in Polish, in :
To Honor Roman Jakobson. Essays on the Occasion of His Seventieth
Birthday, The Hague-Paris : Mouton, 2231-2249.
Włodarczyk, H. (1994). L’aspect verbal slave et les domaines du donné et du
nouveau, Etudes cognitives / Studia kognitywne 1 : 113-130 (Varsovie :
SOW).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs : pour une
interaction effective entre linguistique et cognition
Muriel BARBAZAN
Octogone – Lordat / EA 4156 – Université Toulouse II
0. Introduction
1
Le potentiel d’exploitation didactique d’une description linguistique est donc lié
à son adéquation cognitive. Mais cette condition n’est bien sûr pas suffisante : il
faut ensuite, sur cette base linguistique, explorer diverses questions proprement
didactiques : quelle progression, quelle(s) méthodologie(s) retenir en fonction
de l’héritage grammatical dont disposent les apprenants ciblés ? Quels choix
métalangagiers ? Quelles activités grammaticales et dans quel ordre ? Ces ques
tions ne feront pas le propos de cet article, puisqu’il s’agira ici de discuter en
amont diverses voies descriptives.
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 27
Pour Molendijk (2002, 91), les problèmes rencontrés par les apprenants
sont dus à l’impossibilité de transférer le fonctionnement de la langue mater-
nelle sur la langue-cible, mais aussi aux faiblesses des descriptions proposées,
qu’il juge fréquemment inadéquates à divers titres :
« L’emploi et la compréhension du PS et de l’IMP du français constituent une
difficulté majeure pour tous ceux dont la langue n’est pas le français. Cela ne
s’explique pas uniquement par l’absence (dans beaucoup de langues) d’une
opposition temporelle semblable à celle qu’on trouve en français (PS/IMP).
Ce qui joue également un rôle essentiel ici, c’est que les analyses que l’on
28 Muriel Barbazan
Molendijk pointe ici deux types de problèmes distincts que peuvent po-
ser certaines descriptions linguistiques ou grammaticales – en amont même de
la réflexion sur les questions proprement didactiques évoquées en note 1 :
certaines propositions linguistiques peuvent en effet être en soi recevables,
mais ne sont pas « maniables » cognitivement : par exemple elles ne pourront
pas fonder une procédure cognitive tant soit peu automatisable, même au prix
d’un entraînement intensif. Par exemple aussi, leur formulation pourtant lin-
guistiquement vraie stricto sensu peut ne définir qu’une catégorie floue,
impliquant une surgénéralisation inévitablement génératrice d’erreurs de la
part des apprenants (exemple : « on emploie souvent / généralement telle for-
me verbale dans tel contexte » cf. point suivant). C’est cette problématique de
la « maniabilité cognitive » qui est centrale pour nous ici. La seconde caté-
gorie dont parle Molendijk, celle des règles fausses, n’est ainsi pas la seule
qui soit irrecevable dans un objectif d’enseignement du FLE.
2
Le produit de l’interaction entre le signifié d’un tiroir verbal et d’un élément du
contexte.
30 Muriel Barbazan
Lors du colloque d’Aston (1999) sur Les temps du passé français et leur
enseignement, de nombreux auteurs se sont résolument prononcés pour une
étape préalable de description théorique solide (cf. Larrivée 2002, 66 ;
Molendijk 2002, 239 ; Rideout 2002, 28). Cette phase préalable d’analyse
théorique nous semble aussi incontournable. Ce qui ne veut pas dire bien sûr
qu’il serait ensuite possible d’appliquer sans réflexion didactique des résultats
linguistiques fonctionnels. Ces deux contraintes sont, nous semble-t-il,
complémentaires et irréductibles l’une à l’autre. Cette irréductibilité pourrait
justifier une plus grande interaction entre linguistes et didacticiens du FLE.
2.2. Explications fondées sur une étape descriptive essentielle mais sans
support textuel
Les concepts dont parle ici Richard sont à prendre au sens large et
comprennent les schémas d’actions, par exemple les routines automatisées de
fonctionnement syntaxique. Mais avant de parler d’automatisation éventuelle
d’une procédure, il s’agit pour l’apprenant d’utiliser en production le schéma
en cours d’élaboration. Après l’étape initiale de construction du schéma cor-
respondant au fonctionnement exemplifié de la règle descriptive, la produc-
3
Ce processus de généralisation inductive d’un nouveau concept ou d’un schéma
de fonctionnement dans l’interlangue de l’apprenant est indépendant du type
d’apprentissage (input déductif, inductif ou apprentissage interactionnel impli
cite). Cela dit, il apparaît expérimentalement qu’une association d’input induc
tif / déductif favorise l’apprentissage guidé (Hendrix, Housen, Pierrard 2002).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 31
4
« Pour qu’on puisse utiliser l’IMP dans une phrase (proposition) P, il doit y
avoir une phrase (proposition) précédente P’ avec laquelle P établit un rapport
logique autorisé par l’IMP. En d’autres termes, il doit y avoir une phrase P’
avec laquelle P établit un rapport de concomitance (parce que ‘simultanéité
globale’ [ signifié de l’IMP] → concomitance). Si P’ n’existe pas, l’IMP n’est
pas ‘correct’. » Molendijk (2002, 97s)
32 Muriel Barbazan
(2) Je ne reste plus ici, dit il. Le lendemain, il prenait le bateau pour Marseille.
→ Je ne reste plus ici, dit il. Le lendemain (arriva ce à quoi on pouvait
s’attendre), il prenait le bateau pour Marseille. (ibid., 103)
Si l’on ne s’appuie pas sur l’intuition que l’on a du français, on peut ici
argumenter que la proposition les feuillages touffus des arbres l’avalèrent est
concomitant avec il disparaissait dans la forêt épaisse, et justifier alors
l’emploi de l’IMP, surprenant pour une oreille francophone.
Toujours dans la perspective d’un ancrage explicatif pour le FLE, la
proposition de Sthioul 5 (1998, 206ss ; 2000, 85ss) pose un problème prédic-
5
Cette voie est développée dans de Saussure & Sthioul (1999), « dans le cadre de
la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson et des travaux de Jacques
Moeschler à Genève » (de Saussure & Sthioul 1999, 167). La perspective envi
sagée est celle du décodage, et non de l’encodage : « La théorie de la pertinence
cherche à rendre compte du processus interprétatif, c’est à dire des opérations
mentales et représentationnelles que le destinataire réalise en traitant un énon
cé » (ibid. 168). Le questionnement de cette voie descriptive sur le plan de son
adéquation cognitive (et donc en référence à des travaux de psychologues de la
cognition et/ou psycholinguistes) paraît d’autant plus justifiable que « pour la
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 33
7
Cf. la critique de Berthonneau et Kleiber (1999, 139) sur le plan linguistique :
« La solution de Sthioul (1998 : 211 214), qui consiste à postuler dans ce cas
(entre autres) un moment de conscience P’ d’un sujet distinct du narrateur pour
fournir un point de référence à l’IMP ne paraît pas intuitivement fondée. Il n’y a
pas d’effet particulier, qui fasse entendre une voix autre que celle du narrateur.
Faire appel à un moment de conscience chaque fois qu’un élément contextuel ne
satisfait pas la valeur de base accordée à l’imparfait vide cette notion de contenu
précis. » (C’est nous qui soulignons).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 35
« Selon l’orientation ascendante, l’homme est sujet (au sens d’assujetti à), la
fluence temporelle vient vers lui et l’emporte inexorablement vers la mort, le
temps est puissance destructrice passivement subie. Selon l’orientation ascen
dante, l’homme est projet, il va activement vers le temps qui apparaît dès lors
comme un espace ouvert à l’inscription de son activité. » (Bres 1997, 82)
Dans notre cas, ces « autres opérations », perturbées par une surcharge
cognitive de la mémoire de travail, sont celles sur lesquelles repose la con-
tinuité de la production verbale : processus de planification du texte, « opé-
rations de recherche lexicale et de création de structures syntaxiques » (ibid.
187), évaluation de l’adéquation pragmatique du contenu discursif, opérations
de contrôle et d’auto-correction (cf. Fayol 1997, 120ss).
Corrélativement à cette surcharge cognitive, la simple probabilité d’er-
reurs de traitement ou d’oublis de séquences partielles du calcul en cours est
très importante.
« La probabilité d’oubli est fonction du nombre d’étapes nécessaires à la réa
lisation du calcul. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 191)
« La charge de mémoire de travail [...] est fonction du nombre d’assertions
stockées dans les arbres d’assertions et de sous buts. Ce modèle [Rips 1983]
prévoit donc que la fréquence des erreurs augmente en fonction du nombre de
règles appliquées et de la taille des arbres, ce qui est effectivement observé
dans plusieurs recherches. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 192)
3. Conclusion
Références
Ehrlich, M.-F. ; Tardieu, H. ; Cavazza, M., (éds), (1993). Les modèles men
taux. Approche cognitive des représentations, Paris : Masson.
Fayol, M. (1994). Le récit et sa construction. Une approche de la psycho
logie cognitive, Lausanne : Delachaux et Niestlé.
Fayol, M. (1997). Des idées au texte. Psychologie cognitive de la production
verbale, orale et écrite, Paris : P.U.F.
Fayol, M. ; al. (1992). Psychologie cognitive de la lecture, Paris : P.U.F.
Gaonac’h, D. ; Larigauderie, P. (2000). Mémoire et fonctionnement cognitif.
La mémoire de travail, Paris : Armand Colin.
Hendrix, L. ; Housen, A. ; Pierrard, M. (2002). Mode d’implémentation de
l’instruction grammaticale explicite et appropriation des langues étran-
gères, Acquisition et Interaction en Langue Etrangère. [En ligne].
Judge, A. (2002). Écarts entre manuels et réalité : un problème pour l’ensei-
gnement des temps du passé à des étudiants d’un niveau avancé, Cahiers
Chronos 9 : 135-156.
Kintsch, W. ; van Dijk, T.-A. (1978). Vers un modèle de la compréhension et
de la production de textes, in : G. Denhière, (éd.), (1984), 85-142.
Labeau, E. (2002). Circonstants atténuants ? L’adjonction de localisateurs
temporels aux formes passées dans la production écrite d’apprenants
anglophones avancés, Cahiers Chronos 9 : 157-179.
Labeau, E. ; Larrivée, P., (éds), (2002). Les temps du passé français et leur
enseignement, Cahiers Chronos 9. Amsterdam, Éditions Rodopi.
Larrivée, P. (2002). Sémantique conceptuelle et sémantique référentielle du
passé composé, Cahiers Chronos 9 : 51-69.
Luscher, J.-M. (1998). Procédure d’interprétation du Passé Composé, in : J.
Moeschler, (éd.), Le temps des événements. Pragmatique de la réfé
rence temporelle, Paris : Kimé, 181-196.
Moeschler, J. (1993). Aspects pragmatiques de la référence temporelle : indé-
termination, ordre temporel et inférence, Langages 112 : 39-55.
Moeschler, J. (1998). Les relations entre événements et l’interprétation des
énoncés, in : J. Moeschler, (éd.), Le temps des événements. Pragmatique
de la référence temporelle. Paris : Kimé, 293-323.
Moeschler, J. (2000). L’ordre temporel dans le discours : le modèle des infé-
rences directionnelles, Cahiers Chronos 6 : 1-11.
Moeschler, J. (2005). Connecteurs pragmatiques, inférences directionnelles et
représentations mentales, Cahiers Chronos 12 : 35-50.
Moeschler, J., (éd.), (1998). Le temps des événements. Pragmatique de la
référence temporelle, Paris : Kimé.
Molendijk, A. (2002). La structuration logico-temporelle du texte : le passé
simple et l’imparfait en français, Cahiers Chronos 9 : 91-104.
Richard, J.-F. (1998). Les activités mentales. Comprendre, raisonner, trouver
des solutions, Paris : Armand Colin.
Rideout, D. (2002). L’opposition perfectif / imperfectif dans le passé français,
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 43
Jacques Bres
Praxiling, UMR 5267 CNRS-Montpellier III
Voilà dix ans, je commençais, presque par hasard, à fréquenter les temps
verbaux, mi-amusé mi-séduit par le maquillage de l’imparfait dans son
emploi narratif (Bres 1998). Rapidement la passade s’installa dans la durée,
je devins un amoureux du temps sous toutes ses formes verbales. Je
m’autorise de cette longue fréquentation pour pointer quelques écueils que
j’ai rencontrés. Je présente ensuite rapidement l’hypothèse de travail que j’ai
développée afin de la tester sur l’analyse de la relation de progression
narrative.
1. De quelques écueils
études ont tenté de définir un temps verbal par tel ou tel de ses
comportements textuels, ce qui est confondre le plan de la langue et celui du
discours. Typiques p. ex de cette démarche sont les explications qui ont été
avancées pour le passé simple et l’imparfait en termes (i) de plans (ils
situeraient le procès respectivement dans le premier plan et dans l’arrière-
plan) ; (ii) de relations temporelles (ils introduiraient, par rapport au
précédent procès, une relation de progression pour le premier, de simultanéité
pour le second) ; (iii) de point de vue (ils actualiseraient le procès objective-
ment pour le premier, subjectivement pour le second). Si tel est souvent le
cas, ce ne l’est pas toujours : l’analyse bute alors sur des exceptions, et des
trésors d’ingéniosité sont déployés pour tenter de blanchir le cygne noir.
1
On ne pose pas, symétriquement à la prospection construite sur aller, la
rétrospection construite sur venir (il vient / venait de pleuvoir) dans la mesure
où venir est moins grammaticalisé que aller : ses emplois se cantonnent à la
récence et ne concurrencent vraiment ni le passé composé ni le plus-que-
parfait.
48 Jacques Bres
PS :
il plut [+ passé] [+ tens.] [+ incid.]
PA :
il eut plu [+ passé] [+ ext.] [+ incid.]
IMP :
il pleuvait [+ passé] [+ tens.] [- incid.]
PqP :
il avait plu [+ passé] [+ ext.] [- incid.]
FS :
il pleuvra [+ présent] [+ ultérieur] [+ tens.] [± incid.]
FA :
il aura plu [+ présent] [+ ultérieur] [+ ext.] [± incid.]
Cd PR :
il pleuvrait [+ passé] [+ ultérieur] [+ tens.] [± incid.]
Cd. P :
il aurait plu [+ passé] [+ ultérieur] [+ ext.] [± incid.]
PR :
il pleut [+ neutre] [+ tens.] [± incid.]
PC :
il a plu [+ neutre] [+ ext.] [± incid.]
PR prosp :
il va pleuvoir [+ neutre] [+ prosp.] [+ tens.] [± incid.]
PR prosp. ext. :
il va avoir plu [+ neutre] [+ prosp.] [+ ext.] [± incid.]
IMP prosp :
il allait pleuvoir [+ passé] [+ prosp.] [+ tens.] [- incid.]
IMP prosp.ext. :
il allait avoir plu [+ passé] [+ prosp.] [+ ext.] [- incid.]
Les relations temporelles entre deux procès [x] et [y] référant à deux
événements peuvent être de simultanéité ([x = y]), de progression ([x < y]), de
régression ([x > y]), d’inclusion ([x ⊂ y]), etc. (cf . notamment Lascarides &
Asher 1993, Asher & al. 1995).
Quel rapport entre temps verbaux et relations temporelles ? On fait
l’hypothèse que les instructions données par les temps verbaux et les
relations temporelles entre les événements auxquels référent les procès sont
des faits autonomes qui relèvent de deux ordres différents : celui de la langue
pour les premières, celui du discours pour les secondes. Autonomie ne veut
cependant pas dire indépendance : lors de la mise en discours, dans le temps
d’actualisation, le temps verbal interagit avec le contexte, notamment avec
les relations d’ordre temporel.
Les relations temporelles sont construites par le contexte, à savoir, pour
le dire rapidement, nos connaissances du monde et la situation d’interaction ;
par le cotexte (notamment les conjonctions et circonstants temporels, la
syntaxe, les types de procès) ; et par l’interaction de ces éléments avec les
instructions aspectuelles du temps verbal, mais en rien directement par le
temps verbal lui-même. En fonction des instructions qu’il offre, il a plus ou
moins d’affinité ou d’antipathie avec la demande de telle ou telle relation
temporelle : il participera activement à la production de celle-ci, s’associera
50 Jacques Bres
Cette relation demande donc que le temps interne des procès soit
actualisé (i) dans sa tension, c’est-à-dire dans sa réalisation et non au-delà ; et
(ii) en incidence, à savoir comme parcours de la borne initiale à la borne
terminale. Soulignons l’importance du marquage de la borne terminale : la
progression d’un procès à l’autre se fait de la borne terminale du premier à la
borne initiale du second, etc. ; et l’atteinte de la borne terminale pose que le
procès a bien eu lieu.
Temps verbaux et relation de progression narrative 51
⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯
I⎯ ⎯ ⎯⎯⎯ ⎯ I < ⎯ ⎯⎯ ⎯⎯ I < …
I⎯
⎯ ⎯⎯⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯
s’assit < rejeta < leva
Voilà donc pourquoi le passé simple est le temps narratif par excellence,
même s’il ne donne pas lui-même l’instruction [+ progression]. Ce qui rend
compte du fait que, s’il est dans les textes massivement associé à ce type de
relation, il peut entrer dans d’autres relations discursives, comme la
simultanéité ou même la régression. La concurrence forte (Labeau 2007) que
lui font le passé composé et le présent en textualité narrative tient à des
raisons énonciatives (Benveniste 1959 / 1966).
A B C D E F
sont venus ont dit est repartis
Il est rarement traité du rapport entre les temps qui ouvrent une perspective à
venir (présent et imparfait prospectifs, conditionnels, futurs) et la relation de
progression narrative. Leur interaction nous paraît pourtant intéressante à
analyser.
Et du coup c’est non seulement la borne initiale qui n’est pas atteinte,
mais l’entier du procès qui ne se réalise pas. Or le récit sert principalement à
dire ce qui s’est passé… Le présent prospectif ne répond donc que
latéralement à la demande de la textualité narrative. Et pourtant… Les
langues catalane, française, occitane ont usé, initialement, du présent
prospectif comme temps du récit, en alternance avec le présent « historique »,
le passé composé ou le passé simple, comme dans (10) :
(10) Et estant en ce pensement luy va prendre grant faim de dormir et s’alla fort
endormir, et luy dormant se va lever un bon vent pour faire voile (Roman de
Pierre de Provence, cité par Gougenhein 1929/1971 : 97). (‘A cette pensée
il lui prend / prit forte envie de dormir et il alla dormir ; pendant q’il
dormait, il se lève / s’est levé un bon vent pour naviguer’)
Soit la relation de progression [va prendre < s’alla 2 dormir < se va lever],
actualisée par la succession : présent prospectif < passé simple < présent
prospectif. Le cotexte lève l’hypothèque précédemment mentionnée : en ne
présentant pas cotextuellement d’interception à la prospection de va prendre
et de va lever, on comprend – principe de pertinence – que l’envie de dormir
a effectivement pris l’actant, et que le bon vent s’est effectivement levé : à
savoir qu’ont été atteintes non seulement la borne initiale mais également la
borne terminale de ces procès.
2
Aller a ici sa valeur pleine de verbe de mouvement.
58 Jacques Bres
On notera que dans les deux occurrences le temps de base de ces récits est le
présent simple : comme lui, le présent prospectif est neutre temporellement ;
il actualise les procès de l’événement sans les situer par lui-même dans une
époque, à la différence des temps du passé et des temps du futur.
Pour l’heure, l’emploi de ce temps qui, par sa structure aspectuelle, ne
répond qu’imparfaitement à la demande de la relation de progression, n’est
que sporadique ; et l’on ne peut bien sûr faire des hypothèses sur le sort que
lui réservera la langue dans son avenir.
(14) On avait reçu de bonnes nouvelles de M.. de Beuvre. (…) Il allait arriver ;
il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes. (Sand, Les Beaux Messieurs de
Bois Doré)
3.3.2. Le conditionnel
S’il y a bien progression [partirait < achèteraient < continueraient], c’est une
progression imaginée par Emma et non inscrite par le narrateur dans la réalité
des faits passés. Or la textualité narrative prétend dire ce qui s’est
effectivement passé. Le conditionnel ne sera employé en récit que très
secondairement, pour actualiser ce que tel ou tel personnage-énonciateur
imagine qu’il se produira, mais pas ce qui s’est effectivement produit.
Il est cependant un autre usage du conditionnel, dit objectif (Nilsson-
Ehle 1943) : lorsque le locuteur fait comme s’il déléguait sa responsabilité
énonciative à un énonciateur passé qui envisage des faits à venir, alors que de
fait il raconte des événements dont il sait, à partir de sa position actuelle,
qu’ils se sont effectivement produits. Façon stylistique de mettre de la
perspective :
(18) Laurent Jalabert portait une attaque rédemptrice dans la descente du col
d’Aspin. L'illusion durait quelques kilomètres avant que les sénateurs ne
réimposent leur train. Le champion de France paierait plus tard sa folie
cher : 1min 14s abandonnée sur la ligne d’arrivée à Jan Ullrich. (fin de
l’article, Midi Libre)
Le scripteur de l’article, qui écrit son compte rendu après la fin de l’étape
cycliste, sait que l’actant Jalabert a payé « cher sa folie » : on peut
parfaitement remplacer le conditionnel par le passé simple (ou tout autre
temps du passé effectif) : « Le champion de France paya plus tard sa folie
cher ». On ne trouve guère ce fonctionnement narratif « objectif » du
conditionnel que pour actualiser le ou les derniers procès d’une série.
Temps verbaux et relation de progression narrative 61
3.3.3. Futur
4. Conclusion
3
Ce qui n’est pas le cas de toutes les relations de discours : le passé simple p. ex.
ne peut entrer dans la relation d’inclusion, plus exactement ne peut actualiser le
procès inclusif (Bres & Lauze 2007).
Temps verbaux et relation de progression narrative 63
Références
Walter DE MULDER
Université d’Anvers
0. Introduction
1. Les « faits »
D’autres chercheurs, comme Flydal (1943 : 100), ne sont pas convaincus par
la façon dont Gougenheim interprète cet exemple. Gougenheim cite d’ailleurs
lui-même des exemples du XVIème siècle, empruntés au théâtre de Larivey,
dans lesquels venir de exprime toujours un sens spatial, alors que le sens
temporel était déjà assez fréquent dans les œuvres de cet auteur: 1
(3) Il y a trois jours, me venant de recreer avec elle, je fus rencontré par mon
père. (Larivey, Les Jaloux, I, I, VI, 10, Gougenheim 1929 : 123)
(4) Fierabras : D’où viens tu, Perrine ?
Perrine : Je vien de rendre le levain que la servante de leans m’avoit presté.
(Larivey, Les jaloux, III, 6 ; Anc. th. fr., VI, p. 56, cité par Gougenheim
1929 : 123 et Flydal 1943 : 100).
Il faut donc bien conclure avec Wilmet (1970 : 111) que venir ne s’était pas
encore transformé en semi-auxiliaire en moyen français (à l’opposé de ce
qu’écrit Brunot, 1966 : 1, 470), quoique le sens du verbe fût déjà affaibli à
cette époque-là. Même devant l’infinitif, le verbe conservait le plus souvent
sa valeur originelle de verbe de mouvement. Wilmet (1970 : 111) cite
pourtant aussi des exemples qui « permettent de saisir sur le vif le
phénomène de glissement de venir à une valeur proche de l’auxiliaire » :
(5) D’où viens tu, mon gent valleton ?
Je croy que tu viens de repaistre.
(Cohen, Farces, XLIX, 31 32, cité par Wilmet 1970 : 111)
(6) D’où venez vous ?
De veoir la dance,
L’estat et le train de la court.
Qu’avez veu ?
(Cohen, Farces, I, 72 74, cité par Wilmet 1970 : 111)
1
Voir Flydal (1943 : 100) pour d’autres exemples.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 67
2. Métaphore ?
Cette version est d’une certaine façon l’inverse de la précédente : le temps est
stationnaire et le locuteur se déplace, du passé vers l’avenir ; c’est cette
version de la métaphore qui est sous-jacente à l’emploi de venir de + infinitif
(voir également Bourdin 1999 : 220, 2005 : 271).
