Vous êtes sur la page 1sur 302

Temps, aspect et

modalité en français
ahiers 21
C hronos

Collection dirigée par Carl Vetters (Université du Littoral – Côte d’Opale)

Directeur adjoint: Patrick Caudal (CNRS – Université Paris 7)

Comité de lecture: Anne-Marie Berthonneau (Université de Lille 3)


Andrée Borillo (Université de Toulouse-Le Mirail)
Anne Carlier (Université de Valenciennes)
Renaat Declerck (KULAK-Courtrai)
Walter De Mulder (Université d’Anvers)
Patrick Dendale (Université d’Anvers)
Ilse Depraetere (KUB - Bruxelles)
Dulcie Engel (University of Swansea)
Laurent Gosselin (Université de Rouen)
Florica Hrubara (Université Ovidius Constanta)
Emmanuelle Labeau (Aston University)
Véronique Lagae (Université de Valenciennes)
Sylvie Mellet (CNRS - Université de Nice)
Jacques Moeschler (Université de Genève)
Arie Molendijk (Université de Groningue)
Louis de Saussure (Université de Neuchâtel)
Catherine Schnedecker (Université de Metz)
Marleen Van Peteghem (Université de Lille 3)
Genoveva Puskas (Université de Genève)
Co Vet (Université de Groningue)
Carl Vetters (Université du Littoral - Côte d’Opale)
Svetlana Vogeleer (Institut Libre Marie Haps - Bruxelles)
Marcel Vuillaume (Université de Nice)

Ce volume est une réalisation de l’équipe de recherche “HLLI” - EA 4030 de


l’Université du Littoral - Côte d’Opale.
Temps, aspect et
modalité en français

Textes réunis par

Estelle Moline & Carl Vetters

Amsterdam - New York, NY 2010


Cover design: Pier Post

Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les


prescriptions de “ISO 9706:1994, Information et documentation -
Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence”.

The paper on which this book is printed meets the requirements of


“ISO 9706:1994, Information and documentation - Paper for
documents - Requirements for permanence”.

ISBN: 978-90-420-3026-8
E-Book ISBN: 978-90-420-3027-5
©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010
Printed in The Netherlands
Table des matières

Estelle Moline Avant propos i-vi


Carl Vetters
Denis Apothéloz La résultativité et la valeur de 1-23
Małgorzata Nowakowska parfait en français et en polonais
Muriel Barbazan Modèles explicatifs, modèles 25-43
prédictifs : pour une interaction
effective entre linguistique et
cognition
Jacques Bres De l’interaction avant toute 45-64
chose… Temps verbaux et relation
de progression narrative
Walter De Mulder La métaphore espace / temps à 65-83
l’épreuve : l’évolution de venir de
Hugues Engel Emploi modal de proposer que p 85-101
Mats Forsgren en contexte non volitif
Françoise Sullet-Nylander
Pauline Haas Les propriétés aspectuelles des 103-118
Richard Huyghe noms d’activités
Laure Lansari On va dire: Vers un emploi 119-139
modalisant d’aller + infinitif
Audrey Lauze Pour un traitement unitaire des 141-159
formes composées du mode
indicatif en français
Lidia Lebas-Fraczak La forme être en train de comme 161-179
éclairage de la fonction de
l’imparfait
Estelle Moline Mode d’action et interprétation 181-196
des adverbiaux de manière qu-
Patrick Morency Enrichissement épistémique du 197-214
futur
Adeline Patard Essai de représentation de la 215-234
Céline Vermeulen phrase hypothétique de forme [Si P
(IMP), Q (COND)]
Agnès Provôt Invariant sémantique du présent de 235-259
Jean-Pierre Desclés l’indicatif en français
Aude Vinzerich
Louis de Saussure L’étrange cas de puis en usages 261-275
discursif et argumentatif
Carl Vetters Développement et évolution des 277-298
temps du passé en français : passé
simple, passé composé et venir de
+ infinitif

Avant-propos

Estelle MOLINE
Carl VETTERS
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France

L’idée de ce livre est née lors du symposium de l’Association for French


Language Studies (AFLS) que nous avions organisé du 3 au 5 septembre
2007 à Boulogne-sur-Mer, au Centre Musée de l’Université du Littoral –
Côte d’Opale. Ce symposium international avait réuni environ cent cinquante
chercheurs venu de 5 continents autour du thème « Le français dans tous ses
états » et l’un des quatre ateliers était consacré aux problèmes de temps,
d’aspect et de modalité. Vu les nombreuses contributions intéressantes
présentées dans cet atelier, nous avons décidé de proposer un recueil autour
du thème « Temps, aspect et modalité en français » au comité de lecture de
Cahiers Chronos et le résultat est le volume que voici.

Cet ouvrage propose de jeter un nouveau regard sur des questions qui
sont au cœur des problématiques de linguistique française étudiés dans les
Cahiers Chronos.
Denis Apothéloz et Małgorzata Nowakowska poursuivent deux
objectifs. En premier lieu, ils abordent la question de la résultativité et de ses
rapports avec le parfait, et développent la thèse selon laquelle la bi-
temporalité constitutive de la valeur de parfait est propice à l’expression de
certaines inférences liant le contexte d’énonciation à une situation antérieure,
ce qui les conduit à distinguer trois types inférentiels de parfait. Les auteurs
montrent ensuite que parmi les états résultants associés au parfait, il est utile
de distinguer entre résultativité « sémantique » et résultativité
« pragmatique ». Ils abordent également la question du parfait d’expérience.
Le second objectif est centré autour de l’expression de la résultativité en
polonais. Les auteurs étudient les différents emplois des formes verbales
perfectives et imperfectives dans cette langue, en mettant en œuvre les
distinctions conceptuelles exposées dans la première partie. Ils établissent
que contrairement au français, le polonais permet, pour certains types de
prédications, de distinguer formellement résultativité sémantique et
résultativité pragmatique. Ils montrent enfin qu’a émergé, en polonais
contemporain, une forme composée à mi-chemin entre une construction
syntaxique et un paradigme flexionnel, forme qui rappelle un état ancien du
passé composé français.
Le principe d’un signifié fondamental et invariant est très généralement
défendu par les linguistes qui s’intéressent à la sémantique du système verbal.

© Cahiers Chronos 21 (2010) : i vi.


ii Estelle Moline & Carl Vetters

Mais dans ce cadre quasi unanime, les objectifs descriptifs peuvent ensuite
être divers et les propositions divergentes. Si l’on prévoit d’ancrer dans le
modèle descriptif un développement explicatif pour favoriser une prédiction
correcte de l’emploi des formes verbales en langue étrangère (le FLE en
l’occurrence), les choix descriptifs doivent alors être en adéquation avec les
processus cognitifs à l’œuvre en production autonome. Dans cette optique,
Muriel Barbazan se propose de montrer que la compréhension du
fonctionnement d’un modèle explicatif n’implique pas nécessairement la
possibilité de produire un discours en langue étrangère à partir de ce modèle.
Pour ce faire, l’auteur explore diverses propositions linguistiques inscrites
dans les champs temporel et aspectuel, à la lumière de processus mentaux
mis en évidence en psycholinguistique et psychologie cognitive.
Après avoir évoqué quelques possibles écueils dans l’analyse du temps
verbal, Jacques Bres présente rapidement son analyse des temps de l’indicatif
comme système aspectuo-temporel, afin de mettre à l’épreuve son rendement
dans l’étude d’une relation de discours – la progression – dans un type de
textualité : la textualité narrative. La relation de progression demande que le
temps interne des procès soit actualisé en tension, et en incidence. La
textualité narrative demande que l’événement soit envisagé dans sa
réalisation effective. Il apparaît qu’aucun temps verbal de l’indicatif n’est
frontalement allergique à la relation de progression narrative. Mais, si tous
les temps peuvent être « narratifs » – à savoir qu’ils peuvent actualiser les
procès du premier plan en relation de progression – certains le sont plus que
d’autres… L’auteur décrit avec précision ces différentes aptitudes pour
l’ensemble des temps de l’indicatif.
Walter De Mulder analyse l’évolution sémantique sous-jacente à la
grammaticalisation de la séquence venir de + infinitif comme la combinaison
de deux éléments : (i) un glissement métonymique entre l’élément spatial et
l’élément temporel présents dans le concept de mouvement exprimé par le
verbe venir, et (ii) des inférences pragmatiques déclenchées par certains
éléments dans le contexte. L’auteur montre que le sens passé doit être associé
à la périphrase venir de + infinitif et pas au verbe venir, qui n’est donc pas
polysémique à cet égard. Il suggère en outre qu’il faut inclure dans le sens
des morphèmes verbaux d’autres composantes que les indices temporels
proprement dits ou les informations aspectuelles et modales. Venir de +
infinitif implique ainsi une perspective particulière sur le fait passé, que la
séquence présente comme l’origine du présent. Rien n’exclut, toutefois, que
cette nuance se perde par la suite.
L’emploi des modes subjonctif et indicatif en proposition complétive
fait l’objet de la contribution proposée par Hugues Engel, Mats Forsgren et
Françoise Sullet-Nylander, qui ont choisi de se limiter aux cas où la
complétive est régie par le verbe proposer dans un contexte explicatif et non-
volitif. L’intérêt de ce choix réside dans le fait que ces emplois sont apparus
Avant propos iii

récemment : le sens non-volitif du verbe proposer + complétive n’est décrit


ni dans les grammaires ni dans les dictionnaires modernes. Dans un premier
temps, les auteurs montrent que ce sens a toutefois existé à des époques
antérieures, au moins jusqu’au XVIIe siècle. À partir d’un vaste corpus
exploratoire (la base textuelle Frantext et le moteur de recherche Google), ils
retiennent une trentaine d’exemples récents de proposer que p non-volitif,
qui servent de support à l'analyse. Les exemples sont confrontés à un certain
nombre de théories explicatives globales, classiques et récentes, de la
variation modale.
Pauline Haas et Richard Huyghe décrivent les noms
morphologiquement liés aux verbes d’activité (N-Vact), en particulier à la
question de savoir si ces noms sont dotés de propriétés aspectuelles
comparables à celles des verbes correspondants. Après avoir écarté de leur
champ d’étude les déverbaux de sens concret, les auteurs montrent que les
N-Vact abstraits se divisent en deux catégories, d’une part des noms massifs
qui décrivent d’authentiques activités (e.g. jardinage) et d’autre part des
noms comptables susceptibles de dénoter des événements (e.g.
manifestation). Ces derniers peuvent être rapprochés des déverbaux
d’accomplissements (e.g. accouchement). Ils s’en distinguent toutefois par
l’homogénéité des actions décrites, et sont en cela fidèles à leurs
correspondants verbaux. Les auteurs suggèrent enfin que l’existence de deux
sortes de N-Vact dynamiques témoigne d’une distinction entre des verbes
d’activité à lecture préférentiellement occurrentielle et d’autres plus
favorables à l’interprétation habituelle.
Si la périphrase aspecto-temporelle aller + inf. a fait l’objet de
nombreuses recherches, l’expression on va dire, que l’on entend de plus en
plus fréquemment à l’oral, n’a en revanche pas encore intéressé les linguistes.
L’article de Laure Lansari étudie cette expression. A partir d’énoncés
attestés, tirés d’internet (blogs et forums), genre écrit mais peu soutenu,
l’auteur propose une première étude en contexte de on va dire dans une
perspective énonciative. Elle montre que on va dire fonctionne comme un
marqueur discursif permettant à l’énonciateur de modaliser son propos et de
ne pas complètement prendre en charge le contenu propositionnel.
L’émergence de cette séquence figée soulève un certain nombre de questions
théoriques : s’agit-il d’un nouvel emploi grammaticalisé ? Comment penser
le lien entre la périphrase aspecto-temporelle de renvoi à l’avenir et on va
dire ?
Le but d’Audrey Lauze est de proposer un traitement conjoint des
formes composées à partir d’un signifié commun en langue. Dans un premier
temps, l’auteur revient sur les théories polysémique et monosémique du
temps verbal ayant proposé une définition de la forme composée. À partir des
remarques formulées, elle présente un cadre d’analyse pour la forme
composée, inspiré de l’approche monosémique du temps verbal. Dans un
iv Estelle Moline & Carl Vetters

deuxième temps, à partir d’un corpus constitué de discours provenant de la


littérature française, du monde médiatique ou encore d’Internet, l’auteur
confronte la valeur en langue de chacune des formes composées à ses
multiples emplois en discours. Les analyses font peu à peu apparaître un
signifié commun à l’ensemble des formes composées du mode indicatif en
français.
Lidia Lebas-Fraczac réexamine les approches aspectuelle et
anaphorique des formes verbales du passé, en intégrant la forme être en train
de + infinitif au sein du système d’oppositions de l’imparfait. Les critères
aspectuel et anaphorique s’avérant peu efficaces pour différencier la fonction
de l’imparfait simple et celle de la forme être en train de à l’imparfait,
l’auteur propose une description en termes pragmatiques, via le concept de
« (dé)focalisation ». Selon cette analyse, le choix d’une forme verbale
adaptée permet d’orienter la focalisation soit sur le sujet, soit sur le prédicat,
soit encore sur un autre élément en dehors de la relation prédicative.
Estelle Moline s’intéresse à l’interprétation sémantique des adverbiaux
de manière qu- (comme comparatif et exclamatif). A la différence des
adverbes de manière en –ment, dont l’interprétation repose sur le sens de la
base adjectivale, l’adverbial de manière comme est indéfini, et son
interprétation doit être calculée. Parmi les différents facteurs qui y
contribuent, l’auteur s’intéresse plus spécifiquement au mode d’action du
verbe auquel le morphème est incident. Comme (comparatif et exclamatif) est
susceptible de recevoir une interprétation qualifiante (de manière) ou une
interprétation quantifiante. Le type de quantification est très étroitement
corrélé à la télicité (ou l’atélicité) du prédicat verbal : avec un prédicat
télique, un quantifieur reçoit une interprétation comptable, et donc itérative
(Comme il a chanté ce refrain !; Il change d’idées comme on change de
chemise), tandis qu’avec un prédicat atélique, il reçoit une interprétation
massive (Comme il mange ! ; Il mange comme un ogre). L’interprétation des
comparatives est établie en fonction des propriétés afférentes du comparant
dans le domaine notionnel du prédicat verbal, et correspond à un type de
manière particulièrement saillant corrélé au sémantisme de ce prédicat. Dans
le cas des exclamatives, le contexte permet d’éliminer des interprétations en
l’occurrence non pertinentes, mais qui pourraient l’être dans d’autres
contextes.
L’utilisation du futur simple et du futur antérieur pour exprimer une
croyance ou un jugement à propos de la proposition énoncée est bien connue.
Patrick Morency revient sur les limitations de cette utilisation que postulent
certains auteurs, notamment, pour le futur simple, celles qui concernent la
personne ou le type de verbe utilisés. Il montre que les cas où l’usage putatif
du futur simple est problématique sont dus à des contraintes essentiellement
pragmatiques, et fait l’hypothèse que si le locuteur n’utilise pas un présent
pour exprimer un procès situé dans le présent c’est parce qu’il ne veut pas
Avant propos v

s’engager sur la vérité du fait dans le présent ; il projette donc un sujet de


conscience dans le futur, à un moment où il pourrait avoir cette certitude, et
exprime ainsi que son propos est vérifiable dans l’avenir. Selon l’auteur,
l’usage putatif du futur simple est un enrichissement pragmatique, réalisé sur
la base de la sémantique fondamentale du futur et de contraintes
contextuelles. Ainsi, le futur putatif implique de comprendre l’énoncé comme
exprimant une projection d’un sujet de conscience allocentrique futur.
Adeline Patard et Céline Vermeulen présentent une première
formalisation de la sémantique des phrases hypothétiques de forme [si P
(IMP), Q (COND)] dans lesquelles le procès de la protase est à l'imparfait et
celui de l'apodose au conditionnel présent. Ainsi, après une discussion
liminaire de quelques approches récentes de ce tour, les auteurs proposent un
nouveau traitement qui se fonde : (i) formellement sur le modèle de
représentation intervallaire de la temporalité verbale élaboré par Gosselin
(1996), (ii) théoriquement sur l'interprétation énonciative de l’imparfait et du
conditionnel en terme de dialogisme. Elles expliquent alors la contribution
sémantique des éléments cotextuels qui interviennent dans la production de
sens de la phrase [si P (IMP), Q (COND)] : la structure [si protase, apodose],
l’imparfait et le rôle crucial du conditionnel. Cette formalisation permet
également de rendre compte des effets de sens irrealis et potentialis qui sont
attachés à la phrase hypothétique.
Agnès Provôt, Jean-Pierre Desclés et Aude Vinzerich proposent une
nouvelle organisation des valeurs sémantiques du présent de l'indicatif en
français, qui fait apparaître l’invariant sémantique de ce temps verbal, ce qui
s’oppose aux conceptions « déictiques » et « atemporelles » du présent que
l’on trouve dans la littérature. Les auteurs rappellent deux concepts de leur
modèle, les intervalles topologiques de validation d’une part et les
référentiels temporels d’autre part, qui sont nécessaires pour rendre compte
de tous les emplois du présent. Ils montrent que l’invariant du présent de
l'indicatif est toujours défini : (i) par une valeur aspectuelle d’inaccompli, (ii)
par une concomitance entre T0 et la borne droite de la relation prédicative
aspectualisée ; cette concomitance peut avoir lieu directement sur le
Référentiel Énonciatif lorsque la relation prédicative est située dans ce
référentiel (avec ou non une synchronisation avec le Référentiel Externe), ou
bien par synchronisation entre le Référentiel Énonciatif et le référentiel dans
lequel est située la relation prédicative (il peut s’agir d’un Référentiel Non
Actualisé, d’un Référentiel de Vérité Générale, d’un Référentiel des
Situations Possibles, etc.) Cette analyse s’inscrit dans une description
théorique globale des temps grammaticaux, chacun étant sous-tendu par un
invariant sémantique.
Louis de Saussure revient sur la sémantique de puis à la lumière des
usages non temporels auxquels il donne lieu : organisation discursive et
structuration argumentative. Cette expression présente des caractéristiques
vi Estelle Moline & Carl Vetters

qui l’ont fait ranger tantôt dans la classe des connecteurs temporels et tantôt
dans la classe des connecteurs logiques. Cette dernière hypothèse a la faveur
de la littérature récente, notamment à cause des ressemblances de
comportement sémantique et syntaxique de puis avec les autres
conjonctions ; puis est ainsi souvent considéré comme tirant sa valeur
fondamentale de sa capacité à produire des effets discursifs et argumentatifs.
L’auteur examine les principaux arguments en présence pour enfin replacer
puis au sein des connecteurs bel et bien temporels. Une place particulière est
réservée à et puis en fin d’article, où il est considéré que cette expression ne
doit pas être vue comme une variante de puis.
Le modèle théorique développé par J. Bybee, R. Perkins et W. Pagliuca
(BPP) constitue un cadre intéressant pour l’étude diachronique des temps
verbaux. Carl Vetters applique cette approche aux temps verbaux français qui
se situent sur le schéma antérieur Æ passé (perfectif). Le passé simple est le
temps français le plus ancien qui relève de ce schéma. Son évolution est
suivie à partir du latin via l’ancien français et le français classique jusqu’au
français moderne, où il est devenu une forme « en fin de parcours ». Le passé
composé suit le même parcours que le passé simple, mais avec des siècles de
retard. L’étude s’intéresse à la façon dont cet antérieur du présent a acquis
une valeur de temps du passé, en montrant que la naissance du passé
composé « narratif » se situe en français classique et que, malgré cette valeur
« moderne », le passé composé n’a pas entièrement perdu sa valeur
résultative d’origine, dans le sens strict utilisé par BPP. L’auteur suggère en
revanche que les analyses qui lui attribuent une valeur inférentielle font la
confusion classique entre la valeur d’une forme et celle apportée par le
contexte dans lequel elle est employée. La troisième forme étudiée dans cet
article, venir de + infinitif commence à s’utiliser dès le Moyen Âge. A
l’origine, cette périphrase a une valeur d’antérieur, mais de même que le
passé composé, elle a acquis une valeur de passé perfectif.

Nous espérons que la diversité des approches réunies dans ce volume


fera avancer les débats et sera une source pour de nouvelles contributions.
La résultativité et la valeur de parfait
en français et en polonais

Denis APOTHÉLOZ
Université de Nancy 2 et ATILF (UMR 7118)

Małgorzata NOWAKOWSKA
Université Pédagogique de Cracovie

1. Introduction

Cette étude comporte deux parties. La première aborde la question de la


résultativité et de ses rapports avec le parfait. Elle a pour objectif principal de
présenter le cadre conceptuel à partir duquel seront menées les analyses de la
seconde partie. Nous y développons principalement deux idées. Tout d’abord,
nous montrons que la bi-temporalité constitutive de la valeur de parfait est
propice à l’expression de certaines inférences liant le contexte d’énonciation
à une situation antérieure, ce qui nous conduit à distinguer trois types
inférentiels de parfait. Ensuite, nous montrons que parmi les états résultants
associés au parfait, il est utile de distinguer entre résultativité « sémantique »
et résultativité « pragmatique ». Cette première partie aborde également la
question du parfait d’expérience et présente une typologie des valeurs de
parfait.
La seconde partie s’intéresse à l’expression de la résultativité en
polonais. Après avoir présenté un rapide aperçu du système aspectuo-
temporel de cette langue, nous étudions les différents emplois qui y sont faits
des formes verbales perfectives et imperfectives, en faisant varier le type
aspectuel de la prédication. Nous montrons que, contrairement au français, le
polonais permet, pour certains types de prédications, de distinguer
formellement résultativité sémantique et résultativité pragmatique. Nous
montrons également qu’a émergé, en polonais contemporain, une forme
composée à mi-chemin entre une construction syntaxique et un paradigme
flexionnel, qui n’est pas sans rappeler un état ancien du passé composé du
français.
Dans nos analyses, nous utiliserons le terme de « situation » comme
terme générique pour désigner le procès dénoté par la forme verbale, quelle
que soit la nature de ce procès.

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 1 23.


2 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

2. La résultativité et la valeur de parfait

La résultativité est assurément une notion-clé en aspectologie. Différentes


conceptions en ont été données, mais toutes associent généralement
résultativité et valeur de parfait. Nous allons donc commencer par éclairer le
rapport qu’il y a entre ces deux notions. Pour ce faire nous examinerons
certains emplois du passé composé en français.

2.1. Le passé composé et la valeur de parfait

On partira du principe, certes discutable mais néanmoins assez généralement


admis, que les emplois du passé composé français se subdivisent en deux
types principaux, eux-mêmes susceptibles de distinctions plus fines (cf. par
ex. Waugh 1987, Desclés et Guentchéva 2003) : un type aoriste, appelé
parfois, depuis Benveniste (1966), « aoriste de discours » pour le distinguer
du passé simple ; et un type parfait, dit aussi « accompli » ou encore
« présent résultatif ». Seule la valeur de parfait nous intéresse ici.
Il convient de préciser qu’il s’agit de parfait du présent, puisque le
terme de « parfait » désigne, au sens où nous l’entendons ici, non pas un
temps mais une valeur aspectuelle indépendante du temps, et que le français
possède trois parfaits : un parfait du présent (le passé composé à valeur de
parfait), un parfait du passé (l’un des emplois du plus-que-parfait) et un
parfait du futur (l’un des emplois du futur antérieur).
Les aspectologues s’accordent généralement pour reconnaître que ce qui
fait la spécificité des formes verbales exprimant le parfait, c’est qu’elles
renvoient simultanément à deux moments distincts. Ainsi pour Koschmieder
(1929/1996), il y a valeur de parfait quand il y a
« un état suscité par l’accomplissement d’une action située dans le passé par
rapport à cet état » (1996 : 27).

Reichenbach (1947), dans son modèle des trois « points », caractérise les
tiroirs exprimant le parfait comme dissociant la référence temporelle (point of
reference) et la situation dénotée par le lexème verbal (point of the event).
Comrie (1976: 52) définit le parfait comme exprimant
« a relation between two time points, on the one hand the time of the state
resulting from a prior situation, and on the other the time of that prior
situation ».

De son côté Guentchéva (1990 : 149), décrivant différentes valeurs du parfait


en bulgare, distingue « l’état attribué au sujet de la relation prédicative » et
« le processus qui lui a donné naissance », l’état étant adjacent et postérieur
au processus. Karolak (1997) caractérise quant à lui le parfait comme une
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 3

forme verbale dont le fonctionnement est fondamentalement inférentiel : le


contenu visé par un parfait est présenté de façon indirecte, et le contenu
explicitement formulé concerne une temporalité antérieure.
Comme on le voit, par delà les différentes caractérisations qui en ont été
données, la valeur de parfait est toujours définie comme ayant pour propriété
principale d’impliquer deux moments distincts.

2.2. Principaux emplois de la valeur de parfait

Ce fonctionnement bi-temporel se prête à toutes sortes d’emplois inférentiels.


Mais ces emplois sont parfois difficiles à distinguer et la description de leurs
effets pragmatiques assez subtile. Cependant nous voudrions essayer de
montrer qu’il est possible de mettre un peu d’ordre dans cette diversité, en
distinguant trois types inférentiels de parfait. Rappelons que nous ne nous
intéresserons ci-dessous qu’à la valeur de parfait du présent, donc, s’agissant
du français, au passé composé à valeur de parfait.

2.2.1. Emplois illatif, abductif et explicatif

Comme on va le voir, chacun de ces types correspond à un mode de


contextualisation spécifique, implique un type d’inférence particulier et
parfois une valeur évidentielle particulière.
(i) Nous distinguerons tout d’abord un emploi que nous appellerons illatif1. Il
s’agit du cas où la désignation de la situation vise à informer, non pas de la
situation proprement dite, mais d’une conséquence de celle-ci. Autrement dit,
de l’inférence situation => résultat, on ne retient pratiquement ici que le
résultat. Ce dernier est valide et pertinent dans le contexte d’énonciation. Il
s’agit du cas le plus prototypique de la valeur de parfait, celui qu’on désigne
souvent par le terme d’« accompli » dans la tradition aspectologique
française. Il est intéressant de noter que, selon les propriétés aspectuo-
temporelles du prédicat verbal, cet emploi se manifeste tantôt de façon
discrète tantôt de façon spectaculaire. De façon générale il se manifeste d’une
façon particulièrement claire quand le prédicat verbal est de type transitionnel
(au sens de Vet 1980) et/ou télique : le parfait est alors utilisé pour désigner,
de façon quasi métonymique, l’état consécutif à la phase de transition,
comme dans les exemples suivants.

1
Adjectif dérivé de illation, terme utilisé jadis par la tradition logico
philosophique pour désigner l’inférence. Nous l’entendons ici au sens
prospectif, de la cause à l’effet. L’abduction en revanche est rétrospective.
4 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

(1) Mais je parle, je parle... quand vous avez des questions à me poser, peut
être ?
Heu... non.
Mais vous êtes bien venu pour m’interviewer ? (S. Guitry, Quadrille, 42)
(2) Je suis calme maintenant. Tout est fini, bien fini. Je suis sorti de l’horrible
anxiété où m’avait jeté la visite du directeur. Car, je l’avoue, j’espérais
encore. Maintenant, Dieu merci, je n’espère plus. (V. Hugo, Le dernier jour
d’un condamné, 109)

Dans (1), vous êtes bien venu pour m’interviewer vaut pratiquement pour
vous êtes ici pour m’interviewer, et dans (2), je suis sorti de l’horrible
anxiété... vaut pour je ne suis plus dans l’horrible anxiété. Dans ces deux
exemples, l’état désigné découle directement du sens même du verbe utilisé
(venir, sortir) : respectivement ‘être ici, être présent’, et ‘ne plus être dans
l’horrible anxiété’.
(ii) Cependant la direction de l’inférence peut être inverse du cas précédent.
Par exemple, après avoir constaté un certain état de choses, on peut inférer
qu’une certaine situation, susceptible d’avoir produit cet état, a eu lieu. Nous
parlerons alors d’emploi abductif. De façon caractéristique, l’énoncé a alors
presque toujours une valeur conjecturale. Guentchéva (1990) appelle cet
emploi « parfait de reconstruction »2. En voici deux exemples :
(3) Maman savait tout faire et bien faire. Des herbes innombrables et des fleurs
qui ornaient la surface de notre coin de terre, elle connaissait les vertus et les
maléfices. Nous entendait elle tousser : « Tu as de nouveau bu de l’eau à la
fontaine alors que tu étais en transpiration... ». (M. Zermatten, Ô Vous que
je n’ai pas assez aimée !, 110)
(4) Pourtant il est ému et ses yeux sont rouges. Il a probablement pleuré mais je
n’ose pas le lui demander. (J. L. Pons)

Tu as de nouveau bu de l’eau à la fontaine doit s’entendre ici au sens de ‘tu


dois à nouveau avoir bu de l’eau à la fontaine’ ou ‘je soupçonne que tu as de
nouveau bu de l’eau à la fontaine’. Cette valeur évidentielle particulière est
inférée du contexte d’énonciation et des circonstances rapportées dans le
texte : la mère, entendant ses enfants tousser, en infère qu’ils ont pris froid en
buvant de l’eau à la fontaine. Mutatis mutandis la même analyse s’applique à

2
Le nom que nous avons donné à cet emploi s’inspire des analyses de cet auteur.
Le terme d’abduction, introduit par Peirce, désigne un type d’inférence
consistant, à partir d’un constat fait dans le contexte d’énonciation, à considérer
l’objet de ce constat comme la conséquence d’une situation et d’en inférer à
l’existence de cette situation. Il s’agit donc d’un raisonnement conjectural
remontant de l’effet à la cause. Voir Peirce (1988), cité par Deledalle (1994 :
52).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 5

(4), où la modalité liée au raisonnement abductif est d’ailleurs explicitement


formulée (cf. probablement).
Notons que ni l’inférence abductive ni la modalité de conjecture ne sont
à proprement parler codées par le passé composé. Mais c’est bien le
fonctionnement bi-temporel de la valeur de parfait qui rend possible ce type
d’emploi et l’expression, dans ce contexte, de ce type d’inférence et de cette
valeur évidentielle. Il existe cependant en français un tiroir qui a
grammaticalisé cette valeur inférentielle-évidentielle, mais qui dans cet
emploi est clairement marqué comme soutenu voire archaïsant : il s’agit du
futur antérieur, tel qu’il est par exemple utilisé dans (5).
(5) Mais comment avez vous chargé un Nubien de vous acheter une maison à
Paris, et un muet de vous la faire meubler ? Il aura fait toutes choses de
travers, le pauvre malheureux. (A. Dumas, Le comte de Monte Christo, 303)

(iii) Nous distinguerons enfin un emploi que nous appellerons explicatif. Il


s’agit du cas où le locuteur a la connaissance du contenu des deux
temporalités (par exemple parce qu’il a été témoin de la situation et qu’il en
constate les conséquences actuelles), et où l’allocutaire n’a que la
connaissance de l’état actuel. Le locuteur évoque alors la situation dans le but
d’expliquer causalement l’état actuel pour l’allocutaire3. Dans l’exemple ci-
dessous, le mouvement explicatif est monologique, mais cela ne change rien
à la valeur explicative (au sens où nous l’entendons ici) du parfait.
(6) un morveux barbouillé se met à braire, sa tête a heurté le vaisselier,
j’arrache les clés de leur crochet, je cours à la bagnole et on démarre en
trombe, ce qui, en 2 CV, signifie pas grand chose. (B. Blier, Les valseuses)

Le parfait sert ici à mettre en rapport une situation « antérieure » (sa tête a
heurté le vaisselier), et une situation actuellement constatée (un morveux
barbouillé se met à braire), construisant ainsi un rapport explicatif entre
heurter le vaisselier et se mettre à braire. La proposition comportant le passé
composé apporte ainsi rétrospectivement une explication à la situation décrite
par la proposition précédente.
Au total, ces trois types inférentiels de parfait se différencient comme
suit :
– Dans le cas d’un parfait en emploi illatif, l’expression vise à informer
simultanément de la situation et de l’état actuel qui en découle. Assez
souvent cependant, seul l’état résultant est visé, de telle sorte que la forme

3
L’emploi abductif comporte évidemment aussi une dimension explicative, mais
l’explication est seulement conjecturale ; tandis que dans l’emploi explicatif
stricto sensu, elle est assertée sur le mode de la certitude.
6 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

verbale a un fonctionnement quasi métonymique. Mais la saillance relative


de ces deux temporalités, plus exactement de leur contenu, peut varier de
façon assez importante4.
– Dans le cas d’un parfait en emploi abductif, l’état résultant est lié à un
constat fait dans la situation d’énonciation, et constitue donc une
connaissance préalable ; l’expression vise alors à informer, sur le mode
conjectural, de la situation ou d’une situation pouvant être à l’origine de cet
état et, en ce sens, pouvant l’expliquer.
– Dans le cas d’un parfait en emploi explicatif, le locuteur a la connaissance
préalable et de la situation et d’un état actuel constaté. Son énonciation vise
alors à asserter, mais cette fois-ci sur le mode de la certitude, l’existence d’un
rapport causal, et en ce sens explicatif, entre ces deux informations.
Ces trois emplois se distinguent par leur valeur évidentielle. Il est
probable que celle-ci est parfois marquée prosodiquement. Ils ont cependant
en commun d’être des parfaits, c’est-à-dire d’impliquer chacun à leur
manière deux temporalités.

2.2.2. Le parfait d’expérience

Toutefois un autre type de valeur interfère avec les distinctions exposées ci-
dessus. Il s’agit de ce que Comrie (1976) a appelé le parfait « d’expérience »
(nommé aussi parfait « existentiel » par McCawley 1971). On regroupe
habituellement sous cette appellation divers emplois du parfait qui ont en
commun le caractère temporellement indéfini de la situation désignée 5. Par
« indéfini », il faut entendre ici deux choses :
– D’une part, le fait que la forme verbale ne spécifie pas si la situation
désignée s’est produite une ou plusieurs fois, cette spécification étant en
quelque sorte laissée en suspens. L’essentiel est que la situation se soit
produite une fois au moins.
– D’autre part, le fait que la situation désignée n’est pas localisée
temporellement. S’agissant d’un parfait du présent, la seule chose qui est
certaine est que la situation s’est produite dans le passé.
En voici deux exemples :
(7) Je refuse de nourrir mon python de souris vivantes, voilà, lui dis je. C’est
inhumain. Et il refuse de bouffer autre chose. Avez vous déjà vu une pauvre
petite souris face à un python qui va l’avaler ? C’est atroce. (E. Ajar, Gros
Câlin, 19, Frantext)

4
Cette caractéristique des parfaits avait déjà été signalée par Koschmieder :
« l’accent porté sur l’action conduisant à l’état qu’elle a occasionné alterne
souvent [...] avec l’accent porté sur l’état occasionné par l’action » (1996:
103). Sur ce point voir aussi Guentchéva (1990).
5
Leech (1971) appelle d’ailleurs le parfait d’expérience parfait « indéfini ».
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 7

(8) A 40 ans, avez vous peur que les propositions de rôles déclinent ?
Non, pas du tout. Pour moi l’âge... [...] je sais pas ce que c’est l’âge... J’ai
connu des hommes très vieux, des hommes moins vieux. J’ai connu des
femmes plus belles à 60 ans qu’à 30. (interview de l’actrice S. Kimberlain,
2007, doc. internet)

On observera que dans ces exemples, les propositions comportant un passé


composé peuvent être glosées au moyen de la formulation il est arrivé que... :
(7) peut être glosé par ‘vous est il déjà arrivé de voir une pauvre petite souris
face à un python qui va l’avaler ?’ ; et (8) par ‘il m’est arrivé de connaître
des hommes très vieux... Il m’est arrivé de connaître des femmes plus belles à
60 ans qu’à 30’. Cette glose met en évidence d’une part la signification
existentielle de l’énoncé concerné, d’autre part le caractère indéfini de la
situation désignée. Par opposition, les autres types de parfaits peuvent être
qualifiés de parfaits « définis ».
En français, certaines expressions ont un effet déclencheur plus ou
moins décisif pour l’interprétation d’un parfait comme parfait d’expérience :
déjà, un jour, toujours, souvent, une fois, jamais (au sens de ‘une fois
quelconque’), etc. Mais la présence d’une telle expression n’est pas
indispensable, comme le montre (8)6.
Notons que l’absence de localisation temporelle, donnée ci-dessus
comme l’une des propriétés du parfait d’expérience, n’empêche pas une
délimitation de la période à l’intérieur de laquelle la situation a eu lieu. Tel
serait le cas dans (7’).
(7’) Depuis que vous vous intéressez aux animaux, avez vous déjà vu une
pauvre petite souris face à un python qui va l’avaler ?

Une autre caractéristique du parfait d’expérience est que le lien entre la


situation évoquée et les conséquences visées est assez différent de celui
qu’on observe avec les autres parfaits. Par exemple dans (7), il s’agit moins
de demander à l’allocutaire s’il a effectivement assisté à l’événement décrit
(la souris qui va être mangée par un python), que de lui demander s’il connaît
les sentiments ou les émotions que ce spectacle peut susciter. La résultativité
y est donc d’une tout autre nature que dans les exemples (1) à (6).
L’appellation de parfait « d’expérience » rend plus ou moins bien compte du
type de conséquence qui est ici visé : il s’agit de l’état actuel d’un sujet qui a
fait telle ou telle chose, à qui il est arrivé un jour telle ou telle chose.

6
Dans certaines variétés du français, en particulier dans le domaine franco
provençal, le passé surcomposé a grammaticalisé cette valeur de parfait
d’expérience. Pour une étude détaillée de l’emploi du surcomposé comme
parfait d’expérience, voir Apothéloz (2009 et 2010).
8 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

Cependant, on observe que la valeur de parfait d’expérience est


transversale par rapport aux trois types inférentiels (illatif, abductif et
explicatif) décrits plus haut. Ce qui veut dire qu’un parfait d’expérience peut
être employé avec n’importe laquelle de ces trois valeurs. La chose est assez
facile à montrer.
Imaginons qu’un ami me demande si je m’estime capable de faire un
petit film documentaire sur le baptême de son fils. Pour justifier une réponse
positive, je pourrais par exemple faire savoir à cet ami que j’ai une certaine
expérience du cinéma et dire j’ai fait quelques documentaires. Je produirais
alors un parfait d’expérience de type illatif. Imaginons maintenant que
j’accepte de tourner ce film mais sans informer mon ami de mes expériences
en matière de cinéma ; et que, me voyant faire, et constatant ensuite le
résultat, cet ami se montre surpris de mon savoir-faire. Il pourrait alors dire
quelque chose comme : toi tu as fait du cinéma, ou simplement : tu as (déjà)
tourné des films. Il produirait alors un parfait d’expérience de type abductif,
avec la valeur évidentielle propre à cet emploi. Imaginons enfin qu’un autre
ami assiste au tournage du documentaire en question et s’étonne de ma façon
de faire, qu’il trouve très professionnelle. Le père de l’enfant baptisé, que
j’avais informé de mon expérience en matière de cinéma documentaire,
pourrait alors lui dire : il a fait des documentaires, produisant ainsi un parfait
d’expérience de type explicatif.
Notre analyse de la typologie des valeurs de parfait est donc différente
de celles de Comrie (1976) ou de Guentchéva (1990). Pour ces auteurs, en
effet, le parfait d’expérience se situe, dans leur typologie, au même niveau
que les autres types de parfaits – pour Guentchéva par exemple, au même
niveau que le parfait abductif (qu’elle appelle « de reconstruction »). Ils le
distinguent donc du parfait résultatif. Nous pensons au contraire que tous les
parfaits sont, par définition, résultatifs, et que cette résultativité se décline
selon deux dimensions : une première dimension, qui est celle de la
définitude, et qui permet de distinguer des parfaits « définis » et des parfaits
« indéfinis » (traditionnellement appelés « parfaits d’expérience ») ; et une
seconde dimension qui est celle du type inférentiel, dimension à l’intérieur de
laquelle nous avons distingué trois variétés : illatif, abductif et explicatif.

2.3. Résultativité « sémantique » et résultativité « pragmatique »

A examiner les exemples commentés dans la section précédente, on se rend


compte que la notion de résultativité peut recouvrir des phénomènes
extrêmement disparates. Cela est dû au fait que tous les verbes ne sont pas
également prédisposés à produire de la résultativité. Pour ne prendre que
quelques exemples, il est frappant de constater que des verbes comme
arriver, fermer ou s’endormir se prêtent particulièrement bien à mettre en
évidence la valeur de parfait lorsqu’ils sont fléchis à un temps composé. En
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 9

discours ils sont régulièrement utilisés au passé composé pour signifier,


respectivement, les états « être arrivé » (il est arrivé), « être fermé » (on l’a
fermé) et « être endormi » (il s’est endormi). Il en va autrement de verbes
comme courir, aimer ou heurter, dont les potentialités résultatives sont très
différentes et, en un sens, moindres. Le paramètre qui est ici en cause est
celui de la transitionnalité : les verbes arriver, fermer et s’endormir ont une
signification typiquement transitionnelle et définissent par conséquent leur
propre état résultant, ce qui n’est pas le cas de courir, aimer ou heurter, dont
le sens ne comporte aucune idée de transitionnalité. Cela ne veut pas dire que
ces verbes ne puissent pas, dans telle ou telle circonstance, être utilisés avec
l’intention de signifier un état résultant. Mais quand cette situation se produit,
l’état résultant n’a pas la même prévisibilité que lorsqu’il s’agit d’un verbe
transitionnel. Par exemple on peut fort bien dire, en visant un état résultant, il
a couru ; mais l’état visé est alors toujours lié à des facteurs contingents.
Dans cet exemple il pourrait correspondre à des informations variables et
tributaires du contexte, comme : ‘il est essoufflé’, ‘il est en sueur’, ‘il est
arrivé à l’heure’, etc. L’énoncé il a couru peut être produit pour attirer
l’attention sur des états de ce type, et par exemple pour en donner une
explication.
Nous proposons donc de distinguer deux types de résultativité. Le
premier type est celui auquel nous venons de faire allusion à propos des
verbes arriver, fermer et s’endormir. Ces verbes comportent dans leur sens
même un état résultant. Nous parlerons dans ce cas de résultativité
sémantique. Le second type de résultativité est celui illustré par des verbes
comme courir, aimer et heurter, dont la signification n’implique pas d’état
résultant. Nous parlerons dans ce cas de résultativité pragmatique. Dans (1)
et (2) ci-dessus (verbes venir et sortir), il s’agit typiquement de résultativité
sémantique. Dans (4) et (6) (verbes pleurer et heurter), il s’agit de
résultativité pragmatique.
Il faut toutefois se garder d’associer de façon trop rigide type de
prédicat (transitionnel ou non transitionnel) et type de résultativité
(sémantique ou pragmatique). S’il est vrai que les prédicats non transitionnels
ne définissent pas sémantiquement un état résultant, et sont par conséquent
inaptes à produire de la résultativité sémantique, les prédicats transitionnels
peuvent fort bien, quant à eux, être utilisés avec une visée résultative
pragmatique. C’est ce qui se passe dans (3) : boire de l’eau froide est un
prédicat transitionnel ; pourtant ce qui est visé, c’est bien ici un résultat inféré
pragmatiquement (le fait de tousser). De même, on peut fort bien dire
quelqu’un a ouvert la fenêtre non pas pour faire savoir que la fenêtre est
actuellement ouverte, mais pour rendre compte par exemple du fait qu’il y a
un courant d’air ; pourtant ouvrir est un verbe transitionnel. Le rapport entre
la situation et l’état résultant est alors indirect, de l’ordre du probable
seulement.
10 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

De même il y a certaines affinités entre le type inférentiel du parfait et le


type de résultativité qu’il produit (quand il ne s’agit pas du parfait
d’expérience). Ainsi, les parfaits abductifs sont en principe associés à la
résultativité pragmatique, ce qui est assez logique si on considère que le
parfait abductif sert en général à exprimer une conjecture et non une
certitude. Les exemples (3), (4) et (6) en sont une illustration. Les autres
types inférentiels (illatif et explicatif) ne semblent pas avoir d’affinité
particulière pour l’une ou l’autre résultativités.
Un cas un peu différent est celui du parfait d’expérience. Par définition
ces parfaits mettent en œuvre un type particulier de résultativité (celui que
vise à saisir le qualificatif « d’expérience »), qui est de nature clairement
pragmatique. Pour cette raison ils ne sont pas sensibles au type aspectuel du
prédicat verbal. N’importe quel type aspectuel de prédicat peut a priori
donner lieu à ce type de parfait.
Nous allons maintenant examiner comment le polonais exprime la
résultativité. Mais il convient tout d’abord de donner quelques informations
générales sur le système aspectuel et temporel de cette langue.

3. Le système verbal polonais

Le polonais présente un système de temps verbaux qui, au premier abord,


paraît extrêmement simple au regard du français7. En effet, outre le
conditionnel et l’impératif, cette langue possède trois tiroirs flexionnels :
présent, passé et futur. Mais cette apparente simplicité au plan des tiroirs est
compensée par une morphologie aspectuelle d’une grande complexité au plan
du lexique. Dans cette langue, en effet, la majorité des signifiés verbaux
existent sous deux formes lexicales, traditionnellement dites perfective et
imperfective. Seul un petit groupe de signifiés verbaux n’existent que sous
une unique forme aspectuelle (perfectiva tantum, imperfectiva tantum). Mais
tout verbe appartient nécessairement à la catégorie des perfectifs ou des
imperfectifs.
Au plan morphologique, il existe divers affixes permettant de dériver
une forme perfective d’une forme imperfective, et vice-versa. Pour les
besoins de cet article il suffit d’indiquer que les affixes de perfectivation sont
des préfixes, et ceux d’imperfectivation, des suffixes. Par exemple : burzy
(‘détruire’, forme imp.) et zburzy (‘détruire’, forme perf.), da (‘donner’,
forme perf.) et dawa (‘donner’, forme imp.). Certains couples aspectuels
sont supplétifs, par exemple : mówi (‘dire’, forme imp.) et powiedzie
(‘dire’, forme perf.).
Cependant ces faits lexicaux ne sont pas indépendants du système des
tiroirs. Ainsi, les formes perfectives n’ont pas de présent ; plus exactement, la

7
Pour une présentation synthétique, voir par exemple Vater (1995).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 11

forme perfective d’un signifié verbal, fléchie au même tiroir morphologique


que son double imperfectif, a une valeur de futur. Quant à la forme
imperfective, elle a, pour le futur, une forme qui lui est propre : elle est
composée, utilisant comme auxiliaire le futur du verbe by (‘être’).
La relation entre tiroir verbal et forme aspectuelle en polonais peut donc
être résumée comme suit : le tiroir présent est nécessairement imperfectif, et
l’opposition imperfectif vs perfectif ne se manifeste qu’aux tiroirs passé et
futur (cf. Tab. 1).

PASSÉ PRÉSENT FUTUR


IMPERFECTIF burzyłem burz bd burzyü
PERFECTIF zburzyłem — zburz
Tab. 1. – Burzy (‘détruire’ IMP.) et zburzy (‘détruire’ PERF.).
Formes des 1ère pers. sg. du passé, du présent et du futur.

En slavistique, les formes perfectives sont généralement décrites comme


exprimant une situation de façon complète, menée jusqu’à son terme
« naturel » (i.e. celui résultant de la signification du verbe) ; les formes
imperfectives sont quant à elles décrites comme exprimant une situation
incomplète, n’incluant pas le terme naturel de la situation désignée (cf. par
ex. Kuryłowicz 1977). Ces caractérisations, ainsi que d’autres plus ou moins
équivalentes, donnent régulièrement lieu à toutes sortes de polémiques,
consistant par exemple à indiquer qu’il existe de nombreux contre-exemples
à ces définitions, ou à signaler que tous les signifiés verbaux n’incluent pas
nécessairement un terme naturel (ce qui ne les empêche pas d’avoir une
forme perfective). Il est impossible, dans le cadre du présent article, d’entrer
dans ce type de discussion. Nous nous contenterons de préciser ici que, de
façon caractéristique, les formes imperfectives sont également utilisées pour
signifier l’itérativité et l’habitualité, à la manière de l’imparfait en français.
Une des différences entre les systèmes des tiroirs polonais et français est
donc qu’il n’y a pas, en polonais, de tiroir spécialisé dans l’expression de la
résultativité8. On pourrait penser, par exemple, que les formes perfectives au
passé expriment une telle valeur. Mais nous verrons que ce n’est pas
systématiquement le cas. Ces formes peuvent en effet être utilisées dans le
récit, où elles ont une valeur d’aoriste et sont régulièrement (et fidèlement)
traduites par des passés simples ou des passés composés aoristiques en
français.

8
Voir toutefois section 4.6. ici même.
12 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

4. L’expression de la résultativité en polonais

Cette section ne prétend pas faire le tour de la question, qui est des plus
complexes. Nous nous limiterons ici à donner quelques repères en essayant
de montrer l’intérêt descriptif que présentent les notions qui ont été posées
plus haut. Pour ce faire nous examinerons tout d’abord le cas des prédications
transitionnelles non duratives et duratives, puis celui des prédications non
transitionnelles non duratives et duratives. Une prédication est transitionnelle
si elle implique le franchissement d’une borne marquant le début ou la fin
d’un état.
Le terme de « prédication » se justifie par le fait que dans nos analyses,
nous préférons utiliser, comme unité de référence, l’ensemble de l’expression
prédicative9 et non le verbe seul, celui-ci étant souvent sous-déterminé
relativement à la transitionnalité. Par exemple, une prédication construite
avec le verbe manger est transitionnelle quand l’expression qui fonctionne
comme second actant du verbe désigne un objet entier (manger une/la
tartine, manger (toute) la viande), mais non transitionnelle quand cette
expression désigne une partie d’objet, comme le fait par exemple un article
partitif (manger de la viande). Cette distinction est essentielle en polonais,
car elle détermine le choix de la forme verbale : perfective, quand
l’expression du second actant désigne un objet entier, imperfective sinon
(Wierzbicka 1967).

4.1. Les prédications transitionnelles non duratives

On observe ici la régularité suivante : quand la résultativité qu’il s’agit


d’exprimer est purement sémantique, c’est la forme perfective qui est utilisée.
La forme imperfective sert quant à elle à exprimer la résultativité
pragmatique.
Voici tout d’abord quelques exemples comportant un verbe à la forme
perfective (les formes concernées sont en gras)10.
(9) Przyjechały wozy TV, pracuj kamery.
arriver.PERF.PASSÉ véhicules TV travailler.IMP.PRÉS. caméras
Les véhicules de la télévision sont arrivés, les caméras tournent.
(Kuszmider 1999 : 116)

9
Verkuyl & Vet (2004) parleraient ici d’« aspect prédicationnel ».
10
Les gloses de la deuxième ligne utilisent les conventions suivantes : ‘PASSÉ’,
‘PRÉS.’ ‘IMPÉR.’ indiquent respectivement les temps passé, présent et impératif.
‘IMP.’ imperfectif, ‘PERF.’ perfectif, ‘PRÉP.’ préposition, ‘PP.’ participe
passé, ‘N’ nom, ‘PÉ.’ particule énonciative. Pour des raisons de lisibilité
toutes les autres indications grammaticales (personne, genre, cas, etc.) sont
délibérément omises.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 13

(10) Zmieniłem prac. Teraz pracuj w duej midzynarodowej firmie.


changer.PERF.PASSÉ travail...
J’ai changé de travail. Maintenant je travaille dans une grosse entreprise
internationale.
(11) Zobacz ! Kto otworzył okno.
regarder. PERF.IMPÉR. quelqu’un ouvrir.PERF.PASSÉ fenêtre
Regarde ! Quelqu’un a ouvert la fenêtre.

Dans ces exemples, l’énoncé vise à exprimer l’état résultant tel qu’il est
déductible du signifié du verbe dans sa forme perfective. Les exemples (9) et
(10) sont de type illatif. Dans (9) les véhicules de la télévision sont
actuellement présents ; dans (10) le locuteur ne travaille plus là où il
travaillait. (11) pourrait, selon le contexte dans lequel il est produit, réaliser
un parfait illatif, abductif ou explicatif. Quoi qu’il en soit il implique que la
fenêtre est actuellement ouverte. Sur ce type d’exemple, voir aussi
Włodarczyk (1994 : 124).
Moyennant un contexte adéquat, les prédications de (10) et (11) se
prêtent à une interprétation pragmatique de la résultativité si elles sont
exprimées au moyen d’une forme imperfective du verbe.
(12) Witajcie. Była spora przerwa, ale rozumiecie, zmieniałem prac.
changer.IMP.PASSÉ travail
Ma byü lepiej i za wiksz pensj. Si okae. (doc. internet)
Salut ! Il y a eu une longue interruption, mais vous comprenez, j’ai changé
de travail. Ça doit être mieux, un salaire plus élevé. On verra.
(13) [Le locuteur constate qu’il fait anormalement froid dans la pièce où il se
trouve et, avant même d’avoir constaté si la fenêtre est fermée ou non,
formule l’énoncé suivant :]
Kto otwierał okno.
quelqu’un ouvrir.IMP.PASSÉ fenêtre
Quelqu’un a ouvert la fenêtre.

Dans (12) le participant à un forum de discussion sur Internet excuse sa


longue absence sur ce forum en écrivant qu’il a changé de travail. L’absence
est traitée ici comme une conséquence pragmatique du changement de
travail, et l’imperfectivité permet de lier explicativement la situation
« changer de travail » à cet état de fait. Avec une forme perfective, l’énoncé
n’aurait désigné que l’état consistant à avoir un nouveau travail et perdrait
ainsi toutes ses vertus explicatives. Le choix de la forme imperfective permet
également de désigner allusivement toutes les conséquences pratiques
entraînées par un changement de travail. Dans (13), l’imperfectivité permet
de mettre en rapport un constat indirectement lié à l’ouverture d’une certaine
fenêtre, et cette ouverture. L’énoncé est produit dans un contexte clairement
abductif. Contrairement à (11), il ne présume ni que la fenêtre est
14 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

actuellement ouverte ni qu’elle est fermée (cf. pour un exemple analogue les
commentaires de Kuszmider 1999 : 115). On découvre que le polonais, à
travers le choix grammatical de la perfectivité ou de l’imperfectivité, offre la
possibilité de contextualiser la signification de l’énoncé.
Cependant il n’est pas possible de trouver un équivalent imperfectif
pour (9). La raison est la suivante. La forme imperfective correspondant à
przyjecha (‘arriver’, perf.), à savoir przyjeĪdĪa (‘arriver’, imp.), a
lexicalisé une valeur itérative. Ce phénomène est assez fréquent en polonais,
avec les verbes transitionnels non duratifs (voir notamment Laskowski 1998).
Par exemple, les formes imperfectives suivantes sont également toujours
itératives : znajdowa (‘trouver’), upada (‘tomber’), gubi (‘perdre’).

4.2. Les prédications transitionnelles duratives

Il s’agit des accomplissements au sens de Vendler (1957). La résultativité


sémantique y est exprimée, comme pour les non duratifs, par la forme
perfective du verbe.
(14) Zobacz, co narysowałem !
regarder.PERF.IMPÉR. ce que dessiner.PERF.PASSÉ
Regarde ce que j’ai dessiné !
(15) Czy przeczytałeĞ „Quo vadis” Sienkiewicza ?, zapytała
est ce que lire.PERF.PASSÉ „Quo vadis” Sienkiewicz
nauczycielka ucznia.
Est ce que tu as lu „Quo vadis” de Sienkiewicz ?, a demandé l’institutrice à
un élève.

Dans (14) l’état résultant est matérialisé par l’existence de l’objet dessiné,
dessiner étant un verbe « créatif ». Dans (15) le verbe lire dans sa forme
perfective désigne le parcours complet du livre en question. Le choix de cette
forme indique par conséquent que la question porte bien sur la complétude de
ce parcours.
Il convient de noter que la résultativité sémantique n’exclut pas la
résultativité pragmatique. Ainsi, dans un contexte où le livre en question
aurait été prêté à l’allocutaire, une question comme (15) pourrait très bien
être posée pour lui demander s’il peut rendre ce livre, ou pour lui faire savoir
qu’on voudrait qu’il le rende. Mais dans ce cas la résultativité « première »
serait bien toujours sémantique.
La résultativité pragmatique est exprimée, comme pour les non duratifs,
par la forme imperfective du verbe.
(16) Kto rysował tego konia ?
qui dessiner.IMP.PASSÉ ce cheval
Qui a dessiné ce cheval ?
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 15

(17) Czytałem kartotek paskiej matki. Pan nie mógł zaspokoiü jej
lire.IMP.PASSÉ dossier votre mère
potrzeb.
J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins.
(Camus, L’Etranger)

La question (16) pourrait par exemple être posée si le locuteur veut faire
savoir qu’il a constaté que le dessin dont il est question présente une
caractéristique particulière, par exemple d’être particulièrement bien ou mal
fait11. Pour ce qui est de (17), la forme imperfective du verbe lire (qui est
celle de la traduction attestée), contrairement à la forme perfective,
n’implique pas que le dossier a été lu jusqu’à la fin. L’énoncé vise seulement
ici à faire savoir que le locuteur sait un certain nombre de choses à propos de
la mère de l’allocutaire et que ces connaissances ont été acquises à partir de
la lecture du dossier.
Comme on le voit, le point commun à tous les exemples
d’imperfectivité examinés jusqu’ici est d’une part la non-expression (ou la
non-explicitation) de la complétude de la situation, d’autre part le
déclenchement d’inférences conduisant à signifier implicitement qu’il existe
dans le contexte d’énonciation des conséquences indirectes de la situation
exprimée. Un troisième point, également fréquent quoique non systématique,
est que le contexte d’énonciation donne accès à des informations qui vont à
l’encontre de ce que dit littéralement l’expression verbale : le dessin est
terminé, le changement de travail a eu lieu, et pourtant ces situations sont
décrites avec une forme signifiant en principe l’incomplétude12.
On notera que des questions comme qui a ouvert la fenêtre ?, qui a fait
ce dessin ? etc., ont deux traductions en polonais. Soit la question porte
uniquement sur l’identification de l’agent de la situation, et c’est la forme
perfective du verbe qui est choisie ; soit la question comporte, en plus, des
allusions à des conséquences indirectes, à une caractéristique repérable dans
le contexte d’énonciation (traces d’ouverture ou de tentatives d’ouverture de
la fenêtre, dessin présentant une caractéristique particulière, etc.), et c’est
alors la forme imperfective qui est utilisée.

11
Koschmieder (1929) utilise des exemples similaires pour défendre l’idée selon
laquelle les notions de complétude et d’incomplétude ne permettent pas selon
lui de rendre compte de la distinction perfectif vs imperfectif. Sur ce point voir
aussi Vater (1995).
12
On pourrait en déduire que les formes imperfectives signifient non pas
l’incomplétude, mais seulement l’absence d’indication concernant la
complétude. Telle est à peu près la thèse de Forsyth (1970).
16 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

4.3. Les prédications non transitionnelles non duratives

Les prédications non transitionnelles se comportent de façon assez différente


des prédications transitionnelles vis-à-vis de la résultativité et de l’opposition
perfectif vs imperfectif. Rappelons que, par définition, les prédications non
transitionnelles ne peuvent pas produire de résultativité sémantique.
Les verbes non transitionnels non duratifs ont pratiquement tous une
forme imperfective, mais celle-ci a presque toujours un sens itératif, comme
certains verbes transitionnels non duratifs évoqués plus haut. Il en résulte que
les prédications non transitionnelles non duratives ont toujours recours à une
forme perfective pour désigner la résultativité pragmatique, en polonais.
(18) Przepraszam, jestem troch spóniona. Spotkałam koleank.
rencontrer.PERF.PASSÉ copine
Je suis désolée, je suis un peu en retard. J’ai rencontré une copine.
(19) Ty tutaj ! SpóĨniłaĞ siĊ na pocig.
toi ici rater.PERF.PASSÉ train
Toi ici ! Tu as raté le train.

Dans (18) la forme verbale est de type explicatif, et dans (19) elle est de type
abductif. Le type illatif est également possible. Imaginons par exemple que
quelqu’un appelle l’ambulance pour faire part d’un accident : il pourrait
produire un énoncé comme une voiture a heurté un piéton, en visant ainsi un
élément actuel du contexte d’énonciation, par exemple qu’il y a un blessé.

4.4. Les prédications non transitionnelles duratives

Ces prédications désignent des activités ou des états. Elles se caractérisent


par la durée et l’absence de transition. Leur interprétation résultative apparaît
contextuellement quand elles sont utilisées dans des énoncés dont le sens est
lié par inférence à un état de fait actuel. (20)-(21) illustrent les activités, et
(22)-(23) les états.
(20) Jeste zdyszany.
Tu es essoufflé.
Bo biegałem.
parce que courir.IMP.PASSÉ
Parce que j’ai couru.
(21) Heniu, znowu piłeĞ wódk !
Henri de nouveau boire.IMP.PASSÉ vodka
Henri, tu as de nouveau bu de la vodka !
Nie, nie piłem.
non ne pas boire.IMP.PASSÉ
Non, je n’en ai pas bu.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 17

Tak ? To powiedz « Gibraltar » !


Ah bon ? Alors dis « Guibraltar » !
No dobra, piłem !
Bon d’accord, j’en ai bu ! (doc. Internet)
(22) Czemu wróciłe tak szybko ?
Pourquoi es tu rentré aussi vite ?
Bo, tĊskniłem za tob.
parce que languir.IMP.PASSÉ PRÉP. toi
Parce que je languissais après toi.
(23) Mizernie dzi wygldasz.
Tu n’as pas l’air très bien aujourd’hui.
No bo, chorowałem.
PÉ. parce que être malade.IMP.PASSÉ
Parce que j’ai été / j’étais malade.

Toutes les formes verbales sont ici imperfectives. Elles sont de type explicatif
dans (20), (22) et (23). Dans ces trois exemples un constat actuel est mis en
rapport avec une situation passée : l’essoufflement, avec le fait d’avoir
couru ; la rapidité du retour, avec l’ennui ; et l’apparence de la personne, avec
le fait qu’elle a été malade. Le parfait est de type abductif dans la première
occurrence de (21) : à partir de certains indices, on infère conjecturalement
qu’une personne a bu de l’alcool. Les autres parfaits de (21) sont illatifs.
Pourquoi le polonais n’emploie-t-il pas ici des formes perfectives ? La
raison en est que les formes perfectives des verbes utilisés dans ces exemples
ne sont pas exactement, du point de vue sémantique, le pendant des formes
imperfectives. De fait, les slavistes considèrent généralement que les verbes
non transitionnels sont inaptes à former de vrais couples aspectuels,
contrairement aux verbes transitionnels. On est donc ici en présence, une fois
encore, de faux couples aspectuels.
La perfectivation des verbes non transitionnels duratifs peut avoir
principalement, en plus de la perfectivité, trois sortes de conséquences
sémantiques.
1. En premier lieu, elle peut produire un effet de délimitation
temporelle. Il en va ainsi dans des couples comme biega / pobiega
(respectivement ‘courir’ / ‘courir pendant un court moment’), ou encore
chorowa / pochorowa (‘être malade’ / ‘être malade pendant une courte
période’, ‘faire une courte maladie’). Comme le note Piernikarski (1969), on
peut spécifier cette durée par des expressions comme un peu, une demi
heure, etc.
2. En second lieu la perfectivation des verbes non transitionnels duratifs
peut transformer le verbe en un verbe transitionnel. Deux cas doivent alors
être envisagés, selon que le verbe transitionnel est inchoatif, ou égressif :
chorowa / zachorowa (‘être malade’ / ‘tomber malade’), kocha /
zakocha siĊ (‘aimer’ / ‘tomber amoureux’), pour la valeur inchoative ; pi /
18 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

wypi (‘boire’ / ‘boire intégralement’), jeĞ / zjeĞ (‘manger’ / ‘manger


intégralement’), pour la valeur terminative. Parce qu’ils sont transitionnels,
ces verbes peuvent produire de la résultativité sémantique.
3. En troisième lieu, la perfectivation des verbes non transitionnels
duratifs peut produire l’idée qu’il y a extraction d’une « unité » de procès.
C’est à peu près ce qui se passe en français avec des expressions comme « un
coup de », « un accès de », quand on oppose par exemple : avoir le cafard /
avoir un coup de cafard, frapper / donner un coup, etc. Exemples polonais :
dzwoni (‘sonner’) / zadzwoni (‘donner un coup de sonnette’), tĊskni
(‘languir’) / zatĊskni (‘avoir un accès d’ennui’).

4.5. Le parfait d’expérience

La question du parfait d’expérience en polonais est des plus complexes. Nous


ne pourrons, dans le présent article, que donner quelques indications
sommaires.
En première approximation, on peut dire que le polonais emploie
régulièrement la forme imperfective pour produire la signification de parfait
d’expérience (Karolak 2007, et à par.). Les spécialistes du russe et du
polonais abordent d’ailleurs souvent la question du parfait d’expérience dans
le cadre d’un problème plus général qu’on peut formuler ainsi : comment se
fait-il qu’on emploie parfois dans ces langues, pour désigner une situation
dans le passé, une forme verbale imperfective alors que tout donne à penser
que la situation est saisie dans son intégralité et jusqu’à son terme naturel (cf.
Laskowski 1998, Bogusławski 2004, Stawnicka 2007) ? C’est donc d’abord
sous la forme d’un paradoxe qu’apparaît la question du parfait d’expérience,
paradoxe qui n’est pas sans rappeler celui de l’imparfait narratif du français
(le parallélisme a d’ailleurs été formulé explicitement par Gebert 1992).
La question de (24) est un exemple de forme imperfective employée
avec la valeur de parfait d’expérience.
(24) Czy piłeĞ kiedy tak herbat ?
est ce que boire.IMP.PASSÉ une fois tel thé
As tu déjà bu un tel thé ?

Comme c’est le cas en français, le parfait d’expérience est souvent


accompagné, en polonais, d’adverbiaux comme kiedyĞ (‘une fois’),
kiedykolwiek (‘jamais’, ‘une fois quelconque’), juĪ (‘déjà’), nigdy (‘jamais’),
qui s’accordent avec le caractère indéfini de cette forme verbale et mettent en
évidence l’interprétation expérientielle.
Cependant nous avons vu que beaucoup de verbes non duratifs polonais
ont une forme imperfective qui a lexicalisé un sens itératif. Cette forme n’est
donc pas disponible pour exprimer le parfait d’expérience. C’est alors la
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 19

forme perfective qui est utilisée. Il s’agit par exemple des verbes znaleĨ
(‘trouver’, perf.), zgubi (‘perdre’, perf.) spotka (‘rencontrer’, perf.),
zakocha siĊ (‘tomber amoureux’, perf.). Pour ces verbes le parfait
d’expérience est marqué par des adverbiaux comme ceux cités ci-dessus ainsi
que par divers indices contextuels.

4.6. La construction mieü + SN + PARTICIPE PASSÉ

Il existe cependant en polonais, en particulier en registre familier, une


construction qui exprime spécifiquement l’état résultant. Elle se compose du
verbe mie (‘avoir’), d’un syntagme nominal et d’un participe passé de forme
perfective (le SN tantôt précède tantôt suit le participe). On ne la rencontre
qu’avec les verbes transitifs. Elle semble suivre le schéma d’un attribut de
l’objet, mais il ne s’agit en fait ni d’un vrai objet (du verbe avoir) ni d’un vrai
attribut : le verbe mie fonctionne plutôt ici comme une sorte d’auxiliaire.
Cette construction est relativement répandue dans la langue parlée
(Piernikarski 1969 : 148, Muryn 2009). On en trouve de nombreuses
attestations sur Internet. En voici deux exemples :
(25) Ja obiadek ju mam zjedzony, sałatka zrobiona,
moi déjeuner.N déjà avoir.PRÉS. mangé. PERF. PP. salade faite.PERF.PP.
placek te, posprztane prawie zostało mi umyü panele i sprztnü w
łazience i w kocu bdzie koniec. (doc. internet)
Moi j’ai déjà pris mon déjeuner, la salade est faite, le gâteau aussi, le
ménage est fait il ne me reste qu’à laver le plancher et nettoyer la salle de
bains et enfin, ce sera fini.
(26) [Après une réception]
Było sympatycznie, a teraz jest ju na szczcie po i przy okazji
mamy umyte okna i pikny bukiet. (doc. Internet)
avoir.PRÉS. lavé.PERF.PP. fenêtres et joli bouquet
C’était très sympathique, mais heureusement c’est maintenant déjà fini et
ainsi nous avons les fenêtres lavées et un joli bouquet.

Dans (25), la construction qui nous intéresse est suivie d’une construction
passive (sałatka zrobiona) avec omission du verbe être, sałatka étant au cas
nominatif. L’exemple (26) est intéressant parce qu’il comporte une sorte
d’anacoluthe : le verbe mie (‘avoir’) y mis en facteur commun, d’une part
avec la construction qui nous intéresse, d’autre part avec une construction
transitive « normale » (avoir un joli bouquet). On observera que les deux
prédications sont transitionnelles et que, en terme de type inférentiel, il s’agit
de parfaits illatifs. Par ailleurs c’est clairement la résultativité sémantique qui
est concernée ici.
Bien que son statut exact (flexion ou syntaxe) ne soit pas très clair, cette
construction fait évidemment penser au passé composé français. Cependant
20 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

elle s’apparente peut-être davantage, en français, à des constructions comme


il a ses lunettes cassées, j’ai déjà cinq articles (d’)écrits, etc., qu’à de vrais
passés composés. Au plan de sa signification aspectuelle, elle est proche du
present perfect anglais13. Signalons qu’elle se rencontre également au futur et
au passé, produisant ainsi un futur et un passé résultatifs.
Indépendamment du problème de sa limitation à des verbes transitifs, la
question se pose de savoir si cette forme périphrastique a les mêmes
conditions d’emploi que les formes verbales synthétiques (i.e. les formes non
composées du passé). Quand le sujet grammatical du verbe mie (‘avoir’)
coïncide avec l’agent du participe passé, la construction périphrastique
coexiste avec la forme synthétique. Par exemple, la forme perfective du passé
est possible dans (25). L’interprétation de l’énoncé permet chaque fois de
déduire que le référent du morphème de personne du verbe mie est aussi
l’agent du verbe lexical représenté par le participe passé. En revanche, quand
le lien entre ces deux éléments est moins clair, seule la forme périphrastique
est employée. C’est le cas de (26). Dans cet exemple, en l’absence
d’informations supplémentaires, rien ne permet de déterminer si l’agent du
lavage des fenêtres coïncide ou non avec les individus désignés par la marque
de personne my (‘nous’) de verbe mie. Dans chacun de ces exemples il est
également possible d’employer la voix passive. En ce cas le verbe être peut
être omis.

5. Conclusion

De multiples problèmes sont apparus au cours de cette étude, dont l’objet


était certainement beaucoup trop vaste pour être traité dans le format d’un
article. Au départ notre objectif n’était pas de comparer le français et le
polonais. Pourtant les instruments conceptuels que nous avons mis en place
dans la première partie (typologie des valeurs de parfait fondée sur des
propriétés inférentielles, distinction entre résultativité sémantique et
pragmatique) nous paraissent rétrospectivement fournir une excellente base
pour entreprendre une étude contrastive de la grammaire de l’aspectuo-
temporalité de ces deux langues. A cet égard, deux points nous semblent
particulièrement importants.
En premier lieu, il est frappant de constater à quel point les notions de
perfectivité et d’imperfectivité recouvrent des phénomènes et des
fonctionnements différents dans les deux langues. Une fois encore en
aspectologie, on constate que la terminologie est pleine de chausse-trapes.

13
Selon Kuryłowicz (1987), le present perfect à l’époque de son apparition
admettait lui aussi une relative liberté de l’ordre des éléments, notamment de
l’objet relativement au participe. Il en va de même en ancien français, du moins
avant le XIIIe s. (cf. Marchello Nizia 1999).
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 21

En second lieu, nous avons observé qu’avec les prédications


transitionnelles, l’opposition perfectif vs imperfectif était systématiquement
utilisée en polonais pour contraster une résultativité sémantique et une
résultativité pragmatique, chose que ne peut pas faire le français. Pour ce type
de prédication, cette opposition permet notamment, en polonais, d’affiner le
lien qui doit être établi entre le contexte immédiat de la parole et la situation
désignée par le prédicat verbal, et donc de guider l’interprétation in situ de
l’énoncé.

Références

Apothéloz, D. (2009). La quasi-synonymie du pssé composé et du passé


surcomposé dit « régional », Pratiques 141-142 : 98-120.
Apothéloz, D. (2010). Le passé surcomposé et la valeur de parfait existentiel,
Journal of French Language Studies 20.2 (sous presse).
Benveniste, E. (1966). Les relations de temps dans le verbe français, in :
Problèmes de linguistique générale 1, Paris : Gallimard, 237-250.
Bogusławski, A. (2004). Aspekt i negacja, Warszawa : Wydawnictwo TAKT.
Comrie, B. (1976). Aspect. An introduction to the study of verbal aspect and
related problems, Cambridge : Cambridge University Press.
Deledalle, G. (1994). Charles S. Peirce. Les ruptures épistémologiques et les
nouveaux paradigmes, Travaux du Centre de recherches sémiologiques
62 : 51-66.
Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z. (2003). Comment déterminer les
significations du passé composé par une exploration contextuelle ?,
Langue française 138 : 48-60.
Forsyth, J. (1970). A grammar of aspect. Usage and meaning in the Russian
verb, Cambridge : Cambridge University Press.
Gebert, L. (1992). Osservazioni sull’imperfettivo per esprimere fatti compiuti
in lingue slave e romanze, in : W. Bany ; L. Bednarczuk ; K. Bogacki,
(éds), Etudes de linguistique romane et slave, Kraków : Universitas,
217-226.
Guentchéva, Z. (1990). Temps et aspect : l’exemple du bulgare
contemporain, Paris : Editions du CNRS.
Karolak, S. (1997). Le temps et le modèle de H. Reichenbach, Etudes
cognitives / Studia kognitywne 2 : 95-125 (Varsovie : SOW).
Karolak, S. (2007). Składnia francuska o podstawach semantycznych,
Kraków : Collegium Columbinum.
Karolak, S. (à paraître). Remarques sur l’équivalence du passé imperfectif
polonais et des temps passés en français, Verbum.
Koschmieder, E. (1929). Zeitbezug und Sprache. Ein Beitrag zur Aspekt und
Tempusfrage. Leipzig/Berlin. Trad. franç. : Les rapports temporels
fondamentaux et leur expression linguistique. Contribution à la
22 Denis Apothéloz & Małgorzata Nowakowska

question de l’aspect et du temps, Villeneuve-d’Ascq : Presses


Universitaires du Septentrion, 1996.
Kuryłowicz, J. (1977). Problèmes de linguistique indo européenne, Wrocław,
Warszawa, Kraków, Gdask : Ossolineum.
Kuryłowicz, J. (1987). Studia jĊzykoznawcze, Warszawa : Pastwowe
Wydawnictwo Naukowe.
Kuszmider, B. (1999). Aspect, temporalité et modalité en polonais et en
français, Gap, Paris : Ophrys.
Laskowski, R. (1998). Kategorie morfologiczne – charakterystyka
funkcjonalna, in : R. Grzegorczykowa ; R. Laskowski ; H. Wróbel,
(éds), Gramatyka współczesnego jĊzyka polskiego. Morfologia,
Warszawa : Wydawnictwo Naukowe PWN, 147-172.
Leech, G.N. (1971). Meaning and the English Verb, London : Longman.
Marchello-Nizia, C. (1999). L’accord du participe passé avec l’objet direct en
ancien français, Verbum 21, no 3 : 323-338.
McCawley, J.D. (1971). Tense and time reference in English, in : C. J.
Fillmore ; D. T. Langendoen, (eds), Studies in linguistic semantics, New
York : Holt, Rinehart and Winston, 96-113.
Muryn, T. (2009). Le passé composé en fonction de parfait non-testimonial.
Une analyse contrastive français-polonais, in : J. Kortas ; J. Jereczek-
Lipiska ; G. Quentel (éds), La Globalisation communicationnelle :
Enrichissement et menace pour les langues, Gdask : Fundacja
Rozwoju Uniwersitetu Gdaskiego, 289-295.
Peirce, C.S. (1986). Writings of Charles S. Peirce, vol. 3 (M. Fisch, C.
Kloesel et al., eds), Bloomington : Indiana University Press.
Piernikarski, C. (1969). Typy opozycji aspektowych jĊzyka polskiego na tle
słowiaĔskim, Wrocław : Ossolineum.
Reichenbach, H. (1947). Elements of symbolic logic, London & New York :
Macmillan.
Stawnicka, J. (2007). Aspekt – iteratywnoĞ – okreĞlniki kwantyfikujące (na
materiale form czasu przeszłego w jĊzyku polskim), Katowice :
Wydawnictwo Uniwersytetu lskiego.
Vater, H. (1995). The tense system of Polish, in : R. Thieroff, (ed.), Tense
Systems in European Languages, vol. II, Tübingen : Max Niemeyer,
153-165.
Vendler, Z. (1957). Verbs and time. Philosophical Review 66 : 143-160.
Repris dans : Z. Vendler, Linguistics in Philosophy, Ithaka, NY :
Cornell University Press, 1967, 97-121.
Verkuyl, H. ; Vet, C. (2004). Tense and aspect in sentences, in : H. de Swart ;
F. Corblin, (eds), Handbook of French Semantics, Stanford : CSLI
Publications, 235-279.
Vet, C. (1980). Temps, aspects et adverbes de temps en français
contemporain, Genève : Droz.
La résultativité et la valeur de parfait en français et en polonais 23

Waugh, L.R. (1987). Marking time with the passé composé : toward a theory
of the perfect, Linguisticae Investigationes 11, no 1 : 1-47.
Wierzbicka, A. (1967). On the Semantics of the Verbal Aspect in Polish, in :
To Honor Roman Jakobson. Essays on the Occasion of His Seventieth
Birthday, The Hague-Paris : Mouton, 2231-2249.
Włodarczyk, H. (1994). L’aspect verbal slave et les domaines du donné et du
nouveau, Etudes cognitives / Studia kognitywne 1 : 113-130 (Varsovie :
SOW).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs : pour une
interaction effective entre linguistique et cognition

Muriel BARBAZAN
Octogone – Lordat / EA 4156 – Université Toulouse II

0. Introduction

Si l’on s’efforce de modéliser le fonctionnement d’un élément linguistique,


temps ou mode verbal par exemple, c’est que l’on écarte l’idée d’une homo-
nymie existant en langue qui refléterait directement les divers emplois possi-
bles de cet élément. Et pour peu que l’on envisage la diversité sémantique en
termes de polysémie, on fait le pari de pouvoir relier sémantiquement entre
eux ses différents contextes d’emploi, même s’ils paraissent à première vue
très hétérogènes. Si la majorité des linguistes s’accorde sur ce dernier prin-
cipe, très général, les objectifs descriptifs peuvent ensuite être divers, et
justifier in fine des propositions très divergentes. L’efficacité descriptive, ex-
plicative ou prédictive d’un modèle donné est alors évidemment à envisager
dans la perspective que s’est fixé le linguiste. Ainsi, par exemple, une modé-
lisation destinée à une exploitation par un ordinateur doit connaître des con-
traintes différentes de celles que l’on rencontre dans l’objectif d’une uti-
lisation de la description par un cerveau humain, tant il est trivial de dire que
le fonctionnement du cerveau et de l’ordinateur sont loin d’être équivalents.
Si l’on prévoit d’ancrer dans le modèle descriptif un développement
explicatif pour favoriser l’apprentissage guidé d’une langue étrangère – en ce
qui nous concerne le français pour les étrangers –, une contrainte non négo-
ciable s’impose alors au linguiste : la description linguistique doit être subor-
donnée à l’exploitation didactique qu’on prévoit ensuite d’en dériver (cf. Cuq
1996, 26). Il ne s’agit bien sûr pas d’établir une relation de subordination en
termes d’importance hiérarchique relative entre deux domaines connexes et
complémentaires, la linguistique et la didactique. Subordonner signifie ici que
les processus mentaux de compréhension et d’utilisation des connaissances
mis en œuvre par les apprenants ciblés constituent un cadre strict à l’intérieur
1
duquel doit s’intégrer la description, sans débordements possibles . Les

1
Le potentiel d’exploitation didactique d’une description linguistique est donc lié
à son adéquation cognitive. Mais cette condition n’est bien sûr pas suffisante : il
faut ensuite, sur cette base linguistique, explorer diverses questions proprement
didactiques : quelle progression, quelle(s) méthodologie(s) retenir en fonction
de l’héritage grammatical dont disposent les apprenants ciblés ? Quels choix
métalangagiers ? Quelles activités grammaticales et dans quel ordre ? Ces ques

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 25 43.