Heine, Claudi et Hünnemeyer (1991 : 70-71) ont formulé une objection
importante à l’idée que les évolutions sémantiques qui accompagnent les
processus de grammaticalisation seraient des transferts métaphoriques. Il
découle en effet de la plupart des définitions de la métaphore, comme celle
proposée par Lakoff et Johnson (1980),4 qu’un transfert métaphorique
implique un « saut » conceptuel, qui consisterait à projeter la structure
conceptuelle d’un domaine sur un autre. Or il ressort des commentaires de
Wilmet (1970 : 112) sur les exemples (5) et (6) et de la critique de Flydal
(1943 : 100) à l’égard de l’interprétation de l’exemple (2) par Gougenheim
que l’interprétation spatiale et l’interprétation temporelle de ces exemples ne
s’excluent pas mutuellement. Les changements sémantiques sous-jacents à la
2
Pour plus de précisions, voir également, entre autres, Nuñez (1999 : 47).
3
Cette métaphore a déjà été décrite par Benveniste (1958).
4
Rappelons que selon Lakoff et Johnson (1986), la métaphore est un processus
cognitif par lequel on attribue à un domaine (en l’occurrence le temps) la
structure conceptuelle d’un autre domaine (en l’occurrence l’espace), de sorte
qu’on peut se représenter le premier domaine, qui en général est plus abstrait, en
termes de l’autre, qui est le plus souvent plus concret et serait donc plus facile à
comprendre.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 69
3. Inférence invitée
5
Précisons que la métonymie n’est pas basée sur une relation de contiguïté entre
deux référents, comme le soutient la définition traditionnelle, mais sur la
contiguïté entre certaines composantes des concepts associés aux mots, qu’il
faut se représenter comme des ensembles de connaissances (des frames ou
« cadres »). Pour plus de détails sur la notion de métonymie telle qu’elle est
employée ici, voir entre autres Blank (1997), Koch (1999), Detges (1999) et
Waltereit (2004).
70 Walter De Mulder
6
Bybee, Perkins et Pagliuca (1994: 286) notent que le locuteur peut « impliquer »
plus que ce qu’il dit, et que l’interlocuteur doit alors retrouver l’information
impliquée par inférence. Il existe plusieurs façons d’expliquer cette inférence
pragmatique : par la théorie de Horn (1985), par la théorie des implicatures
généralisées de Levinson (2000) ou par la théorie de la pertinence de Sperber et
Wilson (1995). Nous ne nous occuperons pas ici de choisir entre ces différentes
théories.
7
Comme le dit Wilmet (1970 : 112), « l’équilibre est renversé » ; selon Detges
(1999), cette inversion premier plan / arrière plan est typique de la métonymie.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 71
Même s’il est toujours possible d’interpréter venir comme l’expression d’un
déplacement, Wilmet (1970 : 112) note qu’en (13) « le témoignage vaut
seulement par la proximité du constat », qu’en (14) « viens de faire et ay mis
sonnent comme deux variantes », et qu’en (15) « tout droit renforce la valeur
temporelle de la périphrase ».
Parmi les éléments contextuels qui ont contribué à créer le sens passé de
venir, il faut évidemment mentionner la préposition de, qui marque l’origine.8
En effet, venir seul n’implique pas le passé ;9 Wilmet (1970 : 112-113) cite
des exemples d’énoncés comportant venir qui mettent au premier plan la
destination du mouvement plutôt que son origine :
(16) Je suis marchande de Paris
Et tu viens dire injure ?
(Cohen, Farces, XV, 70 71, cité par Wilmet 1970 : 113)
(17) Et ce qui grant douleur me cause,
C’est quant je luy viens demander,
Il chante.
(Cohen, Farces, XXXVII, 273 274, cité par Wilmet 1970 : 113)
8
Voir également Große (1996 : 9) et Bourdin (2005 : 271).
9
Wilmet (1970: 108) note toutefois que le sens du verbe venir s’affaiblissait aussi
en moyen français lorsqu’il n’était pas suivi de de+infinitif et qu’il pouvait
exprimer un « présent dilaté » (c’est à dire un présent qui est équivalent à un
temps du passé):
ex. Tu soye tresbien venu vrayement
Et trestoute la compaignie
Et me compte, je vous en prie,
Des nouvelles s’en scavez tous,
Et me dicte, sans tromperie,
De quel lieu vous venez tous ?
(Droz, Sotties, V, 111 116, cité par Wilmet 1970 : 108)
10
Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 : 62) attribuent une valeur tout à fait
comparable (« hot news ») à certains emplois du present perfect en anglais.
72 Walter De Mulder
Il est donc clair que la préposition de, qui indique l’origine, contribue à la
création de la valeur passée de la périphrase venir de +infinitif. En effet, si
« on est de retour, après avoir accompli telle ou telle action » (pour reprendre
la formule de Gougenheim 1929 : 122), cela implique évidemment que cette
action s’est accomplie avant la venue. Cette inférence, qui naît d’abord dans
des contextes qui mettent au premier plan l’élément temporel et l’action, peut
ensuite se généraliser et devenir le sens conventionnel de la séquence. Mais il
s’ensuit que ce n’est pas le verbe venir seul qui exprime le « passé récent »,
mais le groupe venir de + infinitif dans sa totalité (voir également Große
1996 : 9). Rappelons à ce propos que venir de + infinitif n’évoque plus en
français moderne le sens spatial qu’il pouvait exprimer en ancien français (cf.
l’exemple (1)). Cette observation a des conséquences intéressantes. En effet,
si c’est la séquence venir de + infinitif qui exprime le passé et pas le verbe
venir, ce dernier n’est pas ambigu ou polysémique, si l’on entend par là que
son sens comporte aussi bien l’idée d’un mouvement vers le lieu
11
d’énonciation que le « passé récent ».
Résumons : le changement sémantique qu’a subi la séquence venir de +
infinitif 12 est rendu possible parce qu’il existe des rapports métonymiques
entre l’idée de mouvement et celle d’un passage de temps, ou entre l’idée
d’une action et l’endroit où celle-ci se déroule, mais il a seulement lieu dans
des contextes qui « invitent » ou incitent les locuteurs à passer de la valeur
spatiale à la valeur temporelle. Il faut donc distinguer deux niveaux dans
l’évolution sémantique, ainsi que l’a proposé Detges (1999) dans son analyse
11
Du coup, le sens passé ne peut pas être employé non plus pour justifier
l’attribution au verbe venir d’un sens abstrait comme « une orientation du sujet
vers le centre déictique » (Bouchard 1993 : 61) et « la tension de X vers le
centre déictique, sans prise en compte d’un point d’aboutissement du
processus » (Honeste 2005 : 298).
12
Notre analyse pourrait ressembler à celle de Stolz (1994 : 20), citée par
Große (1996 : 7) : cet auteur propose pour venir de + infinitif un processus de
grammaticalisation, qui rappelle celui que Detges (1999) propose pour aller +
infinitif:
(i) venir de + Lokalnomen kommen von, aus einem Ort ;
(ii) venir de + Verbalnomen kommen von, aus einem Ort, an dem die im
Verbalnomen kodierte Handlung vorgenommen wurde ;
(iii) venir de + INFINITIV gerade getan haben, was der Infinitiv kodiert.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 73
13
Précisons encore qu’il s’agit dans ce passage de la valeur originale de la
périphrase ; il est bien possible qu’en français actuel, cette valeur soit déjà
affaiblie dans beaucoup de contextes et que la périphrase s’y emploie avec une
valeur temporelle pure, pour exprimer un « passé récent ».
74 Walter De Mulder
4. Concurrence
Tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Ainsi, Große (1996 : 10-
11) se demande pourquoi venir de + infinitif a subi le processus de
grammaticalisation décrit ci-dessus, alors qu’il existait d’autres formes
verbales, tels partir / sortir de + infinitif, qui exprimaient une valeur
comparable à venir de+ infinitif, mais qui n’ont finalement pas été
transformées en marqueurs temporels. Gougenheim (1929 : 128) cite entre
autres l’exemple suivant de l’emploi de partir de pour exprimer le « passé
récent », tout en notant que cet emploi de partir de est probablement limité
au Nord-Ouest de la France :
(19) Ce fut donné en nostre consistoire,
Près du Temple où nostre estat tenons,
Après grâces, ainsi qu’on part de boire …
(Baude, Henri, Bulles du Cardinal de Guerrande, éd. J. Quicherat, 1856 :
86)
Gougenheim signale cette fois-ci qu’il s’agit en fait d’un tour populaire que
certains auteurs reprennent entre autres pour reproduire la langue vulgaire de
leurs personnages. Große (1996 : 10-11) cite également ne faire que de +
infinitif, achever de + infinitif ou n’avoir / être pas plus tôt / plutôt +
participe passé + que :
(21) Le soleil ne faisait que de paraître à l’horizon, lorsque le frère d’Amélie
ouvrit les yeux dans la demeure d’un Sauvage. (Chateaubriand, Natchez, II,
Grevisse, p. 750, Bourdin 1999 : 205)
(22) D’autres disoient qu’il arriva comme il achevoit de rendre l’âme.
(Coeffetau, Histoire romaine, 1646, Havu 2006)
14
Selon Gro e (1996), la périphrase venir de + infinitif tend aussi à accentuer la
réalité du fait passé. Il s’agit là, à notre avis, d’une conséquence de la
perspective décrite ci dessus, mais cela doit être confirmé par des recherches
ultérieures. Il faudra d’ailleurs se demander quelle est la relation entre les
différents éléments qui constituent le sens des morphèmes temporels. Langacker
(2009), par exemple, propose que le sens de base des morphèmes temporels est
épistémique.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 75
15
Große (1996 : 10 11) propose l’hypothèse suivante : l’existence de la paire aller
/ venir et le fait qu’aller était déjà engagé dans un processus de
grammaticalisation sont des éléments qui favorisent la grammaticalisation de
venir de. Ce raisonnement ne nous semble pourtant pas tout à fait convaincant ;
pourquoi, par exemple, aller et sortir ne pourraient ils pas former un couple
comparable à aller et venir de ? En outre, alors que venir est un verbe déictique,
cela n’est pas le cas de aller.
16
Bourdin (2005) fait appel à la nature déictique du sens de venir pour expliquer
la préférence pour ce verbe ; Havu (2005 : 285) note toutefois que cette valeur
déictique de venir ne permet pas d’expliquer la valeur passée de la périphrase
dont le verbe fait partie.
17
Le verbe venir admet lui aussi un sujet impersonnel, mais il s’agit alors en
réalité d’une construction impersonnelle dérivée. Voir, entre autres, Jones
(1996 : 124).
76 Walter De Mulder
18
Pour les critères permettant de déterminer le degré de grammaticalisation d’un
élément linguistique, voir Lehmann 1995, chapitre 4).
19
Que venir de + infinitif puisse s’employer dans tous ces temps s’explique peut
être à partir de l’observation de Flydal (1943 : 102) que les formes de venir ont
mieux conservé leurs valeurs temporelles que celles d’aller.
20
Le passé simple est exclu, parce que la périphrase « exprime un présent
considéré comme un état survenu à la suite d’un événement récent » (Flydal
1943 : 103). C’est pourquoi elle est compatible avec des expressions exprimant
la simultanéité avec un événement présent :
Roland avec l’arrière garde vient de pénétrer dans les défilés des
Pyrénées, quand il se sent entouré par l’ennemi. (Des Granges, Hist. ill. de
la litt.fr., p. 47, Flydal 1943 : 103)
21
Voir également Bourdin (2005: 266), Mitko (2000 : 95) et Vetters (1989).
Bourdin (2005 : 267) note que venir de + infinitif se comporte ainsi comme
d’autres marqueurs qui expriment une contraction de l’intervalle associé à
l’état :
?* Marie est sur le point de ressembler à sa sœur.
* Cette voiture a coûté à l’instant 10.000 euros.
(Bourdin 2005 : 267)
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 77
Les activités ne sont pas totalement exclues pour autant, comme le montre
(26) :
(26) Je viens de pousser le landau. (Havu 2005 : 287)
Les prédicats dénotant ces états peuvent être combinés avec souvent, à
l’opposé de ceux qui dénotent des états permanents. Or même ces prédicats
peuvent être combinés avec venir de :
(28) C’était l’heure où une jeune indienne qui vient d’être mère se réveille en
sursaut au milieu de la nuit (Kahn 1954 : 111, cité par Vetters 1989 : 372)
22
On notera d’ailleurs que venir de + infinitif peut être employé dans des
contextes qui suggèrent que l’état de choses est perçu, ce qui ne serait pas
possible si venir de + infinitif renvoyait à un état qui ne serait pas simultané
avec le moment actuel de vision :
Regarde! Le voilà qui vient serrer la main à son ennemi de toujours.
Regarde ! Le voilà qui vient de serrer la main à son ennemi de toujours.
(Bourdin 2005 : 268)
78 Walter De Mulder
est ambigu : il peut « focaliser soit le résultat qu’il est là maintenant, soit le
fait que l’arrivée se situe à une distance temporelle brève du moment de
l’énonciation » (Vetters 1989 : 377). Cette idée est confirmée par le fait que
23
Vetters (1989 : 375) fait remarquer à ce propos que Vet (1980) et Dominicy
(1983) proposent d’analyser venir de + infinitif dans le système de Reichenbach
par la même formule que le passé composé, à savoir E S,R : E (le temps de
l’événement) précède S (le temps de l’énonciation), qui coïncide avec R (le
temps de référence)). La seule différence serait alors que venir de + infinitif
signale que la distance entre E et S,R doit être brève, ce que le passé composé
ne signale pas. Mitko (2000 : 93 96) note toutefois qu’en outre, venir de +
infinitif présente l’action passée comme perfective, terminée, et exprime que le
locuteur en « sort » ; avoir exprime plutôt un état et peut donc plus facilement
renvoyer à l’état qui résulte de l’action passée.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 79
la périphrase peut être accompagnée par des adverbes qui spécifient tantôt le
temps de l’événement (E), tantôt le temps de référence (R) :24
(33) Un violent incendie vient de détruire, ce matin (E), la grande ferme Couture,
dépendant de la commune X. (L’Œuvre 1/9/32, Flydal 1943 : 105, Vetters
1989 : 376)
(34) Je viens d’apprendre en ce moment (R) (Gougenheim 1929 : 127)
Havu (2005 : 290) précise bien qu’il s’agit d’une « évolution qui, peut-être,
commence à percer ». Notons en tout cas qu’elle n’est pas incompatible avec
une phase ultérieure de l’évolution que Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 :
86) expliquent comme une généralisation sémantique : l’emploi fréquent de
venir de + infinitif pour signaler qu’un événement passé est encore pertinent
au moment d’énonciation, peut amener les locuteurs à associer ce temps au
passé et à supprimer l’idée de récence.
24
Flydal (1943 : 105) soutient à ce propos que « ce ne sont que les déterminations
qui se rapportent au temps indiqué par l’auxiliaire qui précèdent la périphrase,
tandis que celles qui indiquent le moment de la réalisation de l’action exprimée
par l’infinitif se mettent ou bien après ou bien entre les deux verbes ». Voir
Vetters (1989) et Havu (2005) pour d’autres commentaires concernant l’emploi
des adverbes avec venir de + infinitif.
25
Voir également Harris (1982 : 62), cité par Mitko (2000 : 93) et la constatation
que la périphrase venir de + infinitif se répand aux XVIème et XVIIème siècles,
c’est à dire au moment où le passé composé s’est généralisé et où le critère de la
pertinence de l’événement passé pour le présent n’est plus nécessaire pour
justifier l’emploi de ce temps verbal.
80 Walter De Mulder
7. Conclusions
Il ressort de ce qui précède que venir de + infinitif est une construction moins
grammaticalisée que aller + infinitif, mais que son évolution sémantique
implique deux niveaux d’analyse, tout comme celle de aller + infinitif (voir
Detges 1999) : d’un côté, elle est rendue possible par les rapports
qu’entretiennent certains concepts au sein des ensembles de connaissances
associés aux termes linguistiques ; de l’autre, elle est « déclenchée » par des
mécanismes de nature plutôt pragmatique.
Notre analyse nous a amené en outre à défendre les idées suivantes :
(i) Il faut bien distinguer entre les sens du verbe lui-même et les sens qu’il
faut attribuer à une construction qui comporte ce verbe. Cela permet
notamment de comprendre que venir n’a pas un sens de mouvement et
un sens de « passé récent » : si le premier doit être attribué au verbe, le
second doit être assigné à la construction venir de + infinitif.
(ii) Il faut au moins se demander s’il ne faut pas inclure dans le sens des
morphèmes temporels, outre les composantes temporelles, aspectuelles
ou modales, une composante « perspectiviste » (et peut-être encore
d’autres) et s’interroger sur la relation entre les différentes composantes.
(iii) La motivation de la création de nouveaux morphèmes temporels n’est
pas purement temporelle.
Références
Hugues ENGEL
Mats FORSGREN
Françoise SULLET-NYLANDER
Université de Stockholm, Suède
1
Il n’en reste plus, par exemple en suédois, que dans quelques expressions figées
du type « Leve konungen ! » (« Vive le roi ! »).
2
« L’approche statistique d’un problème grammatical exclut, nous le pensons,
toute idée préconçue » (Nordahl 1969 : 10).
3
Cette étude, projet de thèse de doctorat resté inachevé, a été publiée par les soins
de Henri Bonnard.
4
« Pour une méthode immanente, une explication des emplois du subjonctif, s’il
s’agit d’une étude synchronique, revient à une description des emplois du
subjonctif : ceux ci auront été expliqués quand on sera arrivé à décrire, aussi
complètement que possible, les relations entre les morphèmes du subjonctif et
les autres éléments de la langue » (Boysen 1971 : 16).
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 87
En fait, il s’avère que, pour les dictionnaires tels que Le Robert, le T.L.F. et
Littré, cet emploi ne semble pas exister ; au mieux, on y trouve attesté le type
proposer que p, mais uniquement en contexte volitif, où évidemment le
subjonctif est obligatoire :
(3) « Il proposa que la motion fût mise aux voix immédiatement ». (Petit Robert
1996)
Quand le verbe proposer est listé dans les grammaires, il ne figure pas dans
la série des verbes offrant un « choix de mode » tels que dire, sembler, ne pas
croire que (Riegel, Pellat & Rioul 2001) ; faire signe, faire comprendre,
entendre… (Nordahl 1969).
Bien plus, une première sollicitation de l’avis de quelques locuteurs
natifs (des collègues linguistes) laisse penser que le subjonctif serait tout à
fait naturel, voire obligatoire pour l’emploi que nous avons appelé explicatif
et non-volitif de proposer que p. L’influence du type volitif serait donc telle,
si cette opinion reflète la réalité linguistique, que le subjonctif s’imposerait
comme une servitude grammaticale (Gougenheim 1938), ne laissant aucun
espace pour une différenciation sémantique marquée par le verbe (comme
5
Dans la Comprehensive Grammar of the English Language (Quirk et al. 1985 :
§ 16.31), une construction verbale anglaise correspondant à émettre l’hypothèse
que serait étiquetée « factual verbs » (du sous type « public type »), c’est à dire
des verbes introduisant des actes assertifs indirects.
88 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander
c’est le cas pour, par exemple, la variation modale des verbes exemplifiés ci-
dessus, ainsi que des propositions relatives).
Le type sémantique proposer que p, en contexte non-volitif, et son
éventuelle variation modale soulèvent donc un certain nombre de questions.
S’agit-il d’un emploi récent ou ancien ? Si cet emploi est récent, peut-on y
voir une influence de l’anglais (où le type est fréquentissime dans les écrits
scientifiques : X proposes that y is due to the factors z, y and w) ? Les
théories existantes de la variation modale permettent-elles de décrire de
manière satisfaisante l’emploi de proposer que p en contexte volitif vs non-
volitif ? Une éventuelle variation modale en contexte non-volitif est-elle à
décrire comme une variation libre ?
Nous souhaitons donc confronter la réalité linguistique (telle qu’elle se
reflète dans un large corpus d’exemples authentiques6) et certaines des
théories explicatives globales, classiques et récentes, de la variation modale.
Nous commencerons par un panorama des traitements de l’opposition modale
dans différents travaux antérieurs, aussi bien des grammaires (françaises et
scandinaves) que des ouvrages (ou articles) de nature plus théorique.
6
Les exemples sont tirés de la base textuelle Frantext et de Google.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 89
visée complète T
quantum interceptif
visée incomplète (T q)
Fig. 1
7
cf. aussi Wagner & Pinchon (1962 : § 371).
90 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander
Il est hors de doute que, par ce modèle, Robert Martin parvient à rendre
compte de façon élégante de plusieurs cas où apparaît le subjonctif,
notamment en complétive. Cependant, dans le cas qui nous occupe, sa valeur
explicative reste à examiner – et c’est ce que nous chercherons à faire dans
cette étude. Constatons enfin que Robert Martin lui-même nous met en garde
contre une croyance trop rigide en des lois « régissant » la variation modale
(cf. l’exergue de la page 1).
leur influence » sur l’emploi de tel ou tel mode ; plutôt que de chercher des
règles « exhaustives » dans une théorie unitaire, mieux vaut donc travailler au
cas par cas en essayant de mesurer, dans chaque énoncé, le poids de tel ou tel
élément explicatif.
D’autres grammairiens et linguistes insistent sur la difficulté d’attribuer
une valeur unique au mode complexe qu’est le subjonctif. Mentionnons, à ce
sujet, les travaux d’Imbs (1953), de Cohen (1961) et ceux du Norvégien
Nordahl (1969 : 15-16), qui, après avoir présenté les théories explicatives de
son époque de manière très détaillée (Théorie amodale et afonctionnelle ;
Théorie amodale et fonctionnelle ; Théorie temporelle ; Théorie modale I :
réalité/non réalité et Théorie modale II : objectivité/subjectivité) se contente
d’une répartition de ses 24 000 occurrences de complétives dans trois
systèmes : le volitif, le subjectif et le dubitatif (1969 : 249). Enfin, citons les
propos de Yaguello (2003 : 176), dans Le Grand livre de la langue
française :
« Le subjonctif exprime d’une part le non certain, l’hypothétique, le peu
probable (y compris la négation du certain) et s’oppose à l’indicatif, associé
au certain et au probable. Mais par ailleurs, il constitue la marque
grammaticale de la modalité appréciative, ce qui peut paraître paradoxal
puisque cette modalité s’articule sur du factif ; elle est donc présupposante : je
regrette, je me réjouis [...] j’apprécie ...que Lionel soit parti présuppose
« Lionel est parti ». Le subjonctif est également requis dans les propositions
complétives régies par des verbes déontiques ou de volonté (modalité
intersubjective) : Je veux, je souhaite [...] que Lionel parte. On ne saurait donc
attribuer au subjonctif une valeur claire et constante [...] ».
Cependant, les recherches que nous avons effectuées sur Frantext nous
permettent d’observer que les quelques exemples attestant l’emploi de
proposer que en tant que pur verbum dicendi, s’arrêtent approximativement
au XVIIe siècle. En voici à titre d’illustration un exemple de 1610 :
(9) « Veu que si ceste opinion estoit fondee sur la verité, il faudroit par
necessité conclure une chose des plus absurdes et fabuleuses que les
hommes ayent jamais pensees : par ce qu’en proposant que les françois
n’ont rien dict que les italiens et les latins n’ayent dict auparavant ».
(DEIMIER, Pierre de, L’Académie de l’art poétique, où sont vivement
esclaircis et déduicts les moyens par où l’on peut parvenir à la vraye et
parfaite connoissance de la poésie françoise, 1610)
Il ne s’agit donc pas d’un emploi tout à fait récent ; tout au plus pourrait-on
parler d’un abandon de proposer dans ce sens, pendant une longue période.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 93
Faut-il voir dans ce retour une influence moderne de l’anglais8, ce qui n’est
pas totalement inconcevable, compte tenu de l’importance de l’anglais dans
les écrits scientifiques et du fait que de nombreux chercheurs lisent autant de
travaux scientifiques en anglais que dans leur propre langue ? Il s’agirait
donc, selon cette hypothèse, d’une réapparition par emprunt sémantique,
emprunt qui ne serait pas encore entré dans les dictionnaires français.
Illustrons cette hypothèse à l’aide de l’exemple suivant, tiré du résumé de la
thèse The New Civil Code of the Russian Federation and Private
International Law, de Viktor P. Zvekov (1999) :
(10) « On the other hand, there is a movement for an overarching set of
principles on private international law to be consolidated within the
C.C.R.F. The author proposes that both can be done : general principles can
be expressed in the C.C.R.F. while legislation in specific areas could have
their own rules on private international law. »
[…]
D’autre part, il existe un mouvement désirant intégrer au sein du Code une
série de principes notoires de droit international privé. L’auteur propose que
les deux avenues sont réalisables : les principes généraux peuvent être
formulés dans le Code, alors que la législation régissant des domaines
spécialisés pourrait avoir ses propres règles de droit international privé.