26 Muriel Barbazan

domaines cognitifs concernés relèvent aussi bien du traitement mental des


textes que de la question de la conceptualisation, de la mémorisation et du
fonctionnement de la mémoire de travail en situation de production en langue
étrangère. Comment s’intègrent de nouveaux éléments explicatifs aux
représentations déjà installées en mémoire ? Comment optimiser les
traitements automatiques à l’œuvre lors de la production en langue
étrangère ? Quels sont les types de descriptions qui, au contraire, risquent de
contredire ces processus mentaux ?
Ces quelques questions illustrent rapidement quels types de garde-fous
cognitifs doivent aider le linguiste dans son cheminement descriptif. La psy-
chologie cognitive et la psycholinguistique peuvent apporter dans ces divers
domaines des éléments de réponse très détaillés, souvent mis en évidence
expérimentalement et dont il serait contre-productif de se passer.
L’objet de cet article sera de montrer que la compréhension du fonc-
tionnement d’un modèle explicatif n’implique pas nécessairement la possibi-
lité de produire un discours en langue étrangère (L2) à partir de ce modèle.
Une explication du fonctionnement d’un temps verbal par exemple peut re-
poser sur un raisonnement en soi cohérent, tout en ne permettant pas de
prédire l’emploi de ce temps en situation de production autonome. Ce sont les
causes de ces difficultés qu’il nous intéresse d’explorer ici, notamment si
elles tiennent à certaines caractéristiques du modèle, indépendamment,
répétons-le, de sa cohérence ou de sa logique interne.
On explorera ainsi quelques propositions linguistiques concernant le
fonctionnement du système verbal. Certaines se présentent à terme comme
fondement didactique exploitable, c’est-à-dire comme potentiellement prédic-
tives en L2. D’autres n’ont pas cet objectif explicite, mais elles seront
pourtant discutées, pour deux raisons :
• de nombreuses grammaires de FLE tentent à divers degrés des ancrages
explicatifs dans les paradigmes où s’inscrivent aussi ces propositions.
C’est le cas notamment de la piste aspectuelle, dont nous discuterons ici
un des développements théoriques actuels.
• d’autre part, en mettant en évidence quels types de problèmes cognitifs
peuvent générer ces voies descriptives, on peut espérer mettre à jour
certaines contraintes qu’imposent les processus mentaux au linguiste
soucieux d’exploiter ensuite ses résultats descriptifs dans une perspective
didactique réellement fondée cognitivement.
Comme on le voit, notre intention n’est pas de discuter de l’arrière-plan
théorique ni du bien-fondé des développements de telle ou telle voie descrip-
tive. Il s’agit simplement de considérer les principes de fonctionnement de
ces modèles à la lumière de certains processus de traitement mental de com-

tions ne feront pas le propos de cet article, puisqu’il s’agira ici de discuter en
amont diverses voies descriptives.
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 27

préhension et de production du langage. Nous souhaitons que leurs auteurs, et


notamment ceux dont la perspective ultime n’est pas didactique, ne prennent
pas ombrage de ce transfert de paradigme que nous nous proposons de faire.
Les difficultés de traitement cognitif mises ici en évidence ne sont pas inhé-
rentes à la logique interne de leurs modélisations, mais apparaissent en regard
du cadre dans lequel elles sont déplacées. Ce transfert, s’il peut paraître quel-
que peu brutal, ne se justifie précisément que par les débordements qu’il doit
nécessairement générer, débordements qui nous permettront d’affiner la défi-
nition des contraintes descriptives qu’impose la perspective d’une exploita-
tion a posteriori du modèle en didactique du FLE.

1. Les difficultés de production en FLE : moteur de modélisation linguis-


tique
De nombreux chercheurs s’intéressant au système verbal, qu’ils soient ou non
enseignants de FLE, formulent explicitement qu’ils ont conscience des diffi-
cultés des apprenants même “avancés” (8 / 12 ans d’apprentissage par exem-
ple) comme des problèmes posés par l’exploitation didactique des résultats
(ou des hypothèses) linguistiques (cf. Confais 1995, 212 ; Vetters 1996, 113 ;
Judge 2002, 135 ; Labeau 2002, 157 ; Larrivée 2002, 66 ; Molendijk 2002,
91).
De Both-Diez (1985, 5) résume ainsi les difficultés rencontrées par des
apprenants anglais et néerlandais, difficultés que l’on peut globalement com-
parer à celles que rencontrent les germanophones – en deux mots, une inadé-
quation fondamentale des systèmes verbaux de ces langues par rapport au
français :
« Comme le savent tous ceux qui ont consacré des années d’enseignement à la
traduction en français d’une langue étrangère, l’emploi et la distribution des
temps du passé dans un texte constituent, pour les non francophones, une
difficulté majeure, d’une part parce que le français possède deux temps
simples du passé, l’IMP et le PS, d’autre part parce que le PC d’une langue
comme l’anglais ou le néerlandais ne correspond pas toujours au PC
français. » (de Both Diez 1985, 5)

Pour Molendijk (2002, 91), les problèmes rencontrés par les apprenants
sont dus à l’impossibilité de transférer le fonctionnement de la langue mater-
nelle sur la langue-cible, mais aussi aux faiblesses des descriptions proposées,
qu’il juge fréquemment inadéquates à divers titres :
« L’emploi et la compréhension du PS et de l’IMP du français constituent une
difficulté majeure pour tous ceux dont la langue n’est pas le français. Cela ne
s’explique pas uniquement par l’absence (dans beaucoup de langues) d’une
opposition temporelle semblable à celle qu’on trouve en français (PS/IMP).
Ce qui joue également un rôle essentiel ici, c’est que les analyses que l’on
28 Muriel Barbazan

propose traditionnellement du PS et de l’IMP sont souvent peu maniables et


même fausses. » (Molendijk 2002, 91)

Molendijk pointe ici deux types de problèmes distincts que peuvent po-
ser certaines descriptions linguistiques ou grammaticales – en amont même de
la réflexion sur les questions proprement didactiques évoquées en note 1 :
certaines propositions linguistiques peuvent en effet être en soi recevables,
mais ne sont pas « maniables » cognitivement : par exemple elles ne pourront
pas fonder une procédure cognitive tant soit peu automatisable, même au prix
d’un entraînement intensif. Par exemple aussi, leur formulation pourtant lin-
guistiquement vraie stricto sensu peut ne définir qu’une catégorie floue,
impliquant une surgénéralisation inévitablement génératrice d’erreurs de la
part des apprenants (exemple : « on emploie souvent / généralement telle for-
me verbale dans tel contexte » cf. point suivant). C’est cette problématique de
la « maniabilité cognitive » qui est centrale pour nous ici. La seconde caté-
gorie dont parle Molendijk, celle des règles fausses, n’est ainsi pas la seule
qui soit irrecevable dans un objectif d’enseignement du FLE.

2. Propositions grammaticales ou linguistiques inadaptées pour l’emploi


du FLE
2.1. Généralisations prématurées de significations contextuelles en règles
d’emploi
Nous ne questionnerons pas ici de façon détaillée les règles ou indications
d’emploi proposées pour le système verbal dans les grammaires de FLE. Une
analyse de l’héritage grammatical concernant les temps verbaux du passé est
proposée dans Barbazan (2007a, 2007b, 2007c). Il s’agit plutôt de souligner
l’inadéquation prédictive de certaines généralisations d’emplois contextuels
assez fréquemment proposées par les auteurs de manuels et de grammaire
pour le FLE. Ainsi, certaines manifestations contextuelles ponctuelles sont
fréquemment transformées en indications prescriptives d’emploi des formes
verbales. Larrivée (2002, 52) rappelle que certains contextes d’affinités entre
formes verbales et aspectualités lexicales ont été fréquemment remarqués :
« Maints auteurs [...] ont pu noter l’affinité entre les événements dont la réa
lisation suppose une durée momentanée, un adverbe comme ‘soudain’ et le
passé composé, tous trois se prêtant à l’engagement dans un événement.
L’affinité entre verbes d’état et imparfait a également été notée régulièrement,
chaque forme insistant sur le cours de l’événement. » (Larrivée 2002, 52)

Ces constats de fréquence statistique sont des assises à l’extrapolation


réflexive, mais il faut se garder de systématiser trop rapidement ces régula-
rités. Le programme d’analyse suivant, proposé par Stammerjohan aux ensei-
gnants de français en Allemagne, nous semble donc didactiquement inadapté
si les résultats de ces observations statistiques sont prématurément transfor-
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 29

més en règles d’emploi, ce que semble suggérer l’auteur :


« La façon dont les temps et particulièrement les temps du passé apparais
sent en contexte (texte ou situation) s’exprime en termes d’affinité par rapport
à d’autres traits distinctifs de la langue, et plus on établit de décomptes dé
taillés de ces affinités, plus on peut caractériser clairement les temps. »
(Stammerjohann 1983, 46 ; nous soulignons)

Avoir caractérisé des régularités contextuelles d’emploi d’une forme


verbale ne signifie nullement que l’on a cerné le sens de cette forme. On n’en
est là qu’à l’étape de repérage préalable des divers emplois contextuels exis-
tant pour chaque forme verbale. Bref, les observations contextuelles néces-
saires au linguiste ou grammairien, qui sait par ailleurs qu’il ne tient pas en-
core dans ces fréquences statistiques le signifié du temps verbal, ne peuvent
pas être proposées telles quelles aux apprenants. Rideout (2002, 16) souligne
à propos des « corrélations entre certains verbes et formes verbales » qu’il y a
un réel danger d’exploitation didactique directe de ces constats statistiques,
car elles conduisent à des surgénéralisations inévitables de la part des appre-
nants :
« Même s’il existe une telle corrélation, ce n’est qu’une tendance [...]. Toute
fois, certaines grammaires exploitent la corrélation dans leurs descriptions des
emplois du prétérit et de l’imparfait. Dans Collage, révision de grammaire,
une grammaire destinée aux apprenants de français langue seconde, on ren
contre la description suivante de l’emploi de l’imparfait : “Les verbes qui
indiquent un état d’esprit (penser, savoir, vouloir, espérer) et les verbes avoir,
être et devoir s’emploient généralement à l’imparfait.” (Baker & al. 1990 :
135). » (Rideout 2002, 16)

Rideout travaille sur le français pour anglophones, mais le même type de


règles est fréquent aussi dans les manuels pour germanophones en Allemagne
et les manuels de FLE en France. Ces règles ou indications d’emploi se
caractérisent par le caractère ponctuel et non-systématique des contextes
d’emploi qu’elles couvrent et par leur formulation incitant à la sur-
généralisation (« on emploie généralement tel temps dans tel contexte »). Ces
formulations protègent leur auteur, au sens où l’on ne peut pas leur reprocher
d’inexactitude linguistique, mais elles sont didactiquement indéfendables. En
effet, au-delà de la surgénéralisation inévitable à tous les contextes relevant
du type qu’elles décrivent – comment savoir quels sont les cas “exception-
nels” ? – ces règles d’emploi incitent l’apprenant à inscrire une manifestation
sémantique contextuelle 2 dans sa définition même du sens de la forme ver-
bale en question. Ce qui entrave évidemment la conceptualisation d’une signi-
fication globale et homogène.

2
Le produit de l’interaction entre le signifié d’un tiroir verbal et d’un élément du
contexte.
30 Muriel Barbazan

Lors du colloque d’Aston (1999) sur Les temps du passé français et leur
enseignement, de nombreux auteurs se sont résolument prononcés pour une
étape préalable de description théorique solide (cf. Larrivée 2002, 66 ;
Molendijk 2002, 239 ; Rideout 2002, 28). Cette phase préalable d’analyse
théorique nous semble aussi incontournable. Ce qui ne veut pas dire bien sûr
qu’il serait ensuite possible d’appliquer sans réflexion didactique des résultats
linguistiques fonctionnels. Ces deux contraintes sont, nous semble-t-il,
complémentaires et irréductibles l’une à l’autre. Cette irréductibilité pourrait
justifier une plus grande interaction entre linguistes et didacticiens du FLE.

2.2. Explications fondées sur une étape descriptive essentielle mais sans
support textuel

L’exploitation d’une description linguistique en contexte d’enseignement im-


plique nécessairement une phase de compréhension préalable à l’apprentis-
sage. On peut s’arrêter un moment sur quelques étapes essentielles du pro-
cessus d’élaboration en mémoire de schémas cognitifs permettant la produc-
tion autonome. Une première étape de repérage du fonctionnement textuel
effectif de la forme verbale envisagée est essentielle à la compréhension de la
règle décrivant ce fonctionnement.
« L’acquisition d’une notion nouvelle commence à se faire par généralisation
inductive à partir de contextes qui sont des particularisations de cette con
3
naissance . Il est à notre avis rare qu’un sujet puisse construire une nouvelle
notion [...] par des formulations générales sans passer par des exemples.
L’exemple n’est pas seulement une illustration d’une notion dont le contenu
aurait été transmis par un énoncé général. C’est une particularisation qui per
met de construire le contenu abstrait [du concept ou du schéma d’action]. [...]
La signification d’un concept englobe les situations auxquelles il s’applique et
ce sont ces dernières qui lui donnent du sens. [...] Si ces situations donnent du
sens au concept, c’est parce qu’elles servent à le construire. » (Richard 1998,
151)

Les concepts dont parle ici Richard sont à prendre au sens large et
comprennent les schémas d’actions, par exemple les routines automatisées de
fonctionnement syntaxique. Mais avant de parler d’automatisation éventuelle
d’une procédure, il s’agit pour l’apprenant d’utiliser en production le schéma
en cours d’élaboration. Après l’étape initiale de construction du schéma cor-
respondant au fonctionnement exemplifié de la règle descriptive, la produc-

3
Ce processus de généralisation inductive d’un nouveau concept ou d’un schéma
de fonctionnement dans l’interlangue de l’apprenant est indépendant du type
d’apprentissage (input déductif, inductif ou apprentissage interactionnel impli
cite). Cela dit, il apparaît expérimentalement qu’une association d’input induc
tif / déductif favorise l’apprentissage guidé (Hendrix, Housen, Pierrard 2002).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 31

tion guidée (textes à trous, traduction...) permet à l’apprenant d’associer


l’activation de ce schéma avec le contexte linguistique déclencheur de son
utilisation. À terme, cette association se fait sur la base du repérage d’indices
textuels fonctionnant comme des signaux qui convoquent en mémoire de
travail le schéma stocké en mémoire à long terme.
« La première condition de l’utilisation des connaissances est l’activation des
schémas [...] qui représentent ces connaissances. » (Richard 1998, 148).

L’élaboration d’un schéma mental correspondant au fonctionnement


d’un élément linguistique doit s’appuyer sur des indices textuels clairement
identifiables. Pour fonder une description permettant une utilisation réelle-
ment prédictive, il est nécessaire d’ancrer les explications à des éléments lin-
guistiques effectivement repérables dans les textes.
Aussi paraît-il douteux que les apprenants puissent mettre en œuvre des
règles d’emploi s’appuyant sur une étape d’élaboration mentale d’une situa-
tion impliquée par une « phrase cachée », présupposée par le texte de travail
en traduction, par exemple. Si, comme le postule Molendijk (2002, 98), le
rôle strict des temps verbaux est d’établir un rapport logico-temporel entre
deux événements, et que « l’IMP établit invariablement la simultanéité glo-
bale » (ibid., 103), la sauvegarde de la règle définie passe par la nécessité
4
« d’établir un rapport logico-temporel avec une ‘phrase cachée’ » (ibid., 98).
La « phrase cachée » est une phrase présupposée servant de point de
référence R (au sens de Reichenbach), afin que l’IMP puisse être dit co-
référentiel à R, y compris dans les cas où le rapport temporel, même immé-
diat, entre un premier procès au PS et un second à l’IMP exclut la conco-
mitance temporelle stricte (globale) du procès à l’IMP par rapport au procès
au PS. Pour expliquer la possibilité de l’IMP pour les exemples suivants,
Molendijk prévoit donc l’introduction de phrases données ici entre paren-
thèses.
(1) Il alluma les lampes. La lumière éblouissante donnait à la pièce un air de
tristesse désolée.
→ Il alluma les lampes. (Les lampes étaient donc allumées). La lumière
éblouissante donnait à la pièce un air de tristesse désolée. (Molendijk 2002,
101)

4
« Pour qu’on puisse utiliser l’IMP dans une phrase (proposition) P, il doit y
avoir une phrase (proposition) précédente P’ avec laquelle P établit un rapport
logique autorisé par l’IMP. En d’autres termes, il doit y avoir une phrase P’
avec laquelle P établit un rapport de concomitance (parce que ‘simultanéité
globale’ [ signifié de l’IMP] → concomitance). Si P’ n’existe pas, l’IMP n’est
pas ‘correct’. » Molendijk (2002, 97s)
32 Muriel Barbazan

(2) Je ne reste plus ici, dit il. Le lendemain, il prenait le bateau pour Marseille.
→ Je ne reste plus ici, dit il. Le lendemain (arriva ce à quoi on pouvait
s’attendre), il prenait le bateau pour Marseille. (ibid., 103)

Certes, cette phrase cachée est un outil nécessaire au linguiste pour


récupérer un point R coréférentiel à un IMP qui resterait sinon impossible à
intégrer dans le cadre théorique défini ; mais bien que Molendijk s’en
défende, il évoque pourtant la possibilité d’une prédictivité trop puissante de
sa proposition, défaut qui récuse à nos yeux son exploitation didactique :
« On pourrait être d’avis que le recours à l’implicite rend pratiquement in
falsifiables les analyses que j’ai proposées du PS et de l’IMP. » (Molendijk
2002, 99)

Dans la perspective d’un enseignement en FLE, cette surpuissance pré-


dictive tient au fait que la règle d’emploi ne propose pas d’appui explicite
textuel à l’apprenant pour servir d’amorce cognitive à l’activation du schéma
d’application. L’apprenant aura alors l’impression qu’il peut a posteriori fré-
quemment imaginer la situation nécessaire pour justifier la distribution des
formes verbales qu’il a opérée, sans pouvoir trouver dans le texte d’indice
confirmant ou infirmant son choix.
Ainsi, on pourrait justifier sur la base d’une phrase implicite l’emploi
curieux de l’IMP dans l’exemple suivant – adapté de Molendijk et qui
implique à ses yeux comme pour nous l’emploi de deux PS :
(3) ? Le singe s’échappa. Nous ne le retrouvâmes plus car il disparaissait dans la
forêt épaisse.
→ Le singe s’échappa. Nous ne le retrouvâmes plus car (les feuillages touffus
des arbres l’avalèrent) il disparaissait dans la forêt épaisse.

Si l’on ne s’appuie pas sur l’intuition que l’on a du français, on peut ici
argumenter que la proposition les feuillages touffus des arbres l’avalèrent est
concomitant avec il disparaissait dans la forêt épaisse, et justifier alors
l’emploi de l’IMP, surprenant pour une oreille francophone.
Toujours dans la perspective d’un ancrage explicatif pour le FLE, la
proposition de Sthioul 5 (1998, 206ss ; 2000, 85ss) pose un problème prédic-

5
Cette voie est développée dans de Saussure & Sthioul (1999), « dans le cadre de
la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson et des travaux de Jacques
Moeschler à Genève » (de Saussure & Sthioul 1999, 167). La perspective envi
sagée est celle du décodage, et non de l’encodage : « La théorie de la pertinence
cherche à rendre compte du processus interprétatif, c’est à dire des opérations
mentales et représentationnelles que le destinataire réalise en traitant un énon
cé » (ibid. 168). Le questionnement de cette voie descriptive sur le plan de son
adéquation cognitive (et donc en référence à des travaux de psychologues de la
cognition et/ou psycholinguistes) paraît d’autant plus justifiable que « pour la
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 33

tif similaire au précédent. En effet, Sthioul, plutôt que de présupposer un


point de référence par l’intermédiaire d’une phrase implicite, postule un sujet
de conscience distinct du locuteur / narrateur 6 pour tous les cas dans lesquels
l’IMP ne manifeste pas sa valeur de base comme dans (4) et (5). Celle-ci est
définie dans une perspective aspectuelle (l’IMP est sécant par rapport à un
point de référence).
(4) Pierre alluma la lampe. La lumière donnait à la pièce un air de tristesse dé
solée.
(5) À mon grand étonnement, je vis que le colosse tombait par terre. La masse
de son corps couvrait une grande partie du tapis.
Ce « sujet de conscience » fait office de point de référence implicite (R’)
permettant de sauver le sens fondamental de l’IMP, ici mis apparemment en
défaut pour les IMP des deuxièmes phrases, dénotant des procès que l’on ne
peut pas décrire en cours d’accomplissement au moment R des procès
précédents au PS. Dans ce cas, « l’énoncé rend compte de la pensée / de la
sensation qu’un événement est en cours d’accomplissement relativement à un
moment de conscience R’ (usage interprétatif) » (ibid., 210).
Une exploitation de cette proposition pour la production autonome en
FLE se heurterait au fait que rien dans le texte ne déclenche de façon expli-
cite et systématique l’étape de construction d’un point de vue distinct de celui
du locuteur / narrateur. Si pour l’exemple (4), Pierre est distinct du narrateur,
il est impossible de faire de l’apparition d’un autre personnage P’ou même de
l’évocation explicite de ses perceptions, pensées ou sensations un élément
déclencheur systématique de l’emploi de l’imparfait – mais les apprenants ont
précisément besoin de ce type de systématisation. Et pour l’exemple (5), rien
n’indique que « je » soit un sujet de conscience distinct du narrateur. De
Saussure et Sthioul (1999) envisagent eux-mêmes l’hypothèse de l’absence
cotextuelle de ce sujet de conscience : si le destinataire rencontre un cas où
l’IMP n’inclut pas le point de référence, il recherche « un moment de cons-
cience C, relativement auquel il peut obtenir de manière consistante l’inclu-
sion dans le procès » (de Saussure et Sthioul 1999, 178).
« Et si aucun sujet de conscience n’est disponible dans le cotexte, nous
faisons l’hypothèse que le destinataire le construit. » (de Saussure & Sthioul
1999, 181s)

théorie de la pertinence, [...] il s’agit d’approcher les faits de langage et de


dénotation de la manière [...] qui soit la plus plausible du point de vue cognitif »
(ibid.).
6
Sthioul associe indifféremment dans cette fonction ces deux instances énoncia
tives : « un sujet de conscience distinct du narrateur » et plus bas « une instance
distincte du locuteur » (Sthioul 1998, 213).
34 Muriel Barbazan

Contrairement au principe de décodage du discours indirect libre, qui se


base sur un faisceau d’indices textuels concordants pour justifier le décodage
polyphonique d’un fragment à l’IMP – logiquement plus ambigu hors con-
texte (Vuillaume 2000, Barbazan 2008), on ne dispose donc pas ici de signal
textuel explicite et systématique pouvant servir d’amorce à l’activation du
schéma d’emploi de l’IMP pour un apprenant de FLE 7. Ces éléments déclen-
cheurs sont pourtant d’autant plus nécessaires qu’on envisage ici une situation
d’encodage (traduction de la langue maternelle vers le français ou exercice où
l’apprenant doit retrouver les formes verbales d’un texte français). En effet,
en situation de production autonome, les apprenants ne peuvent pas inverser
l’hypothèse de Sthioul et de Saussure et postuler d’abord un sujet de con-
science pour justifier ensuite d’un emploi de l’IMP, puisque toute justifi-
cation serait alors possible, y compris celle d’emplois déviants.
En bref, l’analyse explicative doit s’appuyer sur des signaux explicites
dans les textes, surtout dans une perspective prédictive des tiroirs verbaux en
FLE. Il nous paraît fort improbable de prétendre pouvoir activer en produc-
tion des schémas grammaticaux en s’appuyant sur l’impulsion de signaux
déclencheurs implicites, à élaborer aussi par l’apprenant.
On peut ici aussi évoquer brièvement une proposition connexe, qui
s’inscrit directement dans la voie aspectuelle ouverte par Guillaume. Comme
Sthioul, il faut souligner que Bres ne poursuit pas un objectif d’exploitation
de sa proposition en didactique du FLE. Cela dit, il nous semble intéressant
de discuter dans cette perspective un développement de la piste aspectuelle,
précisément parce qu’elle constitue à la fois un héritage incontournable, mais
aussi parce que c’est une entrée fonctionnelle pour l’enseignement des temps
verbaux en FLE – même si, comme on va le voir, tous ses développements ne
sont pas exploitables et s’il faut, à notre avis, intégrer l’aspect à un cadre élar-
gi énonciatif et textuel (Barbazan 2006,104ss et 437ss).
Bres fait donc l’hypothèse que l’IMP et le PS se distinguent
« par une différence de représentation du temps impliqué par le verbe : la
fluence, qui a direction descendante dans le cas de l’imparfait, correspond à
l’appréhension ascendante dans celui du passé simple. » (Bres 1997, 78)

Il explicite plus loin cette opposition :

7
Cf. la critique de Berthonneau et Kleiber (1999, 139) sur le plan linguistique :
« La solution de Sthioul (1998 : 211 214), qui consiste à postuler dans ce cas
(entre autres) un moment de conscience P’ d’un sujet distinct du narrateur pour
fournir un point de référence à l’IMP ne paraît pas intuitivement fondée. Il n’y a
pas d’effet particulier, qui fasse entendre une voix autre que celle du narrateur.
Faire appel à un moment de conscience chaque fois qu’un élément contextuel ne
satisfait pas la valeur de base accordée à l’imparfait vide cette notion de contenu
précis. » (C’est nous qui soulignons).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 35

« Selon l’orientation ascendante, l’homme est sujet (au sens d’assujetti à), la
fluence temporelle vient vers lui et l’emporte inexorablement vers la mort, le
temps est puissance destructrice passivement subie. Selon l’orientation ascen
dante, l’homme est projet, il va activement vers le temps qui apparaît dès lors
comme un espace ouvert à l’inscription de son activité. » (Bres 1997, 82)

Si cette hypothèse s’inscrit de façon cohérente dans l’analyse guillau-


mienne des formes verbales, et que par ailleurs Bres la justifie sur un plan
philosophique, ce qui lui permet de « mettre en relation expérience humaine
du temps et formes linguistiques » (ibid., 94), cette proposition ne peut pas
fonder une explication en FLE, précisément parce que l’expérience du temps
est subjective et que rien dans les procès auxquels réfère un texte ne peut
justifier un choix de perspective descendante (imparfait) ou ascendante (passé
simple). Le cotexte ne donne pas non plus d’indices suffisants concernant la
fluence temporelle pour permettre de dériver de cette proposition des
indications pertinentes pour la production des apprenants de FLE.

2.3. Explications fondées sur des procédures instructionnelles


Il est important de rappeler qu’en langue étrangère, le fonctionnement de la
mémoire de travail est moins efficace qu’en langue maternelle : l’empan mé-
moriel est réduit, et on peut facilement mettre en évidence un déficit d’auto-
matisation d’un certain nombre d’opérations cognitives fondamentales (accès
en mémoire à long terme, rapidité d’utilisation de liens sémantiques, repérage
d’un élément dans un ensemble, subvocalisation etc.), déficit qui provoque un
allongement des temps de traitement (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 236).
Dans un contexte déjà déficient par rapport aux performances possibles en
langue maternelle, il paraît contre-productif de prévoir une surcharge cogni-
tive en fournissant aux apprenants des procédures de calcul d’emploi des
formes verbales qui ne s’apparentent pas aux opérations fondamentales très
automatisées caractérisant la production du langage.
C’est pourtant ce que proposent les règles d’emploi « instructionnelles »
fondées sur une série de raisonnements conditionnels. Qu’elles soient prévues
pour le décodage et / ou l’encodage, ces règles se présentent comme des
procédures fonctionnant à partir de prémices que l’on peut construire sur la
base de la sélection des informations nécessaires dans le texte et la situation
de production. Ces procédures se présentent sous la forme d’un séquencement
de calculs (sous-buts) qui permettent d’aboutir à une conclusion. Elles
doivent permettre, selon leurs auteurs, le calcul de relations temporelles entre
événements, l’interprétation des temps verbaux (Moeschler 1993 ; 1998,
293ss ; 2000, 2005, De Saussure & Sthioul 1999), y compris dans une
perspective de « didactique des langues » (cf. l’étude du passé composé de
Luscher 1998, 196), l’enseignement / apprentissage du subjonctif (Delbart
2006 in Damar 2007, 542ss). L’exploitation en didactique des langues
36 Muriel Barbazan

étrangères de ces procédures de raisonnement paraît donc possible à certains


de ces auteurs – si les autres, rappelons-le, n’envisagent pas cette perspective.
De nombreux arguments cognitifs conduisent cependant à penser que ce
type de raisonnement ne peut pas être exploitable en didactique du FLE.
Avant d’en exposer certains qui concernent particulièrement les incompatibi-
lités de ces procédures avec les processus d’encodage – puisque notre intérêt
est focalisé ici sur la production autonome en FLE – on peut rappeler très
brièvement quels sont les domaines cognitifs essentiels au traitement mental
des textes.
Les processus automatisés qui sont mis en œuvre en compréhension et
production de textes sont gérés par la mémoire de travail, qui a un rôle poly-
valent. En lecture, il s’agit de traiter les informations perceptuelles et d’éla-
borer en parallèle la cohérence locale (la microstructure textuelle) et la co-
hérence globale (macrostructure), ce qui impose de garder en mémoire de
travail les informations transitoires en cours d’intégration à la représentation
mentale globale. Ce « modèle mental » est quant à lui en grande partie stocké
8
en mémoire à long terme . Les processus en production suivent bien sûr un
ordre différent, mais peuvent être décrits aux mêmes niveaux (modèle mental,
macro- et microstructure textuelle notamment). Une tâche de production
autonome impose la sélection et l’activation des connaissances nécessaires,
c’est-à-dire un transfert de ces connaissances de la mémoire à long terme en
mémoire de travail 9. Ces connaissances sont de natures diverses : séman-
tiques (concepts ou réseaux conceptuels, scripts ou scénarios), syntaxiques,
textuelles, pragmatiques etc. Une partie des ressources cognitives est réservée
par ailleurs au contrôle de ces divers processus mentaux et à la répartition des
capacités limitées de la mémoire de travail entre les différentes opérations.
Dans le modèle de Baddeley, largement fédérateur pour les psychologues
cognitifs, c’est « l’administrateur central » qui est chargé de la sélection des
processus mentaux et de leur fonctionnement (cf. Baddeley 1986 , 1996).
On pourrait penser ou espérer que les connaissances procédurales
stockées en mémoire à long terme – auxquelles s’apparentent les schémas
8
Sur l’élaboration et le fonctionnement des modèles mentaux, voir van Dijk
(1977), Kintsch & van Dijk (1978), Denhière (1984), Ehrlich, Tardieu &
Cavazza (éd.) (1993), Ehrlich (1994), Fayol (1994, 1997), Fayol et al. (1992).
Le Dictionnaire des sciences cognitives (Tiberghien et al. 2002) propose une
synthèse sur l’ensemble du domaine.
9
On a vu plus haut que l’activation des connaissances dépend d’un élément
déclencheur explicite dans le texte. Sinon, un apprenant qui a bien compris et
appris le fonctionnement d’une règle peut tout simplement « ne pas penser à
l’appliquer », pour reprendre une formule de doléances souvent entendue chez
des apprenants même avancés. Rappelons que « la première condition de
l’utilisation des connaissances est l’activation des schémas ou des nœuds du
réseau sémantique qui représente ces connaissances. » (Richard 1998, 148 ;
c’est nous qui soulignons).
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 37

syntaxiques routiniers d’élaboration de phrases et de textes – puissent intégrer


les procédures instructionnelles proposées en linguistique. Les linguistes ont
probablement l’impression de se retrouver dans la définition suivante que
donne J.-F. Richard de la procédure :
« Vue sous l’angle de son exécution, une procédure est un séquencement de
sous buts non exécutables directement (qui feront l’objet d’une décompo
sition) ou exécutables (actions primitives), qui permettent de réaliser un but. »
(Richard 1998, 208)

Corrélativement, cette description de la mémoire procédurale et de son


fonctionnement peut paraître a priori compatible avec les procédures instruc-
tionnelles linguistiques :
« Il s’agit d’un stock d’actions potentielles, qui se présentent sous la forme de
règles de production. L’application de chaque règle, liée à une situation spéci
fique, est automatique lorsque la situation adéquate se présente. »
(Gaonac’h & Larigauderie 2000, 116)

Si « la description verbale [de ces règles mentales] n’est pas possible »


(ibid.), le pari pourrait être fait qu’un entraînement efficace parvienne à
transformer des instructions issues des modèles linguistiques en routines auto-
matisées de traitement. En d’autres termes, se pose à ce stade la question de
savoir si les séquences constitutives des modèles linguistiques sont automa-
tisables, quelle que soit la forme de leur intériorisation.
La similitude du lexique employé dans les deux domaines, en linguis-
tique et en cognition, ne doit cependant pas masquer un fait essentiel, qui
nous semble aussi incontournable que rédhibitoire dans la perspective d’une
exploitation didactique de ces procédures linguistiques. Les procédures (ou
suites d’actions) susceptibles d’être automatisées ne sont pas des raisonne
ments. Seuls les schémas d’actions qui n’impliquent pas de calculs séquen
tiels à partir des variables en jeu peuvent être activés et appliqués automati-
quement (comme on dit, « sans y penser »).
C’est pourtant sur la base d’opérations de calcul que fonctionnent les
procédures instructionnelles linguistiques (raisonnements conditionnels en
série, calculs de rapports de force entre traits forts et traits faibles associés
aux temps verbaux, en interaction avec ceux qui sont associés à d’autres élé-
ments linguistiques contextuels pour établir la progression temporelle du
texte, etc.). Gaonac’h et Larigauderie précisent quelles activités sont impli-
quées dans la résolution de problème, activités qui correspondent à celles sur
lesquelles s’appuient les procédures instructionnelles linguistiques :
« [...] deux types d’activités mnésiques sont impliquées dans la résolution de
problèmes :
− la recherche en mémoire à long terme des connaissances, des règles
38 Muriel Barbazan

d’action utilisées pour la résolution (propriétés d’objets, relations, règles


générales de déduction, algorithmes.
− le stockage momentané des informations nécessaires pour les traitements
ultérieurs (données du problème, résultats calculés). » (Gaonac’h &
Larigauderie 2000, 190)

Richard, spécialiste des activités mémorielles en situation de résolution


de problèmes souligne une caractéristique des processus mentaux qui y sont
impliqués, caractéristique qui exclut l’automatisation des procédures de rai-
sonnement :
« Dans les situations de résolution de problèmes, il n’y a pas de passage direct
des connaissances en mémoire à l’action : il faut construire une représentation
spécifique de la situation à partir de laquelle est élaboré un processus de
solution. » (Richard 1998, 217).

Si l’on affine la définition des stades cognitifs d’automatisation procé-


durale, on peut encore préciser jusqu’à quel degré on peut espérer automa-
tiser les règles instructionnelles. Richard définit ainsi trois types de tâches
situables sur un gradient représentant leur degré d’automatisation, du degré 1
(raisonnements en situation, non automatisés) au degré 3 (routines automati-
sées) :
« Les décisions d’action constituent les productions du système cognitif (ses
sorties en termes de description systémique). Leur élaboration correspond à
trois types de tâches pour le système cognitif :
− des tâches de résolution de problèmes, c’est à dire de situations d’éla
boration de procédures dans lesquelles cette élaboration dépend de la
représentation de la situation.
− des tâches d’exécution non automatisées correspondant à des situations
pour lesquelles des procédures générales existent en mémoire mais
doivent être adaptées au cas particulier, grâce à des raisonnements
orientés vers l’action.
− des tâches d’exécution automatisées qui consistent dans la mise en œuvre
de procédures spécifiques. » (Richard 1998, 13)

Le premier niveau, celui de la résolution de problème, n’est pas auto-


matisé. Et les procédures linguistiques proposées ne pourront jamais dépasser
le deuxième niveau, celui d’une automatisation seulement partielle, puisqu’il
y a toujours des opérations de calcul en série à faire sur les variables extraites
du contexte. On sait pourtant que « les activités mentales les plus performan-
tes sont en général très automatisées » (Richard 1998, 8) et de nombreuses
expériences sur le traitement du langage suggèrent que
« la réussite en langue étrangère dépendrait de manière très forte de l’effi
cience de processus qui sont supposés pouvoir fonctionner de manière forte
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 39

ment automatisée. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 240).

Une conséquence directe de ce déficit d’automatisation complique en-


core la tâche de l’apprenant. En effet, les processus de raisonnement, aux-
quels s’apparentent les procédures discutées ici, sont très consommateurs de
ressources attentionnelles, puisqu’il s’agit de manipulations en série sur des
variables situationnelles, qui sollicitent fortement la mémoire de travail :
« L’opération de maintien actif d’items en mémoire est coûteuse en termes
d’attention. Cette charge “fixe” une certaine quantité de ressources attention
nelles, qui vont faire défaut aux autres opérations cognitives requises. »
(Gaonac’h & Larigauderie 2000, 92)

Dans notre cas, ces « autres opérations », perturbées par une surcharge
cognitive de la mémoire de travail, sont celles sur lesquelles repose la con-
tinuité de la production verbale : processus de planification du texte, « opé-
rations de recherche lexicale et de création de structures syntaxiques » (ibid.
187), évaluation de l’adéquation pragmatique du contenu discursif, opérations
de contrôle et d’auto-correction (cf. Fayol 1997, 120ss).
Corrélativement à cette surcharge cognitive, la simple probabilité d’er-
reurs de traitement ou d’oublis de séquences partielles du calcul en cours est
très importante.
« La probabilité d’oubli est fonction du nombre d’étapes nécessaires à la réa
lisation du calcul. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 191)
« La charge de mémoire de travail [...] est fonction du nombre d’assertions
stockées dans les arbres d’assertions et de sous buts. Ce modèle [Rips 1983]
prévoit donc que la fréquence des erreurs augmente en fonction du nombre de
règles appliquées et de la taille des arbres, ce qui est effectivement observé
dans plusieurs recherches. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000, 192)

Lorsqu’on peut montrer expérimentalement que pour des scripteurs


natifs, une simple « écoute inattentive d’un discours pendant la production
provoque des interférences avec le stockage de la boucle phonologique [et]
réduit le débit des rédacteurs » (ibid. 187), on mesure l’impact qu’une tâche
cognitive de haut niveau comme un raisonnement séquentiel peut avoir sur la
production de non-natifs. Et ce d’autant plus si l’on envisage le cas de la
production orale, où « le rythme d’élocution moyen se situe à environ 150 /
200 mots à la minute, [... soit] cinq à huit fois plus rapide qu’à l’écrit » (Fayol
1997, 10).
On a montré expérimentalement aussi que deux tâches pourtant forte-
ment automatisées (parler en marchant par exemple) peuvent interférer l’une
sur l’autre quand l’une d’elle nécessite plus d’attention que d’habitude, c’est-
à-dire lorsqu’on repasse en “mode semi-automatisé”, pour faire un lien avec
les degrés d’automatisation définis par Richard et repris plus haut :
40 Muriel Barbazan

« Il est alors nécessaire de donner la priorité à l’une sur l’autre si l’on


trébuche, on s’arrête de parler ; si on cherche un mot ou si on va dire quelque
chose d’important, on s’arrête de marcher. » (Gaonac’h & Larigauderie 2000,
91).

On a tous fait l’expérience de ce type d’interférences fréquentes sur


l’élocution. Et si les tâches de raisonnement sont celles qui perturbent le plus
la production verbale (ibid.), il faut admettre qu’il est paradoxal de fournir
aux apprenants des règles instructionnelles impliquant un raisonnement
séquentiel passant le plus souvent par de nombreux sous-buts pour favoriser
leur production en langue étrangère. Il est tout de même fâcheux qu’un des
effets immédiats de la mise en œuvre de ces procédures soit précisément...
d’interrompre le flux verbal. Bref, s’il est possible que ces procédures repo-
sant sur des calculs séquentiels soient efficaces sur un plan computationnel,
leur exploitation pour la production linguistique en FLE semble vraiment
douteuse, notamment parce qu’un cerveau humain dispose d’une mémoire de
travail limitée, surtout en comparaison du potentiel des systèmes de pro-
duction informatiques.

3. Conclusion

À la fin de ce parcours qui s’est présenté comme un sondage du potentiel


prédictif (en FLE) de diverses voies théoriques développées dans le champ
temporel et aspectuel pour rendre compte de la sémantique des formes
verbales, une conclusion semble devoir s’imposer : il est nécessaire de pren-
dre très au sérieux les contraintes cognitives liées à la production linguistique.
La compréhension du fonctionnement d’un modèle, la maîtrise de sa
cohérence et de sa logique interne ne garantissent pas qu’il soit possible de
produire phrases ou textes à partir de ce modèle – pour un cerveau humain.
On a vu en effet que certaines propositions explicatives s’appuient sur des
éléments ou des phases intermédiaires impossibles à reconstruire en situation
de production autonome pour les apprenants. Il faut par ailleurs tenir compte
des caractéristiques des processus très automatisés qui sous-tendent la pro-
duction du langage. Si l’on veut favoriser l’acquisition de routines d’emploi
prédictives, on peut faire l’hypothèse qu’il faut tâcher d’apparenter tant que
faire se peut les règles proposées aux schémas procéduraux stockés en mé-
moire à long terme. Certes, il reste beaucoup à découvrir sur la nature et le
fonctionnement de ces schémas ou réseaux. Mais on en sait suffisamment
pour exclure de l’exploitation didactique des procédures qui impliquent un
raisonnement déroulant de nombreuses opérations à partir de variables con-
textuelles.
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 41

Références

Baddeley, A. (1986). Working Memory, Oxford : Oxford University Press.


Baddeley, A. D. (1996). Exploring the central executive, Quarterly Journal
of experimental Psychology, 49 A : 5-28.
Baker, L. F. ; al. (1990). Collage : révision de grammaire, McGraw Hill.
Barbazan, M. (2006). Le temps verbal. Dimensions linguistiques et psycho
linguistiques, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail.
Barbazan, M. (2007a). Les temps verbaux du passé : quelle didactique pour
le FLE ? Repères linguistiques et cognitifs, in : Actes du colloque
Didcog 2, 19-21 septembre 2007 : Université de Toulouse-Le Mirail.
Barbazan, M. (2007b). Le trait [+/- allocutif] : un principe explicatif de l’op-
position du passé simple et du passé composé, Romanische Forschun
gen 119 : 429-463.
Barbazan, M. (2007c). De la grammaire explicite à l’intériorisation : une
question d’adéquation linguistique, didactique et cognitive, Revue
Parole 43/44 : 151-181.
Barbazan, M. (2008). De la psycholinguistique à la stylistique : discours indi-
rect libre et polyphonie en contexte, L’Information Grammaticale 119 :
14-21.
Berthonneau, A.-M. ; Kleiber, G. (1999). Pour une réanalyse de l’imparfait de
rupture dans le cadre de l’hypothèse anaphorique méronomique, Cahiers
de Praxématique 32 : 119-166.
Both-Diez, A.-M. de (1985). L’aspect et ses implications dans le fonction-
nement de l’imparfait, du passé simple et du passé composé au niveau
textuel, Langue Française 67 : 5-23.
Bres, J. (1997). Habiter le temps : le couple imparfait / passé simple en fran-
çais, Langages 127 : 77-95.
Confais, J.-P. (1995). Temps Mode Aspect. Les approches des morphèmes
verbaux et leurs problèmes à l’exemple du français et de l’allemand,
Toulouse : Presses Universitaires du Mirail.
Cuq, J.-P. (1996). Une introduction à la didactique de la grammaire en
français langue étrangère, Paris : Didier.
Damar, M.-E. (2007). Pour une linguistique applicable : l’exemple du sub
jonctif en FLE, Thèse de Doctorat. Bruxelles : Université Libre de
Bruxelles.
Delbart, A.-R. (2006). Chronogénèse et enseignement-apprentissage du mode
subjonctif, Actes du XIe colloque de l’Association Internationale de
Psychomécanique du Langage, 8-10 juin 2006 : Montpellier.
Denhière, G., (éd.), (1984). Il était une fois..., Lille : Presses Universitaires
de Lille.
Erhlich, M.-F. (1994). Mémoire et compréhension du langage, Lille : Presses
Universitaires de Lille.
42 Muriel Barbazan

Ehrlich, M.-F. ; Tardieu, H. ; Cavazza, M., (éds), (1993). Les modèles men
taux. Approche cognitive des représentations, Paris : Masson.
Fayol, M. (1994). Le récit et sa construction. Une approche de la psycho
logie cognitive, Lausanne : Delachaux et Niestlé.
Fayol, M. (1997). Des idées au texte. Psychologie cognitive de la production
verbale, orale et écrite, Paris : P.U.F.
Fayol, M. ; al. (1992). Psychologie cognitive de la lecture, Paris : P.U.F.
Gaonac’h, D. ; Larigauderie, P. (2000). Mémoire et fonctionnement cognitif.
La mémoire de travail, Paris : Armand Colin.
Hendrix, L. ; Housen, A. ; Pierrard, M. (2002). Mode d’implémentation de
l’instruction grammaticale explicite et appropriation des langues étran-
gères, Acquisition et Interaction en Langue Etrangère. [En ligne].
Judge, A. (2002). Écarts entre manuels et réalité : un problème pour l’ensei-
gnement des temps du passé à des étudiants d’un niveau avancé, Cahiers
Chronos 9 : 135-156.
Kintsch, W. ; van Dijk, T.-A. (1978). Vers un modèle de la compréhension et
de la production de textes, in : G. Denhière, (éd.), (1984), 85-142.
Labeau, E. (2002). Circonstants atténuants ? L’adjonction de localisateurs
temporels aux formes passées dans la production écrite d’apprenants
anglophones avancés, Cahiers Chronos 9 : 157-179.
Labeau, E. ; Larrivée, P., (éds), (2002). Les temps du passé français et leur
enseignement, Cahiers Chronos 9. Amsterdam, Éditions Rodopi.
Larrivée, P. (2002). Sémantique conceptuelle et sémantique référentielle du
passé composé, Cahiers Chronos 9 : 51-69.
Luscher, J.-M. (1998). Procédure d’interprétation du Passé Composé, in : J.
Moeschler, (éd.), Le temps des événements. Pragmatique de la réfé
rence temporelle, Paris : Kimé, 181-196.
Moeschler, J. (1993). Aspects pragmatiques de la référence temporelle : indé-
termination, ordre temporel et inférence, Langages 112 : 39-55.
Moeschler, J. (1998). Les relations entre événements et l’interprétation des
énoncés, in : J. Moeschler, (éd.), Le temps des événements. Pragmatique
de la référence temporelle. Paris : Kimé, 293-323.
Moeschler, J. (2000). L’ordre temporel dans le discours : le modèle des infé-
rences directionnelles, Cahiers Chronos 6 : 1-11.
Moeschler, J. (2005). Connecteurs pragmatiques, inférences directionnelles et
représentations mentales, Cahiers Chronos 12 : 35-50.
Moeschler, J., (éd.), (1998). Le temps des événements. Pragmatique de la
référence temporelle, Paris : Kimé.
Molendijk, A. (2002). La structuration logico-temporelle du texte : le passé
simple et l’imparfait en français, Cahiers Chronos 9 : 91-104.
Richard, J.-F. (1998). Les activités mentales. Comprendre, raisonner, trouver
des solutions, Paris : Armand Colin.
Rideout, D. (2002). L’opposition perfectif / imperfectif dans le passé français,
Modèles explicatifs, modèles prédictifs 43

Cahiers Chronos 9 : 15-29.


Saussure, L. de ; Sthioul, B. (1999). L’imparfait narratif : point de vue (et
images du monde). Cahiers de Praxématique 32 : 167-188.
Stammerjohann, H. (1983). Französisch für Lehrer, Munich : Max Hueber.
Sthioul, B. (1998). Temps verbaux et point de vue, in : J. Moeschler, (éd.), Le
temps des événements. Pragmatique de la référence temporelle, Paris :
Kimé, 197-220.
Sthioul, B.(2000). Passé simple, imparfait et sujet de conscience, Cahiers
Chronos 6 : 79-93.
Tiberghien ; al. (2002). Dictionnaire des sciences cognitives, Paris : Armand
Colin.
van Dijk, T.-A. (1977). Macrostructures sémantiques et cadres de connais-
sances dans la compréhension du discours. in : G. Denhière, (éd.),
(1984), Il était une fois..., Lille : Presses Universitaires de Lille : 49-84.
Vetters, C. (1996). Temps, aspect et narration, Amsterdam : Rodopi.
Vuillaume, M. (2000). La signalisation du style indirect libre, Cahiers
Chronos 5 : 107-130.
De l’interaction avant toute chose…
Temps verbaux et relation de progression narrative

Jacques Bres
Praxiling, UMR 5267 CNRS-Montpellier III

Voilà dix ans, je commençais, presque par hasard, à fréquenter les temps
verbaux, mi-amusé mi-séduit par le maquillage de l’imparfait dans son
emploi narratif (Bres 1998). Rapidement la passade s’installa dans la durée,
je devins un amoureux du temps sous toutes ses formes verbales. Je
m’autorise de cette longue fréquentation pour pointer quelques écueils que
j’ai rencontrés. Je présente ensuite rapidement l’hypothèse de travail que j’ai
développée afin de la tester sur l’analyse de la relation de progression
narrative.

1. De quelques écueils

Rétrospectivement et sans vouloir aucunement être donneur de leçon, il me


semble que l’analyse du temps verbal est toujours au risque de buter sur ce
que j’appréhende comme des difficultés, consistant, pour le dire de façon
imagée, à prendre les temps pour des îles, l’arbre pour la forêt ou l’ombre
pour la proie.

1.1. Prendre les temps pour des îles

Ce premier écueil consiste à ne s’intéresser qu’à une forme verbale, en oubli


du système que forme leur ensemble, ce qui est du même coup oublier
Saussure et la valeur différentielle du signe. De la sorte sera p. ex. travaillé le
passé simple sans le mettre en rapport avec le passé antérieur, l’imparfait ou
le passé composé, avec lesquels il entretient pourtant des relations de
détermination réciproque. Comme si un phonologue étudiait [p] sans se
préoccuper ni de [b] ni de [m], ni du micro-système d’occlusives bilabiales
que forment ces phonèmes par rapport au micro-système des occlusives
dentales… Les temps ne sont pas des îles ; ils sont plutôt, si l’on veut
poursuivre la métaphore, un archipel dont les inter-relations ne sauraient être
négligées car elles sont pleinement structurantes de leur valeur.

1.2. Prendre l’arbre pour la forêt

Le deuxième écueil consiste à prendre un effet de sens ou un emploi,


majoritaire en discours, pour la valeur en langue du temps verbal. Sous
l’influence de la pragmatique et de la linguistique textuelle, de nombreuses

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 45 64.


46 Jacques Bres

études ont tenté de définir un temps verbal par tel ou tel de ses
comportements textuels, ce qui est confondre le plan de la langue et celui du
discours. Typiques p. ex de cette démarche sont les explications qui ont été
avancées pour le passé simple et l’imparfait en termes (i) de plans (ils
situeraient le procès respectivement dans le premier plan et dans l’arrière-
plan) ; (ii) de relations temporelles (ils introduiraient, par rapport au
précédent procès, une relation de progression pour le premier, de simultanéité
pour le second) ; (iii) de point de vue (ils actualiseraient le procès objective-
ment pour le premier, subjectivement pour le second). Si tel est souvent le
cas, ce ne l’est pas toujours : l’analyse bute alors sur des exceptions, et des
trésors d’ingéniosité sont déployés pour tenter de blanchir le cygne noir.

1.3. Prendre l’ombre pour la proie

Le troisième écueil consiste à attribuer par imputation abusive telle ou telle


valeur au temps verbal, alors qu’il ne s’agit que d’un effet de sens, bien réel
au niveau du discours, produit par l’interaction de la valeur en langue de ce
temps avec son contexte, lors de l’actualisation. Exemple type de cette
démarche, l’analyse de l’imparfait comme développant une valeur modale
contrefactuelle dans un tour comme :
(1) Le père, sans s’arrêter de planter les piquets, de tasser ses pierres, grognait :
Quinze jours de plus, et la vigne davallait à la rivière ; après, il faut cent
ans pour la remonter ! (Chabrol, Les Fous de Dieu)

On comprend que la vigne n’a pas « davallé » (‘descendre’ en occitan)


jusqu’à la rivière… Et les grammaires voient là un emploi modal de
l’imparfait dans la mesure où ce temps aurait la vertu de pouvoir signifier ici
ce qui n’a pas eu lieu mais aurait pu se produire.
Une autre analyse est possible, que ce soit dans les cadres de l’anaphore
méronomique ou dans ceux de l’approche aspectuo-temporelle : la contre-
factualité, bien réelle, procède de la structure syntaxique de l’énoncé, et de
son interaction avec le cotexte ; l’imparfait, du fait de son fonctionnement
méronomique (Berthonneau & Kleiber 2003) ou de sa structure aspectuelle
(Bres 2006), peut se conjoindre à cet effet de sens.
Prendre l’ombre pour la proie, c’est voir des imparfaits narratif,
préludique, hypocoristique, contrefactuel, forain, etc… là où il n’y a qu’un
seul et même imparfait qui, en interaction avec des contextes différents,
entre, à titre d’ingrédient, dans la production des effets de sens – narratif,
préludique, hypocoristique, contrefactuel, forain – repérables au niveau de
l’énoncé.
Temps verbaux et relation de progression narrative 47

2. Les temps verbaux : de la langue au discours

Pour rendre compte des fonctionnements en discours des temps verbaux


comme de leur structuration systémique en langue, on s’appuie sur les trois
hypothèses suivantes :
(i) hypothèse systémique et aspectuo-temporelle : les temps verbaux forment
un système en langue, qui se construit sur les deux paramètres du temps et de
l’aspect (entre autres Guillaume 1929, Wilmet 1997, Barceló & Bres 2006).
Les temps verbaux donnent une instruction temporelle qui permet de situer le
procès qu’ils actualisent dans une des trois époques (passée, présente, future).
Aspectuellement, le système du français se construit sur les trois éléments de
la tension, de l’incidence et de la prospection.
– La tension permet de distinguer les formes simples (soit [+ tension]), qui
représentent le temps interne dans l’espace qui va de sa borne initiale à sa
borne terminale ; des formes composées (soit [+ extension]), qui le saisissent
à partir ou au-delà de sa borne terminale. Nous ne prenons pas en compte ici
les formes surcomposées.
– L’incidence permet de distinguer (i) les formes qui représentent le temps
interne en seul accomplissement, de sa borne initiale à sa borne finale (passé
simple), ou à partir de sa borne finale (passé antérieur), (soit [+ incidence]) ;
(ii) les formes qui représentent le temps interne en conversion de
l’accomplissement en accompli, en un point situé au-delà de sa borne initiale
et en-deçà de sa borne terminale (imparfait), ou au-delà de sa borne terminale
(plus-que-parfait), (soit [- incidence]) ; et (iii) les formes qui sont neutres vis-
à-vis de cette catégorie (présent, futur, conditionnel), (soit [± incidence]).
– La prospection permet de décrire les temps formés sur la grammatica-
lisation de aller (il va pleuvoir, il allait pleuvoir) 1.

1
On ne pose pas, symétriquement à la prospection construite sur aller, la
rétrospection construite sur venir (il vient / venait de pleuvoir) dans la mesure
où venir est moins grammaticalisé que aller : ses emplois se cantonnent à la
récence et ne concurrencent vraiment ni le passé composé ni le plus-que-
parfait.
48 Jacques Bres

instruction temporelle instructions aspectuelles

PS :
il plut [+ passé] [+ tens.] [+ incid.]
PA :
il eut plu [+ passé] [+ ext.] [+ incid.]
IMP :
il pleuvait [+ passé] [+ tens.] [- incid.]
PqP :
il avait plu [+ passé] [+ ext.] [- incid.]
FS :
il pleuvra [+ présent] [+ ultérieur] [+ tens.] [± incid.]
FA :
il aura plu [+ présent] [+ ultérieur] [+ ext.] [± incid.]
Cd PR :
il pleuvrait [+ passé] [+ ultérieur] [+ tens.] [± incid.]
Cd. P :
il aurait plu [+ passé] [+ ultérieur] [+ ext.] [± incid.]
PR :
il pleut [+ neutre] [+ tens.] [± incid.]
PC :
il a plu [+ neutre] [+ ext.] [± incid.]
PR prosp :
il va pleuvoir [+ neutre] [+ prosp.] [+ tens.] [± incid.]
PR prosp. ext. :
il va avoir plu [+ neutre] [+ prosp.] [+ ext.] [± incid.]
IMP prosp :
il allait pleuvoir [+ passé] [+ prosp.] [+ tens.] [- incid.]
IMP prosp.ext. :
il allait avoir plu [+ passé] [+ prosp.] [+ ext.] [- incid.]

Cette description unifiée des temps verbaux permet de les décrire


comme des combinaisons différentes des mêmes éléments : le passé simple p.
ex. partage avec l’imparfait l’élément de la tension mais s’en différencie par
l’incidence ; il partage avec le passé antérieur l’élément de l’incidence mais
s’en différencie par la tension.
(ii) hypothèse interactionniste : on passe de la langue au discours non par
une solution de continuité, mais par l’opération cognitive infraconsciente de
l’actualisation au cours de laquelle les instructions de la valeur en langue du
temps verbal entrent en interaction avec les différentes valeurs des différents
morphèmes du cotexte, et avec le contexte, pour produire, résultativement, tel
ou tel effet de sens observable en discours. À des fins d’analyse, on
Temps verbaux et relation de progression narrative 49

distinguera entre la demande du co(n)texte et l’offre du temps verbal, qui


interagissent selon trois modalités : l’interaction peut être concordante (infra
3.1.), tendanciellement discordante (infra 3.2.), frontalement discordante.
(iii) Hypothèse monosémiste : dans la diversité des sens produits, le temps
verbal donne toujours les mêmes instructions, celles qui définissent sa valeur
en langue. La pluralité observable au niveau discursif est le résultat de
l’interaction des mêmes instructions du temps verbal avec des éléments
co(n)textuels différents. On s’oppose par là aux approches polysémistes qui
rendent compte de ladite pluralité en recourant à la notion de variation
quantitative (Guillaume 1929) ou à celle de déformation (Gosselin 1996).
Pour reprendre l’ex. de l’imparfait mentionné supra en 1.3., c’est avec ses
mêmes instructions : [+ passé], [+ tension], [- incidence] qu’il intervient
comme ingrédient dans la production des effets de sens narratif,
hypocoristique, contrefactuel, etc…
Je me propose de tester le rendement de cette approche systémique et
aspectuo-temporelle de la valeur en langue des temps verbaux, et de cette
analyse des effets de sens comme produits en discours par l’interaction de
ladite même valeur avec des contextes différents, sur un objet bien précis : la
relation de progression narrative.

3. Temps verbaux et relation de progression narrative

Les relations temporelles entre deux procès [x] et [y] référant à deux
événements peuvent être de simultanéité ([x = y]), de progression ([x < y]), de
régression ([x > y]), d’inclusion ([x ⊂ y]), etc. (cf . notamment Lascarides &
Asher 1993, Asher & al. 1995).
Quel rapport entre temps verbaux et relations temporelles ? On fait
l’hypothèse que les instructions données par les temps verbaux et les
relations temporelles entre les événements auxquels référent les procès sont
des faits autonomes qui relèvent de deux ordres différents : celui de la langue
pour les premières, celui du discours pour les secondes. Autonomie ne veut
cependant pas dire indépendance : lors de la mise en discours, dans le temps
d’actualisation, le temps verbal interagit avec le contexte, notamment avec
les relations d’ordre temporel.
Les relations temporelles sont construites par le contexte, à savoir, pour
le dire rapidement, nos connaissances du monde et la situation d’interaction ;
par le cotexte (notamment les conjonctions et circonstants temporels, la
syntaxe, les types de procès) ; et par l’interaction de ces éléments avec les
instructions aspectuelles du temps verbal, mais en rien directement par le
temps verbal lui-même. En fonction des instructions qu’il offre, il a plus ou
moins d’affinité ou d’antipathie avec la demande de telle ou telle relation
temporelle : il participera activement à la production de celle-ci, s’associera
50 Jacques Bres

simplement à celle-là, fera quelques difficultés avec cette autre, ne pourra se


conjoindre enfin à cette quatrième…
On s’intéressera dans cet article au rapport entre les temps verbaux de
l’indicatif et la relation de progression, et plus précisément sa réalisation en
textualité narrative.
La relation de progression définit des genres de discours aussi différents
que la recette de cuisine, l’indication d’itinéraire, la description d’action, le
conte ou le récit conversationnel, etc. Seuls les deux derniers relèvent de la
textualité narrative.
La textualité narrative est habituellement définie comme enchaînement
de propositions narratives (Labov 1972/1978) dont l'ordre tend à (re)produire
l'ordre des événements (du premier plan), ce qui implique que, d'une
proposition à l’autre, le temps (raconté) auquel il est fait référence progresse :
(2) Mona s’assit sur le bord du divan en faisant un petit soupir de fatigue, puis,
de nouveau, de ce geste du menton qu’elle avait, rejeta ses cheveux en
arrière et leva vers Grange ses yeux et sa bouche, avec un étirement de
plante qui prend le soleil. (Gracq, Un Balcon en forêt)

Dans ce fragment narratif, on a trois propositions narratives, dont l’ordre


successif dans le texte (re)produit l’ordre progressif des événements. Soit en
mettant les procès à l’infinitif : [s’asseoir < rejeter < lever]. Cognitivement, la
relation de progression entre plusieurs procès consiste à parcourir le temps
interne du premier procès de sa borne initiale A à sa borne terminale B, et à
passer de celle-ci à la borne initiale C du second procès ; à parcourir le temps
interne de ce second procès de sa borne initiale à sa borne terminale D, et à
passer de celle-ci à la borne initiale E du troisième procès, et ainsi de suite.
Soit :

I⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯⎯⎯⎯⎯ ⎯I < …


A B C D E F
⎯⎯⎯⎯ ⎯⎯⎯⎯ ⎯⎯⎯⎯
s’asseoir < rejeter < lever

Cette relation demande donc que le temps interne des procès soit
actualisé (i) dans sa tension, c’est-à-dire dans sa réalisation et non au-delà ; et
(ii) en incidence, à savoir comme parcours de la borne initiale à la borne
terminale. Soulignons l’importance du marquage de la borne terminale : la
progression d’un procès à l’autre se fait de la borne terminale du premier à la
borne initiale du second, etc. ; et l’atteinte de la borne terminale pose que le
procès a bien eu lieu.
Temps verbaux et relation de progression narrative 51

La relation de progression concerne donc la dimension aspectuelle du


temps verbal ; elle se complète, en textualité narrative, de la dimension
temporelle : l’événement mis en récit est censé s’être passé (réellement ou
fictivement), il doit précéder sa narration, ce qui demande que le temps
externe des procès relève de l’époque passée ou soit compatible avec elle, et
tend à exclure l’époque future.
En fonction de leur offre aspectuo-temporelle, les temps verbaux seront
en interaction parfaitement concordante (3.1.), ou en partie discordante (3.2.
et 3.3.) avec la relation de progression narrative.

3.1. Interaction concordante : le passé simple et le présent

Ces deux temps s’accordent avec la demande de la relation de progression


narrative.

3.1.1. Passé simple : [+ passé], [+ tension], [+ incidence]

Reprenons l’ex. (1). Le passé simple demande de situer l’événement auquel


fait référence le procès dans le passé, et représente le temps interne (i) en
tension, et (ii) de sa borne initiale jusqu’à sa borne terminale ; il s’accorde
parfaitement à la demande de la relation de progression narrative :

⎯⎯⎯⎯⎯I < I⎯
I⎯ ⎯ ⎯⎯⎯ ⎯ I < ⎯ ⎯⎯ ⎯⎯ I < …
I⎯
⎯ ⎯⎯⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯ ⎯ ⎯⎯ ⎯
s’assit < rejeta < leva

Voilà donc pourquoi le passé simple est le temps narratif par excellence,
même s’il ne donne pas lui-même l’instruction [+ progression]. Ce qui rend
compte du fait que, s’il est dans les textes massivement associé à ce type de
relation, il peut entrer dans d’autres relations discursives, comme la
simultanéité ou même la régression. La concurrence forte (Labeau 2007) que
lui font le passé composé et le présent en textualité narrative tient à des
raisons énonciatives (Benveniste 1959 / 1966).

3.1.2. Présent : [+ neutre], [+ tension], [± incidence]

En ne situant pas en lui-même le procès dans une époque (instruction [+


neutre]), le présent permet d’actualiser des faits par ailleurs posés comme
passés. En représentant le temps interne dans sa tension et de façon neutre au
regard de l’incidence, il répond à la demande cotextuelle de progression.
C’est la raison pour laquelle ce temps est très souvent employé, notamment
52 Jacques Bres

en récit oral conversationnel (Carruthers 2005) pour actualiser les actions du


premier plan :
(3) Conversation familiale. Un chasseur raconte, au cours du repas :
/ je monte ici lundi dernier / dans une heure je tire trois lièvres / j’en tue
point / l’après midi j’en manque un autre / ça fait quatre […]

3.2. Interaction latéralement discordante: imparfait, passé antérieur,


passé composé, plus-que-parfait

Ces quatre temps, s’ils s’accordent avec la demande temporelle [+ passé] de


la textualité narrative, présentent une discordance avec la demande
aspectuelle, qui peut porter sur un des deux éléments requis par la
progression : la tension, l’incidence ; ou sur les deux éléments à la fois.

3.2.1. Discordance portant sur l’incidence : l’imparfait

L’imparfait, qui donne les instructions [+ tension], [- incidence], est en


accord avec la demande de tension de la relation de progression, mais en
désaccord avec la demande d’incidence. On a donné à ce tour le nom
d’imparfait narratif, ou de rupture, que l’on trouve dans l’écrit littéraire et
journalistique, mais également dans l’oral conversationnel :
(4) on a bu du vin blanc / plusieurs bouteilles et la semaine d’après il nous
faisait un crise de goutte que je te raconte pas (conversation entre amis)

⎯I < (I) /////// ⎯⎯---------(I) < …


I⎯⎯⎯⎯⎯
A B C D
a bu < faisait

Dans la relation de progression, l’imparfait, en ne donnant pas à voir la


borne initiale C attendue, impose un saut cognitif par-dessus ladite borne. En
ne conduisant pas la représentation du temps interne impliqué par le procès
jusqu’à son terme D, il maintient le point de référence en deçà de ce qui est
également attendu… Cette légère discordance se résout par la production
contextuelle de nombreux effets stylistiques, dont cette impression complexe
dans laquelle se conjuguent les contraires de l’accélération (saut par-dessus la
borne initiale) et de la décélération (arrêt avant la borne terminale).
Temps verbaux et relation de progression narrative 53

3.2.2. Discordance portant sur la tension. Le passé composé, le passé


antérieur

1. Le passé composé s’accorde avec la demande d’incidence, formulée par la


relation de progression, du fait de sa neutralité (son instruction [[±
incidence]) ; mais entre en désaccord avec la demande de tension : comme
toute forme composée, il est d’instruction [+ extension]. Et pourtant, depuis
le Moyen-Age, le passé composé concurrence le passé simple en contexte
narratif. On sait qu’il l’a totalement remplacé dans le plan d’énonciation du
discours (Benveniste 1959 / 1966). Décrivons sommairement son
fonctionnement :
(5) (…) y a deux gendarmes qui sont venus ils nous ont dit « Là vous passez
pas » / on est repartis (interview Corpus Ladrecht)

En interaction avec le cotexte narratif, le passé composé produit l’effet


de sens ‘événement passé’ : comme le passé simple, il saisit le temps interne
des procès venir et dire globalement (ce qui rend compte de ce qu’il puisse le
concurrencer) ; mais alors que le passé simple opèrerait cette saisie à partir de
la borne initiale (A pour venir, C pour dire, E pour repartir), le passé
composé le fait, comme toute forme composée, à partir de la borne terminale
(B pour venir, D pour dire, F pour repartir). Ce qui implique que, dans
l’actualisation de la progression [sont venus < ont dit < est repartis],
l’énonciateur saute cognitivement la partie tensive C-D de dire, pour la saisir
rétrospectivement à partir de la borne terminale D ; puis saute la partie
tensive de repartir pour la saisir rétrospectivement à partir de la borne
terminale F :

(I///////////////////)I----- < (I//////////////////////)I-----< (I//////////////////////)I-----------

A B C D E F
sont venus ont dit est repartis

De nombreux auteurs ont noté, sans vraiment l’expliquer, qu’avec le


passé composé se perdait la fluidité du récit, que chaque procès apparaissait
non pas comme ouvert sur le suivant mais comme refermé sur lui-même.
Rappelons que Sartre parlait de la phrase au passé composé de L’Étranger
comme d’une île : appréhension imagée fort pertinente du peu d’affinité
intrinsèque du passé composé pour la relation de progression…
54 Jacques Bres

C’est parce que le passé composé saisit globalement le temps interne du


procès à partir de sa borne terminale qu’il entre en interaction partiellement
dissonante avec la demande cotextuelle de la relation de progression de le
représenter à partir de sa borne initiale : s’il permet de raconter, il n’est pas
un temps narratif parfait. Ce qui se traduit notamment par le fait suivant : le
passé composé, alors qu’il concurrence le passé simple depuis des siècles, ne
parvient pas vraiment à l’éliminer. Le moindre récit écrit de fait divers dans
la presse fait le plus souvent alterner, pour actualiser les relations de
progression du premier plan, passé composé, présent, passé simple et
imparfait « narratif ».
2. De façon similaire, le passé antérieur, de par ses instructions [+ extension],
[+ incidence], est en accord avec la demande d’incidence de la relation de
progression, mais en désaccord avec la demande de tension. Il saisit le temps
interne du procès non à partir de la borne initiale (C) mais à partir de la borne
terminale (D) :
(6) Il continua l’aventure commencée par Mme Forestier […]. En une heure, il
eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta,
avec assurance, à La Vie Française. (Maupassant, Bel Ami)

I⎯⎯⎯⎯⎯I < (I//////////////////)I-------- < I⎯⎯⎯⎯⎯⎯I


A B C D E F
continua eut terminé porta

Cependant, le passé antérieur, pour des raisons que nous n’expliquons


pas ici, est actuellement une forme fortement contrainte dans ses emplois en
discours : en indépendante ou principale, il ne peut guère être employé qu’en
appui sur un adverbe signifiant la rapidité (rapidement, bientôt), un
circonstant de durée globale (en x temps) ou de datation (à x heure), entre
deux passés simples, comme dans (6). Son usage est donc très sporadique, à
la différence de ce qui était le cas en ancien français. Comme le passé
composé, il induit cognitivement dans l’enchaînement de la progression
[continua < eut terminé], le saut de la partie tensive du procès qu’il actualise
(terminer). Stylistiquement, il pourra être associé, avec certains marqueurs, à
la production cotextuelle d’un effet de sens de rapidité :
(7) La cigogne au long bec n’en put attraper miette, / Et le drôle eut lapé le tout
en un moment. (La Fontaine, Le renard et la Cigogne)
Temps verbaux et relation de progression narrative 55

En saisissant le procès à partir de sa borne terminale alors que la demande de


la relation de progression était de le saisir à partir de sa borne initiale, le
passé antérieur, en interaction avec le SP en un moment, semble dire que
l’action s’est faite si vite qu’elle n’a pu guère être saisie que déjà réalisée.

3.2.3. Discordance portant sur la tension et sur l’incidence. Le plus-que-


parfait

Le plus-que-parfait, de par ses instructions [+ extension], [- incidence], est


doublement en désaccord avec la relation de progression. Et pourtant, on le
trouve en contexte narratif, dans différents emplois textuels (Bres 2007).
Analysons un seul d’entre eux :
(8) Et, tout d’un coup, comme ils passaient près d’un talus gazonné, et qu’elle
l’y entraînait, s’allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il chercha parmi
l’herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D’une secousse, il
s’était relevé, et il fuyait déjà, éperdu. (Zola, La Bête humaine)

Soit la progression [chercha < s’était levé]. Enchaîner, selon la relation de


progression, un passé simple et un plus-que-parfait, c’est comme pour le
passé antérieur, faire l’ellipse du temps interne du second procès, pour le
saisir même pas sur sa borne terminale mais au-delà de sa borne terminale
(du fait de l’instruction [- incidence]) :

I⎯⎯⎯⎯⎯I < (I/////////////////I) ------------- < (I)


A B C D

chercha s’était relevé

Dans ce type d’emploi, le plus-que-parfait pourra être associé, comme le


passé antérieur de (7), à la production cotextuelle d’un effet de sens de
rapidité. Soulignons que le plus-que-parfait n’a pas les mêmes contraintes
d’emploi que le passé antérieur (cf. supra 3.2.2.), qui dans (8) serait
impossible :
(8’) […] il chercha parmi l’herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la
tête. D’une secousse, il *se fut relevé, et il fuyait déjà, éperdu.

Comparons pour finir imparfait et plus-que-parfait en cotexte narratif :


le plus-que-parfait pourrait sembler plus dissonant que l’imparfait dans la
mesure où, alors que celui-ci est en désaccord avec la demande de la relation
56 Jacques Bres

de progression sur la seule catégorie de l’incidence, celui-là ne la satisfait pas


doublement : sur l’incidence et sur la tension. Ce qui se manifeste par le fait
que l’ellipse du temps interne est de plus d’importance dans l’enchaînement
[passé simple < plus-que-parfait] que dans l’enchaînement [passé simple <
imparfait]. Et pourtant grammairiens et linguistes parlent d’imparfait narratif
mais pas du plus-que-parfait narratif. Serait-ce que, tout à leur extrême
sollicitude à l’égard de l’imparfait, ils en auraient oublié un fait plus
significatif touchant au plus-que-parfait ? Certainement pas : intuitivement, la
dissonance du plus-que-parfait en (8) apparaît moins forte que celle de
l’imparfait en (4). Pour rendre compte de cette apparente contradiction entre
le fait que l’offre du plus-que-parfait contrevient doublement à la demande
aspectuelle de la relation de progression mais que la dissonance qu’il produit
apparaît comme moins forte que celle procédant de l’imparfait, qui pourtant
n’est en désaccord avec elle sur un seul point, il nous faut revenir sur un
élément de ladite demande que nous n’avons jusqu’à présent pas vraiment
pris en compte : la demande d’atteinte de la borne terminale du procès. Le
passé simple, de par son instruction [+ incidence], y parvient au terme de son
parcours du temps interne ; le plus-que-parfait la présuppose atteinte
puisqu’il se construit au-delà de cette borne ; alors que l’imparfait de par son
instruction [- incidence] ne conduit pas la représentation jusqu’à elle. Et c’est
cette position différente par rapport à l’atteinte de la borne terminale qui rend
compte de ce que le plus-que-parfait, dans la relation de progression
narrative, apparaît comme une forme moins marquée que l’imparfait ; et que
son emploi en contexte narratif se développe actuellement (Majumdar et
Morris 1980).
C’est ce même élément qui fait que le passé composé a pu devenir un
temps narratif – même imparfait – de base du français : présupposant la borne
terminale atteinte, il permet à la relation de progression de se développer,
même si c’est d’une façon moins fluide qu’avec le passé simple ou le présent
dans la mesure où il ne donne pas à voir le procès dans sa tension.

3.3. Prospection, ultériorité, futur et relation de progression narrative

Il est rarement traité du rapport entre les temps qui ouvrent une perspective à
venir (présent et imparfait prospectifs, conditionnels, futurs) et la relation de
progression narrative. Leur interaction nous paraît pourtant intéressante à
analyser.

3.3.1. Présent et imparfait prospectifs

Ces deux temps sont formés sur la grammaticalisation de aller. De


l’interaction des deux éléments forme itive conjuguée + verbe à l’INF résulte
la valeur aspectuelle de prospection, que l’on définira comme orientation
Temps verbaux et relation de progression narrative 57

ascendante de l’actant sujet vers un acte - plus précisément vers la borne


initiale de cet acte - représenté par le verbe à l’infinitif (Bres & Barceló
2007). C’est à partir de cette valeur que peuvent se produire, en interaction
avec différents éléments cotextuels, différents effets de sens. Nous ne nous
intéresserons ici qu’aux emplois de cette périphrase en textualité narrative,
tours dans lesquels elle ne peut se construire qu’au présent et à l’imparfait
(Bres 2008).

3.3.1.1. Présent prospectif

L’orientation prospective vers la borne initiale du procès à l’infinitif, si elle


s’accorde avec la demande de la relation de progression de prendre en
compte la borne initiale, ne la satisfait cependant pas tout à fait : s’orienter
vers elle n’est pas forcément l’atteindre. Le mouvement peut toujours être
intercepté :
(9) il s’approche d’elle et la regarde dans les yeux. Il va l’embrasser mais on
frappe de façon insistante à la porte. Elle se lève d’un bond et demande qui
est là. (internet)

Et du coup c’est non seulement la borne initiale qui n’est pas atteinte,
mais l’entier du procès qui ne se réalise pas. Or le récit sert principalement à
dire ce qui s’est passé… Le présent prospectif ne répond donc que
latéralement à la demande de la textualité narrative. Et pourtant… Les
langues catalane, française, occitane ont usé, initialement, du présent
prospectif comme temps du récit, en alternance avec le présent « historique »,
le passé composé ou le passé simple, comme dans (10) :
(10) Et estant en ce pensement luy va prendre grant faim de dormir et s’alla fort
endormir, et luy dormant se va lever un bon vent pour faire voile (Roman de
Pierre de Provence, cité par Gougenhein 1929/1971 : 97). (‘A cette pensée
il lui prend / prit forte envie de dormir et il alla dormir ; pendant q’il
dormait, il se lève / s’est levé un bon vent pour naviguer’)

Soit la relation de progression [va prendre < s’alla 2 dormir < se va lever],
actualisée par la succession : présent prospectif < passé simple < présent
prospectif. Le cotexte lève l’hypothèque précédemment mentionnée : en ne
présentant pas cotextuellement d’interception à la prospection de va prendre
et de va lever, on comprend – principe de pertinence – que l’envie de dormir
a effectivement pris l’actant, et que le bon vent s’est effectivement levé : à
savoir qu’ont été atteintes non seulement la borne initiale mais également la
borne terminale de ces procès.

2
Aller a ici sa valeur pleine de verbe de mouvement.
58 Jacques Bres

Ce tour s’est totalement grammaticalisé en catalan dans la mesure où il


est devenu un temps du passé, le prétérit périphrastique, qui a actuellement
quasiment éliminé le prétérit synthétique. Il en est allé différemment en
français : à partir du XVIe siècle, il disparaît progressivement des textes pour
des raisons complexes (Gougenheim 1929/1971), et il n’en est plus fait
mention que dans les grammaires historiques. Bien à tort, car il semble qu’il
soit parfaitement vivant dans au moins deux genres de textualité narrative : le
résumé (11), le reportage « biographique » (12) :
(11) Un lycéen résume oralement Bel Ami de Maupassant.
Bel Ami commence au moment où Duroy / un ancien militaire un peu
désabusé / marche dans les rues de Paris /à ce moment là il va rencontrer un
ancien camarade / Forestier qui lui a réussi et qui va essayer de l’aider à
devenir un gentilhomme […]
(12) Dans cette ambiance de chasse aux sorcières, il est victime, en 1978, d’une
tentative d’assassinat : un tueur raciste lui tire une balle dans le dos. Depuis,
Larry Flint a les jambes paralysées. Cloué dans un fauteuil roulant, il va
redoubler d’activité, à la fois dans les affaires et en politique. Son plus
grand motif de fierté est d’avoir gagné un procès retentissant contre le
sénateur […] (Le Monde, Reportage, Larry Flint contre les hypocrites, 1. 9
2007)

On notera que dans les deux occurrences le temps de base de ces récits est le
présent simple : comme lui, le présent prospectif est neutre temporellement ;
il actualise les procès de l’événement sans les situer par lui-même dans une
époque, à la différence des temps du passé et des temps du futur.
Pour l’heure, l’emploi de ce temps qui, par sa structure aspectuelle, ne
répond qu’imparfaitement à la demande de la relation de progression, n’est
que sporadique ; et l’on ne peut bien sûr faire des hypothèses sur le sort que
lui réservera la langue dans son avenir.

3.3.1.2. L’imparfait prospectif

L’imparfait prospectif présente les mêmes difficultés que le présent : en lui-


même, il ne fait qu’orienter vers la borne initiale du procès, ce qui laisse toute
possibilité d’une interception avant son atteinte :
(13) Il reprit le chemin du grand escalier. Il allait arriver sur le palier du premier
étage quand des détonations toutes proches l'obligèrent à s'enfoncer dans
une encoignure. (Tournier, Le Roi des Aulnes)

Et il arrive parfois que le procès, d’abord actualisé à ce temps, soit


repris au passé simple, pour marquer qu’il a bien eu lieu :
Temps verbaux et relation de progression narrative 59

(14) On avait reçu de bonnes nouvelles de M.. de Beuvre. (…) Il allait arriver ;
il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes. (Sand, Les Beaux Messieurs de
Bois Doré)

De plus, ce temps actualise, en tant qu’imparfait, l’auxiliaire de


prospection en non-incidence, ce qui entre également en dissonance avec la
demande d’incidence. Malgré ce, du fait de sa valeur prospective, on le
trouve en récit sporadiquement, dans deux emplois textuels.
Comme le futur et le conditionnel (cf. infra), il actualise le ou les
derniers procès d’une série : à partir du procès précédent le plus souvent au
passé simple, il ouvre la perspective sur la conclusion, qu’il contribue de la
sorte à mettre en relief :
(15) Le 19 juillet, dans l’étape de la Toussuire, Floyd Landis fut victime d’une
terrible défaillance. Il allait franchir la ligne d’arrivée avec plus d’un quart
d’heure de retard. (Midi Libre)

D’autre part, et ceci à ma connaissance n’a pas été relevé, dans le


discours journalistique racontant un événement sportif ou un fait divers, il
alterne avec l’imparfait « narratif » : (les oc. d’imparfait « narratif » sont en
italiques, celles d’imparfait prospectif en petites majuscules):
(16) C’est le Tchèque Smicer qui ALLAIT FAIRE basculer la rencontre. A peine
entré en jeu, il profitait d’une erreur défensive pour battre Borelli (56e).
L’exclusion de Lecour (59e) ALLAIT également FACILITER la tâche des
Nordistes. A dix, Caen ALLAIT de nouveau PLIER. Vairelles décalait Smicer
qui réalisait le doublet (67e). La fin du match ALLAIT ETRE lensoise mais les
hommes de Leclerc gâchaient plusieurs occasions de contre. La forte
poussée normande, lors des ultimes minutes, n’ALLAIT pas CONNAITRE de
réussite. (Midi Libre).

Soulignons la façon dont sont textuellement entrelacées les deux


formes, avec d’autant plus de facilité qu’elles actualisent toutes deux un
imparfait et qu’elles sont toutes deux associées, de façon latéralement
discordante, à la progression, mais de façon différente, dans la mesure où
l’imparfait « narratif » la tolère alors que l’imparfait prospectif participe à sa
production du fait de son aspect prospectif.