Les exemples analysés dans cette étude, notre corpus de travail, ont été
relevés dans un large corpus exploratoire : la base textuelle Frantext et le
moteur de recherche Google. Ce corpus de travail comprend une trentaine
d’exemples de proposer + complétive en contexte non-volitif. Pour les
obtenir, nous avons effectué une recherche sur Google, en donnant quelques
éléments de contexte. Voici quelques exemples de séquences rentrées dans le
moteur de recherche :
"dans son article * propose que"
"en conclusion * propose que"
"l’auteur propose que"
8
Voici la définition de Longman : « propose : […] * THEORY * To suggest an
idea, method etc as an answer to a scientific question or as a better way of
doing something. »
94 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander
5.2. Fréquence
Sur les 35 extraits de textes de proposer que p (au sens non-volitif) de notre
corpus :
7 exemples comportent le subjonctif présent ou passé dans la complétive ;
20 exemples comportent l’indicatif présent, passé ou futur dans la
complétive9 ;
5 exemples comportent un conditionnel présent ou passé dans la
complétive ;
pour les 4 derniers exemples, il est impossible, compte tenu de la forme
verbale utilisée, de trancher sur le mode employé.
9
Un des extraits de notre corpus compte une occurrence de proposer régissant
deux complétives, l’une au subjonctif, l’autre à l’indicatif. Nous avons donc
comptabilisé cet extrait deux fois : une fois sous la catégorie des exemples
comportant le subjonctif, une fois sous les exemples comportant l’indicatif.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 95
10
Il existe différents avatars de cette théorie : in fieri vs in esse ; « monde de ce
qui est » vs « monde possible »; rétrospectivité vs prospectivité, etc. Pour
l’emploi de ces deux derniers termes, voir par exemple Wilmet (1998 : 338 et
sq.). Le « prospectif » est lié à la modalité optative : ordre, conseil, etc. Wilmet
utilise également les termes « inactuel » (subjonctif) vs « actuel » (indicatif ).
96 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander
complétive, mais plutôt de faire une « intrusion » dans le discours cité pour
mettre en avant sa propre interprétation, vis-à-vis de celle de l’énonciateur.
Cependant, cette hypothèse, comme celle sous 6.3, est difficilement
démontrable.
Remarquons, à propos de l’hypothèse polyphonique, l’existence d’un
parallélisme entre l’interprétation de la variation modale et celle du
conditionnel, comme l’illustrent les exemples suivants :
(19) « Enfin, les études comportant le plus grand nombre de cas n’ont pas
observé d’association. Sans en exclure un, l’auteur propose que ce
polymorphisme ne devrait pas avoir d’impact significatif sur la
prééclampsie. »
(20) « Ses réactions ont été effectuées avec des quantités équimolaires de
méthyllithium et de vinylalane dans l’heptane. L’auteur propose que
l’espèce réactive ne serait pas le trialkylvinylalanate de lithium 67, mais
bien le vinyllithium 68 obtenu par dissociation du trialkylvinylalanate de
lithium 67 (schéma 30). »
11
C’est à dire comme un « conditionnel épistémique modalisant » (Kronning
2005, 2007).
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 99
Cela nous semble être un cas de ce que Kronning (2005, 2007) appelle
« modalisation complexe », dans la mesure où ce devraient exprime, à la base
d’un raisonnement – « En conclusion… » – quelque chose vu comme
nécessairement vrai.
Références
Pauline HAAS
Université Lille 3, UMR 8163 STL
Richard HUYGHE
Université Paris 7 Diderot
0. Introduction
1
Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche NOMAGE (ANR
07 JCJC 0085 01). Nous remercions les relecteurs du comité scientifique pour
leurs remarques.
2
Augmenter1, manifester1 correspondent aux emplois intransitifs de ces deux
verbes (e.g. Le prix de l’essence augmente1 vs Ce nouveau traitement augmente2
les chances de guérison, Les étudiants ont manifesté1 à Paris vs Les employés
manifestent2 leur mécontentement).
3
Il est bien connu que, pour un grand nombre de verbes transitifs, l’aspect
dépend de l’objet. En particulier, un objet pluriel indéfini, i.e. non délimité, peut
faire basculer un SV du côté de l’activité, tandis qu’un objet délimité peut
conférer au SV sa télicité (e.g. construire une maison en dix ans vs construire
des maisons pendant dix ans). Dans ce cas, la télicité / atélicité apparaît comme
une propriété du SV, et non du verbe seulement (cf. Verkuyl 1971, 1989,
Mourelatos 1978, Ghiglione 1990, Marín 2000). Pour ne pas brouiller notre
piste de recherche, nous écartons de notre étude ces verbes sous déterminés, en
nous concentrant sur les verbes d’activité typiques, c’est à dire ceux dont
l’aspect atélique ne dépend pas de l’objet.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 105
des N-Vact dénotent des entités concrètes et en tant que tels, ne sont pas
susceptibles d’exprimer l’aspect.
De nombreux noms liés à des verbes d’activité ont pour fonction de désigner
des agents (3a) ou des instruments (3b) :
(3) a. gouverneur, promeneur, manifestant, bricoleur, simulateur1
b. bombardier, pédale, clignotant, aérateur, simulateur2
La parenté entre le verbe et le nom repose ici sur le lien sémantique qui unit
l’action et ses participants. Pour les déverbaux, la signification agentive ou
instrumentale est généralement portée par le suffixe.
Les noms comme gouverneur, promeneur, aérateur ou clignotant ne
décrivant ni des actions ni des états, ils ne comportent pas de traits
aspectuels. La question de leur héritage aspectuel ne se pose donc pas. On
notera d’ailleurs que ces noms n’ont pas de signification temporelle, c’est-à-
dire qu’ils ne décrivent pas des entités dotées d’un ancrage et/ou d’une
extension temporels. Ainsi ne peut-on pas les faire figurer dans des
expressions de la forme au moment du N, à l’instant du N, pendant le N, un N
de x temps, etc. :
(4) a. * au moment du gouverneur, * à l’instant du manifestant, * pendant la
pédale
b. * un promeneur de trois heures, * un bombardier de plusieurs heures, * un
clignotant de trois minutes
Les noms sous (3) sont de purs noms concrets. Mais il y a aussi de
nombreuses nominalisations polysémiques, qui ont à la fois un sens abstrait
et un sens concret, correspondant respectivement à la dénotation d’une action
ou de son résultat (cf. Grimshaw 1990, Pustejovsky 1995, Alexiadou 2001).
Tel est le cas de travail et réflexion :
(5) a. Le travail acharné de Pierre a enfin porté ses fruits.
b. Son travail fait plus de trois cents pages.
(6) a. La commission mène actuellement une réflexion sur les nouvelles
technologies.
b. Anne a encore blessé Sophie avec ses réflexions idiotes.
Travail désigne dans (5a) une action et dans (5b) un objet qui en résulte,
comme l’indique la présence du complément plus de 300 pages. De même,
106 Pauline Haas & Richard Huyghe
réflexion dans (6a) renvoie à un processus en cours d’exécution et, dans (6b),
à des paroles prononcées, que l’on peut considérer comme le résultat de
l’action de réfléchir4.
Notons que les cas de polysémie ne se réduisent pas à l’alternative
action / résultat (cf. Osswald 2005, Van de Velde 2006). Ainsi dans :
(7) a. L’aération des logements s’effectuera difficilement.
b. L’aération de la pièce est bouchée.
(8) a. Le gouvernement de la banque centrale par des instances indépendantes est
un gage de neutralité.
b. Le gouvernement de la France compte trente trois ministres, dont un tiers de
femmes.
Qu’en est-il des N-Vact qui n’ont pas, ou pas seulement, de sens concret ? Il
s’agit généralement de noms d’actions, qui ont donc en commun avec les
verbes d’activité d’exprimer la dynamicité. Pour confirmer cette intuition
sémantique, on peut mobiliser trois tests (suffisants mais non nécessaires) de
la dynamicité dans le domaine nominal.
4
Il n’est pas toujours facile de distinguer sémantiquement l’action du résultat.
Deux cas de figure se présentent. Pour les noms comme travail et réflexion,
l’ambiguïté est envisageable. Dans La réflexion de Pierre était cruciale par
exemple, réflexion peut renvoyer soit à une remarque, soit à un examen
intellectuel. Dans l’interprétation, la sous détermination est possible, quoique
non nécessaire. Il existe aussi des noms comme ronflement et beuglement,
également sujets aux interprétations sous déterminées, mais dont le caractère
polysémique peut être mis en doute. Ainsi, dans Les ronflements de mon voisin
de chambre m’ont empêché de dormir et Je ne supporte pas le beuglement de ce
chanteur, il est difficile de dire si le nom dénote une action ou le son qui en
résulte et cela, à vrai dire, a peu d’importance pour déterminer le sens de
l’énoncé. La différence avec le cas de travail et réflexion est qu’il paraît difficile
de trouver des contextes qui sélectionnent uniquement l’une des deux
acceptions, de sorte qu’on peut douter de la nécessité de distinguer ici entre sens
actionnel et sens résultatif. Autrement dit, ronflement et beuglement pourraient
être lexicalement sous déterminés au regard de l’opposition procès / résultat. Il
s’agirait là d’une catégorie nominale particulière, dont la signification mêle
d’emblée action et résultat.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 107
On peut en effet construire randonnée, jardinage, rêve, etc. avec des verbes
tels que faire, effectuer, procéder, et les SV construits ont un sens proche de
randonner, jardiner, rêver, etc. Ces noms ont donc, à l’instar de leurs
correspondants verbaux, un sens dynamique.
Notons enfin que bien des noms dérivés de verbes d’activité transitifs
peuvent prendre un complément d’agent introduit par par, lorsque l’objet est
présent et introduit par de. La structure des SN de ce type correspond à celle
des « complex event nominals » décrits par Grimshaw (1990) :
108 Pauline Haas & Richard Huyghe
L’agentivité présupposant la dynamicité, les N-Vact testés ici sont bien des
noms d’actions.
Voyons à présent quelles sont les autres propriétés aspectuelles de ces
nominalisations dynamiques.
On peut distinguer grosso modo trois cas de figure, selon que le N-Vact est :
- massif (e.g. jardinage) — nous appellerons ce cas « type A »
- comptable (e.g. discussion) — « type B »
- bisémique, i.e. lexicalement massif et comptable (e.g. danse) — « type
A / B » (danseA / danseB).
Du point de vue référentiel, les noms du type A sont de purs noms
d’activités, i.e. ils dénotent des actions homogènes, duratives et non
délimitées — nous rejoignons sur ce point Heyd et Knittel. Leur caractère
massif correspond directement à l’atélicité dans le domaine verbal, pour les
raisons évoquées ci-dessus.
Les noms du type A s’emploient principalement dans des SN génériques
de la forme le N et dans l’expression faire du N :
(17) a. (Le jardinage / la natation / le jonglage / la danseA / la rechercheA / la
randonnéeA), c’est agréable.
b. Sylvain adore (le jardinage / la natation / le jonglage / la danseA / la
rechercheA / la randonnéeA).
(18) faire (du jardinage / de la natation / du jonglage / de la danseA / de la
rechercheA / de la randonnéeA)
Les noms du type B ont en commun avec les verbes d’activité de décrire des
actions dotées d’une extension temporelle. Autrement dit, ils ont la capacité
de dénoter des événements duratifs. Les noms B peuvent en effet se voir
associer des compléments d’étendue temporelle, de la forme de x heures /
minutes / secondes / jours / mois / etc. :
(20) une manifestation de quatre heures, une fête de trois jours, une discussion de
vingt minutes, une randonnéeB de huit heures, une bataille de plusieurs jours
Ils peuvent également se construire avec les verbes durer et se dérouler (qui
présuppose une durée) :
(21) a. La manifestation a duré quatre heures.
b. La fête a duré trois jours.
c. La discussion a duré vingt minutes.
d. La randonnéeB a duré huit heures.
e. La bataille a duré plusieurs jours.
(22) a. La manifestation s’est déroulée à Paris.
b. La fête s’est déroulée dans le parc.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 111
Tel n’est pas le cas de tous les noms d’événements. Les noms liés aux verbes
d’achèvement, en particulier, ne valident pas les tests mis en œuvre dans
(20)-(22) :
(23) ?? une découverte de plusieurs mois, ?? une naissance de six heures, ?? un
assassinat de trois minutes
(24) a. ?? La découverte a duré plusieurs mois.
b. ?? La naissance a duré six heures.
c. ?? L’assassinat a duré deux minutes.
(25) a. ?? La découverte s’est déroulée à l’Institut Pasteur.
b. ?? La naissance s’est déroulée à Lille.
c. ? L’assassinat s’est déroulé dans la rue.
Par leur durée, les actions décrites par les noms du type B se distinguent des
achèvements et se rapprochent des accomplissements, prototypiquement
représentés par un nom comme accouchement. En effet, accouchement valide
les tests proposés dans (20)-(22) :
(26) un accouchement de six heures
(27) L’accouchement a duré six heures.
(28) L’accouchement s’est très bien déroulé.
5
On peut considérer, dans le cas des accomplissements à thème incrémental (cf.
Dowty 1991, Tenny 1994), que la réalisation de l’action est progressive. Ainsi
peut on inférer de La construction de l’immeuble a été interrompue que
l’immeuble a été en partie construit. Mais, même dans ce genre de cas,
l’interruption empêche de considérer l’action comme véritablement accomplie :
la construction de l’immeuble n’est pas aboutie. La situation est différente dans
(30) car, même quand le verbe d’activité correspondant au nom B est transitif,
l’action décrite ne comporte pas de point culminant marquant le terme de
l’action. En conséquence, l’action peut être considérée comme réalisée dès lors
qu’elle a débuté (e.g. Le bombardement de la ville a été interrompu au bout de
deux heures > La ville a été bombardée).
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 113
5. Conclusion
7
Pour une analyse détaillée de ces doubles interprétations, et en particulier de la
lecture habituelle, voir Kleiber (1987).
116 Pauline Haas & Richard Huyghe
Références
Laure LANSARI
Université de Reims, CIRLEP EA 3794
1. Introduction
Si les linguistes ne se sont pas encore intéressés à cet usage, il faut noter
que l’on trouve dans la presse des remarques de journalistes agacés, ou du
moins intrigués, par ce qu’ils assimilent à un tic de langage :
« On va dire signifie généralement que 1) on hésite à dire, 2) on pense
exactement le contraire de ce qu’on dit, 3) on n’a rien à dire. […]. Dans la
plupart des cas de figure, on va dire signifie on vient de dire, puisque
l’expression suit l’énoncé de la réponse. On va dire gagnerait,
grammaticalement et sémantiquement, à se dire J’ai dit ». (C. Sorg, chronique
« On va dire entre guillemets », Télérama n°2814, décembre 2003).
Nous fonderons cette première étude sur vingt exemples tirés d’internet, de
blogs ou de forums. Le recours à un corpus oral nous aurait obligée à prendre
en compte des facteurs d’ordre prosodique. Enfin de sérier les problèmes,
nous avons donc choisi d’exploiter les données fournies par les blogs et
forums sur internet, genres écrits mais assez peu soutenus dans leur
ensemble. Nous précisons également que nous n’avons corrigé ni
l’orthographe ni la syntaxe de ces énoncés : nous les reproduisons tels quels.
L’étude de ces exemples nous montre que la locution on va dire est
susceptible d’apparaître dans trois types de configurations.
(2) [A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté.
(3) [à propos de la rumeur concernant une séparation entre Ségolène Royal et
François Hollande] Y paraît en effet... Marrant, tout le monde (enfin,
j'exagère, mais on va dire que je l'ai entendu dire plusieurs fois et pas
forcément dans la bouche de mythomanes qui cherchent à se faire mousser)
le dit en "off" mais personne n'ose l'écrire !
Dans un troisième cas de figure – celui qui semble le plus poser problème à
C. Sorg dans sa chronique – on va dire n’est pas suivi de l’élément « à dire »
mais en est précédé. On va dire apparaît alors en position finale, pour
commenter ce qui vient d’être dit. Et c’est, d’après nos observations, cette
configuration que l’on retrouve le plus dans du véritable oral, à la radio ou à
la télévision. Elle est moins fréquente dans notre corpus d’exemples
uniquement écrits, mais elle n’en est pas non plus totalement absente :
(7) [recette du bœuf au curry]. Ça, c’est la version « officielle » on va dire. J’ai
rajouté quelques légumes dont : 2 petits oignons nouveaux, 1 oignon […].
Les recteurs dits faibles, comme croire, sont, eux, susceptibles de régir une
proposition complétive :
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 123
1
R. Quirk et al. (1985 : 1114) notent d’ailleurs à propos des verbes
parenthétiques de l’anglais (qui appartiennent selon eux à la catégorie plus
générale des ‘comment clauses’ propositions de commentaire) : « Commonly,
the subject is I and the verb is in the simple present, but the subject may be an
indefinite one or they or (usually with a passive verb) it and the verb may (for
example) have a modal auxiliary or be in the present perfective ».
124 Laure Lansari
(11) le plus qu’ils ont dû être malheureux les gens à mon point de vue hein c’est
les années quarante et un quarante/ je crois que c’est l’année où les gens/ où
il y a le plus eu de morts de faim de gens qui sont morts de faim […] (in
Debaisieux 1994).
Comme nous l’avons noté plus haut, on va dire a ici un rôle d’annonce : c’est
bien le contenu de la complétive, c’est-à-dire le choix de vraiment raté, qui
constitue l’information essentielle. En outre, nous avions proposé de gloser
dire par admettre : dire cesse de fonctionner véritablement comme verbe de
parole pour devenir verbe d’opinion (voir P.-D. Giancarli 2003, qui fait
également cette distinction à propos des différents emplois de je dirai), ce qui
semble aller dans le sens de la modalisation observée par D. Apothéloz dans
son étude.
La notion de modalisation est cependant à manier avec prudence, les
termes de modalité et de modalisation ne recouvrant pas toujours les mêmes
phénomènes selon les linguistes, et souffrant souvent d’un certain flou
terminologique, comme le constate par exemple R. Vion (2003).
3. Modalisation
3.1. La « modalisation autonymique » de J. Authier-Revuz
Les marqueurs apparentés à on va dire tels que je dirai, disons, c’est à dire
ou encore pour ainsi dire ont fait l’objet d’une étude approfondie par J.
Authier-Revuz (1995). Pour cette linguiste, ces marqueurs – ainsi que de
nombreux autres ne contenant pas le verbe dire – sont des marqueurs de
« modalisation autonymique ». Le terme d’autonyme est emprunté à J. Rey-
Debove (1978) et s’inscrit dans une théorie saussurienne du signe : les
autonymes sont des éléments du langage qui ont le pouvoir de référer à leur
propre signe, dans un mouvement de réflexivité. Comme l’exprime J.
Authier-Revuz (2003), « ce qui spécifie le fait autonymique, c’est de mettre
en jeu des signes pris comme objet » (les italiques sont de l’auteur).
Dans son étude, J. Authier-Revuz (1995) n’analyse pas le fait
autonymique dans son ensemble, mais s’intéresse à ce qu’elle nomme la
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 125
Pour comprendre le rôle joué par on va dire, peut-être faut-il commencer tout
simplement par supprimer le marqueur :
(12) Un aggrégateur, kézako ? En résumé, on va dire que c’est un logiciel se
connectant aux sites compatibles, c’est à dire proposant un flux RSS
(quasiment tout les blogs ou sites de news, y compris Libération ou Le
Monde), et s’informant des nouveaux articles, puis vous présente les
nouveaux articles.
(12) a. Un aggrégateur, kézako ? En résumé, c’est un logiciel se connectant aux
sites compatibles, etc.
2
J. Authier Revuz (1995) distingue quatre types de non coïncidence : non
coïncidence, dans l’interlocution, entre deux interlocuteurs ; non coïncidence du
discours à lui même ; non coïncidence entre les mots et les choses ; non
coïncidence des mots à eux mêmes.
126 Laure Lansari
3
Voir A. Culioli (1999a : 5) : « La quantification permet […] de construire
l’existence d’une occurrence (occurrence d’une notion fragmentée), en la situant
dans l’espace temps énonciatif qu’un sujet énonciateur construit par rapport à
un co énonciateur. Construire l’existence consiste donc à faire passer une
occurrence de rien à quelque chose dans l’espace de repérage » (en gras dans le
texte).
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 127
On retrouve dans ces deux énoncés la séquence je ne sais pas, qui indique
très explicitement que c’est la méconnaissance du réel qui pousse
l’énonciateur à modaliser son propos. L’exemple (13) est particulièrement
éclairant à cet égard ; tout l’énoncé manifeste que l’énonciateur n’est pas en
mesure de valider une valeur : marqueur d’hésitation comme ben,
modalisateur je pense, etc. M. M. J. Fernandez (1994 : 182) constate elle
aussi la fréquence de je sais pas avec certaines « particules énonciatives ».
L’énoncé suivant est sous-tendu par une démarche assez semblable :
(14) [à propos d’une enquête] Moi j’dis, y’a un truc qui colle pas quand
même !!!! On va juste dire alors qu’il y a plus de personnes du sexe féminin
qui cotoie mon blog et que les hommes… sont des extra terrestres !!
Remarquez, j’avais pas trop de doutes à ce sujet !!!! Noooooon on va dire
que ceux qui ont répondu ça sont des gens comme moi, qui aiment délirer !
4
La locution une sorte de relève également de la modalisation autonymique : elle
est qualifiée par J. Authier Revuz (1995 : 670) de marqueur de « flouification ».
130 Laure Lansari
5
Pour certains auteurs, l’opacification résultant de la perte de compositionalité
(démotivation sémantique) est un trait caractéristique de la lexicalisation, et non
de la grammaticalisation. Cependant, il paraît difficile de parler de lexicalisation
pour des éléments qui ne sont pas fusionnés (*onvadire), et qui n’appartiennent
pas à une des catégories lexicales que sont le nom, l’adjectif, etc. Pour une
discussion, voir L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 136 140).
6
C’est la terminologie adoptée par M. M. J. Fernandez (1994), qui souligne
cependant dans son introduction le foisonnement terminologique existant en la
matière.
7
On retrouve ici le phénomène de « paradigmatisation », que certains chercheurs
incluent dans les critères définitoires de la grammaticalisation. Voir G. Dostie
(2004 : 35).
134 Laure Lansari
(19) [le locuteur parle de sa grand mère, victime d’un accident vasculaire
cérébral quelques mois auparavant]. Elle s’en est, bon on va pas dire
complètement sortie, mais ça va. (Emission télévisée).
8
A la suite des travaux de l’école suédoise (travaux de K. Aijmer par exemple),
G. Dostie (2004 : 27 34) privilégie le terme « pragmaticalisation », au motif que
la grammaticalisation reste trop vaguement définie. A l’inverse, E. C. Traugott
(2004 : 303) ou L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 139) défendent l’idée
qu’une exclusion de la pragmatique du champ de la grammaire est discutable, et
s’en tiennent donc au terme générique de grammaticalisation.
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 135
5. Conclusion
Les exemples attestés sur lesquels nous nous sommes appuyée montrent que
on va dire ne saurait être assimilé à un simple « tic de langage ». Loin d’être
« désemantisée », cette locution revêt au contraire un rôle important dans
l’énoncé, notamment dans le rapport interlocutif : on va dire semble fondé
sur une opération de prise en charge minimale, par laquelle l’énonciateur met
son dire à distance.
Selon le contexte, cette mise à distance peut servir diverses stratégies :
incertitude de l’énonciateur, insatisfaction face au choix des mots ou encore
euphémisation dans le but de ne pas heurter l’autre. Mais la mise à distance
reste au service de la communication : on va dire indique que malgré les
hésitations et les obstacles l’énonciateur manifeste sa volonté de ne pas
rompre le rapport interlocutif.
Bien sûr, l’analyse que nous en avons proposée reste à étoffer par un
travail de comparaison avec d’autres marqueurs de modalisation, comme par
9
Il y a d’ailleurs ici une convergence entre les approches monosémistes du sens
et les approches polysémistes des travaux sur la grammaticalisation : même si la
théorie de la grammaticalisation ne postule pas un invariant pour tous les
emplois d’un même marqueur, elle soutient, via le principe de « persistance »,
qu’un nouvel emploi grammaticalisé tend souvent à refléter le sens d’origine.
Voir L. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 68).
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 137
Références
Audrey LAUZE
Praxiling UMR 5267 Montpellier 3
0. Introduction
Les études sur la temporalité verbale sont toutes menées à l’intérieur d’un
cadre théorique particulier qui se donne pour objectif d’expliquer et de
décrire les emplois des temps verbaux en fonction de traits ou d’instructions
qui relèvent de différentes approches. Pour certains, il s’agit de lier
temporalité verbale et linguistique pragmatique (Moeschler et Reboul 1998,
De Saussure 2000, Lascarides et Asher 1993, entre autres) et pour d’autres,
temporalité verbale et linguistique textuelle (Vet 1985, Combettes 1983).
Pour notre part, nous travaillons dans le cadre de l’approche aspecto-
temporelle du temps verbal.
Gosselin (1996) attribue également deux valeurs aux formes composées : une
première valeur accomplie et une deuxième valeur dite aoristique. Selon lui,
la forme composée étant morphologiquement composée d’un auxiliaire et
d’un participe passé, chaque composant est porteur d’une valeur bien
précise : l’auxiliaire exprimerait la valeur accomplie de la forme composée et
le participe passé la valeur aoristique, autrement dit globale. La valeur
attribuée à la forme composée (sous la forme de saillance de l’auxiliaire ou
du participe passé) dépendra des marqueurs en présence dans l’énoncé. De
ce fait, en discours, un énoncé du type
(3) a. J’avais couru la finale du 1000 mètres en dix minutes
Les approches monosémiques du temps verbal attribuent une seule valeur aux
formes composées du système. Cette valeur dite « en langue » permet
d’expliquer non pas les deux valeurs que peut prendre la forme composée
mais les deux effets de sens ou emplois typiques en discours, celui
d’événement et celui d’état résultant. De plus, la théorie monosémique du
temps verbal ne donne pas deux valeurs distinctes à la forme composée mais
une seule (Guillaume 1929, Caudal 2003, Vetters 2001, Caudal et Vetters
2005, Wilmet 1976, entre autres). Travaillant dans le cadre de la théorie
développée par J. Bres depuis une dizaine d’années maintenant, j’illustrerai
cette section en présentant l’étude proposée dans Barcel et Bres (2006). Le
postulat est le suivant : le temps verbal possède une seule valeur en langue
déterminée aspectuellement et temporellement au moyen d’instructions. Par
exemple, le plus-que-parfait, dans ses différents emplois, donne exactement
les mêmes instructions, c’est-à-dire [passé], [- incidence] et [extension] qui
définissent sa valeur en langue. C’est en interaction avec le co(n)texte que
seront produits les différents effets de sens que l’on impute à tort au plus-
que-parfait lui-même, alors qu’ils sont le résultat de l’interaction entre ce
temps et différents éléments de l’énoncé. Les exemples (4) et (5) serviront
d’illustration.
(4) « Il était dans les zouaves ? Oui, il a fait la guerre au Maroc. » C’était vrai.
Il avait oublié. 1905, son père avait vingt ans. Il avait fait, comme on dit, du
service actif contre les Marocains. M. Levesque avait été appelé en même
temps que son père. (Camus A., Le premier homme)
(5) Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le cou, lorsque
dans le silence, on entendit le timbre de l’antichambre. c’est mon mari,
balbutia Mme Marty pleine de trouble, il doit venir me chercher, en sortant
de Bonaparte. Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître
144 Audrey Lauze
Temps Aspect
Passé composé [neutre] [+ ou – incidence] [extension]
Plus-que-parfait [passé] [- incidence] [extension]
Passé antérieur [passé] [+ incidence] [extension]
Futur Antérieur [futur] [+ ou – incidence] [extension]
Conditionnel passé [passé][ultérieur] [+ ou – incidence] [extension]
Fig. 1
1
Afin d’éviter des répétitions théoriques, nous n’exposerons pas ici la théorie de
l’offre du temps verbal qui répond positivement ou non à la demande du
co(n)texte. Nous renvoyons pour cela à l’article de J. Bres du présent ouvrage.
2
La théorisation développe une analyse du temps verbal dans le cadre strict de la
relation aspect / temps. Autrement dit, le recours à la modalité pour expliquer
certains emplois de type hypothétique par exemple est laissé de côté au profit
d’une explication aspecto temporelle.
Pour un traitement unitaire des formes composées 145
quelqu'un lui demanda : Est ce que vous ne vous êtes jamais marié ? J'ai
oublié, dit il. (Hugo V., Les Misérables)
(10) Dès qu’il eut positivement reconnu (* avait positivement reconnu) Jean
Valjean, le forçat redoutable, il s'aperçut qu'ils n'étaient que trois, et il fit
demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise (Hugo
V., Les Misérables)
3
Comme le fait remarquer J. Bres les effets de sens de simultanéité et
d’élaboration (ou de composition) sont partagés par l’ensemble des temps
verbaux du système et de fait, nous ne les exposerons pas ici, notre intérêt étant
de montrer des emplois propres aux formes composées. Notons cependant que
l’effet de sens d’inclusion, quant à lui, a fait l’objet d’un article coécrit avec J.
Bres intitulé « Aspect ou point de vue : la relation d’inclusion et les temps
verbaux du passé » dont les références se trouvent en bibliographie.
Pour un traitement unitaire des formes composées 147
Comme nous l’avons vu dans le tableau indiquant leur valeur en langue (voir
Fig. 1), l’instruction commune à l’ensemble des formes composées du mode
indicatif est de représenter le procès d’une manière extensive. Cette vision
extensive du temps verbal sur le procès en donne une vue accomplie4.
Observons (11).
(11) Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangé, la force lui
était revenue ; il reprit Marius sur son dos, lui appuya soigneusement la tête
sur son épaule droite, et se remit à descendre à l’égout. (Hugo V., Les
Misérables)
Par rapport aux passés simples replaça et reprit qui donnent une
représentation du temps interne du procès en accomplissement, le plus-que-
parfait avait mangé représente le temps interne du procès comme accompli.
Le procès avait mangé est achevé, accompli au moment de référence passé
posé par le passé simple replaça.
Le procès avait mangé produit l’effet de sens antériorité par rapport au procès
frottait conjugué à l’imparfait. En d’autres termes, le procès avait mangé
précède temporellement le procès frottait. Dans cette relation, un procès
conjugué au plus-que-parfait sera nécessairement antérieur au procès de la
principale conjugué à l’imparfait.
Par conséquent, nous formulons l’hypothèse suivante : l’effet de sens
accompli régit l’effet de sens antériorité. D’un côté, si le procès conjugué à la
4
La saisie extensive du temps interne du procès à partir ou au delà de la borne
terminale entraîne la production de l’effet de sens accompli.
148 Audrey Lauze
5
Par souci de clarté, nous prenons pour illustrer notre propos l’exemple déjà cité
présentant le procès conjugué au plus que parfait mais notre remarque vaut pour
l’ensemble des formes composées du mode indicatif.
Pour un traitement unitaire des formes composées 149
(20) L'usine était complètement arrêtée, c'était évident. De cette route qu'il
longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une étoile au ciel, il aurait
aperçu, jadis, la lumière du gaz, l'éclair parti de la baïonnette d'une
sentinelle, mille signes de vie désormais absents. (Verne J., 500 millions de
la Bégum)
Ces exemples nous montrent que les formes composées peuvent toutes être
associées à l’effet de sens régression à l’exception du passé antérieur
d’instruction [+ incidence] qui ne peut être associé à cet effet de sens. Il
produira en interaction avec les éléments du contexte soit l’effet de sens
antériorité (en relation avec un procès conjugué au passé simple) soit l’effet
de sens progression. Nous n’allons pas analyser chaque occurrence mais nous
précisons que l’étude vaut pour chacune des formes composées. Analysons
(18).
Selon Reichenbach (1947), le plus-que-parfait a besoin d’un point ou
d’un repère situé entre l’événement qu’il représente (E) et le moment de
parole (S). Ce point (R) correspond au point à partir duquel est vu
l’événement. En situation narrative, le point R est représenté le plus souvent
par un temps verbal et ce temps verbal correspond typiquement dans les
récits au passé simple, ce qu’illustre l’exemple (18) que nous réécrivons ici
sous (18a) :
(18) a. M De Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des
services qu'il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le
recommander aux juges.
Le PQP avait été préféré n’est plus vu à partir d’un point posé dans l’époque
passée mais en relation directe avec le procès cherche ancré dans l’époque
présente. Les points E et R ne sont plus distincts, ils coïncident. Aussi, il
semble important de noter que dans certains cas, tel que (21), la relation
E-R-S est incorrecte et sera remplacée par la relation E, R-S (lire : E
simultané à R antérieur à S).
Même si majoritairement, le procès conjugué à la forme composée est
associé à l’effet de sens régression, il est des cas où la forme composée en
interaction avec d’autres éléments co(n)textuels situe le procès dans une
relation non pas de régression mais de progression.
Pour un traitement unitaire des formes composées 151
Effectivement, les procès au passé composé peuvent très bien être remplacés
par des passés simples, ce que montre l’énoncé (23a).
(23) a. La maîtresse nous regarda un bon coup, elle fit un gros soupir et elle sortit
de nouveau parler aux autres maîtresses. Et puis Geoffroy se leva, il alla
vers le tableau noir, et avec la craie il dessina un bonhomme amusant
comme tout…
Fig. 3
Fig. 4
Mais alors que dire des autres formes composées qui peuvent elles aussi
produire l’effet de sens de progression ? Possèderaient-elles également une
valeur aoristique quand elles expriment cet effet de sens? Nous illustrerons
notre étude par l’analyse du passé antérieur (24) et du plus-que-parfait (25).
7
Les figures 3 et 4 représentent respectivement l’enchaînement des procès
conjugués au passé simple et au passé composé. Je dirai seulement ici pour
expliquer la figure 4 que le temps interne des procès conjugués au passé
composé est saisi à partir de la borne terminale (représentée en gras) et que
l’enchaînement des procès n’est possible que parce que la partie tensive du
procès est supposée (représentée en pointillés). Je renvoie à l’article de J. Bres
du présent ouvrage (ainsi qu’à Lauze 2005 à paraître) pour une explication
détaillée de l’enchaînement des procès à la forme simple et à la forme
composée.
Pour un traitement unitaire des formes composées 153
Le passé antérieur eut fini se situe temporellement après les deux passés
simples essayèrent et partirent et avant le procès cacha : essayèrent <
partirent < eut fini < cacha. Il exprime par conséquent l’effet de sens de
progression au même titre que les trois passés simples qui l’entourent. Le
procès au passé antérieur contribue à faire progresser les événements du récit
avec la particularité de produire un autre effet de sens, conséquence de la
production de la relation de progression. Effectivement, nous remarquons
qu’avec le passé antérieur, l’acte de finir paraît plus fini, si j’ose dire, qu’avec
le passé simple. Comme le passé antérieur saisit le temps interne du procès à
partir de la borne terminale (ce qui correspond à l’instruction [extension]) et
qu’il donne l’instruction [+ incidence], la combinaison des deux instructions
entraîne l’effet de sens de rapidité. Comme pour le passé composé, le passé
antérieur saisit le temps interne du procès à partir de la borne terminale alors
qu’avec le passé simple, la borne terminale est simplement atteinte. Si
l’instruction [+ incidence] permet facilement d’expliquer la relation de
progression produite par le passé antérieur, il n’en est pas de même pour le
plus-que-parfait. En effet, le plus-que-parfait offrant l’instruction [-incidence]
il semblerait qu’il ne puisse exprimer la relation de progression. Et pourtant
des cas comme (25) semblent dire le contraire.
(25) Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de
petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer
sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du
docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis,
les deux portes s'étaient refermées. Le gros des marmots enfin se dispersa,
et le commandant appela d'une voix forte : Monsieur de Varnetot ? Une
fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. (Maupassant G. de,
Le Coup d’état)
Le procès s’étaient refermées est associé non pas à l’effet de sens régression
mais à celui de progression. Effectivement, les procès sont temporellement
ordonnés comme suit : s’en échappèrent < se mirent < s’étaient refermées <
se dispersa < appela < s’ouvrit. Pris dans ce que j’ai appelé une « bulle
incidente » (Lauze 2005, à paraître) formée par les trois passés simples qui
l’entourent, le plus-que-parfait est soutenu par le cotexte dans la production
de l’effet de sens de progression. Tel un imparfait narratif, le plus-que-parfait
contribue à faire avancer le récit. Saisissant le temps interne du procès en
extension (au-delà de la borne terminale), il donne à voir l’évènement réalisé
rapidement. Le temps du procès déjà saisi à sa fin entraîne cette vision rapide
et paraît expliquer pourquoi le plus-que-parfait peut dans certains cas
exprimer la relation de progression.
Nous remarquons donc que les formes composées produisant en
interaction avec les éléments du co(n)texte l’effet de sens progression
donnent un effet particulier au procès : le procès se réalise rapidement. Au
lieu de voir le procès du début jusqu’à la fin, autrement dit dans sa saisie
globale, comme le donne à voir le passé simple, la forme composée le donne
à voir à sa fin, à partir ou au-delà de sa borne terminale. Cette saisie qui
s’effectue à la borne terminale du procès entraîne une vision rapide de
l’évènement.
A B
Fig. 5
point de saisie
Fig. 6
point de saisie
Fig. 7
5. Conclusion
produit par la forme composée mais sans exclure pour autant l’effet de sens
événement avec lequel elle s’associe en interaction avec certains éléments du
cotexte. Nous concluons que le trait [extension] en langue produit
nécessairement de l’accompli en discours qui régit tous les emplois auxquels
peut être associée la forme composée. L’unicité des formes composées réside
dans la production de l’accompli qui leur est propre. Cette propriété
aspectuelle est à la base d’un traitement conjoint des emplois de la forme
composée.
Références
Lidia LEBAS-FRACZAK
Université de Clermont-Ferrand II, LRL
1. Introduction
1
M. Boularès et J. L. Frérot, CLE International, 1997.
Si une différence de valeur entre les deux formes existe, ce qu’on doit
supposer comme pour toutes formes différentes, il convient de se demander
en quels termes elle peut être définie. Bien que ce qui ressort des descriptions
citées plus haut soit une ressemblance aspectuelle, on peut entreprendre
d’affiner le critère aspectuel en vue d’une différenciation. En effet, alors
qu’on utilise le terme « imperfectif » pour qualifier l’aspect lié à l’imparfait,
la forme être en train de est associée, quant à elle, à l’aspect « progressif »,
même si, comme le note C. D. Push, « la distinction notionnelle et
terminologique entre l’aspect imperfectif et l’aspect progressif n’est pas
toujours bien respectée » (2003 : 496). Selon B. Comrie (1976), l’aspect
imperfectif est une catégorie aspectuelle plus générale, plus abstraite que le
progressif. Cependant, comme le lui reprochent certains auteurs (ex. Bybee,
Perkins & Pagliuca 1994, Push 2003), les définitions qu’il fournit de l’aspect
imperfectif et de ses sous-catégories ne sont pas suffisamment précises ;
ainsi, l’imperfectif est censé correspondre à une situation envisagée de
l’intérieur (« viewing a situation from within », op. cit. : 23) et le progressif
à la description d’une situation en cours de développement au moment référé
(« situation in progress », op. cit. : 33). En effet, la distinction en ces termes
n’est pas suffisante, dans la mesure où la caractéristique attribuée au
progressif n’est pas incompatible avec l’imperfectif français (l’imparfait).
Comrie complète la description du progressif par une autre
caractéristique : « sens non statif » (« nonstative meaning », op. cit. : 35).
Selon D. T. Do-Hurinville, cette caractéristique, qu’il formule comme
« [+ dynamique] », constitue « l’invariant sémantique de train et de être en
train de ». L’auteur ajoute que cela « explique pourquoi, de nos jours, cette
périphrase est compatible avec les procès dynamiques, alors qu’elle accepte
difficilement les procès non dynamiques » (2007 : 33). L. Mortier, en
analysant les contraintes distributionnelles de la forme en question, remarque
également qu’elle « se fait le plus facilement suivre des verbes exprimant des
activités » (2005 : 89). Cependant, c’est une tendance plutôt qu’une véritable
contrainte, étant donné la possibilité des emplois comme ceux-ci :
(1) Cadin s’aperçoit également que Bernard Thiraud, la victime de l’enquête
dont il est chargé, a été tué vingt ans après pour les mêmes raisons, parce
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 163
2
Certains analystes (ex. Fuchs et Léonard 1979, Leeman 2003) considèrent que
l’emploi d’un verbe « statif », comme haïr ou comprendre, avec la forme être
en train de donne le sens « inchoatif ».
3
« Progressive views an action as ongoing at reference time » (op. cit. : 126).
164 Lidia Lebas Fraczak
(4) Lorsque Louis entra dans le salon, les enfants jouaient tandis que Céline
faisait la vaisselle du petit déjeuner. « Vous avez déjà déjeuné ! »
Marmonna t il un peu déçu. (http://eveil.plumes.free.fr/16.htm)
En effet, pourrait-on affirmer que si le sujet Annie est « localisé comme étant
au milieu de l’activité » en (3), cela n’est pas le cas pour Céline en (4) ?
Bybee et al. évoquent la nature différente, avec une « force adjectivale »
(fonction de « caractérisation »), de la forme équivalente à be + ing en
ancien anglais 4, mais considèrent que cette ancienne structure a disparu et
que le progressif moderne a évolué à partir d’une structure locative. Quoi
qu’il en soit, l’idée de « caractérisation » nous semble plus appropriée que
celle de « localisation » pour parler des fonctions contemporaines des
« progressifs » français et anglais (fonctions qui ne doivent pas pour autant
être considérées comme identiques), ainsi que de la fonction de l’imparfait.
La différence entre les deux formes françaises réside, selon nous, dans la
portée de cette « caractérisation ». En anticipant sur l’analyse que nous
détaillerons plus loin, nous pouvons dire que dans l’exemple (3) la
caractérisation porte sur le sujet (Annie), qui est donc l’élément focalisé, alors
que dans (4) la caractérisation porte sur la situation trouvée par Louis au
salon et à la cuisine, celle de « l’après petit déjeuner », ce qui fait que le sujet
(Céline, de même que les enfants) n’est pas focalisé ici.
Bybee et al. précisent que le sens « locatif » originel des formes
progressives tend vers le sens « d’implication du sujet dans l’activité ». On
pourrait probablement considérer que le sujet dans l’exemple (3) est plus
« impliqué dans l’activité » que celui dans l’exemple (4), du fait du caractère
moins routinier de l’activité casser la vaisselle que de celle de faire la
vaisselle. Mais il serait difficile de défendre le sens « d’implication » dans
tous les cas, comme dans l’exemple suivant :
(5) Attendez, la fille, Aïcha, le modèle, vous l’avez vue ? insista Rovère,
soudain troublé.
Je viens de vous le dire ! Quand je suis arrivé chez Martha, elle était en
train de poser. Une belle fille, d’ailleurs, une belle fille. (Frantext :
T. Jonquet, Les Orpailleurs)
4
« It used a form of ‘be’ and the participle with adjectival force. It expressed a
habitual or characterizing state, not active involvement in an activity. »
(op. cit. : 135)
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 165
3. Critère anaphorique
Cela ne veut pas dire pour autant que l’anaphore constitue une caractéristique
stable des descriptions avec être en train de. Ceci est également avancé au
sujet de l’imparfait par certains auteurs, critiques de l’approche anaphorique
(ex. Wilmet 1996, Desclés 2000, Bres 2007). Ainsi, on peut considérer que
dans l’exemple (7) ci-dessous le « moment » et la « situation » de référence
sont indiqués à l’aide du prédicat à la forme être en train de, et que c’est lui
qui fournit donc un ancrage spatio-temporel au prédicat au passé simple, et
non pas l’inverse.
(7) Jérôme Seignelay était en train de travailler sur un thème grec dans l’étude
de Henri IV lorsqu’il fut appelé au parloir. (Frantext : J. d’Ormesson, Le
Bonheur à San Miniato)
qui est visé ou attendu ; c’est la « valeur classique de procès en cours » (ex.
Le gâteau est en train de cuire, qui veut dire que le gâteau n’est pas encore
cuit). Le décalage peut se matérialiser comme un rejet ou une démarcation
par rapport à un autre procès, qui constitue un objectif construit par un tiers
sujet (ex. Ne fais pas de bruit, il est en train de dormir). Il peut également se
fonder sur une « altérité intersubjective », en apportant l’effet d’appréciation
négative (ex. Qu’est ce que tu es en train de faire ? ; Il est en train de lire de
travers).
L’analyse de J.-J. Franckel est nourrie d’exemples avec être en train de
au présent. La question qui se pose est donc de savoir si le trait de
« décalage » (ou de « différenciation ») pourrait être valable pour caractériser
être en train de au passé et pour distinguer cette forme de l’imparfait simple.
Si l’on compare par ce prisme les exemples (3) et (4), on peut avancer que la
proposition Annie était en train de casser la vaisselle met en œuvre une sorte
de décalage intersubjectif entre ce que fait le sujet et ce qui est attendu, ou
jugé normal, par l’énonciateur-narrateur. Une telle interprétation paraît
plausible étant donné le type de l’activité en question, pouvant être
considérée comme violente et inhabituelle. Cet effet ne se manifeste pas dans
l’exemple (4) à l’imparfait : Céline faisait la vaisselle, où l’activité en
question n’a a priori rien de critiquable. L’exemple (5), avec elle était en
train de poser, ne semble pas, en revanche, appuyer l’analyse de J.-J.
Franckel. Il ne peut s’agir de décalage entre le stade « actuel » du procès et le
stade final anticipé ou visé, car il serait étrange d’attribuer à l’énonciateur
une attente quant au résultat ou but de poser. Il est difficile également d’y
voir une « altérité intersubjective », car il s’agit plutôt d’une simple précision
concernant le sujet. L’exemple (7) (Jérôme Seignelay était en train de
travailler sur un thème grec) serait encore plus difficile à analyser en terme
de « décalage ».
La définition de la valeur de la forme être en train de (au présent et à
l’imparfait) proposée par F. Lachaux dépasse, elle aussi, le sens de
« déroulement d’une action en cours ». L’auteur observe qu’« un énonciateur
n’a pas recours à être en train de à chaque fois qu’il mentionne une activité
en cours » et, d’autre part, qu’« il arrive que l’énonciateur y ait recours alors
que ladite ‘activité’ n’est pas en cours au moment d’énonciation »
(2005 : 121). Elle considère que « les notions sémantiques de ‘procès en
cours’, de ‘déroulement’ (...) relèvent des effets de sens que la périphrase est
susceptible de produire, mais ne suffisent pas à elles seules à expliquer la
fonction de être en train de » (op. cit. : 123). La fonction première de cette
forme serait de marquer une « mise en relief » d’un fait « préconstruit », liée
à une intention argumentative consistant à justifier « autre chose ». Par
exemple : « ils sont en train de réparer la pompe, ‘donc’ indisponibles / ou
‘donc’ il faut en déduire que le problème de la pompe est sérieux » (op. cit. :
122). Le « relief énonciatif » est une notion comparable au « commentaire
168 Lidia Lebas Fraczak
5
Il faut préciser que la valeur proposée par F. Lachaux est spécifique à la forme
française être en train de, qui est, selon elle, « beaucoup plus marquée
pragmatiquement » que la forme anglaise be + ing (op cit. : 138).
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 169
Ainsi, la fonction d’un prédicat à la forme être en train de est de fournir une
information sur le sujet, de le caractériser, tout en montrant que c’est le sujet
qui est « l’objet du récit » et qui est donc focalisé, et non le prédicat lui-
même ou une autre partie de l’unité discursive concernée. Cette valeur est
d’ailleurs plutôt transparente au vu de la constitution de la forme en question,
6
J. d’Ormesson, Le bonheur à San Miniato, Paris : J.C. Lattès, 1987, p. 235.
170 Lidia Lebas Fraczak
notamment la présence du verbe être : on peut dire qu’il s’agit d’un cas
particulier de construction « attributive », sachant qu’une telle construction
permet la caractérisation du sujet. La caractérisation se fait ici à l’aide d’un
verbe à l’infinitif introduit par en train de et non, par exemple, à l’aide d’une
expression adjectivale, comme dans elle est / était jolie, ou nominale, comme
dans elle est / était médecin. Selon les grammaires, un verbe à l’infinitif peut
d’ailleurs fonctionner comme attribut, par exemple dans Cette pièce est à
repeindre.
Certains verbes, caractérisant le sujet par nature (y compris ceux qu’on
qualifie « d’attributifs », comme paraître, devenir, etc.), n’ont pas besoin de
la forme être en train de pour orienter la focalisation sur le sujet. C’est le cas
des verbes plaire et aimer, qu’on observe à l’imparfait dans l’exemple (9) ci-
dessous, et qui permettent de caractériser, respectivement, le sujet il et le
sujet ma grand mère.