3.3.2. Le conditionnel

On analyse le conditionnel, en langue, comme un temps du passé (morphème


–ai) qui, à partir d’un énonciateur placé à un point du passé, ouvre une
perspective ultérieure (morphème –r) (Vuillaume 2001, Bres 2009a/b). A la
différence des autres temps qui en eux-mêmes ne donnent pas l’instruction [+
progression] et à la différence des formes prospectives qui orientent vers la
60 Jacques Bres

borne initiale du procès, le conditionnel pose le procès qu’il actualise comme


ultérieur par rapport au point où se situe l’énonciateur, et saisit son temps
interne de façon neutre (comme le présent, le futur, etc. : il peut répondre à la
demande d’incidence). Il réalise donc par lui-même un mouvement temporel
« en avant », et à ce titre, au moins sous sa forme simple, il devrait être un
excellent temps narratif. Or tel n’est pas le cas, et ceci pour la raison
suivante : le fait que le point à partir duquel est construite l’ultériorité soit un
énonciateur passé et non le locuteur actuel entraîne que les procès qui sont
envisagés de ce point de vue sont « subjectifs », c’est-à-dire qu’ils ne sont
pas inscrits dans la réalité du passé, puisque pour cet énonciateur ces procès
sont à venir :
(17) C’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville
(…), Rodolphe aurait (…) écrit à Paris afin d’avoir la malle entière jusqu’à
Marseille, où ils achèteraient une calèche, et, de là, continueraient sans
s’arrêter (…). (Flaubert, Madame Bovary)

S’il y a bien progression [partirait < achèteraient < continueraient], c’est une
progression imaginée par Emma et non inscrite par le narrateur dans la réalité
des faits passés. Or la textualité narrative prétend dire ce qui s’est
effectivement passé. Le conditionnel ne sera employé en récit que très
secondairement, pour actualiser ce que tel ou tel personnage-énonciateur
imagine qu’il se produira, mais pas ce qui s’est effectivement produit.
Il est cependant un autre usage du conditionnel, dit objectif (Nilsson-
Ehle 1943) : lorsque le locuteur fait comme s’il déléguait sa responsabilité
énonciative à un énonciateur passé qui envisage des faits à venir, alors que de
fait il raconte des événements dont il sait, à partir de sa position actuelle,
qu’ils se sont effectivement produits. Façon stylistique de mettre de la
perspective :
(18) Laurent Jalabert portait une attaque rédemptrice dans la descente du col
d’Aspin. L'illusion durait quelques kilomètres avant que les sénateurs ne
réimposent leur train. Le champion de France paierait plus tard sa folie
cher : 1min 14s abandonnée sur la ligne d’arrivée à Jan Ullrich. (fin de
l’article, Midi Libre)

Le scripteur de l’article, qui écrit son compte rendu après la fin de l’étape
cycliste, sait que l’actant Jalabert a payé « cher sa folie » : on peut
parfaitement remplacer le conditionnel par le passé simple (ou tout autre
temps du passé effectif) : « Le champion de France paya plus tard sa folie
cher ». On ne trouve guère ce fonctionnement narratif « objectif » du
conditionnel que pour actualiser le ou les derniers procès d’une série.
Temps verbaux et relation de progression narrative 61

3.3.3. Futur

Le futur, de par ses instructions aspectuelles [+ tension], [± incidence],


répond parfaitement à la demande de la relation de progression, au même
titre que le présent. Mais il contrevient, par son instruction [+ futur], à la
contrainte temporelle qui n’affecte pas la relation de progression elle-même,
mais seulement son fonctionnement en textualité narrative : raconter un
événement présuppose que le narrateur connaisse ledit événement. Or on ne
peut connaître que le passé, au mieux le présent, mais pas le futur (Bres
2008). De sorte que la forme future ne saurait être le temps de base d’un
récit, même s’il se trouve quelques « hapax », comme ce manuscrit édité
par E. Le Roy Ladurie & et O. Ranum, Pierre Prion, scribe, datant du XVIIIe
siècle, dans lequel le narrateur raconte sa propre vie comme un
« horoscope » :
(19) On le mettra à coucher dans une chambre très reculée ; il sera chargé de la
clé d’icelle qu’il aura soin de mettre sous le chevet de son lit. Il sera très
étonné le premier matin en se levant de se trouver sans culotte ; il courra à
la porte qu’il trouvera bien fermée (…)

Si le futur est extrêmement rare comme temps de base du récit, on le


trouve sporadiquement, pour terminer un récit ou un épisode (Labeau 2009),
dans le même type d’emploi textuel que le conditionnel ou l’imparfait
prospectif :
(20) on apprend que le cimetière sert régulièrement de rencontre nocturne à des
jeunes gens de bonne famille. Quarante jeunes sont interpellés. Tous seront
finalement relâchés. (Le Monde, août 1996)

Les grammaires, dans ce cas, parlent de futur « narratif » ou « historique ».


Ajoutons que si nous n’avons parlé, pour les temps prospectifs, le
conditionnel et le futur, que des formes simples, les formes composées
correspondantes sont susceptibles d’actualiser la relation de progression avec
les mêmes restrictions que les formes simples, auxquelles vient s’ajouter,
comme pour toutes les formes composées, la discordance de leur trait
[+ extension].

4. Conclusion

Après avoir évoqué quelques possibles écueils dans l’analyse du temps


verbal, nous avons présenté rapidement l’analyse que nous faisons des temps
de l’indicatif comme système aspectuo-temporel, afin de mettre à l’épreuve
son rendement dans l’étude d’une relation de discours – la progression – dans
un type de textualité : la textualité narrative. La relation de progression
demande que le temps interne des procès soit actualisé (i) en tension, et
62 Jacques Bres

(ii) en incidence. La textualité narrative demande que l’événement soit


envisagé dans sa réalisation effective. Il apparaît tout d’abord qu’aucun
temps verbal de l’indicatif n’est frontalement allergique à la relation de
progression narrative3. Mais, si tous les temps peuvent être « narratifs » - à
savoir qu’ils peuvent actualiser les procès du premier plan en relation de
progression - certains le sont plus que d’autres…
Le passé simple et le présent s’accordent parfaitement, de par leurs
instructions aspectuelles, avec la demande aspectuelle de la relation de
progression ; et de par leur instruction temporelle, avec la demande
temporelle de la textualité narrative.
Toutes les autres formes sont en interaction plus ou moins discordante
soit avec la demande aspectuelle de la relation de progression, soit avec la
demande temporelle de la textualité narrative.
Un premier groupe de temps – imparfait, passé composé, passé
antérieur, plus-que-parfait – s’accordent avec la demande temporelle de la
textualité narrative, mais sont en désaccord avec tout ou partie de la demande
aspectuelle de la relation de progression : l’imparfait ne satisfait pas la
demande d’incidence ; le passé composé et le passé antérieur, de façon
différente, ne satisfont pas la demande de tension ; le plus-que-parfait ne
satisfait aucune des deux demandes. Cette interaction discordante n’empêche
pourtant pas leur usage en contexte de progression narrative ; elle rend
compte de ce que, à l’exception du passé composé, ledit usage est marginal,
et à l’origine d’effets de sens spécifiques.
Un second groupe de temps, qui de différentes façons ouvrent une
perspective à venir – présent et imparfait prospectifs, conditionnels, futurs –
entrent en interaction plus dissonante avec la demande de la progression
narrative : par leur structure aspectuelle pour les deux temps prospectifs, par
leur instruction temporelle pour le futur et le conditionnel. Ce qui explique
qu’ils ne soient que très sporadiquement en emploi « narratif ».
Notons pour finir que le français contemporain ne dispose pas d’un
temps verbal parfaitement « narratif » pour raconter un événement passé, à la
différence de ce qui se passe p. ex en espagnol avec le prétérit, ou en catalan
avec le prétérit périphrastique. Le passé simple se voit réduit au plan
d’énonciation de l’histoire, et le présent ne marque pas par lui-même
l’époque passée, même s’il peut s’accorder – du fait de son instruction
temporelle [+ neutre] – avec elle. C’est peut-être ce qui explique que bien
souvent, dans un même récit, on « switche » d’un temps à l’autre, comme
dans cette occurrence de compte rendu sportif d’un match de rugby France-
Italie qui mélange allègrement présent, passé simple et passé composé :

3
Ce qui n’est pas le cas de toutes les relations de discours : le passé simple p. ex.
ne peut entrer dans la relation d’inclusion, plus exactement ne peut actualiser le
procès inclusif (Bres & Lauze 2007).
Temps verbaux et relation de progression narrative 63

(21) Le XV de France à temps partiel


Michalak à l’envers, c’est alors tout le XV de France qui déjoue. Avant de
se reprendre en seconde mi temps. Attention, les bleus ne furent pas
irrésistibles. Simplement, le moral était meilleur, « grâce au public qui a
continué à nous encourager », flagorne un Laporte en quête de pardon.
Simplement, les jambes de feu de Castaignède et Dominici ont créé des
brèches. Simplement, le pack se remit dans l’axe pour, enfin, avoir raison de
la résistance italienne. (Le Figaro)

Références

Asher, N. ; Aurnague, M. ; Bras, M. ; Sablayrolles, P. ; Vieu, L. (1995). De


l’espace-temps dans l’analyse du discours, Sémiotiques 9 : 11-62.
Barceló, G. J. ; Bres, J. (2006), Les temps de l’indicatif, Paris : Ophrys.
Benveniste, E. (1959 / 1966). Les relations de temps dans le verbe français,
in : Problèmes de linguistique générale, Paris : Gallimard, 237-257.
Berthonneau, A.-M. ; Kleiber, G. (2003). Un imparfait de plus… et le train
déraillait , Cahiers Chronos 11 : 1-24.
Bres, J. (1998). L’imparfait narratif est un imparfait comme les autres, in : D.
Leeman ; A. Boone, (eds.), Du percevoir au dire, Mélanges offerts à A.
Joly, Paris : L'Harmattan, 261-276.
Bres, J. (2007). Et plus si affinités… Des liaisons entre les instructions du
plus-que-parfait et les relations d’ordre temporel, Cahiers Chronos 18 :
139-157.
Bres, J. (2008). De la production de l’effet de sens grammatical
d’imminence-ultériorité : pourquoi peut-on dire le train allait partir,
mais non le train *alla partir ?, Congrès Mondial de linguistique
française, Paris, 9-12 juillet 2008.
Bres, J. (2009a). Alors comme ça, le conditionnel serait une forme
dialogique… , in ; L. Perrin, (éd.), La question polyphonique ou
dialogique en sciences du langage, Université de Metz, à paraître.
Bres, J. (2009b). Le conditionnel n’existerait pas, il faudrait l’inventer, in :
M. L. Donaire,. (éd.), Les domaines linguistiques, De Boeck-Duculot, à
paraître.
Bres, J. ; Barceló G. J. (2007). La grammaticalisation de la forme itive
comme prospectif dans les langues romanes, in : M. J. Fernandez-Vest,
(éd.), Combat pour les langues du monde Fighting for the world's
languages, Hommage à Claude Hagège, Paris, Ed. L’Harmattan,
Collection Grammaire & Cognition, N° 4 et 5, 91-103.
Bres, J. ; Lauze, A. (2007). La relation d’inclusion et les temps verbaux du
passé : point de vue ou aspect ?, in : J. Bres ; M. Arabyan ; Th.
Ponchon ; L. Rosier ; R. Tremblay ; P. Vachon-l’Heureux, (éds),
64 Jacques Bres

Psychomécanique du langage et linguistiques cognitives, Actes du XIè


colloque international de l’AIPL, 8-10 juin 2006, Limoges : Lambert
Lucas, 261-270.
Carruthers, J. (2005). Oral Narration in Modern French : A Linguistic
Analysis of Temporal Patterns, London : Legenda.
Gosselin, L. (1996). Sémantique de la temporalité en français, Louvain-la
Neuve : Duculot.
Gougenheim, G. (1929/1971). Etude sur les périphrases verbales de la
langue française, Paris : Champion.
Guillaume, G. (1929/1970). Temps et verbe, Paris : Champion.
Labeau, E. (2007). Et un, ou deux, ou trois ? Les temps-champions du
compte rendu sportif depuis 1950. E. Labeau ; C. Vetters ; P. Caudal,
(éds), Sémantique et Diachronie du système verbal français. Amsterdam
/ New York : Rodopi, 203-233.
Labeau, E. (2009). Le PS, cher disparu de la rubrique nécrologique ?, Journal
of French Language Studies, 19/1.
Labov, W. (1978). La transformation du vécu à travers la syntaxe narrative,
in : Le parler ordinaire I, Paris : Minuit, 289-355.
Lascarides, A. ; Asher, N. (1993), Temporal Interpretation, Discourse
Relations and Commonsense Entailment, Linguistics and Philosophy
16 : 437-493.
Majumdar, M.; Morris, A. M. (1980). The French pluperfect tense as a
punctual past, Archivum Linguisticum 11.1 : 1-12.
Nilsson-Ehle H. (1943). Le conditionnel « futur du passé » et la périphrase
devait + infinitif , Studia neophilologica 16 : 50-88.
Vuillaume, M. (2001). L’expression du futur dans le passé en français et en
allemand, in : P. Dendale ; L. Tasmowski, Le conditionnel en français,
Metz : Recherches linguistiques 25, 105-123.
Wilmet, M. (1997). Grammaire critique du français, Paris : Hachette,
Louvain-la Neuve : Duculot.
La métaphore espace / temps à l’épreuve :
l’évolution de venir de

Walter DE MULDER
Université d’Anvers

0. Introduction

La grammaticalisation de aller a été étudiée plus souvent et aussi de façon


plus “approfondie” que celle de venir de. Selon Vetters (1989), cette
différence dans le traitement des deux expressions est due au fait que aller +
infinitif est plus fréquent que venir de + infinitif. Une deuxième raison, non
sans rapport avec la première, pourrait être que la périphrase venir de +
infinitif est moins grammaticalisée que aller + infinitif. Dans cette brève
contribution, nous décrirons la grammaticalisation de venir de + infinitif en
nous inspirant des analyses antérieures de la périphrase, et nous tenterons
d’identifier le mécanisme qui explique son évolution sémantique. Si les
spécialistes de la grammaticalisation ont d’abord eu recours à la métaphore
pour décrire les changements sémantiques qui accompagnent ce processus,
nous plaiderons, avec Detges (1999) et Waltereit (2004), pour une analyse
qui se sert à la fois de la métonymie et d’inférences pragmatiques. Nous
montrerons en outre que la formation de la séquence venir de + infinitif
confirme l’hypothèse de Traugott (1989, 1995) selon laquelle les processus
de grammaticalisation peuvent tous être analysés en termes
d’(inter)subjectivisation. Notre analyse nous permettra enfin d’avancer deux
hypothèses plus générales sur le sens des morphèmes temporels
grammaticaux, à savoir (i) qu’il faut y inclure non seulement des valeurs de
temps, d’aspect et de mode, mais aussi des valeurs de nature plutôt
« perspectiviste », et (ii) qu’il faut l’associer dans certains cas à une
construction entière. Nous commencerons notre étude par un rappel des
descriptions existantes de l’évolution de venir (de + infinitif).

1. Les « faits »

Depuis Gougenheim (1929), on considère que l’usage de venir de + infinitif


comme périphrase du « passé récent » s’est développé à partir d’emplois
comme le suivant :
(1) Chevalier sui d’estranges terres ;
De tournoiier vieng pour conquerre.
(Rec. fabl., t. II, p. 51 ; XXXIV, v. 146, Gougenheim 1929 : 122)

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 65 83.


66 Walter De Mulder

La construction y signale « qu’on est de retour, après avoir accompli telle ou


telle action » (Gougenheim 1929 : 122). La première occurrence où la
périphrase a une valeur purement temporelle se trouve selon Gougenheim
(1929 : 123) dans Piramus et Thisbé, un poème du XIIème siècle :
(2) Piramus vient de deporter
De ses dolours se conforter,
Vait en sa chambe, couche soi.
(Piramus, v. 333 etc., Gougenheim 1929 : 123)

D’autres chercheurs, comme Flydal (1943 : 100), ne sont pas convaincus par
la façon dont Gougenheim interprète cet exemple. Gougenheim cite d’ailleurs
lui-même des exemples du XVIème siècle, empruntés au théâtre de Larivey,
dans lesquels venir de exprime toujours un sens spatial, alors que le sens
temporel était déjà assez fréquent dans les œuvres de cet auteur: 1
(3) Il y a trois jours, me venant de recreer avec elle, je fus rencontré par mon
père. (Larivey, Les Jaloux, I, I, VI, 10, Gougenheim 1929 : 123)
(4) Fierabras : D’où viens tu, Perrine ?
Perrine : Je vien de rendre le levain que la servante de leans m’avoit presté.
(Larivey, Les jaloux, III, 6 ; Anc. th. fr., VI, p. 56, cité par Gougenheim
1929 : 123 et Flydal 1943 : 100).

Il faut donc bien conclure avec Wilmet (1970 : 111) que venir ne s’était pas
encore transformé en semi-auxiliaire en moyen français (à l’opposé de ce
qu’écrit Brunot, 1966 : 1, 470), quoique le sens du verbe fût déjà affaibli à
cette époque-là. Même devant l’infinitif, le verbe conservait le plus souvent
sa valeur originelle de verbe de mouvement. Wilmet (1970 : 111) cite
pourtant aussi des exemples qui « permettent de saisir sur le vif le
phénomène de glissement de venir à une valeur proche de l’auxiliaire » :
(5) D’où viens tu, mon gent valleton ?
Je croy que tu viens de repaistre.
(Cohen, Farces, XLIX, 31 32, cité par Wilmet 1970 : 111)
(6) D’où venez vous ?
De veoir la dance,
L’estat et le train de la court.
Qu’avez veu ?
(Cohen, Farces, I, 72 74, cité par Wilmet 1970 : 111)

En effet, toujours selon Wilmet (1970 : 112), « la reprise de venir en position


d’auxiliaire » en (5) et son ellipse en (6) « attestent à suffisance la parenté du
verbe de mouvement et de l’outil temporel ».

1
Voir Flydal (1943 : 100) pour d’autres exemples.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 67

Werner (1980 : 276) confirme la conclusion de Wilmet : dans son corpus du


moyen français, elle n’a trouvé qu’une seule occurrence de venir de +
infinitif qu’on puisse vraiment considérer comme périphrastique. La situation
change à partir du début du XVIème siècle : si on trouve encore, à cette
époque, des emplois comme (3) et (4) (voir également Havu 2005 : 283), le
sens périphrastique est déjà « très net et très fréquent » (Gougenheim 1929 :
124), comme le confirment d’autres passages de Larivey :
(7) Quand je vous ay rencontré, cinq heures venoient de sonner. (Larivey, Laq.,
I, 2, V, 15, Gougenheim 1929 : 125).

Enfin, à partir de la fin du XVIème (selon Havu 2005 : 283) ou du début du


XVIIème siècle (selon Flydal 1943 : 100), l’expression venir de + infinitif ne
s’emploie plus dans le sens spatial illustré par (1), (3) ou (4). Flydal (1943 :
100) précise toutefois que cela « n’empêche pas qu’à l’éloignement temporel
qu’exprime la périphrase, peut correspondre un éloignement spatial, comme
c’est souvent le cas ».
Ce rapide survol de la littérature nous permet de conclure que la
périphrase venir de + infinitif, avec son sens temporel, s’est répandue au plus
tôt au XVIème siècle, donc plus tard que la périphrase aller + infinitif, qui se
serait généralisée au XIVème siècle (Gougenheim 1929 : 95). La création de
la valeur temporelle est expliquée soit par un transfert métaphorique du sens
spatial originel vers le domaine du temps, soit par des glissements
métonymiques (ou par inférence invitée). Nous présenterons ces deux
analyses ci-dessous et nous montrerons pourquoi il faut préférer, à notre avis,
une explication par inférence invitée.

2. Métaphore ?

L’évolution sémantique de venir de peut-elle être analysée comme un


transfert métaphorique ? Au prime abord, l’emploi de verbes de mouvement
comme venir pour exprimer une relation temporelle s’explique par la
métaphore conventionnelle, largement répandue, qui nous permet de parler
du temps en empruntant des termes et des notions au domaine spatial. Lakoff
et Johnson (1986 : 50-51) citent les exemples suivants pour illustrer cette
métaphore, qu’ils désignent par l’appellation LE TEMPS C’EST L’ESPACE :
(8) Les semaines qui viennent (au devant de nous) (futur).
Tout cela est maintenant derrière nous (passé).
Les semaines suivantes (futur).
Les semaines précédentes (passé).
68 Walter De Mulder

Selon les mêmes auteurs la métaphore espace – temps se présente dans


plusieurs langues sous deux formes différentes :2

1) la métaphore du temps mobile :


(9) le temps est un objet en mouvement
Le temps viendra où … Beaucoup de temps a passé depuis que … Le temps
d’agir est arrivé.
(Lakoff et Johnson 1986 : 50 51)

Selon cette version de la métaphore, le locuteur est stationnaire et le temps


vient vers lui ; par conséquent, le futur est en face du locuteur et le passé est
derrière lui.

2) la métaphore de l’ego mobile :3


(10) LE TEMPS EST STATIONNAIRE ET NOUS NOUS DEPLAÇONS A TRAVERS LUI
Comme nous avançons à travers les années … A mesure que nous pénétrons
dans les années 80 … Nous nous approchons de la fin de l’année.
(Lakoff et Johnson 1986 : 50 51)

Cette version est d’une certaine façon l’inverse de la précédente : le temps est
stationnaire et le locuteur se déplace, du passé vers l’avenir ; c’est cette
version de la métaphore qui est sous-jacente à l’emploi de venir de + infinitif
(voir également Bourdin 1999 : 220, 2005 : 271).
Heine, Claudi et Hünnemeyer (1991 : 70-71) ont formulé une objection
importante à l’idée que les évolutions sémantiques qui accompagnent les
processus de grammaticalisation seraient des transferts métaphoriques. Il
découle en effet de la plupart des définitions de la métaphore, comme celle
proposée par Lakoff et Johnson (1980),4 qu’un transfert métaphorique
implique un « saut » conceptuel, qui consisterait à projeter la structure
conceptuelle d’un domaine sur un autre. Or il ressort des commentaires de
Wilmet (1970 : 112) sur les exemples (5) et (6) et de la critique de Flydal
(1943 : 100) à l’égard de l’interprétation de l’exemple (2) par Gougenheim
que l’interprétation spatiale et l’interprétation temporelle de ces exemples ne
s’excluent pas mutuellement. Les changements sémantiques sous-jacents à la

2
Pour plus de précisions, voir également, entre autres, Nuñez (1999 : 47).
3
Cette métaphore a déjà été décrite par Benveniste (1958).
4
Rappelons que selon Lakoff et Johnson (1986), la métaphore est un processus
cognitif par lequel on attribue à un domaine (en l’occurrence le temps) la
structure conceptuelle d’un autre domaine (en l’occurrence l’espace), de sorte
qu’on peut se représenter le premier domaine, qui en général est plus abstrait, en
termes de l’autre, qui est le plus souvent plus concret et serait donc plus facile à
comprendre.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 69

grammaticalisation n’impliquent donc pas de « saut » d’un domaine à un


autre, mais plutôt une évolution graduelle lors de laquelle l’interprétation
originelle A est accompagnée dans certains contextes d’une interprétation
nouvelle B, qui devient par la suite plus importante que l’interprétation
originelle et est enfin associée à l’expression, sans que l’interprétation
originelle soit encore présente. Cette évolution peut être représentée par le
schéma A A,B B proposé par Heine, Claudi et Hünnemeyer (1991 : 74),
qui correspond à leur avis à un glissement métonymique plutôt qu’à un
transfert métaphorique.

3. Inférence invitée

L’évolution sémantique de venir (de) implique-t-elle donc un glissement


métonymique ? Pour développer cette idée, on peut partir d’une analyse de la
notion de mouvement qu’exprime ce verbe : celle-ci comporte à la fois une
composante spatiale et une composante temporelle, un mouvement étant un
changement de place accompagné d’une progression dans le temps. Bien
entendu, dans les emplois de venir (de) comme verbe de mouvement, la
notion de changement de place occupe le premier plan, la composante
temporelle étant uniquement présente à l’arrière-plan. Le changement
sémantique que subit venir (de) consiste alors à inverser la relation entre les
deux plans : la composante spatiale est repoussée à l’arrière-plan et la
composante temporelle occupe le premier plan. De toute évidence, cette
évolution sémantique est de nature métonymique, puisqu’elle s’effectue au
sein du seul concept désigné par venir (de) et n’implique donc pas deux
domaines de connaissances différents, comme le fait la métaphore.5
Il n’est pourtant pas suffisant de constater que le concept associé à venir
(de) comme verbe de mouvement relie l’idée d’un déplacement dans l’espace
à celle d’un passage de temps (Große 1996, Detges 1999 : 44) si l’on veut
expliquer le changement sémantique que subit ce verbe : il faut aussi
identifier les contextes qui « déclenchent » le passage de l’interprétation
spatiale à l’interprétation temporelle. Wilmet (1970 : 111) renvoie à ce
propos aux passages cités sous (5) et (6), que nous reprenons ci-dessous :

5
Précisons que la métonymie n’est pas basée sur une relation de contiguïté entre
deux référents, comme le soutient la définition traditionnelle, mais sur la
contiguïté entre certaines composantes des concepts associés aux mots, qu’il
faut se représenter comme des ensembles de connaissances (des frames ou
« cadres »). Pour plus de détails sur la notion de métonymie telle qu’elle est
employée ici, voir entre autres Blank (1997), Koch (1999), Detges (1999) et
Waltereit (2004).
70 Walter De Mulder

(11) D’où viens tu, mon gent valleton ?


Je croy que tu viens de repaistre.
(Cohen, Farces, XLIX, 31 32, cité par Wilmet 1970 : 111)
(12) D’où venez vous ?
De veoir la dance,
L’estat et le train de la court.
Qu’avez veu ?
(Cohen, Farces, I, 72 74, cité par Wilmet 1970 : 111)

Dans ces exemples, le locuteur répond à la question d’où ? sans mentionner


le point initial du mouvement spatial: il se contente de mentionner l’action
accomplie à cet endroit. Si cette réponse paraît acceptable, c’est évidemment
parce que toute action se déroule nécessairement quelque part et que la
mention de l’action évoque donc, à l’arrière-plan, celle de l’endroit où elle a
été effectuée. Mais cela n’est pas suffisant : il faut aussi expliquer pourquoi la
mention de l’endroit ne semble pas être nécessaire. Notons à ce propos qu’en
fournissant des renseignements sur l’action effectuée, le locuteur donne plus
d’informations que s’il s’était contenté de ne mentionner que l’origine du
mouvement, et qu’il réagit probablement aux intentions sous-jacentes à la
question posée. Le locuteur a donc des raisons de croire qu’en renvoyant à
l’action effectuée, sa réponse est plus pertinente que s’il avait seulement
précisé le point de départ du mouvement.6
Dans plusieurs cas, le contexte comporte des éléments qui affaiblissent
l’idée de déplacement et qui font monter au premier plan celle d’une action
récemment accomplie. C’est ce qui ressort de l’analyse des exemples
suivants proposée par Wilmet (1970 : 112) :7
(13) Dictes vous qu’il s’en va payer ?
Ouy, je le viens d’espier …
(Cohen, Farces, XXXV, 398 399, cité par Wilmet 1970 : 112)
(14) Allons a dieu, qui nous convoye !
Je viens de faire nostre sac
Et ay mis dedans ce bissac
La provision necessaire
(Droz & Lewicka, Farces, VII, 151 154, cité par Wilmet 1970 : 112)

6
Bybee, Perkins et Pagliuca (1994: 286) notent que le locuteur peut « impliquer »
plus que ce qu’il dit, et que l’interlocuteur doit alors retrouver l’information
impliquée par inférence. Il existe plusieurs façons d’expliquer cette inférence
pragmatique : par la théorie de Horn (1985), par la théorie des implicatures
généralisées de Levinson (2000) ou par la théorie de la pertinence de Sperber et
Wilson (1995). Nous ne nous occuperons pas ici de choisir entre ces différentes
théories.
7
Comme le dit Wilmet (1970 : 112), « l’équilibre est renversé » ; selon Detges
(1999), cette inversion premier plan / arrière plan est typique de la métonymie.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 71

(15) A ! ha ! paillarde de cest eau punaise,


Que tu viens tout droit de pisser,
Me voulés vous empoisonner …
(Cohen, Farces, XLV, 59 61, cité par Wilmet 1970 : 112)

Même s’il est toujours possible d’interpréter venir comme l’expression d’un
déplacement, Wilmet (1970 : 112) note qu’en (13) « le témoignage vaut
seulement par la proximité du constat », qu’en (14) « viens de faire et ay mis
sonnent comme deux variantes », et qu’en (15) « tout droit renforce la valeur
temporelle de la périphrase ».
Parmi les éléments contextuels qui ont contribué à créer le sens passé de
venir, il faut évidemment mentionner la préposition de, qui marque l’origine.8
En effet, venir seul n’implique pas le passé ;9 Wilmet (1970 : 112-113) cite
des exemples d’énoncés comportant venir qui mettent au premier plan la
destination du mouvement plutôt que son origine :
(16) Je suis marchande de Paris
Et tu viens dire injure ?
(Cohen, Farces, XV, 70 71, cité par Wilmet 1970 : 113)
(17) Et ce qui grant douleur me cause,
C’est quant je luy viens demander,
Il chante.
(Cohen, Farces, XXXVII, 273 274, cité par Wilmet 1970 : 113)

Dans le dernier exemple, la périphrase n’a pas de valeur purement


temporelle, mais sert plutôt à exprimer une valeur modale « extraordinaire »,
que Damourette et Pichon (1911-1940, V, 1667, p. 123) décrivent en disant
qu’il s’agit de présenter un phénomène « comme ayant un caractère
dérangeant par rapport à l’ordre attendu des choses ».10 De plus, lorsqu’il est
suivi de à, venir a une valeur prospective :

8
Voir également Große (1996 : 9) et Bourdin (2005 : 271).
9
Wilmet (1970: 108) note toutefois que le sens du verbe venir s’affaiblissait aussi
en moyen français lorsqu’il n’était pas suivi de de+infinitif et qu’il pouvait
exprimer un « présent dilaté » (c’est à dire un présent qui est équivalent à un
temps du passé):
ex. Tu soye tresbien venu vrayement
Et trestoute la compaignie
Et me compte, je vous en prie,
Des nouvelles s’en scavez tous,
Et me dicte, sans tromperie,
De quel lieu vous venez tous ?
(Droz, Sotties, V, 111 116, cité par Wilmet 1970 : 108)
10
Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 : 62) attribuent une valeur tout à fait
comparable (« hot news ») à certains emplois du present perfect en anglais.
72 Walter De Mulder

(18) Messire Jehan :


Laissons trestout cela en paix :
Et venons à parler des piedz
Qui es faulx dieux vous ont portez :
Car nul n’en fault laisser derriere.
(Testament Pathelin 198, cité par Werner 1980 : 287)

Il est donc clair que la préposition de, qui indique l’origine, contribue à la
création de la valeur passée de la périphrase venir de +infinitif. En effet, si
« on est de retour, après avoir accompli telle ou telle action » (pour reprendre
la formule de Gougenheim 1929 : 122), cela implique évidemment que cette
action s’est accomplie avant la venue. Cette inférence, qui naît d’abord dans
des contextes qui mettent au premier plan l’élément temporel et l’action, peut
ensuite se généraliser et devenir le sens conventionnel de la séquence. Mais il
s’ensuit que ce n’est pas le verbe venir seul qui exprime le « passé récent »,
mais le groupe venir de + infinitif dans sa totalité (voir également Große
1996 : 9). Rappelons à ce propos que venir de + infinitif n’évoque plus en
français moderne le sens spatial qu’il pouvait exprimer en ancien français (cf.
l’exemple (1)). Cette observation a des conséquences intéressantes. En effet,
si c’est la séquence venir de + infinitif qui exprime le passé et pas le verbe
venir, ce dernier n’est pas ambigu ou polysémique, si l’on entend par là que
son sens comporte aussi bien l’idée d’un mouvement vers le lieu
11
d’énonciation que le « passé récent ».
Résumons : le changement sémantique qu’a subi la séquence venir de +
infinitif 12 est rendu possible parce qu’il existe des rapports métonymiques
entre l’idée de mouvement et celle d’un passage de temps, ou entre l’idée
d’une action et l’endroit où celle-ci se déroule, mais il a seulement lieu dans
des contextes qui « invitent » ou incitent les locuteurs à passer de la valeur
spatiale à la valeur temporelle. Il faut donc distinguer deux niveaux dans
l’évolution sémantique, ainsi que l’a proposé Detges (1999) dans son analyse

11
Du coup, le sens passé ne peut pas être employé non plus pour justifier
l’attribution au verbe venir d’un sens abstrait comme « une orientation du sujet
vers le centre déictique » (Bouchard 1993 : 61) et « la tension de X vers le
centre déictique, sans prise en compte d’un point d’aboutissement du
processus » (Honeste 2005 : 298).
12
Notre analyse pourrait ressembler à celle de Stolz (1994 : 20), citée par
Große (1996 : 7) : cet auteur propose pour venir de + infinitif un processus de
grammaticalisation, qui rappelle celui que Detges (1999) propose pour aller +
infinitif:
(i) venir de + Lokalnomen kommen von, aus einem Ort ;
(ii) venir de + Verbalnomen kommen von, aus einem Ort, an dem die im
Verbalnomen kodierte Handlung vorgenommen wurde ;
(iii) venir de + INFINITIV gerade getan haben, was der Infinitiv kodiert.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 73

de aller + infinitif : un niveau conceptuel, comportant des ensembles de


connaissances (ou « cadres »), qui sont associés aux expressions linguistiques
et rendent possibles certains glissements métonymiques, et un niveau
pragmatique, qui explique pourquoi les évolutions possibles s’actualisent
dans certains contextes.
De plus, parallèlement à ce que Detges (1999) propose pour aller +
infinitif, on peut avancer l’hypothèse que d’autres considérations
pragmatiques permettent de comprendre pourquoi les locuteurs créent de
nouvelles expressions pour parler du passé, alors que la langue dispose déjà
d’expressions à ce propos : le recours à la séquence venir de + infinitif
permet de signaler que la situation présente se situe dans la prolongation
directe de la situation passée qui en est l’origine. Damourette et Pichon
(1911-1940, § 1766, p. 274-275, cités par Wilmet 1970: 112) s’opposent pour
cette raison même à la dénomination « passé récent » employée par
Gougenheim (1929: 122) : « cette dénomination nous paraît avoir le tort de
laisser croire que la différence entre l’antérieur et le fontal est une différence
chronologique. Or, selon nous, il n’en est pas ainsi : ce qui distingue l’un de
l’autre ces deux types de précédentiel, c’est la façon d’envisager le passé, que
par le second l’on exprime comme la source vivante du présent, tandis qu’on
l’apporte par le premier comme une donnée dont on peut faire usage ».13
Bref, il ne s’agit pas seulement pour les locuteurs de situer un procès dans le
temps, ils se servent de la paraphrase pour exprimer leur attitude par rapport à
la situation dénotée. On assiste ainsi à un processus de « subjectification »,
tel que l’ont défini Traugott et Dasher (2002) :
Subjectification is the semasiological process whereby speakers / writers
come over time to develop meanings for lexemes that encode or externalize
their perspectives and attitudes as constrained by the communicative world of
the speech event, rather than by the so called « real world » characteristics of
the event or situation referred to. (Traugott et Dasher 2002 : 30)

Les premiers emplois de venir de + infinitif ne sont donc pas purement


temporels, ils ne localisent pas la situation exprimée directement dans le
passé, mais impliquent une perspective particulière sur ce passé, qu’il faut
inclure dans le sens de la séquence venir de + infinitif. Partant, il faut se
demander s’il ne faut pas inclure dans le sens des temps verbaux des
indications autres que temporelles, aspectuelles ou modales : un

13
Précisons encore qu’il s’agit dans ce passage de la valeur originale de la
périphrase ; il est bien possible qu’en français actuel, cette valeur soit déjà
affaiblie dans beaucoup de contextes et que la périphrase s’y emploie avec une
valeur temporelle pure, pour exprimer un « passé récent ».
74 Walter De Mulder

élément « perspectiviste » pour venir de + infinitif, ou des éléments plutôt


épistémiques, comme Detges (1999) le propose pour aller + infinitif.14

4. Concurrence

Tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Ainsi, Große (1996 : 10-
11) se demande pourquoi venir de + infinitif a subi le processus de
grammaticalisation décrit ci-dessus, alors qu’il existait d’autres formes
verbales, tels partir / sortir de + infinitif, qui exprimaient une valeur
comparable à venir de+ infinitif, mais qui n’ont finalement pas été
transformées en marqueurs temporels. Gougenheim (1929 : 128) cite entre
autres l’exemple suivant de l’emploi de partir de pour exprimer le « passé
récent », tout en notant que cet emploi de partir de est probablement limité
au Nord-Ouest de la France :
(19) Ce fut donné en nostre consistoire,
Près du Temple où nostre estat tenons,
Après grâces, ainsi qu’on part de boire …
(Baude, Henri, Bulles du Cardinal de Guerrande, éd. J. Quicherat, 1856 :
86)

Quant à sortir de, Bourdin cite l’exemple suivant :


(20) Tu vas en prendre un verre avec moi, dit elle.
Non, merci, je sors d’avaler le mien.
(Zola, Germinal, Le Petit Robert 1982 : 1838, Bourdin 1999 : 216)

Gougenheim signale cette fois-ci qu’il s’agit en fait d’un tour populaire que
certains auteurs reprennent entre autres pour reproduire la langue vulgaire de
leurs personnages. Große (1996 : 10-11) cite également ne faire que de +
infinitif, achever de + infinitif ou n’avoir / être pas plus tôt / plutôt +
participe passé + que :
(21) Le soleil ne faisait que de paraître à l’horizon, lorsque le frère d’Amélie
ouvrit les yeux dans la demeure d’un Sauvage. (Chateaubriand, Natchez, II,
Grevisse, p. 750, Bourdin 1999 : 205)
(22) D’autres disoient qu’il arriva comme il achevoit de rendre l’âme.
(Coeffetau, Histoire romaine, 1646, Havu 2006)

14
Selon Gro e (1996), la périphrase venir de + infinitif tend aussi à accentuer la
réalité du fait passé. Il s’agit là, à notre avis, d’une conséquence de la
perspective décrite ci dessus, mais cela doit être confirmé par des recherches
ultérieures. Il faudra d’ailleurs se demander quelle est la relation entre les
différents éléments qui constituent le sens des morphèmes temporels. Langacker
(2009), par exemple, propose que le sens de base des morphèmes temporels est
épistémique.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 75

Vu qu’il existe tant de constructions « concurrentes » qui expriment plus ou


moins le même sens, on peut se demander pourquoi seul venir de + infinitif a
acquis une valeur grammaticale.15 Il n’est pas facile de répondre à cette
question, puisque les facteurs auxquels on fait appel le plus souvent pour
expliquer pourquoi certains termes s’engagent plus rapidement que d’autres
dans des processus de grammaticalisation, ne permettent pas de distinguer
venir de sortir ou partir : il n’est pas évident que venir ait vraiment un sens
plus général que sortir et partir ; de plus, les trois verbes mentionnés
semblent tous faire partie du « lexique de base » (voir Heine, Claudi et
Hünnemeyer 1991 : 35). La seule différence qu’il pourrait y avoir entre ces
verbes concerne leur fréquence : on peut en effet s’attendre à ce que venir
soit plus fréquent que partir et sortir. Les indications de Gougenheim, selon
lesquelles partir de serait régional et sortir de populaire confirment cette
idée. Or Bybee (2006) a montré que les items grammaticaux les plus
fréquents sont aussi ceux qui sont les plus enclins à être grammaticalisés.
Nous retiendrons donc provisoirement cette hypothèse, mais nous ajoutons
volontiers qu’elle doit encore être étayée par des données statistiques
solides.16

5. aller + infinitif et venir de + infinitif

Il est hors de doute que venir de est au moins partiellement grammaticalisé ;


il est, par exemple, partiellement décatégorisé, comme il ressort du fait qu’il
perd sa grille argumentale (Havu 2005). Bourdin (2005 : 263) note ainsi que
venir de+ infinitif peut prendre un sujet impersonnel :17
(23) * Il est venu neiger abondamment.
(24) Il vient de neiger abondamment.

15
Große (1996 : 10 11) propose l’hypothèse suivante : l’existence de la paire aller
/ venir et le fait qu’aller était déjà engagé dans un processus de
grammaticalisation sont des éléments qui favorisent la grammaticalisation de
venir de. Ce raisonnement ne nous semble pourtant pas tout à fait convaincant ;
pourquoi, par exemple, aller et sortir ne pourraient ils pas former un couple
comparable à aller et venir de ? En outre, alors que venir est un verbe déictique,
cela n’est pas le cas de aller.
16
Bourdin (2005) fait appel à la nature déictique du sens de venir pour expliquer
la préférence pour ce verbe ; Havu (2005 : 285) note toutefois que cette valeur
déictique de venir ne permet pas d’expliquer la valeur passée de la périphrase
dont le verbe fait partie.
17
Le verbe venir admet lui aussi un sujet impersonnel, mais il s’agit alors en
réalité d’une construction impersonnelle dérivée. Voir, entre autres, Jones
(1996 : 124).
76 Walter De Mulder

Venir de + infinitif n’est pourtant pas aussi grammaticalisé que aller +


infinitif. Nous nous contenterons de citer deux arguments à l’appui de cette
hypothèse.
Premièrement, le paradigme de venir de + infinitif est plus variable que
celui de aller + infinitif :18 Flydal (1943 : 101-102) note ainsi qu’à l’opposé
de aller + infinitif, qui ne s’emploie plus qu’à l’indicatif présent et l’imparfait
lorsqu’il est employé comme semi-auxiliaire de temps (Leeman-Bouix 1994 :
119), venir de + infinitif s’emploie également au conditionnel, au présent du
subjonctif et au participe présent ; 19 Vetters (1989 : 371) cite même des
emplois au futur simple.20
Deuxièmement, venir de impose encore plus que aller des restrictions
sur les verbes ou les prédicats qui peuvent servir de complément (Vetters
1989 : 372-374 ; Havu 2005 : 287-288 ; Mitko 2000 : 94-95). Ainsi, en
s’appuyant sur les exemples sous (25), Havu (2005 : 282) montre que venir
de se combine plus facilement avec des prédicats momentanés qu’avec des
prédicats atéliques d’état ou d’activité:21
(25) Marie vient d’écrire une lettre
Marie vient d’arriver à l’instant
Les enfants viennent de sursauter
? Il faut que j’y cours, le bébé vient de pleurer
?? Le musée vient de se trouver sur la rive droite
(Havu 2005 : 282, 287)

18
Pour les critères permettant de déterminer le degré de grammaticalisation d’un
élément linguistique, voir Lehmann 1995, chapitre 4).
19
Que venir de + infinitif puisse s’employer dans tous ces temps s’explique peut
être à partir de l’observation de Flydal (1943 : 102) que les formes de venir ont
mieux conservé leurs valeurs temporelles que celles d’aller.
20
Le passé simple est exclu, parce que la périphrase « exprime un présent
considéré comme un état survenu à la suite d’un événement récent » (Flydal
1943 : 103). C’est pourquoi elle est compatible avec des expressions exprimant
la simultanéité avec un événement présent :
Roland avec l’arrière garde vient de pénétrer dans les défilés des
Pyrénées, quand il se sent entouré par l’ennemi. (Des Granges, Hist. ill. de
la litt.fr., p. 47, Flydal 1943 : 103)
21
Voir également Bourdin (2005: 266), Mitko (2000 : 95) et Vetters (1989).
Bourdin (2005 : 267) note que venir de + infinitif se comporte ainsi comme
d’autres marqueurs qui expriment une contraction de l’intervalle associé à
l’état :
?* Marie est sur le point de ressembler à sa sœur.
* Cette voiture a coûté à l’instant 10.000 euros.
(Bourdin 2005 : 267)
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 77

Les activités ne sont pas totalement exclues pour autant, comme le montre
(26) :
(26) Je viens de pousser le landau. (Havu 2005 : 287)

Or, de toute évidence, le prédicat subit alors une réinterprétation


contextuelle : l’énoncé est réinterprété de sorte que pousser le landau ne
désigne plus une action durative, mais une action momentanée, à savoir
‘donner une seule poussée rapide au landau’ (Havu 2005 : 287). Quant aux
prédicats d’état, venir de est compatible avec des états non permanents :
(27) Paul vient d’être malade.

Les prédicats dénotant ces états peuvent être combinés avec souvent, à
l’opposé de ceux qui dénotent des états permanents. Or même ces prédicats
peuvent être combinés avec venir de :
(28) C’était l’heure où une jeune indienne qui vient d’être mère se réveille en
sursaut au milieu de la nuit (Kahn 1954 : 111, cité par Vetters 1989 : 372)

Dans ce cas, le prédicat est réinterprété de façon ingressive (Mitko 2000 :


95 ; Havu 2005 : 288) et désigne une transition (Vetters 1989 : 373), ce qui
est confirmé par le fait que être mère en (28) peut être remplacé par
accoucher.
Cette incompatibilité avec les états permanents et les réinterprétations
contextuelles observées s’expliquent si on accepte que venir de implique une
valeur accomplie et qu’il désigne l’état qui résulte de l’action ou de
l’événement exprimés par l’infinitif : pour qu’il y ait résultat, il faut que cette
action ou cet événement soient terminés.

6. De la valeur résultative à la valeur temporelle

Il ressort de ce qui précède que venir de + infinitif a une valeur accomplie,


signalant « que l’action dénotée par l’infinitif s’est produite dans un passé
proche et l’état résultant de cette action accomplie se prolonge jusqu’au
moment de parole » (Havu 2005 : 286).22 C’est dire, comme le fait aussi
Vetters (1989 : 375), que la périphrase venir de + infinitif a une valeur

22
On notera d’ailleurs que venir de + infinitif peut être employé dans des
contextes qui suggèrent que l’état de choses est perçu, ce qui ne serait pas
possible si venir de + infinitif renvoyait à un état qui ne serait pas simultané
avec le moment actuel de vision :
Regarde! Le voilà qui vient serrer la main à son ennemi de toujours.
Regarde ! Le voilà qui vient de serrer la main à son ennemi de toujours.
(Bourdin 2005 : 268)
78 Walter De Mulder

accomplie comparable à celle du passé composé, la seule différence entre les


deux temps étant que venir de + infinitif implique une idée de récence.23
Celle-ci provient à l’origine du sens du verbe venir, qui signale que le point
final de la trajectoire est identifié au lieu d’énonciation (Bourdin 2005 : 269,
272), mais elle est intégrée ensuite au sens de la périphrase venir de +
infinitif. Comme le montre de façon convaincante Vetters (1989 : 381) à
l’aide d’exemples comme ceux cités sous (29), (30) et (31), la récence est
relative au contexte :
(29) a. *Je viens de manger il y a une semaine.
b. Je viens de mourir il y a un mois.
(Vetters 1989 : 382)
(30) a. *Je viens de manger il y a une semaine
b. Je viens de manger avec le premier ministre il y a une semaine.
c. Je viens de manger des truffes / du caviar il y a une semaine.
(Vetters 1989 : 382)
(31) (Dialogue entre les soigneurs des serpents au zoo (il y a des serpents qui ne
mangent qu’une ou deux fois par an) :
« Non, il ne faut pas le donner à manger, celui là, il vient de manger il y a
deux semaines ».
(Vetters 1989 : 382)

Le rapprochement avec le passé composé est confirmé par le fait que la


forme venir de + infinitif a en français moderne deux interprétations, tout
comme le passé composé. Vetters (1989 : 376-377) note en effet que
l’énoncé (32),
(32) Il vient d’arriver,

est ambigu : il peut « focaliser soit le résultat qu’il est là maintenant, soit le
fait que l’arrivée se situe à une distance temporelle brève du moment de
l’énonciation » (Vetters 1989 : 377). Cette idée est confirmée par le fait que

23
Vetters (1989 : 375) fait remarquer à ce propos que Vet (1980) et Dominicy
(1983) proposent d’analyser venir de + infinitif dans le système de Reichenbach
par la même formule que le passé composé, à savoir E S,R : E (le temps de
l’événement) précède S (le temps de l’énonciation), qui coïncide avec R (le
temps de référence)). La seule différence serait alors que venir de + infinitif
signale que la distance entre E et S,R doit être brève, ce que le passé composé
ne signale pas. Mitko (2000 : 93 96) note toutefois qu’en outre, venir de +
infinitif présente l’action passée comme perfective, terminée, et exprime que le
locuteur en « sort » ; avoir exprime plutôt un état et peut donc plus facilement
renvoyer à l’état qui résulte de l’action passée.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 79

la périphrase peut être accompagnée par des adverbes qui spécifient tantôt le
temps de l’événement (E), tantôt le temps de référence (R) :24
(33) Un violent incendie vient de détruire, ce matin (E), la grande ferme Couture,
dépendant de la commune X. (L’Œuvre 1/9/32, Flydal 1943 : 105, Vetters
1989 : 376)
(34) Je viens d’apprendre en ce moment (R) (Gougenheim 1929 : 127)

La périphrase se comporte ainsi de façon comparable au passé composé,


comme le montrent les énoncés suivants :
(35) a. Il est arrivé ce matin.
b. Il est arrivé maintenant.25

Havu (2005 : 290) signale qu’en outre, à partir du XIXème siècle, on


trouve des emplois de venir de + infinitif dans lesquels la périphrase se
combine avec des adverbes de temps qui marquent un passé dissocié du
moment d’énonciation :
(36) Nous venons de dîner à neuf heures, à cause de ces parents dont je t’ai parlé
et qui sont venus très tard. (G. Flaubert, Correpondance, 1847 : 300).

Havu (2005 : 290) précise bien qu’il s’agit d’une « évolution qui, peut-être,
commence à percer ». Notons en tout cas qu’elle n’est pas incompatible avec
une phase ultérieure de l’évolution que Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 :
86) expliquent comme une généralisation sémantique : l’emploi fréquent de
venir de + infinitif pour signaler qu’un événement passé est encore pertinent
au moment d’énonciation, peut amener les locuteurs à associer ce temps au
passé et à supprimer l’idée de récence.

24
Flydal (1943 : 105) soutient à ce propos que « ce ne sont que les déterminations
qui se rapportent au temps indiqué par l’auxiliaire qui précèdent la périphrase,
tandis que celles qui indiquent le moment de la réalisation de l’action exprimée
par l’infinitif se mettent ou bien après ou bien entre les deux verbes ». Voir
Vetters (1989) et Havu (2005) pour d’autres commentaires concernant l’emploi
des adverbes avec venir de + infinitif.
25
Voir également Harris (1982 : 62), cité par Mitko (2000 : 93) et la constatation
que la périphrase venir de + infinitif se répand aux XVIème et XVIIème siècles,
c’est à dire au moment où le passé composé s’est généralisé et où le critère de la
pertinence de l’événement passé pour le présent n’est plus nécessaire pour
justifier l’emploi de ce temps verbal.
80 Walter De Mulder

7. Conclusions

Il ressort de ce qui précède que venir de + infinitif est une construction moins
grammaticalisée que aller + infinitif, mais que son évolution sémantique
implique deux niveaux d’analyse, tout comme celle de aller + infinitif (voir
Detges 1999) : d’un côté, elle est rendue possible par les rapports
qu’entretiennent certains concepts au sein des ensembles de connaissances
associés aux termes linguistiques ; de l’autre, elle est « déclenchée » par des
mécanismes de nature plutôt pragmatique.
Notre analyse nous a amené en outre à défendre les idées suivantes :
(i) Il faut bien distinguer entre les sens du verbe lui-même et les sens qu’il
faut attribuer à une construction qui comporte ce verbe. Cela permet
notamment de comprendre que venir n’a pas un sens de mouvement et
un sens de « passé récent » : si le premier doit être attribué au verbe, le
second doit être assigné à la construction venir de + infinitif.
(ii) Il faut au moins se demander s’il ne faut pas inclure dans le sens des
morphèmes temporels, outre les composantes temporelles, aspectuelles
ou modales, une composante « perspectiviste » (et peut-être encore
d’autres) et s’interroger sur la relation entre les différentes composantes.
(iii) La motivation de la création de nouveaux morphèmes temporels n’est
pas purement temporelle.

Références

Barceló, G. J. ; Bres, J. (2006). Les temps de l’indicatif en français, Paris :


Ophrys.
Benveniste, E. (1958). De la subjectivité dans le langage, Journal de
psychologie (juillet-septembre), repris dans Problèmes de linguistique
générale 1, 258-266.
Blank, A. (1997). Prinzipien des lexikalischen Bedeutungswandels am
Beispiel der romanischen Sprachen, Tübingen : Niemeyer.
Bouchard, D. (1993). Primitifs, métaphore et grammaire : les divers emplois
de venir et aller, Langue française 100/1, 49-66.
Bourdin, P. (1999). Venir de et la récence : un marqueur typologiquement
surdéterminé, Cahiers Chronos 4 : 203-231.
Bourdin, P. (2005). Venir en français contemporain. De deux
fonctionnements périphrastiques, in : H. Bat-Zeev Shyldkrot ; N. Le
Querler, (éds), Les périphrases verbales, Amsterdam / Philadelphia,
John Benjamins, 261-278.
Brunot, F. (1966). Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris :
Colin (date originale de publication : 1905-1953).
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 81

Bybee, J.; Perkins, R.; Pagliuca, W. (1994). The Evolution of Grammar.


Tense, Aspect and Modality in the Languages of the World, Chicago :
University of Chicago Press.
Bybee, J. (2006). From usage to grammar: the mind’s response to repetition,
Language 82/4 : 711-733.
Damourette, J. ; Pichon, E. (1911-1940). Des mots à la pensée. Essai de
grammaire de la langue française, Paris, D'Artrey
Detges, U. (1999). Wie entsteht Grammatik? Kognitive und pragmatische
Determinanten der Grammatikalisierung von Tempusmarkern, in : J.
Lang; I. Neumann-Holzschuh, (eds.), Reanalyse und
Grammatikalisierung in den romanischen Sprachen, Tübingen : Max
Niemeyer, 31-52.
Dominicy, M. (1983). Time, tense and restriction, in : L. Tasmowski ; D.
Willems, (eds), Problems in Syntax, Gand : Communication &
Cognition, Plenum, 325-346.
Flydal, L. (1943). Aller et venir de suivis de l’infinitif comme expressions de
rapports temporels, Oslo : I Kommisjon Hos Jacob Dybwad.
Gougenheim, G. (1929). Etude sur les périphrases verbales de la langue
française, Paris : Nizet.
Große, S. (1996). Zur Grammatikalisierung von venir de + Inf. Das passé
récent als Beispiel für den Wandel in der Realisierung temporaler
Relationen im Französischen, in : S. Michaelis; P. Thiele, (eds),
Grammatikalisierung in der Romania, Bochum : Brockmeyer, 1-15.
Harris, M. (1982). The ‘Past Simple’ and the ‘Present Perfect’ in Romance,
in: N. Vincent ; M. Harris, (éds), Studies in the Romance Verb. Essays
offered to Joe Cremona on the Occasion of his 60th Birthday, London /
camberra: Croom Helm, 46-72.
Havu, J. (2005). L’expression du passé récent en français. Observations sur
l’emploi de la périphrase venir de + infinitif, in : H. Bat-Zeev
Shyldkrot ; N. Le Querler, (éds), Les périphrases verbales, Amsterdam /
Philadelphia, John Benjamins, 279-292.
Heine, B. ; Claudi, U. ; Hünnemeyer, F. (1991). Grammaticalization. A
Conceptual Framework, Chicago / Londres : University of Chicago
Press.
Honeste, M.-L. (2005). Venir est-il un verbe périphrastique ? Etude
sémantico-cognitive, in : H. Bat-Zeev Shyldkrot ; N. Le Querler, (éds),
Les périphrases verbales, Amsterdam / Philadelphia, John Benjamins,
293-310.
Horn, L. (1984). Toward a new taxonomy for pragmatic inference : Q-based
and R-based implicature, in : D. Schiffrin, (ed), Meaning, Form and Use
in Context : Linguistic Applications : Georgetown University Round
Table ’84, Washington DC : Georgetown University Press, 11-42.
82 Walter De Mulder

Jones, M. A. (1996). Foundations of French Syntax, Cambridge : Cambridge


University Press ;
Koch, P. (1999). Frame and Contiguity. On the cognitive basis of metonymy
and certain types of word formation, in : G. Radden ; K.-U. Panther,
(eds), Metonymy in language and thought, Amsterdam: John Benjamins
139-167.
Koch, P. (2004). Metonymy between pragmatics, reference and diachrony,
Metaphorik.de 07.
Lakoff, G. ; Johnson, M. (1986). Les métaphores dans la vie quotidienne,
Paris : Minuit (traduction de : Metaphors We Live By, Chicago /
Londres: Chicago University Press, 1980).
Langacker, R. (2009). The English present: Temporal coincidence vs.
Epistemic immediacy, in: R. Langacker, Investigations in Cognitive
Grammar, Berlin / New York: Mouton de Gruyter, 185-218.
Leeman-Bouix, D. (1994). Grammaire du verbe français. Des formes au
sens, Paris : Nathan. 
Lehmann, C. (1995). Thoughts on Grammaticalization, München : Lincom
Europe.
Levinson, S. C. (2000). Presumptive Meanings: The Theory of Generalized
Conversational Implicature, Cambridge (MA): MIT Press
Mitko, J. (2000). Aspekt im Französischen. Eine semantisch funktionelle
analyse, Tübingen : Gunter Narr.
Nuñez, R. (1999). Could the Future Taste Purple ? Reclaiming Mind, Body
and Cognition, Journal of Consciousness Studies 6/11-12: 41-60.
Sperber, D.; Wilson, D. (1995). Relevance : Communication and Cognition,
Oxford : Blackwell. Deuxième édition.
Stolz, T. (1994). Grammatikalisierung und Metaphorisierung, in : B. Jessing,
(ed.), Sprachdynamik : auf dem Weg zu einer Typologie sprachlichen
Wandels ; aus dem Projekt « Prinzipien des Sprachwandels » Berlin /
Bochum / Essen / Leipzig – Band 2, Bockum : Studienverlag
Brockmeyer, 5-122.
Traugott, E. C. (1989). On the rise of epistemic meanings in English: An
example of subjectification in semantic change, Language 57: 33-65.
Traugott, E. C. (1995). Subjectification in grammaticalization, in: D. Stein ;
S. Wright, (eds), Subjectivity and Subjectivisation in Language,
Cambridge: Cambridge University Press, 31-54.
Traugott, E. C. ; Dasher, R. (2002). Regularity in Semantic Change,
Cambridge : Cambridge University Press.
Vet, Co (1980). Temps, aspects et adverbes de temps en français
contemporain, Genève : Droz.
Vet, C. (1992). Le passé composé: contextes d’emploi et interprétation,
Cahiers de praxématique 19 : 37-59.
La métaphore espace / temps à l’épreuve : l’évolution de venir de 83

Vetters, C. (1989). Grammaticalité au passé récent, Linguisticae


Investigationes 13/2 : 369-386.
Waltereit, R. (2004). Metonymischer bedeutungswandel und praglatische
Strategien : Zur Geschichte von frz. quand meme, Metaphorik.de 6 :
117-133.
Werner, E. (1980). Die Verbalperiphrase im Mittelfranzösischen. Eine
semantisch syntaktische Analyse, Frankfurt a.M : Lang.
Wilmet, M. (1970). Le système de l’indicatif en moyen français, Genève :
Droz.

Ouvrages cités par Gougenheim (1929) :

Larivey, Pierre de. Théâtre t V, VI et VII, dans ATF (= Anciens textes


français ?).
Piramus et Tisbé, Collection des classiques français du moyen âge.
Recueil général des fabliaux. Ed. G. Raynaud et A. de Montaiglon, Pairs,
1872.

Ouvrage cité par Vetters (1989)

Kahn, F. (1954). Le système des temps de l’indicatif chez un parisien et chez


une Bâloise. Genève : Droz.

Ouvrage cité par Werner (1980)

Le testament de Pathelin, in : Recueil de farces, soties et moralités du


quinzième siècle. Réunis pour la première fois et publiées avec des notices et
des notes par P.L. Jacob (=Paul Lacroix), Paris 1882.

Ouvrages cités par Wilmet (1970)

Cohen, G. Recueil de farces françaises inédites du XVe siècle. Cambridge,


Massachusetts (The Medieval Academy of America, 1949).
Droz, E. & Lewicka, H. Le recueil Trepperel. Les farces. Genève : Droz,
1961.
Emploi modal de proposer que p en contexte non-volitif

Hugues ENGEL
Mats FORSGREN
Françoise SULLET-NYLANDER
Université de Stockholm, Suède

« En se risquant dans ce domaine [sc celui de la variation modale]


difficilement accessible, l’étranger risque fort de se tromper, surtout s’il
a la prétention d’expliquer plutôt que de constater. » (Nordahl 1969)

« Avant toute chose, il faut cependant mettre en garde contre l’illusion


d’une prédictibilité rigoureuse. L’emploi du subjonctif obéit à des
tendances beaucoup plus qu’à des règles, et, ainsi, les conceptions
rigides se vouent elles mêmes à l’échec. Ce que montrent les
descriptions les plus fines, c’est l’importante fréquence de l’alternance
modale : alternances significatives […] ou alternances plus ou moins
libres ». (Martin 1983)

1. Introduction : le subjonctif en linguistique française

La variation modale du verbe français (et, plus généralement, du verbe


roman) a été traitée de façon spécialisée surtout par des non-Français. Bien
plus, comme l’écrit le Danois Gerhard Boysen, « [l]e goût des études sur le
subjonctif semble s’être particulièrement bien développé en Scandinavie »
(Boysen 1971 : 263). L’explication en est patente : puisque le subjonctif
n’existe pratiquement plus dans les langues scandinaves1, sa maîtrise pose
des problèmes assez redoutables pour les apprenants de français langue
étrangère. C’est aussi pourquoi les grammaires scandinaves de français L2
consacrent généralement bon nombre de pages à des exposés extensifs des
différents contextes où apparaît le subjonctif. Les ouvrages spécialisés de
souche scandinave, se conformant là à une tradition résolument empirico-
positiviste et descriptiviste, se basent en général sur de vastes recueils de
données authentiques, exploités de façon inductive et sans idées préconçues,
dans le but de détecter des corrélations entre critères formels (morpho-
syntaxiques) et variation modale, corrélations jugées nécessaires pour

1
Il n’en reste plus, par exemple en suédois, que dans quelques expressions figées
du type « Leve konungen ! » (« Vive le roi ! »).

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 85 101.


86 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

pouvoir passer ultérieurement à d’éventuelles hypothèses explicatives2. Ainsi


Börjesson a-t-il consacré une étude au mode de la complétive (Börjesson
19663), qui a été suivie de l’énorme enquête de Nordahl, également sur la
complétive et basée sur non moins de 407 textes littéraires, complétés par un
nombre élevé de journaux, ce qui avait donné, chiffre plus que respectable
pour l’époque « précomputationnelle », environ 24 000 occurrences (Nordahl
1969). C’était, en effet, de la linguistique de corpus bien avant l’avènement
du terme dans son acception moderne. Ajoutons Boysen (1971) et plusieurs
études uppsaliennes sur le mode de la relative française ou romane (Carlsson
1969, 1973, 1974 ; Eriksson 1979). La grande Grammaire française de
Togeby (Togeby 1982) constitue également une mine d’exemples
authentiques4. Citons enfin, pour la tradition scandinave, l’étude de Nølke
(1985), sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir par la suite.
En revanche, l’intérêt des grammairiens et linguistes français s’est de
tout temps porté, avant tout, sur la théorisation explicative globale de la
variation modale. Qu’il s’agisse de Gustave Guillaume, de Gérard Moignet
ou de Joseph Hanse, pour l’époque de la première moitié du siècle précédent,
ou de Robert Martin, pour la seconde, l’on a cherché à atteindre : « un
principe unique ; ce principe, c’est la valeur modale du subjonctif » (Hanse
1960 : 5) ; de même selon Moignet : « il faut qu’il y ait entre tous les emplois
du mode, quels qu’ils soient, un lien actuel, à la base de toutes les valeurs, un
principe commun existant dans l’esprit » (Moignet 1959 t. I : 57).

2. Le verbe proposer + complétive : aurait-il deux sens et une variation


modale ?

Nous ne comptons bien évidemment pas résoudre, dans le cadre de cet


article, le problème de l’interprétation de la valeur globale du subjonctif (si
tant est qu’il y en ait une). Nous allons nous restreindre à une problématique
bien circonscrite : l’emploi du mode subjonctif vs mode indicatif en
proposition complétive, lorsque celle-ci est régie par le verbe recteur
proposer dans un contexte présumé explicatif et non-volitif, comme dans :

2
« L’approche statistique d’un problème grammatical exclut, nous le pensons,
toute idée préconçue » (Nordahl 1969 : 10).
3
Cette étude, projet de thèse de doctorat resté inachevé, a été publiée par les soins
de Henri Bonnard.
4
« Pour une méthode immanente, une explication des emplois du subjonctif, s’il
s’agit d’une étude synchronique, revient à une description des emplois du
subjonctif : ceux ci auront été expliqués quand on sera arrivé à décrire, aussi
complètement que possible, les relations entre les morphèmes du subjonctif et
les autres éléments de la langue » (Boysen 1971 : 16).
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 87

(1) « Le constructivisme piagétien propose que, chez l’enfant, le nombre se


construit par une synthèse logico mathématique ». (Leroux 2005)
(2) « L’auteur propose que des sphéroïdes observés en fin de maladie puissent
être l’agent de l’encéphalite, la protéine PrP SC. constituant la capside d’un
acide nucléique inconnu. » (Institut de génétique et de microbiologie 2005)

En fait, il s’avère que, pour les dictionnaires tels que Le Robert, le T.L.F. et
Littré, cet emploi ne semble pas exister ; au mieux, on y trouve attesté le type
proposer que p, mais uniquement en contexte volitif, où évidemment le
subjonctif est obligatoire :
(3) « Il proposa que la motion fût mise aux voix immédiatement ». (Petit Robert
1996)

La majorité des dictionnaires de la langue contemporaine partent du sens


fondamental de proposer, à savoir : « mettre devant (le regard, la perception)
[…] [f]aire connaître à qqn, soumettre à son choix » (Le Robert) ; « présenter
quelque chose à l’examen de quelqu’un (sans l’imposer) » (T.L.F.), sens
étymologique qui, même s’il n’est pas exemplifié par les dictionnaires dans le
contexte d’une complétive, est assez proche du sens de proposer que p
auquel nous nous intéresserons ici.
Les nombreuses grammaires, d’origine française ou non, que nous
avons consultées ne traitent pas non plus du cas où proposer que p aurait le
sens d’un pur verbum dicendi, paraphrasable par avancer/émettre/faire
l’hypothèse /supposer que p :
(4) « Il se montra gentil et, pour les rassurer, émit l’hypothèse qu’il était arrivé
un accident à leur fils ».5 (Aymé, cit. par Nordahl 1966 : 157)

Quand le verbe proposer est listé dans les grammaires, il ne figure pas dans
la série des verbes offrant un « choix de mode » tels que dire, sembler, ne pas
croire que (Riegel, Pellat & Rioul 2001) ; faire signe, faire comprendre,
entendre… (Nordahl 1969).
Bien plus, une première sollicitation de l’avis de quelques locuteurs
natifs (des collègues linguistes) laisse penser que le subjonctif serait tout à
fait naturel, voire obligatoire pour l’emploi que nous avons appelé explicatif
et non-volitif de proposer que p. L’influence du type volitif serait donc telle,
si cette opinion reflète la réalité linguistique, que le subjonctif s’imposerait
comme une servitude grammaticale (Gougenheim 1938), ne laissant aucun
espace pour une différenciation sémantique marquée par le verbe (comme

5
Dans la Comprehensive Grammar of the English Language (Quirk et al. 1985 :
§ 16.31), une construction verbale anglaise correspondant à émettre l’hypothèse
que serait étiquetée « factual verbs » (du sous type « public type »), c’est à dire
des verbes introduisant des actes assertifs indirects.
88 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

c’est le cas pour, par exemple, la variation modale des verbes exemplifiés ci-
dessus, ainsi que des propositions relatives).
Le type sémantique proposer que p, en contexte non-volitif, et son
éventuelle variation modale soulèvent donc un certain nombre de questions.
S’agit-il d’un emploi récent ou ancien ? Si cet emploi est récent, peut-on y
voir une influence de l’anglais (où le type est fréquentissime dans les écrits
scientifiques : X proposes that y is due to the factors z, y and w) ? Les
théories existantes de la variation modale permettent-elles de décrire de
manière satisfaisante l’emploi de proposer que p en contexte volitif vs non-
volitif ? Une éventuelle variation modale en contexte non-volitif est-elle à
décrire comme une variation libre ?
Nous souhaitons donc confronter la réalité linguistique (telle qu’elle se
reflète dans un large corpus d’exemples authentiques6) et certaines des
théories explicatives globales, classiques et récentes, de la variation modale.
Nous commencerons par un panorama des traitements de l’opposition modale
dans différents travaux antérieurs, aussi bien des grammaires (françaises et
scandinaves) que des ouvrages (ou articles) de nature plus théorique.

3. Traitements antérieurs de l’opposition modale indicatif vs subjonctif


3.1. Les grammaires de tradition française : quelques exemples

Comme annoncé dans nos propos introductifs, de nombreux grammairiens et


linguistes français cherchent à mettre en avant une théorie explicative globale
de la variation modale, un principe unitaire aussi généralisant que possible.
Certes, la terminologie varie d’une grammaire à l’autre, mais on retrouve des
éléments communs aux différentes explications.
Chez Damourette & Pichon (1936), on retient deux distinctions
fondamentales : alors que l’indicatif serait le mode du « jugement », le
subjonctif marquerait le « non-jugement » (cf. plus tard la distinction
pragmatique entre « assertion » et « non-assertion ») ; deuxièmement, la
distinction entre l’emploi « protagonistique » et l’emploi « locutoral » du
subjonctif, selon que le responsable du non-jugement est le protagoniste ou le
locuteur (cf. les théories de la polyphonie linguistique de Ducrot et Nølke).
Dans des grammaires plus récentes, le rapport de dépendance d’une
action vis-à-vis d’une attitude de pensée du sujet parlant sera appelé rapport
de « dépendance mentale » chez Charaudeau (1992 : 484-492) alors que
Denis & Sancier-Chateau (1994 : 481-494) parlent, à la suite de Robert
Martin (1983, 1987 ; voir ci-dessous), de « mondes possibles » et d’« univers
de croyance » (ou de « pesée critique »), tandis que Riegel, Pellat & Rioul
(2001 : 320-330) utilisent le terme d’« acte psychique » qui retiendrait
l’aboutissement du procès. Ces grammaires, comme tant d’autres, soulignent

6
Les exemples sont tirés de la base textuelle Frantext et de Google.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 89

qu’avec le mode subjonctif, un grand principe est en jeu : l’« interprétation »


prime sur l’actualisation du procès7.
Il n’est fait, nulle part dans ces grammaires, mention du cas qui nous
intéresse, à savoir le verbe proposer + complétive en contexte non-volitif – à
l’exception de quelques passages où sont listés des verbes de sens proche ou
apparenté.
Pour Grevisse (1986), la valeur fondamentale du subjonctif consiste à
indiquer que le locuteur/scripteur ne s’engage pas sur la réalité du fait (§ 864,
§ 1072) ; il serait donc, en termes plus généraux, un marqueur épistémique.
Puis, dans un paragraphe qui nous intéresse plus particulièrement (§ 1073 b),
l’on indique que certains verbes comme admettre, mettre (au sens de
« supposer »), comprendre, concevoir, supposer peuvent entraîner le
subjonctif ou l’indicatif sans différence de sens notable. Proposer, par contre,
n’est pas répertorié dans cette catégorie.

3.2. D’autres études spécialisées ou synthétisantes


3.2.1. Guillaume (1929)

De Gustave Guillaume – nous n’entrerons pas ici dans les fondements de sa


théorie générale des cinétismes et de la chronogenèse –, nous retiendrons son
schéma (fig. 1 ci-après) figurant les trois modes, l’infinitif (in posse), le
subjonctif (in fieri) et l’indicatif (in esse). Ainsi, selon Guillaume (Guillaume
1929 : 31), « [l]a représentation indicative serait une représentation plus
achevée, plus réalisée que la représentation subjonctive ».

TEMPS IN POSSE TEMPS IN FIERI TEMPS IN ESSE


(mode nominal) (mode subjonctif) (mode indicatif)

visée complète T

quantum interceptif
visée incomplète (T q)

Fig. 1

Nous nous demandons comment il conviendrait de classer proposer que p en


contexte non-volitif. L’idée que renferme ce verbe permet-elle la traversée
complète ou seulement partielle du temps chronogénétique ? C’est une
question à laquelle il nous semble difficile d’apporter une réponse ferme.

7
cf. aussi Wagner & Pinchon (1962 : § 371).
90 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

3.2.2. Martin (1983)

Parmi les linguistes qui affectionnent la quête d’un principe explicatif


unitaire, mentionnons Robert Martin. Comme on sait, ce linguiste a proposé
en 1983 sa sémantique fondée entre autres sur les deux notions logico-
épistémiques de « mondes possibles » et d’« univers de croyance ». Dans sa
conception sémantico-logique du subjonctif, « [l]e subjonctif est le mode qui
marque l’appartenance non pas au monde m0 de ce qui est, mais aux mondes
possibles m, étant entendu […] que l’inscription dans m se fait par le biais de
que et de sa fonction suspensive. » (1983 : 110)
« [C]e morphème [sc que] a essentiellement pour fonction de suspendre la
valeur de vérité de la proposition qu’il introduit et de la faire dépendre de
l’élément verbal ou conjonctionnel qui précède ». (ibid. : 106 107)

Il est hors de doute que, par ce modèle, Robert Martin parvient à rendre
compte de façon élégante de plusieurs cas où apparaît le subjonctif,
notamment en complétive. Cependant, dans le cas qui nous occupe, sa valeur
explicative reste à examiner – et c’est ce que nous chercherons à faire dans
cette étude. Constatons enfin que Robert Martin lui-même nous met en garde
contre une croyance trop rigide en des lois « régissant » la variation modale
(cf. l’exergue de la page 1).

3.2.3. Nølke (1985)

Dans son article de Langages intitulé « Le subjonctif. Fragments d’une


théorie énonciative », Nølke (1985 : 55) cherche à expliquer certains emplois
du subjonctif dans un cadre pragmatique. Ce chercheur suggère une
corrélation entre le subjonctif et la notion de « polyphonie » et exprime ainsi
l’idée centrale de son projet : « [l]e subjonctif marquerait une forme spéciale
de polyphonie (au sens de Ducrot), ce mode étant ainsi une trace syntaxique
de l’énonciation ». Nølke (ibid. : 55) ne considère pas que son approche
contredise la théorie logico-sémantique (celle de Martin en particulier), mais
plutôt que les deux se complètent mutuellement. Une notion avancée par
Nølke nous semble prometteuse pour notre projet, celle de « polyphonie
interne rapportée », par laquelle dans un exemple comme « Mais au fait, d’où
tires-tu cet argent, puisque ce n’est pas vrai que ton père soit un riche
planteur » (ibid. : 62), le locuteur associe les énonciateurs respectivement de
ce n’est pas vrai et de la complétive à deux « figures » différentes. Par
opposition à l’emploi de l’indicatif dans ce même énoncé (« Mais au fait,
d’où tires-tu cet argent, puisque ce n’est pas vrai que ton père est un riche
planteur » (ibid. : 57)), le subjonctif introduit une nuance de doute, portant
sur l’interprétation du locuteur de la pensée de l’autre. Dans sa conclusion,
Nølke insiste sur la nécessité de « repérer les différents facteurs qui exercent
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 91

leur influence » sur l’emploi de tel ou tel mode ; plutôt que de chercher des
règles « exhaustives » dans une théorie unitaire, mieux vaut donc travailler au
cas par cas en essayant de mesurer, dans chaque énoncé, le poids de tel ou tel
élément explicatif.
D’autres grammairiens et linguistes insistent sur la difficulté d’attribuer
une valeur unique au mode complexe qu’est le subjonctif. Mentionnons, à ce
sujet, les travaux d’Imbs (1953), de Cohen (1961) et ceux du Norvégien
Nordahl (1969 : 15-16), qui, après avoir présenté les théories explicatives de
son époque de manière très détaillée (Théorie amodale et afonctionnelle ;
Théorie amodale et fonctionnelle ; Théorie temporelle ; Théorie modale I :
réalité/non réalité et Théorie modale II : objectivité/subjectivité) se contente
d’une répartition de ses 24 000 occurrences de complétives dans trois
systèmes : le volitif, le subjectif et le dubitatif (1969 : 249). Enfin, citons les
propos de Yaguello (2003 : 176), dans Le Grand livre de la langue
française :
« Le subjonctif exprime d’une part le non certain, l’hypothétique, le peu
probable (y compris la négation du certain) et s’oppose à l’indicatif, associé
au certain et au probable. Mais par ailleurs, il constitue la marque
grammaticale de la modalité appréciative, ce qui peut paraître paradoxal
puisque cette modalité s’articule sur du factif ; elle est donc présupposante : je
regrette, je me réjouis [...] j’apprécie ...que Lionel soit parti présuppose
« Lionel est parti ». Le subjonctif est également requis dans les propositions
complétives régies par des verbes déontiques ou de volonté (modalité
intersubjective) : Je veux, je souhaite [...] que Lionel parte. On ne saurait donc
attribuer au subjonctif une valeur claire et constante [...] ».

4. Brève excursion diachronique

Nous l’avons dit ci-dessus, aucun des dictionnaires de langue moderne ne


mentionne le sens de proposer explicatif et non-volitif. Mais quels sens de
proposer sont attestés dans le Dictionnaire historique de la langue francaise
d’Alain Rey ?
« Proposer est emprunté avec francisation d’après poser (v 1120) au latin
proponere, de pro « devant » […] et ponere « placer » […]. Ce verbe signifie
proprement « placer devant les yeux, présenter » et, au figuré « (se)
représenter mentalement », « faire un exposé, annoncer », « offrir (une
récompense, un sujet de discussion) » et « se donner pour but, dessein de ».
Le verbe a été repris au sens propre, « présenter au regard », le plus souvent
avec la notion seconde de « donner comme modèle, comme exemple », en
parlant de Dieu. Il a bientôt repris du latin le sens de « projeter, avoir
l’intention de » (1130 1140) dans la construction indirecte [...] ».
92 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

Le sens figuré du verbe latin proponere de « faire un exposé, annoncer » dont


il est fait mention ici semble bien correspondre au proposer verbum dicendi,
paraphrasable par avancer ou émettre l’idée que, qui nous intéresse. Il est à
noter, cependant, que Rey ne donne aucun exemple avec complétive.
Dans le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy
(1889 : 439), en revanche, l’on trouve un exemple de proposer que dans le
sens de « avancer, soutenir, exposer que p » :
(5) « Car tu avois proposé que l’agriculture est le plus facile art du monde » (La
Boetie, Mesnag. De Xeuoph., Feugère)

De même, on trouve dans le Dictionnaire du moyen français (A.T.I.L.F.),


sous la rubrique « Proposer que. ‘Exposer, avancer, soutenir que’ », d’autres
occurrences de notre type :
(6) « ledit Corbeant avoit confessé ou proposé qu’il estoit clerc, combien que de
la partie de l’evesque d’Arras feust dit qu’il avoit proposé qu’il estoit clerc
non marié » (BAYE, I, 1400 1410, 38)
(7) « Ce jour, vint en la Court le recteur et plusieurs des maistres de l’Université
en leurs abitz acoustumés, et firent proposer par la bouche de maistre
Guillaume Erard, maistre en theologie, qu’ilz venoient pour faire une grief
complainte » (FAUQ., III, 1431 1435, 101)

Ajoutons un exemple du XVIe siècle, issu de la base textuelle Frantext :


(8) « Nostre Seigneur Jesus pour mieux inciter ces Apostres afin qu’ils
s’esvertuent tant mieux à faire leur office, leur propose que le fruit de leur
labeur est présent ». (CALVIN, Jean, Institution de la religion chrestienne,
livre quatrième, 1560)

Cependant, les recherches que nous avons effectuées sur Frantext nous
permettent d’observer que les quelques exemples attestant l’emploi de
proposer que en tant que pur verbum dicendi, s’arrêtent approximativement
au XVIIe siècle. En voici à titre d’illustration un exemple de 1610 :
(9) « Veu que si ceste opinion estoit fondee sur la verité, il faudroit par
necessité conclure une chose des plus absurdes et fabuleuses que les
hommes ayent jamais pensees : par ce qu’en proposant que les françois
n’ont rien dict que les italiens et les latins n’ayent dict auparavant ».
(DEIMIER, Pierre de, L’Académie de l’art poétique, où sont vivement
esclaircis et déduicts les moyens par où l’on peut parvenir à la vraye et
parfaite connoissance de la poésie françoise, 1610)

Il ne s’agit donc pas d’un emploi tout à fait récent ; tout au plus pourrait-on
parler d’un abandon de proposer dans ce sens, pendant une longue période.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 93

Faut-il voir dans ce retour une influence moderne de l’anglais8, ce qui n’est
pas totalement inconcevable, compte tenu de l’importance de l’anglais dans
les écrits scientifiques et du fait que de nombreux chercheurs lisent autant de
travaux scientifiques en anglais que dans leur propre langue ? Il s’agirait
donc, selon cette hypothèse, d’une réapparition par emprunt sémantique,
emprunt qui ne serait pas encore entré dans les dictionnaires français.
Illustrons cette hypothèse à l’aide de l’exemple suivant, tiré du résumé de la
thèse The New Civil Code of the Russian Federation and Private
International Law, de Viktor P. Zvekov (1999) :
(10) « On the other hand, there is a movement for an overarching set of
principles on private international law to be consolidated within the
C.C.R.F. The author proposes that both can be done : general principles can
be expressed in the C.C.R.F. while legislation in specific areas could have
their own rules on private international law. »
[…]
D’autre part, il existe un mouvement désirant intégrer au sein du Code une
série de principes notoires de droit international privé. L’auteur propose que
les deux avenues sont réalisables : les principes généraux peuvent être
formulés dans le Code, alors que la législation régissant des domaines
spécialisés pourrait avoir ses propres règles de droit international privé.