(9) Oui ! Mais il plaisait aux dames ! Ma tante, par exemple ! (...) Ma grand
mère, en revanche, aimait beaucoup Robert Mitchum.
(http://dvdtoile.com/Thread.php?33827)
7
Bien que L. Mortier affirme que « quant aux verbes impersonnels, il s’avère que
seuls les verbes météorologiques sont compatibles avec l’aspect progressif »
(2005 : 89).
172 Lidia Lebas Fraczak
8
Voir aussi (Anscombre 1992).
9
C’est nous qui soulignons.
10
« Le terme focus est souvent employé dans un sens proche de celui de centre
(center) pour désigner l’objet privilégié d’une attitude ou d’un processus
cognitif. C’est ainsi qu’on trouve dans les approches de pragmatique non
formelle les notions de focus of attention (Chafe 1974, Dryer 1996), focus of
interest (Bolinger 1985), focus of empathy (Kuno 1977) ou focus of contrast
(Chafe 1976). » (J. M. Marandin, Sémanticlopédie)
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 173
12
Pour les critiques de cette approche, voir Labelle 1987, Molendijk 1990,
O’Kelly 1995.
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 175
Dans l’exemple (15), la caractérisation ne porte pas sur le sujet, ce qui est
d’autant plus évident qu’il s’agit d’un sujet « grammatical ». Le prédicat
n’est pas focalisé non plus car le fait de neiger n’est pas important en lui-
même, mais en tant qu’il permet de caractériser la journée d’hier (en
comparaison avec la journée d’aujourd’hui) ; on pourrait même remplacer il
neigeait par il faisait froid et humide, par exemple, ou par c’était l’hiver, sans
changement notable du sens de l’énoncé. De même, dans l’exemple (16), le
fait d’être avocat n’est pas important en tant que tel, mais en tant qu’il
permet d’illustrer le milieu (plutôt bourgeois) de Rafaël Pividal.
(17) Il a neigé dans la nuit de lundi à mardi à la Réunion, phénomène très rare
dans une île tropicale.
(http://www.liberation.fr/actualite/reuters/reuters france/209643.FR.php?rss
true)
(18) A l’origine, une carte d’identité perdue. Jacques Laurent est né à Paris, mais
la production de l’extrait d’acte de naissance ne règle pas le problème. Son
père a été avocat, son grand père maternel officier de marine, son grand
père paternel président du conseil général de la Seine ; ces professions et
fonctions ne peuvent être exercées que par un Français mais cela ne suffit
pas. (http://www.snes.edu/memos/g0/g0 t1132.htm)
durée, son lieu, le moment de son occurrence, son résultat ou une autre
particularité, comme l’illustrent les exemples plus bas. Ainsi, l’explication de
la compatibilité du passé composé avec l’expression de la durée consiste à
dire que si l’on s’intéresse à une caractéristique d’un fait (sa durée en
l’occurrence), cela veut dire qu’on s’intéresse à ce fait lui-même ; le prédicat
concerné se trouve donc focalisé. La dé-focalisation du prédicat comme
fonction de l’imparfait explique pourquoi cette forme n’est pas associable à
une expression de durée : si le fait (ou procès) n’est pas au centre d’intérêt,
on ne s’intéressera pas à sa durée.
Nous analysons ci-dessous quelques exemples au passé composé :
(19) James Grippando a été avocat pendant une dizaine d’années et se consacre
aujourd’hui exclusivement à l’écriture.
(http://www.bm tence.fr/opac/index.php?lvl publisher see&id 19)
L’intérêt pour le fait d’avoir été avocat, ainsi que pour sa durée, est sans
doute motivé ici par l’intention de faire savoir que l’écriture n’a pas toujours
été l’occupation unique de cet écrivain.
(20) Il a suivi un parcours atypique, dans la mesure où il est devenu avocat
relativement tard, à 38 ans. (http://mapage.noos.fr/mricard/associes.htm)
Ici, ce qui motive l’intérêt pour le fait en question est le moment, tardif, où il
s’est produit dans la vie du sujet.
(21) Avant d’entrer à l’OMPI en 1985, il a été avocat à Melbourne et Sidney et a
enseigné le droit à l’université de Melbourne.
(http://www.wipo.int/amc/fr/contact/)
(23) Edgar Faure est né le 18 août 1908 à Béziers (Hérault). Il s’est fait
remarquer très jeune puisque dès 1929, il devenait avocat à la cour de Paris.
Parmi la très longue liste de ses éminentes fonctions, on retiendra celles de
ministre et de président du Conseil.
(http://www.voixdujura.fr/archives/voir archive.asp?archive 1756&dossier
&chronologie oui&page 133)
7. Conclusion
Références
13
Comme le rappelle L. Roussarie dans Sémanticlopédie, « certaines approches
définissent le prédicat comme l’unité la plus informative de la phrase ».
178 Lidia Lebas Fraczak
Estelle MOLINE
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France
1. Introduction
Cette étude constitue une première approche des paramètres qui orientent
l’interprétation des adverbiaux 2 de manière qu- (Comme il chante ! ; Il
chante comme (un canard + un rossignol)). Ces adverbiaux contiennent une
variable, et le sens précis qu’ils véhiculent doit être calculé. Je rappellerai
tout d’abord les principaux arguments qui permettent d’analyser comme
exclamatif, comme comparatif et une comparative en comme comme des
adverbiaux de manière 3. Ces adverbiaux seront comparés aux adverbes en
-ment, avec lesquels ils partagent de nombreuses propriétés syntaxiques, mais
dont ils diffèrent sur le plan sémantique. Plusieurs paramètres interviennent
dans l’interprétation des adverbiaux de manière qu-, et les propriétés
sémantiques du verbe constituent un facteur déterminant. Selon Geuder
(2000 ; 2006), un adverbial de manière active un argument de la structure
sémantique du verbe. J’adopterai ici un point de vue plus général, et je
montrerai en quoi la typologie établie par Vendler (1967) permet de poser
certains principes interprétatifs 4.
1
Mes remerciements à A. Borillo et C. Vetters pour leur lecture d’une version
antérieure de cette étude et leurs commentaires pertinents.
2
A la suite de Nølke (1993), je distingue l’adverbe, notion morphologique, et
l’adverbial, notion syntaxique. L’auteur prévoit la possibilité que la fonction
d’adverbial soit assumée par autre chose qu’un adverbe.
3
Ce type d’analyse fait l’objet d’un large consensus parmi les linguistes
contemporains. Sur ce point, cf. Le Goffic (1991), Desmets (2001), Desmets
(2008), Fuchs & Le Goffic (2005), Moline (2001), Moline (2008).
4
D’autres paramètres ne peuvent être pris en considération ici, par exemple la
présence ou l’absence de l’argument interne (Comme il gagne ! vs * Comme il
(gagne + a gagné) ce concours !), le type d’argument (Comme il gagne son
cœur !), le degré d’agentivité (Comme il écoute ! vs ?* Comme il entend !), la
perfectivité ou l’imperfectivité du temps grammatical utilisé (Comme il fond !
vs Comme il a fondu !).
celle-ci ne porte pas sur le seul verbe, mais sur la proforme de manière
comme : (1) n’implique pas on ne meurt plus, mais bien on ne meurt plus
(ainsi + de cette manière).
Comme exclamatif est également un adverbial de manière 7. Pour des
raisons pragmatiques, l’exclamation, décrite par Ducrot comme étant
« arrachée » au locuteur par la situation, est peu compatible avec la négation.
En revanche, comme exclamatif se construit sans difficulté avec les
verbes qui nécessitent un complément de manière :
(2) Tu as vu comme il s’est comporté, celui là.
5
Sur les propriétés des adverbes de manière en ment, cf. Nøjgaard (1995),
Guimier (1996), Molinier & Lévrier (2000).
6
Pour d’autres arguments, cf. les travaux cités à la note 3.
7
Cf. Moline (à par.)
8
Fuchs & Le Goffic (2005 : 285).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 183
9
Cf. * D’incolores idées vertes dormaient furieusement, ex. repris de Chomsky.
Sur ce point, cf. Nilson Ehle (1941), Melis (1983) et Geuder (2000).
184 Estelle Moline
10
Bacha (2000 : 200 201) indique que parmi les « verbes d’état » (être, devenir,
sembler, paraître, avoir l’air, rester, demeurer), seuls les deux premiers sont
compatibles avec comme exclamatif en fonction attributive (* Comme tu
(sembles + parais + as l’air) ! et * Comme tu (restes + demeures)). Il semble en
être de même en contexte comparatif : être et devenir sont pleinement
acceptables (cf. (11b) et (12b)), et les autres verbes ont une acceptabilité
douteuse (?* Il semble comme il semble ; ?* Il demeure comme il demeure ;
?* Il paraît comme il paraît ; etc.). Des énoncés comme ?* Il (paraît + semble
+ a l’air) comme son père sont nécessairement interprétés comme Il (paraît +
semble + a l’air d’) être comme son père).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 185
Il s’agit alors d’emplois adjectivaux de l’adverbe (cf. Il est très bien, (ce livre
+ cet homme)), et la variable acquiert nécessairement une valeur qualifiante.
Le contexte et/ou les connaissances de l’interlocuteur permettent
l’interprétation de l’orientation axiologique.
4. Les achèvements 12
Les achèvements sont des situations téliques, et quand ils admettent une
forme de quantification, celle-ci est nécessairement itérative (cf. Borillo
1989). Ils sont généralement incompatibles avec un quantifieur (* Il entre
beaucoup ; * Il est beaucoup arrivé ; * Il a beaucoup atteint (un + le)
sommet ; * Il a beaucoup acheté une voiture, etc.). Tel est notamment le cas
des prédicats décrivant un procès unique (* Il est beaucoup né ; * Il est
beaucoup mort), ce qui résulte de la contradiction entre l’unicité du procès et
l’interprétation nécessairement itérative du quantifieur. Quelques
achèvements peuvent cependant se construire avec un quantifieur (Il est
beaucoup tombé, pendant cette période).
L’interprétation quantifiante de comme exclamatif est régie par les
mêmes contraintes : elle est exclue avec la plupart des achèvements
(* Comme il est entré ; * Comme il est arrivé ; * Comme il a atteint (un + le)
sommet ; * Comme il a acheté une voiture, etc.), notamment ceux qui
décrivent un procès unique (* Comme il est mort !), mais possible avec les
quelques achèvements compatibles avec beaucoup (Comme il est tombé,
pendant cette période !). La variable est alors interprétée comme
correspondant à un degré remarquable (i. e. élevé) de fréquence. Avec une
11
L’énoncé (8c) peut être analysé soit comme une exclamative indirecte, soit
comme une interrogative indirecte, selon les critères utilisés pour distinguer les
deux types de constructions, que certains linguistes (notamment Sandfeld
(1977 : 57 83)) ne dissocient pas.
12
« Les réalisations instantanées [ les achèvements] sont des situations
ponctuelles dont on n’envisage pas la durée, qui subissent un changement et qui
ont une borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
(1996 : 106)).
186 Estelle Moline
5. Les états 15
13
Dans Ils sont tombés comme des mouches, interprété à partir de ils sont tombés
à la manière des mouches, i. e. en masse, s’il y a bien répétition d’un même
procès (tomber), celui ci est attribué à des sujets différents appréhendés
globalement (ils).
14
L’acceptabilité est meilleure en construction indirecte, et avec l’emploi d’un
temps autre que le présent : (?* Comme il entre ! ; ?* Comme il arrive ! ;
?* Comme il atteint le sommet !; ?* Comme il trouve la solution !).
15
« Les états sont des situations qui ont une certaine durée et qui ne subdivisent
pas de changement dans l’intervalle temporel pris en considération et qui n’ont
pas de borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
1996 : 105). Par ailleurs, de nombreux états apparaissent sous la forme être +
Adj (être (malade + amoureux + etc.)). Ils ne sont pas pris en considération
dans le cadre de cet article.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 187
16
Toute la question est corrélée à la définition précise d’un adverbial de manière.
D’un point de vue sémantique, les adverbiaux de manière, réputés modifier le
déroulement d’un procès, sont en fait susceptibles d’en caractériser différents
aspects (cf. Nilson Ehle 1941). De façon générale, les activités constituent la
catégorie la plus apte à recevoir une modification adverbiale de manière. Enfin,
les adverbes en ment utilisés dans les exemples cités ne répondent de façon
homogène aux tests habituellement utilisés pour définir les adverbiaux de
manière (question en comment, foyer de la négation et de l’interrogation, etc.).
17
ce qui peut être glosé par « A quel point il est vrai que P ».
188 Estelle Moline
En effet, comme peut référer aussi bien à un haut degré du prédicat qu’à une
forme de manière qualifiante, correspondant à la manière dont le sujet
syntaxique éprouve le sentiment en question (cf. (plaindre + regretter)
sincèrement), et il n’est généralement pas possible de trancher entre ces deux
interprétations. Cette particularité est corrélée caractère atélique des états :
l’interprétation de la variante quantifiante est nécessairement comptable (cf.
Borillo 1998), et donc moins distincte de l’interprétation qualifiante que dans
le cas des situations téliques.
Les comparatives en comme se construisent avec les états dans des
conditions analogues. L’interprétation qualifiante est fréquente (aimer comme
un enfant ; aimer comme un frère). L’interprétation quantifiante est
également possible (aimer comme un fou), et correspond à une
réinterprétation de la manière (aimer comme un fou = à la manière d’un fou
= beaucoup). Dans de nombreux exemples, les deux interprétations ne
peuvent être dissociées :
(19) […] ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la soie, brillaient comme
de l'or au soleil. (Mérimée, Colomba)
(20) Le plancher de la sellerie luisait à l'oeil comme le parquet d'un salon.
(Flaubert, Madame Bovary)
6. Les accomplissements 18
18
« Les accomplissements sont des situations qui ont une certaine durée, qui
subissent un changement dans l’intervalle de temps pris en considération et qui
ont une borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
1996 : 106).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 189
19
Les glissements entre la catégorie des accomplissements et celle des activités
sont fréquents et réguliers : la présence ou l’absence de complément joue un
rôle important (manger ou écrire sont des activités, tandis que manger une
pomme ou écrire une lettre sont des accomplissements). De plus, Borillo (1989 :
225) indique que le déterminant du SN objet joue également un rôle dans la
catégorisation du prédicat : les déterminants partitifs (Manger (du riz + des
gâteaux) engendre une interprétation massive (activité), tandis que les
déterminants définis ou quantitatifs (Manger un bol de riz ; Manger (le + les +
un + trois) gâteau(x)) engendrent une interprétation comptable
(accomplissement). Enfin, certains prédicats sont compatibles aussi bien avec
un complément de forme en + durée, caractéristique des situations téliques,
qu’avec un complément de forme pendant + durée, caractéristique des
situations atéliques. Le même syntagme verbal peut donc, selon le type de
complément temporel qui l’accompagne, ressortir à la catégorie des
accomplissements (Il a lu un roman en une heure) ou à celle des activités (Il a
lu un roman pendant une heure, exemples repris de Borillo 1989 : 224).
190 Estelle Moline
(21) Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des
mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de
l'éternité ! (Flaubert, Madame Bovary)
20
L’acceptabilité est corrélée au type de déterminant qui accompagne le SN objet
(cf. Comme il (fume + a fumé) cette cigarette ! et Comme il (fume + a fumé) la
cigarette ! vs * Comme il (fume + a fumé) une cigarette !). De façon générale,
le déterminant indéfini singulier paraît peu compatible avec une exclamative en
comme.
21
Ces deux notions sont d’ailleurs très proches, la vitesse pouvant être interprétée
comme une forme de quantification dans le temps (vite beaucoup en peu de
temps).
22
vs Il mange sa soupe comme un cochon et Il mange comme (un ogre + un
oiseau), manger sans complément ressortissant à la catégorie des activités.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 191
7. Les activités 23
23
« Les activités sont des situations qui ont une certaine durée, qui subissent un
changement dans l’intervalle de temps pris en considération, mais qui n’ont pas
de borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
1996 : 105 106).
192 Estelle Moline
24
Il est à peu près aussi difficile de construire une comparative en comme
signifiant marcher silencieusement ou marcher tristement que manger
silencieusement.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 193
25
Nager décrit une manière de se déplacer moins naturelle pour l’humain que la
locomotion bipède, d’où les différences constatées dans le type de manière
susceptible d’être induit par ce verbe.
194 Estelle Moline
8. Conclusion
26
Cf. Nilson Ehle (1941 : 37) : « Certains verbes ont un sens complexe dont
différents éléments se laissent qualifier séparément par un adverbe. Ainsi, avec
des verbes du type parler, dire, écrire, répondre, etc., suivant qu’il est question
du caractère extérieur de l’action (qualité de la voix, de l’orthographe, de
l’écriture, etc.) ou de son caractère intérieur (c’est à dire des idées exprimées, le
sens des paroles énoncées ou écrites, la qualité de la phrase au point de vue de la
construction logique ou de l’expression stylistique, etc.) ». L’auteur illustre son
propos par la différence par écrire lisiblement et écrire clairement, écrire
clairement pouvant qualifier soit « l’aspect extérieur » (i.e. l’écriture) soit
« l’aspect intérieur » (i.e. le contenu).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 195
les achèvements. La qualification du procès est possible avec ces deux types
de prédicat.
Dans le cas des situations atéliques, un quantifieur reçoit une lecture
massive, et les deux interprétations (qualifiante et quantifiante) ne sont pas
nettement dissociées. La valeur précise de la plupart des exclamatives est
indécidable (Comme il dort ! ; Comme il souffre !), et le contexte permet
éventuellement d’éliminer des interprétations non pertinentes. L’interpré-
tation quantifiante d’une comparative résulte de la réinterprétation d’une
manière essentiellement qualifiante (aimer comme un fou ; manger comme un
ogre). Les activités se construisent aussi bien avec un adverbe quantifieur
qu’avec un adverbe de manière stricto sensu. L’interprétation des
comparatives est établie en fonction des propriétés afférentes du comparant
dans le domaine notionnel du prédicat verbal, et correspond à un type de
manière particulièrement saillant corrélé au sémantisme de ce prédicat. Les
états présentent un panorama plus diversifié, dans la mesure où seuls certains
prédicats admettent pleinement les deux interprétations.
L’interprétation du type de manière est fortement corrélée aux
propriétés sémantiques du prédicat verbal support de l’exclamation ou de la
comparaison. La description précise d’un nombre important de verbes est
nécessaire afin de déterminer quels adverbiaux de manière sont susceptibles
de modifier quels prédicats et d’identifier les types de manière les plus
saillants susceptibles d’être activés par les adverbiaux de manière qu-.
Références
Patrick MORENCY
Université de Neuchâtel
1. Introduction
Il est clair ici qu’on ne parle pas d’un événement se déroulant dans le futur,
mais d’un événement qui vient de se produire. La définition classique de ce
type d’usage des futurs simple et antérieur fait intervenir la modalité
épistémique ; il est évident que le sens d’un énoncé comme (1) ne peut être
épuisé par une valeur de vérité future, puisqu’il est mutuellement manifeste
que l’état de fait décrit par l’énoncé concerne le présent. On l’explique
∗
J’aimerais remercier Cécile Barbet, Steve Oswald et Louis de Saussure pour
leurs commentaires à propos et les nombreuses discussions stimulantes sur ce
sujet, ainsi que les participants au colloque AFLS 2007, en particulier Patrick
Caudal et Pierre Larrivée.
1
Cf., entre autres, Damourette & Pichon (1911 36), Nef (1984) et Martin (1987),
et, plus récemment : Rocci (2000), Dendale (2001), Celle (2004), Borillo
(2005).
Une autre notion que nous emploierons dans cette étude est la
distinction faite par Sperber & Wilson (1995) entre usages descriptifs et
usages non descriptifs (ou interprétatifs). Le premier type d’usage se
rencontre lorsque la représentation énonciative est une description des états
de choses réels ou désirables (en réalité : lorsque l’énoncé représente une
pensée du locuteur à propos d’un état du monde). Le second est soit une
interprétation d’une pensée ou d’un énoncé allocentrique d’un état de choses
réel ou désirable, soit une interprétation d’un état de choses entretenu d’une
2
manière particulière (Sperber & Wilson 1995 : 231-232). Selon Saussure
(2003 et 2005), tout usage d'un temps verbal utilisé pour communiquer autre
chose que le temps est considéré comme un usage non descriptif. Nous
postulons que c'est en usage non-descriptif que sont produits des énoncés
marqués épistémiquement par le temps verbal. En effet, dans ces
occurrences, L ne dit pas P mais dit quelque chose à propos de P : P est
enchâssé dans une modalité épistémique ; de plus, n’est pas produit par
une marque explicite mais résulte d’un enrichissement pragmatique. Notre
hypothèse de travail sera que l’effet épistémique du futur repose sur une
2
« an interpretation of some thought which it is or would be desirable to entertain
in a certain way » (1995 : 231)
Enrichissement épistémique du futur 199
3
Cf. les Coordonnées de Reichenbach (1947), S moment de parole ;
E moment de l’éventualité ; R moment de référence.
4
Blakemore (1987) fonde cette distinction en posant que la plupart des
connecteurs n’encodent pas des concepts mais des instructions, c’est à dire une
procédure, déterminant les inférences à tirer pour comprendre les énoncés. Cf.
également Blakemore (2000) et Luscher (1998). L’hypothèse de Moeschler
(1998) que les temps verbaux sont des expressions procédurales est développée
en détail par Saussure (2003), qui par ailleurs propose une manière
algorithmique d’envisager ces procédures.
5
Voir Morency & Saussure (2006 : 58 62), pour une discussion plus détaillée de
la vérifiabilité en usage épistémique.
200 Patrick Morency
6
potentiel de vérifiabilité dans un moment futur . Nous postulons une
procédure similaire pour l’usage épistémique du futur antérieur, où le
participe passé constitue l’état résultant qui sert de conclusion supposée pour
une perception indirecte (i.e. inférée) de sa cause. Dans Morency & Saussure
(2006) nous avions aussi évoqué l’éventualité que le futur périphrastique
puisse être utilisé de façon épistémique, ainsi que, peut-être de manière
moins évidente à saisir, l’usage d’un futur épistémique utilisé avec une valeur
proprement future (ibid.).
Avant d’aller plus loin dans notre description du fonctionnement de
l’usage épistémique, nous devons brièvement mentionner notre position
quant à la temporalité et la modalité des temps verbaux exprimant le futur. La
dichotomie entre ces deux notions a été remise en cause par bon nombre de
7
travaux récents, par exemple Vetters (1996) et Gosselin (2005) . Notre point
de vue à cette égard est que les temps verbaux peuvent contenir aussi bien
une composante modale que temporelle ; ainsi, ce sera lors du traitement
pragmatique d’un énoncé contenant un futur simple (ou antérieur) que l’une
ou l’autre composante sera plus saillante et donc plus pertinente. Nous
pensons que ces deux composantes sont toujours co-présentes dans les temps
futur, aucune n’éliminant totalement l’autre.
6
Cf. à ce sujet Rocci (2000 : 269 270).
7
Gosselin (2005 : 75) précise à propos de cette dichotomie : « cette assimilation
temporel à réel, certain… et de modal à irréel, incertain… qui fonde la
dichotomie exclusive entre temporalité et modalité nous paraît injustifiable tant
au plan conceptuel que du point de vue empirique. Car ce qui est simplement
possible ou incertain, voire impossible, est tout autant situable dans le temps
(…) que ce qui est réel. ».
Enrichissement épistémique du futur 201
L’exemple (3) est une trivialité, et donc exprime un fait réputé certain. Pour
l’énoncé (4), nos connaissances des lois de la physique le rendent également
parfaitement prévisible, pour autant qu’il s’agisse d’un verre fait de verre et
non de tout autre matériau capable de résister à l’impact, ou que la moquette
soit particulièrement épaisse etc. ; néanmoins, le fait décrit par (4) est plus
contingent, donc la fiabilité de la prédiction est plus sensible au contexte.