5. Variation modale en synchronie : le témoignage du corpus


5.1. Corpus : méthode de prélèvement et genre textuel

Les exemples analysés dans cette étude, notre corpus de travail, ont été
relevés dans un large corpus exploratoire : la base textuelle Frantext et le
moteur de recherche Google. Ce corpus de travail comprend une trentaine
d’exemples de proposer + complétive en contexte non-volitif. Pour les
obtenir, nous avons effectué une recherche sur Google, en donnant quelques
éléments de contexte. Voici quelques exemples de séquences rentrées dans le
moteur de recherche :
"dans son article * propose que"
"en conclusion * propose que"
"l’auteur propose que"

Ensuite, nous avons sélectionné les cas de proposer + complétive nous


semblant relever, au premier abord, du sens non-volitif, écartant ainsi

8
Voici la définition de Longman : « propose : […] * THEORY * To suggest an
idea, method etc as an answer to a scientific question or as a better way of
doing something. »
94 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

plusieurs dizaines d’occurrences de proposer en contexte volitif. Cette


première sélection a déjà révélé qu’il n’est pas simple de séparer nettement
les exemples relevant du type volitif vs non-volitif.
Observons tout d’abord que les exemples obtenus, pour l’essentiel, sont
extraits de textes à caractère scientifique, ce qui n’est pas surprenant compte
tenu du sens de proposer que, qui, ici, signifie à peu près « avancer une
hypothèse ». Ainsi, les textes dépouillés appartiennent à un genre discursif
bien restreint : résumés de thèses et/ou comptes rendus d’ouvrages
scientifiques.
Enfin, rappelons que nous avons augmenté notre matériau d’observation
en consultant la base textuelle Frantext. Celle-ci nous a fourni quelques
exemples de proposer que en contexte non-volitif, issus de textes plus
anciens (voir supra). Ces exemples ne seront pas pris en compte dans
l’analyse étant donné que nous chercherons plutôt, ici, à mener une analyse
en synchronie.

5.2. Fréquence

Sur les 35 extraits de textes de proposer que p (au sens non-volitif) de notre
corpus :
7 exemples comportent le subjonctif présent ou passé dans la complétive ;
20 exemples comportent l’indicatif présent, passé ou futur dans la
complétive9 ;
5 exemples comportent un conditionnel présent ou passé dans la
complétive ;
pour les 4 derniers exemples, il est impossible, compte tenu de la forme
verbale utilisée, de trancher sur le mode employé.

Il y a donc bien variation modale ; notons toutefois que les emplois à


l’indicatif sont en majorité assez nette.

6. Y a-t-il un principe explicatif unitaire ? Quelques éléments de


réponses préliminaires

Question fondamentale chapeautant toutes les autres : certaines théories


existantes de la variation modale permettent-elles de décrire de manière
satisfaisante l’emploi de proposer que p en contexte volitif vs non-volitif ?

9
Un des extraits de notre corpus compte une occurrence de proposer régissant
deux complétives, l’une au subjonctif, l’autre à l’indicatif. Nous avons donc
comptabilisé cet extrait deux fois : une fois sous la catégorie des exemples
comportant le subjonctif, une fois sous les exemples comportant l’indicatif.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 95

Une éventuelle variation modale en contexte non-volitif est-elle à décrire


comme une variation libre ?
Compte tenu de la taille du recueil d’occurrences, il nous est difficile de
nous prononcer sur la question de savoir s’il s’agit d’une variation « libre »
ou bien si cette variation est significative. Essayons à présent de confronter
nos exemples à quatre théories sur la variation modale.

6.1. Vision de « réalisation effective » vs vision de « non-réalisation » (ou


de réalisation potentielle)10

Selon cette hypothèse, le subjonctif apparaît lorsque le procès de la


complétive est envisagé de manière « prospective » par le locuteur – la
réalisation est alors « potentielle » –, tandis que la vision de
« rétrospectivité » ou de réalisation « effective » (Charaudeau 1992) implique
l’indicatif, qui indique alors que le procès est/a été actualisé. Le subjonctif
constituerait alors, lorsqu’il apparaît dans des contextes à première vue non-
volitifs, une trace – ne serait-ce que sous une forme très atténuée – du sens
volitif qui viendrait s’ajouter à la modalité de « constat ». Cette hypothèse
explicative pourrait s’appliquer aux exemples suivants :
(11) « Dans son article, elle propose que le concept de justice comprenne deux
éléments fondamentaux, soit l’avis ou le fait que les personnes doivent être
jugées seulement sur des faits dont elles ont connaissance et alors qu’elles
ont l’occasion de faire valoir leur point de vue et l’égalité de tous devant la
justice, sans égard à la race, sexe, nationalité d’origine… ».

(12) « En outre, il montre que les intuitions sémantiques concernant la relation


entre le verbe et son CO s’appliquent à une large gamme d’items lexicaux.
Aussi, comme ‘cas’ et ‘ rôle’ n’étaient pas distinguées en raison de la
prédominance de l’analyse de Fillmore (1968) ‘Case for Case’ il propose
que CO reçoive un cas factif ainsi défini : ‘the case of the object or being
resulting from the action or state identified by the verb, or understood as
part of the meaning of the verb’. »

où proposer impliquerait non seulement le fait que l’auteur asserte/pose un


certain propos, mais aussi qu’il ou elle soumet celui-ci à l’appréciation/au
jugement de ses interlocuteurs.

10
Il existe différents avatars de cette théorie : in fieri vs in esse ; « monde de ce
qui est » vs « monde possible »; rétrospectivité vs prospectivité, etc. Pour
l’emploi de ces deux derniers termes, voir par exemple Wilmet (1998 : 338 et
sq.). Le « prospectif » est lié à la modalité optative : ordre, conseil, etc. Wilmet
utilise également les termes « inactuel » (subjonctif) vs « actuel » (indicatif ).
96 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

S’agissant de l’hypothèse de réalisation « potentielle » vs « effective »


(« prospectivité » vs « rétrospectivité »), il existe pourtant, dans notre corpus,
un exemple « déconcertant » :
(13) « En se basant sur les caractéristiques géologiques et géochimiques de ces
trois dépôts aurifères, l’auteur propose que ceux ci aient été contrôlés par la
structure de la zone de cisaillement de Wulong, et que la minéralisation d’or
est génétiquement reliée avec l’intrusion de Sanguliu. »

Ici, le subjonctif (portant sur un événement passé et donc déjà actualisé)


paraît surprenant. Le deuxième verbe de la complétive est à l’indicatif, ce qui
annule plus ou moins toute tentative d’explication du mode du premier verbe
de la complétive. C’est là une constatation qui nous amène à la conclusion
que l’hypothèse en question, en ce qui concerne notre type d’emploi, n’est
guère satisfaisante. Il semble bien difficile de défendre, pour (13), l’idée
d’une différence significative de sens entre la forme aient été et est.

6.2. L’hypothèse de la « contamination »

Au vu de cas comme (11) et (12), il n’est pas trop difficile d’imaginer un


effet de contamination analogique ou « par automatisme » : là où l’intention
locutorale doit être décrite comme aussi bien prospective que rétrospective,
voire indécidable, ce sera le mode pour ainsi dire « normal » de proposer que
p, le subjonctif, qui se présente, étant donné que l’emploi nettement volitif de
proposer que p est largement prédominant.

6.3. « Interprétation » vs « constat/déclaration » ; « subjectivité » vs


« objectivité »

Cette hypothèse, également classique, semble bien incapable de rendre


compte de notre variation modale : dans des contextes scientifiques
explicatifs, on trouve une alternance entre le subjonctif (minoritaire) et
l’indicatif (majoritaire) qui ne s’explique guère par une variation en
« interprétativité ».
Une autre hypothèse est que la distinction subjectivité/objectivité
recouvre l’opposition modale subjonctif/indicatif. Comparons les exemples
suivants, l’un au subjonctif, l’autre à l’indicatif:
(14) « L’auteur propose que des sphéroïdes observés en fin de maladie puissent
être l’agent de l’encéphalite, la protéine PrP SC. constituant la capside d’un
acide nucléique inconnu. »
(15) « L’auteur propose que les comportements alcooliques observés en milieu
autochtone sont révélateurs d’une trame identitaire complexe qui, en
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 97

certains lieux, ouvre sur des espaces pouvant être qualifiés de


"meurtriers". »

Dans ce contexte, on pourrait soutenir, à l’instar de Confais (1990 : 242), que


le subjonctif sert à « désamorcer le potentiel déclaratif » de la séquence
concernée. Ici aussi, il faudrait parler d’« effets d’objectivité » vs « de
subjectivité » avec des degrés plus ou moins forts. Cependant, l’hypothèse
subjectivité/objectivité présente un double problème. Tout d’abord, les
notions de subjectivité et d’objectivité sont des notions préthéoriques.
Ensuite, l’hypothèse est non-vérifiable (non-testable, non-réfutable).

6.4. Polyphonie interne / polyphonie externe (DR)

Pour ce qui est de l’hypothèse polyphonique, l’observation faite par Nølke


concernant la « polyphonie interne rapportée » nous semble intéressante afin
de rendre compte de la variation modale des exemples de notre propre
corpus. Rappelons l’hypothèse de Nølke (1985 : 61) : « [l]e subjonctif est un
marqueur syntaxique de polyphonie interne au sens strict [...]. » Le locuteur
associe les énonciateurs de la principale et de la complétive à deux
« figures » différentes (Nølke 1985 : 63). Proposons trois exemples de notre
corpus :
(16) « À partir de deux illustrations cliniques, l’auteur propose que, en raison de
la nature plurielle dès l’origine du psychisme humain, il n’y ait pas dans
cette double direction de véritable incompatibilité ».
(17) « De manière générale, Siegler propose que dans l’acquisition des faits
arithmétiques, la maturation des stratégies ne suit pas une logique stricte en
étapes. »
(18) « Pour expliquer certaines de ces contradictions, l’auteur propose que les
effets de l’éducation peuvent être différents selon le groupe cible de
stigmate (les Juifs, les Noirs) puisque ces groupes ne sont pas victimes des
mêmes stéréotypes. »

En (17) et (18), l’on aurait ainsi affaire à de purs discours rapportés,


entraînant une polyphonie « externe » et « objective » (ou présentée par le
locuteur de manière extérieure) : les locuteurs des énoncés (17) et (18), avec
l’indicatif, n’expriment ni association ni distance vis-à-vis du contenu de la
complétive. En (16) au contraire, on décèlerait sinon un doute du moins une
dissociation de la part du locuteur-rapporteur vis-à-vis du contenu de la
proposition complétive.
Selon cette hypothèse, on devrait donc considérer que cette dissociation
est un « reflet subjectif », dans la mesure où dans le cas où proposer que est
suivi du subjonctif, on pourrait y voir la « volonté » du locuteur-rapporteur de
ne pas se contenter de faire un rapport « objectif » de la proposition de la
98 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

complétive, mais plutôt de faire une « intrusion » dans le discours cité pour
mettre en avant sa propre interprétation, vis-à-vis de celle de l’énonciateur.
Cependant, cette hypothèse, comme celle sous 6.3, est difficilement
démontrable.
Remarquons, à propos de l’hypothèse polyphonique, l’existence d’un
parallélisme entre l’interprétation de la variation modale et celle du
conditionnel, comme l’illustrent les exemples suivants :
(19) « Enfin, les études comportant le plus grand nombre de cas n’ont pas
observé d’association. Sans en exclure un, l’auteur propose que ce
polymorphisme ne devrait pas avoir d’impact significatif sur la
prééclampsie. »
(20) « Ses réactions ont été effectuées avec des quantités équimolaires de
méthyllithium et de vinylalane dans l’heptane. L’auteur propose que
l’espèce réactive ne serait pas le trialkylvinylalanate de lithium 67, mais
bien le vinyllithium 68 obtenu par dissociation du trialkylvinylalanate de
lithium 67 (schéma 30). »

Il faut à notre sens comprendre le devrait de (19) comme un conditionnel


« d’énonciateur »11, qui donc est « repris » tel quel du discours direct sous-
tendant le discours rapporté :
(19’) « Je propose que ce polymorphisme ne devrait pas avoir d’impact
significatif… »

tandis que le serait de (20) est à comprendre comme une médiation


épistémique (Kronning ibid.), c’est-à-dire une marque de distanciation de la
part du locuteur, correspondant par conséquent à un indicatif en discours
direct :
(20’) « Je propose que l’espèce réactive n’est pas le trialkylvinylalanate… »

Ainsi, l’opposition entre subjonctif vs indicatif dans la théorie de la


polyphonie correspondrait aux deux interprétations du conditionnel – en
médiation énonciative vs médiation épistémique.
Il est également intéressant d’examiner l’exemple (21) :
(21) « En conclusion je propose que les études sur la distribution différentielle
des maladies ne devraient pas s’appuyer uniquement sur des différences de
statut socio économique. Ces études devraient aussi examiner comment les
pratiques sociales des individus sont liées aux ressources matérielles. De
plus, je conclus que les variables qui caractérisent des attributs individuels

11
C’est à dire comme un « conditionnel épistémique modalisant » (Kronning
2005, 2007).
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 99

participent au même processus que les variables qui caractérisent des


attributs collectifs; conjointement ces deux types de variables façonnent le
phénomène maintenant connu sous le vocable de production sociale de la
maladie. »

Cela nous semble être un cas de ce que Kronning (2005, 2007) appelle
« modalisation complexe », dans la mesure où ce devraient exprime, à la base
d’un raisonnement – « En conclusion… » – quelque chose vu comme
nécessairement vrai.

7. En guise de conclusion provisoire


7.1. Du côté des données

Tout d’abord, le sens non-volitif du verbe proposer + complétive n’est décrit


ni dans les grammaires ni dans les dictionnaires modernes. Il semble
cependant avoir existé dans des époques antérieures, au moins jusqu’au XVIIe
siècle. Par ailleurs, dans la mesure où cet emploi apparaît actuellement, il
semble bien y avoir une variation modale. Nos dépouillements préliminaires
indiquent que l’indicatif est clairement majoritaire.

7.2. Du côté de la théorie

Même si la plupart des théories explicatives « globales » semblent pouvoir


rendre compte de façon élégante de bon nombre de cas de la variation
modale, elles restent toutes non-démontrables dans le sens scientifique : les
preuves indépendantes et indiscutables font défaut.
Ainsi, jusqu’à nouvel ordre, la seule hypothèse globale non-falsifiée (le
principe poppérien !) reste celle de la variation libre, ou stylistique : il semble
bien exister, à l’époque actuelle et dans le genre discursif examiné, une
hésitation quant à l’emploi modal dans le cas de proposer que p dans des
contextes non-volitifs. L’emploi du subjonctif, qui est très minoritaire dans le
genre textuel des exemples analysés, semble au mieux s’expliquer par une
influence des emplois clairement volitifs, emplois de loin les plus fréquents.

Références

Boysen, G. (1971). Subjonctif et hiérarchie, Odense : University Press.


Börjesson, L. (1966). La fréquence du subjonctif dans les subordonnées
complétives introduites par que, Studia Neophilologica 38 : 3-64.
Charaudeau, P. (1992). Grammaire du sens et de l’expression, Paris :
Hachette Éducation.
Cohen, M. (1961). Le subjonctif en français contemporain. Tableau
documentaire, Paris : SDEDES.
100 Hugues Engel, Mats Forsgren & Françoise Sullet Nylander

Confais, J.-P. (1990). Temps, mode, aspect, Toulouse : Presses Universitaires


du Mirail.
Damourette, J. et Pichon, E. (1936). Des mots à la pensée. Essai de
grammaire de la langue française. Tome cinquième. Verbe (fin).
Auxiliaires, temps, modes, voix, Paris : d’Artrey.
Denis, D. et Sancier-Chateau, A. (1994). Grammaire du français, Paris : Le
Livre de poche.
Dictionnaire du moyen français, http://www.atilf.fr/blmf/.
Godefroy, F. (1889) (troisième réimpression de 1969). Dictionnaire de
l’ancienne langue francaise, Nendeln/Liechtenstein : Kraus Reprint.
Gougenheim, G. (1938). Système grammatical de la langue française, Paris :
Bibliothèque du français moderne.
Grevisse, M. (1986) (12ème éd.). Le Bon usage, Paris-Gembloux : Duculot.
Guillaume, G. (1929) (réédition de 1993). Temps et verbe. Théorie des
aspects, des modes et des temps, Paris : Honoré Champion.
Hanse, J. (1960). La valeur modale du subjonctif, Bruxelles.
Imbs, P. (1953). Le subjonctif en français moderne. Essai de grammaire
descriptive, Paris : Publications de la Faculté des Lettres Strasbourg.
Kronning, H. (2005). Polyphonie, médiation et modalisation : le cas du
conditionnel épistémique, in : J. Bres, et al., (éds), Dialogisme,
polyphonie : approches linguistiques. Bruxelles : De Boeck-Duculot :
297-312.
Kronning, H. (2007). Om epistemiska uttryck i de romanska språken, in :
Kungl. Vetenskaps Societeten i Uppsala. Årsbok 2006, Uppsala : Kungl.
Vetenskaps-Societeten [Royal Society of Sciences] : 107-141.
Littré, E. (1877). Dictionnaire de la langue française, Paris : Hachette.
Longman Dictionary of Contemporary English (1995), Harlow : Longman
Dictionaries
Martin, R. (1983). Pour une logique du sens, Paris : P.U.F.
Martin, R. (1987). Langage et croyance, Bruxelles : Mardaga.
Moignet, G. (1959). Essai sur le mode subjonctif en latin postclassique et en
ancien français, Tome I. Paris : P.U.F.
Nølke, H. (1985). Le subjonctif, fragments d’une théorie énonciative,
Langages 80 : 55-70.
Nordahl, H. (1966). Les systèmes du subjonctif corrélatif. Étude sur l’emploi
des modes dans la subordonnée complétive en français moderne,
Bergen/Oslo : Universitetsforlaget.
Quirk, R., Greenbaum, S., Leech, G. & Svartvik, J. (1985). A Comprehensive
Grammar of the English Language, Longman.
Riegel, M. ; Pellat, J.-C. ; Rioul, R. (2001). Grammaire méthodique du
français, Paris : P.U.F.
Robert, P. (1996). Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et
analogique de la langue française, Paris : Dictionnaires Le Robert.
Emploi modal de proposer que p en contexte non volitif 101

Togeby, K. (1982). Grammaire française, vol. V, Copenhague : Akademisk


Forlag.
Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
Wagner, R.L. et Pinchon, J . (1962). Grammaire du français classique et
moderne, Paris : Hachette.
Wilmet, M. (1998). Grammaire critique du français, Paris : Hachette-
Duculot.
Yaguello, M. (sous la direction de). (2003). Le grand livre de la langue
française, Paris : Seuil.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités1

Pauline HAAS
Université Lille 3, UMR 8163 STL

Richard HUYGHE
Université Paris 7 Diderot

0. Introduction

Ce travail a pour thème l’analyse sémantique des noms morphologiquement


liés aux verbes dits « d’activité » ou « de processus ». Entre dans notre
champ d’étude tout nom qui a un correspondant verbal décrivant une activité,
abstraction faite de l’orientation de la dérivation — le nom peut être déverbal
ou le verbe, dénominal. Par commodité, nous étiquetterons les noms
sélectionnés « N-Vact ».
Ces noms ont déjà fait l’objet de plusieurs études et leur hétérogénéité a
été relevée et commentée à différentes reprises (cf. Flaux & Van de Velde
2000, Heyd & Knittel 2009). Différentes classes de « noms d’activités » ont
ainsi été dégagées, sur la base notamment de leur caractère massif et/ou
comptable. Nous nous proposons de contribuer à l’étude de ces noms en les
abordant plus spécifiquement sous l’angle de l’aspect lexical. Il s’agit de
savoir s’ils sont dotés de propriétés aspectuelles comparables à celles des
verbes correspondants. Les N-Vact dénotent-ils tous à proprement parler des
« activités » ? Le critère de l’atélicité, qui opère dans le domaine verbal, est-il
transposable dans le domaine nominal ? Plus généralement, quel est le degré
de porosité aspectuelle entre les catégories nominale et verbale ?
Nous ferons ici un premier tour d’horizon de ces questions. Notre
objectif est de formuler clairement le problème de l’héritage aspectuel,
d’exposer une méthodologie et d’annoncer quelques hypothèses de travail, en
vue de développements ultérieurs.

1. Préliminaire : qu’est-ce qu’un verbe d’activité ?

Conformément à la tradition initiée par Vendler (1967), et prolongée dans les


travaux de Dowty (1979), Anscombre (1990), Van de Velde (1995), Reboul
(2000), Kailuweit (2003), etc., nous appelons « activités » les actions

1
Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet de recherche NOMAGE (ANR
07 JCJC 0085 01). Nous remercions les relecteurs du comité scientifique pour
leurs remarques.

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 103 118.


104 Pauline Haas & Richard Huyghe

duratives atéliques homogènes. Par définition, les activités, parfois aussi


dénommées « processus » (cf. Mourelatos 1978), n’impliquent pas de terme.
Il s’agit d’actions pouvant se prolonger ad libitum, c’est-à-dire d’actions dont
la nature ne présuppose pas qu’elles s’achèvent.
Plusieurs tests d’identification des verbes d’activité existent. L’un des
plus fiables repose sur leur capacité à se construire régulièrement avec un
complément de temps en pendant, plutôt qu’en en. Sont ainsi considérés
comme verbes d’activité les intransitifs jardiner, batailler, ronfler,
randonner, flâner, bouillonner, voyager, dialoguer, naviguer, braconner,
clignoter, jongler, pédaler, augmenter1, manifester12, etc. :
(1) a. Sylvain a jardiné pendant deux heures.
b. * Sylvain a jardiné en deux heures.

Les transitifs qui se construisent avec un complément de temps en pendant,


quel que soit leur objet (singulier ou pluriel, défini ou indéfini, i.e. dénotant
une entité délimitée ou non), font également partie de la classe. Tel est le cas
de pousser, bombarder, utiliser, aérer, simuler, prier, employer, promener,
frotter, rechercher, pratiquer, fêter, gouverner, rêver, rabâcher,
réprimander, etc. :
(2) a. J’ai poussé (un chariot / des chariots / le chariot / les chariots) pendant deux
heures.
b. * J’ai poussé (un chariot / des chariots / le chariot / les chariots) en deux
heures3.

2. Les N-Vact ont-ils des propriétés aspectuelles ?

On peut remarquer d’emblée que la question de la fidélité aspectuelle entre


verbes d’activité et noms corrélés n’est pas toujours pertinente. En effet, bien

2
Augmenter1, manifester1 correspondent aux emplois intransitifs de ces deux
verbes (e.g. Le prix de l’essence augmente1 vs Ce nouveau traitement augmente2
les chances de guérison, Les étudiants ont manifesté1 à Paris vs Les employés
manifestent2 leur mécontentement).
3
Il est bien connu que, pour un grand nombre de verbes transitifs, l’aspect
dépend de l’objet. En particulier, un objet pluriel indéfini, i.e. non délimité, peut
faire basculer un SV du côté de l’activité, tandis qu’un objet délimité peut
conférer au SV sa télicité (e.g. construire une maison en dix ans vs construire
des maisons pendant dix ans). Dans ce cas, la télicité / atélicité apparaît comme
une propriété du SV, et non du verbe seulement (cf. Verkuyl 1971, 1989,
Mourelatos 1978, Ghiglione 1990, Marín 2000). Pour ne pas brouiller notre
piste de recherche, nous écartons de notre étude ces verbes sous déterminés, en
nous concentrant sur les verbes d’activité typiques, c’est à dire ceux dont
l’aspect atélique ne dépend pas de l’objet.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 105

des N-Vact dénotent des entités concrètes et en tant que tels, ne sont pas
susceptibles d’exprimer l’aspect.

2.1. Noms d’agents et d’instruments

De nombreux noms liés à des verbes d’activité ont pour fonction de désigner
des agents (3a) ou des instruments (3b) :
(3) a. gouverneur, promeneur, manifestant, bricoleur, simulateur1
b. bombardier, pédale, clignotant, aérateur, simulateur2

La parenté entre le verbe et le nom repose ici sur le lien sémantique qui unit
l’action et ses participants. Pour les déverbaux, la signification agentive ou
instrumentale est généralement portée par le suffixe.
Les noms comme gouverneur, promeneur, aérateur ou clignotant ne
décrivant ni des actions ni des états, ils ne comportent pas de traits
aspectuels. La question de leur héritage aspectuel ne se pose donc pas. On
notera d’ailleurs que ces noms n’ont pas de signification temporelle, c’est-à-
dire qu’ils ne décrivent pas des entités dotées d’un ancrage et/ou d’une
extension temporels. Ainsi ne peut-on pas les faire figurer dans des
expressions de la forme au moment du N, à l’instant du N, pendant le N, un N
de x temps, etc. :
(4) a. * au moment du gouverneur, * à l’instant du manifestant, * pendant la
pédale
b. * un promeneur de trois heures, * un bombardier de plusieurs heures, * un
clignotant de trois minutes

2.2. Noms polysémiques

Les noms sous (3) sont de purs noms concrets. Mais il y a aussi de
nombreuses nominalisations polysémiques, qui ont à la fois un sens abstrait
et un sens concret, correspondant respectivement à la dénotation d’une action
ou de son résultat (cf. Grimshaw 1990, Pustejovsky 1995, Alexiadou 2001).
Tel est le cas de travail et réflexion :
(5) a. Le travail acharné de Pierre a enfin porté ses fruits.
b. Son travail fait plus de trois cents pages.
(6) a. La commission mène actuellement une réflexion sur les nouvelles
technologies.
b. Anne a encore blessé Sophie avec ses réflexions idiotes.

Travail désigne dans (5a) une action et dans (5b) un objet qui en résulte,
comme l’indique la présence du complément plus de 300 pages. De même,
106 Pauline Haas & Richard Huyghe

réflexion dans (6a) renvoie à un processus en cours d’exécution et, dans (6b),
à des paroles prononcées, que l’on peut considérer comme le résultat de
l’action de réfléchir4.
Notons que les cas de polysémie ne se réduisent pas à l’alternative
action / résultat (cf. Osswald 2005, Van de Velde 2006). Ainsi dans :
(7) a. L’aération des logements s’effectuera difficilement.
b. L’aération de la pièce est bouchée.
(8) a. Le gouvernement de la banque centrale par des instances indépendantes est
un gage de neutralité.
b. Le gouvernement de la France compte trente trois ministres, dont un tiers de
femmes.

le sens concret du déverbal est de type instrumental (7b) ou agentif (8b),


semblable à celui des exemples (3).
Les acceptions concrètes des nominalisations polysémiques, comme les
noms sous (3), n’ont pas de signification aspectuelle. A fortiori, elles ne sont
pas fidèles aux propriétés aspectuelles de leurs correspondants verbaux.

2.3. Le sens dynamique

Qu’en est-il des N-Vact qui n’ont pas, ou pas seulement, de sens concret ? Il
s’agit généralement de noms d’actions, qui ont donc en commun avec les
verbes d’activité d’exprimer la dynamicité. Pour confirmer cette intuition
sémantique, on peut mobiliser trois tests (suffisants mais non nécessaires) de
la dynamicité dans le domaine nominal.

4
Il n’est pas toujours facile de distinguer sémantiquement l’action du résultat.
Deux cas de figure se présentent. Pour les noms comme travail et réflexion,
l’ambiguïté est envisageable. Dans La réflexion de Pierre était cruciale par
exemple, réflexion peut renvoyer soit à une remarque, soit à un examen
intellectuel. Dans l’interprétation, la sous détermination est possible, quoique
non nécessaire. Il existe aussi des noms comme ronflement et beuglement,
également sujets aux interprétations sous déterminées, mais dont le caractère
polysémique peut être mis en doute. Ainsi, dans Les ronflements de mon voisin
de chambre m’ont empêché de dormir et Je ne supporte pas le beuglement de ce
chanteur, il est difficile de dire si le nom dénote une action ou le son qui en
résulte et cela, à vrai dire, a peu d’importance pour déterminer le sens de
l’énoncé. La différence avec le cas de travail et réflexion est qu’il paraît difficile
de trouver des contextes qui sélectionnent uniquement l’une des deux
acceptions, de sorte qu’on peut douter de la nécessité de distinguer ici entre sens
actionnel et sens résultatif. Autrement dit, ronflement et beuglement pourraient
être lexicalement sous déterminés au regard de l’opposition procès / résultat. Il
s’agirait là d’une catégorie nominale particulière, dont la signification mêle
d’emblée action et résultat.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 107

Le test le plus fréquemment invoqué pour prouver la dynamicité d’un


verbe est sa compatibilité avec la forme progressive (cf. Vendler 1967,
Comrie 1976, Wilmet 1980, Marque Pucheu 1998, Robberecht 1998 inter
alia). Il n’est pas directement applicable au domaine nominal puisque être en
train de n’est compatible qu’avec les prédicats verbaux. Mais la locution en
cours peut jouer le même rôle :
(9) a. Votre question ne concerne pas la discussion en cours.
b. Plusieurs équipes de journalistes sont là pour couvrir la manifestation en
cours.
c. Une grande réflexion sur l’environnement est actuellement en cours.

Ainsi (9) montre-t-il que les déverbaux discussion, manifestation et réflexion


héritent, dans certains de leurs emplois au moins, de la signification
dynamique de leurs bases verbales.
La compatibilité des noms avec un verbe support, combinée au fait que
les SV formés peuvent paraphraser les verbes d’activité correspondants, est
également une marque de dynamicité (cf. Giry-Schneider 1978, Gross 1996).
Or de nombreux N-Vact remplissent cette double condition :
(10) a. faire une randonnée
b. faire du jardinage
c. faire un rêve
(11) a. effectuer une promenade
b. effectuer un voyage
c. effectuer une poussée
(12) a. procéder à une recherche
b. procéder à une simulation
c. procéder à une aération

On peut en effet construire randonnée, jardinage, rêve, etc. avec des verbes
tels que faire, effectuer, procéder, et les SV construits ont un sens proche de
randonner, jardiner, rêver, etc. Ces noms ont donc, à l’instar de leurs
correspondants verbaux, un sens dynamique.
Notons enfin que bien des noms dérivés de verbes d’activité transitifs
peuvent prendre un complément d’agent introduit par par, lorsque l’objet est
présent et introduit par de. La structure des SN de ce type correspond à celle
des « complex event nominals » décrits par Grimshaw (1990) :
108 Pauline Haas & Richard Huyghe

(13) a. l’utilisation de cet outil par les informaticiens


b. le bombardement de la ville par les alliés
c. le gouvernement de la commission par une personnalité neutre

L’agentivité présupposant la dynamicité, les N-Vact testés ici sont bien des
noms d’actions.
Voyons à présent quelles sont les autres propriétés aspectuelles de ces
nominalisations dynamiques.

3. Des noms d’activités aux noms d’événements

Il s’agit de savoir si les N-Vact dynamiques, comme les verbes d’activité,


décrivent des actions sans délimitation intrinsèque, duratives et homogènes.

3.1. La délimitation des actions

Contre toute attente, le critère sémantique de la non-délimitation,


caractéristique essentielle des activités, n’est pas respecté par tous les noms
retenus. En effet, ces noms se distinguent les uns des autres selon qu’ils
dénotent des actions finies ou non finies.
Le paramètre discriminant ici est le caractère massif / comptable des N-
Vact. Les entités décrites par les noms massifs se caractérisent par leur
homogénéité et leur absence de délimitation intrinsèque, comme en
témoignent les propriétés nominales de référence cumulative et distributive
(cf. Quine 1960, Cheng 1973, Pelletier 1979, Langacker 1991, Nicolas 2002
inter alia). A l’inverse, les noms comptables indiquent une individuation
forte, ils dénotent des entités discrètes et délimitées, condition sine qua non
de la possibilité de compter les référents. Or, comme le font remarquer Flaux
et Van de Velde (2000) et Heyd et Knittel (2009), les noms liés aux verbes
d’activité forment une catégorie hétérogène, car certains sont strictement
massifs alors que d’autres ont aussi un emploi comptable, voire s’y
cantonnent :
(14) a. du jardinage, de la natation, de la navigation, du braconnage, du jonglage
b. * un jardinage, * plusieurs natations, * des navigations, * trois braconnages,
* quelques jonglages
(15) a. * de la discussion, * de la manifestation, * de la bataille, * de
l’augmentation, * du bombardement
b. une discussion, plusieurs manifestations, des batailles, trois augmentations,
quelques bombardements
(16) a. de la danse, de la marche, de la pratique, de la randonnée, de la chasse
b. une danse, plusieurs marches, des pratiques, cinq randonnées, quelques
chasses
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 109

On peut distinguer grosso modo trois cas de figure, selon que le N-Vact est :
- massif (e.g. jardinage) — nous appellerons ce cas « type A »
- comptable (e.g. discussion) — « type B »
- bisémique, i.e. lexicalement massif et comptable (e.g. danse) — « type
A / B » (danseA / danseB).
Du point de vue référentiel, les noms du type A sont de purs noms
d’activités, i.e. ils dénotent des actions homogènes, duratives et non
délimitées — nous rejoignons sur ce point Heyd et Knittel. Leur caractère
massif correspond directement à l’atélicité dans le domaine verbal, pour les
raisons évoquées ci-dessus.
Les noms du type A s’emploient principalement dans des SN génériques
de la forme le N et dans l’expression faire du N :
(17) a. (Le jardinage / la natation / le jonglage / la danseA / la rechercheA / la
randonnéeA), c’est agréable.
b. Sylvain adore (le jardinage / la natation / le jonglage / la danseA / la
rechercheA / la randonnéeA).
(18) faire (du jardinage / de la natation / du jonglage / de la danseA / de la
rechercheA / de la randonnéeA)

Cette prédilection d’emploi témoigne de leur sens d’activité. En effet, que


l’on considère que l’article le générique constitue, sur le mode massif, un
individu générique présenté « de façon homogène, c’est-à-dire comme étant
constitué d’occurrences identiques, non discernables » (Kleiber 1990 : 158),
ou qu’il vise un type décrit par le nom, établi « sans passer par l’individuel »
et sans « dénombrement de discernables » (Corblin 1987 : 91), on admettra
que l’absence de terme intrinsèque et d’instanciations clairement délimitées,
caractéristique des actions atéliques, favorise l’emploi générique singulier
des noms d’activités. De son côté, la structure faire du N contraint
l’interprétation d’activité, y compris avec certains noms concrets auxquels on
peut associer une activité caractéristique (e.g. faire du cheval, faire du vélo)
(cf. Giry-Schneider 1978, Van de Velde 1997). Que les noms comme
jardinage, recherche, natation, etc. s’emploient particulièrement bien dans
cette tournure montre leur aptitude à dénoter des activités.
Les noms du type B, quant à eux, sont naturellement rétifs à
l’interprétation d’activité, puisqu’ils décrivent des actions finies. Au plan
référentiel, ils se distinguent des noms du type A par leur capacité, pour la
plupart, à dénoter des événements — catégorie sémantique que, dans le
domaine verbal, on associe plutôt aux accomplissements et aux achèvements
(cf. Mourelatos 1978). La plupart des N-Vact du type B peuvent en effet
apparaître dans des constructions événementielles types (cf. Huyghe & Marín
2008) :
110 Pauline Haas & Richard Huyghe

(19) a. Le bombardement a eu lieu à l’aube.


b. La prière aura lieu à la Grande Mosquée.
c. Cette discussion a eu lieu en séance plénière.
d. Il y a eu plusieurs manifestations violentes à Khartoum le mois dernier.
e. Il y a eu une fête chez le voisin.
e. La bataille de Valmy a été un événement marquant.
f. Il y a eu des dansesB et des chants traditionnels.
g. La randonnéeB a été reportée à la semaine prochaine.

On remarquera que, contrairement aux noms A, les noms B peuvent très


facilement, dans leurs emplois définis, dénoter des entités spécifiques, i.e. des
occurrences particulières, individuées et identifiées par leur ancrage spatio-
temporel.
Il y a donc pour ces noms une certaine distorsion sémantique avec les
verbes correspondants. Alors que ceux-ci décrivent des actions sans limite
temporelle, les noms B dénotent des actions bornées. On peut se demander si,
pour autant, la rupture sémantique est complète. Notre hypothèse est qu’il
reste une parenté aspectuelle entre les noms B et les verbes d’activité. Elle
tient (i) à l’aspect duratif et (ii) à l’homogénéité associés à discussion,
promenade, manifestation, bataille, etc.

3.2. Des événements duratifs

Les noms du type B ont en commun avec les verbes d’activité de décrire des
actions dotées d’une extension temporelle. Autrement dit, ils ont la capacité
de dénoter des événements duratifs. Les noms B peuvent en effet se voir
associer des compléments d’étendue temporelle, de la forme de x heures /
minutes / secondes / jours / mois / etc. :
(20) une manifestation de quatre heures, une fête de trois jours, une discussion de
vingt minutes, une randonnéeB de huit heures, une bataille de plusieurs jours

Ils peuvent également se construire avec les verbes durer et se dérouler (qui
présuppose une durée) :
(21) a. La manifestation a duré quatre heures.
b. La fête a duré trois jours.
c. La discussion a duré vingt minutes.
d. La randonnéeB a duré huit heures.
e. La bataille a duré plusieurs jours.
(22) a. La manifestation s’est déroulée à Paris.
b. La fête s’est déroulée dans le parc.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 111

c. Ils sont satisfaits de la façon dont la discussion s’est déroulée.


d. La randonnéeB s’est très bien déroulée.
e. La bataille s’est déroulée en deux temps.

Tel n’est pas le cas de tous les noms d’événements. Les noms liés aux verbes
d’achèvement, en particulier, ne valident pas les tests mis en œuvre dans
(20)-(22) :
(23) ?? une découverte de plusieurs mois, ?? une naissance de six heures, ?? un
assassinat de trois minutes
(24) a. ?? La découverte a duré plusieurs mois.
b. ?? La naissance a duré six heures.
c. ?? L’assassinat a duré deux minutes.
(25) a. ?? La découverte s’est déroulée à l’Institut Pasteur.
b. ?? La naissance s’est déroulée à Lille.
c. ? L’assassinat s’est déroulé dans la rue.

Les noms d’achèvements dans (23)-(25) dénotent des événements ponctuels


– ils sont eux-mêmes fidèles en cela à leurs correspondants verbaux (cf.
Huyghe & Marín 2008). La comparaison avec les N-Vact du type B montre
que ces derniers ont certains traits aspectuels en commun avec les verbes
d’activité.

3.3. Des événements homogènes

Par leur durée, les actions décrites par les noms du type B se distinguent des
achèvements et se rapprochent des accomplissements, prototypiquement
représentés par un nom comme accouchement. En effet, accouchement valide
les tests proposés dans (20)-(22) :
(26) un accouchement de six heures
(27) L’accouchement a duré six heures.
(28) L’accouchement s’est très bien déroulé.

Les noms B sont-ils équivalents aux noms d’accomplissements ? Nous


pensons qu’il y a une différence dans le mode de délimitation des événements
dénotés.
Pour accouchement, le terme du procès est impliqué par la nature même
de l’action. En effet, accouchement ne décrit pas une action homogène, mais
un procès structuré, doté d’un point culminant aboutissant à un changement
d’état. C’est cette structure qui à la fois implique le terme de l’action et le
fixe. Tel ne nous paraît pas être le cas pour des noms comme manifestation,
discussion, fête, promenade, etc. Les procès décrits ont certes une borne
112 Pauline Haas & Richard Huyghe

finale, mais l’existence et la spécification de cette borne ne sont pas imposées


par la nature de l’action. Il nous semble qu’en l’occurrence les procès n’ont
pas de point culminant et qu’ils n’impliquent pas de changement d’état au
terme de l’action. Autrement dit, la borne finale n’est pas fixée « de
l’intérieur », elle n’est pas déterminée par une structure actionnelle : le procès
se déroule de façon homogène et s’arrête à un moment (non spécifié).
Il n’est pas facile d’étayer cette intuition par des tests linguistiques
assurés. Certains faits peuvent toutefois conforter notre hypothèse. Par
exemple, il est difficile de considérer un accomplissement comme réalisé s’il
n’a pas été mené à son terme. Tel n’est pas le cas pour les actions dénotées
par les noms du type B :
(29) L’accouchement a pu être interrompu au bout d’une heure. > Elle n’a pas
accouché.
(30) a. La manifestation a été interrompue au bout de deux heures. > Ils ont
manifesté.
b. La discussion a été interrompue au bout d’une demi heure. > Ils ont discuté.
c. La promenade a été interrompue par la pluie. > Ils se sont promenés.

Dans (30), l’interruption n’empêche pas de considérer que l’événement a eu


lieu ; la réalisation de l’action ne dépend donc pas d’un terme prédéfini. Le
procès est vu comme homogène et non culminant. On retrouve ici, pour les
noms du type B, le « paradoxe imperfectif » mis en évidence pour les verbes
d’activité (cf. Garey 1957, Kenny 1963, Dowty 1979)5.
De même, la prolongation de l’action dénaturerait les accom-
plissements, alors qu’elle n’affecte pas les actions décrites par les noms B :
au terme de l’accouchement, on ne peut pas, par une décision arbitraire,
prolonger le procès, contrairement à ce qui semble possible pour les
promenade, discussion, manifestation, etc.
Le terme de l’action ne semble donc pas spécifié par les noms du type
B, ce qui est une indication de l’homogénéité des procès décrits. Celle-ci
marque la parenté sémantique entre les noms B et les verbes d’activité.

5
On peut considérer, dans le cas des accomplissements à thème incrémental (cf.
Dowty 1991, Tenny 1994), que la réalisation de l’action est progressive. Ainsi
peut on inférer de La construction de l’immeuble a été interrompue que
l’immeuble a été en partie construit. Mais, même dans ce genre de cas,
l’interruption empêche de considérer l’action comme véritablement accomplie :
la construction de l’immeuble n’est pas aboutie. La situation est différente dans
(30) car, même quand le verbe d’activité correspondant au nom B est transitif,
l’action décrite ne comporte pas de point culminant marquant le terme de
l’action. En conséquence, l’action peut être considérée comme réalisée dès lors
qu’elle a débuté (e.g. Le bombardement de la ville a été interrompu au bout de
deux heures > La ville a été bombardée).
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 113

La différence entre noms d’accomplissements et N-Vact du type B


rappelle une distinction établie par Langacker (1991), dans le domaine
concret, entre deux types de noms comptables. Langacker distingue en effet,
sur une base référentielle, entre les noms comptables traditionnels, qui
indiquent l’hétérogénéité et la structuration de leurs référents (chaise,
maison, etc.), et les noms comptables homogènes, dont les denotata ont des
bornes, mais pas de structure interne (lac, entracte, bip sonore, etc.). Pour ces
derniers, la délimitation du référent n’est pas structurellement déterminée ; or
c’est précisément ce qu’on observe pour les noms B. Les noms
d’accomplissements et les noms du type B pourraient donc incarner, dans le
domaine de la signification abstraite, la distinction entre les deux types de
noms comptables, homogènes et hétérogènes.
Par ailleurs, l’homogénéité associée aux noms B permet d’expliquer
l’emploi tout à fait régulier de ces noms dans des tournures « semi-
massives », de la forme x Nmesure de Nsg (cf. Van de Velde 1995, 1997) :
(31) vingt minutes de discussion, deux jours de bataille, trois heures de
promenade, deux heures de manifestation, trois jours de fête, une heure de
prière

Dans les SN de cette forme, la délimitation incombe à la quantité elle-même,


i.e. au spécifieur, et non au nom déterminé. N n’apporte pas lui-même
l’information de l’individuation et sa dénotation est vue comme homogène —
la tournure s’emploie d’ailleurs canoniquement avec des noms massifs (e.g.
deux kilos de farine, deux litres d’eau). On peut penser que si les noms du
type B apparaissent très facilement en position de N dans x Nmesure de Nsg,
c’est précisément parce qu’ils ont une dénotation homogène.
La régularité des séquences sous (31) constitue en effet une particularité
des noms du type B. Les noms comptables standards s’emploient beaucoup
moins facilement dans ce genre de construction. C’est le cas d’accouchement
lui-même :
(32) ? deux heures d’accouchement

ce qui s’explique par l’hétérogénéité du procès décrit6. Par contre, la tournure


est tout à fait compatible avec les noms du type A, i.e. ceux qui héritent
pleinement du sens d’activité :
6
Les noms comptables concrets les plus susceptibles d’apparaître dans x Nmesure
de Nsg sont ceux auxquels on peut, d’une façon ou d’une autre, associer une
certaine homogénéité. C’est le cas par exemple des noms qui décrivent des
objets idéalisables comme des lignes ou des surfaces : cinquante mètres de
trottoir, deux mètres carrés de plancher, dix mètres de falaise, deux cents
hectares de plage, etc. (vs ?? dix centimètres de livre, ?? dix mètres carrés de
maison, ?? un mètre de lampe, ?? trois centimètres carrés de violon). La
114 Pauline Haas & Richard Huyghe

(33) deux heures de jardinage, plusieurs jours de navigation, dix minutes de


jonglage

Ainsi, en dépit de leur caractère comptable, les noms B ont une


proximité sémantique avec les noms d’activités, qui échappe aux noms
d’accomplissements. Discussion, promenade, manifestation, etc. forment
donc une catégorie nominale originale, à mi-chemin entre l’activité et
l’accomplissement. Cette spécificité s’explique par leur hybridité
aspectuelle : ces noms ont à la fois des caractéristiques propres aux activités
et la capacité de dénoter des événements.

4. Une nuance dans le domaine verbal

Comme nous venons de le voir, les noms dynamiques liés


morphologiquement aux verbes d’activité peuvent dénoter soit des activités
soit des événements. On peut se demander pourquoi les verbes d’activité ont
cette double correspondance nominale. Notre sentiment est qu’il y a des
éléments, dans la nature des activités décrites par les verbes, qui la
conditionnent.
En effet, les verbes correspondant aux noms du type A ont tendance à
renvoyer à des actions que l’on réitère, à des pratiques routinières que l’on
suspend, mais qui ne s’arrêtent jamais définitivement — il s’agit souvent de
passe-temps, constitutifs de notre existence active. Dans ce cas, les éléments
qui permettent d’individualiser les occurrences de l’activité sont peu
nombreux et peu variables, voire négligeables. Il n’est pas crucial de savoir
par exemple, quand Pierre jardine, où il le fait, à quelle heure, pendant
combien de temps, etc. L’activité peut même se caractériser par une certaine
récurrence spatiale. Ces facteurs tendent à l’indistinction des occurrences de
l’action. On notera d’ailleurs que la plupart des noms du type A sont liés à
des verbes intransitifs, c’est-à-dire à des prédicats impliquant peu de
variables thématiques. Avec récurrence de l’agent et possibilité de négliger
les spécificités d’ancrage spatio-temporel, le verbe se voit aisément associer
une interprétation routinière.
Inversement, les verbes correspondant aux noms du type B décrivent
des actions qui comptent beaucoup de paramètres d’individuation. De plus,
leur variation semble importante dans la définition de l’action. Ainsi
manifester, discuter, bombarder, se promener décrivent-ils des situations à
fort potentiel événementiel : tout ce qui distingue les différentes occurrences
de l’activité (lieux, dates, objets, participants, etc.) est fortement mobilisé par
le type de procès décrit. Par exemple, quand Pierre manifeste, il y a en

discontinuité et la délimitation, si elles sont partie prenante de la signification de


ces noms, ne reposent pas sur la description d’une structure compositionnelle
complexe.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 115

arrière-plan non seulement une date et un lieu, mais aussi un objet de


protestation, d’autres manifestants, etc. Ces particularités tendent à
singulariser l’occurrence de l’action et à en faire un événement distinctif.
Autrement dit, le potentiel de discernabilité des occurrences de l’action est
plus fort pour les verbes liés aux noms B que pour ceux liés aux noms A.
On peut remarquer, dans ce sens, que les noms du type B sont plus
souvent liés à des verbes d’activité transitifs. Par leur structure argumentale
plus riche, ces verbes favorisent la différenciation des occurrences. Quant aux
verbes intransitifs liés aux noms B, ils se prêtent difficilement à
l’interprétation habituelle :
(34) a. Pierre (jardine / jongle / braconne).
b. Pierre (manifeste / discute / rêve).

Alors que (34a) est susceptible d’une double lecture, habituelle ou


événementielle7, seule la seconde convient à (34b). Avec des verbes comme
manifester, discuter, rêver, l’interprétation habituelle au présent doit être
contrainte – par exemple par un adverbe de fréquence ou de quantité (Pierre
(manifeste / discute / rêve) beaucoup). Que ces verbes ne sollicitent pas
facilement la lecture habituelle indique une certaine résistance à l’amalgame
des occurrences de l’action. Celle-ci peut expliquer pourquoi les noms
correspondants se cantonnent à la dénotation d’événements, alors qu’au
contraire, jonglage, jardinage et braconnage, dérivés de verbes qui acceptent
l’interprétation habituelle, dépassent le seuil événementiel pour dénoter des
actions qui se prolongent indéfiniment.

5. Conclusion

A la question de savoir si les N-Vact ont des propriétés aspectuelles


comparables à celles des verbes correspondants, on peut répondre de la
manière suivante. Il y a d’une part des N-Vact de sens concret, qui n’ont
logiquement pas de caractéristiques aspectuelles, et d’autre part des N-Vact
abstraits et dynamiques, mais qui contrairement à leurs correspondants
verbaux peuvent exprimer une délimitation. Plus précisément, il faut
distinguer, parmi les N-Vact dynamiques, entre les noms du type A, qui sont
massifs et qui décrivent de pures activités, et les noms du type B, qui sont
comptables, et qui décrivent des actions finies. Ces dernières, en dépit de leur
délimitation, ont en commun avec les activités d’être duratives et homogènes.
A bien des égards, l’atélicité, qui opère dans le domaine verbal,
s’applique aussi dans le domaine nominal. Elle correspond au caractère

7
Pour une analyse détaillée de ces doubles interprétations, et en particulier de la
lecture habituelle, voir Kleiber (1987).
116 Pauline Haas & Richard Huyghe

massif des noms abstraits dynamiques. De fait, les traits constitutifs de la


signification massive, à savoir l’absence de délimitation, la continuité et
l’homogénéité, sont également caractéristiques des verbes d’activité. Les
noms du type A peuvent ainsi être considérés comme atéliques. Le critère de
la télicité, par contre, doit être précisé lorsqu’on l’applique dans le domaine
nominal. Il faut savoir si l’on parle de délimitation structurelle ou non,
impliquant ou non un point culminant et un changement d’état. Les noms du
type B ne seraient « téliques » que dans le second cas. Autrement dit, le
critère sémantique de la délimitation demande à être affiné lorsqu’on
l’applique dans le domaine nominal.
Il ressort de notre travail qu’il n’y a pas de recouvrement entre la classe
des noms liés morphologiquement aux verbes d’activité et la classe des noms
d’activités. D’une part, tous les N-Vact ne sont pas des noms d’activités.
D’autre part, il existe des noms d’activités qui ne sont pas des N-Vact :
comme nous l’avons vu, certains noms concrets peuvent avoir en contexte
une interprétation d’activité, notamment dans l’expression faire du N (e.g.
faire du violon, faire du vélo, faire du cheval). En outre, certains noms liés à
des verbes transitifs sous-déterminés (i.e. dont la délimitation dépend de
l’objet), comme escalade, peuvent renvoyer à des activités (e.g. Pierre
(pratique / adore / fait de) l’escalade). Il serait intéressant, à cet égard, de
s’interroger sur l’aspect des noms liés à des verbes comme lire, chanter,
dessiner, bricoler, calculer, etc., qui se caractérisent par leur double emploi,
intransitif d’activité (cf. Pierre a lu (pendant trois heures / *en trois heures))
ou transitif sous-déterminé (cf. Pierre a lu (un roman en deux heures / des
romans pendant toutes les vacances)). Les noms correspondants semblent se
voir associer le sens d’activité (J’aime (la lecture / le dessin), faire (du
bricolage / du chant)), mais aussi un sens comptable, événementiel ou
concret (La lecture aura lieu le matin, Ce chant était magnifique, Elle a
effectué un calcul difficile, Pierre m’a montré son dessin, etc.). Quelles sont
précisément les conditions d’emploi de ces noms ? Quelles contraintes
déterminent leur interprétation en contexte ? Comment se construit leur
polysémie ? Plus généralement, on peut se demander ce qu’il advient des
nominalisations de verbes dont l’aspect dépend de l’objet. Les
caractéristiques aspectuelles de ces noms dépendent-elles de leur structure
argumentale ? Quid des cas où il n’y a pas de structure argumentale
apparente ? Nous essaierons de traiter ces questions dans nos prochains
travaux.

Références

Alexiadou, A. (2001). Functional Structure in Nominals : Nominalization


and Ergativity, Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins.
Les propriétés aspectuelles des noms d’activités 117

Anscombre, J.-C. (1990). L’opposition longtemps / longuement : durée


objective et durée subjective, Langue Française 88 : 90-116.
Cheng, C.-Y. (1973). Comments on Moravcsik’s paper, in K.J.J. Hintikka ;
J.M.E. Moravcsik ; P. Suppes, (eds), Approaches to Natural Language :
Proceedings of the 1970 Stanford Workshop on Grammar and
Semantics, Dordrecht : D. Reidel Publishing Company, 286-288.
Comrie, B. (1976). Aspect, an Introduction to the Study of Verbal Aspect and
Related Problems, Cambridge : University Press.
Corblin, F. (1987). Indéfini, défini et démonstratif, Genève / Paris : Librairie
Droz.
Dowty, D. (1979). Word Meaning and Montague Grammar, Dordrecht : D.
Reidel Publishing Company.
Dowty, D. (1991). Thematic Proto-Roles and Argument Selection, Language
67-3 : 547-619.
Flaux, N. ; Van de Velde, D. (2000). Les noms en français : esquisse de
classement, Paris : Ophrys.
Garey, H.B. (1957). Verbal aspect in French, Language 33 : 91-110.
Ghiglione, R. et alii. (1990). Prédications d’état, de déclaration et d’action :
essai de classification en vue d’une application en analyse de contenu,
Langages 100 : 81-100.
Giry-Schneider, J. (1978). Les nominalisations en français : l’opérateur
« faire » dans le lexique, Genève : Droz.
Grimshaw, J. (1990). Argument Structure, Cambridge Mass. : The MIT Press.
Gross, G. (1996). Prédicats nominaux et compatibilité aspectuelle, Langages
121 : 54-72.
Heyd, S. ; Knittel, M.-L. (2009). Les noms d’activité parmi les noms
abstraits : propriétés aspectuelles, distributionnelles et interprétatives,
Lingvistae Investigationes 32.1 : 124-148.
Huyghe, R. ; Marín, R. (2008). L’héritage aspectuel des noms déverbaux en
français et en espagnol, Faits de Langue 30 : 265-273.
Kailuweit, R. (2003). Classes de prédication, macrorôles et corrélation
(linking) dans la RRG, Cahiers du CRISCO 13 : 21-36.
Kenny, A. (1963 / 1994). Action, Emotion and Will, Bristol : Thoemmes
Press.
Kleiber, G. (1987). Du côté de la référence verbale : les phrases habituelles,
Berne : Peter Lang.
Kleiber, G. (1990). L’article LE générique : la généricité sur le mode massif,
Genève / Paris : Librairie Droz.
Langacker, R.W. (1991). Concept, Image, and Symbol : the Cognitive Basis
of Grammar, Berlin / New York : Mouton de Gruyter.
Marín, R. (2000). El componente aspectual de la predicación, PhD,
Universitat Autònoma de Barcelona.
118 Pauline Haas & Richard Huyghe

Marque-Pucheu, C. (1998). Contraintes sur le mode / temps et l’aspect


induites par les adverbes, Cahiers Chronos 2 : 107-126.
Mourelatos, A. (1978). Events, Processes and States, Linguistics and
Philosophy 2 : 415-434.
Nicolas, D. (2002). La distinction entre noms massifs et noms comptables,
Louvain / Paris : Editions Peeters.
Osswald, R. (2005). On Result Nominalization in German, Proceedings of
Sinn und Bedeutung 9 : 256-270.
Pelletier, F.J. (1979). Non-singular reference : some preliminaries, in F.J.
Pelletier, (ed.), Mass Terms : some Philosophical Problems, Dordrecht :
D. Reidel Publishing Company, 1-14.
Pustejovsky, J. (1995). The Generative Lexicon, Cambridge Mass. : The MIT
Press.
Quine, W.v.O. (1960 / 1977). Le mot et la chose, Paris : Flammarion.
Reboul, A. (2000). La représentation des éventualités dans la théorie des
représentations mentales, Cahiers de Linguistique Française 22 : 13-55.
Robberecht, P. (1998). Quelques réflexions à propos de la forme progressive chez
les anglophones et les étudiants anglais, Cahiers Chronos 2 : 127-140.
Tenny, C. (1994). Aspectual Roles and the Syntax Semantics Interface,
Dordrecht : Klumer Academic Publishers.
Van de Velde, D. (1995). Le spectre nominal: des noms de matières aux noms
d’abstractions, Louvain-Paris : Editions Peeters.
Van de Velde, D. (1997). Un dispositif linguistique propre à faire entrer
certaines activités dans des taxinomies : Faire + du + Nom d’activité,
Revue de Linguistique Romane 243-244 : 369-395.
Van de Velde, D. (2006). Grammaire des événements, Villeneuve d’Ascq :
Presses Universitaires du Septentrion.
Vendler, Z. (1967). Linguistics in Philosophy, Ithaca N.Y. : Cornell
University Press.
Verkuyl, H. (1971). On the Compositional Nature of the Aspects, PhD,
Université d’Amsterdam.
Verkuyl, H. (1989). Aspectual classes and aspectual composition, Linguistics
and Philosophy 12 : 39-94.
Wilmet, M. (1980). Aspect grammatical, aspect sémantique, aspect lexical :
un problème de limites, in J. David ; R. Martin, (éds), La notion
d’aspect, Metz : Centre d’Analyse Syntaxique de l’Université de Metz,
51-68.
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif

Laure LANSARI
Université de Reims, CIRLEP EA 3794

1. Introduction

La périphrase du français aller + inf. est traditionnellement décrite comme


marqueur « prospectif » ou marqueur de « renvoi à l’avenir », faisant
intervenir à ce titre la catégorie du temps, mais également celle de l’aspect
(par exemple pour M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul 1994 : 253) et, plus
rarement, celle de la modalité (« quasi-auxiliaire modalisant » pour E.
Benveniste 1966 : 235, marqueur aux « effets de caractère modal » pour P.
Le Goffic 1993 : 349).
C’est à un emploi moins connu de la périphrase que nous souhaitons
nous intéresser, à travers l’étude de l’expression on va dire. Cette expression
figée, très fréquente à l’oral, ne semble pas analysable en termes temporels
ou aspecto-temporels, mais semble fonctionner comme marqueur modal de
mise à distance du dire :
(1) il n'était pas avec moi, l'encombrant amoureux toutou malodorant. Mais il
était là, lui. Mon siamois ! Et ses yeux ont brillé, brillé. Et il a fait un... On
va dire que ce fut un feulement. Je sais que ce sont les tigres qui feulent.
Cette nuit là, mon siamois, il est devenu un tigre. Et moi une chatte
chavirée. (FRANTEXT, R971, R. Forlani, Gouttière, 1989, p. 153).

Dans cet énoncé, on va dire permet à l’énonciateur de commenter le choix du


nom feulement, alors que le co-énonciateur attendait sans doute un
miaulement.
A notre connaissance, l’expression on va dire n’a fait l’objet d’aucune
analyse linguistique, même si elle est brièvement mentionnée par S.
Schneider (2007), contrairement à d’autres marqueurs fondés sur le verbe
dire tels que disons, je dirai ou pour ainsi dire (voir bien sûr J. Authier-
Revuz 1995, mais aussi G. Dostie 2004, P.-D.Giancarli 2003 et E.
Khatchatourian 2007), sans doute parce qu’il s’agit d’un emploi récent
cantonné à l’oral ou un genre écrit peu soutenu comme le blog sur internet
(voir plus loin). L’exemple (1) est d’ailleurs la seule occurrence que nous
ayons trouvée dans le corpus FRANTEXT. C’est la quasi-absence de on va
dire à l’écrit (et dans les travaux récents sur les marqueurs discursifs) qui
laisse penser qu’il s’agit d’un emploi récent. En effet, on sait grâce aux
travaux sur la grammaticalisation que les nouveaux sens ou nouvelles
constructions tendent à se diffuser d’abord à l’oral ou dans des genres peu
soutenus (voir par exemple Krug 2000).

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 119 139.


120 Laure Lansari

Si les linguistes ne se sont pas encore intéressés à cet usage, il faut noter
que l’on trouve dans la presse des remarques de journalistes agacés, ou du
moins intrigués, par ce qu’ils assimilent à un tic de langage :
« On va dire signifie généralement que 1) on hésite à dire, 2) on pense
exactement le contraire de ce qu’on dit, 3) on n’a rien à dire. […]. Dans la
plupart des cas de figure, on va dire signifie on vient de dire, puisque
l’expression suit l’énoncé de la réponse. On va dire gagnerait,
grammaticalement et sémantiquement, à se dire J’ai dit ». (C. Sorg, chronique
« On va dire entre guillemets », Télérama n°2814, décembre 2003).

« On va dire : expression servant à ne pas assumer totalement la


responsabilité de ce qui va suivre. S’exprimait jadis par : Je dirais volontiers
si j’osais ». (H. Viala, article « Des mots “total” mode, on va dire », Le
Monde, 24 avril 2006).

Ces remarques, qui peuvent sembler anodines, soulèvent néanmoins quelques


questions susceptibles d’intéresser le linguiste. Tout d’abord, la chronique de
C. Sorg, pose, entre autres, le problème du lien à établir entre la périphrase
aspecto-temporelle aller + inf. telle qu’on la rencontre habituellement (avec
son sens de « renvoi à l’avenir », pour aller vite) et l’expression on va dire.
C’est finalement ici la question du figement, et de l’opacité qui en découle,
qui est en jeu : on va dire marqueur de modalisation ne paraît plus relever
d’une compositionalité entre le pronom on et la périphrase aspecto-
temporelle. Quant à la remarque d’H. Viala sur la responsabilité, elle nous
paraît très pertinente et nous la reformulerons en termes de prise en charge
lors de notre analyse.

2. Quelques exemples pour commencer…

Nous fonderons cette première étude sur vingt exemples tirés d’internet, de
blogs ou de forums. Le recours à un corpus oral nous aurait obligée à prendre
en compte des facteurs d’ordre prosodique. Enfin de sérier les problèmes,
nous avons donc choisi d’exploiter les données fournies par les blogs et
forums sur internet, genres écrits mais assez peu soutenus dans leur
ensemble. Nous précisons également que nous n’avons corrigé ni
l’orthographe ni la syntaxe de ces énoncés : nous les reproduisons tels quels.
L’étude de ces exemples nous montre que la locution on va dire est
susceptible d’apparaître dans trois types de configurations.

2.1. On va dire + subordonnée complétive

Dans le cas le plus prototypique, et semble-t-il le plus fréquent dans les


exemples – écrits, rappelons-le – que nous avons relevés, dire introduit une
subordonnée complétive :
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 121

(2) [A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté.
(3) [à propos de la rumeur concernant une séparation entre Ségolène Royal et
François Hollande] Y paraît en effet... Marrant, tout le monde (enfin,
j'exagère, mais on va dire que je l'ai entendu dire plusieurs fois et pas
forcément dans la bouche de mythomanes qui cherchent à se faire mousser)
le dit en "off" mais personne n'ose l'écrire !

Parfois, l’on a affaire à une complétive réduite, comme en (4) :


(4) [sur un forum, réponse à un lycéen en terminale cherchant des informations
sur le métier d’ingénieur] Tiens c’est dommage que personne n’ai cherché à
te répondre. Je ne sais pas si tu te poses toujours les mêmes questions, on va
dire que oui. Pour ce qui concerne le métier d’ingénieur, il est très varié
[…].

La configuration on va dire + subordonnée complétive permet à l’énonciateur


d’introduire un élément. On pourrait gloser par : on va admettre / poser pour
la suite que X est le cas. Même s’il n’est pas question de renvoi à l’avenir ou
d’ultériorité temporelle, aller + inf. permet d’annoncer un nouvel élément, ou
de faire une mise au point nécessaire pour la suite du discours. En (4), c’est
justement ce nouvel élément qui sert de point de départ à la suite : c’est
seulement une fois que l’énonciateur admet que la réponse à la question qu’il
se pose est oui qu’il peut passer au contenu même de son message (et
expliquer en quoi consiste le métier d’ingénieur).

2.2. On va dire + adjectif / GN

Dans d’autres cas, on va dire cesse de régir une subordonnée complétive,


mais est simplement suivi d’un adjectif :
(5) [A propos du film d’A. Resnais Cœurs]. […], il s’agit presque selon moi de
nihilisme, de haine du public ou du cinéma, il s’agit au fond du rêve de
Skorecki enfin réalisé, du rêve des cinéphiles Eustachiens réalisé, un film
sans personne, réalisé pour personne, oui effectivement un globe de cristal,
le premier peut être ready made du cinéma, mais quelque chose de
profondément on va dire cynique qui crie sa haine du cinéma à chaque
instant […].
ou d’un groupe nominal :
(6) [sur un blog] ça fait longtemps, je crois, que je n’avais pas fait ma crise « je
hais les lundis ». Parce que mes nouveaux lundis, c’est : se lever à six
heures (et essayer de ne pas avoir trois quarts d’heure de retard comme la
semaine dernière), une demi heure pour manger (en fait, on va dire une
dizaine de minutes, le temps de s’en griller une avant et de faire la queue au
micro ondes pour réchauffer la gamelle), […].
122 Laure Lansari

Dans cette configuration, le rôle introducteur de on va dire semble moins


marqué. Ici, la périphrase a surtout pour effet de mettre en valeur l’adjectif ou
le groupe nominal choisi. Ainsi, en (5), on va dire devant cynique tend à
attirer l’attention sur le choix même de cynique par opposition à tout autre
adjectif qui aurait pu être choisi. De même dans l’exemple (6), on va dire met
en valeur le groupe une dizaine de minutes, qui s’oppose à une demi heure
mentionnée dans le contexte-avant. On observe le même phénomène dans
l’énoncé (1), à propos du choix de feulement.

2.3. On va dire en position finale

Dans un troisième cas de figure – celui qui semble le plus poser problème à
C. Sorg dans sa chronique – on va dire n’est pas suivi de l’élément « à dire »
mais en est précédé. On va dire apparaît alors en position finale, pour
commenter ce qui vient d’être dit. Et c’est, d’après nos observations, cette
configuration que l’on retrouve le plus dans du véritable oral, à la radio ou à
la télévision. Elle est moins fréquente dans notre corpus d’exemples
uniquement écrits, mais elle n’en est pas non plus totalement absente :
(7) [recette du bœuf au curry]. Ça, c’est la version « officielle » on va dire. J’ai
rajouté quelques légumes dont : 2 petits oignons nouveaux, 1 oignon […].

Malgré la postposition, la portée du marqueur on va dire reste claire : la


locution porte sur le choix de l’adjectif officiel en (7).

2.4. Conclusion sur les trois configurations : on va dire et la rection faible

La locution on va dire est donc caractérisée par une certaine liberté


syntaxique. Comme nous l’a suggéré D. Apothéloz (communication
personnelle), ce fonctionnement syntaxique est à rattacher au phénomène de
« rection faible » analysé, entre autres, par C. Blanche-Benveniste (1989).
Dans son étude des verbes introduisant un discours direct (dire,
expliquer) ou désignant une attitude propositionnelle (penser, croire), cette
linguiste est amenée à distinguer deux types de verbes : les recteurs forts et
les recteurs faibles. Les recteurs forts ne peuvent fonctionner que dans une
seule configuration syntaxique. C’est le cas du verbe prouver, cité par C.
Blanche-Benveniste (ibid. : 61), verbe qui régit forcément une complétive et
ne peut apparaître en incise :
(8) je vous ai prouvé que c’était dans le journal
* c’était dans le journal, je vous ai prouvé.

Les recteurs dits faibles, comme croire, sont, eux, susceptibles de régir une
proposition complétive :
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 123

(9) Je crois bien que c’était signalé dans le journal.

Mais ils peuvent également fonctionner sans complétive et former une


« proposition parenthétique » constituée du GN sujet et de la forme verbale,
soit en postposition, en (10a), soit en incise dans une autre proposition
comme en (10b) :
(10) a. c’était signalé dans le journal, je crois bien.
b. c’était, je crois bien, signalé dans le journal.

Dans d’autres ouvrages, notamment dans le domaine anglophone, c’est


justement le terme de « verbes parenthétiques » (‘parentheticals’ en anglais)
qui est choisi pour désigner les recteurs faibles (voir H. L. Andersen 1996, S.
A. Thompson et A. Mulac 1991).
Dans on va dire, dire a bien les mêmes caractéristiques que croire : il
régit une complétive dans la première configuration que nous avons définie,
mais nous avons aussi donné des exemples où on va dire n’est plus suivi
d’une complétive (voir § 2.2. et 2.3.). Cette locution satisfait donc aux
critères syntaxiques de la rection faible.
C. Blanche-Benveniste (1989) note également que la rection faible tend
à apparaître avec certaines personnes et certains temps grammaticaux : la
première personne et le présent de l’indicatif. On retrouve peu ou prou ces
deux éléments avec on va dire : le pronom on, bien que suscitant un accord
de troisième personne, ne correspond jamais dans nos exemples à la « non-
personne » (il est au contraire glosable par un je, voir plus bas), et l’auxiliaire
aller est bien conjugué au présent de l’indicatif1. Il semblerait donc que on va
dire soit devenu, du moins dans certains de ses emplois, une « proposition
parenthétique ».
D. Apothéloz (2003 : 247 sq.) montre en outre que les critères
syntaxiques postulés par C. Blanche-Benveniste sont corrélés à d’autres
phénomènes sur le plan sémantique, et notamment en ce qui concerne
l’organisation informationnelle de l’énoncé. Il constate que, lorsqu’ils
introduisent une complétive, les verbes recteurs faibles orientent « vers le
contenu de la complétive, ce dernier renvoyant par conséquent au topic
discursif » (ibid. : 247), aux dépens du verbe recteur, qui perd son sens plein
et devient opérateur modal. Voici un des exemples que D. Apothéloz propose
pour illustrer ce phénomène :

1
R. Quirk et al. (1985 : 1114) notent d’ailleurs à propos des verbes
parenthétiques de l’anglais (qui appartiennent selon eux à la catégorie plus
générale des ‘comment clauses’ propositions de commentaire) : « Commonly,
the subject is I and the verb is in the simple present, but the subject may be an
indefinite one or they or (usually with a passive verb) it and the verb may (for
example) have a modal auxiliary or be in the present perfective ».
124 Laure Lansari

(11) le plus qu’ils ont dû être malheureux les gens à mon point de vue hein c’est
les années quarante et un quarante/ je crois que c’est l’année où les gens/ où
il y a le plus eu de morts de faim de gens qui sont morts de faim […] (in
Debaisieux 1994).

Pour D. Apothéloz, « je crois que y apparaît dans le contexte d’un


mouvement de reformulation. Toute la séquence est centrée topicalement sur
le “malheur des gens” à une certaine époque, et la modalité avec laquelle
cette idée est assertée subit elle-même trois reformulations successives :
d’abord ont dû (être malheureux), puis à mon point de vue hein, enfin je crois
que. Le sens purement modal de je crois que ne fait ici aucun doute ». (ibid. :
248). Il nous semble qu’une telle analyse vaut également pour on va dire en
(2), par exemple :
(2) [A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté.

Comme nous l’avons noté plus haut, on va dire a ici un rôle d’annonce : c’est
bien le contenu de la complétive, c’est-à-dire le choix de vraiment raté, qui
constitue l’information essentielle. En outre, nous avions proposé de gloser
dire par admettre : dire cesse de fonctionner véritablement comme verbe de
parole pour devenir verbe d’opinion (voir P.-D. Giancarli 2003, qui fait
également cette distinction à propos des différents emplois de je dirai), ce qui
semble aller dans le sens de la modalisation observée par D. Apothéloz dans
son étude.
La notion de modalisation est cependant à manier avec prudence, les
termes de modalité et de modalisation ne recouvrant pas toujours les mêmes
phénomènes selon les linguistes, et souffrant souvent d’un certain flou
terminologique, comme le constate par exemple R. Vion (2003).

3. Modalisation
3.1. La « modalisation autonymique » de J. Authier-Revuz

Les marqueurs apparentés à on va dire tels que je dirai, disons, c’est à dire
ou encore pour ainsi dire ont fait l’objet d’une étude approfondie par J.
Authier-Revuz (1995). Pour cette linguiste, ces marqueurs – ainsi que de
nombreux autres ne contenant pas le verbe dire – sont des marqueurs de
« modalisation autonymique ». Le terme d’autonyme est emprunté à J. Rey-
Debove (1978) et s’inscrit dans une théorie saussurienne du signe : les
autonymes sont des éléments du langage qui ont le pouvoir de référer à leur
propre signe, dans un mouvement de réflexivité. Comme l’exprime J.
Authier-Revuz (2003), « ce qui spécifie le fait autonymique, c’est de mettre
en jeu des signes pris comme objet » (les italiques sont de l’auteur).
Dans son étude, J. Authier-Revuz (1995) n’analyse pas le fait
autonymique dans son ensemble, mais s’intéresse à ce qu’elle nomme la
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 125

« modalisation autonymique », définie comme « commentaire réflexif sur le


dire ». La modalisation dont il est question est une modalisation du dire : sont
analysées les formes indiquant que le dire ne va plus de soi (voir le titre de
son ouvrage, Ces mots qui ne vont pas de soi), qu’une non-coïncidence est à
l’œuvre 2.
Il faut noter en outre que les formes qui contiennent explicitement le
verbe dire relèvent dans sa terminologie de la modalisation autonymique
« méta-énonciative ». Elle distingue très clairement « méta-énonciatif » de
« métadiscursif ». « Métadiscursif » réfère pour elle au fonctionnement
communicationnel au sens large, et non pas spécifiquement à l’acte
d’énonciation. Le méta-énonciatif est, lui, défini « comme auto-
représentation du dire en train de se faire » (1995 : 66). La présence du verbe
dire dans on va dire semble effectivement renvoyer à l’acte énonciatif lui-
même et faire de cette locution un marqueur « méta-énonciatif ».
Il reste à savoir comment fonctionne la modalisation autonymique méta-
énonciative propre à on va dire : quel est le commentaire apporté sur le
dire par cette locution?

3.2. Etude en contexte de on va dire : quelle modalisation du dire ?

Pour comprendre le rôle joué par on va dire, peut-être faut-il commencer tout
simplement par supprimer le marqueur :
(12) Un aggrégateur, kézako ? En résumé, on va dire que c’est un logiciel se
connectant aux sites compatibles, c’est à dire proposant un flux RSS
(quasiment tout les blogs ou sites de news, y compris Libération ou Le
Monde), et s’informant des nouveaux articles, puis vous présente les
nouveaux articles.
(12) a. Un aggrégateur, kézako ? En résumé, c’est un logiciel se connectant aux
sites compatibles, etc.

Sans on va dire, l’on a affaire à une assertion stricte : l’énonciateur se porte


garant de la validation de la relation prédicative <ce – être un logiciel etc.>.
Pour reprendre l’hypothèse de R. Vion (2003 : 218), cet énoncé peut être
qualifié de « catégorique » : « le sujet gomme toutes les marques
personnelles de sa présence et vise, de manière largement non consciente, à
“objectiviser” son discours ». Sans on va dire, l’on en reste à ce que Vion
nomme le « degré zéro de la modalité ». Le dire va de soi, ne pose pas de

2
J. Authier Revuz (1995) distingue quatre types de non coïncidence : non
coïncidence, dans l’interlocution, entre deux interlocuteurs ; non coïncidence du
discours à lui même ; non coïncidence entre les mots et les choses ; non
coïncidence des mots à eux mêmes.
126 Laure Lansari

problème particulier ; l’énonciateur n’a donc pas besoin de commenter ce


dire.
La présence de on va dire vient au contraire modaliser l’énoncé : on va
dire marque que l’énonciateur ne veut pas ou ne peut pas prendre totalement
en charge la validation de la relation prédicative. On peut parler de
désengagement énonciatif. Le choix de on, qui permet une grande
indétermination (voir J. Simonin 1984, T. Bouguerra 1999), est crucial dans
ce désengagement. Ce on n’est jamais glosable par un ils ou par les gens,
contrairement à ce qui se passe avec la tournure comme on dit. Le on de on
va dire correspond plutôt, semble-t-il, à un je, mais à je cherchant à s’effacer.
En effet, je vais dire, modalisation qui n’émanerait que de l’énonciateur, ne
fonctionnerait pas dans nos exemples. On va dire permet en fait à
l’énonciateur de modaliser le dire, tout en présentant cette modalisation
comme n’émanant ni de lui-même, ni du co-énonciateur. L’emploi de cette
locution repose finalement sur un paradoxe : on va dire est un modalisateur,
mais un modalisateur qui ne permet pas d’identifier la source de la
modalisation.
Une étude plus précise de l’environnement contextuel montre en outre
que on va dire peut construire deux types de modalisation, deux types de
désengagement ou, pour reprendre les termes de J. Authier-Revuz (1995),
deux types de « non-coïncidence ».

3.2.1. Modalisation « quantitative »

Dans un premier cas de figure, le désengagement énonciatif nous semble de


nature épistémique : c’est parce que l’énonciateur ne sait pas si la relation
prédicative est validée ou non qu’il choisit d’avoir recours à on va dire. C’est
ce que nous proposons d’appeler la modalisation « quantitative ». L’adjectif
« quantitatif » tel qu’il est utilisé dans la Théorie des Opérations Enonciatives
– et tel que nous l’employons ici – ne fait pas référence à la quantité au sens
courant du terme : le quantitatif, qui vient du quantum latin, réfère à
l’existence ou à la non-existence d’un événement3. La modalisation est donc
liée à la connaissance ou méconnaissance, et peut à ce titre être qualifiée
d’épistémique.
La modalisation quantitative peut être illustrée par l’exemple (4), déjà
cité, ainsi que par l’énoncé (13) :

3
Voir A. Culioli (1999a : 5) : « La quantification permet […] de construire
l’existence d’une occurrence (occurrence d’une notion fragmentée), en la situant
dans l’espace temps énonciatif qu’un sujet énonciateur construit par rapport à
un co énonciateur. Construire l’existence consiste donc à faire passer une
occurrence de rien à quelque chose dans l’espace de repérage » (en gras dans le
texte).
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 127

(4) [sur un forum, réponse à un lycéen en terminale cherchant des informations


sur le métier d’ingénieur] Tiens c’est dommage que personne n’ai cherché à
te répondre. Je ne sais pas si tu te poses toujours les mêmes questions, on va
dire que oui. Pour ce qui concerne le métier d’ingénieur, il est très varié
[…].
(13) Quelle a été ta plus grande satisfaction en tant que photographe ?
Dur, dur, ben… je pense que sa sera de réussir le mariage de mon ami qui
se déroule après demain (le 6 janvier), sinon ben, je ne sais pas. Sa fait
toujours plaisir de savoir que certaines photos plaisent. On va dire que je
suis satisfait lorsque la photo que j’ai prise est exactement comme l’idée que
j’imaginai […], … pas facile. (J’ai pas trop saisi la question, désolé).

On retrouve dans ces deux énoncés la séquence je ne sais pas, qui indique
très explicitement que c’est la méconnaissance du réel qui pousse
l’énonciateur à modaliser son propos. L’exemple (13) est particulièrement
éclairant à cet égard ; tout l’énoncé manifeste que l’énonciateur n’est pas en
mesure de valider une valeur : marqueur d’hésitation comme ben,
modalisateur je pense, etc. M. M. J. Fernandez (1994 : 182) constate elle
aussi la fréquence de je sais pas avec certaines « particules énonciatives ».
L’énoncé suivant est sous-tendu par une démarche assez semblable :
(14) [à propos d’une enquête] Moi j’dis, y’a un truc qui colle pas quand
même !!!! On va juste dire alors qu’il y a plus de personnes du sexe féminin
qui cotoie mon blog et que les hommes… sont des extra terrestres !!
Remarquez, j’avais pas trop de doutes à ce sujet !!!! Noooooon on va dire
que ceux qui ont répondu ça sont des gens comme moi, qui aiment délirer !

L’énonciateur cherche une explication à un phénomène qu’il ne comprend


pas (voir y’a un truc qui colle pas quand même). On va dire lui permet
d’introduire une explication, mais celle-ci n’est pas présentée comme
l’explication ultime. Il faut d’ailleurs noter la présence de l’adverbe juste. On
pourrait ainsi gloser par : je me contenterai de proposer l’explication
suivante, mais je ne sais pas trop. En outre, on observe dans la suite de
l’énoncé une seconde occurrence de on va dire. Cette seconde occurrence sert
à proposer une autre explication, ce qui prouve bien que la prise en charge de
la première tentative d’explication n’était pas totale : ce marqueur semble
laisser la place à l’altérité, deux explications concurrentes pouvant ici
coexister (voir plus bas sur l’altérité).