L’exemple (5) semble présenter une prédiction plus risquée : lorsqu’il est
prononcé par un climatologue nous mettant en garde contre le réchauffement
de la planète, nous comprenons tous à quel point cela est vraisemblable, sans
en être totalement certain (peut-être s’est-il trompé dans ses calculs ou peut-
être que cet état futur est évitable). L’énoncé (6) décrit quant à lui un
événement équiprobable (excepté si l’on considère le pourcentage de chance
minime que le côté beurré sera le côté qui touche le sol à cause du poids du
beurre), et donc la prédiction apparaît comme beaucoup plus risquée,
s’apparentant déjà assez clairement à une opinion, c’est-à-dire à une
modalité. Enfin, l’exemple (7) reste une prédiction similaire à l’énoncé en
(6), à ceci près que (7) est potentiellement plus subjectif s’il est manifeste
qu’il s’agit d’une spéculation du locuteur, marquant ainsi un peu plus
l’énoncé de l’appréciation du locuteur. Nous proposons une échelle allant
d’une prédiction objective à une prédiction subjective ; à chaque étape le
champ de connaissances se restreint. Pour le destinataire de ces énoncés, en
(3) la réalisation de la prédiction ne dépend aucunement du locuteur, alors
qu’en (7), il serait qualifié de subjectif, avec le locuteur comme source
principale de l’information. C’est peut-être l’un des aspects qui permettent
une lecture épistémique au présent :
(3’) [En ce moment] le soleil se lèvera à l’est.
(7’) [En ce moment] l’autoroute sera fermée.
202 Patrick Morency
subjectivité des prémisses en jeu. Mais dans les énoncés qui comportent une
modalité épistémique (qu’elle soit affichée ou non), un facteur autre que la
subjectivité ou l’objectivité des prémisses entre dans le calcul : le degré de
certitude. Le degré de certitude sera déterminant pour l’interprétation de
l’énoncé : savoir si le locuteur croit simplement possible une proposition ou
s’il la croit probable voire presque certaine aura des conséquences pour
l’appréciation du destinataire. Il nous reste donc à détailler ces degrés et
hiérarchiser les termes les exprimant ; nous parlerons d’échelle épistémique.
Prenons les énoncés suivants :
(8) C’est peut être le facteur.
(9) C’est probablement le facteur.
(10) Ce doit être le facteur.
(11) Ce sera le facteur.
8
Cf. aussi Dendale (2001) pour une étude contrastive de devoir épistémique et du
futur épistémique.
204 Patrick Morency
verrons ci-dessous. Il est sans doute à présumer que cette production d’effet
tient également au caractère implicite de la modalité.
Pour en revenir à la notion d’échelle épistémique, nous pouvons tester
ces différences de degré de certitude par le biais d’une complémentation par
“et même B” et qui porte sur le renforcement de la modalité sur son échelle,
dans une séquence du type A et même B. Lorsque cette complémentation
fonctionne, il y a renforcement de A par B; quand elle ne fonctionne pas, c'est
qu'il faut modifier A, ce qui implique une réinterprétation de A, qui est
annulé (ou remplacé). Cela est dû au fait que le renforcement n’est par nature
pas contradictoire, tandis que l’amoindrissement l’est. Par exemple :
(12) C'est peut être le facteur, et même probablement (lui).
(13) ? C'est probablement le facteur, et même peut être (lui).
(14) Ce sera le facteur, et même ce doit être lui.
(15) ? Ce doit être le facteur, et même ce sera lui.
(16) ? Ce sera le facteur, et même c’est peut être lui.
(17) ? Ce sera le facteur, et même c'est probablement lui.
très bien pu lui être communiquée alors qu’avec Ce sera le facteur, il indique
clairement qu’il est à la fois la source et le créateur de cette information ; il
prend en charge la prédiction à laquelle il croît.
Ainsi le calcul de la probabilité de P est le moteur du calcul de la
prédiction : c’est après que le locuteur a inféré la probabilité de P qu’il offre
cette prédiction. Cet usage est épistémique justement pour cette raison-là : un
énoncé épistémique vise à communiquer la trace du calcul des probabilités du
locuteur dans son énoncé, afin de permettre à son interlocuteur de connaître
la force des prémisses qui lui sont communiquées – sans pour autant que ce
dernier les connaisse directement.
9
Vetters (communication personnelle), signale que le français de certaines
régions (p.ex. la Belgique francophone) accepte plus aisément l’usage
épistémique du futur simple.
206 Patrick Morency
10
Toute marque d’inacceptabilité ou de difficulté d’acception d’un exemple ? ou
* se réfère à la lecture épistémique.
Enrichissement épistémique du futur 207
moins appréciable avec certitude. Dans ce cas-là un énoncé tel que Je suis
peut être/probablement malade n’a rien d’étrange.
La situation est similaire pour des énoncés à la deuxième personne du
singulier cf. (21)-(22) ou du pluriel cf. (23)-(24) ainsi qu’à la première
personne du pluriel cf. (25)-(27) :
(21) (?) T’auras une petite grippe.
(22) (?) T'auras 20 Francs à me prêter.
(23) [médecin, avant les résultats du laboratoire] Vous aurez la grippe, monsieur.
(24) [médecin, après les résultats du laboratoire] ? Vous aurez la grippe,
monsieur.
(25) [les interlocuteurs sont dans une salle dont les murs sont recouverts de
hiéroglyphes] ? Nous serons dans une tombe égyptienne.
(26) [les interlocuteurs se réveillent dans le noir et sentent du bout des doigts ce
qu’ils pensent être des hiéroglyphes] (?) Nous serons dans une tombe
égyptienne.
(27) Des stations météo? Nous en aurons quelques unes par ici11.
11
Enoncé entendu dans un magasin à Lyon, emprunté à Saussure (communication
personnelle).
208 Patrick Morency
12
(29) En ce moment, Paul traversera un tunnel .
Mais il suffit d’ajouter un contexte adéquat (ou le rendre plus saillant) pour
que connaître puisse être interprétable épistémiquement :
(31) A : J’ai un problème de maths insoluble.
B : Demande à Pierre, il connaîtra la solution.
Qu’est-ce qui rend (30) moins recevable que (31) ou (32) ? Certes,
l’expression « demande à Pierre » facilite l’enrichissement épistémique, mais
ce n’est pas l’explication principale. Le contraste de (31-32) avec l’exemple
(30) réside dans le fait que la connaissance qu’on invoque est d’un type
différent, il s’agit de connaître Paul en tant que personne alors qu’en (32) il
s’agit de connaître la fonction de la personne (plombier). Ce n’est pas que
Pierre connaisse un certain X, mais plutôt que ce X sait faire Y ; l’utilité de
l’information communiquée en (32) réside en cela et c’est cette nuance qui
permet son enrichissement épistémique.
Un autre élément intéressant à propos de connaître, en (31)-(32), relève
de ce qu’il y a plusieurs façons de voir le moment de connaissance de la
proposition P : soit Pierre connaît déjà P, au moment S de l’énoncé, soit il
connaîtra P, après S, dans le moment futur où la question lui sera posée
réellement – mais dans les deux cas, il s’agit d’une prédiction du locuteur à
12
Exemple de Sthioul (2007)
13
L’incertitude dans ces cas ci s’apparente à des faits comme la disponibilité,
l’intention et/ou la compétence de la personne à laquelle on se réfère.
Enrichissement épistémique du futur 209
propos d’un événement présenté comme une croyance sûre à propos d’un P
probable, déjà au moment S.
Prenons encore le cas du verbe attendre dans la paire d’exemples
suivante, qui varie la projection de S’ :
(33) Tu restes pour un café ? Non, merci, ma famille m’attendra.
(33’) Tu restes pour un café ? Oui, merci, ma famille m’attendra.
Certes, une lecture épistémique de (33) est peu plausible, car une lecture
concurrente, causale, est possible (si je ne rentre pas, ma famille devra
m’attendre). Mais une lecture épistémique dans le présent reste possible,
l’intonation et le contexte aidant (ma famille m’attendra déjà). En (33’) par
contre, le temps de référence est futur, tout en étant enrichi épistémiquement.
Un énoncé comme Oui, merci, ma famille m’attend probablement ne semble
pas une réponse plausible à l’invitation au café. En revanche, Oui, merci, ma
famille peut probablement m’attendre (un peu plus) ne pose pas ce problème,
pour autant que ce que le locuteur exprime comme supposition est une
volonté d’attendre (plutôt que l’obligation ou la capacité). Cette différence
d’appréciation d’attendre est le fruit d’implicatures : en (33) l’implicature
ressemble à ma famille ne peut pas m’attendre alors qu’en (33’) l’implicature
qui fait le plus sens serait quelque chose comme ma famille peut attendre,
d’où la confiance qu’il a dans leur volonté de l’attendre. Nous pensons que
ces implicatures sont générées par la conjonction de « non » et « oui » avec
l’enrichissement épistémique du futur simple ; ce qui nous pousse à
reconsidérer l’importance des composantes de l’énoncé : soit les éléments
contextuels, soit d’autres expressions qui lors de l’interprétation de l’énoncé
ajoutent une instruction facilitant l’usage épistémique. Nous voyons donc que
les contraintes « classiques » peuvent, dans les bonnes conditions, ne pas
bloquer l’enrichissement épistémique.
Plusieurs des énoncés que nous avons traités semblent coûteux ou peu
naturels, requérant un contexte très particulier. Il existe toutefois des facteurs
linguistiques qui facilitent la lecture épistémique, et nous allons évoquer
maintenant les principaux d’entre eux. Chacun de ces facteurs affecte par
ailleurs l’interprétation de l’énoncé à sa manière, avec ses effets propres.
Nous allons les examiner successivement et ré-analyser quelques cas limites
– rendus acceptables – puis tenter d’expliquer pourquoi ces expressions
affectent l’énoncé de la sorte.
Nous avons déjà évoqué le contexte (au sens large), mais le co-texte
joue également un rôle primordial pour l’usage épistémique du futur, les
210 Patrick Morency
L’enrichissement épistémique est facilité par des expressions qui, soit rendent
la situation d’énonciation plus manifeste, cf. (18’), soit sont des expressions
encodant une procédure qui rend plus manifeste l’attitude propositionnelle du
locuteur, cf. (20’) et (22’). Le bien en (22) pourrait être vu comme
amoindrissant, invitant une valeur épistémique de probabilité, du type il est
probable que tu as 20 francs. Peut-être peut-on plutôt y voir l’expression
d’une autre forme de valeur épistémique, à savoir la représentation d’une
certitude ou d’une nécessité : il est sûr que tu as 20 francs à me prêter, qui
invite une conclusion positive sur la satisfaction possible d’une telle
demande, qu’ici le futur putatif modalise en l’amoindrissant pour des raisons
de face. Mais quelle que soit l’analyse qu’on voudra faire de ce bien, il est
clair que cette colocation permet l’effet subtil de l’évidence d’un fait pour le
locuteur (avoir 20 francs) conjointe à une modalisation de ce fait. Des
implicatures peuvent alors être associées à ce type d’énoncé, comme 20
francs, c’est peu demander et/ou tu es généreux. D’autres expressions comme
voilà tout ou tel que je te connais, ci-dessous, génèrent aussi des effets
particuliers :
(34) [au téléphone] Tel que je te connais, tu nous attendras.
L’ajout de voilà tout en (20’) et tel que je te connais en (34), introduisent une
valeur rassurante (c’est tout, et ce n’est donc rien de plus grave) et explicative
par l’addition d’un élément explicite qui compense le surcoût de traitement
provoqué par l’utilisation du futur simple dont le degré de manifesteté fait
défaut dans le contexte. Voilà tout exprime ainsi une conclusion rassurante
par l’implicature ne t’inquiète pas. Et tel que je te connais met en évidence
un ensemble de prémisses qui a servi pour l’inférence présentée comme une
supposition raisonnable en (34). Le co-texte peut donc faciliter
l’enrichissement épistémique.
Cependant, il faut que le co-texte soit convergent avec la proposition
modalisée ; la chose est flagrante avec des appositions à gauche qui font
directement référence à l’état mental d’incertitude et/ou à la subjectivité du
locuteur, comme sans doute, apparemment, à en croire X ou alors avec des
expressions qui créent des attentes, comme demande à X en (31) – (32).
(19’) A Où es tu en ce moment?
B À en croire mes yeux, je serai chez moi.
Enrichissement épistémique du futur 211
4. Conclusion
Références
Biber, D. ; al. (1999). Longman grammar of spoken and written English,
London : Longman.
Blakemore, D. (1987). Semantic constraints on relevance, Oxford :
Blackwell.
Blakemore, D. (2000). Indicators and procedures : nevertheless and but,
Journal of Linguistics 36 : 463-486.
Borillo, A. (2005). Parmi les valeurs énonciatives du futur, le futur
conjectural, in : F. Lambert, ; H. Nolke, (éds), La syntaxe au cœur de la
grammaire, Rennes : P.U.R.
Celle, A. (2004). The French future tense and English will as markers of
epistemic modality, Languages in Contrast 5.2 : 181-218.
Damourette, J. ; Pichon, E. (1911-1936). Des mots à la pensée. Essai de
grammaire de la langue française, Paris : d’Artrey.
Dendale, P. (2001). Le future conjectural versus devoir épistémique:
differences de valeur et de restrictions d’emploi, Le Français Moderne
69.1 : 1-20.
Ducrot, O. (1984), Le dire et le dit, Paris : Minuit.
Enç, M. (1996). Tense and Modality, in : S. Lappin, (ed.), The Handbook of
Contemporary Semantic Theory, Oxford : Blackwell, 345-358.
Gosselin, L. (2005). Temporalité et modalité, Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Klinge, A. (1993). The English modal auxiliaries: from lexical semantics to
utterance interpretation, Journal of Linguistics 29 : 315-357.
Kratzer, A. (1981). The notional category of modality, in : H.-J. Eikmeyer ;
H. Rieser, (eds.), Words, Worlds and Contexts, Berlin : de Gruyter : 38-
74.
Lewis, D. (1986). On the Plurality of Worlds. Oxford : Blackwell.
Luscher, J.-M. (2002[1998]). Eléments d’une pragmatique procédurale,
Göppingen : Kummerle.
Martin, R. (1987). Langage et croyance, Bruxelles : Mardaga.
Moeschler, J. (1998a). Les relations entre événements et l’interprétation des
énoncés, in : J. Moeschler & al., Le temps des événements, Paris :
Kimé : 293-321.
214 Patrick Morency
Adeline PATARD
Céline VERMEULEN
Université Paul-Valéry – Montpellier 3
0. Introduction
Desclés part du principe que l’analyse des temps et des aspects « impose de
prendre en compte différents référentiels temporalisés afin de les articuler
entre eux » (1994 : 60). Il représente ainsi les procès sur différents
référentiels, en fonction d’un référentiel principal : le référentiel énonciatif.
Pour les phrases hypothétiques, Desclés propose la création de référentiels
1
Selon la classification traditionnelle héritée de la grammaire latine, nous
qualifions de potentielles les phrases hypothétiques décrivant des faits
« possibles » au moment de l’énonciation, et d’irréelles celles décrivant des
faits « irréalisables » au moment de l’énonciation (Cf. par exemple Cappello
1986, Martin 1991).
des possibles. Ces référentiels sont des référentiels non actualisés secondaires
qui se greffent au référentiel énonciatif principal. Desclés note que, dans
certains de ces référentiels, « les faits racontés ne sont pas repérés par rapport
à l’énonciation initiale » et « ne sont donc pas entièrement pris en charge par
l’énonciateur, qui ne les a pas constatés par lui-même et qui, par conséquent,
ne s’en porte pas garant » (1994 : 63). C’est le cas selon lui dans les phrases
hypothétiques où le subordonnant si provoque un décrochage, une rupture par
rapport au référentiel énonciatif. Par conséquent, il y a création d’un autre
référentiel : un référentiel des possibles, dans lequel les procès sont
éventuellement réalisables, mais non encore réalisés. Ainsi, dans l’exemple :
(2) Si Paul avait de l’argent, il te le donnerait. (Desclés 1994 : 65)
où le procès à l’imparfait (ici décider) reste réalisable, même s’il paraît peu
probable. Ainsi ces phrases montrent que l’IMP ne signifie pas forcément la
non-réalisation du procès exprimé dans si P. La question se pose alors de
savoir d’où procèdent ces effets d’irréel (la situation est présentée comme
non réalisée) et de potentiel (la situation est donnée comme réalisable). Le
dispositif de Desclés ne permet donc pas tel quel de décrire ces effets de sens
dans les phrases de forme [Si P(IMP), Q (COND)] et doit être complété.
Cela confirme, selon Gosselin, que l’IMP ne porte pas sur le procès
(contrairement au passé composé), mais sur un méta-prédicat ici explicité par
c’est vrai que.
Ensuite, le dispositif permet de prédire les effets de sens potentiel et
irréel habituellement observés dans ce tour. Ainsi, lorsque le contexte
suppose que la possibilité prospective exprimée par le méta-procès est
révolue, il en résulte un effet d’irréel du présent. C’est entre autres le cas
rencontré par défaut lorsque l’IMP induit par implicature un passé révolu (Cf.
exemple (4)).
2
Il s’agit typiquement du procès de la principale dans une phrase au style indirect
comme dans : Il disait qu’il viendrait (Gosselin 1999 : 35).
218 Adeline Patard & Céline Vermeulen
Ainsi, en (8), le procès être riche n’est pas juste envisagé dans sa possible
réalisation, il est posé comme réel dans le passé. L’IMP ne porte donc pas ici
sur un méta-procès exprimant la possibilité prospective, mais bien sur le
procès lui-même. En conséquence, ce n’est pas la construction [si P(IMP),
apodose] qui est responsable de la possibilité prospective.
L’interprétation d’une possibilité prospective semble plutôt liée à la
présence du COND. En effet, si l’on remplace dans (8) l’IMP par un COND
(9), on constate que l’IMP ne s’applique plus à un procès passé, mais porte
sur quelque chose explicité par c’est vrai que que Gosselin interprète comme
la possibilité que le procès ait lieu :
(9) S’il était riche, il serait pingre.
(9’) Si c’était vrai qu’il est riche, il serait pingre.
3
Notons que l’hypothèse de Gosselin a été reprise par Vetters (2001) qui lui
associe cette fois une approche inactuelle de l’IMP (et du COND).
Essai de représentation de la phrase hypothétique 219
fait pas intervenir l’idée d’une possibilité prospective : selon nous, l’élément
sur lequel porte l’IMP correspond bien à la « modalité d’assertion du
procès » exprimé dans si P (Gosselin 1999 : 38), et plus précisément nous
ferons l’hypothèse dialogique que l’IMP s’applique ici à l’énonciation de P
(et donc à la modalisation de son contenu propositionnel).
Bres propose de voir l’IMP dans les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q
(COND)] comme portant sur l’énonciation du procès de P. Il sollicite pour
cela l’approche dialogique déjà développée entre autres dans Bres (1999),
Bres (2001) et(Bres & Vérine (2002) que nous présentons rapidement.
En s’appuyant sur les travaux de Bakhtine (notamment Bakhtine 1984),
Bres définit le dialogisme comme « la capacité de certains énoncés à faire
entendre, outre la voix de l’énonciateur [-locuteur], [une ou] d’autres voix qui
le feuillettent énonciativement » (Bres 2001 : 83). L’auteur reprend ensuite
l’analyse de Bally de l’actualisation phrastique comme application d’un
modus (ou modalité) à un dictum (ou contenu propositionnel) (2001 : 85) et
qualifie de monologique un énoncé dans lequel l’acte de modalisation porte
sur un dictum. Ainsi dans l’exemple :
(10) Les trois otages occidentaux des Khmers rouges ont été assassinés. (Bres
2001 : 85)
4
Parfois, e1 peut également renvoyer à la personne qui joue le rôle d’E1. Bres (1999 : 196)
parle alors d’autodialogisme : l’énonciateur E1 réfère à un dire présupposé qu’il a pu
énoncer dans le passé en tant que e1.
Essai de représentation de la phrase hypothétique 221
1.4. Conclusion
2.1. L’IMP
B1 I II B2
01 02
2.2. Le COND
I’ II’ I II
01 02
(16) Laffitte lorsque je l’ai rencontré, m’a formellement dit qu’il viendrait ici.
(Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe)
L’IMP est ici dialogique car l’intervalle de référence qu’il situe dans le passé
de l’énonciation, grâce à sa valeur temporelle, correspond à une énonciation
passée par ailleurs explicitée par la proposition principale « Pierre a dit ». La
valeur passée de l’IMP indique donc la position temporelle de cette
énonciation secondaire par rapport au présent. Signe que l’IMP ne porte pas
ici sur le procès être à Paris, mais sur son énonciation, on peut ajouter un
complément de temps non passé :
(17’) Des gens m’ont dit qu’elle était AUJOURD’HUI à Paris avec son homme.
B1 B2
e1
I II
E1
01 02
6
Nous nous opposons en cela à un auteur comme Vuillaume (2001) qui considère
que l’imparfait est toujours dialogique (ou polyphonique).
7
Cette position est défendue entre autres par Abouda (1997), Donaire (1998),
Vuillaume (2001) et Haillet (2002).
226 Adeline Patard & Céline Vermeulen
I II
e1
I’ II’
E1
01 02
Ce schéma montre que E1 rend compte que d’une énonciation passée notée
[I’,II’]. L’énonciateur e1 prend quant à lui en charge le procès (envisagé à
travers l’intervalle [I,II]). Remarquons que le procès peut se situer dans le
passé, le présent ou le futur du locuteur (moment de l’énonciation), dans la
mesure où il reste postérieur à II’.
En résumé, l’IMP autorise le dialogisme dans un co(n)texte qui lui est
favorable, tandis que le COND impose le dialogisme en tout co(n)texte.
(20) « Si la totalité des terres cultivables était dédiée aux biocarburants, seule la
moitié des besoins serait couverte », affirme Yann Wehrling, patron des
Verts. (Le canard enchaîné)
Nous avons vu en section 3.3 que le COND imposait le point de vue d’un
énonciateur secondaire e1, distinct de l’énonciateur principal E1, (i) qui est
situé dans le passé et (ii) qui envisage le procès comme ultérieur à lui-même.
Cette propriété du COND produit en co(n)texte hypothétique un effet de
moindre probabilité. En effet, dans le cadre hypothétique, la non-prise en
charge du procès au COND par l’énonciateur principal E1 est interprétée
comme une moindre probabilité du procès : si E1 se défausse de l’assertion
du procès sur un énonciateur secondaire e1, c’est qu’il est peu probable que
le procès soit le cas. Ainsi dans :
(21) Si Sarko forçait son destin, le député Domergue pourrait bénéficier des
retombées... (Midi libre)
On constate qu’avec un futur simple (et un présent), les faits semblent plus
probables. En effet, le futur n’est pas dialogique : E1 assume donc
pleinement l’énonciation du procès pouvoir bénéficier.
La combinaison du COND avec si dans l’apodose demande qu’on
emploie dans la protase une forme verbale capable de reproduire le
dialogisme de l’apodose dans la protase. En effet, nous avons vu que si pose
228 Adeline Patard & Céline Vermeulen
Sous l’action conjuguée de si et du COND, c’est donc l’IMP qui est employé
dans la protase car il peut signifier la présence dans le passé d’un
énonciateur secondaire e1. L’IMP s’interprète alors dialogiquement : au lieu
de situer le procès dans le passé, il indique que l’énonciation de ce procès
n’est pas le fait de l’énonciateur principal E1, mais d’un énonciateur e1
passé. En reportant ainsi le dialogisme de l’apodose dans la protase, l’IMP
permet également de reconduire l’effet de moindre probabilité lié au COND :
l’E1 se défausse de l’énonciation du procès de la protase sur un e1, suggérant
ainsi que ce procès est peu probable. On obtient la représentation suivante de
la sémantique de la phrase [Si P (IMP), Q (IMP)]. Les deux premiers axes
représentent la valeur du COND et les deux seconds représentent celle de
l’IMP.
Soit l’exemple :
(22) Même si, sur blessure, elle devait déclarer forfait pour l’heptathlon aux
Championnats de France, Barber resterait sélectionnable pour Athènes.
(L’équipe)
Essai de représentation de la phrase hypothétique 229
I II
Apodose e1
(COND) I’ II’
E1
B1 B2
Protase e1
(IMP) I II
E1
01 02
Ici, c’est un COND (serait) et non un IMP qui est employé dans la protase.
Donc, contrairement à ce qu’on pourrait penser (Cf. Leeman 2001 et Vetters
2001), le COND est possible dans la protase. La raison est la suivante : le
COND permet de situer dans le passé un énonciateur e1, son emploi dans la
protase répond donc adéquatement à la demande de dialogisme émanant du
COND dans l’apodose. Ce phénomène confirme le fait que la protase requiert
un temps pouvant signifier la présence d’un e1 passé.
En outre, l’influence du COND dans la phrase hypothétique devient
claire si on le remplace par un IMP. On observe alors que l’interprétation
dialogique se perd. Soit l’exemple fabriqué :
(24) S’il était riche, il serait pingre.
Nous avons remplacé le COND serait de l’apodose par l’IMP était et l’on se
rend compte que l’interprétation dialogique a disparu. Les faits décrits
semblent non seulement probables, mais ils apparaissent comme ayant eu lieu
dans le passé : la corrélation hypothétique contribue ici à signifier une
concession qui oppose les procès était riche et était pingre. L’IMP trouve
donc en (25) un emploi temporel monologique. En conclusion, sans le COND
dans l’apodose, l’IMP de la protase ne peut avoir de lecture dialogique.
Enfin, l’interprétation dialogique de l’imparfait apparaît de façon
explicite lorsqu’on pratique le test de c’est vrai que proposé par Gosselin
(1996 : 36). Soit l’exemple :
(26) Si tout le monde vivait comme un français, il faudrait deux planètes de plus
pour subvenir aux besoins de l’humanité. (Marie Claire)
Si l’on utilise c’est vrai que dans la protase, on obtient la phrase suivante :
(26’) Si c’était vrai que tout le monde vit comme un français, il faudrait deux
planètes de plus pour subvenir aux besoins de l’humanité.
L’IMP porte alors sur c’est vrai que et non sur le procès vivre lui-même. En
effet, ce que l’IMP situe dans le passé, ce n’est pas le procès lui-même, mais
sa modalisation (c’est-à-dire son énonciation) ici matérialisée par c’est vrai
que. Autrement dit, c’est vrai que explicite la modalisation du contenu
propositionnel de la protase : tout le monde vivre comme un français : cette
expression permet d’asserter la réalité de cette proposition. Du coup, en
employant un IMP dialogique, la modalisation du contenu propositionnel est
Essai de représentation de la phrase hypothétique 231
située dans le passé car l’énonciation par e1 de « tout le monde vit comme un
français » appartient au passé. C’est aussi pourquoi le procès n’est pas
interprété comme passé, ce n’est pas lui qui est antérieur à T0, mais sa
modalisation et donc son énonciation.
On peut distinguer trois types d’effets modaux produits dans les phrases
hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)] :
(i) Si dénote un sens modal hypothétique : il permet de supposer la
réalité du procès de la protase.
(ii) Le COND et l’IMP, qui sont alors dialogiques, expriment la
moindre probabilité des faits décrits : ils marquent un désengagement de E1
dans l’assertion des procès, ceux-ci apparaissent donc comme incertains.
(iii) Des facteurs co(n)textuels hétérogènes sont responsables des effets
de sens potentialis et irrealis qui ne possèdent pas en français de marques
formelles explicites. Suivant les analyses de Martin (1991) et Gosselin
(1999), on peut identifier au moins trois effets différents :
– l’effet d’irréel du présent : il s’agit de l’interprétation par défaut produit
conjointement, a) par l’effet de moindre probabilité de l’interprétation
dialogique du COND et de l’IMP, et b) par la localisation dans l’époque
présente impliquée par le COND (nous expliquerons ce dernier fait infra) ; la
conjonction de ces deux éléments conduit à interpréter le procès comme étant
non réel ; ainsi dans l’exemple suivant le procès étiez appartient à un monde
irréel présent :
(27) à Dijon on avait fait un une formation on avait passé deux entretiens et moi
j’avais eu droit comme comme question « si vous étiez un aliment vous
seriez quoi ? » (Conversation orale)
– l’effet de potentiel du futur : le procès est conçu comme pouvant avoir lieu
dans le futur ; cette interprétation est par exemple obtenue à partir d’un
circonstanciel à valeur de futur, « jeudi » dans l’exemple (29) (Gosselin
1999 : 39) :
232 Adeline Patard & Céline Vermeulen
(29) Comment vas tu ? Si par hasard (ceci est un reproche) tu te décidais à venir
jeudi il faudrait remettre cette faveur extraordinaire au jeudi suivant. (Sand,
Correspondances)
Alors que (33) est incorrect avec le COND, (33’) devient tout à fait possible
avec l’IMP. Le COND semble donc interdire dans ce tour toute interprétation
Essai de représentation de la phrase hypothétique 233
passée des procès. L’IMP ne fait ensuite que s’aligner sur cette exigence
contextuelle en donnant lieu à une interprétation non passée.
5. Conclusion
La sémantique des phrases en [si P (IMP), Q (COND)] repose donc sur trois
éléments, (i) la structure conditionnelle [si protase, apodose], (ii) le COND et
(iii) l’IMP.
Le fait nouveau qui ressort de cette étude est le rôle crucial du COND qui
apparaît comme l’élément pivot du tour hypothétique :
– combiné avec si, c’est lui qui demande l’emploi d’un IMP dans la protase ;
– il est également responsable, du fait de sa valeur dialogique, de l’effet de
moindre probabilité produit ;
– enfin, il semble imposer la lecture par défaut d’un irréel du présent (ce
dernier fait reste encore à préciser).
Références
Agnès PROVÔT
Jean-Pierre DESCLÉS
Aude VINZERICH
LaLIC - Université Paris-Sorbonne
1. Introduction
1
Nous renvoyons aux articles de Le Goffic P. (éd.), (2001) qui exposent cette
problématique.
2
Dire qu’une suite d’occurrences est ouverte signifie que dans cette suite le
dernier événement réalisé n’est pas (nécessairement) l’événement de clôture,
celui qui fermerait la suite, car la suite étant ouverte, une autre occurrence peut
avoir lieu ultérieurement.
238 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
REN
J0
T0
3
La distinction entre référentiels n’est pas indépendante de l'opposition entre
histoire et discours de Benveniste (1966 : 238 250), mais elle est plus
formalisée et précise (voir Desclés 1980, 1994)
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 239
Les concepts théoriques que nous venons d’exposer vont nous permettre
maintenant de définir l’invariant du présent de l’indicatif : celui-ci est
exprimé par un aspect inaccompli et une opération de concomitance qui n’est
pas réductible à la simultanéité temporelle avec l’énonciation. En effet,
comme nous le verrons, l’invariant n’est pas une valeur essentiellement
temporelle, si l’on définit « temporel » par « insertion dans une organisation
passé – présent – futur d’un Référentiel Externe ». Cette valeur doit être
construite par abduction à partir de l’analyse aspecto-temporelle des
différents emplois du présent.
Comme certains auteurs l’ont déjà affirmé (par exemple M. Arrivé, F.
Gadet et M. Galmiche 1986 : 562), la notion de concomitance est
fondamentale. Toutefois nous tenons à préciser cette notion qui peut être :
– soit une concomitance stricte entre T0 et la borne droite du procès dont le
verbe est au présent de l’indicatif et qui se situe dans le REN (partie 2. de
l’article) ;
– soit une concomitance stricte entre T0 et le procès situé dans le REN avec
en plus une synchronisation avec le REX (partie 3.) ;
– soit une concomitance par synchronisation du REN avec un autre
référentiel dans lequel se situe le procès (parties 4. et 5.).
4
Les situations de ce Référentiel Non Actualisé sont « non actualisées » parce
qu’elles ne sont pas intégrées dans le REN, n’étant, sauf indication contraire, ni
réalisées, ni visées, ni en cours de réalisation. Cependant elles sont actualisables
lorsque certaines indications permettent de les situer soit dans le REX (avec un
temps calendaire) soit de les relier explicitement par synchronisation à
l’énonciation en cours (ce qui m’est arrivé ce jour là a eu lieu effectivement
l’année dernière).
240 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
PROC(je être-
en-train-de-manger)
REN
T0
J0
Figure 2 Diagramme du processus « Je suis en train de manger » dans le REN
Toutefois, dans la figure ci-dessus, le procès est légèrement décalé vers le
haut par rapport au REN, pour une meilleure lisibilité, alors qu’il sera, dans la
suite de l’article, situé directement dans le référentiel ; de même, certaines
bornes seront supprimées pour alléger le diagramme (de façon
conventionnelle, le point indique une borne fermée, et la flèche, une borne
ouverte).
La concomitance est représentée par la relation d’identification
(signe =) entre les bornes droites du processus énonciatif et du processus
prédicatif – plus précisément entre la borne droite de l’intervalle J0 de
réalisation du processus énonciatif et la borne droite de l’intervalle de
réalisation du processus prédicatif. Quant à la position relative des bornes
gauches de ces deux processus, elle n’est pas grammaticalisée (lorsqu’on
énonce « Je mange », on n’indique pas si le processus décrit a débuté avant
ou après le processus énonciatif). Le diagramme présenté ici est donc une
instance parmi d’autres qui seraient équivalentes (antériorité, simultanéité,
postériorité des bornes).
Dans la première classe d’emplois du présent (concomitance T0 - procès
dans le REN), le procès décrit par le présent de l’indicatif se situe dans le
REN, il est donc repéré par rapport à l’acte d’énonciation. La synchronisation
avec le REX peut se faire grâce à des marqueurs linguistiques contextuels
et/ou des indices situationnels éventuels qui permettent la datation du procès,
mais cette synchronisation n’est pas nécessaire dans cette catégorie (voir
l’exemple 2).
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 241
# = =
REX
tm
5
Voir note 1. Le français ne semble pas distinguer explicitement au niveau des
marqueurs morphologiques du présent la différence conceptuelle entre
l’inaccomplissement continu (« Il boit en ce moment son café ») et
l’inaccomplissement discret d’une suite d’événements identiques (« Il boit tous
les matins son café »).
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 243
Il s’agit également d’un emploi très courant du présent de l’indicatif, que l’on
retrouve dans les journaux, les rapports, les lettres… Il décrit un processus ou
un état présenté comme actuel, mais à la différence de l’emploi typique, s’il y
a un lien avec le REX, il ne s’agit pas d’une synchronisation ni d’une
dénotation d’un processus en cours nécessairement concomitant à l’acte
énonciatif. En effet, cet emploi « présent de jugement synthétique » permet
d’énoncer un jugement sur la réalisation d’une ou plusieurs situations
externes, que celles-ci soient déjà réalisées ou encore en cours de réalisation.
Prenons l'exemple d'un titre du Monde du 22 mars 2007 et du début de
l'article :
(2) Le « prophète » Al Gore revient au Congrès
À force de le voir arpenter les tapis rouges, on aurait presque oublié qu'Al
Gore est un homme politique. Pour la première fois depuis décembre 2000,
l'ancien vice président est revenu au Congrès, mercredi 21 mars. À
l'exception de quelques grincheux républicains, qui ont fait reporter le début
de la séance parce qu'il n'avait pas fourni le texte de son intervention dans
les temps réglementaires, les élus l'ont accueilli comme un vieil ami.
Dans le texte de l’article, nous avons un passé composé est revenu qui
aspectualise la relation prédicative sous forme d’un événement, la suite de
l’article étant écrite dans cette perspective narrative de rapport d’événements
récents mais déjà réalisés. Or le titre de l'article comporte un présent de
l’indicatif revient. La venue d’Al Gore au Congrès le 21 mars 2007 est certes
un événement réalisé dans le REX, mais, par l’emploi d’un présent, le
journaliste montre ce retour comme étant encore en cours d’actualisation,
vraisemblablement parce que cet événement engendre certaines conséquences
pour la politique américaine. Le présent ne renvoie donc pas ici à un
événement réalisé (au contraire du passé composé), mais à un jugement qui
synthétise un processus en cours lié aux conséquences de l’occurrence de cet
événement, ce jugement étant, lui, concomitant à l’acte énonciatif d’écriture
du journaliste :
244 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
EVEN
(Al Gore revenir)
REN T0
J0
# = venue au =
Congrès
REX du 21 mars tm
Le présent de l’indicatif peut être employé pour exprimer un procès qui n’est,
apparemment, pas encore réalisé ou pas encore en cours de réalisation 6 :
(3) a. Je n’ai pas le temps de m’occuper de cette affaire, je pars en vacances
demain.
b. Lundi prochain, Sophie travaille seulement l’après midi.
c. Le dernier Lelouch sort en salle dans deux semaines.
d. L’année prochaine, il y a une éclipse de lune en Inde, avis aux amateurs. 7
6
Ce type de présent, dénommé « pro futuro » par les auteurs, a été décrit dans Le
Goffic et Lab (2001) avec des conditions d’emplois précises et très détaillées.
7
Énoncé relevé sur un site internet.
8
Nous rejoignons sur ce point deux des conclusions de P. Le Goffic et F. Lab
(2001, 96) : « le p.p.f. (présent pro futuro) marque un constat anticipé, relevant
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 245
REX
tm
lundi 10 janvier mardi 11 janvier
PROC EVEN
(je aller) (partir)
REN quasi-certain
T0
J0
réalisation
# effective de
l'événement
REX tm
lundi 10 janvier mardi 11 janvier
REN
J0 T0
=
REX
tm
lundi 10 janvier mardi 11 janvier
Nous avons donc ainsi une série d’énoncés où les différences de temps verbal
expriment une gradation dans la situation du procès, de l’actualisation
concomitante à l’actualisation future probable :
(6) a. [Excuse moi, je n’ai pas le temps de chercher là maintenant] je pars.
(processus inaccompli actuel)
b. Je pars demain. (processus intentionnel orienté vers un terme)
c. Je vais partir demain. (processus de visée intentionnelle de l’événement
quasi certain)
d. Je partirai demain. (visée d’un événement probable, sa négation restant
envisageable)
est à nouveau tout à fait capable de travailler comme avant son départ en
vacances. Le présent renvoie donc ici à un processus dont la phase initiale est
un événement déjà réalisé dans le REX, mais ce processus inaccompli
engendre une autre transition (entre « être en vacances » et « être revenu »)
de telle sorte que l’état résultatif de cette transition est reporté dans le futur :
borne
d'achèvement
du processus
ETAT en cours ETAT
(être en vacances) PROC(je rentrer) (être revenu)
REN T0
J0
# retour
effectif
REX
tm
dimanche 20 juin lundi 21 juin
Il est à noter que ce type de présent ancré sur un événement initial passé
fonctionne seulement avec des verbes de mouvement accompagné d'un
complément exprimant la provenance (locative ou d'activité), en particulier
sortir (de), rentrer (de), revenir (de), arriver (de), venir (de). Les conditions
précises d’emploi de cette valeur du présent, qui ne sont pas « symétriques »
à celles du « présent déjà engagé » sont encore à étudier.
Les « actes performatifs » sont bien connus 10, mais la prise en considération
des référentiels en permet une analyse précise. En effet, lors de l'énonciation
d'un acte performatif, tels que :
(8) a. Je déclare la séance ouverte.
b. Je vous déclare mari et femme.
fin de l'acte
de parole
Processus énonciatif
REN
J0 T0
# = = =
Etat antérierur ¬ p Processus externe Nouvel état p
REX tm
Événement engendré fin de l'événement
par l'acte énonciatif
10
Le présent performatif implique des conditions relevées par É.
Benveniste (1966 : 267 276).
250 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
PROC
(bille atteindre cible)
REN T0
J0
# = = =
REX tm
se concentrer frapper atteindre
RNA t0
# =
REN T0
J0
11
Dans le présent de reportage, l’énonciateur se projette dans le REX, alors que
dans le présent historique ou narratif, les événements racontés se projettent dans
le REN.
252 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
PROC (Napoléon
faire supprimer) t0
RNA
# =
REN T0
J0
#
REX
événement du
monde externe
janvier 1800
raconte par exemple ce qu'il a fait la veille ou élabore un plan, comme dans
les énoncés suivants :
(12) Imagine toi que, hier, j’ai voulu faire un gâteau : alors tout d’abord, je
cherche la recette dans mon livre (ça m’a déjà pris dix minutes), ensuite je
réunis les ingrédients, mais je dois courir au supermarché pour acheter des
œufs (car je n’en avais plus), après je me lance dans la préparation, je
n’arrive pas à séparer le blanc des jaunes, je recommence, …
(13) Alors voilà ce qu’on va faire : demain, tu m’appelles quand tu rentres chez
toi, on convient d’une heure, tu prends le bus jusqu’à Nation et je passe te
prendre en voiture à l’angle de la rue de Tunis.
Une « vérité générale » – comme les lois physiques, les théorèmes mathéma-
tiques, et les maximes qui expriment une loi psychologique ou de société –
exprime une relation (processus, état ou suite d’événements) instanciable à
tout moment. Cette vérité s’actualise dans le REN lors de son énonciation. La
concomitance se situe donc entre T0 et le procès du Référentiel des Vérités
Générales actualisé sur le REN.
– Exemples de lois physiques et théorèmes mathématiques :
(14) a. La Terre tourne autour du soleil. (processus ou état d’activité)
b. Deux plus deux font quatre. (processus)
c. Les années bissextiles reviennent tous les quatre ans. (suite ouverte
d’événements)
– Exemples de maximes :
(15) a. L’homme arrive novice à chaque âge de la vie. (Chamfort)
b. Les jeunes vont en bandes, les adultes par couple, et les vieux tout seuls.
(Proverbe suédois)
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 255
Nous présenterons pour finir une analyse d’un présent employé pour
exprimer une situation hypothétique ainsi que sa “conséquence”, dans des
énoncés du type :
(16) Si je pars à Rome, tu viens avec moi.
12
Voir Vinzerich & Desclés (2006) et Vinzerich (2007).
256 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
q
PROC (tu venir)
p
PROC (je partir) consécution
RPO
actualisation ?
# =?
REN T0
J0
6. Conclusion
Nous avons pu voir dans tous les emplois du présent de l’indicatif étudiés que
l’invariant sémantique pouvait se formuler par, premièrement, une valeur
aspectuelle d’inaccompli (celle d’état, de processus ou de suite ouverte
d’événements), et deuxièmement, par une relation de concomitance. Celle-ci
peut s’exprimer de trois façons différentes :
– soit la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation
prédicative située dans le REN (le REX n’est pas nécessairement pris en
considération),
– soit la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation
prédicative située dans le REN, avec en plus une synchronisation entre le
REN et le REX,
– soit, enfin, la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation
prédicative située dans un autre référentiel (RNA, RVG…) par la
synchronisation entre le REN et ce référentiel.
La description précise et détaillée des différentes valeurs du présent de
l’indicatif et de l’invariant qui s’en dégage rend nécessaire l’introduction des
bornes aspectuelles (ouvertes ou fermées) et la notion de référentiel. On aura
pu en effet observer que la concomitance avec T0 ne pourra jamais s’établir
avec la valeur aspectuelle d’événement : le présent est fondamentalement un
inaccomplissement par rapport à T0 (à une synchronisation près), ce qui
permet de rendre compte de nombreux problèmes bien observés dans un
certain nombre de langues (slaves par exemple, où le perfectif du présent
renvoie à un événement dont le terme final est dans l’avenir). La relation
prédicative exprimée par le présent de l’indicatif ne peut être aspectualisée
que comme un état, un processus ou une suite ouverte d’événements, jamais
comme un événement.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 257
EVEN : événement
J0 : intervalle de validation du processus énonciatif
PROC : processus
REN : Référentiel Énonciatif
REX : Référentiel Externe
RNA : Référentiel Non Actualisé
RPO : Référentiels des Situations Possibles
T0 : borne droite de l’intervalle J0, coupure entre le réalisé et le non
encore réalisé
t0 : index temporel du Référentiel Non Actualisé
tm : index temporel du Référentiel Externe
= : relation d’identification
: relation de différenciation
258 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich
# : relation de rupture
Références
Louis de SAUSSURE
Université de Neuchâtel
1. Introduction
Dans une recherche récente, nous revenions sur la question des adverbes et
connecteurs temporels quand ils ne s’interprètent pas, ou pas seulement,
comme tels (Saussure & Morency sous presse). Leur domaine de
quantification, quand il s’agit d’adverbes de localisation temporelle, ou leur
portée, quand il s’agit de connecteurs temporels à proprement parler, ne
concerne en effet pas toujours uniquement la temporalité, loin s’en faut. Dans
cette recherche, nous évoquions en conclusion les problèmes complexes
posés par puis, en particulier en regard de sa variante et puis, et
comparativement avec ensuite. Le présent article a pour objectif de tenter
quelques réponses à ces problèmes liés la sémantique de puis et de
documenter quelques hypothèses au sujet de sa pragmatique.
Quelques définitions et précisions préliminaires s’imposent ici.
Tout d’abord, nous considérons que puis est un connecteur temporel :
comme le rappellent Bras & Le Draoulec (2006), il est trivial de remarquer
que puis connecte deux syntagmes de même niveau, et qu’il les connecte
typiquement temporellement. Ceci dit, notre définition de « connecteur
temporel » est sémantique et non syntaxique ; un connecteur temporel signale
la temporalité d’un énoncé par référence à celle d’un énoncé antérieurement
produit. Toutefois, comme d’autres expressions qui partagent avec lui cette
fonction typique, puis semble au premier abord pouvoir connecter deux
syntagmes sur un plan autre que temporel, et c’est surtout ce point qui
retiendra ici notre attention ; nous serons amenés à proposer une hypothèse
en rupture avec la tradition récente, qui, en analysant et puis comme une
variante de puis, considère que puis n’a pas, ou plus, de valeur temporelle.
Nos observations, en dissociant clairement les deux expressions, permet de
documenter l’intuition du Robert selon laquelle seul et puis peut coordonner
des éléments sur un plan non temporel, tout en la nuançant.
Dans Saussure & Morency (sous presse), nous suggérons, à la suite de
quelques travaux antérieurs que nous discutons (notamment Turco & Coltier
1998 et Nøjgaard 1992), que sous une apparente similitude, les connecteurs
qui permettent de coordonner des segments sur le plan temporel se divisent
en réalité en deux classes bien distinctes, les connecteurs temporels et sériels.
Nous défendions l’hypothèse, notamment, que ensuite, comme d’abord ou
enfin, est un connecteur sériel et non temporel. Ces connecteurs sériels ont
pour sémantique fondamentale d’ordonner entre eux des composants
quelconques, le niveau particulier de l’ordonnancement étant construit
pragmatiquement, et si nécessaire, par enrichissement, notamment en faisant
porter le connecteur sur l’ordre argumentatif, l’ordre discursif (nous
distinguerons ces deux types d’ordre plus bas) ou l’ordre temporel.
Les connecteurs temporels, quant à eux, ont l’ordonnancement temporel
inscrit dans leur sémantique, mais peuvent, pour certains d’entre eux et à des
conditions qui concernent leur procédure pragmatique particulière, s’enrichir
sur un autre niveau, comme maintenant, en même temps, ou après en usage
argumentatif ou discursif.
Pour dire les choses de manière un peu plus précise, la complexité des
relations entre l’ordonnancement discursif, l’ordonnancement argumentatif et
l’ordonnancement temporel réside donc en ceci que les expressions
sémantiquement spécialisées dans l’expression des relations d’ordre d’un
certain type peuvent parfois être interprétées selon un autre type d’ordon-
nancement. Mais il n’y a pas là beaucoup de généralités que l’on puisse tirer,
si ce n’est que les sériels sont moins spécifiques que les temporels, et que
donc tous les sériels peuvent – telle est notre hypothèse – s’interpréter selon
n’importe quelle spécification commandée par le contexte, notamment
l’ordre temporel. En revanche, seuls certains temporels peuvent s’enrichir, ou
plutôt s’accommoder contextuellement, pour communiquer un ordre non
temporel. En d’autres termes, bien que le déroulement de la pensée et du
discours soit linéaire, et qu’il y ait bien entendu un rapport privilégié entre
l’expression de l’ordre en général et de l’ordre temporel en particulier, nous
suggérons que l’idée reçue selon laquelle l’ordre discursif ou argumentatif est
par nature dicible systématiquement par une sorte de transfert métaphorique à
partir d’expressions dévolues au temps est trop simple ou inadéquate, en
particulier parce que les expressions linguistiques portent des contraintes
sémantiques propres qui peuvent empêcher de tels transferts, quelques
motivés qu’ils puissent être conceptuellement.
Ainsi, ensuite ou deuxièmement, qui sont selon nous sériels et non
temporels sémantiquement, peuvent – et c’est si courant que l’intuition
classerait volontiers ensuite parmi les expressions temporelles – introduire un
ordre temporel entre les événements qu’ils connectent ou entre l’événement
qu’ils introduisent et l’événement contextuellement pertinent (par exemple
pour deuxièmement). La valeur temporelle d’expressions comme d’abord ou
enfin résulte également d’un enrichissement, très standard, à partir d’une
sémantique ordinale et sous-déterminée (Saussure & Morency sous presse).