3.2.2. Modalisation « qualitative »

Parfois, cependant, le contexte oriente vers un autre type de modalisation. Il


ne s’agit alors plus d’une problématique quantitative (épistémique), mais
d’une problématique « qualitative ». L’adjectif « qualitatif » renvoie dans la
128 Laure Lansari

Théorie des Opérations Enonciatives à un travail sur les propriétés


notionnelles. La notion désigne dans cette théorie les représentations
mentales associées aux mots avant même qu’il y ait véritablement langage :
la notion relève en fait plus du cognitif que du langagier (voir A. Culioli
1999b).
Avec on va dire, l’énonciateur marque ainsi que les propriétés associées
aux mots qu’il a choisis ne sont pas totalement en adéquation avec la réalité
extralinguistique. Dans la classification adoptée par J. Authier-Revuz, ce type
de modalisation illustre la « non-coïncidence entre les mots et les choses »
(voir J. Authier-Revuz 1995 : 507-711) et relève d’une problématique de
dénomination.
En (15), on va dire, ainsi que heu, signalent que le choix de l’adjectif
rustique pour qualifier le dallage photographié fait problème :
(15) [sur un blog, commentaire illustrant une photo de dallage d’une terrasse].
Dallage heu, rustique on va dire.

Il y a donc un travail sur les propriétés, les représentations associées à


rustique : celles-ci ne semblent pas tout fait correspondre au type de dallage
en question. Il en est de même en (7) :
(7) [recette du bœuf au curry]. Ça, c’est la version « officielle » on va dire. J’ai
rajouté quelques légumes dont : 2 petits oignons nouveaux, 1 oignon […].

La mise entre guillemets de l’adjectif officiel renforce en outre l’idée qu’il ne


s’agit sans doute pas du mot parfait pour qualifier la recette, mais qu’il est
choisi quand même. Comme le note J. Authier-Revuz (1995 : 133-140), les
signaux écrits, tels les guillemets ou la mise en italiques, sont très souvent
associés à des formes verbales de modalisation. L’association des guillemets
(qu’il s’agisse du signal écrit en (7) ou de l’expression entre guillemets à
l’oral) et de on va dire ne doit donc pas surprendre – en témoigne d’ailleurs
le titre de la chronique de C. Sorg cité en introduction « On va dire entre
guillemets ». Si ce signal écrit est si fréquent en co-occurrence avec les
marqueurs de modalisation, c’est qu’il n’est pas spécialisé dans un type
particulier de modalisation du dire : il est au contraire caractérisé par une
grande neutralité et ne fait qu’indiquer qu’une forme de non-coïncidence,
quelle qu’elle soit, est à l’œuvre (voir J. Authier-Revuz ibid. : 136-140).
Les observations d’E. Clauzure et C. Mérillou (2003 : 45-51) étayent
cette analyse : ces deux auteures montrent en effet que entre guillemets peut
jouer de multiples rôles dans le discours (fonction de remplissage, valeur
euphémisante, mise en relief du propos, etc.).
Pour mieux cerner le fonctionnement de on va dire, nous partirons
justement de l’analyse qu’E. Clauzure et C. Mérillou mènent à propos de
entre guillemets à l’oral. Ces deux auteures s’appuient comme nous sur le
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 129

concept de notion de la Théorie des Opérations Enonciatives et font


l’hypothèse que « le rôle joué par entre guillemets semble être de suggérer
que l’adéquation n’est pas parfaite entre le vouloir-dire de l’énonciateur et
l’intérieur ou l’extérieur de la notion. On assiste donc à un “jeu sur la
notion” » (ibid.: 41).
Rappelons que la Théorie des Opérations Enonciatives postule qu’à une
notion donnée est associé un domaine notionnel, lui-même structuré en un
intérieur I, zone qui regroupe toutes les occurrences ayant les propriétés de la
notion en question, et en un extérieur E, zone qui contient les occurrences ne
partageant pas ces propriétés (voir A. Culioli 1999b sur notion et domaine
notionnel). Il existe également une zone frontière F, dans laquelle les
occurrences n’ont pas toutes les propriétés de la notion : cette zone est celle
du « pas vraiment ». Entre guillemets marquerait donc un va-et-vient entre I
et E par le biais de la zone-frontière.
Cette analyse vaut également pour on va dire « qualitatif ». En (15), le
dallage n’est pas vraiment rustique, il ne partage pas toutes les
caractéristiques notionnelles de rustique : l’on n’est donc pas vraiment à
l’intérieur du domaine notionnel. Mais, après hésitation – voir heu – rustique
est quand même choisi, ce qui veut dire que l’on n’est finalement pas à
l’extérieur du domaine.
C’est cette hésitation entre intérieur et extérieur qui explique que,
souvent, on va dire fonctionne comme marqueur de reformulation :
(16) pr info je croi que quelqu’un demander la ferrite ça sert a eliminé les
parasite sur le cable ça lisse la tension en gros, c une sorte de metal un
anneau on va dire et tu enroule le fil dedans ce qui crée un effet bobine plus
tu fais de tout plus tu augmente l’effet bobine mais plus tu augmente les
risque qd tu débranche l’alim […]. voila j’espere que je suis pas trop
bordelique ds mon explication […].
(3) [à propos de la rumeur concernant une séparation entre Ségolène Royal et
François Hollande avant les élections] Y paraît en effet... Marrant, tout le
monde (enfin, j'exagère, mais on va dire que je l'ai entendu dire plusieurs
fois et pas forcément dans la bouche de mythomanes qui cherchent à se faire
mousser) le dit en "off" mais personne n'ose l'écrire !
(17) J’ai une petite déformation de l’esprit (on va dire un petit excès d’esprit
cartésien) qui me fait réagir quand je lis des énoncés imprécis ou infondés…

Dans ces exemples, l’énonciateur a d’abord choisi un premier élément (une


sorte de métal4 en (16), tout le monde en (3), déformation de l’esprit en (17)),
puis il a introduit par le biais de on va dire un second élément lui permettant
de modifier ou de nuancer ce premier élément. Il s’agit bien de nuance : on

4
La locution une sorte de relève également de la modalisation autonymique : elle
est qualifiée par J. Authier Revuz (1995 : 670) de marqueur de « flouification ».
130 Laure Lansari

va dire ne permet pas d’introduire un élément radicalement différent. On voit


bien d’ailleurs avec les parenthèses en (3) et (17) qu’il ne s’agit que d’une
précision.
J. Authier-Revuz (1995 : 146) note d’ailleurs la fréquence de ces
parenthèses avec certaines formes de modalisation autonymique. Elle fait
l’hypothèse que ces parenthèses figurent à l’écrit le « surgissement » du
commentaire sur le dire dans la linéarité du discours : elles symbolisent
« l’émergence d’un autre plan dans le processus énonciatif » (ibid.), celui du
commentaire, de la modalisation.
Ce « jeu sur la notion » est en outre parfois exploité dans une stratégie
d’euphémisation :
(2) [A propos d’une photographie] On va dire poliment que c’est vraiment raté.

L’adverbe poliment montre que le choix de l’adjectif raté ne correspond pas


totalement à ce que voulait initialement dire l’énonciateur : il y a donc bien
un écart, une non-coïncidence entre ce qui est dit dans la subordonnée
complétive et ce qui était initialement visé avant d’être écarté. L’énonciateur
se résout donc à utiliser vraiment raté plutôt que nul, par exemple, pour ne
pas vexer le co-énonciateur. Il y a euphémisation, donc, et consensus
intersubjectif, dans la mesure où l’énonciateur demande au co-énonciateur de
ne pas remettre en cause sa qualification de la photographie, et de ne pas le
forcer à utiliser un qualificatif moins consensuel que raté.
Finalement, pour conclure sur la distinction établie entre modalisation
« qualitative » et modalisation « quantitative », nous dirons que la première
porte véritablement sur le « comment dire ? », alors que l’autre a trait à
l’existence ou non d’un événement plus large. Il semble exister une certaine
affinité entre la modalisation quantitative et la configuration « on va dire +
subordonnée complétive », mais l’exemple (2), que nous avons classé dans la
modalisation qualitative, montre qu’il ne s’agit que d’une tendance : il n’y a
pas de spécialisation d’une configuration dans l’une ou l’autre des deux
modalisations définies.

3.3. Prise en charge « minimale » et altérité

Qu’il s’agisse de modalisation quantitative ou qualitative, d’une stratégie de


reformulation ou d’euphémisation, l’énonciateur ne choisit pas complètement
une valeur, mais il tient quand même à en sélectionner une, ne serait-ce que
de façon provisoire.
On pourrait ainsi parler de prise en charge « minimale » : on va dire
signale que l’énonciateur propose une valeur (l’intérieur du domaine), faute
de mieux ; il se résout en quelque sorte à sélectionner cette valeur sans pour
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 131

autant éliminer d’autres valeurs possibles. Il faut d’ailleurs noter l’abondance


de marqueurs d’hésitation dans le contexte, comme heu en (15) :
(15) [sur un blog, commentaire illustrant une photo de dallage d’un cabanon].
Dallage heu, rustique on va dire.

ou encore de marqueurs que l’on pourrait qualifier de « résolution », comme


allez en (18) :
(18) [à propos du film Die Hard 4]. Allez on va dire que si McClane c’est assagi
c’est parce qu’il a prit de la bouteille. Je sais c’est con comme excuse mais
sachez juste que le père Willis ne cesse de gueuler ses derniers temps pour
tous ses films qui passent à côté de leurs buts à cause de différentes
censures, que monsieur n’approuve pas, donc soyons compatissant avec
notre Bruce.

La prise en charge « minimale » signifie qu’il n’y a pas véritablement


assertion avec on va dire. Comme le note A. Culioli (1999c : 159) dans sa
définition de l’assertion, « l’assertion prend en compte d’autres valeurs
référentielles pour les écarter et dire qu’elles ne valent pas. En un mot, dire
que < r > est le cas, c’est, par différenciation, dire que c’est < r > et non pas
< autre-que-r > qui est le cas ».
Or, comme nous l’avons vu par exemple avec l’énoncé (14), où deux
explications concurrentes coexistent, on va dire n’exclut pas clairement les
autres valeurs : l’altérité est maintenue. On va dire indique que l’énonciateur
est parvenu à une valeur, mais il ne s’agit que d’une valeur parmi d’autres
possibles. D’ailleurs, dans nos énoncés, l’on peut toujours imaginer une suite
en mais : « mais je ne sais pas trop » pour la modalisation quantitative,
« mais ce n’est pas le mot juste » pour la modalisation qualitative. Mais a
justement été décrit par A. Culioli comme marqueur de « passage de
zones » (voir A. Culioli 1999c) : si, malgré les hésitations, on va dire nous
ramène en I, l’intérieur du domaine, mais indique que le passage en E reste
néanmoins envisageable.
A propos de entre guillemets, E. Clauzure et C. Mérillou (2003 : 41)
montrent que le jeu entre intérieur et extérieur de la notion est synonyme de
« non-aboutissement » : la présence de entre guillemets correspond selon
elles à un échec à combler l’écart. Si cette analyse nous paraît convaincante
pour entre guillemets, elle n’est pas pertinente pour on va dire. La prise en
charge « minimale » que nous avons invoquée à propos de cette locution ne
veut pas dire qu’il y a échec, mais plutôt compromis. On va dire présente
l’écart comme non-problématique, comme consensuel : il s’agit finalement
de « se mettre d’accord » (tant avec soi-même qu’avec l’autre), ne serait-ce
que de façon provisoire, pour pouvoir poursuivre le discours. Ainsi, dans les
exemples que nous avons relevés, on va dire n’est jamais utilisé pour
132 Laure Lansari

rejeter l’emploi d’un terme : la modalisation est plutôt ici de l’ordre de


l’acceptation.
Le caractère non-problématique de on va dire est sans doute à relier à la
présence du pronom on, dont nous avons commenté la faible détermination
plus haut. En ne faisant pas dépendre la modalisation d’un énonciateur en
particulier, l’énonciateur ne suscite pas le débat. Il se laisse en outre plus
facilement la possibilité de changer d’avis, de présenter une autre hypothèse
dans la modalisation quantitative, de choisir un autre terme dans la
modalisation qualitative. A une prise en charge minimale correspond
finalement, sur le plan de la relation intersubjective, une prise de risque
minimale.

4. D’aller + inf. à on va dire

Se pose à présent la question du lien entre aller + inf. et l’expression on va


dire. Même si l’expression modalisante que nous venons d’analyser
n’exprime plus l’ultériorité temporelle, on peut se demander si l’on retrouve
dans on va dire certaines caractéristiques d’aller + inf. Cette question est
cruciale dans une théorie « monosémiste » où chaque marqueur se voit
attribuer une opération invariante, unique, quel que soit le contexte (voir par
exemple la « forme schématique » dans la Théorie des Opérations
Enonciatives). Dans les théories de la grammaticalisation, qui postulent au
contraire qu’un marqueur donné développe plusieurs sens au cours de son
histoire, cette question est moins pertinente.

4.1. On va dire et la grammaticalisation

Si l’on souscrit à la théorie de la grammaticalisation, l’on conclura que la


périphrase aller + inf. continue de se grammaticaliser et que on va dire
constitue un nouvel emploi récemment grammaticalisé. Rappelons qu’aller +
inf. sert justement d’exemple prototypique de la grammaticalisation de verbes
de déplacement en marqueurs grammaticaux de renvoi à l’avenir (voir par
exemple S. Fleischman 1982), comme be going to en anglais ou ir a en
espagnol.
On va dire semble effectivement satisfaire à certains des critères mis au
jour pour circonscrire de nouveaux emplois grammaticalisés. Nous nous
fonderons essentiellement sur le travail de B. Heine (1993 : 50-58), qui
propose quatre traits définitoires de la grammaticalisation : la
désémantisation, la décatégorialisation (ou recatégorisation), la cliticisation et
l’érosion phonétique. Ces quatre éléments ne reflètent que des tendances : il
peut aussi y avoir grammaticalisation sans que ces quatre critères soient
réunis. D’autre part, justement parce qu’il apparaît difficile de circonscrire
l’élément ou les éléments constitutif(s) de la grammaticalisation, nous
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 133

souhaitons préciser qu’il existe, dans d’autres travaux, d’autres paramètres


(voir par exemple G. Dostie 2004 : 34-40, qui s’appuie sur les critères, plus
nombreux, définis par de P. Hopper, ou encore L. J. Brinton et E. C. Traugott
2005 : 99-100). Enfin, rappelons que les critères retenus par Heine ont été
établis à propos de la grammaticalisation de verbes lexicaux en auxiliaires de
temps, d’aspect ou de modalité.
Commençons par la décatégorialisation, qui nous semble fonctionner
pour on va dire. En effet, une approche compositionnelle n’est plus
pertinente pour cette séquence5, qui est au contraire en train de devenir une
locution à part entière, un marqueur discursif ou « particule énonciative »6,
s’éloignant ainsi de la périphrase aspecto-temporelle qu’elle contient pourtant
morphologiquement. D’ailleurs, sur le plan paradigmatique, on va dire est
susceptible de commuter avec un marqueur comme disons, qui relève des
marqueurs discursifs et non pas des marqueurs aspecto-temporels7. Heine
montre que, en vertu de ce phénomène de décatégorialisation, l’emploi
émergent perd certaines des propriétés associées au marqueur dont il est issu,
ce qui aboutit à un certain figement.
Justement, on va dire nous semble éminemment figé. Nous avons par
exemple remarqué que la première personne du singulier n’était pas possible
dans les contextes où apparaît la locution (*je vais dire). On fera observer de
même que l’imparfait, possible avec aller + inf., ne fonctionne pas avec on va
dire (*on allait dire). Autre fait étayant cette hypothèse du figement : on va
dire ne semble susceptible d’apparaître qu’à la forme affirmative, comme en
attestent les énoncés cités jusqu’à présent.
Certains éléments plaident cependant pour une certaine prudence : le
figement n’est pas total avec on va dire. Il reste ainsi possible d’insérer des
éléments entre va et dire, comme le montre l’exemple (14) avec on va juste
dire. Nous avons également relevé à l’oral un exemple à la forme négative,
ce qui laisse penser que le figement n’est sans doute que partiel :

5
Pour certains auteurs, l’opacification résultant de la perte de compositionalité
(démotivation sémantique) est un trait caractéristique de la lexicalisation, et non
de la grammaticalisation. Cependant, il paraît difficile de parler de lexicalisation
pour des éléments qui ne sont pas fusionnés (*onvadire), et qui n’appartiennent
pas à une des catégories lexicales que sont le nom, l’adjectif, etc. Pour une
discussion, voir L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 136 140).
6
C’est la terminologie adoptée par M. M. J. Fernandez (1994), qui souligne
cependant dans son introduction le foisonnement terminologique existant en la
matière.
7
On retrouve ici le phénomène de « paradigmatisation », que certains chercheurs
incluent dans les critères définitoires de la grammaticalisation. Voir G. Dostie
(2004 : 35).
134 Laure Lansari

(19) [le locuteur parle de sa grand mère, victime d’un accident vasculaire
cérébral quelques mois auparavant]. Elle s’en est, bon on va pas dire
complètement sortie, mais ça va. (Emission télévisée).

Un tel énoncé ne remet pas en cause notre caractérisation de on va dire : on


retrouve bien le jeu entre intérieur et extérieur. En (19), l’énonciateur part de
l’extérieur du domaine et indique que complètement sortie ne convient pas
vraiment. Puis mais lui permet de repasser à l’intérieur.
Comme nous l’avons rappelé plus haut, le type de grammaticalisation
qu’analyse Heine ne concerne que le passage d’un verbe « plein », lexical, à
un marqueur grammatical. Or, si grammaticalisation il y a dans le cas qui
nous intéresse, il s’agit d’une grammaticalisation d’un marqueur déjà
grammatical (la périphrase aller + inf.) évoluant vers un autre type de
marqueur. Certains travaux plus récents plaident d’ailleurs pour une
définition plus large de la grammaticalisation, définie ainsi par L. J. Brinton
et E. C. Traugott (2005 : 99) : « Grammaticalization is the change whereby in
certain linguistic contexts speakers use parts of a construction with a
grammatical function. Over time the resulting grammatical item may become
more grammatical by acquiring more grammatical functions and expanding
its host-classes ». Cette nouvelle définition permet effectivement de mieux
comprendre en quoi le développement de on va dire relève de la
grammaticalisation.
Un des autres critères retenus par Heine (1993) est celui de la
désémantisation. Ce terme a été, à juste titre d’ailleurs, largement critiqué
dans la littérature (voir par exemple G. Dostie 2004 : 39) : la désémantisation
suppose une perte de sens, or nous nous sommes efforcée de démontrer que
on va dire fait sens dans les énoncés où il apparaît. Il nous semble donc que
le terme « resémantisation » serait plus pertinent. Une resémantisation, ou
changement sémantique, est bien à l’œuvre dans le cas de on va dire, puisque
la référence à l’avenir fait place à une modalisation du dire.
Les deux derniers critères invoqués par Heine, la cliticisation et
l’érosion phonétique, ne s’appliquent pas à on va dire. Mais, comme on l’a
noté plus haut, il n’est pas nécessaire que tous les critères soient réunis pour
qu’il y ait grammaticalisation.
Les travaux récents sur la grammaticalisation ou pragmaticalisation8 des
marqueurs discursifs offrent également des pistes intéressantes pour rendre
compte du développement de on va dire. G. Dostie (2004 : 67) montre que le

8
A la suite des travaux de l’école suédoise (travaux de K. Aijmer par exemple),
G. Dostie (2004 : 27 34) privilégie le terme « pragmaticalisation », au motif que
la grammaticalisation reste trop vaguement définie. A l’inverse, E. C. Traugott
(2004 : 303) ou L. J. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 139) défendent l’idée
qu’une exclusion de la pragmatique du champ de la grammaire est discutable, et
s’en tiennent donc au terme générique de grammaticalisation.
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 135

verbe dire constitue une source importante de marqueurs discursifs : disons,


je dirais, etc. On constate d’ailleurs qu’il en est de même en anglais, qui
possède I say/say (voir L. J. Brinton 2005), dont certains emplois se
rapprochent de on va dire, ou I daresay (voir R. Quirk et al. 1985 : 1114). De
plus, en ce qui concerne les marqueurs discursifs d’origine verbale en
français, G. Dostie (2004 : 68) observe que l’ordre « pronom + verbe », que
l’on retrouve dans on va dire, est bien attesté, et que le temps du verbe est
souvent le présent, le futur ou le conditionnel. On retrouve là les
caractéristiques des recteurs faibles ou verbes parenthétiques (voir plus haut §
2.4.), caractéristiques auxquelles on peut ajouter la perte de la complétive en
que ou that pour l’anglais (voir l’étude de I think proposée par S. A.
Thompson et A. Mulac 1991).
Ainsi, on peut penser que l’émergence d’une séquence figée comme on
va dire assumant des fonctions discursives participe d’une véritable tendance
translinguistique – celle de la grammaticalisation de certaines séquences en
marqueurs discursifs.

4.2. D’aller + inf. à on va dire dans la Théorie des Opérations


Enonciatives

Si l’on s’inscrit, au contraire, dans une théorie de type « monosémiste »


comme la Théorie des Opérations Enonciatives, il convient alors de postuler
une seule opération invariante pour tous les emplois d’aller + inf. Dans un tel
cadre théorique, on va dire ne constitue donc pas une nouvelle unité à part,
mais doit être rattaché aux emplois mieux connus et mieux décrits d’aller +
inf., eux-mêmes d’ailleurs fort divers et ne se cantonnant pas au domaine du
renvoi à l’avenir (valeur narrative, valeur d’« allure extraordinaire », etc. –
voir par exemple J. Bres et G. J. Barceló 2007, L. Lansari 2009, P. Larreya
2005).
Même si, pour le locuteur, une approche compositionnelle fait problème
(voir la remarque de C. Sorg, pour qui on va dire en position finale paraît un
peu aberrant et gagnerait à être remplacé par on vient de dire), il nous semble
possible de postuler une motivation entre forme (morphologie) et sens (mise
à distance du dire mais prise en charge minimale) du marqueur. Nous avons
ainsi essayé de montrer que la présence de on, pronom indéfini, n’était pas
fortuite : c’est ce on, à la référence floue, qui explique le désengagement dont
on va dire est la trace. Or, une analyse non-compositionnelle échouerait à
rendre compte de cela.
Qu’en est-il du rôle joué par l’auxiliaire aller ? En fait, bien que le
renvoi à l’avenir n’apparaisse pas avec on va dire (*on va dire demain), nous
avons cependant noté – surtout lorsque on va dire régit une subordonnée
complétive – qu’une fonction d’annonce persistait. Ainsi, il nous semble que
on va dire partage certaines des caractéristiques d’aller + inf. mises au jour à
136 Laure Lansari

propos d’autres emplois9 (voir L. Lansari 2009), à savoir notamment la


capacité à fonder un point de départ, à créer un espace ouvert, d’où par
exemple l’affinité de la périphrase aspecto-temporelle avec un adverbe
comme désormais :
(20) Où réside désormais la souveraineté d’un pays ? […]. La souveraineté est
passée de Dieu à la nation, va t elle résider désormais dans l’individu ? Va
t on vers l’apparition, après l’Etat nation, de l’Etat individu ? (Le Monde
Diplomatique 1999).

En outre, en tant que marqueur de renvoi à l’avenir, aller + inf. indique


que la relation prédicative n’est pas validée au moment d’énonciation : la
périphrase marque bien un décalage, d’ordre essentiellement temporel. Or, de
nombreux auteurs se sont efforcés de montrer que ce décalage n’était qu’un
décalage « minimal ». J.-J. Franckel (1984) parle ainsi de « contiguïté » :
aller + inf., contrairement au futur morphologique du français, indique que
les conditions nécessaires à la validation sont déjà réunies au moment
d’énonciation. On va dire serait lui aussi la trace d’un décalage, d’un écart,
mais il ne s’agit plus cette fois d’un écart temporel, mais d’un écart sur le
plan de la prise en charge.

5. Conclusion

Les exemples attestés sur lesquels nous nous sommes appuyée montrent que
on va dire ne saurait être assimilé à un simple « tic de langage ». Loin d’être
« désemantisée », cette locution revêt au contraire un rôle important dans
l’énoncé, notamment dans le rapport interlocutif : on va dire semble fondé
sur une opération de prise en charge minimale, par laquelle l’énonciateur met
son dire à distance.
Selon le contexte, cette mise à distance peut servir diverses stratégies :
incertitude de l’énonciateur, insatisfaction face au choix des mots ou encore
euphémisation dans le but de ne pas heurter l’autre. Mais la mise à distance
reste au service de la communication : on va dire indique que malgré les
hésitations et les obstacles l’énonciateur manifeste sa volonté de ne pas
rompre le rapport interlocutif.
Bien sûr, l’analyse que nous en avons proposée reste à étoffer par un
travail de comparaison avec d’autres marqueurs de modalisation, comme par

9
Il y a d’ailleurs ici une convergence entre les approches monosémistes du sens
et les approches polysémistes des travaux sur la grammaticalisation : même si la
théorie de la grammaticalisation ne postule pas un invariant pour tous les
emplois d’un même marqueur, elle soutient, via le principe de « persistance »,
qu’un nouvel emploi grammaticalisé tend souvent à refléter le sens d’origine.
Voir L. Brinton et E. C. Traugott (2005 : 68).
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 137

exemple disons, au fonctionnement très proche, et par de plus nombreux


exemples. Son appartenance catégorielle doit également être précisée :
malgré notre hypothèse du lien entre on va dire et la périphrase aspecto-
temporelle aller + inf., on va dire semble finalement rejoindre la catégorie
aux contours flous des marqueurs discursifs.

Références

Andersen, H. L. (1996). Verbes parenthétiques comme marqueurs discursifs,


in : C. Muller, (éd.), Dépendance et intégration syntaxique :
subordination, coordination, connexion, Tübingen : Niemeyer, 307-315.
Apothéloz, D. (2003). La rection dite “faible” : grammaticalisation ou
différentiel de grammaticité ?, Verbum XXV-3 : 241-262.
Authier-Revuz, J. (1995). Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives
et non coïncidences du dire, Tomes 1 et 2, Paris : Larousse.
Authier-Revuz, J. (2003). Le fait autonymique : langage, langue, discours –
Quelques repères, in : J. Authier-Revuz ; M. Doury ; S. Reboul-Touré,
(éds), Parler des mots. Le fait autonymique en discours, Paris : Presses
Sorbonne Nouvelle, 67-96.
Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Paris :
Gallimard.
Blanche-Benveniste, C. (1989). Constructions verbales « en incise » et
rection faible des verbes, Recherches sur le français parlé 9 : 53-74.
Bouguerra, T. (1999). L’autre je(u) du on, in : J. Bres ; R. Delamotte-
Legrand ; F. Madray-Lesigne ; P. Siblot, (éds), L’autre en discours,
Publications de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, Publications de
l’Université de Rouen, 239-257.
Bres, J. ; Barceló, G. J. (2007). La grammaticalisation de la forme itive
comme prospectif dans les langues romanes, in : M. M. J. Fernandez-
Vest, (éd.), Combat pour les langues du monde. Fighting for the world’s
languages. Hommage à Claude Hagège, Paris : L’Harmattan.
Brinton, L. J. (2005). Processes underlying the development of pragmatic
markers. The case of (I) say, in: J. Skaffari, et al., (éds), Opening
Windows on Texts and Discourses, New York / Amsterdam : John
Benjamins, 279-299.
Brinton, L. J. ; Traugott, E. C. (2005). Lexicalization and Language Change,
Cambridge : Cambridge University Press.
Clauzure, E. ; Mérillou, C. (2003). Entre guillemets. Etude d’un marqueur de
désassertion, in : J. Chuquet, (éd.), Verbes de parole, de pensée, de
perception : études syntaxiques et sémantiques, MSHS-Université de
Poitiers : Presses Universitaires de Rennes, 33-54.
138 Laure Lansari

Culioli, A. (1999a). Des façons de qualifier, in : A. Deschamps ; J.


Guillemin-Flescher, (éds), Les opérations de détermination
quantification / qualification, Paris / Gap : Ophrys, 3-12.
Culioli, A. (1999b). A propos de la notion. Pour une linguistique de
l’énonciation 3, Paris, Gap : Ophrys, 17-33 ; déjà paru dans : C.
Rivière ; M.-L. Groussier, (éds), La notion, Paris / Gap : Ophrys, 1997.
Culioli, A. (1999c). De la complexité en linguistique. Pour une linguistique
de l’énonciation 3, Paris, Gap : Ophrys, 153-163 ; déjà paru dans Le gré
des langues n°3, Paris : L’Harmattan, 1992.
Debaisieux, J.-M. (1994). Le fonctionnement de parce que en français parlé
contemporain. Description linguistique et implications didactiques.
Thèse de doctorat, Université Nancy 2.
Dostie, G. (2004). Pragmaticalisation et marqueurs discursifs, Bruxelles : De
Boeck et Duculot.
Fernandez, M. M. J. (1994). Les particules énonciatives dans la construction
du discours, Paris : Presses Universitaires de France.
Fleischman, S. (1982). The Future in Thought and Language. Diachronic
Evidence from Romance, Cambridge : Cambridge University Press.
Franckel, J.-J. (1984). Futur simple et futur proche, Le français dans le
monde 182 : 65-70.
Giancarli, P.-D. (2003). Futur simple français Je dirai et ses traductions en
anglais : étude contrastive, in : J. Chuquet, (éd.), Verbes de parole, de
pensée, de perception : études syntaxiques et sémantiques, MSHS-
Université de Poitiers : Presses Universitaires de Rennes, 55-74.
Heine, B. (1993). Auxiliaries. Cognitive Forces and Grammaticalization,
New York, Oxford : Oxford University Press.
Hopper, P. J.; Traugott, E. C. (1993), Grammaticalization. Cambridge :
Cambridge University Press.
Khatchatourian, E. (2007). Disons et pour ainsi dire : deux marqueurs de la
non-prise en charge, Communication présentée au Colloque
International La Notion de Prise en Charge en Linguistique, Université
d’Anvers, 11-13 janvier 2007.
Krug, M. (2000). Emerging English Modals: a Corpus Based Study of
Grammaticalization, Berlin / New York : Mouton de Gruyter.
Lansari, L. (2009). Les périphrases aller + inf. et be going to en français et
en anglais contemporains, Numéro spécial, Collection Linguistique
contrastive et Traduction, Paris : Ophrys.
Larreya, P. (2005). Sur les emplois de la périphrase aller + infinitif, in : N. Le
Querler ; H. Bat-Zeev Shyldkrot, (éds), Les périphrases verbales,
Amsterdam / Philadelphia : John Benjamins Publishing Company, 337-
360.
Le Goffic, P. (1993). Grammaire de la phrase française, Paris : Armand
Colin.
On va dire : vers un emploi modalisant d’aller + infinitif 139

Quirk, R. et al. (1985). A Comprehensive Grammar of the English Language,


London : Longman
Rey-Debove, J. (1978). Le Métalangage, Paris : Editions Le Robert.
Riegel, M. ; Pellat, J.-C. ; Rioul, R. (1994). Grammaire méthodique du
français, Paris : Presses Universitaires de France.
Schneider, S. (2007). Reduced Parenthetical Clauses as Mitigators : A
corpus study of spoken French, Italian and Spanish, Amsterdam :
Benjamins.
Simonin, J. (1984). Les repérages énonciatifs dans les textes de presse, in : A.
Grésillon ; J.-L. Lebrave, (éds), La langue au ras du texte, Lille :
Presses Universitaires de Lille, 133-203.
Thompson, S. A. ; Mulac, A. (1991). A quantitative perspective on the
grammaticization of epistemic parentheticals in English, in : E. C.
Traugott, ; B. Heine, (eds), Approaches to Grammaticalization, New
York, Amsterdam : John Benjamins, Vol. 2, 313-329.
Traugott, E. C. (2004). Le rôle de l’évolution des Marqueurs Discursifs dans
une théorie de la grammaticalisation, in : M. M. J. Fernandez-Vest ; S.
Carter-Thomas, (éds), Structure informationnelle et particules
énonciatives, Paris : L’Harmattan : 295-333.
Vion, R. (2003). Le concept de modalisation : vers une théorie linguistique
des modalisateurs et de la modalité, in : C. Touratier, (éd.), La
grammaticalisation. La terminologie, Travaux du Cercle Linguistique
d’Aix-en-Provence, 18, Aix-en-Provence : Publications de l’Université
de Provence, 209-229.
Pour un traitement unitaire des formes composées du
mode indicatif en français

Audrey LAUZE
Praxiling UMR 5267 Montpellier 3

0. Introduction

Analyser les formes composées du mode indicatif en français, c’est d’une


part étudier un ensemble de temps verbaux qui fonctionne en relation de
dépendance avec les formes simples de ce même mode et c’est, d’autre part,
étudier la forme composée comme un atome constitutif faisant partie
intégrante d’un système de temps verbaux. L’étude de chaque forme pour
elle-même permet de faire émerger des fonctionnements en discours qui lui
sont à la fois particuliers et qui se retrouvent dans les autres formes du
système des temps composés. Nous orientons notre présentation sur les
emplois communs à l’ensemble du groupe des formes composées. Le
traitement de ces emplois nous permet de dégager en langue un
fonctionnement conjoint du groupe des formes composées du mode indicatif
en français. Il s’agit de présenter ce fonctionnement à partir de la formulation
d’une hypothèse aspectuelle permettant d’expliquer tous les emplois en
discours du système des formes composées. La première section de cette
présentation se veut théorique et permettra de mieux appréhender notre cadre
d’analyse développé à la deuxième section. Il s’agit ensuite, dans un
troisième point, d’exposer deux emplois communs aux formes composées.
Celles-ci ont donné matière à l’élaboration de l’hypothèse aspectuelle faisant
l’objet de notre quatrième section.

1. Polysémique ou monosémique : deux approches définitoires des


formes composées

Les études sur la temporalité verbale sont toutes menées à l’intérieur d’un
cadre théorique particulier qui se donne pour objectif d’expliquer et de
décrire les emplois des temps verbaux en fonction de traits ou d’instructions
qui relèvent de différentes approches. Pour certains, il s’agit de lier
temporalité verbale et linguistique pragmatique (Moeschler et Reboul 1998,
De Saussure 2000, Lascarides et Asher 1993, entre autres) et pour d’autres,
temporalité verbale et linguistique textuelle (Vet 1985, Combettes 1983).
Pour notre part, nous travaillons dans le cadre de l’approche aspecto-
temporelle du temps verbal.

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 141 159.


142 Audrey Lauze

Cette approche se divise en deux grands sous-ensembles : d’une part,


l’approche polysémique développée par exemple par des auteurs comme
Desclés et Guentchéva (2004) ou encore Gosselin (1996, 1999) ; d’autre part,
l’approche monosémique du temps verbal défendue entre autres par Barceló
et Bres (2006), Caudal et Vetters (2005) ou bien Wilmet (1997).

1.1. Les approches polysémiques du temps verbal

Les approches polysémiques attribuent deux valeurs aux formes composées :


une première valeur dite « d’événement » et une deuxième valeur dite
« d’état résultant ».
Pour Desclés et Guentchéva (2004), le passé composé exprime deux
valeurs : une valeur d’accompli du présent et une valeur temporelle passée
illustrées respectivement sous les énoncés (1) et (2). Selon ces linguistes,
l’une écarterait l’autre par une opération de filtrage selon les marqueurs
cotextuels en présence dans l’énoncé.
(1) […] sur laquelle d'ailleurs vous lirez : "Mlle Chardin, repriseuse de dentelles
et de cachemires." On viendra. Vous demanderez le chevalier. On vous
répondra : "Il est sorti." vous direz : "Je le sais bien, mais trouvez le, car sa
bonne est là sur le quai, dans un fiacre, et veut le voir...". (Balzac H. de,
LaCousine Bette)
(2) Raymond m’a téléphoné au bureau. Il m’a dit qu’un de ses amis m’invitait à
passer la journée de dimanche dans son cabanon, près d’Alger. J’ai répondu
que je le voulais bien. (Camus A., L’Etranger)

Gosselin (1996) attribue également deux valeurs aux formes composées : une
première valeur accomplie et une deuxième valeur dite aoristique. Selon lui,
la forme composée étant morphologiquement composée d’un auxiliaire et
d’un participe passé, chaque composant est porteur d’une valeur bien
précise : l’auxiliaire exprimerait la valeur accomplie de la forme composée et
le participe passé la valeur aoristique, autrement dit globale. La valeur
attribuée à la forme composée (sous la forme de saillance de l’auxiliaire ou
du participe passé) dépendra des marqueurs en présence dans l’énoncé. De
ce fait, en discours, un énoncé du type
(3) a. J’avais couru la finale du 1000 mètres en dix minutes

présente le procès au plus-que-parfait avais couru en combinaison avec le


circonstant temporel en dix minutes. La combinaison entre le procès au plus-
que-parfait et le circonstant donne à voir le procès avais couru d’une manière
globale. Gosselin pose alors que le plus-que-parfait avais couru prend dans
ce cas une valeur aoristique.
Mais l’énoncé (3a) modifié sous (3b),
Pour un traitement unitaire des formes composées 143

(3) b. J’avais couru la finale du 1000 mètres lorsqu’ils annoncèrent le vainqueur.

présente le procès au plus-que-parfait avais couru en relation avec un procès


au passé simple annoncèrent. On se représente alors le procès au plus-que-
parfait avais couru comme précédant temporellement le passé simple
annoncèrent (avais couru < annoncèrent). Nos connaissances du monde
induisent cette représentation : en effet, l’annonce se déroule à un moment
ultérieur par rapport à l’épreuve de la course. La fin du procès avais couru
paraît être la condition nécessaire pour que l’annonce des résultats puisse
commencer. Par conséquent, cette représentation donne une vision du temps
interne du procès avais couru comme accomplie ; autrement dit on se
représente le procès comme totalement terminé ou achevé au moment où
débute l’annonce des résultats.

1.2. Les approches monosémiques du temps verbal

Les approches monosémiques du temps verbal attribuent une seule valeur aux
formes composées du système. Cette valeur dite « en langue » permet
d’expliquer non pas les deux valeurs que peut prendre la forme composée
mais les deux effets de sens ou emplois typiques en discours, celui
d’événement et celui d’état résultant. De plus, la théorie monosémique du
temps verbal ne donne pas deux valeurs distinctes à la forme composée mais
une seule (Guillaume 1929, Caudal 2003, Vetters 2001, Caudal et Vetters
2005, Wilmet 1976, entre autres). Travaillant dans le cadre de la théorie
développée par J. Bres depuis une dizaine d’années maintenant, j’illustrerai
cette section en présentant l’étude proposée dans Barcel et Bres (2006). Le
postulat est le suivant : le temps verbal possède une seule valeur en langue
déterminée aspectuellement et temporellement au moyen d’instructions. Par
exemple, le plus-que-parfait, dans ses différents emplois, donne exactement
les mêmes instructions, c’est-à-dire [passé], [- incidence] et [extension] qui
définissent sa valeur en langue. C’est en interaction avec le co(n)texte que
seront produits les différents effets de sens que l’on impute à tort au plus-
que-parfait lui-même, alors qu’ils sont le résultat de l’interaction entre ce
temps et différents éléments de l’énoncé. Les exemples (4) et (5) serviront
d’illustration.
(4) « Il était dans les zouaves ? Oui, il a fait la guerre au Maroc. » C’était vrai.
Il avait oublié. 1905, son père avait vingt ans. Il avait fait, comme on dit, du
service actif contre les Marocains. M. Levesque avait été appelé en même
temps que son père. (Camus A., Le premier homme)
(5) Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le cou, lorsque
dans le silence, on entendit le timbre de l’antichambre. c’est mon mari,
balbutia Mme Marty pleine de trouble, il doit venir me chercher, en sortant
de Bonaparte. Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître
144 Audrey Lauze

sous un fauteuil d’un mouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à


rire. (Zola E., Au bonheur des dames)

En (4), situé en proposition indépendante et en rapport avec le procès à


l’imparfait C’était, le plus-que-parfait avait oublié produit l’effet de sens
accompli.
En (5), le procès avait refermé produit en interaction avec le circonstant
temporel vivement, l’effet de sens progression (ou aoristique selon les
approches polysémiques). Le plus-que-parfait est en relation de progression
par rapport aux procès conjugués au passé simple décida, entendit, fit et
mirent (décida < entendit < avait refermé < fit < mirent).
Autrement dit, nous retiendrons deux faits pour notre étude développée
aux sections 2 et 3. Le temps verbal possède : (i) une valeur en langue
recouvrant des instructions temporelle et aspectuelles, et (ii) différents effets
de sens repérables en discours, produits par l’interaction1 de cette même
valeur en langue avec les différents éléments du co(n)texte.

2. La valeur en langue des formes composées

Barceló et Bres (2006) présentent la valeur en langue de l’ensemble des


temps verbaux du mode indicatif. Nous limiterons la présentation aux formes
composées du système.

Temps Aspect
Passé composé [neutre] [+ ou – incidence] [extension]
Plus-que-parfait [passé] [- incidence] [extension]
Passé antérieur [passé] [+ incidence] [extension]
Futur Antérieur [futur] [+ ou – incidence] [extension]
Conditionnel passé [passé][ultérieur] [+ ou – incidence] [extension]

Fig. 1

La valeur du temps verbal est déterminée par une instruction temporelle


et deux instructions aspectuelles2. L’instruction temporelle correspond à
l’ancrage du procès dans l’une des trois époques passée, présente ou future.

1
Afin d’éviter des répétitions théoriques, nous n’exposerons pas ici la théorie de
l’offre du temps verbal qui répond positivement ou non à la demande du
co(n)texte. Nous renvoyons pour cela à l’article de J. Bres du présent ouvrage.
2
La théorisation développe une analyse du temps verbal dans le cadre strict de la
relation aspect / temps. Autrement dit, le recours à la modalité pour expliquer
certains emplois de type hypothétique par exemple est laissé de côté au profit
d’une explication aspecto temporelle.
Pour un traitement unitaire des formes composées 145

La forme composée morphologiquement liée à la forme simple situe le


procès dans la même époque. Aussi, en accord avec le tableau ci-dessus, un
procès conjugué p. ex. au passé composé d’instruction temporelle [+ neutre] ,
pourra selon les éléments co(n)textuels en présence dans le discours soit être
situé dans l’époque présente (6) soit dans l’époque passée (7) soit dans
l’époque future (8) :
(6) où est mon père ? demanda Olivier. il est sorti pour toute la journée,
répondit la bonne femme. (Murger H., Scènes de la vie de jeunesse)
(7) C'est à ce moment là que Joseph s'est rappelé tout d'un coup. Temps. Il a
fouillé dans ses poches et il a tendu quelque chose à la mère. Il a ouvert sa
main. J'ai vu aussi. Dans la main il y avait le diamant de Mr Jo. La mère a
poussé un cri. Musique. (Duras M., L’Eden Cinéma)
(8) Nu sous la tabatière ouverte, je n'entendis plus qu'une rumeur et, derrière la
porte, la voix du barbu : « E la pitturina ? J'ai fini dans deux heures. ».
(Perry J., Vie d’un païen)

En interaction avec les éléments du co(n)texte (interaction conversationnelle)


le passé composé il est sorti en (6) exprime un accompli du présent. En (7),
les passés composés s’est rappelé < a fouillé < a tendu < a ouvert < ai vu <
a poussé un cri inscrits en succession narrative et en interaction avec la
locution temporelle à ce moment là sont ancrés dans l’époque passée. Enfin,
en (8), le procès j’ai fini se combine avec le marqueur temporel dans cinq
minutes qui fonctionne comme un repère situé dans l’époque future à partir
duquel l’on considère l’action déjà terminée.
L’instruction [incidence] – notion empruntée à Guillaume (1929) –
représente le point de saisie du procès. Le procès pourra être saisi soit (i) en
incidence soit (ii) en non-incidence.
(i) Le procès pourra être saisi soit sur la borne initiale s’il est conjugué à la
forme simple (passé simple) soit sur la borne terminale s’il est conjugué à la
forme composée (passé antérieur). Cette saisie incidente du temps est
indiquée par la notation [+ incidence].
(ii) Le procès pourra être saisi sur un point non déterminé soit à l’intérieur de
ses bornes s’il est conjugué à la forme simple (imparfait), soit au-delà de la
borne terminale s’il est conjugué à la forme composée (plus-que-parfait). La
saisie non incidente du temps interne du procès est notée [- incidence]. Par
conséquent, le passé antérieur et le plus-que-parfait s’opposent entre eux par
la seule instruction [incidence], positive pour le premier et négative pour le
second. Illustrons cette notion par les exemples (9) et (10).
(9) Du reste, il n'avait jamais réussi à aimer aucune femme autant qu'un oignon
de tulipe ou aucun homme autant qu'un Elzevir. Il avait depuis longtemps
passé (/ *il eut depuis longtemps passé) soixante ans lorsqu'un jour
146 Audrey Lauze

quelqu'un lui demanda : Est ce que vous ne vous êtes jamais marié ? J'ai
oublié, dit il. (Hugo V., Les Misérables)
(10) Dès qu’il eut positivement reconnu (* avait positivement reconnu) Jean
Valjean, le forçat redoutable, il s'aperçut qu'ils n'étaient que trois, et il fit
demander du renfort au commissaire de police de la rue de Pontoise (Hugo
V., Les Misérables)

En (9) et (10), la substitution plus-que-parfait/ passé antérieur est impossible.


En (9), le marqueur depuis x temps ne peut se combiner avec une forme
incidente telle que le passé antérieur ou le passé simple. En (10), le marqueur
temporel dès que (marquant la saisie incidente du temps interne du procès) se
combine parfaitement avec le passé antérieur eut quitté. Cependant, avec le
plus-que-parfait avait quitté, la combinaison est impossible.
L’instruction [extension] correspond à la distinction aspectuelle formes
simples / formes composées, distinction fondée sur l’opposition
morphologique entre formes simples dites « tensives » et formes composées
dites « extensives ». Le temps interne du procès est saisi soit à l’intérieur de
ses bornes, c’est-à-dire de sa borne initiale à sa borne terminale (passé
simple) ou entre ses bornes initiale et finale (imparfait), soit à partir de la
borne terminale (passé antérieur) ou au-delà de celle-ci (plus-que-parfait).
Toutes les formes composées délivrent l’instruction aspectuelle [extension].
A partir de cette valeur en langue, il nous semble possible de rendre
compte de tous les fonctionnements de l’ensemble des formes composées en
discours dans le cadre d’une approche monosémique.

3. Les deux emplois de la forme composée en discours

Même si la forme composée exprime de multiples effets de sens en discours,


nous pouvons les regrouper en deux ensembles définis comme nous venons
de le voir précédemment. Le premier ensemble que nous nommons « effet de
sens état résultant » recouvre les effets de sens accompli et antériorité. Le
deuxième ensemble que nous nommons « effet de sens événement » recouvre
quant à lui, les effets de sens régression et progression3.

3
Comme le fait remarquer J. Bres les effets de sens de simultanéité et
d’élaboration (ou de composition) sont partagés par l’ensemble des temps
verbaux du système et de fait, nous ne les exposerons pas ici, notre intérêt étant
de montrer des emplois propres aux formes composées. Notons cependant que
l’effet de sens d’inclusion, quant à lui, a fait l’objet d’un article coécrit avec J.
Bres intitulé « Aspect ou point de vue : la relation d’inclusion et les temps
verbaux du passé » dont les références se trouvent en bibliographie.
Pour un traitement unitaire des formes composées 147

3.1. L’effet de sens « état résultant »

Nous trouverons dans ce premier ensemble d’une part l’effet de sens


accompli et d’autre part, l’effet de sens antériorité.

3.1.1. Effet de sens « accompli »

Comme nous l’avons vu dans le tableau indiquant leur valeur en langue (voir
Fig. 1), l’instruction commune à l’ensemble des formes composées du mode
indicatif est de représenter le procès d’une manière extensive. Cette vision
extensive du temps verbal sur le procès en donne une vue accomplie4.
Observons (11).
(11) Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangé, la force lui
était revenue ; il reprit Marius sur son dos, lui appuya soigneusement la tête
sur son épaule droite, et se remit à descendre à l’égout. (Hugo V., Les
Misérables)

Par rapport aux passés simples replaça et reprit qui donnent une
représentation du temps interne du procès en accomplissement, le plus-que-
parfait avait mangé représente le temps interne du procès comme accompli.
Le procès avait mangé est achevé, accompli au moment de référence passé
posé par le passé simple replaça.

3.1.2. Effet de sens « antériorité »

L’antériorité est ici entendue dans le sens des grammaires générales


(Larousse 1964 [2002]) ou de Benveniste. Un événement est dit antérieur à
un autre dans le cadre strict de la relation entre forme simple et forme
composée (autrement dit, dans la relation principale-subordonnée).
Observons (12).
(12) Enfoncé dans ses jouissances égoïstes, il se frottait les mains, quand il avait
mangé le meilleur. (Zola E., La Fortune des Rougon)

Le procès avait mangé produit l’effet de sens antériorité par rapport au procès
frottait conjugué à l’imparfait. En d’autres termes, le procès avait mangé
précède temporellement le procès frottait. Dans cette relation, un procès
conjugué au plus-que-parfait sera nécessairement antérieur au procès de la
principale conjugué à l’imparfait.
Par conséquent, nous formulons l’hypothèse suivante : l’effet de sens
accompli régit l’effet de sens antériorité. D’un côté, si le procès conjugué à la

4
La saisie extensive du temps interne du procès à partir ou au delà de la borne
terminale entraîne la production de l’effet de sens accompli.
148 Audrey Lauze

forme composée exprime par définition l’accompli, il peut produire l’effet de


sens antériorité en proposition subordonnée comme en (12) ou ne pas y être
associé s’il se trouve en proposition principale comme en (11). D’un autre
côté, si un procès conjugué à la forme composée produit l’effet de sens
antériorité, c’est qu’il est nécessairement accompli. Reprenons (12)5. Le plus-
que-parfait avait mangé se trouve dans la proposition circonstancielle
subordonnée par rapport à la proposition principale où se situe le procès
frottait conjugué à l’imparfait. Le PQP avait mangé exprime l’aspect
accompli du procès à partir duquel émerge l’effet de sens antériorité par la
présence du procès frottait dans le cotexte gauche. A l’inverse, en (11), le
PQP avait mangé exprime seulement un accompli sans être associé à l’effet
de sens antériorité ; effectivement, avait mangé représente le temps interne
du procès en extension sans que la saisie extensive ne produise l’effet de sens
antériorité. Cette remarque vaut pour l’ensemble des formes composées.
Observons.
(13) Gowan et Stevens portent des pardessus et tiennent un chapeau à la main.
Stevens, dès qu'il a pénétré dans la pièce, s'arrête sur place. Gowan, en
passant, jette son chapeau sur le canapé et se dirige vers Temple (Camus A.,
Requiem pour une nonne)
(14) Mais c’était une pure illusion, car lorsqu'il eut poussé la porte, il s'aperçut
que l'intérieur était vide. (Sand G., Le Péché de Monsieur Antoine)
(15) Quand il aura atteint son plus haut point les ténèbres achèveront de
s'éclaircir. (Chateaubriand F., Mémoires d’outre tombe)
(16) Quand nous aurions fait quelques économies, nous achèterions une autre
vache. Au printemps, elle aurait un veau, et nous aurions ainsi deux vaches.
(Lacretelle J. et Guéritte M., Sarn)

L’analyse étant identique pour les quatre occurrences, analysons seulement


(13). Le passé composé a pénétré produit, en interaction avec le présent
s’arrête situé dans le cotexte droit de l’énoncé, l’effet de sens antériorité :
l’action de pénétrer dans la pièce effectuée par Stevens est antérieure à
l’arrêt (a pénétré < s’arrête). Le premier évènement doit être accompli afin
que puisse se réaliser le deuxième. Par conséquent, nous posons qu’un procès
produisant l’effet de sens antériorité exprime nécessairement l’effet de sens
accompli.
Nous concluons ce point en formulant que le temps interne du procès
conjugué à la forme composée saisi à partir ou au-delà de la borne terminale
produira dans n’importe quel co(n)texte l’effet de sens accompli et non pas
l’effet de sens antériorité. Cette théorie est contraire à ce qu’avançaient à tort

5
Par souci de clarté, nous prenons pour illustrer notre propos l’exemple déjà cité
présentant le procès conjugué au plus que parfait mais notre remarque vaut pour
l’ensemble des formes composées du mode indicatif.
Pour un traitement unitaire des formes composées 149

Damourette et Pichon (1911-1940 : Tome V § 1790) annonçant au début de


l’étude du toncal antérieur (comprendre : plus-que-parfait) « la double
nécessité [du PQP] d’exprimer la notion d’antériorité et celle de toncalité
[d’accompli] ». De fait, l’effet de sens antériorité pourra être associé ou non à
la forme composée selon les éléments co(n)textuels en présence dans
l’énoncé.

3.2. L’effet de sens « événement »

L’effet de sens événement est observable dans les discours narratifs où la


forme composée est employée soit pour exprimer l’effet de sens régression
soit pour produire l’effet de sens progression. Nous allons voir que toutes les
formes composées peuvent être associées à ces deux effets de sens.

3.2.1. Effet de sens « régression »

L’effet de sens régression est à entendre comme un retour en arrière dans


l’ordre temporel des évènements d’un récit. En d’autres termes, la régression
rejoint le concept d’ « analepse » (Genette 1972) en poétique ou celui de
« flash-back » en langage cinématographique.
Les formes composées saisissant le procès en extension sont associées
préférentiellement à l’effet de sens régression. En effet, dans le récit, la
majeure partie des procès conjugués à la forme composée se trouvent dans
une relation de régression par rapport aux procès conjugués à la forme
simple. Les exemples suivants montrent l’effet de sens régression associé à
chacune des formes composées : passé composé (17), plus-que-parfait (18),
futur antérieur (19) et conditionnel passé (20).
(17) On a des principes, ajouta l'un des cuirassiers, un costaud de forgeron qui
s'appelait Verzieux. Et le bonhomme que vous avez éventré hier soir dans
la maison, vous ne l'enterrez pas ? Oh lui ! dit Fayolle, c'est un Autrichien.
(Rambaud P., La Bataille)
(18) M De Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des
services qu'il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le
recommander aux juges. (Stendhal, Le Rouge et le noir)
(19) Jeudi 9 novembre : Atelier cuisine sénégalaise. Cet après midi sera réservé à
la découverte de la cuisine sénégalaise. Vous préparerez une recette salée
typique “le poulet Yassa”, afin de vous familiariser aux différentes saveurs
de ce pays. Nous laisserons mariner cette recette toute la nuit. Rendez vous
à la maison Rousseau à 14h. Participation : 5 € Vendredi 10 novembre :
Repas sénégalais. La recette que vous aurez préparée la veille est prête à
mijoter ! Venez déguster le Yassa autour d’un repas convivial. Rendez vous
à 12h00 à la maison Rousseau. (http://www.ville plaisir.fr)
150 Audrey Lauze

(20) L'usine était complètement arrêtée, c'était évident. De cette route qu'il
longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une étoile au ciel, il aurait
aperçu, jadis, la lumière du gaz, l'éclair parti de la baïonnette d'une
sentinelle, mille signes de vie désormais absents. (Verne J., 500 millions de
la Bégum)

Ces exemples nous montrent que les formes composées peuvent toutes être
associées à l’effet de sens régression à l’exception du passé antérieur
d’instruction [+ incidence] qui ne peut être associé à cet effet de sens. Il
produira en interaction avec les éléments du contexte soit l’effet de sens
antériorité (en relation avec un procès conjugué au passé simple) soit l’effet
de sens progression. Nous n’allons pas analyser chaque occurrence mais nous
précisons que l’étude vaut pour chacune des formes composées. Analysons
(18).
Selon Reichenbach (1947), le plus-que-parfait a besoin d’un point ou
d’un repère situé entre l’événement qu’il représente (E) et le moment de
parole (S). Ce point (R) correspond au point à partir duquel est vu
l’événement. En situation narrative, le point R est représenté le plus souvent
par un temps verbal et ce temps verbal correspond typiquement dans les
récits au passé simple, ce qu’illustre l’exemple (18) que nous réécrivons ici
sous (18a) :
(18) a. M De Frilair lui annonça que, touché des bonnes qualités de Julien et des
services qu'il avait autrefois rendus au séminaire, il comptait le
recommander aux juges.

Le procès au plus-que-parfait avait rendus est en relation de régression par


rapport au passé simple annonça (annonça > avait rendu).
Mais notons que dans certains discours, la relation E-R-S (lire : E
antérieur à R antérieur à S) est impossible. Observons (21).
(21) Il y a huit ans, Nicolas Bernardi avait été préféré à Sébastien Loeb en finale
de l’opération Rallye Jeunes. Aujourd’hui, il cherche à le rattraper. (Midi
Libre, rubrique sport, 2004)

Le PQP avait été préféré n’est plus vu à partir d’un point posé dans l’époque
passée mais en relation directe avec le procès cherche ancré dans l’époque
présente. Les points E et R ne sont plus distincts, ils coïncident. Aussi, il
semble important de noter que dans certains cas, tel que (21), la relation
E-R-S est incorrecte et sera remplacée par la relation E, R-S (lire : E
simultané à R antérieur à S).
Même si majoritairement, le procès conjugué à la forme composée est
associé à l’effet de sens régression, il est des cas où la forme composée en
interaction avec d’autres éléments co(n)textuels situe le procès dans une
relation non pas de régression mais de progression.
Pour un traitement unitaire des formes composées 151

3.2.2. Effet de sens « progression »

L’effet de sens progression associé à la forme composée contribue à la


succession des événements dans la trame narrative. Aussi, nous postulons que
toutes les formes composées sont capables de produire en interaction avec le
co(n)texte l’effet de sens progression même si certains temps verbaux comme
le plus-que-parfait ou le conditionnel passé semblent refuser a priori cette
relation. De ce constat, la forme composée employée pour exprimer l’effet de
sens progression semble donner à voir le procès comme s’il était tensif et non
pas extensif6. En somme, la forme composée associée à la relation de
progression perdrait sa valeur aspectuelle d’extension pour prendre une
valeur aspectuelle tensive. C’est la raison pour laquelle les études posent
souvent que le passé composé, p.ex., peut se substituer au passé simple car il
donne l’impression de représenter le procès dans sa tension. Observons (23).
(23) Pendant la récréation, la maîtresse sort pour discuter avec les autres
maîtresses et le bazar commence dans la classe…La maîtresse nous a
regardés un bon coup, elle a fait un gros soupir et elle est sortie de nouveau
parler aux autres maîtresses. Et puis Geoffroy s’est levé, il est allé vers le
tableau noir, et avec la craie il a dessiné un bonhomme amusant comme
tout… (Sempé et Goscinny, Le petit Nicolas et les copains)

Effectivement, les procès au passé composé peuvent très bien être remplacés
par des passés simples, ce que montre l’énoncé (23a).
(23) a. La maîtresse nous regarda un bon coup, elle fit un gros soupir et elle sortit
de nouveau parler aux autres maîtresses. Et puis Geoffroy se leva, il alla
vers le tableau noir, et avec la craie il dessina un bonhomme amusant
comme tout…

La substitution passé composé / passé simple entraîne certains auteurs à


penser que le passé composé fonctionne comme un temps du passé ; il
possèderait dans ce cas une valeur d’événement (Desclés et Guentchéva
2004) ou une valeur aoristique (Gosselin 1996). Il n’en est rien. Dans le cadre
de la théorie monosémique du temps verbal, nous avançons l’explication
6
Voir à ce propos Lauze (2005) et Bres (2006). Notons que ce constat est
identique dans certains cas de régression. En effet, la succession de procès au
plus que parfait dans l’exemple (22) ci dessous donne à voir les événements
comme s’ils étaient tensifs : avait bu < avait travaillé < avait retenu.

(22) Mais ce soir, étant malade, il me fit demander. Il souffrait de palpitations.


Le matin, il avait bu du lait, contre son habitude, puis avait travaillé au
jardin aux déblais. Baud, qui était venu causer avec lui du procès, l'avait
retenu sous les tilleuls, à l'ombre et dans un courant d'air. (Anonyme,
Livre nouveau saint simoniens)
152 Audrey Lauze

suivante : si le passé simple peut être remplacé par le passé composé en


discours, comme l’illustrent les exemples (23) et (23a), la représentation que
donne chaque temps du temps interne du procès est différente. Le passé
simple donne à voir le temps interne du procès de la borne A à la borne B en
seul accomplissement de la borne A à la borne B (voir Fig. 3) alors que le
passé composé saisissant le procès à partir de B le donne à voir comme
accompli (voir Fig. 4).

regarda fit sortit …

Fig. 3

Avec le passé simple, la borne terminale est simplement atteinte à la fin


du mouvement sans inclusion possible (cela correspond à une vue globale du
procès) alors qu’avec le passé composé, le mouvement s’effectue à partir de
cette borne (ce qui correspond à une vue accomplie sur le procès)7.

a regardé a fait est sorti

Fig. 4

Mais alors que dire des autres formes composées qui peuvent elles aussi
produire l’effet de sens de progression ? Possèderaient-elles également une
valeur aoristique quand elles expriment cet effet de sens? Nous illustrerons
notre étude par l’analyse du passé antérieur (24) et du plus-que-parfait (25).

7
Les figures 3 et 4 représentent respectivement l’enchaînement des procès
conjugués au passé simple et au passé composé. Je dirai seulement ici pour
expliquer la figure 4 que le temps interne des procès conjugués au passé
composé est saisi à partir de la borne terminale (représentée en gras) et que
l’enchaînement des procès n’est possible que parce que la partie tensive du
procès est supposée (représentée en pointillés). Je renvoie à l’article de J. Bres
du présent ouvrage (ainsi qu’à Lauze 2005 à paraître) pour une explication
détaillée de l’enchaînement des procès à la forme simple et à la forme
composée.
Pour un traitement unitaire des formes composées 153

(24) Les habitants essayèrent encore différents tuyaux à parfums et partirent,


ravis. Le 24 décembre, l’étranger eut fini de filtrer. Il cacha dans sa poche
une petite bouteille rose et partit à la recherche de la jeune fille. (Anonyme
2005, Conte de Noël)

Le passé antérieur eut fini se situe temporellement après les deux passés
simples essayèrent et partirent et avant le procès cacha : essayèrent <
partirent < eut fini < cacha. Il exprime par conséquent l’effet de sens de
progression au même titre que les trois passés simples qui l’entourent. Le
procès au passé antérieur contribue à faire progresser les événements du récit
avec la particularité de produire un autre effet de sens, conséquence de la
production de la relation de progression. Effectivement, nous remarquons
qu’avec le passé antérieur, l’acte de finir paraît plus fini, si j’ose dire, qu’avec
le passé simple. Comme le passé antérieur saisit le temps interne du procès à
partir de la borne terminale (ce qui correspond à l’instruction [extension]) et
qu’il donne l’instruction [+ incidence], la combinaison des deux instructions
entraîne l’effet de sens de rapidité. Comme pour le passé composé, le passé
antérieur saisit le temps interne du procès à partir de la borne terminale alors
qu’avec le passé simple, la borne terminale est simplement atteinte. Si
l’instruction [+ incidence] permet facilement d’expliquer la relation de
progression produite par le passé antérieur, il n’en est pas de même pour le
plus-que-parfait. En effet, le plus-que-parfait offrant l’instruction [-incidence]
il semblerait qu’il ne puisse exprimer la relation de progression. Et pourtant
des cas comme (25) semblent dire le contraire.
(25) Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de
petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer
sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du
docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis,
les deux portes s'étaient refermées. Le gros des marmots enfin se dispersa,
et le commandant appela d'une voix forte : Monsieur de Varnetot ? Une
fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut. (Maupassant G. de,
Le Coup d’état)

La relation de progression est testée, comme pour le passé composé, par la


substitution avec le passé simple d’instructions [+ incidence] et [tension]. Le
procès s’étaient refermées peut aisément être remplacé par un procès au
passé simple. Observons (25) repris sous (25a).
(25) a. Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de
petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer
sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du
docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis,
154 Audrey Lauze

les deux portes se refermèrent. Le gros des marmots enfin se dispersa, et le


commandant appela d'une voix forte : Monsieur de Varnetot ? Une fenêtre
du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut.

Le procès s’étaient refermées est associé non pas à l’effet de sens régression
mais à celui de progression. Effectivement, les procès sont temporellement
ordonnés comme suit : s’en échappèrent < se mirent < s’étaient refermées <
se dispersa < appela < s’ouvrit. Pris dans ce que j’ai appelé une « bulle
incidente » (Lauze 2005, à paraître) formée par les trois passés simples qui
l’entourent, le plus-que-parfait est soutenu par le cotexte dans la production
de l’effet de sens de progression. Tel un imparfait narratif, le plus-que-parfait
contribue à faire avancer le récit. Saisissant le temps interne du procès en
extension (au-delà de la borne terminale), il donne à voir l’évènement réalisé
rapidement. Le temps du procès déjà saisi à sa fin entraîne cette vision rapide
et paraît expliquer pourquoi le plus-que-parfait peut dans certains cas
exprimer la relation de progression.
Nous remarquons donc que les formes composées produisant en
interaction avec les éléments du co(n)texte l’effet de sens progression
donnent un effet particulier au procès : le procès se réalise rapidement. Au
lieu de voir le procès du début jusqu’à la fin, autrement dit dans sa saisie
globale, comme le donne à voir le passé simple, la forme composée le donne
à voir à sa fin, à partir ou au-delà de sa borne terminale. Cette saisie qui
s’effectue à la borne terminale du procès entraîne une vision rapide de
l’évènement.

4. L’instruction [extension] : une hypothèse explicative aux deux effets


de sens associées à la forme composée

Il s’agit dans cette section de proposer une explication monosémique aux


divers emplois que peut exprimer la forme composée en discours. Partant de
la valeur en langue, nous émettons l’hypothèse que l’instruction aspectuelle
[extension] explique tous ces emplois, notamment des emplois qui paraissent
fort lointains, voire contraires, tels celui de régression et de progression. Pour
mener à bien cette présentation, nous revenons sur la définition de l’extension
qui nous aidera ensuite à développer notre hypothèse.
Comme exposée à la section 2, l’instruction [extension] empruntée à
Guillaume (1929) désigne tout procès dont le temps interne est saisi à partir
ou au-delà de sa borne terminale (B) : il s’agit donc d’une caractéristique
aspectuelle (voir Fig. 5).
Pour un traitement unitaire des formes composées 155

A B

Elle mange Elle a mangé

Fig. 5

Aussi, l’extension définit les formes composées et la tension caractérise


les formes simples. Ces notions correspondent à l’opposition aspectuelle
formulée par les grammaires sous les termes de « formes accomplies » d’un
côté et « formes inaccomplies » de l’autre. Nous préférons y substituer les
termes de tension / extension empruntés à Guillaume qui selon nous
définissent de manière plus précise la relation aspecto-morphologique entre
formes simples et formes composées. Effectivement, l’extension se situe dans
le prolongement la tension : elle ne s’oppose pas à elle, elle est « l’au-delà »
du procès, sa « subséquence » (Guillaume, Leçon 25 Mai 1944, Série A :
305-306).
Lorsque l’extension, d’une part se combine avec la seconde instruction
aspectuelle [+ incidence], le temps interne du procès est saisi à partir de la
borne terminale, ce qui correspond à une saisie opérée par le passé
antérieur (voir Fig. 6); d’autre part, lorsque l’extension se combine avec
l’instruction [- incidence], le temps interne du procès est saisi au-delà de la
borne terminale, saisie opérée par le plus-que-parfait (voir Fig. 7). Les autres
formes composées, c’est-à-dire le passé composé, le futur antérieur et le
conditionnel passé, neutres au niveau de l’incidence peuvent saisir le procès
soit à partir de la borne terminale soit au-delà selon le co(n)texte.

point de saisie

Fig. 6
point de saisie

Fig. 7

L’instruction [extension] est, en langue, le trait commun à l’ensemble


des formes composées. Nous émettons l’hypothèse d’un traitement conjoint
des formes composées du système à partir de ce trait aspectuel.
156 Audrey Lauze

4.1. [extension] et « état résultant »

Aspectuellement extensive, la forme composée exprime l’accompli et de fait,


permet son association avec l’effet de sens antériorité tandis qu’un procès
tensif, c’est-à-dire un procès conjugué à la forme simple, ne le permet pas. En
effet, le temps interne du procès saisi en tension produira dans la relation
principale/ subordonnée les effets de sens simultanéité (exemples (26) et
(27)) et/ou de progression (exemples (28) à (30)) :
(26) Quand je lui parle, il dort.
(27) Quand je lui parlais, il dormait.
(28) Quand je lui parlerai, il dormira.
(29) Quand je lui parlerais, il dormirait.
(30) Quand je parlai, il dormit.

La forme composée saisissant par définition le procès à partir ou au-delà de


sa borne terminale permet très facilement de représenter le temps du procès
comme étant antérieur à un autre dans ce cotexte (voir ex. (12) à (16)).

4.2. [extension] et effet de sens « événement »

Même si la forme composée est très facilement associée à une régression


dans le discours (cf. (18a)) parce qu’elle saisit le temps interne du procès à sa
fin, nous venons de voir que certaines formes, comme le plus-que-parfait ou
le conditionnel passé, participent à la production de l’effet de sens
progression. Cependant, la forme composée produira plus difficilement
l’effet de sens progression pour les raisons exposées au point 3.2.2. En effet,
la saisie du temps interne du procès s’effectuant en extension, l’enchaînement
des procès est beaucoup moins fluide qu’avec une saisie tensive.
La saisie extensive dans la production de l’effet de sens progression
entraîne deux remarques. D’une part, l’enchaînement entre les procès
conjugués à la forme composée (voir (23)) ne paraît pas naturel. Reprenons
(23) et (23a). En (23) la succession d’évènements conjugués à la forme
composée donne une vision adynamique du récit où le temps interne de
chaque procès est vu à partir de son terme tandis qu’en (23a), le passage d’un
procès à un autre s’effectue par un mouvement dynamique où le temps
interne du procès est perçu en accomplissement. D’autre part, la forme
composée dans cet emploi donne à voir le procès d’une manière rapide
contrairement à la forme simple.
Pour un traitement unitaire des formes composées 157

4.3. [extension], état résultat et événement

Il nous reste à constater que le remplacement de la forme composée par la


forme simple est possible dans l’emploi d’événement alors qu’il reste
impossible dans les emplois d’état résultant. Serait-ce l’instruction
[extension] qui, seule, permettrait la production de l’effet de sens état
résultant ? Reprenons (25) et (11).
(25) Comme il n'était qu'à quelques pas du bâtiment, les portes des deux
extrémités donnant entrée dans les deux écoles s'ouvrirent, et un flot de
petits êtres, garçons par ci, filles par là, s'en échappèrent et se mirent à jouer
sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d'oies, autour du
docteur, qui ne pouvait se faire entendre. Aussitôt les derniers élèves sortis,
les deux portes s'étaient refermées (/ se refermèrent). Le gros des marmots
enfin se dispersa, et le commandant appela d'une voix forte : Monsieur de
Varnetot ? Une fenêtre du premier étage s'ouvrit. M. de Varnetot parut.
(Maupassant G. de, Le Coup d’état)
(11) Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. Il avait mangé
(/ * mangea), la force lui était revenue ; il reprit Marius sur son dos, lui
appuya soigneusement la tête sur son épaule droite, et se remit à descendre à
l’égout. (Hugo V., Les Misérables)

En (25), la substitution plus-que-parfait / passé simple est parfaitement


acceptable tandis qu’en (11), elle modifie la relation temporelle. En effet, le
plus-que-parfait exprime l’effet de sens accompli alors que le passé simple
produit la relation de progression. Les procès replaça et mangea s’ordonnent
temporellement comme suit : replaça < mangea, ce qui modifie le sens de
l’énoncé. Aussi, la substitution est impossible. La saisie tensive du passé
simple ne permet pas de produire cet emploi. Par conséquent, l’effet de sens
accompli exprimé par la forme composée est un emploi propre à l’ensemble
des formes composées du système. Quand les formes simples et les formes
composées peuvent produire l’effet de sens événement, seules les formes
composées expriment l’effet de sens état résultant. De fait, aspectuellement
extensives, elles produisent nécessairement de l’accompli quels que soient les
emplois dans lesquels elles figurent (état résultant ou événement).

5. Conclusion

Nous avons défendu dans une perspective monosémique que la forme


composée ne possède pas une valeur d’état résultant et une valeur
d’événement selon les contextes dans lesquels elle est employée mais une
seule valeur en langue. Nous avons proposé que l’instruction [extension]
permet de rendre compte de tous les effets de sens que peut exprimer la
forme composée : l’effet de sens état résultant étant préférentiellement
158 Audrey Lauze

produit par la forme composée mais sans exclure pour autant l’effet de sens
événement avec lequel elle s’associe en interaction avec certains éléments du
cotexte. Nous concluons que le trait [extension] en langue produit
nécessairement de l’accompli en discours qui régit tous les emplois auxquels
peut être associée la forme composée. L’unicité des formes composées réside
dans la production de l’accompli qui leur est propre. Cette propriété
aspectuelle est à la base d’un traitement conjoint des emplois de la forme
composée.

Références

Barceló, G.-J. ; Bres J. (2006) Les temps de l’indicatif, Paris : Ophrys.


Bres, J. (2007) Et plus si affinités…Des liaisons entre les instructions du
plus-que-parfait et les relations d’ordre temporel, in : L. de Saussure, J.
Moeschler et G. Puskas, (éds), Information temporelle, procédures et
ordre discursif, Cahiers Chronos 18, Amsterdam/New York : Rodopi,
139-157.
Bres, J. ; Lauze, A. (2007) La relation d’inclusion et les temps verbaux du
passé : aspect ou point de vue ?, in : J. Bres, M. Arabyan, T. Ponchon,
L. Rosier, R. Tremblay et P. Vachon-L'Heureux, (éds),
Psychomécanique du langage et linguistiques cognitives, Acte du XIe
colloque de l’Association Internationale de Psychomécanique du
Langage, Montpellier, 8 10 juin 2006, Limoges : Lambert-Lucas.
Chevalier, J.-C. ; al. (1964) Grammaire du français contemporain, Paris :
Larousse.
Caudal, P. ; Vetters, C., (2005) Un traitement conjoint du conditionnel, du
futur et de l'imparfait : les temps comme des fonctions d'actes de
langage, Cahiers Chronos 12 ; 109-124, Amsterdam/New York :
Rodopi.
Caudal, P. (2003) Plaidoyer pour une analyse monosémique des temps
verbaux», communication au colloque ACLIF Bilan et perspectives,
Université de Constantza (Roumanie).
Combettes, B. (1983) Pour une grammaire textuelle. La progression
thématique, Louvain-la-Neuve : De Boeck-Duculot.
Damourette, J. ; Pichon, E. (1911-1940) Des mots à la pensée. Essai de
grammaire de la langue française, Tome V, Paris : d’Artrey.
De Saussure, L. (2000) Pragmatique temporelle des énoncés négatifs,
Genève: Université de Genève.
Desclès, J.-P. ; Guentchéva, S. (2004), Comment déterminer la signification
du passé composé par exploration contextuelle, Langue française 138 :
48-60.
Genette, G. (1972) Ordre, in : Figures III, Paris : Le Seuil, 77-121.
Pour un traitement unitaire des formes composées 159

Gosselin, L. (1996) Sémantique de la temporalité en français, Louvain-la-


Neuve : Duculot.
Guillaume, G. (1929) Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des
temps, Paris : Champion.
Guillaume, G. (1944) Leçons de linguistique de Gustave Guillaume 1943
1944, série A, Esquisse d'une grammaire descriptive de la langue
française (II), publiées par R. Valin, W. Hirtle et A. Joly, Québec et
Lille : Presses de l'Université Laval et Presses Universitaires de Lille,
volume 10, 1990.
Lascarides, A.; Asher N. (1993) Temporal interpretation, discourse relations
and common sense entailment, in Linguistics and Philosophy, 16.5 :
437-493
Lauze, A. (2005) Quand le plus-que-parfait concurrence le passé simple :
problèmes de tension et d’incidence, in : A. Lauze, A. Patard et G.-J.
Barceló, (éds), De la langue au discours : l’un et le multiple dans les
outils grammaticaux, à paraître, Montpellier : PULM.
Moeschler, J. ; Reboul, A. (1998) Pragmatique du discours. De
l’interprétation de l’énoncé à l’interprétation du discours, Paris :
Armand Colin.
Vet, C. (1985) Univers du discours et univers d’énonciation : les temps du
passé et du futur, Langue Française, 67 : 38-58.
Vetters, C. (2001)Le conditionnel : ultérieur du non-actuel, in : P. Dendale et
L. Tasmowski, (éds), Le conditionnel français, Recherches linguistiques
25 : 169-207.
Wilmet, M. (1997) Grammaire critique du français, Bruxelles : De Boeck-
Duculot.
Wilmet, M. (1976) Etudes de morphosyntaxe verbale, Paris : Klincksieck.
La forme être en train de comme
éclairage de la fonction de l’imparfait

Lidia LEBAS-FRACZAK
Université de Clermont-Ferrand II, LRL

1. Introduction

La description de l’imparfait, dans ses emplois « passés », s’étant toujours


principalement faite en opposition au passé simple / passé composé, nous
pensons qu’il est intéressant d’élargir le système d’oppositions en y incluant
la forme être en train de (à l’imparfait) et en la confrontant, entre autres, aux
critères aspectuels et anaphoriques.
Les grammaires utilisent souvent cette forme pour définir ou illustrer le
sens d’énoncés à l’imparfait. Par exemple, dans la Grammaire Progressive
du Français (Niveau avancé) 1, destinée aux apprenants étrangers, nous
trouvons une règle selon laquelle « l’imparfait indique que l’action est
montrée en train de se faire dans le passé ». De manière identique, Le Bon
Usage de Grevisse informe que « [l’imparfait] montre [un] fait en train de se
dérouler ». Les linguistes se servent aussi parfois de cette forme pour gloser
des exemples avec l’imparfait, là où l’imparfait est censé donner clairement
une représentation du procès « dans son cours », comme le fait, par exemple,
J. Bres (2005 : 2). De même, selon A. Molendijk, l’énoncé Il poussait trop
loin la plaisanterie « renvoie à une situation qui est en train de se dérouler à
un moment donné du passé : le fait rapporté a déjà commencé avant ce
moment, et n’est pas encore parvenu à son terme (à ce moment) »
(1985 : 79).
La valeur habituellement attribuée à la forme être en train de ressemble
à celle de l’imparfait, faisant intervenir la notion de « déroulement ». En
retraçant l’évolution sémantique de être en train de, D. T. Do-Hurinville
(2007) observe que depuis le milieu du XIXe siècle cette forme véhicule le
sens de « déroulement d’une action en cours », ce qui représente l’aspect
« progressif ». Selon la définition de A. Borillo (2006), la fonction des
« auxiliaires aspectuels adnominaux » (tels que être en train de) consiste à
présenter le procès sous l’angle de son déroulement interne, c’est-à-dire à
marquer l’aspect interne de la situation.
Malgré cette apparente ressemblance de valeurs, lorsqu’on observe de
plus près des exemples attestés, on remarque que les deux formes ne sont pas
interchangeables, même dans les contextes « canoniques » passés. Un test

1
M. Boularès et J. L. Frérot, CLE International, 1997.

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 161 179.


162 Lidia Lebas Fraczak

suffira pour l’instant à le démontrer : le moteur de recherche Google nous a


permis de constater la présence sur Internet de milliers d’occurrences de la
séquence rien ne se passait et de la séquence il pleuvait, et la quasi-absence
de leurs équivalents avec en train de (? rien n’était en train de se passer ; ? il
était en train de pleuvoir). Comme nous l’expliquerons plus loin, c’est la
nature du sujet, empêchant sa « focalisation », qui en est responsable.

2. Critères sémantiques : sens « aspectuels » et « non aspectuels »

Si une différence de valeur entre les deux formes existe, ce qu’on doit
supposer comme pour toutes formes différentes, il convient de se demander
en quels termes elle peut être définie. Bien que ce qui ressort des descriptions
citées plus haut soit une ressemblance aspectuelle, on peut entreprendre
d’affiner le critère aspectuel en vue d’une différenciation. En effet, alors
qu’on utilise le terme « imperfectif » pour qualifier l’aspect lié à l’imparfait,
la forme être en train de est associée, quant à elle, à l’aspect « progressif »,
même si, comme le note C. D. Push, « la distinction notionnelle et
terminologique entre l’aspect imperfectif et l’aspect progressif n’est pas
toujours bien respectée » (2003 : 496). Selon B. Comrie (1976), l’aspect
imperfectif est une catégorie aspectuelle plus générale, plus abstraite que le
progressif. Cependant, comme le lui reprochent certains auteurs (ex. Bybee,
Perkins & Pagliuca 1994, Push 2003), les définitions qu’il fournit de l’aspect
imperfectif et de ses sous-catégories ne sont pas suffisamment précises ;
ainsi, l’imperfectif est censé correspondre à une situation envisagée de
l’intérieur (« viewing a situation from within », op. cit. : 23) et le progressif
à la description d’une situation en cours de développement au moment référé
(« situation in progress », op. cit. : 33). En effet, la distinction en ces termes
n’est pas suffisante, dans la mesure où la caractéristique attribuée au
progressif n’est pas incompatible avec l’imperfectif français (l’imparfait).
Comrie complète la description du progressif par une autre
caractéristique : « sens non statif » (« nonstative meaning », op. cit. : 35).
Selon D. T. Do-Hurinville, cette caractéristique, qu’il formule comme
« [+ dynamique] », constitue « l’invariant sémantique de train et de être en
train de ». L’auteur ajoute que cela « explique pourquoi, de nos jours, cette
périphrase est compatible avec les procès dynamiques, alors qu’elle accepte
difficilement les procès non dynamiques » (2007 : 33). L. Mortier, en
analysant les contraintes distributionnelles de la forme en question, remarque
également qu’elle « se fait le plus facilement suivre des verbes exprimant des
activités » (2005 : 89). Cependant, c’est une tendance plutôt qu’une véritable
contrainte, étant donné la possibilité des emplois comme ceux-ci :
(1) Cadin s’aperçoit également que Bernard Thiraud, la victime de l’enquête
dont il est chargé, a été tué vingt ans après pour les mêmes raisons, parce
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 163

qu’il était en train de comprendre l’importance des découvertes de son père.


(http://jeunet.univ lille3.fr/auteurs/daeninckx02/analyse.htm)
(2) C’est indéniable, il était en train de tomber amoureux.
(http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre12292 chapitre57299.html)

L. Mortier fait remarquer l’importance du caractère « agentif » (ainsi que


« animé ») du sujet et note que « la compatibilité éventuelle d’être en train de
INF avec les verbes psychologiques semble dépendre [...] de la mesure dans
laquelle le verbe exprime une activité et le sujet est agentif » (2005 : 89).
Cette observation peut probablement s’appliquer à l’exemple (1), car on
imagine que le fait de comprendre est le résultat d’une recherche active de la
part du sujet, mais pas vraiment à l’exemple (2), où le procès de tomber
amoureux ne semble pas être envisagé comme étant contrôlé par le sujet 2.
Bien qu’on ne puisse pas réfuter la préférence de la forme être en train
de pour certains types de sujets et pour certains types de verbes, et qu’il faille
en tenir compte, ces caractéristiques ne peuvent pas constituer des traits
distinctifs par rapport à l’imparfait « simple », car elles ne sont pas
incompatibles avec lui.
Bybee, Perkins & Pagliuca (1994) préconisent pour les « périphrases
progressives » de différentes langues (comme la forme anglaise be + ing)
une valeur intégrant à la fois un sens « aspectuel » 3 et un sens « non
aspectuel » apporté par les entités lexicales d’origine. Ce deuxième sens
consiste à « localiser un agent comme étant au milieu d’une activité (« to give
the location of an agent as in the midst of an activity », op cit. : 133), d’où la
compatibilité avec les verbes « dynamiques ». Ainsi, le progressif n’est pas
différencié de l’imperfectif en termes purement aspectuels, ce que nous avons
également vu chez Comrie, avec le sens « non statif ». Mais, si l’on
considère, en suivant Bybee et al., que le progressif possède, outre sa
caractéristique aspectuelle, la caractéristique sémantique préconisée, on
continue à avoir du mal à différencier les valeurs de l’imparfait et de être en
train de dans les énoncés comme (3) et (4), alors que la différence est plutôt
sensible :
(3) Je suis allé chez Bob en emportant une bouteille. Quand je suis arrivé,
Annie était en train de casser la vaisselle. En me voyant, elle a gardé un
saladier soulevé au dessus de sa tête, il y avait pas mal de débris sur le sol.
(Frantext : Ph. Djian, 37°2 le matin)

2
Certains analystes (ex. Fuchs et Léonard 1979, Leeman 2003) considèrent que
l’emploi d’un verbe « statif », comme haïr ou comprendre, avec la forme être
en train de donne le sens « inchoatif ».
3
« Progressive views an action as ongoing at reference time » (op. cit. : 126).
164 Lidia Lebas Fraczak

(4) Lorsque Louis entra dans le salon, les enfants jouaient tandis que Céline
faisait la vaisselle du petit déjeuner. « Vous avez déjà déjeuné ! »
Marmonna t il un peu déçu. (http://eveil.plumes.free.fr/16.htm)

En effet, pourrait-on affirmer que si le sujet Annie est « localisé comme étant
au milieu de l’activité » en (3), cela n’est pas le cas pour Céline en (4) ?
Bybee et al. évoquent la nature différente, avec une « force adjectivale »
(fonction de « caractérisation »), de la forme équivalente à be + ing en
ancien anglais 4, mais considèrent que cette ancienne structure a disparu et
que le progressif moderne a évolué à partir d’une structure locative. Quoi
qu’il en soit, l’idée de « caractérisation » nous semble plus appropriée que
celle de « localisation » pour parler des fonctions contemporaines des
« progressifs » français et anglais (fonctions qui ne doivent pas pour autant
être considérées comme identiques), ainsi que de la fonction de l’imparfait.
La différence entre les deux formes françaises réside, selon nous, dans la
portée de cette « caractérisation ». En anticipant sur l’analyse que nous
détaillerons plus loin, nous pouvons dire que dans l’exemple (3) la
caractérisation porte sur le sujet (Annie), qui est donc l’élément focalisé, alors
que dans (4) la caractérisation porte sur la situation trouvée par Louis au
salon et à la cuisine, celle de « l’après petit déjeuner », ce qui fait que le sujet
(Céline, de même que les enfants) n’est pas focalisé ici.
Bybee et al. précisent que le sens « locatif » originel des formes
progressives tend vers le sens « d’implication du sujet dans l’activité ». On
pourrait probablement considérer que le sujet dans l’exemple (3) est plus
« impliqué dans l’activité » que celui dans l’exemple (4), du fait du caractère
moins routinier de l’activité casser la vaisselle que de celle de faire la
vaisselle. Mais il serait difficile de défendre le sens « d’implication » dans
tous les cas, comme dans l’exemple suivant :
(5) Attendez, la fille, Aïcha, le modèle, vous l’avez vue ? insista Rovère,
soudain troublé.
Je viens de vous le dire ! Quand je suis arrivé chez Martha, elle était en
train de poser. Une belle fille, d’ailleurs, une belle fille. (Frantext :
T. Jonquet, Les Orpailleurs)

En effet, l’activité de poser en tant que modèle, en suivant les consignes du


peintre ou du photographe, pourrait difficilement être considérée comme
« impliquant le sujet » à un degré plus grand que, par exemple, l’activité de
faire la vaisselle (à l’imparfait), comme en (4). Il nous semble que remplacer
être en train de par l’imparfait dans l’exemple (5) ne changerait rien par

4
« It used a form of ‘be’ and the participle with adjectival force. It expressed a
habitual or characterizing state, not active involvement in an activity. »
(op. cit. : 135)
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 165

rapport à « l’implication du sujet dans l’activité » ; en revanche, cela


perturberait la cohérence de cette partie du dialogue, qui se focalise sur le
sujet Aïcha et non sur la « situation » (chez Martha) ni sur le « fait » de
poser. Quant à l’impression « d’implication du sujet dans l’activité », nous la
voyons comme un effet de sens possible lié à la focalisation du sujet, c’est-à-
dire à l’attention que lui porte le locuteur en le caractérisant par un prédicat à
la forme être en train de.
Nous concluons de cette partie de l’analyse qu’une opposition entre
l’imparfait simple et la forme être en train de à l’imparfait ne se laisse pas
caractériser en termes aspectuels. Les différents sens « non aspectuels »
attribués par certains auteurs aux formes dites progressives ne s’avèrent pas
opératoires non plus pour effectuer une telle opposition.

3. Critère anaphorique

L’imparfait est aussi régulièrement analysé en termes « anaphoriques »,


même si, comme l’a observé G. Kleiber, « à assister au regain de la thèse
imperfective dans les travaux récents sur l’imparfait, il semble bien que la
saison n’est plus aux temps anaphoriques » (2003 : 8). Il convient donc de
prendre en compte ce critère dans le cadre de l’opposition qui nous intéresse.
Selon l’approche anaphorique, l’imparfait est moins « autonome » que
les formes perfectives car il a besoin d’être lié à un antécédent fourni par le
contexte. Cet antécédent peut être vu comme étant de nature « temporelle »
(cf. par exemple, Houweling 1982, Tasmowski-De Ryck 1985) ou bien
« situationnelle » comme le préconise G. Kleiber, pour qui « l’imparfait
indique une continuité avec une situation saillante, c’est-à-dire déjà introduite
dans la mémoire immédiate en vigueur au moment de l’emploi de
l’imparfait » (2003 : 18).
On constate rapidement, en comparant des exemples comme (3) et (4)
plus haut, que le critère anaphorique, qu’il soit de nature « temporelle » ou
« situationnelle », n’est pas pertinent pour distinguer la forme être en train de
(à l’imparfait) de la forme de l’imparfait simple. En effet, si on peut assigner
à la description à l’imparfait en (4) un antécédent « temporel » (le moment où
Louis entra dans le salon) ou « situationnel » (la situation qu’il trouve), la
même opération est possible pour la description avec être en train de en (3)
ainsi qu’en (5). Une valeur anaphorique apparaît aussi pour cette forme, de
manière très nette, dans l’exemple ci-dessous, où elle accompagne la reprise
du procès fixer :
(6) Vous avez peur pour vous ou bien pour ce que peut ouvrir cette clef ? Elle
m’a fixé. Je me suis dit que je venais de marquer un point. Mais je me
gourais complètement. Elle était en train de me fixer comme si je n’existais
plus. (Frantext : J. B. Pouy, La Clef des mensonges)
166 Lidia Lebas Fraczak

Cela ne veut pas dire pour autant que l’anaphore constitue une caractéristique
stable des descriptions avec être en train de. Ceci est également avancé au
sujet de l’imparfait par certains auteurs, critiques de l’approche anaphorique
(ex. Wilmet 1996, Desclés 2000, Bres 2007). Ainsi, on peut considérer que
dans l’exemple (7) ci-dessous le « moment » et la « situation » de référence
sont indiqués à l’aide du prédicat à la forme être en train de, et que c’est lui
qui fournit donc un ancrage spatio-temporel au prédicat au passé simple, et
non pas l’inverse.
(7) Jérôme Seignelay était en train de travailler sur un thème grec dans l’étude
de Henri IV lorsqu’il fut appelé au parloir. (Frantext : J. d’Ormesson, Le
Bonheur à San Miniato)

Il est pertinent de faire remarquer que la forme « progressive » anglaise,


be + ing, est caractérisée par H. Adamczewski (1982) en termes
anaphoriques (ainsi qu’énonciatifs) : cette forme servirait à reprendre une
information déjà connue afin que l’énonciateur puisse la prendre en charge,
ou produire un commentaire. L’auteur s’oppose avec cette conception à
l’approche « traditionnelle », qui met en œuvre les notions telles que
« durée », « aspect » et « forme progressive », en lui reprochant de confondre
les plans linguistique et extralinguistique. Sa position trouve un large écho
chez les anglicistes en France. F. Lachaux y fait référence, en comparant les
formes anglaise et française et en affirmant que « les marqueurs be + ing /
être en train de signalent que la notion verbale est préconstruite, l’énoncé
étant à interpréter en relation avec le « contexte-avant » (2005 : 127). Elle
retient également l’idée de « commentaire », sur laquelle nous reviendrons
plus loin.
Comme nous l’avons signalé plus haut, un lien systématique entre la
nature anaphorique du prédicat et la forme être en train de ne nous paraît pas
certain. Mais ce qui est plus important est que le critère anaphorique n’est
pas, tout comme le critère aspectuel, pertinent pour définir cette forme en
opposition à l’imparfait, qui est, lui aussi, parfois associé au phénomène de
l’anaphore.

4. Analyses non aspectuelles de la forme être en train de

J.-J. Franckel (1989) fournit une analyse « énonciative » de la forme être en


train de, s’inscrivant dans la théorie des opérations énonciatives de
A. Culioli. Selon la définition proposée, la forme relève de l’opération de
« différenciation » (qui s’oppose à l’opération « d’identification ») et signale
un décalage entre le « perçu » (ou ce qui est « actualisé ») et le « représenté »
(ou ce qui « devrait être »). Les différentes valeurs spécifiques qui
apparaissent dans les énoncés varient selon la nature du décalage qui
s’établit. Ce décalage peut être « temporel », entre ce qui est actualisé et ce
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 167

qui est visé ou attendu ; c’est la « valeur classique de procès en cours » (ex.
Le gâteau est en train de cuire, qui veut dire que le gâteau n’est pas encore
cuit). Le décalage peut se matérialiser comme un rejet ou une démarcation
par rapport à un autre procès, qui constitue un objectif construit par un tiers
sujet (ex. Ne fais pas de bruit, il est en train de dormir). Il peut également se
fonder sur une « altérité intersubjective », en apportant l’effet d’appréciation
négative (ex. Qu’est ce que tu es en train de faire ? ; Il est en train de lire de
travers).
L’analyse de J.-J. Franckel est nourrie d’exemples avec être en train de
au présent. La question qui se pose est donc de savoir si le trait de
« décalage » (ou de « différenciation ») pourrait être valable pour caractériser
être en train de au passé et pour distinguer cette forme de l’imparfait simple.
Si l’on compare par ce prisme les exemples (3) et (4), on peut avancer que la
proposition Annie était en train de casser la vaisselle met en œuvre une sorte
de décalage intersubjectif entre ce que fait le sujet et ce qui est attendu, ou
jugé normal, par l’énonciateur-narrateur. Une telle interprétation paraît
plausible étant donné le type de l’activité en question, pouvant être
considérée comme violente et inhabituelle. Cet effet ne se manifeste pas dans
l’exemple (4) à l’imparfait : Céline faisait la vaisselle, où l’activité en
question n’a a priori rien de critiquable. L’exemple (5), avec elle était en
train de poser, ne semble pas, en revanche, appuyer l’analyse de J.-J.
Franckel. Il ne peut s’agir de décalage entre le stade « actuel » du procès et le
stade final anticipé ou visé, car il serait étrange d’attribuer à l’énonciateur
une attente quant au résultat ou but de poser. Il est difficile également d’y
voir une « altérité intersubjective », car il s’agit plutôt d’une simple précision
concernant le sujet. L’exemple (7) (Jérôme Seignelay était en train de
travailler sur un thème grec) serait encore plus difficile à analyser en terme
de « décalage ».
La définition de la valeur de la forme être en train de (au présent et à
l’imparfait) proposée par F. Lachaux dépasse, elle aussi, le sens de
« déroulement d’une action en cours ». L’auteur observe qu’« un énonciateur
n’a pas recours à être en train de à chaque fois qu’il mentionne une activité
en cours » et, d’autre part, qu’« il arrive que l’énonciateur y ait recours alors
que ladite ‘activité’ n’est pas en cours au moment d’énonciation »
(2005 : 121). Elle considère que « les notions sémantiques de ‘procès en
cours’, de ‘déroulement’ (...) relèvent des effets de sens que la périphrase est
susceptible de produire, mais ne suffisent pas à elles seules à expliquer la
fonction de être en train de » (op. cit. : 123). La fonction première de cette
forme serait de marquer une « mise en relief » d’un fait « préconstruit », liée
à une intention argumentative consistant à justifier « autre chose ». Par
exemple : « ils sont en train de réparer la pompe, ‘donc’ indisponibles / ou
‘donc’ il faut en déduire que le problème de la pompe est sérieux » (op. cit. :
122). Le « relief énonciatif » est une notion comparable au « commentaire
168 Lidia Lebas Fraczak

énonciatif » de H. Adamczewski, mais enrichie sur le plan de la co-


énonciation (ou intersubjectivité) : la forme être en train de « apparaît pour
corriger une première impression, pour rétablir une ‘vérité’, pour répondre à
une mise en doute éventuelle, non par le biais d’une simple contradiction,
mais par une rhétorique persuasive » (op. cit. : 137), et il est demandé au co-
énonciateur « d’accepter comme pertinente une relation prédicative a priori
non évidente » (op. cit. : 138) 5. Il y a là aussi une compatibilité avec la
valeur préconisée par J.-J. Franckel dans la mesure où la « mise en relief » est
accompagnée d’une certaine forme de « décalage intersubjectif », car elle
consiste dans la « négation, a priori, de l’interprétation que pourrait faire le
co-énonciateur » (op. cit. : 137).
La théorisation proposée par F. Lachaux est solidement construite et
convaincante, au vu des exemples utilisés. Il nous semble, cependant, que la
valeur argumentative-intersubjective préconisée ne se retrouve pas telle
quelle dans tous les exemples de notre corpus (Frantext et Internet) avec la
forme être en train de à l’imparfait. Dans l’exemple (5) plus haut,
l’information elle était en train de poser véhicule bien une information qu’on
peut considérer comme « non évidente » pour le co-énonciateur, relativement
au fait que l’énonciateur ait vu le sujet (la fille, Aïcha, le modèle) : « elle était
en train de poser, ‘donc’ elle était là, ‘donc’ je l’ai vue ». La valeur en
question est plus difficile à défendre, en revanche, dans l’exemple (7) ; on ne
voit pas pourquoi le fait que Jérôme Seignelay était en train de travailler sur
un thème grec serait mis en relief, ou considéré comme non évident, ou
important pour justifier autre chose.
On peut essayer de tester cette approche sur encore un autre exemple :
(8) C’était un dimanche et Caroline, privée de Fafa, était en train de donner à
goûter aux petits. Soudain alarmée par les cris suraigus des aînés qui
jouaient dans le jardin, elle avait prié Sylvain d’aller voir ce qui se passait.
(Frantext : G. Dormann, La Petite main)

On peut fournir l’interprétation suivante en termes de F. Lachaux : « puisque


Caroline (...) était en train de donner à goûter aux petits, elle ne savait pas ce
que faisaient les aînés ». Mais peut-on vraiment considérer qu’il s’agit là
d’une information « non évidente » pour le récepteur, sujette à un éventuel
doute ou contredisant une éventuelle « première impression » ? Si on
remplace être en train de par l’imparfait (Caroline donnait à goûter aux
petits), on remarque, effectivement, la disparition d’une certaine « mise en
relief » de l’information, mais nous l’expliquons par la « dé-focalisation » de
la relation prédicative, qui fait que ni le sujet ni le prédicat n’est au centre

5
Il faut préciser que la valeur proposée par F. Lachaux est spécifique à la forme
française être en train de, qui est, selon elle, « beaucoup plus marquée
pragmatiquement » que la forme anglaise be + ing (op cit. : 138).
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 169

d’intérêt, car la proposition (à l’imparfait) ne sert alors qu’à caractériser la


situation. Avec la forme être en train de, en revanche, la focalisation est sur
Caroline, ce qui reste en cohérence avec le reste du fragment (et ce qui fait
que, intuitivement, on juge l’emploi de cette forme plus adapté ici que celui
de l’imparfait). Une telle explication se montre également efficace pour
l’exemple (7) : avec la forme être en train de, on marque la focalisation sur le
sujet, Jérôme Seignelay, alors que le paragraphe précédent parle de son
père 6.
L’idée de « focalisation sur le sujet » (ou de « caractérisation du
sujet »), que nous associons à la forme être en train de à l’imparfait, se
retrouve dans la description proposée par F. Lachaux, bien que cette idée soit
subordonnée à la caractéristique de « mise en relief pour justifier autre
chose ». L’auteur note en effet que, en employant cette forme, « l’énonciateur
‘dit’ quelque chose à propos du référent du sujet » (op. cit. : 134). Cette idée
est développée à un autre moment de la façon suivante : « L’énonciateur
présente le référent du sujet dans une situation qu’il met en avant (...), le
référent du sujet n’est plus en position d’agent mais objet d’un discours (voilà
ce que moi énonciateur j’‘en’ dis) » (op. cit. : 121), ou encore ainsi : « il n’est
pas question d’action, mais d’état, plus précisément de la situation du référent
du sujet » (op. cit. : 122). F. Lachaux rappelle également la formulation de
H. Adamczewski (1982 : 61) selon laquelle avec la forme anglaise be + ing
(à la différence de la forme simple), l’énoncé « est orienté vers le sujet
grammatical » (op. cit. : 125). C’est donc cette idée « d’orientation vers le
sujet », ou du sujet devenu « objet d’un discours », qui nous paraît centrale et
que nous proposons de retenir pour décrire la fonction de la forme être en
train de en opposition à l’imparfait et au passé composé (et passé simple). Et
concernant l’impression de « mise en relief » et l’impression d’importance
pour faire comprendre « autre chose », elles s’expliqueraient, là où elles
apparaissent, par le fait que si le locuteur prend la peine d’énoncer quelque
chose sur le sujet (non nécessairement à l’aide de la forme être en train de
d’ailleurs), cette information a forcément une pertinence pour le propos
général, ou la visée argumentative, c’est-à-dire pour « autre chose » que
l’information en elle-même.

5. Analyse selon le critère pragmatique de « (dé-)focalisation »

Ainsi, la fonction d’un prédicat à la forme être en train de est de fournir une
information sur le sujet, de le caractériser, tout en montrant que c’est le sujet
qui est « l’objet du récit » et qui est donc focalisé, et non le prédicat lui-
même ou une autre partie de l’unité discursive concernée. Cette valeur est
d’ailleurs plutôt transparente au vu de la constitution de la forme en question,

6
J. d’Ormesson, Le bonheur à San Miniato, Paris : J.C. Lattès, 1987, p. 235.
170 Lidia Lebas Fraczak

notamment la présence du verbe être : on peut dire qu’il s’agit d’un cas
particulier de construction « attributive », sachant qu’une telle construction
permet la caractérisation du sujet. La caractérisation se fait ici à l’aide d’un
verbe à l’infinitif introduit par en train de et non, par exemple, à l’aide d’une
expression adjectivale, comme dans elle est / était jolie, ou nominale, comme
dans elle est / était médecin. Selon les grammaires, un verbe à l’infinitif peut
d’ailleurs fonctionner comme attribut, par exemple dans Cette pièce est à
repeindre.
Certains verbes, caractérisant le sujet par nature (y compris ceux qu’on
qualifie « d’attributifs », comme paraître, devenir, etc.), n’ont pas besoin de
la forme être en train de pour orienter la focalisation sur le sujet. C’est le cas
des verbes plaire et aimer, qu’on observe à l’imparfait dans l’exemple (9) ci-
dessous, et qui permettent de caractériser, respectivement, le sujet il et le
sujet ma grand mère.
(9) Oui ! Mais il plaisait aux dames ! Ma tante, par exemple ! (...) Ma grand
mère, en revanche, aimait beaucoup Robert Mitchum.
(http://dvdtoile.com/Thread.php?33827)

Ainsi, on peut rendre compte de la contrainte distributionnelle


consistant dans l’incompatibilité de la forme être en train de avec certains
verbes (« statifs » ou « psychologiques ») et dans sa compatibilité avec les
verbes « d’action », que nous qualifierions plutôt, dans ce cadre, de « non
caractérisants » a priori. Ces derniers ont besoin de l’opérateur en train de,
associé au verbe attributif être, pour pouvoir remplir la fonction de
caractérisation du sujet.
Nous avons déjà illustré la fonction préconisée en comparant les
exemples (3) et (4) ; nous l’avons fait également avec les exemples (5) et (7).
Une analyse identique s’impose pour l’exemple (6), où la proposition elle
était en train de me fixer comme si... fournit un commentaire sur le sujet, sur
son attitude. On perçoit bien que c’est le sujet (elle) qui est au centre de
l’attention dans cette partie du récit.
L’exemple (10) ci-dessous ressemble à (6) dans la mesure où il s’agit
également de l’interprétation que fournit le locuteur-narrateur du
comportement, de l’attitude du sujet, sur lequel se focalise le fragment.
(10) Seulement, il a continué sur sa lancée. Je vais me changer... J’ai juste le
temps de me changer... à mon avis, il était en train de dérailler, éplucher
une banane aurait été au dessus de ses forces. (Frantext : Philippe Djian,
37°2 le matin)

On retrouve donc, avec ces deux exemples, un type de caractérisation qu’on


peut qualifier de « commentaire énonciatif » du fait de la subjectivité
explicite. Dans l’exemple (11) ci-dessous, on est toujours dans le cas de la
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 171

focalisation sur le sujet, mais la caractérisation se veut plus « objective »,


n’étant pas explicitement prise en charge par le locuteur-narrateur.
(11) Il retardait à cause d’eux le plus possible le moment de sa retraite et
continuait à enseigner la géométrie, tenant un discours devenu presque
incompréhensible, d’un incompréhensible encore aggravé du fait que tout ce
qu’on enseignait ailleurs était en train de changer : car l’aube se levait des
mathématiques Modernes. (Frantext : J. Roubaud, Mathématique : récit)

L’élément focalisé (caractérisé) correspond donc au sujet représenté par


l’expression complexe tout ce qu’on enseignait ailleurs, et la caractéristique
qui lui est associée à l’aide de l’expression était en train de correspond à
changer. Le prédicat de la proposition suivante (introduite par car) est à
l’imparfait car ce prédicat est « dé-focalisé » ; la proposition sert à présenter
la « situation » dans laquelle s’inscrit l’élément focalisé, c’est-à-dire tout ce
qu’on enseignait ailleurs. L’emploi de l’imparfait dans cette dernière
expression s’explique, à son tour, par le fait que la focalisation n’est pas au
sein de cette relation prédicative (ce qui veut dire que ni le sujet on ni le
prédicat enseigner... n’est focalisé) ; elle est « au service » du sujet
(« complexe ») qu’elle permet de constituer. Se confirme donc, dans cet
exemple, la fonction « dé-focalisante » de l’imparfait.
Afin de vérifier l’hypothèse concernant la différence de portée de la
caractérisation (et donc de la focalisation) entre l’imparfait simple et la forme
être en train de à l’imparfait, nous avons étudié le comportement de ces
formes avec un sujet « indéfini ». L’idée étant qu’un sujet indéfini, il, ou
négatif, rien, par exemple, devrait être incompatible avec la forme être en
train de, si cette forme marque effectivement la focalisation sur le sujet. Cela
se confirme, grâce à une recherche sur Internet, déjà mentionnée en
introduction, avec la quasi-absence de séquences telles que rien n’était en
train de se passer et il était en train de pleuvoir (en discours direct au
passé) 7 alors qu’on trouve des milliers d’occurrences de rien ne se passait ou
il pleuvait. En effet, l’emploi de l’imparfait avec un sujet indéfini ne pose pas
de problème dans la mesure où l’objet de la caractérisation n’est pas le sujet
mais quelque chose d’autre, en dehors de la relation prédicative (une
situation, une journée...). Dans l’exemple (12) ci-dessous, il s’agit de
caractériser un quartier d’une petite ville de Californie :
(12) Jamais rien ne se passait ici, dans ce quartier d’une petite ville de
Californie. La vie, à force d’être calme, en devenait monotone.
(www.atelier web.com/gladys/un bien etrange voisin.htm)

7
Bien que L. Mortier affirme que « quant aux verbes impersonnels, il s’avère que
seuls les verbes météorologiques sont compatibles avec l’aspect progressif »
(2005 : 89).
172 Lidia Lebas Fraczak

Cette hypothèse permet donc de fournir une explication générale aux


faits distributionnels observés par d’autres auteurs, dont nous avons parlé
plus haut : la préférence de la forme être en train de pour les sujets de type
« animé » et « agentif ». S’agissant de caractériser le sujet, il est naturel
qu’un sujet « purement grammatical » il ou un sujet « négatif » comme rien
ne soient pas compatibles. À propos de ce dernier, il a également été observé
(par L. Mortier, par exemple) que la forme être en train de ne s’accommode
pas très bien de la négation. Cela est vrai pour une relation prédicative avec
rien comme sujet, car comment pourrait-on vouloir caractériser quelque
chose dont on nie l’existence ? En dehors de ce cas, il semble a priori étrange
de caractériser quelqu’un avec une caractéristique « négative », par exemple
il n’était pas en train de mourir, à moins que ce soit dans un contexte (qu’on
peut considérer comme polyphonique) où le locuteur conteste une
caractéristique présupposée, comme dans l’exemple suivant :
(13) C’était à cet endroit, devant la maison, une fois rentré chez lui qu’il
convenait de mourir. Mais il n’était pas en train de mourir, il était vivant, le
cœur battait, les yeux voyaient, le cerveau pensait.
(http://perso.orange.fr/jplanque/Retour a la maison.htm)

Nous considérons donc que la forme être en train de permet de focaliser


le sujet, alors que l’imparfait sert à « dé-focaliser » le prédicat. Cette
conception de l’imparfait est très proche de celle proposée par O. Ducrot
(1979) 8, selon qui « la substitution à l’imparfait d’autres temps du passé (...)
fait apparaître seulement une différence de point de vue, de perspective, de
centre d’intérêt » 9 (op cit. : 1) et « on a l’impression que les événements
présentés à l’imparfait ne constituent pas vraiment l’objet du récit »
(op. cit. : 10). L’auteur précise que l’imparfait a la fonction de « transformer
l’événement en qualité » (op. cit. : 3). L’élément qualifié par un prédicat à
l’imparfait est un « thème temporel », qui est « soit une période du passé,
soit, plus fréquemment, un objet ou événement considéré à l’intérieur d’une
certaine période du passé » (op. cit. : 6). Les notions de « thème » et de
« focus » sont proches 10, mais il n’est pas utile, selon nous, de retenir le
terme « temporel » ou celui de « période passée ». O. Ducrot se sert, entre
autres, de l’exemple suivant :

8
Voir aussi (Anscombre 1992).
9
C’est nous qui soulignons.
10
« Le terme focus est souvent employé dans un sens proche de celui de centre
(center) pour désigner l’objet privilégié d’une attitude ou d’un processus
cognitif. C’est ainsi qu’on trouve dans les approches de pragmatique non
formelle les notions de focus of attention (Chafe 1974, Dryer 1996), focus of
interest (Bolinger 1985), focus of empathy (Kuno 1977) ou focus of contrast
(Chafe 1976). » (J. M. Marandin, Sémanticlopédie)
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 173

(14) À midi, M. de Villeneuve entra. Nous étions dans le salon et y formions un


tableau très agréable. M. Crimp se faisait peindre. M. de Saint Lambert
lisait dans un coin. Je jouais aux échecs avec Mme d’Houdetot (...).

Selon lui, les énoncés à l’imparfait « visent à qualifier l’instant où a lieu


l’entrée de M. de Villeneuve » et fournissent une « description statique du
salon à un moment précis » (op. cit. : 13). En termes de « focalisation
/ caractérisation », nous dirons qu’il ne s’agit pas ici de caractériser les
différents sujets (ce qui serait le cas avec la forme être en train de) mais,
comme c’est d’ailleurs explicitement indiqué dans le texte, le tableau qu’ils
forment ensemble dans le salon. La focalisation n’est donc pas sur les sujets,
ni sur les faits exprimés par les prédicats ; on caractérise la « situation »
(plutôt que « l’instant » que mentionne Ducrot).
Comme nous l’avons suggéré dans une analyse plus haut, la fonction de
dé-focalisation du prédicat permet de « subordonner » (pragmatiquement)
l’information véhiculée par une proposition à l’imparfait à une autre
information qui est, elle, focalisée. Cela converge avec la nature « non
autonome » de l’imparfait, postulée notamment par l’approche anaphorique,
et avec l’idée « d’antécédent » pour un prédicat à l’imparfait, d’autant plus si
l’on considère que cet antécédent est de nature « situationnelle » plutôt que
(purement) « temporelle », comme dans (Kleiber 2003) 11. En effet, il est
naturel que soit présupposé (ou « antérieur ») ce sur quoi porte une
caractérisation (ici, celle effectuée à l’aide d’une proposition à l’imparfait).
Mais, ce n’est pas cette présupposition (ou antériorité) de la situation qui
dicte directement l’emploi de l’imparfait, comme le voudrait l’approche
anaphorique, car cela reviendrait à définir cette forme par une simple
contrainte discursive, sans lui attribuer de fonction propre.
En entreprenant de définir la fonction de l’imparfait (ainsi que de ces
formes concurrentes), nous nous intéressons aux intentions du locuteur
relatives d’une part au propos qu’il formule et d’autre part au fait d’orienter
l’interprétation de l’interlocuteur. Cette fonction peut être cernée avec la
question suivante : « qu’est-ce qui se trouve au centre du propos ? ». Une
telle analyse pragmatique a également un avantage sur l’approche
aspectuelle, car elle permet de remonter à la source du choix de la forme, en
deçà des effets de sens. L’approche aspectuelle décrit, quant à elle, les effets
de sens sans s’intéresser à leurs sources, puisqu’elle n’explique pas pourquoi
tel ou tel « aspect » est (peut ou doit être) choisi dans un contexte donné,
c’est-à-dire pourquoi un procès est envisagé « de l’intérieur » ou « de
l’extérieur » (ou « globalement »), ou pourquoi le locuteur est censé
11
On notera que la théorie de O. Ducrot (1979) est aussi rapprochée de la thèse
« anaphorique » par certains auteurs. O. Ducrot fait lui même une rapide
référence au « point de référence » de H. Reichenbach en introduisant la notion
de « thème temporel ».
174 Lidia Lebas Fraczak

s’intéresser ou non aux « limites » du procès. Les impressions aspectuelles


trouvent une explication dans le cadre de notre conceptualisation. Ainsi,
l’imperfectivité d’un prédicat (la non prise en compte des « limites » du
procès, vue « partielle » ou « intérieure ») découle de la dé-focalisation du
prédicat, c’est-à-dire que le procès ne nous intéresse pas en tant que tel, pour
lui-même et avec tous ses attributs (ex. la durée), mais pour caractériser
« autre chose ». La perfectivité (vue « entière » ou « globale ») d’un prédicat
reflète, quant à elle, la focalisation sur le prédicat / procès, c’est-à-dire son
intérêt en tant que tel et pour lui-même.

6. Intégration du passé composé / passé simple

Le choix de la forme du verbe se fait donc en fonction du rôle que le prédicat


doit remplir dans le discours, en relation avec l’intention de focalisation
(centre d’intérêt, objet du récit, objet de la caractérisation). Cette focalisation
peut se placer à l’intérieur d’une relation prédicative donnée (soit sur le sujet
soit sur le prédicat) ou bien à l’extérieur de la relation prédicative. Nous
avons vu que l’imparfait dé-focalise le prédicat, qui peut ainsi servir à
caractériser un autre élément, alors que la forme être en train de permet
d’orienter la focalisation sur le sujet. Inclure le passé composé (et le passé
simple) dans le jeu d’oppositions selon ce même critère revient à ajouter un
troisième cas de figure : focalisation sur le prédicat ou, autrement dit,
caractérisation d’un « fait » (ou « procès »).
Une comparaison s’impose avec les approches « textuelles », initiées
par l’analyse de H. Weinreich (1973), qui a eu le mérite de déplacer le plan
d’analyse de celui de la phrase et des réalités extra-linguistiques (ou
« contenus du discours ») à celui du texte et de la communication 12. On
pourrait considérer que la focalisation du prédicat correspond à son
appartenance au « premier plan » et que sa dé-focalisation revient à le placer
en « arrière-plan ». Cette correspondance rencontre cependant des limites,
dans la mesure où la dé-focalisation d’un prédicat donné ne va pas toujours
de pair avec la focalisation d’autre chose (notamment dans les emplois
« modaux »), et que, s’il y a bien une focalisation ailleurs, elle n’est pas
nécessairement exprimée par un verbe au passé simple ou au passé composé
(ou par un verbe tout court), comme dans l’exemple (15) plus bas, où les
éléments caractérisés (focalisés) sont les journées d’hier et d’aujourd’hui. En
outre, la binarité de la division en premier plan et en arrière-plan ne permet
pas l’intégration de la forme être en train de et la prise en compte de la
focalisation du sujet.

12
Pour les critiques de cette approche, voir Labelle 1987, Molendijk 1990,
O’Kelly 1995.
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 175

Afin d’illustrer la différence entre les formes de l’imparfait et du passé


composé en termes de « (dé-)focalisation », nous allons comparer deux paires
d’exemples : (15) et (16) à l’imparfait avec (17) et (18) au passé composé.
(15) Trop bizarre le changement de temps en Angleterre! hier il neigeait et
aujourd’hui il fait un magnifique soleil et avec un gros pull on n’aurait
presque pas besoin de manteau.
(http://monptitmondeamoi.hautetfort.com/archive/2006/03/index.html)
(16) D’une mère française et d’un père argentin, Rafaël Pividal vient d’un milieu
modeste. En réalité, il est issu d’un milieu plutôt bourgeois, son père était
avocat, sa mère, danseuse classique.
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Rafaël Pividal)

Dans l’exemple (15), la caractérisation ne porte pas sur le sujet, ce qui est
d’autant plus évident qu’il s’agit d’un sujet « grammatical ». Le prédicat
n’est pas focalisé non plus car le fait de neiger n’est pas important en lui-
même, mais en tant qu’il permet de caractériser la journée d’hier (en
comparaison avec la journée d’aujourd’hui) ; on pourrait même remplacer il
neigeait par il faisait froid et humide, par exemple, ou par c’était l’hiver, sans
changement notable du sens de l’énoncé. De même, dans l’exemple (16), le
fait d’être avocat n’est pas important en tant que tel, mais en tant qu’il
permet d’illustrer le milieu (plutôt bourgeois) de Rafaël Pividal.
(17) Il a neigé dans la nuit de lundi à mardi à la Réunion, phénomène très rare
dans une île tropicale.
(http://www.liberation.fr/actualite/reuters/reuters france/209643.FR.php?rss
true)
(18) A l’origine, une carte d’identité perdue. Jacques Laurent est né à Paris, mais
la production de l’extrait d’acte de naissance ne règle pas le problème. Son
père a été avocat, son grand père maternel officier de marine, son grand
père paternel président du conseil général de la Seine ; ces professions et
fonctions ne peuvent être exercées que par un Français mais cela ne suffit
pas. (http://www.snes.edu/memos/g0/g0 t1132.htm)

Dans l’exemple (17), la caractérisation porte sur le « fait » exprimé par le


prédicat : à la différence de (15) plus haut, on s’intéresse ici à l’événement de
neiger pour lui-même, avec ses « attributs » : date et lieu ; la raison de cet
intérêt est claire grâce à la suite de l’énoncé. Dans (18), la focalisation sur les
faits exprimés par les prédicats au passé composé est également rendue
évidente par la suite de l’énoncé, où l’importance des professions qu’ils
expriment se trouve explicitée.
Concernant la focalisation sur le fait (événement, action, état…) avec le
passé composé, il est important de préciser que, en dehors de l’intérêt pour la
nature même du fait (ex. que le métier de quelqu’un ait été avocat), l’intérêt
peut porter plus particulièrement sur une autre caractéristique du fait : sa
176 Lidia Lebas Fraczak

durée, son lieu, le moment de son occurrence, son résultat ou une autre
particularité, comme l’illustrent les exemples plus bas. Ainsi, l’explication de
la compatibilité du passé composé avec l’expression de la durée consiste à
dire que si l’on s’intéresse à une caractéristique d’un fait (sa durée en
l’occurrence), cela veut dire qu’on s’intéresse à ce fait lui-même ; le prédicat
concerné se trouve donc focalisé. La dé-focalisation du prédicat comme
fonction de l’imparfait explique pourquoi cette forme n’est pas associable à
une expression de durée : si le fait (ou procès) n’est pas au centre d’intérêt,
on ne s’intéressera pas à sa durée.
Nous analysons ci-dessous quelques exemples au passé composé :
(19) James Grippando a été avocat pendant une dizaine d’années et se consacre
aujourd’hui exclusivement à l’écriture.
(http://www.bm tence.fr/opac/index.php?lvl publisher see&id 19)

L’intérêt pour le fait d’avoir été avocat, ainsi que pour sa durée, est sans
doute motivé ici par l’intention de faire savoir que l’écriture n’a pas toujours
été l’occupation unique de cet écrivain.
(20) Il a suivi un parcours atypique, dans la mesure où il est devenu avocat
relativement tard, à 38 ans. (http://mapage.noos.fr/mricard/associes.htm)

Ici, ce qui motive l’intérêt pour le fait en question est le moment, tardif, où il
s’est produit dans la vie du sujet.
(21) Avant d’entrer à l’OMPI en 1985, il a été avocat à Melbourne et Sidney et a
enseigné le droit à l’université de Melbourne.
(http://www.wipo.int/amc/fr/contact/)

C’est un exemple typique d’un discours biographique, où l’on s’intéresse aux


faits de la vie d’une personne, leurs lieux, dates et durées.
(22) Incurable romantique qui croit encore au prince charmant, elle est devenue
avocate par amour pour Billy et non par conviction.
(http://www.amazon.fr/Ally McBeal Saison Partie
%C3%89dition/dp/B000088T5Q)

Dans cet exemple, la raison d’évoquer (et de focaliser) le fait de devenir


avocate découle de l’intérêt qu’on porte à ce qui a motivé ce fait dans la vie
du personnage.
Au sujet des exemples avec devenir, on pourrait considérer que la forme
du passé composé est due à l’aspect « ponctuel » du procès. Mais il est
possible, bien évidemment, d’employer ce verbe à l’imparfait, comme dans
l’exemple (23), et il nous semble que ce n’est pas pour l’envisager « de
l’intérieur » ou pour le présenter comme « étant en cours ».
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 177

(23) Edgar Faure est né le 18 août 1908 à Béziers (Hérault). Il s’est fait
remarquer très jeune puisque dès 1929, il devenait avocat à la cour de Paris.
Parmi la très longue liste de ses éminentes fonctions, on retiendra celles de
ministre et de président du Conseil.
(http://www.voixdujura.fr/archives/voir archive.asp?archive 1756&dossier
&chronologie oui&page 133)

Nous expliquons la différence en termes de la focalisation : alors que dans


l’exemple (22) l’intérêt porte sur le fait lui-même de devenir avocat, cela
n’est pas le cas dans l’exemple (23), où le fait de devenir avocat est
mentionné pour illustrer le début de carrière précoce (dès 1929), qui est une
information focalisée. Une analyse en termes de dé-focalisation du prédicat
est valable, selon nous, pour tous les cas de ce qu’on appelle « imparfait de
rupture » ou « narratif ». Tout comme pour les emplois dits « modaux », que
nous n’aborderons pas ici, par manque de place.

7. Conclusion

Ayant considéré que les descriptions d’ordre aspectuel ne s’avéraient pas


efficaces pour réaliser une différenciation entre l’imparfait (simple) et la
forme être en train de (à l’imparfait), pas d’avantage que le critère
anaphorique, nous avons proposé un autre critère, de nature pragmatique,
celui de « (dé-)focalisation ». Partant de l’idée que le prédicat possède par
défaut un statut informatif central dans la phrase13, ce qui est compatible avec
sa focalisation, on peut considérer que certaines formes servent à déplacer
cette focalisation, ou à « dé-focaliser » le prédicat, au profit du sujet ou d’une
autre information en dehors de la relation prédicative. Ce trait pragmatique,
que nous situons en amont des effets « aspectuels » et « anaphoriques »,
permet d’expliquer la fonction de l’imparfait, c’est-à-dire la dé-focalisation
du prédicat, en opposition à la forme être en train de, qui focalise le sujet,
ainsi qu’aux formes du passé composé et du passé simple, qui maintiennent
la focalisation sur le prédicat.

Références

Adamczewski, H. (1982). Grammaire linguistique de l’anglais, Paris :


A. Colin.
Anscombre, J.-C. (1992). Imparfait et passé composé : des forts en
thème / propos, Information grammaticale 55 : 43-53.

13
Comme le rappelle L. Roussarie dans Sémanticlopédie, « certaines approches
définissent le prédicat comme l’unité la plus informative de la phrase ».
178 Lidia Lebas Fraczak

Bat-Zeev Shyldkrot, H. ; Le Querler, N., (éds), (2005). Les Périphrases


Verbales, Linguisticae Investigationes Supplementa 25, John
Benjamins.
Borillo, A. (2006). Quelques formes lexicales de l’aspect adnominal en
français, Cahiers de Grammaire 30 : 21-38.
Bres, J. (2005). L’imparfait : l’un et/ou le multiple ? A propos des imparfaits
« narratifs » et « d’hypothèses », Cahiers Chronos 14 : 1-32.
Bres, J. (2007). Sémantique de l’imparfait : dépasser l’aporie de la poule
aspectuelle et de l’oeuf anaphorique ? Éléments pour avancer, Cahiers
Chronos 16 : 23-46.
Bybee, J. ; Perkins, R. ; Pagliuca, W. (1994). The Evolution of Grammar.
Tense, aspect, and modality in the languages of the world,
Chicago/London: University of Chicago Press.
Comrie, B. (1976). Aspect. An introduction to the study of verbal aspect and
related problems, Cambridge: Cambridge University Press.
Desclés, J.-P. (2000). Imparfait narratif et imparfait de nouvel état, Colloque
de Cracovie, Pologne, septembre 2000.
(http://www.lalic.paris4.sorbonne.fr/PUBLICATIONS/communications.
php?annee=2000)
Do-Hurinville, D. T. (2007). Du substantif train à la locution adverbiale être
en train et à la locution aspectuelle être en train de, L’Information
Grammaticale 113 : 32-39.
Ducrot, O. (1979). L’imparfait en français, Linguistische Berichte 60 : 1-23.
Franckel, J.-J. (1989). Étude de quelques marqueurs aspectuels du français,
Genève : Droz.
Fuchs, C. ; Léonard, A.-M. (1979). Vers une théorie des aspects, Paris-La
Haye-New York : Mouton et EHESS.
Houweling, F. (1982). Deictic and anaphoric tense morphemes, Journal of
Italian Linguistics 7 : 1-30.
Kleiber, G. (2003). Entre les deux mon cœur balance ou l’imparfait entre
aspect et anaphore, Langue Française 138 : 8-19.
Labelle, M. (1987). L’utilisation des temps du passé dans les narrations
françaises : Le Passé Composé, L’Imparfait et Le Présent Historique,
Revue Romane, 22-1 : 3-29.
Lachaux, F. (2005). La périphrase être en train de, perspective interlinguale
(anglais-français) : une modalisation de l’aspect ?, in : H. Bat-Zeev
Shyldkrot ; N. Le Querler, (éds), Les Périphrases Verbales, Linguisticae
Investigationes Supplementa 25, John Benjamins, 119-142.
Leeman, D. (2003). Le passé simple et son co-texte : examen de quelques
distributions, Langue Française 138 : 20-34.
Marandin, J.-M. (sans date). Structure informationnelle, Sémanticlopédie,
http:/www.semantique -gdr.net/dico/index.php/Focus.
La forme être en train de comme éclairage de la fonction de l’imparfait 179

Molendijk, A. (1985). Point référentiel et imparfait , Langue Française 67 :


78-94.
Molendijk, A. (1990). Le passé simple et l’imparfait : une approche
reichenbachienne, Amsterdam : Rodopi.
Mortier, L. (2005). Les périphrases aspectuelles ‘progressives’ en français et
en néerlandais : présentation et voies de grammaticalisation, in : H. Bat-
Zeev Shyldkrot ; N. Le Querler, (éds), Les Périphrases Verbales,
Linguisticae Investigationes Supplementa 25, John Benjamins, 67-82.
O’Kelly, D. (1995). Temporalité et textualité. Le cas Weinrich, Modèles
Linguistiques, 32, XVI, 2 : 145-165.
Pusch, C. D. (2003). La grammaticalisation de l’aspectualité : les périphrases
à valeur progressive en français, Verbum XXV-4 : 495-508.
Roussarie, L. (sans date). Prédicat, Sémanticlopédie, www.semantique-gdr.
net/dico/index.php/Accueil.
Tasmowski-De Ryck, L. (1985). L’imparfait avec et sans rupture, Langue
Française 67 : 58-77.
Weinrich, H. (1973). Le temps, Paris : Seuil.
Wilmet, M. (1996). L’imparfait : le temps des anaphores ?, Cahiers Chronos
1 : 199-215.
Mode d’action et interprétation
des adverbiaux de manière qu- 1

Estelle MOLINE
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France

1. Introduction

Cette étude constitue une première approche des paramètres qui orientent
l’interprétation des adverbiaux 2 de manière qu- (Comme il chante ! ; Il
chante comme (un canard + un rossignol)). Ces adverbiaux contiennent une
variable, et le sens précis qu’ils véhiculent doit être calculé. Je rappellerai
tout d’abord les principaux arguments qui permettent d’analyser comme
exclamatif, comme comparatif et une comparative en comme comme des
adverbiaux de manière 3. Ces adverbiaux seront comparés aux adverbes en
-ment, avec lesquels ils partagent de nombreuses propriétés syntaxiques, mais
dont ils diffèrent sur le plan sémantique. Plusieurs paramètres interviennent
dans l’interprétation des adverbiaux de manière qu-, et les propriétés
sémantiques du verbe constituent un facteur déterminant. Selon Geuder
(2000 ; 2006), un adverbial de manière active un argument de la structure
sémantique du verbe. J’adopterai ici un point de vue plus général, et je
montrerai en quoi la typologie établie par Vendler (1967) permet de poser
certains principes interprétatifs 4.

1
Mes remerciements à A. Borillo et C. Vetters pour leur lecture d’une version
antérieure de cette étude et leurs commentaires pertinents.
2
A la suite de Nølke (1993), je distingue l’adverbe, notion morphologique, et
l’adverbial, notion syntaxique. L’auteur prévoit la possibilité que la fonction
d’adverbial soit assumée par autre chose qu’un adverbe.
3
Ce type d’analyse fait l’objet d’un large consensus parmi les linguistes
contemporains. Sur ce point, cf. Le Goffic (1991), Desmets (2001), Desmets
(2008), Fuchs & Le Goffic (2005), Moline (2001), Moline (2008).
4
D’autres paramètres ne peuvent être pris en considération ici, par exemple la
présence ou l’absence de l’argument interne (Comme il gagne ! vs * Comme il
(gagne + a gagné) ce concours !), le type d’argument (Comme il gagne son
cœur !), le degré d’agentivité (Comme il écoute ! vs ?* Comme il entend !), la
perfectivité ou l’imperfectivité du temps grammatical utilisé (Comme il fond !
vs Comme il a fondu !).

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 181 196.


182 Estelle Moline

2. Adverbiaux de manière qu- et adverbes de manière en –ment

Les comparatives intraprédicatives en comme (Il ment comme il respire ; Il


chante comme un canard) sont des adverbiaux de manière. Elles possèdent
les mêmes propriétés qu’un adverbe de manière en –ment 5, en particulier
elles peuvent constituer le foyer de négation (Il ne chante pas comme un
canard), de l’interrogation (Est ce qu’il chante comme un canard) ou de
c’est … que (C’est comme un canard qu’il chante) et constituer le
complément d’un verbe qui sous-catégorise un complément de manière (Il
s’est conduit comme un enfant). Elles permettent de répondre à une question
en comment (Comment travaille t il ? / Il travaille comme travaillait son
père). Ces constructions possèdent la particularité de contenir une variable,
comme, proforme qu- de manière, qui remplit dans P enchâssé la fonction
d’adverbial de manière. Je rappellerai deux arguments qui permettent
d’étayer cette analyse 6. Dans une phrase comme Il se comporte comme se
comporterait un enfant, P enchâssé contient nécessairement un adverbial de
manière, et cette fonction syntaxique est assumée par comme. De plus, quand
P enchâssé contient une négation :
(1) Il meurt comme on ne meurt plus. (Brel)

celle-ci ne porte pas sur le seul verbe, mais sur la proforme de manière
comme : (1) n’implique pas on ne meurt plus, mais bien on ne meurt plus
(ainsi + de cette manière).
Comme exclamatif est également un adverbial de manière 7. Pour des
raisons pragmatiques, l’exclamation, décrite par Ducrot comme étant
« arrachée » au locuteur par la situation, est peu compatible avec la négation.
En revanche, comme exclamatif se construit sans difficulté avec les
verbes qui nécessitent un complément de manière :
(2) Tu as vu comme il s’est comporté, celui là.

Sémantiquement, comme exclamatif actualise une valeur remarquable 8


parce qu’inhabituelle et/ou inattendue de la variable de manière.
L’interprétation strictement qualifiante est d’ailleurs beaucoup plus répandue
que ne le laissent supposer les quelques exemples régulièrement cités. La
valeur remarquable peut s’appliquer au domaine de la quantité (Comme il
pleut !), d’où une interprétation de haut degré (Comme il souffre !). Les

5
Sur les propriétés des adverbes de manière en ment, cf. Nøjgaard (1995),
Guimier (1996), Molinier & Lévrier (2000).
6
Pour d’autres arguments, cf. les travaux cités à la note 3.
7
Cf. Moline (à par.)
8
Fuchs & Le Goffic (2005 : 285).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 183

comparatives en comme sont également susceptibles de recevoir une


interprétation quantifiante (manger comme (un ogre + un oiseau)). Celle-ci
résulte de la réinterprétation de la variable de manière initialement conçue
comme étant qualifiante (manger comme un ogre = manger à la manière
d’un ogre = manger beaucoup). Dans cette optique, quantification et
qualification sont conçues comme étant deux variantes d’une même notion.
Comme, proforme de manière qu-, contient une variable. Le type de
manière en question doit être calculé, et les propriétés sémantiques du
prédicat verbal jouent un rôle crucial dans l’interprétation. L’acceptabilité
d’un énoncé contenant un adverbial de manière est en effet soumise à la
compatibilité sémantique de celui-ci avec le verbe support. Les adverbes de
manière en –ment, quoique contraints 9, recèlent des possibilités d’emplois
plus larges que les exclamatives et les comparatives en comme. Par exemple,
un verbe comme manger admet différents types d’adverbes de manière en
-ment (manger salement, lentement, rapidement, silencieusement, bruyam
ment, élégamment, goulûment, avidement, excellemment, etc.), et est
également compatible avec un adverbe quantifieur (manger (beaucoup +
peu)). Avec une comparative en comme en revanche, l’éventail des
combinaisons possibles est moins étendu. En effet, si manger comme un
cochon / un ogre / un oiseau / un moineau / un jeune homme bien élevé / un
glouton / un affamé / quelqu’un qui a le ventre vide sont facilement
interprétables, il semble plus difficile de construire une comparative qui
pourrait rendre l’idée de manger silencieusement, de manger tristement, ou
encore de manger (lentement + rapidement). Manger comme (une tortue + un
escargot) ou manger comme (un lapin + un dératé), construits à partir de
marcher comme (une tortue + un escargot), détaler comme un lapin, courir
comme un dératé, vont orienter l’interprétation vers une manière de manger,
laquelle ne sera pas immédiatement comprise comme référant à la vitesse. En
d’autres termes, la vitesse est un type de manière saillant pour certains verbes
(notamment, mais pas exclusivement, pour certains verbes de « manière de
déplacement » : courir, marcher, détaler, etc.), moins saillant pour d’autres.
Dans le cas de manger, les types de manière les plus saillants réfèrent à la
quantité (manger comme (un ogre + un oiseau)), à l’élégance et à la propreté
(manger comme (un jeune homme bien élevé + un cochon)), ou encore à
l’avidité (manger comme (un glouton + un affamé + quelqu’un qui a le
ventre vide)), qui relève du même domaine sémantique que le verbe.
Les sections suivantes montreront en quoi le mode d’action constitue un
paramètre pertinent pour l’interprétation des adverbiaux de manière qu-.

9
Cf. * D’incolores idées vertes dormaient furieusement, ex. repris de Chomsky.
Sur ce point, cf. Nilson Ehle (1941), Melis (1983) et Geuder (2000).
184 Estelle Moline

3. Prédicats exclusivement compatibles avec la variante qualifiante

Certains verbes (se comporter, se conduire, traiter, etc.) sous-catégorisent un


complément de manière. Ces mêmes verbes sont incompatibles avec un
adverbe quantifieur : selon Nøjgaard (1995) en effet, une des différences
entre les adverbiaux de manière et les adverbiaux quantifieurs réside
précisément dans le fait que seuls les adverbiaux de manière peuvent
constituer un complément essentiel du verbe. Dans ce cas, comme (et, le cas
échéant, la comparative en comme) est nécessairement interprété comme une
forme de manière qualifiante :
(3) a. Il se (comporte + conduit) comme (un enfant + un sage + un imbécile).
b. Tu as vu comme il s’est (comporté + conduit).
(4) a. Il l’a traité comme (un roi + un chien).
b. Tu as vu comme il l’a traité.
(5) Il se porte comme un charme.

La variable de manière comme est neutre du point de vue axiologique :


elle est compatible avec une orientation positive ou négative. Dans l’emploi
comparatif, l’orientation axiologique est déterminée en fonction des
propriétés afférentes du comparant dans le domaine notionnel activé par le
prédicat verbal. Dans l’emploi exclamatif, elle est établie par le biais de la
confrontation de l’énoncé et du contexte situationnel.
De même, dans plusieurs de ces acceptions non spatiales, le verbe aller
se construit avec un complément de manière :
(6) Ça va comme (un lundi + un jour de paye).
(7) Ça lui va comme (un gant + une paire de ski à une vache)

Enfin, certains verbes essentiellement attributifs (être et devenir) 10


peuvent se construire avec une exclamative ou une comparative en comme :
(8) a. Comme tu es !

10
Bacha (2000 : 200 201) indique que parmi les « verbes d’état » (être, devenir,
sembler, paraître, avoir l’air, rester, demeurer), seuls les deux premiers sont
compatibles avec comme exclamatif en fonction attributive (* Comme tu
(sembles + parais + as l’air) ! et * Comme tu (restes + demeures)). Il semble en
être de même en contexte comparatif : être et devenir sont pleinement
acceptables (cf. (11b) et (12b)), et les autres verbes ont une acceptabilité
douteuse (?* Il semble comme il semble ; ?* Il demeure comme il demeure ;
?* Il paraît comme il paraît ; etc.). Des énoncés comme ?* Il (paraît + semble
+ a l’air) comme son père sont nécessairement interprétés comme Il (paraît +
semble + a l’air d’) être comme son père).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 185

b. Je suis comme je suis.


c. Mais Daniel ! Enfin, vous savez bien comme nous sommes 11. (Jean Paul
Sartre, L’âge de raison)
(9) a. Comme tu deviens !
b. Tu deviens comme ton père.

Il s’agit alors d’emplois adjectivaux de l’adverbe (cf. Il est très bien, (ce livre
+ cet homme)), et la variable acquiert nécessairement une valeur qualifiante.
Le contexte et/ou les connaissances de l’interlocuteur permettent
l’interprétation de l’orientation axiologique.

4. Les achèvements 12

Les achèvements sont des situations téliques, et quand ils admettent une
forme de quantification, celle-ci est nécessairement itérative (cf. Borillo
1989). Ils sont généralement incompatibles avec un quantifieur (* Il entre
beaucoup ; * Il est beaucoup arrivé ; * Il a beaucoup atteint (un + le)
sommet ; * Il a beaucoup acheté une voiture, etc.). Tel est notamment le cas
des prédicats décrivant un procès unique (* Il est beaucoup né ; * Il est
beaucoup mort), ce qui résulte de la contradiction entre l’unicité du procès et
l’interprétation nécessairement itérative du quantifieur. Quelques
achèvements peuvent cependant se construire avec un quantifieur (Il est
beaucoup tombé, pendant cette période).
L’interprétation quantifiante de comme exclamatif est régie par les
mêmes contraintes : elle est exclue avec la plupart des achèvements
(* Comme il est entré ; * Comme il est arrivé ; * Comme il a atteint (un + le)
sommet ; * Comme il a acheté une voiture, etc.), notamment ceux qui
décrivent un procès unique (* Comme il est mort !), mais possible avec les
quelques achèvements compatibles avec beaucoup (Comme il est tombé,
pendant cette période !). La variable est alors interprétée comme
correspondant à un degré remarquable (i. e. élevé) de fréquence. Avec une

11
L’énoncé (8c) peut être analysé soit comme une exclamative indirecte, soit
comme une interrogative indirecte, selon les critères utilisés pour distinguer les
deux types de constructions, que certains linguistes (notamment Sandfeld
(1977 : 57 83)) ne dissocient pas.
12
« Les réalisations instantanées [ les achèvements] sont des situations
ponctuelles dont on n’envisage pas la durée, qui subissent un changement et qui
ont une borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
(1996 : 106)).
186 Estelle Moline

comparative, l’interprétation itérative est peu probable, y compris dans ce


dernier cas 13.
Les achèvements peuvent se construire avec des adverbiaux de manière.
Par conséquent, comme exclamatif peut recevoir une interprétation
qualifiante (Tu as vu comme il a trouvé la solution ; Tu as vu comme il est
entré ; Tu as vu comme il a atteint le sommet ; Regarde comme il tombe) 14.
Sa valeur reste largement indéterminée. L’interprétation qualifiante est
également possible avec une comparative. Dans ce cas, les propriétés
afférentes du comparant dans le domaine notionnel du prédicat verbal
permettent une interprétation plus précise. Avec un verbe de déplacement
dans l’espace, la manière peut être relative à la vitesse (Démarrer comme une
fusée ; Partir comme une flèche), ou qualifier les circonstances qui
accompagnent la réalisation du procès (Arriver comme (un chien dans un jeu
de quilles + un cheveu sur la soupe)). Une comparative en comme peut
également qualifier la réalisation de l’événement décrit :
(10) Il est mort comme il a vécu / Il est mort comme on ne meurt plus (Brel).
(11) Pour chasser cet étrange assoupissement, le petit Chose se lève, fait
quelques pas ; arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre comme
une masse, foudroyé par le sommeil. (Daudet, Le Petit Chose)
(12) Le soleil entre comme une torche et met le feu partout. (Daudet, Le Petit
Chose)

5. Les états 15

Certains états sont incompatibles avec un adverbe de manière stricto sensu


ainsi qu’avec un adverbe quantifieur. Tel est notamment le cas de la sous-
catégorie des habituels (Il fume au sens de il est fumeur, Il chasse au sens de
il est chasseur). La présence d’un adverbial qualifiant ou quantifiant

13
Dans Ils sont tombés comme des mouches, interprété à partir de ils sont tombés
à la manière des mouches, i. e. en masse, s’il y a bien répétition d’un même
procès (tomber), celui ci est attribué à des sujets différents appréhendés
globalement (ils).
14
L’acceptabilité est meilleure en construction indirecte, et avec l’emploi d’un
temps autre que le présent : (?* Comme il entre ! ; ?* Comme il arrive ! ;
?* Comme il atteint le sommet !; ?* Comme il trouve la solution !).
15
« Les états sont des situations qui ont une certaine durée et qui ne subdivisent
pas de changement dans l’intervalle temporel pris en considération et qui n’ont
pas de borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
1996 : 105). Par ailleurs, de nombreux états apparaissent sous la forme être +
Adj (être (malade + amoureux + etc.)). Ils ne sont pas pris en considération
dans le cadre de cet article.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 187

provoque un changement de catégorie : dans il fume (beaucoup +


élégamment), fumer ne correspond pas à un état, mais à une activité. Il en est
de même avec comme exclamatif ou comparatif : dans Comme il a fumé dans
sa jeunesse ! et Il fume comme un pompier, fumer ressortit à la catégorie des
activités.
D’autres états, sont incompatibles avec un quantifieur (cf. La fenêtre
donne sur la cour, * La fenêtre donne beaucoup sur la cour ; Le repas
consiste en un seul plat, * Le repas consiste beaucoup en un seul plat ; La
maison domine la plaine, ?* La maison domine beaucoup la plaine) et
compatibles avec des adverbes en –ment dont le statut d’adverbe de manière
ne va pas de soi (La fenêtre donne (royalement + partiellement) sur la cour,
Le repas consiste généreusement en un seul plat, La maison domine
(magistralement + largement) la plaine) 16. Ces prédicats semblent peu
compatibles avec comme comparatif ou exclamatif (cf. * Comme la fenêtre
donne sur la cour ! ; * Comme le repas consiste en un seul plat !). Dans
Comme la maison domine la plaine !, l’exclamation porte sur le degré
d’assertabilité de la proposition 17, plutôt que sur le procès lui-même. Dans
l’exemple (13), le prédicat (avoir raison) n’est compatible ni avec un
adverbial de manière (* avoir sincèrement raison), ni avec un quantifieur
(* avoir (beaucoup + très) raison) :
(13) Et comme tu as raison de dire que l’unique bonheur est l’effort continu ! car,
désormais, le repos dans l’ignorance est impossible. (Zola, Le docteur
Pascal)

Comme peut être interprété comme portant sur le degré d’assertabilité,


ou bien comme un « adverbe de complétude » (Molinier & Lévrier 2000 :
209-214), lesquels « accompagnent des verbes et des adjectifs non
gradables » (Ibid. : 189), proche de entièrement (avoir entièrement raison).
Certains états sont pleinement compatibles avec comme exclamatif à
interprétation qualifiante :
(14) Comme ce gaillard là connaît les filles de Paris !, dit Arnoux. (Flaubert,
L’éducation sentimentale).

16
Toute la question est corrélée à la définition précise d’un adverbial de manière.
D’un point de vue sémantique, les adverbiaux de manière, réputés modifier le
déroulement d’un procès, sont en fait susceptibles d’en caractériser différents
aspects (cf. Nilson Ehle 1941). De façon générale, les activités constituent la
catégorie la plus apte à recevoir une modification adverbiale de manière. Enfin,
les adverbes en ment utilisés dans les exemples cités ne répondent de façon
homogène aux tests habituellement utilisés pour définir les adverbiaux de
manière (question en comment, foyer de la négation et de l’interrogation, etc.).
17
ce qui peut être glosé par « A quel point il est vrai que P ».
188 Estelle Moline

Dans le cas des verbes à degré d’intensité qui expriment un sentiment,


l’interprétation reste largement indéterminée :
(15) Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait maintenant ! (Zola, Au
Bonheur des dames)
(16) Hein, ce pauvre Maurice, comme je le plains, dans ce Paris sans gaz, sans
bois, sans pain peut être !… (Zola, La débâcle)
(17) Comme il regrettait aujourd’hui son désintéressement ! (Zola, Le docteur
Pascal)
(18) Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d’être heureuse, tout de suite, d’avoir
une certitude, comme j’en ai souffert ! (Zola, Le docteur Pascal)

En effet, comme peut référer aussi bien à un haut degré du prédicat qu’à une
forme de manière qualifiante, correspondant à la manière dont le sujet
syntaxique éprouve le sentiment en question (cf. (plaindre + regretter)
sincèrement), et il n’est généralement pas possible de trancher entre ces deux
interprétations. Cette particularité est corrélée caractère atélique des états :
l’interprétation de la variante quantifiante est nécessairement comptable (cf.
Borillo 1998), et donc moins distincte de l’interprétation qualifiante que dans
le cas des situations téliques.
Les comparatives en comme se construisent avec les états dans des
conditions analogues. L’interprétation qualifiante est fréquente (aimer comme
un enfant ; aimer comme un frère). L’interprétation quantifiante est
également possible (aimer comme un fou), et correspond à une
réinterprétation de la manière (aimer comme un fou = à la manière d’un fou
= beaucoup). Dans de nombreux exemples, les deux interprétations ne
peuvent être dissociées :
(19) […] ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la soie, brillaient comme
de l'or au soleil. (Mérimée, Colomba)
(20) Le plancher de la sellerie luisait à l'oeil comme le parquet d'un salon.
(Flaubert, Madame Bovary)

6. Les accomplissements 18

Les accomplissements sont des situations téliques, et dans ce contexte, un


quantifieur reçoit une interprétation comptable (cf. Borillo 1989). Selon
Borillo (1989 : 228), « une situation peut être soumise à la répétition si elle

18
« Les accomplissements sont des situations qui ont une certaine durée, qui
subissent un changement dans l’intervalle de temps pris en considération et qui
ont une borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
1996 : 106).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 189

manifeste le trait de reproductibilité » (Il a beaucoup joué cette pièce ; Il a


beaucoup écouté ce disque ; Il a beaucoup chanté ce refrain). En revanche,
« si l’objet disparaît ou s’il est substantiellement modifié au cours de l’action,
il est pratiquement impossible de répéter la situation avec le même objet »
(Ibid. : 228), ce qui se produit lorsque « l’argument représente un objet dont
l’existence même est liée à l’action exprimée par le verbe » (Ibid. : 226). Tel
est le cas de « verbes comme fabriquer, produire, créer, construire… […]
consommer, détruire, anéantir… » (Ibid. : 226), ou encore « manger un N,
écrire un N, supprimer un N […] fumer une cigarette, éteindre un incendie,
peindre un portrait » (Ibid. : 226). Ces prédicats sont donc difficilement
compatibles avec un quantifieur (* Il a beaucoup produit ce film, * Il a
beaucoup supprimé toute concurrence, * Il a beaucoup éteint l’incendie), et
les énoncés du type Il a beaucoup mangé cette pomme, Il a beaucoup tricoté
ce pull, Il a beaucoup fumé cette cigarette ne sont acceptables que si
l’argument interne désigne non pas un objet, mais un type d’objet (Ibid. :
226), en l’occurrence une variété de pommes, un modèle de pull ou une
marque de cigarette 19.
Comme exclamatif à valeur quantifiante est compatible avec les
accomplissements dans les mêmes conditions que beaucoup (cf. Comme il a
joué cette pièce ! ; Comme il a écouté ce disque ! ; Comme il a chanté ce
refrain ! ; Comme il a traversé la rivière, cet été là ! vs * Comme il a produit
ce film ! ; * Comme il a éteint l’incendie et ? Comme il a mangé cette
pomme ! ; ? Comme il a tricoté ce pull !, ? Comme il a fumé cette cigarette !).
Le fait que le prédicat verbal permette une interprétation quantifiante de la
variable n’exclut pas la possibilité d’une interprétation qualifiante :

19
Les glissements entre la catégorie des accomplissements et celle des activités
sont fréquents et réguliers : la présence ou l’absence de complément joue un
rôle important (manger ou écrire sont des activités, tandis que manger une
pomme ou écrire une lettre sont des accomplissements). De plus, Borillo (1989 :
225) indique que le déterminant du SN objet joue également un rôle dans la
catégorisation du prédicat : les déterminants partitifs (Manger (du riz + des
gâteaux) engendre une interprétation massive (activité), tandis que les
déterminants définis ou quantitatifs (Manger un bol de riz ; Manger (le + les +
un + trois) gâteau(x)) engendrent une interprétation comptable
(accomplissement). Enfin, certains prédicats sont compatibles aussi bien avec
un complément de forme en + durée, caractéristique des situations téliques,
qu’avec un complément de forme pendant + durée, caractéristique des
situations atéliques. Le même syntagme verbal peut donc, selon le type de
complément temporel qui l’accompagne, ressortir à la catégorie des
accomplissements (Il a lu un roman en une heure) ou à celle des activités (Il a
lu un roman pendant une heure, exemples repris de Borillo 1989 : 224).
190 Estelle Moline

(21) Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des
mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de
l'éternité ! (Flaubert, Madame Bovary)

L’aspect lié au temps grammatical utilisé exerce une influence sur


l’interprétation : l’aspect inaccompli induit plutôt une interprétation
qualifiante (Comme il joue cette pièce ! ; Comme il traverse la rivière ! ;
Comme il fume cette cigarette ! 20) tandis que l’aspect accompli induit plutôt
une interprétation quantifiante (cf. les exemples donnés ci-dessus).
L’interprétation qualifiante de comme exclamatif est possible également
dans des contextes qui excluent l’interprétation quantifiante :
(22) Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu
sur le sol ! (Musset, cit. Riegel et al. (1994 : 404))

La valeur de comme reste largement indéterminée : la variable active un type


de manière corrélé à la structure sémantique du prédicat verbal, et le contexte
permet éventuellement de choisir entre plusieurs interprétations possibles.
Enfin, les accomplissements qui décrivent un processus (vieillir,
grossir, maigrir, grandir, changer, embellir, pousser, fondre, etc.) se
construisent sans difficulté avec comme exclamatif (Comme il grandit ! ;
Comme il a grandi !). L’aspect lié au temps grammatical a une incidence sur
l’interprétation : l’aspect accompli met l’accent sur le résultat et tend à
induire une lecture quantifiante (Il a beaucoup grandi), tandis que l’aspect
inaccompli souligne le processus et tend à induire une notion de vitesse (Il
grandit rapidement) 21.
L’interprétation quantifiante d’une comparative, peu fréquente, est
contrainte par les mêmes paramètres, en l’occurrence la reproductibilité de la
situation (cf. Il change d’idée comme on change de chemise vs ?* Il mange
sa soupe comme (un ogre + un oiseau) 22). Avec des prédicats décrivant un
processus, la manière peut référer à la vitesse (pousser comme un
champignon ; fondre comme neige au soleil), ou qualifier le résultat du
processus (Aussi poussa t il comme un chêne, Flaubert). Avec les prédicats

20
L’acceptabilité est corrélée au type de déterminant qui accompagne le SN objet
(cf. Comme il (fume + a fumé) cette cigarette ! et Comme il (fume + a fumé) la
cigarette ! vs * Comme il (fume + a fumé) une cigarette !). De façon générale,
le déterminant indéfini singulier paraît peu compatible avec une exclamative en
comme.
21
Ces deux notions sont d’ailleurs très proches, la vitesse pouvant être interprétée
comme une forme de quantification dans le temps (vite beaucoup en peu de
temps).
22
vs Il mange sa soupe comme un cochon et Il mange comme (un ogre + un
oiseau), manger sans complément ressortissant à la catégorie des activités.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 191

décrivant un déplacement dans l’espace, le comparant peut induire une


interprétation relative à la vitesse (cf. (23)), mais d’autres types de manière
(cf. (24)) ne sont pas exclus :
(23) Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les
carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine.
(Flaubert, Bouvard et Pécuchet)
(24) Le roulement des voitures, qui ébranlait par instants les dalles, passait
comme une batterie funèbre de tambours, dans l’air immobile, étouffé sous
le plafond bas. (Zola, Au Bonheur des dames)

De même, dans le domaine temporel, la vitesse, bien que saillante, ne


constitue pas la seule interprétation possible :
(25) Le temps a passé comme un charme. (Aragon)
(26) De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande
vente passait comme un vertige. (Zola, Au Bonheur des dames)

De façon générale, les comparatives en comme à valeur qualifiante sont


compatibles avec les accomplissements, et permettent, en fonction de la
structure sémantique du prédicat et des propriétés attribuées au comparant,
d’induire différents effet de sens :
(27) Ils contemplaient ceux [ les nuages] qui s'allongent comme des crinières
[…] (Flaubert, Bouvard et Pécuchet)
(28) la vieille fille baissa les yeux comme une religieuse qui voit des statues.
(Balzac, Le père Goriot)
(29) Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso comme un
furieux. (Mérimée, Colomba)
(30) Elle se referme comme une porte. (CharlElie, Elle se replie)

7. Les activités 23

Dans ce cas, comme exclamatif active une manière remarquable au sens


propre en raison de son caractère inhabituel et/ou inattendu. Le champ des
manières possibles, quoique contraint par le sémantisme du verbe, reste
largement ouvert, et hors contexte, l’interprétation précise du type de manière
en question s’avère à peu près impossible (Comme il dort ! ; Comme il
mange ! ; Comme il travaille !). Le contexte explicite partiellement

23
« Les activités sont des situations qui ont une certaine durée, qui subissent un
changement dans l’intervalle de temps pris en considération, mais qui n’ont pas
de borne inhérente après laquelle elles ne peuvent plus continuer » (Vetters
1996 : 105 106).
192 Estelle Moline

l’indéfinition, en permettant d’éliminer certaines interprétations. Par


exemple, en (31) :
(31) Tiens ! dit elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là bas… comme
il marche !
Il a son cor, ajouta Pauline qui s’était penchée. (Zola, Au Bonheur des
dames)

le prédicat verbal est compatible avec un quantifieur (marcher peu +


beaucoup), avec un adverbe référent à la vitesse (marcher (rapidement +
lentement)) et avec toutes sortes d’adverbiaux de manière (marcher avec
difficulté + en zigzaguant + silencieusement + tristement + etc.). Certains
types de manière, plus spécifiquement liés au sémantisme de marcher,
peuvent être activés par un adverbial de manière qu- 24. Dans l’exemple (31),
le contexte permet d’écarter certaines interprétations non pertinentes, en
l’occurrence une interprétation quantifiante (glosable par « il marche
beaucoup ») ou une des valeurs ayant trait à la vitesse (en l’occurrence, « il
marche rapidement »), lesquelles seraient possibles dans d’autres contextes.
Comme peut correspondre à un degré de vitesse remarquablement faible (« il
marche très lentement »), mais cette interprétation n’est pas la seule
possible : il peut s’agir tout aussi bien d’une autre manière de marcher,
présentée comme remarquable parce qu’inhabituelle et donc inattendue.
Le plus souvent, il est difficile de choisir entre plusieurs interprétations
possibles. En (32) :
(32) Vous voilà donc ! … Comme je vous ai attendue, depuis hier ! (Zola, Au
Bonheur des dames)

le prédicat ayant trait au domaine temporel, une interprétation quantifiante


(glosable par « longtemps ») semble pertinente. Cependant, d’autres
interprétations sont également possibles (glosables par « impatiemment »,
« fébrilement », « désespérément », « avec inquiétude », « avec ferveur »,
etc.), et rien ne permet d’établir avec certitude quelle pourrait être LA bonne
interprétation. L’aspect lié au temps grammatical peut infléchir
l’interprétation : avec un aspect imperfectif (Comme je t’attends !), le procès
est présenté comme étant en cours de déroulement, et donc l’interprétation
quantifiante semble peu probable, tandis qu’avec un aspect perfectif (Comme
je t’ai attendu !), le procès est présenté comme ayant eu lieu, et il s’agit d’une
des interprétations possibles.

24
Il est à peu près aussi difficile de construire une comparative en comme
signifiant marcher silencieusement ou marcher tristement que manger
silencieusement.
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 193

Associé à une activité, comme exclamatif conserve une valeur


sémantique largement indéfinie. En raison de l’atélicité, le quantifieur reçoit
une lecture massive (cf. Borillo 1989), et les interprétations qualifiante et
quantifiante de comme exclamatif ne sont pas clairement délimitées.
L’interprétation sémantique des comparatives est plus aisée, dans la
mesure où les propriétés afférentes du comparant vont permettre d’identifier
le type de manière en jeu.
Certains verbes de « manière de déplacement » sont régulièrement
associés à la notion de vitesse (marcher comme un escargot, détaler comme
un lapin, courir comme un dératé, etc.), mais d’autres type de manière sont
également possibles ((marcher + tituber) comme un homme ivre ; errer
comme une âme en peine) :
(33) Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre,
j'ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou
lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou
pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à
la vie sociale. (Balzac, Le colonel Chabert)

D’autres verbes de « manière de déplacement » (par exemple nager)


n’activent pas la notion de vitesse, mais un jugement axiologique sur la
manière de réaliser le procès 25, positif (nager comme un poisson) ou
négatif :
(34) […] même quand tu nages comme une savate, tu es obligée de flotter.
(Japrisot, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil)

Les verbes qui décrivent une « manière de parler » se construisent avec


des comparatives ayant trait à l’aspect sonore de la production orale, qu’il
s’agisse du volume (cf. (crier + gueuler) comme (un putois + un sourd)) ou
de la qualité de la voix :
(35) Alors sa femme, assise près de la porte avec un grand panier sur les genoux
recommençait les mêmes protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme
une poule blessée. (Flaubert, Bouvard et Pécuchet)

La comparative peut également correspondre à un jugement axiologique


relatif au contenu des paroles et/ou de la manière de s’exprimer (parler
comme une harengère ; jurer comme un charretier ; parler comme un livre).
Il peut être hors contexte impossible de déterminer si le jugement

25
Nager décrit une manière de se déplacer moins naturelle pour l’humain que la
locomotion bipède, d’où les différences constatées dans le type de manière
susceptible d’être induit par ce verbe.
194 Estelle Moline

axiologique concerne le contenu ou la réalisation matérielle (écrire comme un


cochon) 26.
La structure sémantique de dormir (cf. Geuder 2006 : 121-122) contient
une composante ayant trait à la qualité du sommeil, laquelle peut être
qualifiée par une comparative en comme (Dormir comme (une souche + un
bienheureux + un bébé)). De même, la structure sémantique d’écouter
possède une composante relative à la qualité de l’écoute :
(36) Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fées, eut un léger frisson
(Zola, Au Bonheur des dames)

De façon générale, la qualité de la réalisation du procès, glosable par


bien ou mal, constitue une des manières particulièrement saillantes pour les
activités.
Enfin, l’interprétation quantifiante est possible : elle résulte alors d’une
réinterprétation de la manière en fonction des propriétés du comparant dans
le domaine notionnel décrit par le verbe (manger comme (un ogre + un
oiseau) ; dormir comme (un loir + une marmotte) ; pleuvoir comme (vache
qui pisse + pendant la mousson), etc.).

8. Conclusion

J’ai proposé ici une première approche de la corrélation entre le mode


d’action et l’interprétation des adverbiaux de manière qu-. Dans le cas des
situations téliques, l’interprétation qualifiante (Regarde comme il tombe ;
Regarde comme il éteint l’incendie) est clairement distincte de
l’interprétation quantifiante, cette dernière étant nécessairement itérative
(Comme il est tombé, pendant cette période ! ; Comme il a chanté ce
refrain !). La valeur itérative est rarement associée aux comparatives en
comme (Il change d’idée comme on change de chemise), ce qui corrobore
l’hypothèse d’une valeur essentiellement qualifiante. Par ailleurs, les
accomplissements admettent plus facilement une forme de quantification que

26
Cf. Nilson Ehle (1941 : 37) : « Certains verbes ont un sens complexe dont
différents éléments se laissent qualifier séparément par un adverbe. Ainsi, avec
des verbes du type parler, dire, écrire, répondre, etc., suivant qu’il est question
du caractère extérieur de l’action (qualité de la voix, de l’orthographe, de
l’écriture, etc.) ou de son caractère intérieur (c’est à dire des idées exprimées, le
sens des paroles énoncées ou écrites, la qualité de la phrase au point de vue de la
construction logique ou de l’expression stylistique, etc.) ». L’auteur illustre son
propos par la différence par écrire lisiblement et écrire clairement, écrire
clairement pouvant qualifier soit « l’aspect extérieur » (i.e. l’écriture) soit
« l’aspect intérieur » (i.e. le contenu).
Mode d’action et interprétation des adverbiaux de manière qu 195

les achèvements. La qualification du procès est possible avec ces deux types
de prédicat.
Dans le cas des situations atéliques, un quantifieur reçoit une lecture
massive, et les deux interprétations (qualifiante et quantifiante) ne sont pas
nettement dissociées. La valeur précise de la plupart des exclamatives est
indécidable (Comme il dort ! ; Comme il souffre !), et le contexte permet
éventuellement d’éliminer des interprétations non pertinentes. L’interpré-
tation quantifiante d’une comparative résulte de la réinterprétation d’une
manière essentiellement qualifiante (aimer comme un fou ; manger comme un
ogre). Les activités se construisent aussi bien avec un adverbe quantifieur
qu’avec un adverbe de manière stricto sensu. L’interprétation des
comparatives est établie en fonction des propriétés afférentes du comparant
dans le domaine notionnel du prédicat verbal, et correspond à un type de
manière particulièrement saillant corrélé au sémantisme de ce prédicat. Les
états présentent un panorama plus diversifié, dans la mesure où seuls certains
prédicats admettent pleinement les deux interprétations.
L’interprétation du type de manière est fortement corrélée aux
propriétés sémantiques du prédicat verbal support de l’exclamation ou de la
comparaison. La description précise d’un nombre important de verbes est
nécessaire afin de déterminer quels adverbiaux de manière sont susceptibles
de modifier quels prédicats et d’identifier les types de manière les plus
saillants susceptibles d’être activés par les adverbiaux de manière qu-.