Ainsi, donc, certains adverbiaux ou connecteurs primitivement temporels,
comme maintenant ou après peuvent « porter sur l’énonciation » et non sur le
temps référentiel. Or, si notre étude précédente nous permettait assez
clairement de classer ensuite du côté des expressions sérielles, il faut
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 263
à un collègue qui utilise une autre plate forme. Et puis surtout, chaque fois
que tu fais une modification sur le fichier original.
(4) C’est très joli. D’abord il y a une belle cour d’honneur. Ensuite il y a les
tours crénelées qui se dressent, massives et imposantes, au dessus des
douves. Et puis il y a les jardins, superbes, qui sont visités par des centaines
de touristes chaque été.
(5) Je ne sortirai pas. D’abord, je suis fatigué, ? puis aller au restaurant est la
dernière chose qui me ferait plaisir.
1
Dans ces deux exemples, et après serait en revanche possible pour introduire le
deuxième terme.
266 Louis de Saussure
2
On pourrait penser qu’il est naturel de construire un contraste à partir de la
coexistence temporelle lorsque la simple concomitance n’est pas
significativement informative en elle même, puisque dès lors les deux éléments
doivent trouver leur pertinence par une différence autre que temporelle.
Toutefois, même si l’intuition nous incite à cette analyse, il resterait beaucoup à
expliquer pour la faire sortir du niveau de la spéculation pure. Ainsi, on peut i)
se demander pourquoi au même moment ou au même instant ne parviennent pas
à remplir cette fonction, et ii) signaler que deux événements temporellement
consécutifs peuvent parfaitement entrer en relation de contraste avec
maintenant, dans des énoncés comme Elle a démissionné le matin ; maintenant,
elle est revenue au travail le soir même, qui inciterait à une lecture concessive.
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 267
Autrement dit, ensuite et et puis sont possibles dans tous les cas, mais
puis n’est possible que dans certaines connexions discursives. Il y a à cela
deux conséquences. La première est qu’il vaudrait la peine de considérer puis
et et puis comme des expressions bien distinctes. La deuxième est que
l’hypothèse d’un puis sériel est donc plus difficile à tenir, bien qu’il faille
déterminer quels enrichissements discursifs sont rendus possibles avec puis.
Auparavant, il faut pourtant rappeler qu’à plusieurs égards, la syntaxe et
la sémantique de puis en font une expression d’apparence bien peu
temporelle.
Tout d’abord, puis est syntaxiquement proche d’une conjonction,
comme le note en particulier Bacha (2005) avec l’exemple (13), qui relie des
groupes nominaux.
(13) Pierre regarda Luc puis Marie (Bacha 2005 : 148).
Ajoutons qu’ensuite semble nettement plus difficile ici (tout comme après
d’ailleurs), et au contraire de et ensuite ou et après, et autorisant de facto
toute combinaison car plaçant le second connecteur sous sa dépendance, ce
dernier prenant un simple rôle de modifieur du connecteur et :
(13’) Pierre regarda Luc ?après / ?ensuite / et après / et ensuite Marie.
Sans entrer sur cette question qui ne concerne pas directement cet article, on
ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ensuite ne parvient pas à
connecter deux SN, ce qui implique qu’une forme comme V1 SN1 ensuite
SN2 ne peut s’enrichir comme, elliptiquement, V1 SN1 ensuite V1 SN2, au
contraire de puis.
Il faut ajouter que puis, comme une conjonction, n’est pas déplaçable
intra-prédicativement, au contraire d’ensuite :
(15) Elle lui rendit ses baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent
ensuite / *puis Pépé, qui tendait ses petits bras (Zola, Au bonheur des
dames).
Ces points, donc, hormis ce qui concerne la connexion entre deux SN,
plaident apparemment pour un puis qui aurait une valeur conjonctive, qui
serait opposable à une valeur adverbiale, et le rapprocherait d’une valeur
logique. Mais on remarque que ce dernier test ne nous renseigne guère sur la
valeur temporelle ou sérielle de l’expression : la plupart de ces expressions,
quelles qu’elles soient, admettent la postposition. L’impossibilité de
postposer puis est donc indépendante du caractère sériel ou temporel de cette
expression, et nous n’avons d’ailleurs pas d’explication sémantique pour ce
phénomène syntaxique pour l’instant. Toutefois, ce fait est certainement à
rapprocher de l’observation très intéressante de Mosegaard Hansen (1998)
qui note que puis n’est pas focalisable, au contraire d’ensuite, par exemple en
construction clivée :
(18) C’est ensuite qu’il est parti.
(19) * C’est puis qu’il est parti (Mosegaard Hansen 1998 : 294).
Dans ces tests, puis réagit en général comme une conjonction sur le plan
syntaxique. Soit. Ce qui est en revanche bien contestable, c’est qu’il faille en
tirer la conclusion que puis n’aurait pas valeur temporelle, ce qui est une
question sémantique.
Pourtant, tant Bacha (2005) que Mosegaard Hansen (1998) considèrent
à la lumière de tels exemples que puis n’a pas de valeur temporelle en
français contemporain mais bien une valeur conjonctive, opposant les deux,
bien que Mosegaard Hansen reste assez ambiguë, considérant que puis a une
valeur temporelle primitive, sans préciser si elle fait référence à une primitive
sémantique ou, ce qui semble plutôt le cas, à une origine diachronique
(attestée quant à elle bien entendu), tout en ajoutant que cette valeur s’est
« plus ou moins perdue » en français contemporain.
Reyle (1998) note encore que puis ne peut endosser de relations
causales, ce qui semblerait soit l’éloigner encore davantage d’une éventuelle
valeur temporelle, si l’on suppose un lien étroit entre temporalité et causalité,
soit – ce que nous préférons – le spécialiser sur la relation temporelle pure :
(20) Max a beaucoup travaillé ?puis il a réussi.
Puisque puis n’est pas focalisable dans ces usages, et que l’ensemble des
sériels ne l’est pas non plus, la conclusion devrait s’imposer : puis est tout
simplement un connecteur sériel, tout comme ensuite. Mais ce serait oublier
que les expressions temporelles, elles non plus, ne sont pas focalisables en
usage discursif :
(25) *C’est maintenant qu’on ne sait pas s’ils sont amants.
4. Puis temporel
Les cas où puis ne commute pas avec ensuite sont les deux suivants :
a) Lorsque la connexion des propositions concerne l’ordre de l’enchaîne
ment argumentatif, en particulier s’il y a lieu de présenter une liste
d’arguments justifiant une conclusion ou découlant d’une prémisse. Ce cas
est illustré par l’exemple (5).
b) Lorsque la connexion des propositions concerne une liste nécessairement
atemporelle, comme en (3’) ou (1’) ci dessous, où la non consécution
temporelle est instaurée par l’imparfait :
(1’) De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait
s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute
(…) ?Puis, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui
chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver; il les
entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. (d’après Zola, Au
bonheur des dames).
De ces observations, il ressort que puis n’est compatible qu’avec les usages
temporels et certains usages discursifs, excluant les usages argumentatifs et
les listes atemporelles.
Si puis était vraiment une expression sérielle, il disposerait d’une base
sous-déterminée signalant l’énumération pure, c’est-à-dire une liste de
spécifications variées pour un topique commun, ce que nous avons appelé
272 Louis de Saussure
l’ordre « neutre ». Or puis est impossible dans ces cas de figure, qui sont du
ressort de la liste atemporelle, comme en (3’). Si puis était sériel, il devrait
être compatible par spécification avec tout ordre hiérarchisé, ce que nous
allons discuter dans un instant, puis avec la temporalité, ce qu’il est (avec la
restriction causale selon Reyle ou Borillo), et enfin avec la distribution des
fonctions logiques argumentales, ce qu’il n’est pas. En d’autres termes, puis
ne suit pas un schéma d’enrichissement sériel. Toutefois, combiné à d’autres
connecteurs, puis admet une certaine souplesse qui demande d’être analysée
dans une étude ultérieure : puis enfin semble ne poser problème dans aucune
configuration, tout comme et puis (on ne parle pas ici de questions
syntaxiques comme le placement intraprédicatif ou le clivage).
En ce qui concerne d’autres cas de figure d’ordre hiérarchisé, si puis
admet en effet des hiérarchies ordinales a priori non temporelles comme
celles qui concernent l’axe du moins au plus important ou celui du proche au
lointain, ainsi que l’illustrent respectivement (26) et (4), l’hypothèse que nous
voulons défendre est qu’en fait, puis impose une lecture temporalisée de ces
cas de figure :
(26) Que demande Isaac pour son fils Jacob ? Premièrement les rosées du Ciel,
les bénédictions spirituelles, puis / ensuite les biens de la terre (d’après
Bourdaloue, Sermons pour les jours de carême).
Pour nous, l’ordre narratif temporel est communiqué par tous les emplois de
puis seul. En (26), cet ordre est par ailleurs fortement invité par le contexte.
Nous suggérons qu’en (26), puis impose – et c’est peut-être en lien avec sa
facette conjonctive – une narration qui reprend les différentes demandes et
les séquentialise, tandis que, avec ensuite, cette séquentialité temporelle ne
serait qu’invitée par le contexte.
Une telle posture pourrait sembler très spéculative, voire contre-
intuitive tant le sens commun associe des expressions comme ensuite à la
temporalité plutôt qu’à la séquentialité. Mais si l’on tente d’avoir une lecture
non narrative de (26), et donc d’avoir une interprétation en termes de liste
atemporelle, on s’aperçoit en effet qu’ensuite la permet, au contraire de puis,
ce qui nous fait revenir aux observations que nous avons faites à ce sujet ci-
dessus. Il se trouve simplement que le contexte de (26) défavorise une telle
lecture puisque plusieurs demandes ne peuvent se faire en même temps. On
ne peut donc que favoriser dans une certaine mesure une lecture
détemporalisée en modifiant l’exemple sans pouvoir l’interdire
complètement, mais cela devrait suffire à notre observation :
(26’) Isaac a demandé à Dieu toutes sortes de choses pêle mêle : premièrement
les rosées du Ciel, ensuite / ?puis les biens de la terre…
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 273
En (4’), notre hypothèse est que puis impose une lecture temporalisée, un
effet de parcours spatio-temporel, où le regard passe de la cour aux tours et
aux jardins, effet d’ailleurs signalé par le Grevisse et le Robert, et que nous
associerions avec un effet de subjectivité, de point de vue. La subtilité de
l’effet réside en ceci que cet effet reste possible avec ensuite en tant
qu’enrichissement pragmatique, mais qu’avec puis, il est obligatoire, et donc
commandé par la valeur temporelle de puis.
Ce n’est que lorsqu’une telle lecture temporalisée est contextuellement
non pertinente que puis sera discriminé ou étrange, comme avec la liste
atemporelle ou l’usage argumentatif.
Il faut ici apporter une légère nuance à l’impossibilité de puis en usage
argumentatif : selon notre hypothèse, puis devrait s’y rendre possible si une
lecture temporelle de l’argumentation est possible. Cela devrait être le cas si
puis peut s’interpréter métalinguistiquement : je dis A, puis je dis B, etc.
C’est la nuance de sens qui nous semble apparaître dans le cas où un énoncé
comme (5) devait être produit avec une présomption de pertinence optimale.
D’où notre point d’interrogation, plutôt qu’une stellarisation.
Nous l’avons dit : les auteurs que nous avons rencontrés sur cette question
traitent généralement et puis sans le distinguer clairement de puis seul. Ainsi,
Mosegaard Hansen (1995) cite de nombreux exemples en et puis à l’appui de
ses développements au sujet de puis. Or et puis, nous l’avons vu, se comporte
radicalement différemment de puis seul, et ressemble de fait beaucoup à
ensuite, bien que n’imposant pas, en usage temporel, d’intervalle « vide », et
fonctionnant vraiment comme une conjonction (autorisant la connexion entre
deux SN au contraire de ensuite et bloquant la focalisation). Nous suggérons
une analyse compositionnelle de et puis assez simple : puis portant une
spécification temporelle, il vient modifier le connecteur et quant à lui sous-
spécifié, mais sans faire changer et de catégorie sémantique (ni syntaxique).
En gros, un et puis est une sorte particulière de et. Ce qu’ajoute puis reste une
valeur temporelle, quand il s’agit de connecter des événements : hormis dans
la lecture métalinguistique, ce qui différencie (27) et (27’), qu’on adapte d’un
exemple souvent évoqué, c’est la temporalité imposée par et puis malgré le
caractère discontinu des procès :
(27) Max a écrit une lettre à Lady Ann et il a bu une bouteille de vodka.
(27’) Max a écrit une lettre à Lady Ann et puis il a bu une bouteille de vodka.
Références
Carl VETTERS
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France
0. Introduction
Parmi les hypothèses avancées dans BPP, voici celles qui nous intéressent le
plus :
(1) a. Détermination par la source
b. Unidirectionnalité des changements sémantiques
c. Existence de voies universelles de développement
d. Maintien de la signification d’origine
e. Existence de plusieurs « couches » (‘layering’)
distinguer ces deux catégories (cf. Nedjalkov & Jaxontov 1988). Le résultatif
dénote un état provoqué par une action dans le passé, l’antérieur indique
qu’une action passée est pertinente pour le moment de référence. Cette
différence se manifeste en anglais par des constructions avec be pour le
résultatif et des constructions avec have pour l’antérieur :1
(2) a. Résultatif
He is gone.
The door is closed.
b. Antérieur
He has gone.
The door has closed.
En d’autres termes, dans le cas de l’antérieur, une action passée peut être
présentée comme étant pertinente au moment de référence alors que l’état qui
en résultait a pris fin. BPP empruntent à Nedjalkov & Jaxontov (1988) le test
de la compatibilité avec still :
(4) a. He is still gone.
The door is still closed.
b. He has still gone.
The door has still closed.
1
Les exemples (2) (4) sont empruntés à BPP (1994: 63 65).
Développement et évolution des temps du passé en français 281
2
Voici l’exemple français dont (5b) est inspiré :
(i) Quelques instants plus tard, Maigret descendait l’escalier, traversait le
salon aux meubles disparates, gagnait la terrasse ruisselante des rayons
déjà chauds du soleil. (Simenon, La nuit du carrefour, LdP 2908, p. 61)
En anglais, ni le present perfect, ni le past progressive, n’est compatible avec la
progression temporelle dans ce type de contexte.
282 Carl Vetters
2. Le passé simple
Des trois grammèmes étudiés ici, le passé simple est le plus ancien. Il est issu
du parfait latin, qui déjà en latin classique, avait parcouru l’ensemble du
parcours de développement prévu par BPP et acquis une valeur de passé
perfectif, permettant d’exprimer la succession des événements, typique de la
narration 3:
(7) (…) in Asiam profugit, ad hostes se contulit, poenas rei publicae graues
iustasque persoluit (Cicéron, Laelius 37)
Il s’enfuit en Asie, passa à l’ennemi, paya son crime envers l’Etat d’une
lourde et juste peine.
3
Les exemples (7) à (9) ont été empruntés à Mellet (2000) qui propose une
analyse éclairante et originale du parfait latin.
Développement et évolution des temps du passé en français 283
C’est la raison pour laquelle S. Mellet (2000) estime à juste titre que le
parfait latin n’est pas un perfectum praesens, comme le veut la tradition (cf.
Wilmet 1992 ou Engel 1998), mais un praeteritum perfectum :
« Le retour aux grammairiens latins d’une part, l’étude des emplois du parfait
dans les textes d’autre part, nous ont convaincue que cette forme était bien un
prétérit ; sa fonction est donc d’abord de situer l’événement comme antérieur
au repère énonciatif dominant, que celui ci soit centré sur le sujet anonyme et
désincarné d’une narration historique, sur le présent d’un locuteur engagé
dans un échange discursif, voire sur le lieu indéterminé d’où émanent les
vérités générales. […]. Par ailleurs, une autre constante, de nature aspectuelle,
s’est dégagée de la variété des emplois et des interprétations contextuelles de
cette forme : dans tous les cas, le procès est saisi au-delà de son terme ;
[…].
A priori, la clôture de l’intervalle de déroulement de p induit la repré
sentation d’un état adjacent ; cette représentation sera néanmoins désactivée si
d’autres procès viennent prendre place entre le terme de p et t0 ; elle sera au
contraire valorisée si le contexte suggère un lien fort entre p et la situation en
t0. […]
Par ailleurs, en ne fournissant par lui même aucune détermination sur la
nature et la localisation exactes du repère énonciatif, le parfait s’oppose
nettement aux deux autres prétérits latins, l’imparfait et le plus que parfait,
dont la construction exige la détermination d’un repère translaté dans le passé
et érigé en point de vue sur le procès. » (S. Mellet 2000 : 104 105)
Selon J. Pohl (1958 : 130), même le passé composé français peut dans
certains contextes « fixer dans le passé le début d’un procès qui dure
toujours ». Pour lui, (13) est imperfectif, dans la mesure où les chrétiens
regardent toujours le Christ comme leur fondateur :
(13) Peu de faits peuvent être retrouvés avec certitude dans la légende qui a
entouré la vie de celui que le christianisme a regardé comme son fondateur.
(M. Goguel, Jésus, ex. cité par Pohl 1958 : 130)
Si les exemples (11d-e) sont semblables à (12) et peuvent donc être expliqués
sur la base de la valeur d’antérieur que le passé simple de l’ancien français
avait hérité du parfait latin, qu’en est-il des énoncés comme (11a-c) où le
passé simple ne correspond pas à un présent, mais à un imparfait en français
moderne ? Rappelons l’analyse du parfait latin proposée par Mellet (2000) :
pour elle le parfait latin n’est pas un parfait présent, mais un parfait passé. En
d’autres termes : l’événement se situe dans le passé, mais la localisation du
repère d’où il est vu n’est pas déterminée ; il peut aussi bien être présent (cf.
(11d-e)) que passé (cf. (11a-c)).
Avec le temps, le passé simple a perdu les emplois résiduels à valeur
d’antérieur. Les grammairiens et les linguistes semblent s’accorder pour dire
que ces emplois étaient courants au XIIe et XIIIe siècles, mais en voie de
disparition au XVe (cf. Buridant 2000, Bonnard & Régnier 1997, Wilmet
1970). Nous avons relevé quelques occurrences au XVIe siècle (cf. aussi
Caudal & Vetters 2007), chez Rabelais, Jodelle et Monluc, y compris la
compatibilité avec depuis :
(14) a. Il ne se presenta pas grande occasion, despuis que je fuz arrivé au camp.
(Blaise deMonluc, Commentaires, vol 1, Paris : Picard, p. 82)
b. Depuis ce seul moment je senti bien ma playe
Descendre par l’œil traistre en l’ame encore gaye. (Jodelle, Œuvres,
« Cléopatre captive », p. 95)
c. O que bienheureux fut en ceste année celuy qui eut cave fraische & bien
garnie. (Rabelais, Pantagruel, Chapitre 2)
3. Le passé composé
Le passé composé français trouve son origine en bas latin, où vidi se voit
concurrencé par habeo visum (cf. Wilmet 1992). A l’origine, habere avait son
sens lexical fort dans cette construction, comme dans l’énoncé suivant de
Cicéron, emprunté à Wilmet (1992 : 30) :
(15) Inclusum in Curia senatum habuerunt (Cicéron)
Ils maintinrent le sénat enfermé dans la Curie
L’occurrence d’avoir + participe passé dans (16) ne peut donc pas être
considérée comme une occurrence de la structure grammaticalisée que BPP
appellent antérieur. En effet, deux raisons s’y opposent : (i) le sens lexical
plein y est trop présent et (ii) le lien entre avoir et le participe est trop lâche
pour pouvoir parler d’auxiliation ici.
La perte du sens lexical semble avoir été plus rapide que la fixation des
positions respectives de l’auxiliaire et de l’auxilié. Voici un exemple, de la
même source, où Brunot et Bruneau considèrent que avoir + participe passé
est un vrai passé composé (sic, il s’agit plutôt d’un plus-que parfait). Dans
(17), le sens lexical d’avoir s’est amenuisé et le participe se trouve en
position finale, après l’objet.
(17) Ichele porte n’estoit onques ouverte devant là que li emperes revenoit de
bataille et que il avoit tere conquise. (Robert de Clari, ex. cité par Brunot &
Bruneau 1969 : 310)
Cette porte n’était jamais ouverte sauf quand l’empereur revenait de guerre
et qu’il avait conquis de la terre.
pas à la réalité, même si ceux qui ne la respectaient pas risquaient d’attirer les
foudres de l’Académie (cf. la querelle du Cid, v. aussi Fournier 1998 :
chapitre 18).
Malgré l’influence négative de la règle des 24 heures, certains
grammairiens de l’époque avaient compris la logique de la compatibilité du
passé composé avec les compléments du temps 4. Selon Maupas (1618) et
Chiflet (1659) (cf. aussi Fournier 1998 : 403, 413, 415), le passé composé
peut se combiner avec un complément de temps passé, à condition que ce
complément réfère à un espace de temps qui inclut le moment d’énonciation.
Ainsi, il s’utilise avec cet hiver, cette année, ce siècle, etc., mais non pas avec
hier, la semaine passée, etc. qui demandent le passé simple. En d’autres
termes, lors de son passage d’une valeur d’antérieur du présent à une valeur
de temps du passé, le passé composé semble d’abord avoir trouvé une voie
intermédiaire entre la référence au présent et celle au passé : l’événement
passé est localisé dans un intervalle ouvert qui inclut en même temps une
période passée et le moment présent.
On peut ajouter que la distribution du passé simple et du passé composé
décrite par Maupas et Chiflet était restée stable depuis plusieurs siècles. En
fait, les observations de ces grammairiens du XVIIe rendent déjà compte de la
distribution de ces temps verbaux dans le corpus de moyen français de
Wilmet (1970), comme le montrent des données suivantes que Caudal et
Vetters (2007) ont extraites des tableaux de Wilmet (1970 : 278, 280).
PS PC
ce matin : 0 6
aujourd’hui 1 9
Hier 25 0
avant hier 6 0
cet hiver 0 2
cet été 0 3
cette année 1 3
l’autre jour 10 1
6
Ou en d’autres termes, comme prévu par BPP, des voies de développement
différentes à l’origine tendent à se rejoindre en cours de route.
292 Carl Vetters
(23) a. Allons, capitaine, unissons nos fortunes et entr’aidons nous comme nous
venons de le faire tout à l’heure. (Mérimée, cité par Flydal 1943 : 104)
b. En effet, le sieur Bovary venait de décéder l’avant veille. (Flaubert, cité par
Flydal 1943 : 105)
c. Nous venons récemment de perdre encore une sœur charmante. (Lamartine,
cité par Gougenheim 1929 : 127)
(17) Ichele porte n’estoit onques ouverte devant là que li emperes revenoit de
bataille et que il avoit tere conquise (Robert de Clari, ex. cité par Brunot &
Bruneau 1969 : 310)
Cette porte n’était jamais ouverte sauf quand l’empereur revenait de guerre
et qu’il avait conquis de la terre.
On pourrait penser que cette valeur s’est perdue lors de l’évolution ultérieure
du grammème. Cela semble en effet être le cas pour avoir + participe passé.
D’ailleurs, les études consacrées aux temps verbaux en français ne font
d’ordinaire pas la distinction entre résultatif et antérieur faite par BPP (1994 :
63-65) (cf. le § 1.2 ci-dessus), mais rangent souvent les deux dans une seule
catégorie, appelée parfait, accompli, antérieur ou résultatif. Une exception
importante à cette pratique est Creissels (2000). Bien que sa catégorie du
résultatif semble plus large que celle de BPP, son analyse permet d’affirmer
que, contrairement à avoir, la construction être + participe passé a gardé
plusieurs emplois résultatifs dont au moins les suivants correspondent à la
définition de la résultativité de BPP (exemples empruntés à Creissels 2000 :
136-137):
(i) être + PP comme résultatif de verbes qui n’existent qu’à la forme
pronominale :
(26) a. Il s’est évanoui il y a deux heures (…mais entre temps il a repris connais
sance)
b. Il est évanoui depuis deux heures (…* mais entre temps il a repris connais
sance)
c. Il s’est toujours évanoui Il s’est encore évanoui
(à l’accompli, toujours chaque fois que les conditions étaient réunies;
encore une fois de plus)
d. Il est toujours évanoui Il est encore évanoui
(au résultatif, toujours et encore peuvent également se paraphraser par
rester : Il reste évanoui)
(ii) être + PP comme résultatif d’un verbe intransitif qui se conjugue avec
avoir :
(27) a. La viande a pourri il y a longtemps.
b. La viande est pourrie depuis longtemps.
7. Conclusions
Références