Références

Abeillé, A. ; Doetjes, J. ; Molendijk, A. : De Swart, H. (2003). Adverbs and


quantification, in : F. Corblin ; H. de Swart (eds), Handbook of French
semantics, Standford: CLSI.
Bacha J. (2000). L’exclamation. Approche syntaxique et sémantique d’une
modalité énonciative, Paris : L’Harmattan.
Borillo, A. (1989). Notions de massif et de comptable dans la mesure
temporelle, in : J. David ; G. Kleiber, (éds), Termes massifs et termes
comptable, Paris : Klincksieck, 215-238.
Desmets, M. (2001). Les typages de la phrase en HPSG : le cas des phrases
en comme, Thèse de Doctorat nouveau régime, Université Paris-X.
Desmets, M. (2008). Constructions comparatives en comme, Langue
Française 159 : 33-49.
Fuchs, C. ; Le Goffic, P. (2005). La polysémie de comme, in : La Polysémie,
PUPS, 267-291.
Gervisse M. (1986). Le bon usage, 12ème édition refondue par A Goose,
Paris-Gembloux : Duculot.
Geuder, W. (2000). Oriented Adverbs. Issues in the Lexical Semantics of
Event Adverbs, PhD.
196 Estelle Moline

Geuder, W. (2006). Manner modification of states, Sinn & Bedeutung 10,


Humboldt Universität Berlin, 111-124.
(http://www.zas.gwz-berlin.de/papers/zaspil/articles/zp44/Geuder.pdf).
Guimier, C. (1996). Les adverbes du français : Le cas des adverbes en ment,
Paris : Ophrys.
Le Goffic, P. (1991). Comme, adverbe connecteur intégratif : éléments pour
une description, Travaux Linguistiques du CERLICO 4 : 11-31.
McNally, L.; Kennedy, C. (2001). Degree vs manner : a case study in
selective binding, (http://home.uchicago.edu/~ck0/prose.html)
Melis, L. (1983). Les circonstants et la phrase : étude sur la classification et
la systématique des compléments circonstanciels en français moderne,
Presses universitaires de Louvain.
Moline, E. (2001). « Elle ne fait rien comme tout le monde », les modifieurs
adverbiaux de manière en comme, Revue Romane 36.2 : 171-192.
Moline, E. (2008). Comme et l’assertion, Langue Française 158 : 103-115.
Moline, E. (à par.). L’emploi exclamatif de comme, proforme qu de manière,
in : M. Desmets ; A. Gautier ; T. Verjans (eds), LINX.
Molinier C. ; Lévrier, F. (2000). Grammaire des adverbes : description des
formes en –ment, Genève-Paris : Droz.
Nilsson-Ehle, H. (1941). Les adverbes en –ment compléments d’un verbe en
français moderne. Etude de classement syntaxique et sémantique,
Etudes romanes de Lund III, Lund : Gleerup.
Nøjgaard, M. (1992, 1993, 1995). Les adverbes du français. Essai de
description fonctionnelle, 3 vols., Historisk-filosifiske Meddelelser, 66,
Copenhague : Munksgaard.
Nølke, H. (1993). Le regard du locuteur, Pour une linguistique des traces
énonciatives, Paris : Kimé.
Pierrard, M. ; Léard, J.-M. (2004). Comme : comparaison et haut degré,
Travaux linguistiques du CERLICO 17 : 269-286.
Riegel, M. ; Pellat, J.-C. ; Rioul, R. (1994). Grammaire méthodique du
français, Paris : P.U.F..
Sandfeld, C. (1977). Syntaxe du français contemporain. Les propositions
subordonnées, Genève : Droz.
Vendler, Z. (1967). Verbs and Time, in : Linguistics in Philosophy, New
York, Cornell University Press : 97 -121.
Vetters, C. (1996). Temps, aspect et narration, Amsterdam-Atlanta : Rodopi.
Enrichissement épistémique du futur∗

Patrick MORENCY
Université de Neuchâtel

1. Introduction

En français, l’usage des temps futurs pour exprimer une modalité


épistémique à propos de la proposition énoncée a fait l’objet de nombreuses
1
études et est connu sous une variété de noms (« futur conjectural »,
« d’hypothèse », « putatif » ou « épistémique »). Toutes ces appellations
focalisent sur un fait commun : l’utilisation d’un futur simple ou antérieur
pour exprimer un jugement du locuteur, donc subjectif, à propos d’un procès
dont la certitude n’est pas avérée au moment de parole. Cet article a pour but
une description opératoire de l’usage épistémique ; ainsi, nous explorerons
quelques-unes des composantes – la prédiction et la probabilité – que les
usages des temps futurs ont en commun, qu’ils soient temporels ou modaux,
pour amorcer une explication du futur épistémique en termes d’enrichis-
sement pragmatique. Ainsi nous proposerons une explication plus
contextuelle aux limitations d’usage du futur épistémique, notamment en
présentant des contre-exemples ou des exemples dont l’appréciation
traditionnelle est discutable. Nous terminerons par un regard sur certaines
expressions qui facilitent une lecture épistémique des temps futurs. Pour
illustrer d’emblée le phénomène, citons l’énoncé suivant qui exemplifie bien
l’usage épistémique du Futur Simple :
(1) [on sonne à la porte] Ce sera le facteur.

Il est clair ici qu’on ne parle pas d’un événement se déroulant dans le futur,
mais d’un événement qui vient de se produire. La définition classique de ce
type d’usage des futurs simple et antérieur fait intervenir la modalité
épistémique ; il est évident que le sens d’un énoncé comme (1) ne peut être
épuisé par une valeur de vérité future, puisqu’il est mutuellement manifeste
que l’état de fait décrit par l’énoncé concerne le présent. On l’explique


J’aimerais remercier Cécile Barbet, Steve Oswald et Louis de Saussure pour
leurs commentaires à propos et les nombreuses discussions stimulantes sur ce
sujet, ainsi que les participants au colloque AFLS 2007, en particulier Patrick
Caudal et Pierre Larrivée.
1
Cf., entre autres, Damourette & Pichon (1911 36), Nef (1984) et Martin (1987),
et, plus récemment : Rocci (2000), Dendale (2001), Celle (2004), Borillo
(2005).

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 197 214.


198 Patrick Morency

comme un usage modalisé qui permet d’exprimer une proposition que le


locuteur juge probable.
Nous proposons une explication issue de la pragmatique procédurale
(cf. Saussure 2003), selon laquelle la procédure encodée dans les temps
futurs permet l’enrichissement épistémique que nous obtenons en (1). Dans
un article précédent (Morency & Saussure 2006), nous avions évoqué
l’arrière-plan théorique que nous voulions mobiliser pour traiter cette
problématique ; nous le rappelons brièvement ici. Premièrement, nous nous
basons sur la Théorie de la Pertinence (Sperber & Wilson, 1995), selon
laquelle le rapport entre le coût de traitement (effort) et l’effet obtenu pour le
destinataire est primordial : plus l’effet d’un énoncé est élevé pour un
moindre effort, plus l’énoncé sera pertinent. Il s’ensuit que, par principe, si
un locuteur utilise une forme épistémique dans son énoncé, il ajoute alors un
surcroît d’information à traiter, qui sera compensé par la reconnaissance par
le destinataire que le locuteur communique non seulement l’information
dérivable de la proposition elle-même mais également son attitude modale
face à cette information. Mais une modalité implicite, comme le futur
épistémique, ajoute encore un élément supplémentaire, que nous
développerons plus loin, élément absent de la variante (2) dans laquelle la
modalité est exprimée de manière explicite.
(2) [on sonne à la porte] C’est probablement le facteur.

Une autre notion que nous emploierons dans cette étude est la
distinction faite par Sperber & Wilson (1995) entre usages descriptifs et
usages non descriptifs (ou interprétatifs). Le premier type d’usage se
rencontre lorsque la représentation énonciative est une description des états
de choses réels ou désirables (en réalité : lorsque l’énoncé représente une
pensée du locuteur à propos d’un état du monde). Le second est soit une
interprétation d’une pensée ou d’un énoncé allocentrique d’un état de choses
réel ou désirable, soit une interprétation d’un état de choses entretenu d’une
2
manière particulière (Sperber & Wilson 1995 : 231-232). Selon Saussure
(2003 et 2005), tout usage d'un temps verbal utilisé pour communiquer autre
chose que le temps est considéré comme un usage non descriptif. Nous
postulons que c'est en usage non-descriptif que sont produits des énoncés
marqués épistémiquement par le temps verbal. En effet, dans ces
occurrences, L ne dit pas P mais dit quelque chose à propos de P : P est
enchâssé dans une modalité épistémique  ; de plus,  n’est pas produit par
une marque explicite mais résulte d’un enrichissement pragmatique. Notre
hypothèse de travail sera que l’effet épistémique du futur repose sur une

2
« an interpretation of some thought which it is or would be desirable to entertain
in a certain way » (1995 : 231)
Enrichissement épistémique du futur 199

projection de S3 déléguée à une subjectivité tierce. Pour en rendre compte,


nous utiliserons la distinction héritée de Ducrot puis développée
abondamment dans la théorie de la pertinence entre expressions
4
conceptuelles et procédurales . Saussure (2003) applique cette notion de
procédure aux temps verbaux, en proposant d’introduire pour la description
modélisée un algorithme qui fournit les instructions encodées par des
expressions temporelles afin de prédire les interprétations possibles (qu'elles
soient temporelles ou d'un autre type). L'utilité d'une procédure sera donc de
distinguer entre l’usage par défaut d'un temps verbal (usage descriptif) et un
usage qui semble s’écarter de la sémantique de base de ce temps, autrement
dit un usage non-descriptif. Nous postulons que le futur simple épistémique
et le futur antérieur épistémique sont, ainsi, des usages non-descriptifs.

2. Fonctionnement du futur épistémique

Dans l’exemple (1) ci-dessus, l’interlocuteur récupère une forme logique du


type ([facteur, être à la porte] sera le cas), mais à propos d’un procès dont il
est mutuellement manifeste qu’il s’est déjà déroulé ou est en train de se
dérouler. L’interprétation obtenue de ces énoncés est en réalité plus proche de
(le locuteur croit [facteur, être à la porte] est vraisemblable). L’hypothèse
généralement admise est que si le locuteur n’utilise pas un présent pour
exprimer [facteur, être à la porte] c’est parce qu’il ne veut ou ne peut pas
l’affirmer avec certitude. Dans Morency & Saussure (2006), nous
développions l’hypothèse selon laquelle le Locuteur projette un sujet de
conscience dans le futur, un moment où il pourrait avoir cette certitude,
exprimant ainsi que son propos est vérifiable dans l’avenir5. Selon nous, cet
usage du futur est un enrichissement pragmatique, réalisé sur la base de la
sémantique fondamentale du futur et de contraintes contextuelles. Ainsi, le
futur épistémique implique de comprendre l’énoncé comme exprimant une
projection d’un sujet de conscience allocentrique dans le futur. La procédure
encodée par le futur simple prévoit, selon nous, le recalcul de ce temps verbal
d’après une variable contextuelle qui ajoute un point S’ qui représente le

3
Cf. les Coordonnées de Reichenbach (1947), S moment de parole ;
E moment de l’éventualité ; R moment de référence.
4
Blakemore (1987) fonde cette distinction en posant que la plupart des
connecteurs n’encodent pas des concepts mais des instructions, c’est à dire une
procédure, déterminant les inférences à tirer pour comprendre les énoncés. Cf.
également Blakemore (2000) et Luscher (1998). L’hypothèse de Moeschler
(1998) que les temps verbaux sont des expressions procédurales est développée
en détail par Saussure (2003), qui par ailleurs propose une manière
algorithmique d’envisager ces procédures.
5
Voir Morency & Saussure (2006 : 58 62), pour une discussion plus détaillée de
la vérifiabilité en usage épistémique.
200 Patrick Morency
6
potentiel de vérifiabilité dans un moment futur . Nous postulons une
procédure similaire pour l’usage épistémique du futur antérieur, où le
participe passé constitue l’état résultant qui sert de conclusion supposée pour
une perception indirecte (i.e. inférée) de sa cause. Dans Morency & Saussure
(2006) nous avions aussi évoqué l’éventualité que le futur périphrastique
puisse être utilisé de façon épistémique, ainsi que, peut-être de manière
moins évidente à saisir, l’usage d’un futur épistémique utilisé avec une valeur
proprement future (ibid.).
Avant d’aller plus loin dans notre description du fonctionnement de
l’usage épistémique, nous devons brièvement mentionner notre position
quant à la temporalité et la modalité des temps verbaux exprimant le futur. La
dichotomie entre ces deux notions a été remise en cause par bon nombre de
7
travaux récents, par exemple Vetters (1996) et Gosselin (2005) . Notre point
de vue à cette égard est que les temps verbaux peuvent contenir aussi bien
une composante modale que temporelle ; ainsi, ce sera lors du traitement
pragmatique d’un énoncé contenant un futur simple (ou antérieur) que l’une
ou l’autre composante sera plus saillante et donc plus pertinente. Nous
pensons que ces deux composantes sont toujours co-présentes dans les temps
futur, aucune n’éliminant totalement l’autre.

2.1. Prédiction objective et subjective

Nous évoquions ci-dessus la proximité conceptuelle du futur temporel et du


futur modal. Mais qu’est-ce qui les sépare, hormis la discordance de la
référence vis-à-vis l’événement ? Les deux usages, temporel et
« épistémique », mobilisent deux notions essentielles : la prédiction et la
probabilité. Puisque ces deux notions font partie intégrante du temps et de la
modalité, et qu’il est difficile, voire impossible, de les dissocier, leur utilité
en tant que critères de différenciation semble limitée (pour les temps du
futur) ; néanmoins nous suggérons qu’il y a là une complexité qui se révèle
tout à fait pertinente, après avoir regardé de plus près comment ces deux
notions fonctionnent en langue. Nombre de chercheurs (cf. Nef 1981, Kratzer
1981, et Enç 1996) et de grammairiens (cf. Biber, 1999) considèrent que la
prédiction est un élément primordial des temps du futur, que ce soit dans le
Futur simple français ou dans l'auxiliaire will exprimant le futur en anglais (et

6
Cf. à ce sujet Rocci (2000 : 269 270).
7
Gosselin (2005 : 75) précise à propos de cette dichotomie : « cette assimilation
temporel à réel, certain… et de modal à irréel, incertain… qui fonde la
dichotomie exclusive entre temporalité et modalité nous paraît injustifiable tant
au plan conceptuel que du point de vue empirique. Car ce qui est simplement
possible ou incertain, voire impossible, est tout autant situable dans le temps
(…) que ce qui est réel. ».
Enrichissement épistémique du futur 201

probablement toutes les langues en tant qu’universel linguistique). Que la


prédiction fasse partie des temps du futur ne fait aucun doute, mais comment
s'interface-t-elle avec les usages épistémiques? En d'autres termes, comment
différencier une prédiction d'un temps futur de celle d'un usage épistémique?
Notre hypothèse est que la prédiction d'un temps futur n'est pas identique à
une prédiction de type épistémique, et ce, pas uniquement à cause de la
référence à un événement futur versus présent ou passé. Soient les exemples
(3) à (7), tous des usages a priori temporels :
(3) Le soleil se lèvera à l’est.
(4) Ce verre se cassera au contact du sol.
(5) Le soleil asséchera les rivières et les lacs.
(6) Le toast tombera du côté beurré.
(7) L’autoroute sera fermée.

L’exemple (3) est une trivialité, et donc exprime un fait réputé certain. Pour
l’énoncé (4), nos connaissances des lois de la physique le rendent également
parfaitement prévisible, pour autant qu’il s’agisse d’un verre fait de verre et
non de tout autre matériau capable de résister à l’impact, ou que la moquette
soit particulièrement épaisse etc. ; néanmoins, le fait décrit par (4) est plus
contingent, donc la fiabilité de la prédiction est plus sensible au contexte.
L’exemple (5) semble présenter une prédiction plus risquée : lorsqu’il est
prononcé par un climatologue nous mettant en garde contre le réchauffement
de la planète, nous comprenons tous à quel point cela est vraisemblable, sans
en être totalement certain (peut-être s’est-il trompé dans ses calculs ou peut-
être que cet état futur est évitable). L’énoncé (6) décrit quant à lui un
événement équiprobable (excepté si l’on considère le pourcentage de chance
minime que le côté beurré sera le côté qui touche le sol à cause du poids du
beurre), et donc la prédiction apparaît comme beaucoup plus risquée,
s’apparentant déjà assez clairement à une opinion, c’est-à-dire à une
modalité. Enfin, l’exemple (7) reste une prédiction similaire à l’énoncé en
(6), à ceci près que (7) est potentiellement plus subjectif s’il est manifeste
qu’il s’agit d’une spéculation du locuteur, marquant ainsi un peu plus
l’énoncé de l’appréciation du locuteur. Nous proposons une échelle allant
d’une prédiction objective à une prédiction subjective ; à chaque étape le
champ de connaissances se restreint. Pour le destinataire de ces énoncés, en
(3) la réalisation de la prédiction ne dépend aucunement du locuteur, alors
qu’en (7), il serait qualifié de subjectif, avec le locuteur comme source
principale de l’information. C’est peut-être l’un des aspects qui permettent
une lecture épistémique au présent :
(3’) [En ce moment] le soleil se lèvera à l’est.
(7’) [En ce moment] l’autoroute sera fermée.
202 Patrick Morency

Si nous remplacions « en ce moment » par « demain », nous aurions une


prédiction à propos du futur – nous voulons ici insister sur le fait que cette
prédiction peut également être épistémique. Il semblerait donc que le Futur
Simple, dans ce type d’exemple, soit aussi bien temporel que modal. Selon
nous la distinction entre (3) et (4) et (7) est d’ordre évidentiel, au sens de
Willett (1988) et Dendale (2001), où l’évidentialité est la source de
l’information attribuée à un énoncé. La différence dans la prédiction réside
ainsi dans les prémisses utilisées par le locuteur pour arriver à la conclusion
qu’il présente (dans les cas qui nous concernent) de manière épistémique.
Autrement dit, le locuteur offre une prédiction qu’il a calculée sur la base de
prémisses.
Dans le cas d’une prédiction « objective » les prémisses utilisées pour
l’inférence sont accessibles (sont présentes dans les connaissances
encyclopédiques des interlocuteurs) – les exemples (3) et (4) ci-dessus. Lors
d’une prédiction « subjective », les prémisses sont moins accessibles, parfois
même beaucoup moins accessibles, comme en (5) – (7). L’aspect évidentiel
est récupérable dans l’interprétation du destinataire, qui attribuera
l’information au domaine du « sens commun » dans le premier cas, ou
comme une projection du locuteur, dans le second. Pour récapituler, nous
avons en (3) et (4) des prédictions de type aléthique, où la prédiction se verra
confirmer presque sans exception. Dans ce genre de cas, la prédiction est
faite sur la base de connaissances qui, en principe, ne changent pas
suffisamment pour l’invalider. Les énoncés (3) et (4) seront donc
nécessairement vrais le jour ou le moment après leur énonciation, sauf, bien
sûr, en cas de destruction du soleil, ou de verre incassable.
En (5)-(7) les énoncés évoquent une prédiction qui ne sera pas
nécessairement vraie, puisque le phénomène qu’on projette a moins de
chance d’être le cas que l’état de choses décrit en (3). La seule différence
qu’on peut attribuer à la prédiction dans le futur descriptif et le futur
épistémique est que le premier est une prédiction « neutre » à propos d’un fait
futur alors que la dernière est une prédiction subjective à propos d’un fait
passé présent ou futur. Ce type d’énoncé informe le destinataire du fait que la
prédiction est une inférence subjective, et donc que cette prédiction est prise
en charge uniquement par le locuteur ; ceci n’est pas le cas de (3) ou (4), où
la prédiction est (plus) objective, puisque l’inférence se fait sur la base de
prémisses connues de tous (dans ce cas-ci, le trajet quotidien du soleil), d’où
le caractère presque trivial.

2.2. Probabilité et degré de certitude

Nous venons de voir que la prédiction et la probabilité semblent se compléter


comme en (3) et (7) ou que les prédictions exprimées peuvent être jugées
plus ou moins probables par le destinataire suivant l’objectivité ou la
Enrichissement épistémique du futur 203

subjectivité des prémisses en jeu. Mais dans les énoncés qui comportent une
modalité épistémique (qu’elle soit affichée ou non), un facteur autre que la
subjectivité ou l’objectivité des prémisses entre dans le calcul : le degré de
certitude. Le degré de certitude sera déterminant pour l’interprétation de
l’énoncé : savoir si le locuteur croit simplement possible une proposition ou
s’il la croit probable voire presque certaine aura des conséquences pour
l’appréciation du destinataire. Il nous reste donc à détailler ces degrés et
hiérarchiser les termes les exprimant ; nous parlerons d’échelle épistémique.
Prenons les énoncés suivants :
(8) C’est peut être le facteur.
(9) C’est probablement le facteur.
(10) Ce doit être le facteur.
(11) Ce sera le facteur.

Dans ces exemples, l’intuition pragmatique nous dit que le locuteur


communique qu’il entretient une croyance au sujet de la vérité de l’état de
choses avec une certaine force, et cette force varie d’un cas à l’autre. En (8),
il exprime que la proposition [être le facteur (x)] est possible: c’est une
spéculation avec un degré de croyance faible ou moyenne ; pragmatiquement,
(8) communique uniquement la possibilité qu’il s’agisse du facteur. En (9), le
locuteur exprime que l’état de choses est plus que possible, autrement dit un
degré de croyance plus fort que la possibilité neutre (ou pure), mais non
maximal. En (10), le degré de croyance est toujours moins que maximal mais
plus que probable, P est présentée comme presque certaine, au moins dans
certaines lectures, ce que probablement ne permet pas. A cause de son lien
avec la nécessité, devoir en (10) permet en effet de communiquer que P ne
peut être que vraie étant données les informations accessibles (l’heure, la
façon de sonner à la porte, le chien qui aboie etc.), alors qu’il est
mutuellement manifeste aux interlocuteurs qu’il s’agit malgré tout d’une
hypothèse, ce qui exclut la lecture aléthique (la forme avec devoir est ainsi
justifiée par rapport à un présent seul, qui aurait alors valeur aléthique). De la
sorte, (10) dans un contexte où il est mutuellement manifeste qu’il n’y a pas
de preuve décisive qu’il s’agisse du facteur, se distingue de sa lecture
déontique8. En (11), le locuteur exprime une probabilité assez proche de celle
exprimée en (9), mais il nous semble que la forme future génère un ensemble
d’effets sophistiqués qui vont au-delà de cette simple question. Si cette forme
génère un effort particulier, car l’état de choses n’est pas futur mais bien
présent, il faut justifier ce coût par la production d’un effet riche, que nous

8
Cf. aussi Dendale (2001) pour une étude contrastive de devoir épistémique et du
futur épistémique.
204 Patrick Morency

verrons ci-dessous. Il est sans doute à présumer que cette production d’effet
tient également au caractère implicite de la modalité.
Pour en revenir à la notion d’échelle épistémique, nous pouvons tester
ces différences de degré de certitude par le biais d’une complémentation par
“et même B” et qui porte sur le renforcement de la modalité sur son échelle,
dans une séquence du type A et même B. Lorsque cette complémentation
fonctionne, il y a renforcement de A par B; quand elle ne fonctionne pas, c'est
qu'il faut modifier A, ce qui implique une réinterprétation de A, qui est
annulé (ou remplacé). Cela est dû au fait que le renforcement n’est par nature
pas contradictoire, tandis que l’amoindrissement l’est. Par exemple :
(12) C'est peut être le facteur, et même probablement (lui).
(13) ? C'est probablement le facteur, et même peut être (lui).
(14) Ce sera le facteur, et même ce doit être lui.
(15) ? Ce doit être le facteur, et même ce sera lui.
(16) ? Ce sera le facteur, et même c’est peut être lui.
(17) ? Ce sera le facteur, et même c'est probablement lui.

Dans l'exemple (17) au futur, l'énoncé semble étrange, probablement du fait


que la reformulation est d'une force plus ou moins égale et semble donc sous-
informative. L’intérêt, ici, n’est pas tant de prouver une évidence – i.e. qu’il y
a des degrés différents qui sont répartis selon des formes linguistiques
modales – mais qu’il y a concurrence, pour certaines formes, comme en (17),
pour l’expression d’un degré modal similaire. Ceci exige d’avoir pour le futur
épistémique une explication plus élaborée que la simple valeur épistémique.
Notre hypothèse est que le degré de croyance exprimé par le locuteur,
son attitude épistémique, pour les cas où il n’y a pas de marque explicite de
modalisation (un modalisateur), est généré pragmatiquement par la
confrontation des données sémantiques et du contexte. L’idée que nous
voudrions poursuivre dans cette étude sur le futur épistémique est que la
modalité n'étant pas ici explicite mais inférée, un effet de sens particulier est
produit, contrastif avec le cas d’une modalisation en explicature (i.e.
explicite). Nous avons déjà évoqué l’évidentialité, et c’est peut-être bien cela
qui justifie la pertinence d’énoncés contenant un futur épistémique.
Autrement dit, l’effort supplémentaire du traitement de (11) par rapport à (9)
est contrebalancé par un effet particulier : le destinataire interprète alors que
(11) est le fruit d’une inférence personnelle et que le locuteur s’engage sur
cette prédiction, plus qu’il ne paraît le faire avec (9) où cette même prédiction
est présentée de façon plus neutre. En d’autres termes le locuteur
communique explicitement que son énoncé est le fruit d’une inférence
personnelle en plus de communiquer qu’il croit probable P. Avec C’est
probablement le facteur le locuteur communique une information qui aurait
Enrichissement épistémique du futur 205

très bien pu lui être communiquée alors qu’avec Ce sera le facteur, il indique
clairement qu’il est à la fois la source et le créateur de cette information ; il
prend en charge la prédiction à laquelle il croît.
Ainsi le calcul de la probabilité de P est le moteur du calcul de la
prédiction : c’est après que le locuteur a inféré la probabilité de P qu’il offre
cette prédiction. Cet usage est épistémique justement pour cette raison-là : un
énoncé épistémique vise à communiquer la trace du calcul des probabilités du
locuteur dans son énoncé, afin de permettre à son interlocuteur de connaître
la force des prémisses qui lui sont communiquées – sans pour autant que ce
dernier les connaisse directement.

3. Quelques contraintes sur l’enrichissement épistémique

L’enrichissement épistémique, tel qu’il est exemplifié par le futur putatif, a


été décrit comme ayant quelques limitations fortes qui empêchent une
utilisation facilement interprétable et comme étant donc un phénomène peu
représenté en français contemporain. Dans la littérature, on trouve plusieurs
mentions de ces contraintes, comme chez Rocci (2000 : 242-244), Dendale
(2001) et Borillo (2005). Celle (2004 : 187), se faisant l’écho de la littérature
« classique » à ce sujet, considère qu’en français : i) l’usage épistémique du
Futur Simple n’est possible qu’avec les verbes être et avoir, ii) que cet usage
est impossible aux 1ère et 2ème personnes, iii) qu’il revêt typiquement une
forme présentative et iv) que ce type d’usage est peu courant en français
contemporain. Nous suggérerons à l’aide de quelques exemples que ces
limitations doivent être fortement nuancées. Nous laisserons ici de côté la
question de la fréquence d’emploi, qui n’intéresse pas directement la
9
description sémantique . Nous verrons toutefois que cette catégorie
comprend des usages qui nous semblent parfaitement courants.
Rocci est d’avis que les contraintes d’usage épistémique du futur simple
sont plutôt linguistiques que contextuelles (2000 : 243), sans doute parce
qu’il perçoit les restrictions aspectuelles qui peuvent effectivement bloquer
cet usage (alors que ces restrictions ne s’appliquent pas, ou pas autant, à ce
même usage en italien). Nous ne prétendrons pas qu’il n’y a aucune
restriction pour cet usage, mais plutôt qu’il y en a moins que ce que l’on
pense. Il faut donc une explication plus sophistiquée pour les limitations de
l’usage du futur épistémique avec certains verbes, habituellement considérées
comme des limitations d’ordre sémantique. Notre hypothèse est que pour une
grande partie des cas où l’usage épistémique du futur simple est
problématique, cela est dû à des éléments essentiellement pragmatiques.

9
Vetters (communication personnelle), signale que le français de certaines
régions (p.ex. la Belgique francophone) accepte plus aisément l’usage
épistémique du futur simple.
206 Patrick Morency

3.1. Contre-exemples à la contrainte de personne

Tout d’abord, on remarque qu’une interprétation épistémique du futur semble


a priori difficile avec une personne déictique dans certains contextes, cette
interprétation est cependant possible dès que certains paramètres
pragmatiques sont satisfaits. Selon nous, il suffit que le caractère
mutuellement manifeste de l’événement ou de la situation soit absent pour
que la lecture épistémique soit possible. Ainsi, ce n’est que le caractère
improbable de tels contextes qui semble interdire la lecture épistémique.
Considérons (18-20)10 :
(18) A Qu'est ce que tu fais?
B ? Je mangerai (une pomme).
(19) A Où es tu en ce moment?
B ? Je serai chez moi.
(20) A Tu n’es pas bien?
B [le front en sueur] (?) J’aurai une petite grippe.

Ces exemples montrent la difficulté d'avoir un usage épistémique quand le


sujet de l'énoncé est le locuteur lui-même ; néanmoins, nous maintenons qu’il
s’agit d’un simple problème d’accessibilité du contexte qui permet de telles
lectures, et non d’une impossibilité. Il paraît absurde que le locuteur évalue
épistémiquement l'état du monde dans lequel il se trouve comme étant
incertain, sauf dans des cas très particuliers. Il est très difficile d’enrichir la
réponse de B en valeur modale, mais cela est vrai même avec un modal
explicite, comme dans Je mange peut être une pomme, qui ne peut
s’interpréter comme modal que si, par exemple, il est manifeste que le
locuteur a les yeux bandés et doit deviner ce qu’il mange. Le cas de (19) est
du même ordre: si nous avons un contexte particulier, par exemple s’il est
manifeste ou plausible que le locuteur ne sait pas où il se trouve ou ce qu'il y
fait, il devra inférer son état et communique donc le caractère incertain de sa
propre inférence à son destinataire, qui trouve alors la pertinence de
l’enrichissement modal. Ce n’est donc que la rareté du cas, ou du caractère
peu accessible d’un tel contexte que découle l’impression, trompeuse,
d’étrangeté pour (18) ou (19) ; qu’il faille admettre pour cela un contexte
difficile ou rocambolesque (le locuteur a été enlevé, ramené chez lui, les yeux
bandés, événements improbables) n’est qu’un problème de surface. La
lecture épistémique de l’exemple (20) nous semble à cet égard plus facile, et
cela est sans doute dû au fait qu’un état physiologique – contrairement à une
activité consciente (18) ou sa propre localisation (19) – est quelque chose de

10
Toute marque d’inacceptabilité ou de difficulté d’acception d’un exemple ? ou
* se réfère à la lecture épistémique.
Enrichissement épistémique du futur 207

moins appréciable avec certitude. Dans ce cas-là un énoncé tel que Je suis
peut être/probablement malade n’a rien d’étrange.
La situation est similaire pour des énoncés à la deuxième personne du
singulier cf. (21)-(22) ou du pluriel cf. (23)-(24) ainsi qu’à la première
personne du pluriel cf. (25)-(27) :
(21) (?) T’auras une petite grippe.
(22) (?) T'auras 20 Francs à me prêter.

(23) [médecin, avant les résultats du laboratoire] Vous aurez la grippe, monsieur.
(24) [médecin, après les résultats du laboratoire] ? Vous aurez la grippe,
monsieur.
(25) [les interlocuteurs sont dans une salle dont les murs sont recouverts de
hiéroglyphes] ? Nous serons dans une tombe égyptienne.
(26) [les interlocuteurs se réveillent dans le noir et sentent du bout des doigts ce
qu’ils pensent être des hiéroglyphes] (?) Nous serons dans une tombe
égyptienne.
(27) Des stations météo? Nous en aurons quelques unes par ici11.

Certains de ces énoncés ont, a priori, une lecture épistémique difficilement


accessible, mais nous verrons plus loin (section 3.3) qu’il suffit de peu pour
en faire des énoncés parfaitement acceptables et interprétables. Ce que nous
pouvons dire à propos des usages épistémiques avec les personnes déictiques
est que lorsque le déictique se réfère de manière descriptive à l’énonciateur
de la proposition exprimée, la lecture épistémique sera plus difficilement
accessible au destinataire. En revanche, lorsque le « je » ou le « nous » est un
usage non-descriptif (une métareprésentation), le destinataire pourra, avec le
contexte approprié, inférer l’attitude propositionnelle du locuteur.

3.2. Contre-exemples à la contrainte verbale

Nous avons vu que, d’après la littérature sur ce phénomène, très peu de


verbes devraient fonctionner en usage épistémique – en l’occurrence, des
verbes d’état dont être et avoir seraient les plus acceptables (Borillo,
2005 : 41) – ; nous allons voir que ce ne sont pas les seuls verbes à être
interprétables épistémiquement avec le futur. Comme pour les contraintes de
personne, nous verrons que les limitations dans le choix des verbes sont
d’ordre pragmatique :
(28) [on appelle Sophie par téléphone, qui ne répond pas] Elle prendra son bain.

11
Enoncé entendu dans un magasin à Lyon, emprunté à Saussure (communication
personnelle).
208 Patrick Morency
12
(29) En ce moment, Paul traversera un tunnel .

Nous observons que prendre et traverser ne présentent aucune difficulté pour


l’usage épistémique ; dans ces deux cas, il est suffisamment mutuellement
manifeste que le locuteur formule une prédiction subjective à propos d’un
événement contemporain à l’énoncé. Toutefois, il existe des verbes dont la
lecture épistémique pourrait sembler a priori étrange, comme connaître :
(30) ? Pierre connaîtra Paul.

Mais il suffit d’ajouter un contexte adéquat (ou le rendre plus saillant) pour
que connaître puisse être interprétable épistémiquement :
(31) A : J’ai un problème de maths insoluble.
B : Demande à Pierre, il connaîtra la solution.

Il s’agit, bien sûr, d’une prédiction compatible avec un moment futur,


puisque la demande se fera dans l’avenir ; le locuteur ne peut en être
totalement sûr, après tout, c’est une supposition à propos des connaissances
d’un tiers13. L’usage épistémique de connaître autorise également un
complément animé, comme le montre (32), qui par ailleurs exclut
pragmatiquement une lecture temporelle stricto sensu :
(32) A : J’ai une fuite dans ma salle de bains.
B : Demande à Pierre, il connaîtra un plombier.

Qu’est-ce qui rend (30) moins recevable que (31) ou (32) ? Certes,
l’expression « demande à Pierre » facilite l’enrichissement épistémique, mais
ce n’est pas l’explication principale. Le contraste de (31-32) avec l’exemple
(30) réside dans le fait que la connaissance qu’on invoque est d’un type
différent, il s’agit de connaître Paul en tant que personne alors qu’en (32) il
s’agit de connaître la fonction de la personne (plombier). Ce n’est pas que
Pierre connaisse un certain X, mais plutôt que ce X sait faire Y ; l’utilité de
l’information communiquée en (32) réside en cela et c’est cette nuance qui
permet son enrichissement épistémique.
Un autre élément intéressant à propos de connaître, en (31)-(32), relève
de ce qu’il y a plusieurs façons de voir le moment de connaissance de la
proposition P : soit Pierre connaît déjà P, au moment S de l’énoncé, soit il
connaîtra P, après S, dans le moment futur où la question lui sera posée
réellement – mais dans les deux cas, il s’agit d’une prédiction du locuteur à

12
Exemple de Sthioul (2007)
13
L’incertitude dans ces cas ci s’apparente à des faits comme la disponibilité,
l’intention et/ou la compétence de la personne à laquelle on se réfère.
Enrichissement épistémique du futur 209

propos d’un événement présenté comme une croyance sûre à propos d’un P
probable, déjà au moment S.
Prenons encore le cas du verbe attendre dans la paire d’exemples
suivante, qui varie la projection de S’ :
(33) Tu restes pour un café ? Non, merci, ma famille m’attendra.
(33’) Tu restes pour un café ? Oui, merci, ma famille m’attendra.

Certes, une lecture épistémique de (33) est peu plausible, car une lecture
concurrente, causale, est possible (si je ne rentre pas, ma famille devra
m’attendre). Mais une lecture épistémique dans le présent reste possible,
l’intonation et le contexte aidant (ma famille m’attendra déjà). En (33’) par
contre, le temps de référence est futur, tout en étant enrichi épistémiquement.
Un énoncé comme Oui, merci, ma famille m’attend probablement ne semble
pas une réponse plausible à l’invitation au café. En revanche, Oui, merci, ma
famille peut probablement m’attendre (un peu plus) ne pose pas ce problème,
pour autant que ce que le locuteur exprime comme supposition est une
volonté d’attendre (plutôt que l’obligation ou la capacité). Cette différence
d’appréciation d’attendre est le fruit d’implicatures : en (33) l’implicature
ressemble à ma famille ne peut pas m’attendre alors qu’en (33’) l’implicature
qui fait le plus sens serait quelque chose comme ma famille peut attendre,
d’où la confiance qu’il a dans leur volonté de l’attendre. Nous pensons que
ces implicatures sont générées par la conjonction de « non » et « oui » avec
l’enrichissement épistémique du futur simple ; ce qui nous pousse à
reconsidérer l’importance des composantes de l’énoncé : soit les éléments
contextuels, soit d’autres expressions qui lors de l’interprétation de l’énoncé
ajoutent une instruction facilitant l’usage épistémique. Nous voyons donc que
les contraintes « classiques » peuvent, dans les bonnes conditions, ne pas
bloquer l’enrichissement épistémique.

3.3. Expressions facilitant l’usage épistémique :

Plusieurs des énoncés que nous avons traités semblent coûteux ou peu
naturels, requérant un contexte très particulier. Il existe toutefois des facteurs
linguistiques qui facilitent la lecture épistémique, et nous allons évoquer
maintenant les principaux d’entre eux. Chacun de ces facteurs affecte par
ailleurs l’interprétation de l’énoncé à sa manière, avec ses effets propres.
Nous allons les examiner successivement et ré-analyser quelques cas limites
– rendus acceptables – puis tenter d’expliquer pourquoi ces expressions
affectent l’énoncé de la sorte.
Nous avons déjà évoqué le contexte (au sens large), mais le co-texte
joue également un rôle primordial pour l’usage épistémique du futur, les
210 Patrick Morency

exemples ci-dessous étaient jugés étranges auparavant, mais avec un co-texte


pertinent ils deviennent parfaitement interprétables :
(18’) À en juger par le goût et la texture, je mangerai une pomme
(20’) J’aurai une petite grippe, voilà tout.
(22’) T’auras bien 20 francs à me prêter.

L’enrichissement épistémique est facilité par des expressions qui, soit rendent
la situation d’énonciation plus manifeste, cf. (18’), soit sont des expressions
encodant une procédure qui rend plus manifeste l’attitude propositionnelle du
locuteur, cf. (20’) et (22’). Le bien en (22) pourrait être vu comme
amoindrissant, invitant une valeur épistémique de probabilité, du type il est
probable que tu as 20 francs. Peut-être peut-on plutôt y voir l’expression
d’une autre forme de valeur épistémique, à savoir la représentation d’une
certitude ou d’une nécessité : il est sûr que tu as 20 francs à me prêter, qui
invite une conclusion positive sur la satisfaction possible d’une telle
demande, qu’ici le futur putatif modalise en l’amoindrissant pour des raisons
de face. Mais quelle que soit l’analyse qu’on voudra faire de ce bien, il est
clair que cette colocation permet l’effet subtil de l’évidence d’un fait pour le
locuteur (avoir 20 francs) conjointe à une modalisation de ce fait. Des
implicatures peuvent alors être associées à ce type d’énoncé, comme 20
francs, c’est peu demander et/ou tu es généreux. D’autres expressions comme
voilà tout ou tel que je te connais, ci-dessous, génèrent aussi des effets
particuliers :
(34) [au téléphone] Tel que je te connais, tu nous attendras.

L’ajout de voilà tout en (20’) et tel que je te connais en (34), introduisent une
valeur rassurante (c’est tout, et ce n’est donc rien de plus grave) et explicative
par l’addition d’un élément explicite qui compense le surcoût de traitement
provoqué par l’utilisation du futur simple dont le degré de manifesteté fait
défaut dans le contexte. Voilà tout exprime ainsi une conclusion rassurante
par l’implicature ne t’inquiète pas. Et tel que je te connais met en évidence
un ensemble de prémisses qui a servi pour l’inférence présentée comme une
supposition raisonnable en (34). Le co-texte peut donc faciliter
l’enrichissement épistémique.
Cependant, il faut que le co-texte soit convergent avec la proposition
modalisée ; la chose est flagrante avec des appositions à gauche qui font
directement référence à l’état mental d’incertitude et/ou à la subjectivité du
locuteur, comme sans doute, apparemment, à en croire X ou alors avec des
expressions qui créent des attentes, comme demande à X en (31) – (32).
(19’) A Où es tu en ce moment?
B À en croire mes yeux, je serai chez moi.
Enrichissement épistémique du futur 211

L’ajout de ce genre d’expressions va avertir le destinataire d’une


représentation mentale particulière chez le locuteur, facilitant ainsi la
recevabilité du futur épistémique. En effet, intuitivement, des expressions
comme sans doute et certainement implicitent (conventionnellement) que le
locuteur ne nourrit pas de doute au sujet de ou n’est pas certain à propos de P.
Le fait de dire sans doute en relation à P indique au destinataire que le
locuteur croit P et le prend en charge, mais que son jugement (subjectif) est
faillible. Avec apparemment ou à en croire X le destinataire est averti que le
locuteur ne prend pas (totalement) en charge le contenu propositionnel.
L’utilisation d’un adverbe rendra également plus manifeste un des
éléments qui compose l’usage épistémique. L’exemple (34) ci-dessus ne
paraissait pas suffisamment interprétable épistémiquement, mais avec
déjà l’énoncé est parfaitement naturel :
(34’) [au téléphone] Tel que je te connais, tu nous attendras déjà.

L’adverbe remplissant le rôle de situeur temporel14, il rend manifeste la


référence de la proposition exprimée à un moment présent, et enrichit ainsi
attendras en en train de nous attendre. En revanche, déjà aura un effet
discriminant pour la paire (33)-(33’) que nous reproduisons ici ainsi modifiée
en (35) et (35’) :
(35) Tu restes pour un café ? Non, merci, ma famille m’attendra déjà.
(35’) Tu restes pour un café ? *Oui, merci, ma famille m’attendra déjà.

L’adverbe rend inacceptable (35’) mais renforce la raison du refus en (35).


Certains connecteurs peuvent également faciliter l’enrichissement
épistémique, par exemple en rendant manifeste le fait que le locuteur exprime
une inférence de type causal :
(26’) [dans l’obscurité] Je sens des hiéroglyphes sur ce mur, nous serons donc
dans une tombe égyptienne.
(26’’) A : Je sens des hiéroglyphes sur ce mur.
B : Alors nous serons dans une tombe égyptienne.

Une dernière classe d’expressions pouvant faciliter l’enrichissement


épistémique est celle des interjections, comme oh, bah, eh ben, où le
destinataire interprète ces expressions comme marquant la considération de P
par le locuteur. Un exemple comme (36), ci-dessous, est incomplet pour une
lecture épistémique, sans le oh de (36’) :
14
Dans une configuration comme celle ci, déjà indique que l’état des choses est
en cours au moment S, et ceci a pour effet de forcer une lecture au présent,
rendant la lecture future non pertinente et conduisant ainsi à l’interprétation
épistémique.
212 Patrick Morency

(36) A : Où sont les enfants ?


B : ? Ils dormiront à l’étage.
(36’) A : Où sont les enfants ?
B : Oh ils dormiront à l’étage.

En (36’) le oh semble souligner que le locuteur ne peut asserter avec certitude


où se trouvent ses enfants, ouvrant ainsi la porte à l’enrichissement
épistémique dans le traitement de l’énoncé par le destinataire. Et, enfin, il est
fort probable que l’intonation (l’accentuation/la prosodie au sens large) peut
également jouer un rôle déterminant dans l’interprétation d’un futur en usage
épistémique.

4. Conclusion

Notre but était de repenser le phénomène qui régit la fonction du « futur de


conjecture » en termes d’enrichissement pragmatique, selon une conception
inspirée de la Théorie de la Pertinence (Sperber & Wilson, 1995) et de la
pragmatique procédurale de Saussure (2003). Nous avons tenté d’éclaircir le
problème du futur épistémique, en nous concentrant sur les composantes
prédiction et probabilité et en proposant des exemples qui fonctionnent bien
en lecture épistémique, et lorsque ce n’était pas le cas, nous avons modifié
ces exemples avec des expressions « facilitatrices » qui rendent l’accès à une
lecture épistémique moins coûteux. Nous nous sommes concentrés sur
l’enrichissement du futur simple, que le procès soit contemporain à S ou
postérieur à S. Ainsi nous avons traité le futur simple épistémique, qui se
définit par le caractère mutuellement manifeste de la contemporanéité du
procès à S, et qui se décrit en trois éléments : i) attitude du locuteur à propos
de P (le contenu propositionnel), ii) degré de croyance exprimé à propos de
ce contenu propositionnel, et iii) événement contemporain. Et nous avons
également évoqué le futur épistémique futur (attitude de L à propos de P,
degré de croyance exprimé à propos de P, événement futur) qui semble ainsi
montrer que l’enrichissement épistémique n’est pas exclu avec une référence
future.
En résumé, nous avons postulé que le futur épistémique, en termes de
pertinence, engendre plus d’effort de traitement, mais avec des effets plus
importants en compensation, ce qui explique, à notre avis, l’exploitation
(même occasionnelle) de cette forme linguistique. D’autre part, nous avons
argumenté en faveur de contraintes pragmatiques (contextuelles) plutôt que
sémantiques pour expliquer les limitations d’usage quant au choix du verbe
ou de la personne. Nous avons également suggéré l’idée que l’usage
épistémique, lorsqu’il est accompagné de « facilitateurs » pourrait en réalité
être plus fréquent qu’on pourrait le penser ; nous pensons en particulier qu’il
n’est pas identifié en tant que tel du fait qu’il ne revêt pas la forme Ce sera X
Enrichissement épistémique du futur 213

qui Y. Il reste un ensemble de problèmes à traiter au sujet du futur


épistémique français. Ainsi, il reste à mener une analyse de détail sur les
enrichissements épistémiques du futur antérieur et du futur périphrastiques,
ainsi que sur les paramètres aspectuels qui bloquent ou autorisent cet
enrichissement. Enfin, un volet expérimental, associé à une étude sur corpus,
devrait permettre de documenter les hypothèses présentées dans cet article.

Références
Biber, D. ; al. (1999). Longman grammar of spoken and written English,
London : Longman.
Blakemore, D. (1987). Semantic constraints on relevance, Oxford :
Blackwell.
Blakemore, D. (2000). Indicators and procedures : nevertheless and but,
Journal of Linguistics 36 : 463-486.
Borillo, A. (2005). Parmi les valeurs énonciatives du futur, le futur
conjectural, in : F. Lambert, ; H. Nolke, (éds), La syntaxe au cœur de la
grammaire, Rennes : P.U.R.
Celle, A. (2004). The French future tense and English will as markers of
epistemic modality, Languages in Contrast 5.2 : 181-218.
Damourette, J. ; Pichon, E. (1911-1936). Des mots à la pensée. Essai de
grammaire de la langue française, Paris : d’Artrey.
Dendale, P. (2001). Le future conjectural versus devoir épistémique:
differences de valeur et de restrictions d’emploi, Le Français Moderne
69.1 : 1-20.
Ducrot, O. (1984), Le dire et le dit, Paris : Minuit.
Enç, M. (1996). Tense and Modality, in : S. Lappin, (ed.), The Handbook of
Contemporary Semantic Theory, Oxford : Blackwell, 345-358.
Gosselin, L. (2005). Temporalité et modalité, Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Klinge, A. (1993). The English modal auxiliaries: from lexical semantics to
utterance interpretation, Journal of Linguistics 29 : 315-357.
Kratzer, A. (1981). The notional category of modality, in : H.-J. Eikmeyer ;
H. Rieser, (eds.), Words, Worlds and Contexts, Berlin : de Gruyter : 38-
74.
Lewis, D. (1986). On the Plurality of Worlds. Oxford : Blackwell.
Luscher, J.-M. (2002[1998]). Eléments d’une pragmatique procédurale,
Göppingen : Kummerle.
Martin, R. (1987). Langage et croyance, Bruxelles : Mardaga.
Moeschler, J. (1998a). Les relations entre événements et l’interprétation des
énoncés, in : J. Moeschler & al., Le temps des événements, Paris :
Kimé : 293-321.
214 Patrick Morency

Morency, P. ; Saussure, L. de (2006). Remarques sur l’usage interprétatif


épistémique du futur, in : L. de Saussure. P. Morency, (éds.), Temps,
description et interprétation, TRANEL 45 : 43-70.
Nef, F. (1984). Sémantique de la référence temporelle en français moderne,
Berne : Peter Lang.
Nuyts, J. (2001). Epistemic Modality, Language and Conceptualization, John
Benjamins : Amsterdam.
Palmer, F.R. (2001). Mood and Modality, Cambridge : C.U.P. (2nd ed).
Reichenbach, H. G. (1980). Elements of Symbolic Logic, New York : Free
Press (2nd ed).
Rocci, A. (2000). L’interprétation épistémique du futur en italien et en
français : une analyse procédurale, Cahiers de Linguistique Française
22 : 241-274.
Saussure, L. de (1998). L’approche référentielle : de Beauzée à Reichenbach,
in : J. Moeschler & al., Le temps des événements, Paris : Kimé : 19-44.
Saussure, L. de (2000). Les règles conceptuelles en question, Cahiers de
linguistique française 22 : 147-164.
Saussure, L. de (2003). Temps et Pertinence : éléments de pragmatique
cognitive du temps, De Boeck-Duculot : Bruxelles.
Saussure, L. de (2005). Pragmatique procédurale et discours, Revue de
sémantique et pragmatique 18 : 9-33.
Sperber, D. ; Wilson, D. (1995). Relevance: Communication and Cognition,
Oxford : Blackwell (2nd ed).
Sthioul, B. (1998). Temps verbaux et points de vue, in : J. Moeschler J. & al.,
Le temps des événements, Paris : Kimé : 197-220.
Sthioul, B. (2007). Informations conceptuelle et procédurale : la piste
beauzéenne, Cahiers Chronos 18 : 105-121.
Vet, C. (1994). Future tense and discourse representation, in: C. Vet ; C.
Vetters, (eds), Tense and Aspect in Discourse, Berlin : Mouton de
Gruyter : 49-76.
Vetters, C. (1996). Temps, aspect et narration, Rodopi, Amsterdam.
Vetters, C. ; Skibinska, E. (1998). Le futur : une question de temps ou de
mode ? Remarques générales et analyse du ‘présent-futur’ perfectif
polonais, in : A. Borillo ; C. Vetters ; M. Vuillaume, (éds.), Regards sur
l’aspect, Amsterdam : Rodopi : 247-266.
Willett, T. (1988). A Cross-linguistic survey of the Grammaticalization of
Evidentiality, Studies in Language 12.1 : 51-97.
Wilson, D. & Sperber, D. (1993). Pragmatics and Time, UCL Working
Papers in Linguistics 5.
Essai de représentation de la phrase hypothétique
de forme [si P (IMP), Q (COND)]

Adeline PATARD
Céline VERMEULEN
Université Paul-Valéry – Montpellier 3

0. Introduction

Cet article constitue un premier essai de formalisation du fonctionnement de


la phrase hypothétique [si P (IMP), Q (COND)] illustrée par :
(1) Si Pierre gagnait au loto, il partirait en vacances aux Maldives.

Pour décrire la sémantique de ce type de phrase, nous serons amenées à


proposer une représentation intervallaire de la structure [si P (IMP), Q
(COND)] définie à partir de la valeur en langue des deux temps verbaux
employés : l’imparfait (IMP) et le conditionnel présent (COND). Cette
représentation tentera de rendre compte du fonctionnement de ce tour et des
effets de sens (potentialis et irrealis1) qui y sont attachés.
Notre travail s’organisera en plusieurs étapes. Nous reviendrons d’abord
sur quelques approches récentes de la phrase hypothétique. Nous exposerons
ensuite le modèle de représentation intervallaire élaboré par Gosselin (1996)
sur lequel nous nous fonderons, puis nous présenterons un traitement de
l’IMP et du COND en termes de dialogisme. Cela nous permettra de proposer
une représentation de la sémantique de la phrase hypothétique en [si P (IMP),
Q (COND)] à même d’expliquer les effets de sens qui y sont produits.

1. Quelques approches récentes


1.1. Desclés (1994) : un référentiel des possibles

Desclés part du principe que l’analyse des temps et des aspects « impose de
prendre en compte différents référentiels temporalisés afin de les articuler
entre eux » (1994 : 60). Il représente ainsi les procès sur différents
référentiels, en fonction d’un référentiel principal : le référentiel énonciatif.
Pour les phrases hypothétiques, Desclés propose la création de référentiels

1
Selon la classification traditionnelle héritée de la grammaire latine, nous
qualifions de potentielles les phrases hypothétiques décrivant des faits
« possibles » au moment de l’énonciation, et d’irréelles celles décrivant des
faits « irréalisables » au moment de l’énonciation (Cf. par exemple Cappello
1986, Martin 1991).

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 215 234.


216 Adeline Patard & Céline Vermeulen

des possibles. Ces référentiels sont des référentiels non actualisés secondaires
qui se greffent au référentiel énonciatif principal. Desclés note que, dans
certains de ces référentiels, « les faits racontés ne sont pas repérés par rapport
à l’énonciation initiale » et « ne sont donc pas entièrement pris en charge par
l’énonciateur, qui ne les a pas constatés par lui-même et qui, par conséquent,
ne s’en porte pas garant » (1994 : 63). C’est le cas selon lui dans les phrases
hypothétiques où le subordonnant si provoque un décrochage, une rupture par
rapport au référentiel énonciatif. Par conséquent, il y a création d’un autre
référentiel : un référentiel des possibles, dans lequel les procès sont
éventuellement réalisables, mais non encore réalisés. Ainsi, dans l’exemple :
(2) Si Paul avait de l’argent, il te le donnerait. (Desclés 1994 : 65)

si introduit un référentiel des possibles où l’état « Paul a de l’argent » est


potentiellement réalisable. Pour Desclés, l’IMP indique ensuite que l’état
« Paul a de l’argent » n’est pas « actuellement réalisé au cours de l’acte
d’énonciation » et dénote donc « une contradiction entre la situation
effectivement réalisée et la situation entrevue comme possible » (1994 : 65).
L’IMP est donc ici à l’origine de la valeur d’irréel du présent attaché à la
phrase hypothétique.
L’approche de Desclés fournit une première explication au caractère
improbable du procès à l’IMP dans la phrase [Si P(IMP), Q (COND)] : l’IMP
donne comme non réalisé le procès de P dont si permet d’envisager la
possibilité. Cependant, Desclés ne prend en compte que les phrases
hypothétiques à valeur d’irréel du présent et ne mentionne pas les phrases à
valeur de potentiel comme :
(3) Comment vas tu ? Si par hasard (ceci est un reproche) tu te décidais à venir
jeudi il faudrait remettre cette faveur extraordinaire au jeudi suivant. (Sand,
Correspondances)

où le procès à l’imparfait (ici décider) reste réalisable, même s’il paraît peu
probable. Ainsi ces phrases montrent que l’IMP ne signifie pas forcément la
non-réalisation du procès exprimé dans si P. La question se pose alors de
savoir d’où procèdent ces effets d’irréel (la situation est présentée comme
non réalisée) et de potentiel (la situation est donnée comme réalisable). Le
dispositif de Desclés ne permet donc pas tel quel de décrire ces effets de sens
dans les phrases de forme [Si P(IMP), Q (COND)] et doit être complété.

1.2. Gosselin (1999) : méta-procès et possibilité prospective

Gosselin développe une conception aspectuo-temporelle des temps verbaux


que nous exposerons plus longuement en section 2. Dans ce cadre, l’IMP est
défini comme une forme verbale marquant (Gosselin 1999 : 33) :
Essai de représentation de la phrase hypothétique 217

(i) temporellement le passé : « l’intervalle de référence [l’équivalent du point


R de Reichenbach] est antérieur au moment de l’énonciation » ;
(ii) aspectuellement l’inaccompli : « l’intervalle de référence est inclus dans
celui du procès ».
Parallèlement, le COND exprime la postériorité dans le passé en
construisant deux intervalles de référence, l’un associé au procès, l’autre
associé à un autre élément du contexte2 (Gosselin 1999 : 33).
À cette conception aspectuo-temporelle des temps verbaux, Gosselin
ajoute un traitement original des phrases en [si P (IMP), Q (COND)]. Il
formule ainsi trois hypothèses que nous résumons (Gosselin 1999 : 33) :
(i) l’hypothèse dans si P est associée à une modalité de l’ordre de la
possibilité prospective : il s’agit de la « possibilité valide à un moment t
qu’un procès soit le cas ultérieurement » ;
(ii) cette modalité doit être considérée comme un méta prédicat (ou méta
procès) qui correspond au « fait que le procès exprimé par P est possible » ;
(iii) l’IMP porte ici, non pas sur le procès dénoté dans P, mais sur le méta-
procès correspondant à la possibilité prospective ; il conserve donc ici sa
valeur aspectuo-temporelle typique.
Ce dispositif présente plusieurs avantages. D’abord, il s’accorde avec la
possibilité d’utiliser une paraphrase en c’est vrai que. Ainsi l’exemple (4)
admet comme paraphrase (4’) :
(4) Si Pierre était riche, il achèterait une voiture. (Gosselin 1999 : 38)
(4’) Si c’était vrai que Pierre est riche, il achèterait une voiture. (ibidem)

En revanche, un énoncé hypothétique au passé composé comme (5) aura


comme paraphrase (5’) :
(5) Si Pierre a vu Marie, il a dû lui raconter son aventure. (ibidem)
(5’) S’il est vrai que Pierre a vu Marie, il a dû lui raconter son aventure. (ibidem)

Cela confirme, selon Gosselin, que l’IMP ne porte pas sur le procès
(contrairement au passé composé), mais sur un méta-prédicat ici explicité par
c’est vrai que.
Ensuite, le dispositif permet de prédire les effets de sens potentiel et
irréel habituellement observés dans ce tour. Ainsi, lorsque le contexte
suppose que la possibilité prospective exprimée par le méta-procès est
révolue, il en résulte un effet d’irréel du présent. C’est entre autres le cas
rencontré par défaut lorsque l’IMP induit par implicature un passé révolu (Cf.
exemple (4)).

2
Il s’agit typiquement du procès de la principale dans une phrase au style indirect
comme dans : Il disait qu’il viendrait (Gosselin 1999 : 35).
218 Adeline Patard & Céline Vermeulen

À l’inverse, lorsque le contexte indique que la possibilité prospective


vaut encore au moment de l’énonciation, c’est un effet de sens potentiel qui
est produit. Ainsi, le procès de P semble demeurer réalisable (la possibilité
d’avoir lieu reste actuelle) dans un contexte d’ignorance (6) ou futur (7) :
(6) Si d’aventure Luc était malade, ça serait ennuyeux. (Gosselin 1999 : 39)
(7) Si Luc était malade lundi prochain, ça serait ennuyeux. (ibidem)

Ainsi défendue, l’hypothèse de Gosselin semble tout à fait


convaincante : elle permet d’expliquer pourquoi le procès à l’IMP n’est pas
situé dans le passé3 (l’IMP porte sur un méta-procès exprimant la possibilité
prospective, et non sur le procès de P), et elle prédit aussi avec élégance les
effets de sens potentiel et irréel liés à ce tour (selon que la possibilité
prospective est vue ou non comme révolue).
Néanmoins, Gosselin reste imprécis sur un point qui peut sembler
problématique : d’où procède l’interprétation d’une possibilité prospective ?
Remarquons que celle-ci ne peut provenir ni de la structure [si protase,
apodose], ni de l’IMP. En effet, l’idée d’une possibilité prospective
n’apparaît pas dans les conditionnelles à l’IMP signifiant une concession :
(8) S’il était riche, il était pingre.

Ainsi, en (8), le procès être riche n’est pas juste envisagé dans sa possible
réalisation, il est posé comme réel dans le passé. L’IMP ne porte donc pas ici
sur un méta-procès exprimant la possibilité prospective, mais bien sur le
procès lui-même. En conséquence, ce n’est pas la construction [si P(IMP),
apodose] qui est responsable de la possibilité prospective.
L’interprétation d’une possibilité prospective semble plutôt liée à la
présence du COND. En effet, si l’on remplace dans (8) l’IMP par un COND
(9), on constate que l’IMP ne s’applique plus à un procès passé, mais porte
sur quelque chose explicité par c’est vrai que que Gosselin interprète comme
la possibilité que le procès ait lieu :
(9) S’il était riche, il serait pingre.
(9’) Si c’était vrai qu’il est riche, il serait pingre.

Si le COND chez Gosselin peut signifier la prospection (c’est un ultérieur du


passé), on voit mal comment il peut engendrer, dans la protase,
l’interprétation modale d’une possibilité. Aussi, pensons-nous qu’il n’existe
pas de méta-procès de l’ordre de la possibilité prospective. Nous proposerons
en section 4, une hypothèse qui reste proche de celle de Gosselin, mais qui ne

3
Notons que l’hypothèse de Gosselin a été reprise par Vetters (2001) qui lui
associe cette fois une approche inactuelle de l’IMP (et du COND).
Essai de représentation de la phrase hypothétique 219

fait pas intervenir l’idée d’une possibilité prospective : selon nous, l’élément
sur lequel porte l’IMP correspond bien à la « modalité d’assertion du
procès » exprimé dans si P (Gosselin 1999 : 38), et plus précisément nous
ferons l’hypothèse dialogique que l’IMP s’applique ici à l’énonciation de P
(et donc à la modalisation de son contenu propositionnel).

1.3. Bres (2005) : le dialogisme de si

Bres propose de voir l’IMP dans les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q
(COND)] comme portant sur l’énonciation du procès de P. Il sollicite pour
cela l’approche dialogique déjà développée entre autres dans Bres (1999),
Bres (2001) et(Bres & Vérine (2002) que nous présentons rapidement.
En s’appuyant sur les travaux de Bakhtine (notamment Bakhtine 1984),
Bres définit le dialogisme comme « la capacité de certains énoncés à faire
entendre, outre la voix de l’énonciateur [-locuteur], [une ou] d’autres voix qui
le feuillettent énonciativement » (Bres 2001 : 83). L’auteur reprend ensuite
l’analyse de Bally de l’actualisation phrastique comme application d’un
modus (ou modalité) à un dictum (ou contenu propositionnel) (2001 : 85) et
qualifie de monologique un énoncé dans lequel l’acte de modalisation porte
sur un dictum. Ainsi dans l’exemple :
(10) Les trois otages occidentaux des Khmers rouges ont été assassinés. (Bres
2001 : 85)

l’énonciateur associe au dictum [assassiner + les trois otages] la modalité


assertive, donnant ainsi lieu à l’énoncé ci-dessus. Cet énoncé est donc
monologique. Par opposition, Bres qualifie de dialogiques les énoncés où la
modalisation ne s’applique pas à un dictum, mais à une unité ayant déjà statut
d’énoncé, c’est-à-dire ayant déjà fait l’objet d’une modalisation :
(10’) Les trois otages occidentaux des Khmers rouges ont bien été assassinés.
(Bres 2001 : 85)

Ici, la modalisation de l’énonciateur revient à confirmer par l’adverbe bien,


non pas un dictum, mais un énoncé antérieur de la forme de (10).
Bres (2005 : 23) propose également d’analyser le dialogisme comme un
dédoublement énonciatif impliquant deux énoncés hiérarchisés :
– l’énoncé enchâssant (E) imputé à l’énonciateur principal (E1) ;
– l’énoncé enchâssé (e) imputé à un énonciateur secondaire (e1).
220 Adeline Patard & Céline Vermeulen

Ainsi, dans un énoncé dialogique, l’énonciateur principal E1 coréfère avec le


locuteur et diffère le plus souvent de l’énonciateur secondaire e14. Soit :
(11) oui, la quête d’Aurore Brossard est légitime (Bres 1999 :72)

Le oui laisse entendre, outre la voix l’énonciateur principal E1 responsable de


l’énoncé E donné ci-dessus, celle d’un énonciateur secondaire e1 à qui l’on
peut attribuer l’énoncé e : « la quête d’Aurore Brossard est légitime ». Cet
énoncé est donc dialogique car il présuppose un énoncé antérieur dont il est
la confirmation.
Bres applique la notion de dialogisme à l’emploi de l’IMP, dans la
phrase en [si P, Q]. À l’instar de Gosselin, Bres a une conception aspectuo-
temporelle de l’IMP qu’il définit comme un temps (i) passé : qui inscrit dans
l’époque passée, et (ii) non incident : qui représente le procès au-delà de sa
borne initiale et en deçà de sa borne finale (2005 : 26). Dans ce cadre, Bres
explique que, dans [si P], si « sert à reprendre dialogiquement en
supposition un énoncé antérieur P d’un autre énonciateur, pour en faire la
base de l’assertion de l’apodose » (Bres 2005 : 26). Selon Bres, l’IMP
explicite alors, grâce à sa valeur passée, l’antériorité de l’énonciation de P
par rapport à l’énonciation de [si P, Q]. Soit l’exemple :
(12) Si, d’ailleurs, la valeur actuelle du couple franc mark était si avantageuse
pour l’Allemagne et si nuisible pour la France, nous devrions être très
déficitaires dans nos échanges avec notre puissant voisin. Or nous sommes
largement excédentaires. (Le monde < Bres 2005 : 26)

L’IMP était signalerait donc l’antériorité d’un énoncé du type : « la valeur


actuelle du couple franc-mark est avantageuse pour l’Allemagne et nuisible
pour la France » par rapport à l’énonciation de la phrase hypothétique
[si P ,Q] formulé en (10). Pour ce qui est de la valeur non-incidente de l’IMP,
Bres la justifie par la dépendance énonciative du procès par rapport à un dire
(antérieur), ce qui implique selon lui une forme qui, aspectuellement,
représente « l’incidence outrepassée », à savoir une forme verbale qui saisisse
le temps impliqué par le procès entre ses bornes (Bres 2005 : 26).
Nous adhérons dans l’ensemble à cette approche dialogique qui
explique de façon satisfaisante pourquoi l’IMP ne porte pas dans ce tour sur
un fait passé : ce qu’il inscrit dans le passé, ce n’est pas le procès décrit dans
P, mais l’énonciation de ce procès. Cependant, deux points nous paraissent
fragiles dans l’explication de Bres.
D’abord, l’interprétation dialogique de l’IMP ne semble pas être de la
responsabilité de si, comme le postule Bres. En effet, dans les phrases

4
Parfois, e1 peut également renvoyer à la personne qui joue le rôle d’E1. Bres (1999 : 196)
parle alors d’autodialogisme : l’énonciateur E1 réfère à un dire présupposé qu’il a pu
énoncer dans le passé en tant que e1.
Essai de représentation de la phrase hypothétique 221

conditionnelles à l’IMP où l’effet produit n’est pas l’hypothèse mais la


concession, l’IMP porte bien sur le procès et non sur une énonciation passée :
(13) s’il [Corneille] était sublime, il l’était alors dans le sens et selon la mode de
son temps. (Sainte Beuve, Port Royal)

Cet exemple n’offre pas de lecture dialogique de l’IMP : celui-ci ne signifie


pas l’antériorité d’un énoncé du type « il est sublime » par rapport à l’énoncé
(13), mais situe un procès dans le passé, ici l’état d’être sublime, comme il le
fait dans tous ses emplois monologiques. Cela ne signifie pas pour autant que
les phrases conditionnelles concessives ne sont pas dialogiques. Elles le sont :
elles permettent en effet au locuteur de concéder un dire antérieur P, pour lui
opposer Q, dans un phrase [si P, Q]. Seulement ce dialogisme-là n’entraîne
pas l’interprétation dialogique de l’IMP portant sur un dire antérieur. Il faut
donc chercher ailleurs que dans si l’origine du dialogisme de l’IMP.
En outre, l’explication de Bres ne peut rendre compte des différences
d’effets de sens attachés à l’usage du présent (le fait supposé paraît probable)
et à celui de l’IMP (le fait supposé paraît improbable). Comparons :
(14) S’il revient, je le tuerai ! (Vautrin, Bloody Mary)
(14’) S’il revenait, je le tuerais !

Le premier exemple au présent est de l’ordre du possible : l’éventualité que il


revienne est envisageable, alors que dans le second exemple à l’IMP, le
retour de il apparaît plus incertain. L’explication de Bres d’une énonciation
passée ne permet pas d’expliquer l’effet de moindre probabilité associé à
l’IMP. La piste dialogique doit donc encore être approfondie pour rendre
compte adéquatement de la phrase [si P (IMP), Q (COND)].

1.4. Conclusion

Les approches que nous avons évoquées nous apprennent que :


– malgré les apparences l’IMP conserve sa valeur passée dans ce tour (Cf.
Gosselin 1999 et Bres 2005) ;
– l’IMP ne porte pas sur le procès exprimé dans Si P, mais sur un élément qui
peut être explicité par la locution c’est vrai que (Cf. Gosselin 1999) et qui
pourrait correspondre à une énonciation secondaire (Cf. Bres 2005).
Reste à déterminer d’où provient l’interprétation (dialogique) d’une
énonciation secondaire, et à préciser les rôles respectifs de la structure [si
protase, apodose] et du COND. Pour ce faire, nous nous appuierons d’abord
sur la formalisation de l’IMP et du COND proposé par Gosselin (1996).
222 Adeline Patard & Céline Vermeulen

2. L’IMP et le COND : valeur en langue et représentation dans le modèle


de Gosselin (1996)

Gosselin (1996) propose de représenter les temps dans un système


d’intervalles, que nous lui emprunterons afin de formaliser le fonctionnement
des propositions hypothétiques de forme [Si P (IMP), Q (COND)]. À l’instar
de Reichenbach (1947), il propose trois intervalles pour traiter de la
sémantique des temps verbaux : l’intervalle [01, 02] marquant le moment de
l’énonciation, l’intervalle [B1, B2] représentant le temps du procès et
l’intervalle [I, II] permettant la représentation de la référence du procès (le
point R de Reichenbach) et défini par Gosselin comme l’intervalle de
perception/monstration du procès.
À partir de ces trois intervalles, il propose deux relations : celle entre
l’intervalle énonciatif [01, 02] et l’intervalle de référence [I, II] qui traduit la
valeur temporelle du temps verbal et celle entre l’intervalle de référence [I,
II] et l’intervalle du procès [B1, B2] qui traduit sa valeur aspectuelle.

2.1. L’IMP

Gosselin attribue à l’IMP deux instructions : la relation d’antériorité de [I, II]


par rapport à [01, 02], ce qui correspond à sa valeur passée, et l’inclusion de
[I, II] dans [B1, B2], relation qui correspond sa valeur inaccomplie. Gosselin
représente ainsi la valeur en langue de l’IMP :

B1 I II B2

01 02

Figure 1 : Représentation de la valeur en langue de l’IMP (d’après Gosselin 1996)

Pour illustrer ce schéma prenons l’exemple :


(15) Le lendemain, quand on m’éveilla à huit heures, il pleuvait à verse.
(Stendhal, Souvenirs d’égotisme)

L’intervalle [I,II] de monstration/perception du procès pleuvoir est situé


dans le passé de l’intervalle énonciatif [01,02] et se trouve explicité par le
complément circonstanciel de temps à huit heures. L’intervalle du procès
recouvre temporellement l’intervalle de référence [I,II] : le procès pleuvoir a
commencé avant huit heures et va certainement se poursuivre après.
Remarquons que la position de B2, la borne finale du procès, reste
indéterminée (ce qui est indiqué par les flèches), notamment par rapport à
Essai de représentation de la phrase hypothétique 223

l’intervalle de l’énonciation : le procès pleuvoir peut très bien avoir continué


jusqu’au moment présent, ou au contraire s’être achevé avant ce moment.

2.2. Le COND

Gosselin conçoit le COND comme un ultérieur du passé. Ce temps code ainsi


deux instructions : (i) l’antériorité d’un premier intervalle de référence [I’,II’]
par rapport à l’intervalle de l’énonciation, et (ii) la postériorité d’un second
intervalle de référence [I,II] par rapport à ce premier intervalle de référence.
Gosselin propose la représentation suivante du signifié du COND :

I’ II’ I II

01 02

Figure 2 : Représentation de la valeur en langue du COND (d’après Gosselin 1996)

(16) Laffitte lorsque je l’ai rencontré, m’a formellement dit qu’il viendrait ici.
(Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe)

Ici, l’intervalle de référence [I’,II’] situé dans le passé correspond à


l’énonciation exprimée par le verbe de parole a dit. Le second intervalle de
référence de la perception/monstration du procès venir est ainsi donné
comme postérieur à cette énonciation. Notons que l’intervalle [I,II] n’a pas de
position déterminée sur la ligne du temps (ce qui est représenté par les
flèches). On peut ainsi avoir diverses interprétations de l’exemple (16) : il
m’a dit qu’il viendrait hier/aujourd’hui/demain. Notons enfin que le COND
n’a pas de valeur aspectuelle définie : il n’établit aucune relation particulière
entre [I,II] et [B1,B2] (d’où l’absence de l’intervalle [B1,B2] dans la figure
2).
Nous faisons l’hypothèse que l’IMP et le COND ont un fonctionnement
dialogique dans les phrases en [Si P (IMP), Q (COND)] et contribuent ainsi à
signifier la présence d’un énonciateur secondaire différent de l’énonciateur-
locuteur (Cf. section 1.3). Voyons d’où procède ce fonctionnement
particulier.

3. Dialogisme, IMP et COND


3.1. Quelques précisions sur la notion de dialogisme
Nous nous inscrivons dans le cadre théorique défini par Bres et présenté en
section 1.3. Pour compléter ce dispositif, nous préciserons que l’énoncé
secondaire impliqué par tout énoncé dialogique ne correspond pas forcément
à un dire effectif : il peut s’agir d’un dire présupposé par l’énoncé principal,
224 Adeline Patard & Céline Vermeulen

mais aussi d’une croyance imputée à un énonciateur secondaire. Pour nous,


l’énonciation ne se limite donc pas aux actes locutoires, mais comprend tout
ce qui peut correspondre à la modalisation d’un contenu propositionnel.

3.2. Dialogisme et IMP

L’IMP peut parfois s’interpréter dialogiquement et ainsi marquer la présence


d’un énonciateur e1 situé dans le passé de l’énonciateur principal E1. Soit :
(17) Des gens m’ont dit qu’elle était à Paris avec son homme. (Bazin, Le blé qui
lève)

L’IMP est ici dialogique car l’intervalle de référence qu’il situe dans le passé
de l’énonciation, grâce à sa valeur temporelle, correspond à une énonciation
passée par ailleurs explicitée par la proposition principale « Pierre a dit ». La
valeur passée de l’IMP indique donc la position temporelle de cette
énonciation secondaire par rapport au présent. Signe que l’IMP ne porte pas
ici sur le procès être à Paris, mais sur son énonciation, on peut ajouter un
complément de temps non passé :
(17’) Des gens m’ont dit qu’elle était AUJOURD’HUI à Paris avec son homme.

L’aptitude de l’IMP au dialogisme tient à sa valeur inaccomplie, c’est-à-dire


à l’inclusion de l’intervalle de référence dans l’intervalle du procès. Celle-ci
permet de recréer dans le passé les conditions modales et aspectuelles d’une
énonciation au présent. Modalement, le moment de référence marquant la
« coupure modale » entre l’irrévocable et le possible5 (Gosselin 2005 : 91) est
inclus dans le procès, du coup celui-ci est envisagé dans son cours sans que
son aboutissement ne soit connu, comme si un énonciateur en rendait compte
dans son déroulement. Aspectuellement, l’IMP obéit à la « contrainte
aspectuelle sur la simultanéité » selon laquelle un procès contemporain à son
énonciation est nécessairement en relation de recouvrement avec celle-ci.
Ainsi, dans l’exemple (15), l’IMP permet de signifier, modalement et
aspectuellement, que l’énonciation secondaire explicitée par a dit correspond
à une coupure modale (l’intervalle de référence de l’IMP) et que celle-ci se
situe entre les bornes du procès elle être à Paris. Autrement dit, au moment
où les gens parlent, le procès elle être à Paris est en cours, déjà en partie
accompli (et certain) et encore en partie inaccompli (et indéterminé).
Nous proposons la représentation ci-dessous de l’interprétation
dialogique de l’IMP. L’axe du procès est divisé en deux afin de distinguer ce
5
Ainsi, selon Gosselin, en deçà de cette coupure, les événements sont conçus
comme certains et irrévocables, au delà, ils sont vus comme possibles, c’est à
dire comme encore indéterminés. Cette analyse rejoint l’idée d’un temps ramifié
développée en sémantique des mondes possibles.
Essai de représentation de la phrase hypothétique 225

qui est le fait de l’énonciateur principal E1 et ce qui est énoncé par


l’énonciateur secondaire e1.

B1 B2
e1
I II
E1
01 02

Figure 3 : Interprétation dialogique de l’IMP

Ce schéma montre que E1 rend compte d’une énonciation passée


(correspondant à l’intervalle de référence [I,II]), mais que c’est e1 qui est
responsable de l’énonciation du procès [B1,B2]. La valeur passée de l’IMP
porte donc sur l’énonciation secondaire e et non sur le procès.
Remarquons toutefois que l’IMP ne peut pas toujours être dialogique et
renvoyer à une énonciation passée (Cf. exemple (13)). Pour être interprété
dialogiquement, l’IMP nécessite en effet un appui co(n)textuel, avec par
exemple en (15) l’explicitation d’une énonciation passée par a dit6.

3.3. Dialogisme et COND

On considère en général que le COND exprime un point de vue autre que


celui du locuteur-énonciateur : on peut donc admettre que le COND est
toujours dialogique7. Par contre, contrairement à l’IMP, son affinité avec le
dialogisme est due à sa valeur temporelle et non à sa valeur aspectuelle. En
effet, le COND étant un ultérieur du passé, l’inscription du procès sur la ligne
du temps se fait obligatoirement par la médiation d’un point (de vue) situé
dans le passé. La dissociation énonciative entre énonciateur principal et
énonciateur secondaire est donc systématique. Soit :
(18) Charles nous a dit qu’il serait absent. (Sand, Correspondances)

Le COND est bien dialogique : l’intervalle de référence [I’,II’] qu’il situe


dans le passé grâce à sa valeur temporelle correspond à une énonciation
passée, celle explicitée par le verbe de parole a dit. La seconde valeur
temporelle du COND (la postériorité de l’intervalle de référence [I,II] par
rapport à [I’,II’]) implique ensuite que le procès être absent soit postérieur à
[I’,II’], c’est-à-dire à l’énonciation passée « Charles a dit ». En bref, le

6
Nous nous opposons en cela à un auteur comme Vuillaume (2001) qui considère
que l’imparfait est toujours dialogique (ou polyphonique).
7
Cette position est défendue entre autres par Abouda (1997), Donaire (1998),
Vuillaume (2001) et Haillet (2002).
226 Adeline Patard & Céline Vermeulen

COND impose toujours la médiation d’un énonciateur passé qui envisage le


procès comme ultérieur.
On peut représenter la valeur dialogique du COND dans la figure 4.
Comme pour la figure 3, nous dissocions ce qui est énoncé par l’énonciateur
principal E1 de ce qui est le fait d’un énonciateur secondaire e1.

I II
e1
I’ II’
E1
01 02

Figure 4 : Valeur dialogique du COND

Ce schéma montre que E1 rend compte que d’une énonciation passée notée
[I’,II’]. L’énonciateur e1 prend quant à lui en charge le procès (envisagé à
travers l’intervalle [I,II]). Remarquons que le procès peut se situer dans le
passé, le présent ou le futur du locuteur (moment de l’énonciation), dans la
mesure où il reste postérieur à II’.
En résumé, l’IMP autorise le dialogisme dans un co(n)texte qui lui est
favorable, tandis que le COND impose le dialogisme en tout co(n)texte.

4. Les phrases hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)]


4.1. Le rôle de si

Nous suivrons ici la conception de si développée dans Vairel 1982. Selon


l’auteure, dans le tour [si P, Q], si a une double signification. D’une part, si a
une valeur hypothétique : il permet de supposer la réalité de P, d’autre part, si
a une valeur conditionnelle : la supposition de P est donnée comme la
condition de l’énonciation de Q (Vairel 1982 : 6). Cette analyse vaut, selon
Vairel, pour tous les tours du type [si P, Q], que le sens résultatif soit
hypothétique ou concessif, et quels que soient le temps employés dans la
protase et l’apodose. Vairel donne ainsi l’exemple suivant d’une phrase
conditionnelle exprimant une concession :
(19) S’il est peu sociable, il a un cœur d’or. (Vairel 1982 : 8)

Si permet à l’énonciateur principal de supposer la réalité de « il est peu


sociable » (admettons que ...), puis de poser cette supposition comme la
condition de l’énonciation de « il a un cœur d’or ». On pourrait faire la
paraphrase suivante : Admettons qu’il soit peu sociable, il faut alors ajouter
qu’il a un cœur d’or. Cette analyse fonctionne aussi pour les phrases
hypothétiques. Soit :
Essai de représentation de la phrase hypothétique 227

(20) « Si la totalité des terres cultivables était dédiée aux biocarburants, seule la
moitié des besoins serait couverte », affirme Yann Wehrling, patron des
Verts. (Le canard enchaîné)

Ici, en faisant pour le moment abstraction du rôle du COND, on voit que la


supposition de « la totalité des terres cultivables est dédiée aux
biocarburants » donne lieu à l’énonciation de « seule la moitié des besoins est
couverte ». On pourrait paraphraser : admettons que la totalité des terres
cultivables soit dédiée aux biocarburants, il faut alors ajouter que seule la
moitié des besoins est couverte. Ainsi, dans les phrases hypothétiques [Si P
(IMP), Q (COND)], la supposition du procès à l’IMP a pour conséquence
l’énonciation du procès au COND.

4.2. Le rôle du COND

Nous avons vu en section 3.3 que le COND imposait le point de vue d’un
énonciateur secondaire e1, distinct de l’énonciateur principal E1, (i) qui est
situé dans le passé et (ii) qui envisage le procès comme ultérieur à lui-même.
Cette propriété du COND produit en co(n)texte hypothétique un effet de
moindre probabilité. En effet, dans le cadre hypothétique, la non-prise en
charge du procès au COND par l’énonciateur principal E1 est interprétée
comme une moindre probabilité du procès : si E1 se défausse de l’assertion
du procès sur un énonciateur secondaire e1, c’est qu’il est peu probable que
le procès soit le cas. Ainsi dans :
(21) Si Sarko forçait son destin, le député Domergue pourrait bénéficier des
retombées... (Midi libre)

E1 délègue l’assertion du procès le député Domergue pouvoir bénéficier des


retombées à un e1. C’est alors e1 qui est responsable de l’assertion de
l’énoncé : « le député Domergue pourra bénéficier des retombées ». De cette
façon, E1 signifie que ce procès est peu probable. L’effet de moindre
probabilité lié au dialogisme du COND apparaît clairement si l’on compare
avec l’emploi d’un futur dans les phrases hypothétiques [si P (présent),
Q (futur)]. Soit l’exemple (21’) formé sur (21) :
(21’) Si Sarko forçe son destin, le député Domergue pourra bénéficier des
retombées...

On constate qu’avec un futur simple (et un présent), les faits semblent plus
probables. En effet, le futur n’est pas dialogique : E1 assume donc
pleinement l’énonciation du procès pouvoir bénéficier.
La combinaison du COND avec si dans l’apodose demande qu’on
emploie dans la protase une forme verbale capable de reproduire le
dialogisme de l’apodose dans la protase. En effet, nous avons vu que si pose
228 Adeline Patard & Céline Vermeulen

la supposition du procès de la protase comme la condition de l’énonciation du


procès de l’apodose. Donc, si le procès de l’apodose est le fait d’un
énonciateur e1 passé, la supposition au COND doit aussi nécessairement
relever d’un énonciateur e1 situé dans le passé : une supposition présente ne
peut précéder temporellement et donc conditionner une énonciation passée,
seule une supposition passée peut avoir pour conséquence une énonciation
passée. Dit plus simplement : la relation conditionnelle entre protase et
apodose implique que, si l’apodose est dialogique, la protase l’est aussi.
Notons qu’en reconduisant le dialogisme de l’apodose dans la protase,
l’effet de moindre probabilité qui y est lié (E1 n’assume pas la responsabilité
de l’énoncé qu’il délègue à un e1 passé) se reporte également dans la protase.
En conclusion, les phrases hypothétiques avec un COND dans l’apodose
exigent l’emploi d’une forme permettant une interprétation dialogique du
procès à travers la médiation passée d’un énonciateur e1.

4.3. Le rôle de l’IMP

Sous l’action conjuguée de si et du COND, c’est donc l’IMP qui est employé
dans la protase car il peut signifier la présence dans le passé d’un
énonciateur secondaire e1. L’IMP s’interprète alors dialogiquement : au lieu
de situer le procès dans le passé, il indique que l’énonciation de ce procès
n’est pas le fait de l’énonciateur principal E1, mais d’un énonciateur e1
passé. En reportant ainsi le dialogisme de l’apodose dans la protase, l’IMP
permet également de reconduire l’effet de moindre probabilité lié au COND :
l’E1 se défausse de l’énonciation du procès de la protase sur un e1, suggérant
ainsi que ce procès est peu probable. On obtient la représentation suivante de
la sémantique de la phrase [Si P (IMP), Q (IMP)]. Les deux premiers axes
représentent la valeur du COND et les deux seconds représentent celle de
l’IMP.
Soit l’exemple :
(22) Même si, sur blessure, elle devait déclarer forfait pour l’heptathlon aux
Championnats de France, Barber resterait sélectionnable pour Athènes.
(L’équipe)
Essai de représentation de la phrase hypothétique 229

I II
Apodose e1
(COND) I’ II’
E1

B1 B2
Protase e1
(IMP) I II
E1

01 02

Figure 5 : Représentation de la sémantique


de la phrase hypothétiques en [Si P (IMP), Q (IMP)]

Ici, sous l’action conjuguée du si et du COND resterait, l’IMP devait


s’interprète dialogiquement. Le procès devoir déclarer forfait n’est donc pas
le fait de E1, mais est énoncé par un énonciateur e1 à qui on peut imputer :
« elle doit déclarer forfait pour l’heptathlon » (d’où son inscription sur l’axe
de e1 de l’apodose dans la figure 5). L’interprétation dialogique de l’IMP se
ressent à deux niveaux : le procès semble peu probable et il ne se situe pas
dans le passé (l’IMP ne porte pas directement sur le procès), mais dans le
présent ou le futur (Cf. exemple 22).
La demande de dialogisme de la part du COND et l’interprétation
dialogique subséquente de l’IMP sont confirmées par plusieurs éléments.
D’abord, la diachronie semble aller dans le sens d’une contrainte exercée
par le COND sur l’emploi de l’IMP dans la protase. En effet, Cappello
(1986 : 38) cite dans son article une étude de Sechehaye où ce dernier
explique (1906 : 349) que d’un point de vue historique « l’imparfait a suivi le
conditionnel dans la principale et en est émané » ; selon lui, l’IMP « a été
choisi d’une part en vertu de l’attraction du conditionnel, d’autre part
conformément à l’analogie du temps présent après si » dans les hypothétiques
factuelles [Si P (IMP), Q (IMP)]. Diachroniquement, c’est donc l’emploi du
COND dans l’apodose qui a entraîné l’usage de l’IMP dans la protase.
Par ailleurs, on observe dans le français du Québec (Cf. Blondeau 2007)
et dans le français hyponormé l’emploi du COND dans la protase :
(23) [Reportage dans une banlieue d’Evreux un an après des émeutes] on fait des
conn’ries pourquoi on fait des conn’ries / si on aurait du travail / si on
aurait quelqu’chose à faire / on s’rait pas là à faire des conn’ries (Journal
télévisé)
230 Adeline Patard & Céline Vermeulen

Ici, c’est un COND (serait) et non un IMP qui est employé dans la protase.
Donc, contrairement à ce qu’on pourrait penser (Cf. Leeman 2001 et Vetters
2001), le COND est possible dans la protase. La raison est la suivante : le
COND permet de situer dans le passé un énonciateur e1, son emploi dans la
protase répond donc adéquatement à la demande de dialogisme émanant du
COND dans l’apodose. Ce phénomène confirme le fait que la protase requiert
un temps pouvant signifier la présence d’un e1 passé.
En outre, l’influence du COND dans la phrase hypothétique devient
claire si on le remplace par un IMP. On observe alors que l’interprétation
dialogique se perd. Soit l’exemple fabriqué :
(24) S’il était riche, il serait pingre.

Cet exemple semble parfaitement dialogique : les procès était et serait


apparaissent peu probables (on suppose en effet que « il » n’est pas riche), ce
qui est le signe d’une interprétation dialogique. Soit maintenant :
(25) S’il était riche, il était pingre.

Nous avons remplacé le COND serait de l’apodose par l’IMP était et l’on se
rend compte que l’interprétation dialogique a disparu. Les faits décrits
semblent non seulement probables, mais ils apparaissent comme ayant eu lieu
dans le passé : la corrélation hypothétique contribue ici à signifier une
concession qui oppose les procès était riche et était pingre. L’IMP trouve
donc en (25) un emploi temporel monologique. En conclusion, sans le COND
dans l’apodose, l’IMP de la protase ne peut avoir de lecture dialogique.
Enfin, l’interprétation dialogique de l’imparfait apparaît de façon
explicite lorsqu’on pratique le test de c’est vrai que proposé par Gosselin
(1996 : 36). Soit l’exemple :
(26) Si tout le monde vivait comme un français, il faudrait deux planètes de plus
pour subvenir aux besoins de l’humanité. (Marie Claire)

Si l’on utilise c’est vrai que dans la protase, on obtient la phrase suivante :
(26’) Si c’était vrai que tout le monde vit comme un français, il faudrait deux
planètes de plus pour subvenir aux besoins de l’humanité.

L’IMP porte alors sur c’est vrai que et non sur le procès vivre lui-même. En
effet, ce que l’IMP situe dans le passé, ce n’est pas le procès lui-même, mais
sa modalisation (c’est-à-dire son énonciation) ici matérialisée par c’est vrai
que. Autrement dit, c’est vrai que explicite la modalisation du contenu
propositionnel de la protase : tout le monde vivre comme un français : cette
expression permet d’asserter la réalité de cette proposition. Du coup, en
employant un IMP dialogique, la modalisation du contenu propositionnel est
Essai de représentation de la phrase hypothétique 231

située dans le passé car l’énonciation par e1 de « tout le monde vit comme un
français » appartient au passé. C’est aussi pourquoi le procès n’est pas
interprété comme passé, ce n’est pas lui qui est antérieur à T0, mais sa
modalisation et donc son énonciation.

4.4. Les effets de sens dans la phrase hypothétique [si P (IMP), Q


(COND)]

On peut distinguer trois types d’effets modaux produits dans les phrases
hypothétiques [si P (IMP), Q (COND)] :
(i) Si dénote un sens modal hypothétique : il permet de supposer la
réalité du procès de la protase.
(ii) Le COND et l’IMP, qui sont alors dialogiques, expriment la
moindre probabilité des faits décrits : ils marquent un désengagement de E1
dans l’assertion des procès, ceux-ci apparaissent donc comme incertains.
(iii) Des facteurs co(n)textuels hétérogènes sont responsables des effets
de sens potentialis et irrealis qui ne possèdent pas en français de marques
formelles explicites. Suivant les analyses de Martin (1991) et Gosselin
(1999), on peut identifier au moins trois effets différents :
– l’effet d’irréel du présent : il s’agit de l’interprétation par défaut produit
conjointement, a) par l’effet de moindre probabilité de l’interprétation
dialogique du COND et de l’IMP, et b) par la localisation dans l’époque
présente impliquée par le COND (nous expliquerons ce dernier fait infra) ; la
conjonction de ces deux éléments conduit à interpréter le procès comme étant
non réel ; ainsi dans l’exemple suivant le procès étiez appartient à un monde
irréel présent :
(27) à Dijon on avait fait un une formation on avait passé deux entretiens et moi
j’avais eu droit comme comme question « si vous étiez un aliment vous
seriez quoi ? » (Conversation orale)

– l’effet de potentiel du présent : le procès est conçu comme pouvant avoir


lieu à l’époque présente ; cette interprétation procède d’un contexte
d’ignorance qui peut être linguistiquement marqué (par « jamais » en (28))
ou pragmatiquement inféré (Gosselin 1999 : 39) :
(28) [Avant un match] Si jamais il devait persister encore un doute quant à la
capacité de cette formation [l’équipe de France de football] à produire du
beau jeu et à gagner, les Bleus seraient avisés de remettre quelques pendules
à l’heure. (internet)

– l’effet de potentiel du futur : le procès est conçu comme pouvant avoir lieu
dans le futur ; cette interprétation est par exemple obtenue à partir d’un
circonstanciel à valeur de futur, « jeudi » dans l’exemple (29) (Gosselin
1999 : 39) :
232 Adeline Patard & Céline Vermeulen

(29) Comment vas tu ? Si par hasard (ceci est un reproche) tu te décidais à venir
jeudi il faudrait remettre cette faveur extraordinaire au jeudi suivant. (Sand,
Correspondances)

Il nous reste un dernier point à éclaircir : pourquoi le procès à


l’imparfait n’appartient-il pas au passé, mais au présent (irréel ou potentiel du
présent) ou au futur (potentiel du futur) ? Nous avons déjà évoqué quelques
éléments de réponse. D’abord, comme la figure 5 l’illustre, l’imparfait ne
porte pas ici sur le procès directement, mais sur l’énonciation du procès.
C’est donc avant tout l’énonciateur e1 qui est situé dans le passé. Ensuite,
comme la borne finale B2 du procès n’est pas localisée par rapport à
l’énonciation (Cf. figure 5), rien n’empêche que le procès à l’imparfait soit le
cas dans le présent ou dans le futur, et qu’il soit donc interprété comme
présent ou futur. Reste le « problème » de la borne initiale B1 qui est
antérieure à l’énonciation secondaire [I,II] et donc à l’énonciation principale
[01,02] (Cf. figure 5). Sans proposer de solution définitive, nous pensons ici
que l’imparfait permet tout de même une interprétation présente ou future car
celle-ci est imposée par le co(n)texte, et plus précisément par le COND.
Plusieurs éléments nous poussent vers cette idée. D’abord, remarquons que le
COND situe par défaut le procès dans le présent :
(30) [...] d’après les on dit, lady Fakland courrait le risque d’un divorce par
lequel son fils lui serait arraché. (Farrère, L’homme qui assassina)

Le risque encouru s’interprète ici comme appartenant au présent. Cela


s’explique par la valeur d’ultérieur du passé du conditionnel : le procès n’est
pas directement en relation avec l’intervalle de l’énonciation (Cf. figure 5) il
se situe donc, en l’absence de localisateur passé ou futur, dans l’époque
présente. Ensuite, lorsqu’on remplace le COND dans une apodose par un
imparfait, on observe un passage de l’époque présente à l’époque passée. On
peut ainsi rappeler les exemples :
(31) S’il était riche, il serait pingre. (époque présente)
(32) S’il était riche, il était pingre. (époque passée)

L’interprétation d’une époque présente semble donc liée au COND. Notons


enfin un fait remarquable : le COND ne tolère en aucun cas de localisation
passée (par exemple « l’année dernière ») dans les phrases hypothétiques [si
P (IMP), Q (COND)]. Comparons ainsi :
(33) Si, *l’année dernière, Pierre venait la voir, Marie serait heureuse.
(33’) Si, l’année dernière, Pierre venait la voir, Marie était heureuse.

Alors que (33) est incorrect avec le COND, (33’) devient tout à fait possible
avec l’IMP. Le COND semble donc interdire dans ce tour toute interprétation
Essai de représentation de la phrase hypothétique 233

passée des procès. L’IMP ne fait ensuite que s’aligner sur cette exigence
contextuelle en donnant lieu à une interprétation non passée.

5. Conclusion

La sémantique des phrases en [si P (IMP), Q (COND)] repose donc sur trois
éléments, (i) la structure conditionnelle [si protase, apodose], (ii) le COND et
(iii) l’IMP.
Le fait nouveau qui ressort de cette étude est le rôle crucial du COND qui
apparaît comme l’élément pivot du tour hypothétique :
– combiné avec si, c’est lui qui demande l’emploi d’un IMP dans la protase ;
– il est également responsable, du fait de sa valeur dialogique, de l’effet de
moindre probabilité produit ;
– enfin, il semble imposer la lecture par défaut d’un irréel du présent (ce
dernier fait reste encore à préciser).

Références

Abouda, L. (1997). Recherches sur la syntaxe et la sémantique du


conditionnel en français moderne, thèse de doctorat, Université Paris
VII.
Bakhtine, M. (1953/1984). Les genres du discours, in : Esthétique de la
création verbale, Paris : Gallimard, 263-308.
Blondeau, H. (2007). Et si l’on expliquait l’usage du conditionnel dans la
protase des hypothétiques en si dans le français de Montréal entre 1971
et 1995, Symposium AFLS, Boulogne-sur-Mer : Université du Littoral
Côte d’Opale.
Bres, J. (1999). «Vous les entendez ? Analyse du discours et dialogisme »,
Modèles linguistiques XX (2) :71–96.
Bres, J. (2001). Dialogisme, in : C. Détrie ; P. Siblot ; B. Vérine, (éds),
Termes et concepts pour l’analyse du discours, Paris : Champion, 83–
86.
Bres, J. (2005). L’imparfait : l’un et/ou le multiple ? A propos des imparfaits
narratif et d’hypothèse, Cahiers chronos 14 : 1–32.
Bres, J. ; Vérine, B. (2002). Le bruissement des voix dans le discours :
dialogisme et discours rapporté, Faits de langues 19 : 159–169.
Cappello, S. (1986). L’imparfait de fiction, in : P. Le Goffic, (éd.), Points de
vue sur l’imparfait, Caen : Centre d’études linguistiques de l’université
de Caen, 31–41.
Desclés, J.-P. (1994). Quelques concepts relatifs au temps et à l’aspect pour
l’analyse des textes, Studia Kognitywne, Semantyka kategorii Aspektu i
czasu 1, 57-88.
234 Adeline Patard & Céline Vermeulen

Donaire, M. L. (1998). La mise en scène du conditionnel ou quand le


locuteur reste en coulisses, Le français moderne 66 : 204–227.
Gosselin, L. (1996). Sémantique de la temporalité en français, Louvain-la
Neuve : Duculot.
Gosselin, L. (1999). Les valeurs de l’imparfait et du conditionnel dans les
systèmes hypothétiques, Cahiers chronos 4 : 29–51.
Haillet, P. P. (2002). Le conditionnel en français : une approche
polyphonique, Gap : Ophrys.
Leeman, D. (2001). Pourquoi ne peut-on combiner si et le conditionnel ?, in :
P. Dendale ; L. Tasmowski, (éds), Le conditionnel en français, Paris :
Klincksieck, 211-230.
Martin, R. (1991). Types de procès et systèmes hypothétiques. De l’aspect de
re à l’aspect de dicto, in : C. Fuchs, (éd.), Les typologies de procès,
Paris : Klincksieck, 87–95.
Sechehaye, A. (1906). L’imparfait du subjonctif et ses concurrents dans les
hypothétiques normales en français, Romanische Forschungen XIX (2) :
321–406.
Vairel, H. (1982). Les phrases conditionnelles / hypothétiques en français : la
valeur de si A, B, L’information grammaticale 14 : 5–10.
Vetters, C. (2001). Le conditionnel : ultérieur du non-actuel, in : P. Dendale ;
L. Tasmowski, (éds), Le conditionnel en français, 169-207.
Vuillaume, M. (2001). L’expression du futur dans le passé en français et en
allemand, in : P. Dendale ; L. Tasmowski, (éds), Le conditionnel en
français, Paris : Klincksieck, 105-123.
Invariant sémantique du présent
de l’indicatif en français

Agnès PROVÔT
Jean-Pierre DESCLÉS
Aude VINZERICH
LaLIC - Université Paris-Sorbonne

1. Introduction

Le présent de l’indicatif en français a déjà fait l’objet de nombreuses études,


que ce soit de manière plus ou moins détaillée dans des ouvrages de
grammaire : Arrivé & al. (1986), Riegel & al. (1994), Wilmet (1997), dans
des ouvrages traitant de la temporalité, comme Gosselin (1996), ou encore
lors de numéros de revues spécialisées (Le Goffic P. (éd.), 2001). On peut
constater que plusieurs thèses sur le présent de l’indicatif se sont dégagées
depuis que la linguistique se penche sur la question des temps verbaux,
comme le montre par exemple J.-M. Fournier (2001). Encore actuellement, la
« valeur » du présent de l’indicatif ne fait pas l’objet d’un consensus. Il y a
tout d’abord la définition traditionnelle du présent comme « forme
déictique », qui coïnciderait alors nécessairement avec l’acte d’énonciation.
Les difficultés posées par cette conception quelque peu étroite amènent soit à
« étendre » l’actualité du présent (de manière floue) pour conserver une
certaine simultanéité avec l’énonciation, soit à s’orienter vers une conception
opposée du présent, comme étant au contraire une forme « neutre »,
« malléable », au point de devenir « atemporelle », et où seul le contexte
permet d’attribuer une valeur à telle occurrence d’un présent 1. Il devient
alors difficile de rassembler les divers emplois du présent de l’indicatif sous
un invariant commun si on caractérise cette forme verbale par une « vacuité
sémantique » (pour reprendre l’expression de M. Riegel, J.-C. Pellat et R.
Rioul 1994 : 298). Or, pour notre part, nous posons comme hypothèse que le
présent de l’indicatif, comme toute forme verbale d’une langue, est bien
sous-tendu par un invariant sémantique abstrait, et c’est donc une nouvelle
organisation des valeurs du présent de l’indicatif, construite à partir de cet
invariant, que nous souhaitons proposer ici.
Cette étude s’appuie sur les concepts aspectuels et sur les relations
temporelles du modèle sémantique des temps grammaticaux de Desclés

1
Nous renvoyons aux articles de Le Goffic P. (éd.), (2001) qui exposent cette
problématique.

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 235 259.


236 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

(1980 et 1995) et Desclés & Guentchéva (2003). En effet, la notion de


référentiel temporel permet de résoudre l’apparente contradiction entre une
certaine « simultanéité » avec l’acte d’énonciation et le fait que le présent
n’exprime pas nécessairement des procès hic et nunc, les référentiels
temporels étant une formalisation de la distinction cognitive entre temps
linguistique et temps externe. Les différentes valeurs du présent de l’indicatif
peuvent être représentées sous forme de diagrammes, qui sont le résultat
d’une analyse théorique plus générale. Ces diagrammes ont en effet un réel
intérêt didactique qui peut être une aide efficace pour mieux “faire voir” les
valeurs spécifiques d’une occurrence d’un présent insérée dans son contexte
et, en même temps, l’invariant sémantique du temps présent. Nous ne
développerons pas ici les aspects techniques du modèle, renvoyant pour cela
à des publications antérieures. Nous présenterons seulement les quelques
éléments de représentation nécessaires à notre analyse du présent. Les
concepts fondamentaux que nous allons mettre en œuvre sont : d’une part, les
notions aspectuelles avec des représentations figuratives sous forme
d’intervalles avec des bornes (topologiques) ouvertes ou fermées, et d’autre
part, les différents référentiels temporels.

1.1. Notions aspectuelles

Les trois notions aspectuelles de base (état, événement et processus) sont


réalisées sur différents types topologiques d’intervalles d’instants. Une
relation prédicative (ou proposition construite à l’aide d’un prédicat verbal
appliqué à ses arguments actanciels), par exemple « Pierre être riche », doit
être insérée dans le référentiel temporel de l’énonciateur qui, en la prenant
alors en charge, doit la situer temporellement par rapport à lui et en préciser
sa valeur aspectuelle.
Lorsque cette relation prédicative est présentée par l’énonciateur comme
étant stable ou stabilisée, elle a les propriétés aspectuelles d’un état (par
exemple : « Pierre est riche » / « Pierre est maintenant devenu riche »…) qui
se réalise alors sur un intervalle d’instants dont les bornes sont
nécessairement exclues ; cet intervalle est un « ouvert » topologique, il est
représenté par le diagramme qualitatif élémentaire .
Lorsque cette relation prédicative est présentée par l’énonciateur comme
un simple événement, (par exemple : « Pierre fut riche »), l’événement est
réalisé sur un intervalle avec une discontinuité initiale – le début de
l’événement – et une discontinuité finale – la fin de l’événement ; cet
intervalle est un « fermé », il est représenté par le diagramme .
Lorsque la relation prédicative est présentée dans son évolution interne,
sa valeur aspectuelle est celle d’un processus (inaccompli) (par exemple :
« Pierre devient riche ») qui se réalise sur un intervalle avec une borne
fermée à gauche, qui indique la discontinuité du processus, et une borne
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 237

ouverte à droite, qui indique l’inaccomplissement du processus ; cet


intervalle est dit « fermé à gauche et ouvert à droite », il est représenté par le
diagramme .
À ces trois notions aspectuelles de base s’ajoute la notion de « suite
ouverte d’événements » qui est une suite ordonnée d’occurrences d’un même
événement, avec un premier événement mais sans aucune indication d’une
dernière occurrence de la suite 2. Cette valeur aspectuelle est celle d’un
processus inaccompli discret, au sens où l’on peut compter et énumérer ses
éléments.

1.2. La notion de référentiel temporel

La notion de « référentiel temporel » (Desclés 1995) est nécessaire pour


l’analyse des temps grammaticaux, et donc du présent de l’indicatif. En effet,
en insérant la relation prédicative aspectualisée dans la temporalité,
l’énonciateur doit la situer par rapport à son énonciation : la relation
prédicative aspectualisée est-elle concomitante, est-elle réalisée, est-elle visée
dans l’avenir ?… Situer ou repérer la relation prédicative, c’est la situer ou la
repérer par rapport à l’acte d’énonciation de l’énonciateur. Cet acte
d’énonciation se déploie dans le temps sous l’aspect d’un processus
inaccompli à l’instant T0. Cet instant T0 introduit une coupure entre ce qui est
réalisé ou en cours de réalisation et le « non encore réalisé ». Le processus
énonciatif de l’énonciateur se déploie sur l’intervalle J0 et organise le
Référentiel Énonciatif, noté REN, dans lequel seront repérées les différentes
situations passées, présentes ou à venir. Les situations antérieures ou
concomitantes à T0 sont repérées dans la partie du « réalisé » du REN,
conceptualisée de façon linéaire, tandis que les situations postérieures à T 0
sont situées dans la partie du « non encore réalisé » du REN, présentant cette
fois une structure de ramification, (nous renvoyons à Vinzerich (2007 : 267-
274) pour plus de précisions sur ce point théorique) :

2
Dire qu’une suite d’occurrences est ouverte signifie que dans cette suite le
dernier événement réalisé n’est pas (nécessairement) l’événement de clôture,
celui qui fermerait la suite, car la suite étant ouverte, une autre occurrence peut
avoir lieu ultérieurement.
238 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

REN
J0
T0

réalisé non encore réalisé

Figure 1 Structure du Référentiel Énonciatif


Ce Référentiel Énonciatif n’est pas le Référentiel Externe (temps des
horloges, temps cosmique, temps des calendriers…), noté REX. En effet, le
processus énonciatif inaccompli en T0 sert d’origine temporelle aux situations
verbalisées par l’énonciateur ; T0, borne d’inaccomplissement de
l’énonciation, est un repère fixe dans le Référentiel Énonciatif, mais sa
projection dans le Référentiel Externe est un instant tm mobile avec le flux du
temps. Si les deux référentiels temporels, REN d’une part et REX d’autre
part, doivent être soigneusement distingués, nous verrons dans l’analyse de
quelques exemples (présent de reportage notamment) qu’il est possible de les
synchroniser. La relation qui introduit une distinction forte entre les deux
référentiels est une relation de rupture. Cette dernière est intégrée à une
théorie générale et formelle du repérage (Desclés 1987), conduisant à un
schème « X est repéré par rapport à Y », X étant le repéré, Y le repère. Les
trois valeurs du repérage sont l’identification, notée =, la différenciation,
notée , et la rupture, notée #.
Si certaines situations sont repérées par identification ou différenciation
par rapport à la borne d’inaccomplissement du processus énonciatif T0 selon
qu’elles sont concomitantes (identification), antérieures ou postérieures à T 0
(différenciation), d’autres situations verbalisées ne sont plus repérables de
cette manière par rapport à T0. En effet, certains marqueurs linguistiques
comme, par exemple, ce jour là, un jour, il était une fois… sont les traces
linguistiques d’un changement de référentiel. Ainsi certaines narrations sont
situées dans un référentiel qui n’a aucun lien temporel avec l’énonciateur 3,
d’où la rupture avec le REN. Le référentiel qui supporte les événements, états
et processus racontés est un Référentiel Non Actualisé, noté RNA, puisque
les situations de ce référentiel ne sont pas actualisées dans la temporalité de

3
La distinction entre référentiels n’est pas indépendante de l'opposition entre
histoire et discours de Benveniste (1966 : 238 250), mais elle est plus
formalisée et précise (voir Desclés 1980, 1994)
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 239

l’énonciateur 4. Cependant dans certains exemples (présent narratif), il sera


nécessaire d’introduire une synchronisation entre les deux référentiels RNA
et REN.
L’analyse des valeurs du présent et des autres temps de l’indicatif nous
amènera à faire appel à d’autres référentiels, nous verrons en particulier ici le
Référentiel des Vérités Générales, noté RVG, et le Référentiel des Situations
Possibles, noté RPO.
Dans la suite de l’article, nous appellerons « procès » la relation
prédicative aspectualisée sous forme d’état, de processus, d’événement ou de
suite ouverte d’événements.

1.3. Invariant du présent de l’indicatif

Les concepts théoriques que nous venons d’exposer vont nous permettre
maintenant de définir l’invariant du présent de l’indicatif : celui-ci est
exprimé par un aspect inaccompli et une opération de concomitance qui n’est
pas réductible à la simultanéité temporelle avec l’énonciation. En effet,
comme nous le verrons, l’invariant n’est pas une valeur essentiellement
temporelle, si l’on définit « temporel » par « insertion dans une organisation
passé – présent – futur d’un Référentiel Externe ». Cette valeur doit être
construite par abduction à partir de l’analyse aspecto-temporelle des
différents emplois du présent.
Comme certains auteurs l’ont déjà affirmé (par exemple M. Arrivé, F.
Gadet et M. Galmiche 1986 : 562), la notion de concomitance est
fondamentale. Toutefois nous tenons à préciser cette notion qui peut être :
– soit une concomitance stricte entre T0 et la borne droite du procès dont le
verbe est au présent de l’indicatif et qui se situe dans le REN (partie 2. de
l’article) ;
– soit une concomitance stricte entre T0 et le procès situé dans le REN avec
en plus une synchronisation avec le REX (partie 3.) ;
– soit une concomitance par synchronisation du REN avec un autre
référentiel dans lequel se situe le procès (parties 4. et 5.).

4
Les situations de ce Référentiel Non Actualisé sont « non actualisées » parce
qu’elles ne sont pas intégrées dans le REN, n’étant, sauf indication contraire, ni
réalisées, ni visées, ni en cours de réalisation. Cependant elles sont actualisables
lorsque certaines indications permettent de les situer soit dans le REX (avec un
temps calendaire) soit de les relier explicitement par synchronisation à
l’énonciation en cours (ce qui m’est arrivé ce jour là a eu lieu effectivement
l’année dernière).
240 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

Nous détaillerons dans la suite de l’article les différents emplois de ces


trois classes, pour redonner en conclusion une définition plus précise et plus
formelle de l’invariant sémantique du présent de l’indicatif.

2. Concomitance T0 – procès dans le Référentiel Énonciatif

Pour cette première classe d’emplois, nous proposons de représenter


graphiquement les énoncés situés dans le REN comme suit (par exemple un
procès aspectualisé en processus, au présent de l’indicatif « Je mange » ou
« Je suis en train de manger » qui explicite la notion de processus en cours) :

PROC(je être-
en-train-de-manger)

REN
T0
J0
Figure 2 Diagramme du processus « Je suis en train de manger » dans le REN
Toutefois, dans la figure ci-dessus, le procès est légèrement décalé vers le
haut par rapport au REN, pour une meilleure lisibilité, alors qu’il sera, dans la
suite de l’article, situé directement dans le référentiel ; de même, certaines
bornes seront supprimées pour alléger le diagramme (de façon
conventionnelle, le point indique une borne fermée, et la flèche, une borne
ouverte).
La concomitance est représentée par la relation d’identification
(signe =) entre les bornes droites du processus énonciatif et du processus
prédicatif – plus précisément entre la borne droite de l’intervalle J0 de
réalisation du processus énonciatif et la borne droite de l’intervalle de
réalisation du processus prédicatif. Quant à la position relative des bornes
gauches de ces deux processus, elle n’est pas grammaticalisée (lorsqu’on
énonce « Je mange », on n’indique pas si le processus décrit a débuté avant
ou après le processus énonciatif). Le diagramme présenté ici est donc une
instance parmi d’autres qui seraient équivalentes (antériorité, simultanéité,
postériorité des bornes).
Dans la première classe d’emplois du présent (concomitance T0 - procès
dans le REN), le procès décrit par le présent de l’indicatif se situe dans le
REN, il est donc repéré par rapport à l’acte d’énonciation. La synchronisation
avec le REX peut se faire grâce à des marqueurs linguistiques contextuels
et/ou des indices situationnels éventuels qui permettent la datation du procès,
mais cette synchronisation n’est pas nécessaire dans cette catégorie (voir
l’exemple 2).
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 241

Cette classe d’emplois comporte quatre valeurs de présent :


– l’emploi typique du présent, tel qu’on le conçoit spontanément : la
description d’un processus ou d’un état en cours, dénotant une situation dans
le monde externe ou non (exemples 1a et 1b). La description peut également
prendre la forme d’une classe ouverte d’événements, dans ce cas il s’agit de
la valeur de présent d’habitude (exemple 1c) ;
– le présent de jugement synthétique relatif à un ou plusieurs événements
externes, comme on peut le rencontrer dans des journaux ou des rapports
(exemple 2)
– le présent déjà engagé, dont la réalisation effective du procès située dans le
REX est postérieure à T0 (exemple 3) ;
– et le présent ancré sur un événement passé, dont la réalisation effective du
procès située dans le REX est antérieure à T0 (exemple 4).
Nous allons maintenant étudier successivement ces quatre emplois.

2.1. Emploi typique du présent

Prenons les exemples suivants :


(1) a. Chut ! Les enfants dorment !
b. J’ai faim !
c. Paul boit du café tous les matins.

Ces exemples sont représentatifs de l’emploi typique du présent. Cette valeur


« typique » n’est pas pour nous une valeur première d’où dériveraient toutes
les autres par divers « effets de sens », car nous posons un invariant que l’on
doit retrouver dans toutes les valeurs du présent, ces différentes valeurs
n’étant pas des « effets de sens » mais les différentes façons qui expriment
l’invariance du présent. Aussi l’emploi typique du présent sera-t-elle la
valeur la plus simple, celle que l’on envisage en premier et spontanément.
Pour le présent, il s’agit de la description d’un processus ou d’un état en
cours, qui peut faire référence à une situation concomitante dans le monde
externe ou non. Par exemple, lorsque l’on énonce « Chut ! Les enfants
dorment ! », le processus exprimé est concomitant à l’acte d’énonciation, et il
se rajoute également (dans le cas où il s’agit effectivement d’un énoncé en
“situation réelle”, où l’on ne doit pas faire de bruit parce que des enfants sont
en train de dormir) une synchronisation entre le processus qui se déroule dans
le REN et le processus qui se déroule dans le REX, le marqueur « Chut ! »
renforçant l’indication de ce synchronisme. Ceci peut s’illustrer par le
diagramme suivant :
242 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

PROC (enfants dormir)


REN T0
J0

# = =

REX
tm

processus du monde externe en cours

Figure 3 Emploi typique du présent « Les enfants dorment »


Comme nous l’avons déjà dit, la concomitance avec un processus du monde
externe n’est pas fondamentale : on peut concevoir des énoncés au présent,
situés dans le REN, qui ne dénotent pas de situations réelles (par exemple,
lorsque l’on ment…). Ce qui est important ici est la concomitance entre la
borne droite de la relation prédicative et la borne droite du processus
énonciatif T0.
L’emploi typique du présent peut exprimer : un constat (c’est-à-dire le
rapport de faits extérieurs, exemple 1a), un état physique, physiologique,
psychologique… ressenti par un individu (exemple 1b), ou une habitude
(exemple 1c).
Dans ce dernier cas, la relation prédicative sera aspectualisée sous
forme de suite ouverte d’événements 5. L’événement qui se réitère peut ne
pas être lui-même actuel au moment de l’énonciation de la relation
prédicative, car c’est la classe ouverte d’événements qui est concomitante à
T0 (dans le diagramme ci-dessous, les croix représentent les occurrences de
l’événement « boire du café ») :

PROC (Paul boire café)


REN T0
J0

Figure 4 Présent d'habitude « Paul boit du café tous les matins »

5
Voir note 1. Le français ne semble pas distinguer explicitement au niveau des
marqueurs morphologiques du présent la différence conceptuelle entre
l’inaccomplissement continu (« Il boit en ce moment son café ») et
l’inaccomplissement discret d’une suite d’événements identiques (« Il boit tous
les matins son café »).
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 243

2.2. Présent de jugement synthétique

Il s’agit également d’un emploi très courant du présent de l’indicatif, que l’on
retrouve dans les journaux, les rapports, les lettres… Il décrit un processus ou
un état présenté comme actuel, mais à la différence de l’emploi typique, s’il y
a un lien avec le REX, il ne s’agit pas d’une synchronisation ni d’une
dénotation d’un processus en cours nécessairement concomitant à l’acte
énonciatif. En effet, cet emploi « présent de jugement synthétique » permet
d’énoncer un jugement sur la réalisation d’une ou plusieurs situations
externes, que celles-ci soient déjà réalisées ou encore en cours de réalisation.
Prenons l'exemple d'un titre du Monde du 22 mars 2007 et du début de
l'article :
(2) Le « prophète » Al Gore revient au Congrès
À force de le voir arpenter les tapis rouges, on aurait presque oublié qu'Al
Gore est un homme politique. Pour la première fois depuis décembre 2000,
l'ancien vice président est revenu au Congrès, mercredi 21 mars. À
l'exception de quelques grincheux républicains, qui ont fait reporter le début
de la séance parce qu'il n'avait pas fourni le texte de son intervention dans
les temps réglementaires, les élus l'ont accueilli comme un vieil ami.

Dans le texte de l’article, nous avons un passé composé est revenu qui
aspectualise la relation prédicative sous forme d’un événement, la suite de
l’article étant écrite dans cette perspective narrative de rapport d’événements
récents mais déjà réalisés. Or le titre de l'article comporte un présent de
l’indicatif revient. La venue d’Al Gore au Congrès le 21 mars 2007 est certes
un événement réalisé dans le REX, mais, par l’emploi d’un présent, le
journaliste montre ce retour comme étant encore en cours d’actualisation,
vraisemblablement parce que cet événement engendre certaines conséquences
pour la politique américaine. Le présent ne renvoie donc pas ici à un
événement réalisé (au contraire du passé composé), mais à un jugement qui
synthétise un processus en cours lié aux conséquences de l’occurrence de cet
événement, ce jugement étant, lui, concomitant à l’acte énonciatif d’écriture
du journaliste :
244 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

PROC (Al Gore revenir)


REN T0
J0
# = =
venue au
Congrès
REX du 21 mars tm

processus global de retour au Congrès

Figure 5 Présent de jugement synthétique « Al Gore revient au Congrès »

EVEN
(Al Gore revenir)
REN T0
J0
# = venue au =
Congrès
REX du 21 mars tm

Figure 6 Passé composé « Al Gore est revenu au Congrès »

2.3. Présent déjà engagé

Le présent de l’indicatif peut être employé pour exprimer un procès qui n’est,
apparemment, pas encore réalisé ou pas encore en cours de réalisation 6 :
(3) a. Je n’ai pas le temps de m’occuper de cette affaire, je pars en vacances
demain.
b. Lundi prochain, Sophie travaille seulement l’après midi.
c. Le dernier Lelouch sort en salle dans deux semaines.
d. L’année prochaine, il y a une éclipse de lune en Inde, avis aux amateurs. 7

Plus précisément, la réalisation effective et visible du procès située dans le


REX est postérieure à l’indice noté tm (qui est la projection de T0 sur le REX,
donc le “moment” de la réalisation de l’acte d’énonciation), mais l’emploi du
présent met en évidence que le processus menant à sa réalisation complète est
déjà enclenché pour l’énonciateur, soit en intention (exemples 3a et 3b), soit
parce que la réalisation est “programmée” ou prévue et donc quasi-certaine 8

6
Ce type de présent, dénommé « pro futuro » par les auteurs, a été décrit dans Le
Goffic et Lab (2001) avec des conditions d’emplois précises et très détaillées.
7
Énoncé relevé sur un site internet.
8
Nous rejoignons sur ce point deux des conclusions de P. Le Goffic et F. Lab
(2001, 96) : « le p.p.f. (présent pro futuro) marque un constat anticipé, relevant
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 245

(exemples 3c et 3d). C’est ce processus d’intention ou de “prédiction quasi-


certaine” du procès qui est concomitant à l’acte d’énonciation. L’appellation
traditionnelle « présent à valeur de futur » ne rend donc compte que d’un
aspect de cet emploi, qui reste fondamentalement un présent, et qui vise un
terme situé dans l’avenir. Aussi préférons-nous nommer cette valeur
« présent déjà engagé », car il désigne la réalisation d’un processus constitutif
d’un événement déjà engagé dont le terme final est évidemment reporté dans
le non encore réalisé.
Ce décalage entre procès énoncé et réalisation effective externe met
bien en évidence qu’il existe deux référentiels distincts : la construction
discursive du REN, dans lequel se situe le processus déjà engagé au présent,
et les faits du monde externe du REX, dans lequel se situe la réalisation
future effective de ce que décrit le procès. La distinction des deux référentiels
permet bien de montrer comment le temps grammatical présent exprime son
invariance.
La synchronisation avec le REX est signalée le plus souvent par des
marqueurs de compléments de temps désignant un intervalle postérieur à
l’acte d’énonciation (demain, la semaine prochaine, bientôt, etc., ou encore
des marqueurs comme aujourd’hui, cet après midi, etc. qui peuvent égale-
ment désigner un intervalle temporel encore non entièrement réalisé), ceux-ci
permettant de situer la réalisation effective et complète de l’événement dans
le futur (du REX). Le processus sous-jacent d’intention ou de prédiction
quasi-certaine est concomitant avec tm, par synchronisation de tm avec T0 :
borne
d'achèvement
PROC du processus
(je partir) en cours
REN T0
J0
réalisation
= effective de
#
l'événement

REX
tm
lundi 10 janvier mardi 11 janvier

Figure 7 Présent déjà engagé « Je pars demain (mardi 11 janvier) »


Cette valeur “future” pour le procès ne signifie pas nécessairement un
futur proche dans le temps (comme dans l’exemple 3d), même s’il est plus

d’une programmation maîtrisée (quelle que soit la source de la maîtrise) » et « le


p.p.f. consigne un fait donné comme certain et datable, non comme une
éventualité ».
246 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

courant d’exprimer l’intention d’une action dont la réalisation est proche ou


imminente. Tout dépend du degré de la force d’intention de l’énonciateur ou
de la possibilité de programmation du processus.

2.3.1. Comparaison avec le présent de visée intentionnelle

Dans les exemples suivants :


(4) a. Je vais partir demain.
b. L’année prochaine il va y avoir une éclipse en Inde.

la construction aller + infinitif présente un processus d’intention ou de


prédiction (aller) concomitant à T0, visant un événement encore non réalisé
(l’infinitif). Dans ce cas, l’intention (exemple 4a) ou la prédiction (exemple
4b) peuvent être moins fortes, car ce n’est pas le procès lui-même (exprimé
par l’infinitif) qui est concomitant à T0, mais le mouvement intentionnel ou
de prédiction orienté vers la réalisation de l’événement dont aucune phase
n’est encore en cours de réalisation. L’événement visé est présenté comme
quasi-certain, alors que le présent déjà engagé suppose le processus
enclenché :

PROC EVEN
(je aller) (partir)
REN quasi-certain
T0
J0
réalisation
# effective de
l'événement

REX tm
lundi 10 janvier mardi 11 janvier

Figure 8 Présent de visée intentionnelle « Je vais partir demain »

2.3.2. Comparaison avec le futur

Si l’on transpose les énoncés au temps verbal futur :


(5) a. Je partirai demain.
b. L’année prochaine il y a aura une éclipse en Inde.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 247

la relation prédicative est alors aspectualisée sous forme d’événement et


repérée postérieurement à T0, dans la partie du non encore réalisé, le temps
futur renvoyant à une modalité « probable » 9 :
EVEN
(je partir)
probable

REN
J0 T0
=
REX
tm
lundi 10 janvier mardi 11 janvier

Figure 9 Futur « Je partirai demain »

2.3.3. Paradigme de gradation

Nous avons donc ainsi une série d’énoncés où les différences de temps verbal
expriment une gradation dans la situation du procès, de l’actualisation
concomitante à l’actualisation future probable :
(6) a. [Excuse moi, je n’ai pas le temps de chercher là maintenant] je pars.
(processus inaccompli actuel)
b. Je pars demain. (processus intentionnel orienté vers un terme)
c. Je vais partir demain. (processus de visée intentionnelle de l’événement
quasi certain)
d. Je partirai demain. (visée d’un événement probable, sa négation restant
envisageable)

2.4. Présent ancré sur un événement passé

Prenons par exemple la situation d’un lundi matin au bureau, où un employé


demande à son collègue ce qui s’est passé la semaine précédente en
expliquant :
(7) Je n’étais pas là la semaine dernière, je rentre de vacances.

L’action effective de « rentrer de vacances » est réalisée dans le passé du


REX, mais présentée par l’énonciateur comme encore non achevée pour lui :
il n’est pas encore dans une phase d’état résultatif « être rentré de
vacances », car il lui manque certaines informations pour pouvoir dire qu’il
9
Le temps verbal futur peut avoir d’autres valeurs sémantiques, nous ne
présentons ici que celle correspondant à cet exemple.
248 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

est à nouveau tout à fait capable de travailler comme avant son départ en
vacances. Le présent renvoie donc ici à un processus dont la phase initiale est
un événement déjà réalisé dans le REX, mais ce processus inaccompli
engendre une autre transition (entre « être en vacances » et « être revenu »)
de telle sorte que l’état résultatif de cette transition est reporté dans le futur :
borne
d'achèvement
du processus
ETAT en cours ETAT
(être en vacances) PROC(je rentrer) (être revenu)
REN T0
J0

# retour
effectif

REX
tm
dimanche 20 juin lundi 21 juin

Figure 10 Présent ancré sur un événement passé « Je rentre de vacances »

Il est à noter que ce type de présent ancré sur un événement initial passé
fonctionne seulement avec des verbes de mouvement accompagné d'un
complément exprimant la provenance (locative ou d'activité), en particulier
sortir (de), rentrer (de), revenir (de), arriver (de), venir (de). Les conditions
précises d’emploi de cette valeur du présent, qui ne sont pas « symétriques »
à celles du « présent déjà engagé » sont encore à étudier.

3. Concomitance T0- procès dans le Référentiel Énonciatif et


synchronisation avec le Référentiel Externe

Dans cette deuxième catégorie d’emploi, la relation prédicative au présent de


l’indicatif fait référence à un procès en cours qui se déroule dans REX au
moment même de l’énonciation. La concomitance a lieu entre la borne droite
de la relation prédicative au présent et T0, mais également, en plus, entre T0 et
la réalisation du procès dans le REX, par synchronisation entre le REX et le
REN.
Nous distinguons deux cas dans ce type de concomitance : le présent
performatif et le présent de reportage.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 249

3.1. Le présent performatif

Les « actes performatifs » sont bien connus 10, mais la prise en considération
des référentiels en permet une analyse précise. En effet, lors de l'énonciation
d'un acte performatif, tels que :
(8) a. Je déclare la séance ouverte.
b. Je vous déclare mari et femme.

l’acte même d’énonciation construit une nouvelle situation dans le monde


externe. Il y a donc non seulement une synchronisation du REX sur le REN,
mais également une parfaite adéquation entre les deux (pour la situation
énoncée).

fin de l'acte
de parole
Processus énonciatif
REN
J0 T0

# = = =
Etat antérierur ¬ p Processus externe Nouvel état p
REX tm
Événement engendré fin de l'événement
par l'acte énonciatif

Figure 11 Présent performatif

3.2. Présent de reportage

Le présent de reportage présente une synchronisation REN / REX dans le


mouvement inverse du présent performatif. En effet, dans le présent de
reportage, c’est le REN qui vient se synchroniser sur les événements en cours
dans le REX : le présent de reportage décrit une série d’événements qui se
succèdent les uns aux autres dans le monde externe. Au fur et à mesure que le
temps s’écoule et que tm, sur lequel se synchronise T0, se déplace, ce qui est
vu comme un processus au moment de l’énonciation devient un événement
lorsque le processus a atteint son terme final.

10
Le présent performatif implique des conditions relevées par É.
Benveniste (1966 : 267 276).
250 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

La dénomination de ce présent vient du fait qu’il est utilisé pour des


reportages où le journaliste décrit en direct des événements en train de se
dérouler (en particulier lors de manifestations sportives). Par exemple :
(9) X se concentre… il frappe… et sa bille atteint la cible !

PROC
(bille atteindre cible)
REN T0
J0

# = = =

REX tm
se concentrer frapper atteindre

Événements du monde externe réalisés processus du monde


externe en cours

Figure 12 Présent de reportage « X se concentre... frappe... et sa bille atteint la


cible »

4. Concomitance entre T0 et un autre référentiel

D’autres emplois du présent de l’indicatif expriment un procès dont


l’intervalle de validation n’est pas à situer dans le REN : il s’agit toujours de
représentations discursives, mais ces procès ne sont plus directement
repérables par rapport à l’acte d’énonciation. Ils déclenchent donc la
“création” d’autres référentiels, avec lesquels se fera la concomitance par
synchronisation avec T0.

4.1. Présent narratif ou historique

Dans ce premier emploi, les procès énoncés au présent de l’indicatif se


situent dans le Référentiel Non Actualisé (RNA), et n’ont donc, en principe,
aucun lien de repérage (par identification ou différenciation) avec l’acte
d’énonciation.
L’emploi du présent de l’indicatif identifie par synchronisation T0 avec
un index temporel du RNA, noté t0, qui est l’index de référence de la
narration en cours, et c’est cette synchronisation entre le REN et le RNA qui
établit la concomitance entre T0 et le procès énoncé, alors que celui-ci ne se
réalise pas effectivement au même moment que l’énonciation.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 251

Contrairement au présent de reportage, où le REN est synchronisé avec


le REX, le processus énonciatif n’englobe pas les événements du RNA, car
ceux-ci sont totalement indépendants du REN. La concomitance (lors de
l’emploi d’un présent de l’indicatif) est localisée au procès énoncé.

RNA t0
# =

REN T0
J0

Figure 13 Présent synchronisé sur le RNA


Dans le présent narratif ou historique, les événements sont repérés par
l’index mobile t0 du RNA, ils sont synchronisés avec l’acte énonciatif qui les
raconte : les événements racontés avancent en même temps que leurs
énonciations puisque l’on a identifié t0 à T0 (t0 = T0). L’événement raconté
est présenté comme s’accomplissant dans l’espace dialogique, c’est-à-dire
comme s’accomplissant devant l’énonciateur et son co-énonciateur. L’espace
narratif se synchronise avec l’espace dialogique en se projetant dans ce
dernier 11. Il en résulte que les co-énonciateurs font comme si les événements
se déroulaient devant eux.
Il peut y avoir ou non un repérage temporel par des marqueurs comme
des dates, ce qui permet, dans ce cas, de synchroniser en plus le RNA avec
REX. C’est ce qui va distinguer, s’il en est besoin, le « présent historique »
avec le repérage possible sur le REX (le récit est censé rapporter des
événements qui se sont déroulés dans le passé du REX) du « présent
narratif », où il n’y a pas de repérage par rapport au REX (les événements
racontés n’ont pas de lien avec le REX). Il n’appartient pas à la forme verbale
seule et à ses marqueurs de repérage de pouvoir spécifier objectivement si le
récit est véritablement historique, c’est-à-dire conforme aux faits tels qu’ils
se sont passés et tels que l’énonciateur les conçoit, ou seulement fictif, où
l’énonciateur et le co-énonciateur savent que les faits narrés n’appartiennent
pas au REX.
Nous représentons donc de la manière suivante la première proposition
de ce récit au présent historique :
(10) En janvier 1800, Bonaparte fait supprimer une soixantaine de journaux. La
menace jacobine est en effet réelle, comme en témoignent plusieurs projets

11
Dans le présent de reportage, l’énonciateur se projette dans le REX, alors que
dans le présent historique ou narratif, les événements racontés se projettent dans
le REN.
252 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

et conspirations contre le premier consul. Entre 1801 et 1802, Bonaparte


réussit à réduire à néant l’opposition jacobine. (Article Consulat (histoire de
France) de Wikipédia)

PROC (Napoléon
faire supprimer) t0
RNA
# =

REN T0
J0
#
REX

événement du
monde externe
janvier 1800

Figure 14 Présent historique « En janvier 1800, Napoléon fait supprimer 60


journaux »
Le présent de l’indicatif est le temps privilégié, voire nécessaire, pour
certains types de narrations : c’est le cas par exemple des didascalies de
théâtre et des histoires drôles. Contrairement au passé simple, à l’imparfait et
au passé composé, qui instaurent une distance avec T0 puisque l’index t0 du
RNA est, dans le cas de ces temps, en relation de différenciation avec T0, le
présent permet de montrer les événements en cours d’accomplissement. Or
l’écriture d’une pièce de théâtre impose justement que cette fiction puisse se
dérouler sous les yeux du public. Par conséquent, l’emploi du présent de
l’indicatif est nécessaire dans les didascalies non seulement pour montrer les
actions dans leur déroulement au fur et à mesure de la lecture du texte mais
aussi pour permettre une actualisation par la réalisation effective de ces
actions lors d’une représentation. L’explication est de même type pour
l’emploi du présent dans les scénarios cinématographiques, ainsi que dans les
légendes ou descriptions de photos ou tableaux (le présent donne à voir les
scènes représentées comme si elles étaient « actuelles »).
La possibilité de l’actualisation du présent de l’indicatif est également
un paramètre essentiel du principe des histoires drôles : afin que le récit soit
le plus humoristique possible, le co-énonciateur, c'est-à-dire l’auditeur, doit
avoir l’impression d’assister à la scène et à la chute inattendue de l’histoire.
Par ailleurs, les personnages des histoires drôles sont souvent des
personnages prototypiques (« une blonde », « un belge », « Toto », etc.), dans
le sens où ils représentent un certain type de personnes caractérisées par
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 253

certains comportements. Le présent de l’indicatif participe aussi à cette


généralisation qui, sans aller jusqu’à la vérité générale (que nous verrons plus
bas en 4.2.), facilite la représentation immédiate de l’histoire par l’auditeur.
La « variante provisoire » dans le récit du présent narratif/historique
fonctionne selon le même principe : au lieu d’avoir une perspective narrative
organisée en permanence par une synchronisation RNA/REN, l’emploi de ce
présent peut se faire de façon ponctuelle dans un récit où il n’y a en général
pas de synchronisation RNA/REN. Il s’agit alors d’une synchronisation
temporaire du RNA sur le REN lors d’une rupture de rythme narratif : alors
que les temps employés pour dénoter des événements et les lier les uns par
rapport aux autres (passé simple, passé composé), ou exprimer des processus
inaccomplis ou des états dans la narration (imparfait), situent entièrement la
narration antérieurement à t0 dans le RNA, un passage au présent va, comme
le présent historique ou narratif, “donner à voir” les événements comme s’ils
se déroulaient cette fois “en direct” devant les co-énonciateurs (ce qui permet
une théâtralisation des événements, une accélération de la narration pour des
événements rapides, etc.). L’index temporel t0 va donc s’identifier avec T0 de
façon provisoire dans le déroulement de l’énonciation. C’est ce phénomène
de synchronisation entre RNA et REN qui permet de mettre en relief un
passage de l’exemple suivant :
(11) Alors Néron, qui avait rassemblé toutes ses forces, voyant que ce dernier
moyen de mourir d'une mort prompte lui échappait, laissa tomber les bras en
s'écriant : Hélas ! hélas !… je n'ai donc ni ami ni ennemi ; alors il voulut
sortir du Palatin, courir vers le Tibre et s'y précipiter. Mais Phaon l'arrêta en
lui offrant sa maison de campagne, située à quatre milles à peu près de
Rome, entre les voies Salaria et Nomentane. Néron, se rattachant à cette
dernière espérance, accepte. Cinq chevaux sont préparés ; Néron monte sur
l'un d'eux, se voile le visage, et, suivi de Sporus, qui ne le quitte pas plus que
son ombre, tandis que Phaon reste au Palatin pour lui faire parvenir des
nouvelles, il traverse la ville tout entière, sort par la porte Nomentane, et
suit la voie sur laquelle nous l'avons retrouvé, au moment où le salut du
soldat qui l'avait reconnu avait mis le comble à sa terreur.
Cependant la petite troupe était arrivée à la hauteur de la villa de Phaon,
située où est aujourd'hui la Serpentara… (Alexandre Dumas, Acté)

Certains récits racontés peuvent également avoir un lien avec l’énonciateur


lorsque celui-ci emploie des marqueurs tels que hier, demain, je, tu, etc. Ce
que décrit l'énonciateur peut se repérer par rapport à sa propre actualité, mais
il y a nécessairement création d'un RNA puisque les procès décrits ne se
déroulent pas au moment de l'énonciation. L'ouverture du RNA peut
d'ailleurs être linguistiquement marquée par « figure toi que », « voilà ce
qu'on va faire : », « alors écoute bien : », etc. Il s'agit de cas où l'énonciateur
254 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

raconte par exemple ce qu'il a fait la veille ou élabore un plan, comme dans
les énoncés suivants :
(12) Imagine toi que, hier, j’ai voulu faire un gâteau : alors tout d’abord, je
cherche la recette dans mon livre (ça m’a déjà pris dix minutes), ensuite je
réunis les ingrédients, mais je dois courir au supermarché pour acheter des
œufs (car je n’en avais plus), après je me lance dans la préparation, je
n’arrive pas à séparer le blanc des jaunes, je recommence, …
(13) Alors voilà ce qu’on va faire : demain, tu m’appelles quand tu rentres chez
toi, on convient d’une heure, tu prends le bus jusqu’à Nation et je passe te
prendre en voiture à l’angle de la rue de Tunis.

L’énonciateur pourrait utiliser le passé composé ou le futur, mais


l’emploi du présent de l’indicatif permet de donner les mêmes effets
stylistiques à son récit que ceux du présent narratif/historique.

4.2. Le Référentiel des Vérités Générales

Une « vérité générale » – comme les lois physiques, les théorèmes mathéma-
tiques, et les maximes qui expriment une loi psychologique ou de société –
exprime une relation (processus, état ou suite d’événements) instanciable à
tout moment. Cette vérité s’actualise dans le REN lors de son énonciation. La
concomitance se situe donc entre T0 et le procès du Référentiel des Vérités
Générales actualisé sur le REN.
– Exemples de lois physiques et théorèmes mathématiques :
(14) a. La Terre tourne autour du soleil. (processus ou état d’activité)
b. Deux plus deux font quatre. (processus)
c. Les années bissextiles reviennent tous les quatre ans. (suite ouverte
d’événements)

– Exemples de maximes :
(15) a. L’homme arrive novice à chaque âge de la vie. (Chamfort)
b. Les jeunes vont en bandes, les adultes par couple, et les vieux tout seuls.
(Proverbe suédois)
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 255

Processus de vérité générale


"Deux plus deux font quatre"
RVG
actualisation actualisation
# = =
PROC (deux plus
deux faire quatre)
REN T0
J0

Figure 15 Présent de vérité générale « Deux plus deux égalent quatre »


Il y a encore d’autres emplois de présent où la relation prédicative se situe
dans un référentiel autre que le REN, comme le Référentiel des
Commentaires et le Référentiel des Exemples que nous n’aurons pas la place
de traiter ici, mais le principe de synchronisation entre ce référentiel et le
REN restera le même.

5. Présent en situation hypothétique

Nous présenterons pour finir une analyse d’un présent employé pour
exprimer une situation hypothétique ainsi que sa “conséquence”, dans des
énoncés du type :
(16) Si je pars à Rome, tu viens avec moi.

Dans ce cas, le marqueur si crée un cadre hypothétique dans lequel s’inscrit


une consécution (p q). Les processus p et q sont situés dans un Référentiel
des Situations Possibles, car p et q ne sont pas actualisés, mais seulement
actualisables. L’emploi du présent de l’indicatif dans p et dans q exprime
cependant une possible concomitance entre la borne droite de ces processus
et T0. Si la synchronisation entre la situation p envisagée et le REN se réalise,
alors le processus p sera projeté (donc actualisé) dans le REN en
concomitance avec T0. Puis l’actualisation de p entraîne l’actualisation de q
par consécution. Ces procès seront alors concomitants à T0 dans le REN,
même s’ils ne sont pas encore en train de se réaliser effectivement, car il
s’agira d’un présent « déjà engagé » en intention tel que nous l’avons vu en
2.3. 12

12
Voir Vinzerich & Desclés (2006) et Vinzerich (2007).
256 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

q
PROC (tu venir)
p
PROC (je partir) consécution
RPO
actualisation ?
# =?
REN T0
J0

Figure 16 Présent en situation hypothétique « Si je pars à Rome, tu viens avec moi »

6. Conclusion

Nous avons pu voir dans tous les emplois du présent de l’indicatif étudiés que
l’invariant sémantique pouvait se formuler par, premièrement, une valeur
aspectuelle d’inaccompli (celle d’état, de processus ou de suite ouverte
d’événements), et deuxièmement, par une relation de concomitance. Celle-ci
peut s’exprimer de trois façons différentes :
– soit la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation
prédicative située dans le REN (le REX n’est pas nécessairement pris en
considération),
– soit la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation
prédicative située dans le REN, avec en plus une synchronisation entre le
REN et le REX,
– soit, enfin, la concomitance opère entre T0 et la borne droite de la relation
prédicative située dans un autre référentiel (RNA, RVG…) par la
synchronisation entre le REN et ce référentiel.
La description précise et détaillée des différentes valeurs du présent de
l’indicatif et de l’invariant qui s’en dégage rend nécessaire l’introduction des
bornes aspectuelles (ouvertes ou fermées) et la notion de référentiel. On aura
pu en effet observer que la concomitance avec T0 ne pourra jamais s’établir
avec la valeur aspectuelle d’événement : le présent est fondamentalement un
inaccomplissement par rapport à T0 (à une synchronisation près), ce qui
permet de rendre compte de nombreux problèmes bien observés dans un
certain nombre de langues (slaves par exemple, où le perfectif du présent
renvoie à un événement dont le terme final est dans l’avenir). La relation
prédicative exprimée par le présent de l’indicatif ne peut être aspectualisée
que comme un état, un processus ou une suite ouverte d’événements, jamais
comme un événement.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 257

La notion de référentiel permet entre autres de montrer comment


certains événements situés dans un référentiel autre que le REN sont
aspectualisés par le présent comme processus au moment de la
synchronisation entre les deux référentiels, et comment l’énonciateur
présente ainsi, en employant le présent de l’indicatif, les procès énoncés
comme “actuels” et encore en cours de réalisation dans son discours.
Le lecteur comprendra que notre position théorique fondée sur l’analyse
des différentes valeurs du présent ne se ramène pas à la conception
« déictique » qui prend pour valeur fondamentale la concomitance avec l’acte
d’énonciation et analyse les autres valeurs (présent historique, de vérité géné-
rale…) par des transformations métaphoriques « à visée stylistique » (pour
reprendre l’expression d’A. Jaubert 2001 : 62). Notre position ne rejoint pas
non plus l’approche « atemporelle » puisque, s’il est vrai que du point de vue
du REX un énoncé au présent peut renvoyer à des situations passées, présen-
tes ou futures localisées dans le REX, l’analyse fait justement apparaître une
caractéristique beaucoup plus fondamentale (valeur aspectuelle d’inaccompli
et concomitance) qui permet de faire émerger le système abstrait des valeurs
invariantes des temps de l’indicatif (présent, imparfait, passé composé, passé
simple…). En effet, une analyse de l’imparfait (Maire-Reppert 1990)
montrerait que cette forme renvoie également à une valeur aspectuelle
d’inaccompli mais avec une nécessaire relation de différenciation, soit par
rapport à T0, soit par rapport à un autre repère situé dans un autre référentiel.
Quant aux formes passé composé et passé simple (Desclés & Guentchéva
2004), elles renvoient à des valeurs accomplies (état résultant ou événement).
Les notions d’aspects et de référentiel sont des dispositifs théoriques qui nous
paraissent fondamentaux pour expliciter le système grammatical des temps
verbaux des langues.

Abréviations et signes utilisés

EVEN : événement
J0 : intervalle de validation du processus énonciatif
PROC : processus
REN : Référentiel Énonciatif
REX : Référentiel Externe
RNA : Référentiel Non Actualisé
RPO : Référentiels des Situations Possibles
T0 : borne droite de l’intervalle J0, coupure entre le réalisé et le non
encore réalisé
t0 : index temporel du Référentiel Non Actualisé
tm : index temporel du Référentiel Externe
= : relation d’identification
 : relation de différenciation
258 Agnès Provôt, Jean Pierre Desclés & Aude Vinzerich

# : relation de rupture

Références

Arrivé, M. ; Gadet, F. ; Galmiche, M. (1986). La grammaire d'aujourd'hui :


guide alphabétique de linguistique française, Paris : Flammarion.
Benveniste, É. (1966). Les relations de temps dans le verbe français,
Problèmes de linguistique générale I, Paris : Gallimard [2001].
Desclés, J.-P. (1980). Construction formelle de la catégorie grammaticale de
l’aspect (essai), in : J. David ; R. Martin, (éds), Notion d'aspect, Paris :
Klincksieck, 198-237.
Desclés, J.-P. (1987). Réseaux sémantiques : la nature logique et linguistique
des relateurs, Langages 87 : 57-78.
Desclés, J.-P. (1995). Les référentiels temporels pour le temps linguistique,
Modèles linguistiques, Tome XVI, fasc. 2.
Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z. (2003). Aspectualité, temporalité : une
approche cognitive et formelle à partir des langues, document ISHA
Paris IV-Sorbonne, à paraître.
Desclés, J.-P. ; Guentchéva, Z. (2004). Comment déterminer la signification
du passé composé par exploration contextuelle, Langue française 138 :
48-60
Fournier, J.-M. (2001). L’analyse du présent dans les grammaires de l’âge
classique, in : P. Le Goffic, (éd.), 1-26.
Gosselin, L. (1996). Sémantique de la temporalité en français. Un modèle
calculatoire et cognitif du temps et de l'aspect, Louvain-la-Neuve :
Duculot.
Jaubert, A. (2001). Entre convention et effet de présence, l’image induite de
l’actualité, in : P. Le Goffic, (éd.), 61-75.
Le Goffic, P., (éd.), (2001). Le présent en français, Cahiers Chronos 7,
Amsterdam – Atlanta : Rodopi.
Le Goffic, P. ; Lab, F. (2001). Le présent « pro futuro », in : P. Le Goffic,
(éd.), 77-98.
Maire-Reppert, D. (1990). L'imparfait de l'indicatif en vue d'un traitement
informatique du français, Thèse de doctorat, Université Paris IV –
Sorbonne.
Riegel, M. ; Pellat, J.-C. ; Rioul, R. (1994). Grammaire méthodique du
français, Paris : Presses Universitaires de France.
Vinzerich, A. ; Desclés, J.-P. (2006). Référentiels des possibles :
représentation des situations potentielles et irréelles, Communication au
colloque Chronos 7, 18-20 sept. 2006, Anvers, Belgique.
Vinzerich, A. (2007). La sémantique du possible : approche linguistique,
logique et traitement informatique dans les textes, Thèse de doctorat,
Université Paris IV – Sorbonne.
Invariant sémantique du présent de l'indicatif en français 259

Wilmet, M. (1997). Grammaire critique du français, Paris : Hachette


supérieur ; Louvain-la-Neuve : Duculot, 3e édition (2003).
L’étrange cas de puis
en usages discursif et argumentatif

Louis de SAUSSURE
Université de Neuchâtel

1. Introduction

Dans une recherche récente, nous revenions sur la question des adverbes et
connecteurs temporels quand ils ne s’interprètent pas, ou pas seulement,
comme tels (Saussure & Morency sous presse). Leur domaine de
quantification, quand il s’agit d’adverbes de localisation temporelle, ou leur
portée, quand il s’agit de connecteurs temporels à proprement parler, ne
concerne en effet pas toujours uniquement la temporalité, loin s’en faut. Dans
cette recherche, nous évoquions en conclusion les problèmes complexes
posés par puis, en particulier en regard de sa variante et puis, et
comparativement avec ensuite. Le présent article a pour objectif de tenter
quelques réponses à ces problèmes liés la sémantique de puis et de
documenter quelques hypothèses au sujet de sa pragmatique.
Quelques définitions et précisions préliminaires s’imposent ici.
Tout d’abord, nous considérons que puis est un connecteur temporel :
comme le rappellent Bras & Le Draoulec (2006), il est trivial de remarquer
que puis connecte deux syntagmes de même niveau, et qu’il les connecte
typiquement temporellement. Ceci dit, notre définition de « connecteur
temporel » est sémantique et non syntaxique ; un connecteur temporel signale
la temporalité d’un énoncé par référence à celle d’un énoncé antérieurement
produit. Toutefois, comme d’autres expressions qui partagent avec lui cette
fonction typique, puis semble au premier abord pouvoir connecter deux
syntagmes sur un plan autre que temporel, et c’est surtout ce point qui
retiendra ici notre attention ; nous serons amenés à proposer une hypothèse
en rupture avec la tradition récente, qui, en analysant et puis comme une
variante de puis, considère que puis n’a pas, ou plus, de valeur temporelle.
Nos observations, en dissociant clairement les deux expressions, permet de
documenter l’intuition du Robert selon laquelle seul et puis peut coordonner
des éléments sur un plan non temporel, tout en la nuançant.
Dans Saussure & Morency (sous presse), nous suggérons, à la suite de
quelques travaux antérieurs que nous discutons (notamment Turco & Coltier
1998 et Nøjgaard 1992), que sous une apparente similitude, les connecteurs
qui permettent de coordonner des segments sur le plan temporel se divisent
en réalité en deux classes bien distinctes, les connecteurs temporels et sériels.
Nous défendions l’hypothèse, notamment, que ensuite, comme d’abord ou

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 261 275.


262 Louis de Saussure

enfin, est un connecteur sériel et non temporel. Ces connecteurs sériels ont
pour sémantique fondamentale d’ordonner entre eux des composants
quelconques, le niveau particulier de l’ordonnancement étant construit
pragmatiquement, et si nécessaire, par enrichissement, notamment en faisant
porter le connecteur sur l’ordre argumentatif, l’ordre discursif (nous
distinguerons ces deux types d’ordre plus bas) ou l’ordre temporel.
Les connecteurs temporels, quant à eux, ont l’ordonnancement temporel
inscrit dans leur sémantique, mais peuvent, pour certains d’entre eux et à des
conditions qui concernent leur procédure pragmatique particulière, s’enrichir
sur un autre niveau, comme maintenant, en même temps, ou après en usage
argumentatif ou discursif.
Pour dire les choses de manière un peu plus précise, la complexité des
relations entre l’ordonnancement discursif, l’ordonnancement argumentatif et
l’ordonnancement temporel réside donc en ceci que les expressions
sémantiquement spécialisées dans l’expression des relations d’ordre d’un
certain type peuvent parfois être interprétées selon un autre type d’ordon-
nancement. Mais il n’y a pas là beaucoup de généralités que l’on puisse tirer,
si ce n’est que les sériels sont moins spécifiques que les temporels, et que
donc tous les sériels peuvent – telle est notre hypothèse – s’interpréter selon
n’importe quelle spécification commandée par le contexte, notamment
l’ordre temporel. En revanche, seuls certains temporels peuvent s’enrichir, ou
plutôt s’accommoder contextuellement, pour communiquer un ordre non
temporel. En d’autres termes, bien que le déroulement de la pensée et du
discours soit linéaire, et qu’il y ait bien entendu un rapport privilégié entre
l’expression de l’ordre en général et de l’ordre temporel en particulier, nous
suggérons que l’idée reçue selon laquelle l’ordre discursif ou argumentatif est
par nature dicible systématiquement par une sorte de transfert métaphorique à
partir d’expressions dévolues au temps est trop simple ou inadéquate, en
particulier parce que les expressions linguistiques portent des contraintes
sémantiques propres qui peuvent empêcher de tels transferts, quelques
motivés qu’ils puissent être conceptuellement.
Ainsi, ensuite ou deuxièmement, qui sont selon nous sériels et non
temporels sémantiquement, peuvent – et c’est si courant que l’intuition
classerait volontiers ensuite parmi les expressions temporelles – introduire un
ordre temporel entre les événements qu’ils connectent ou entre l’événement
qu’ils introduisent et l’événement contextuellement pertinent (par exemple
pour deuxièmement). La valeur temporelle d’expressions comme d’abord ou
enfin résulte également d’un enrichissement, très standard, à partir d’une
sémantique ordinale et sous-déterminée (Saussure & Morency sous presse).
Ainsi, donc, certains adverbiaux ou connecteurs primitivement temporels,
comme maintenant ou après peuvent « porter sur l’énonciation » et non sur le
temps référentiel. Or, si notre étude précédente nous permettait assez
clairement de classer ensuite du côté des expressions sérielles, il faut
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 263

convenir que puis semble de prime abord se comporter de manière ambiguë,


tantôt réagissant comme un sériel et tantôt comme un temporel. De plus, la
question se pose d’identifier le statut de deux, voire trois variantes de puis qui
semblent se comporter différemment de puis : et puis, pis, et pis ; ces deux
dernières, que nous aborderons à la fin, relevant plus spécifiquement de
l’oral.
Dans un premier temps, nous allons rappeler et développer la
problématique en jeu et les principales observations pertinentes de la
littérature, avant d’apporter quelques éléments qui nous pousseront, comme
nous l’avons annoncé, à admettre que puis est bien un connecteur temporel,
même plus rigide que certains autres puisqu’il n’autorise tout simplement pas
de lecture non temporalisée des éléments qu’il relie.

2. Problématique générale : usages discursifs, argumentatifs et temporels

Les usages argumentatifs et discursifs des expressions adverbiales


habituellement considérées comme temporelles sont bien connus (Cf. par
exemple Schelling 1982 et 1983, Gerecht 1987, Mosegaard Hansen 1995 et
1998, Molendijk & de Swart 1996, Reyle 1998, Bacha 2005, Bras, Le
Draoulec & Vieu 2001, ainsi que Rabatel 2001 qui parle quant à lui de valeur
délibérative). Ces notions sont à distinguer toutefois de ce que la littérature
habituelle entend sous le terme de marqueur discursif ou connecteur
discursif, classe d’expressions ne portant que sur les connexions discursives,
c’est-à-dire ne concernant que l’organisation du discours stricto sensu, cf.
Nølke (1990), Schiffrin (1987), Rossari (2000) par exemple : contrairement à
ces dernières, les expressions que nous étudions ont uniquement dans certains
usages une fonction d’organisation du discours ou de l’argumentation.
Les cas de figure présentés ci-dessous illustrent ces effets non
directement temporels :
(1) De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait
s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute; et il
obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des casiers et
des corbeilles débordant d’articles à vil prix ; si bien que le menu peuple
s’amassait, barrait le seuil, faisait penser que les magasins craquaient de
monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins. Ensuite, le long des
galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple
les châles en été et les indiennes en hiver; il les entourait de rayons vivants,
les noyait dans du vacarme. (Zola, Au bonheur des dames).
(2) Je ne sortirai pas. D’abord je suis fatigué, ensuite aller au restaurant est la
dernière chose qui me ferait plaisir. Enfin, il y a un match à la télé ce soir.
(3) Il y a plein de cas où tu dois faire une sauvegarde supplémentaire. D’abord,
si tu ouvres un fichier reçu par e mail. Ensuite, si tu dois transférer le fichier
264 Louis de Saussure

à un collègue qui utilise une autre plate forme. Et puis surtout, chaque fois
que tu fais une modification sur le fichier original.
(4) C’est très joli. D’abord il y a une belle cour d’honneur. Ensuite il y a les
tours crénelées qui se dressent, massives et imposantes, au dessus des
douves. Et puis il y a les jardins, superbes, qui sont visités par des centaines
de touristes chaque été.

Ici, les connecteurs marquent la succession d’arguments ou de propositions


(1) ou, plus généralement, des énonciations elles-mêmes (2), en vue de
produire divers effets discursifs comme la motivation d’une série de
conséquences de raisonnements liées à une forme de prémisse (1) ou au
contraire la motivation d’une série de causes possible pour une inférence
présentée anaphoriquement (2). Enfin, (3) et (4) produisent des listes en
dehors de tout aspect justificatif, c’est-à-dire sans organisation argumentative
au sens logique : une énumération d’exemples pour (3) qui présente en
quelque sorte le degré zéro de la motivation de l’ordre, qu’on pourrait appeler
un ordre neutre, et une énumération descriptive pour (4), dont nous ferons
plus bas l’hypothèse que l’ordre s’y motive par d’autres raisons.
Lorsque les expressions adverbiales établissent une liste de propositions
correspondant à des arguments permettant de justifier une conclusion, comme
en (2), nous parlerons d’usages argumentatifs ; quand la liste produite n’a pas
de caractère de justification et ne constitue qu’une énumération sous forme
de liste, qu’il s’agisse d’une liste d’actions comme en (1), d’une énumération
d’exemples ou de descriptions, comme en (3) et (4), nous parlerons d’usages
proprement discursifs.
Une des options les plus courantes – et les plus simples – pour expliquer
la valeur tantôt temporelle et tantôt discursive ou argumentative de tels
connecteurs temporels passe par l’idée que toutes ces expressions seraient
primitivement temporelles, mais qu’elles pourraient s’enrichir en quelque
sorte non littéralement pour porter sur la temporalité non pas référentielle
mais énonciative, celle-ci pouvant bien entendu et plus spécifiquement
concerner l’organisation des arguments énoncés. Une telle hypothèse repose
sur un postulat cognitif très général : ce qui permet de traiter du temps
référentiel permettrait, par un transfert métaphorique, de parler du temps
énonciatif. L’explication serait élégante si elle n’était contredite par les faits,
car une conséquence de cette hypothèse doit être que toute expression portant
sur la temporalité référentielle doit pouvoir porter sur la temporalité
énonciative, puisqu’il s’agit alors d’un transfert purement pragmatique d’un
domaine source vers un domaine cible qui partage des propriétés essentielles
avec lui. Or il s’en faut de beaucoup que toutes les expressions qui semblent
a priori temporelles autorisent un tel « transfert ». Le cas de puis est à cet
égard frappant, puisque ensuite semble difficilement commutable avec puis
dans la lecture argumentative en (5) adapté de (2) :
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 265

(5) Je ne sortirai pas. D’abord, je suis fatigué, ? puis aller au restaurant est la
dernière chose qui me ferait plaisir.

Il en va de même avec de nombreuses expressions temporelles :


(6) Je ne sortirai pas. ? Avant, je suis fatigué, ? plus tard aller au restaurant est
1
la dernière chose qui me ferait plaisir .

L’explication qui passerait par cette sorte de transfert pragmatique <temps


référentiel Æ temps de l’énonciation> est donc trop forte en soi. Il est
théoriquement possible qu’elle soit exacte pour certaines expressions
temporelles seulement – et donc pour autant que la sémantique de ces
expressions l’autorise – ou qu’elle soit tout simplement fausse. Dans
Saussure & Morency (sous presse), nous proposions que les expressions
sérielles ont pour fonction de présenter une hiérarchie entre les informations
concernées, et que les contraintes contextuelles permettent d’identifier, si
nécessaire, une spécification du niveau sur lequel la hiérarchie porte : ordre
« neutre » comme en (3), ordre discursif comme en (4), ordre argumentatif
comme en (1) ou (2), ou, bien entendu, ordre temporel. Nous ajoutions que
certaines expressions comportent des contraintes d’emploi qui font supposer
qu’elles encodent une procédure spécifique, comme ensuite qui impose un
espace de temps vide (cf. Kozlowska 1997 et 1998) qui n’est aucunement
prédictible à partir de la base conceptuelle de « suite ». Autrement dit, nous
considérions que les effets discursifs (où l’ordre de présentation est pertinent
mais ne concerne pas un raisonnement) ou argumentatif (où l’ordre de
présentation concerne le raisonnement) obtenus avec des expressions soi-
disant temporelles sont en réalité des enrichissements parmi d’autres
possibles d’expressions sérielles. Nous affirmions même que les expressions
se rapportant aux concepts d’abord, de suite et de fin ne correspondaient
sémantiquement à rien de temporel. Nous observions à cet égard qu’une
combinaison comme ensuite mais pas après n’était pas contradictoire en
s’enrichissant de manière discursive ou argumentative, tandis que *après
mais pas ensuite ne permettait pas de « défaire » l’ordre spécifique signalé
par après au profit d’un élément ordinal sous-spécifié signalé par ensuite.
Les explications purement discursives ou textuelles, qui font des
connecteurs temporels des « marques d’intégration linéaire » (Auchlin 1981,
Adam 1990, Turco & Coltier 1988 par exemple), ou qui, dans les traditions
formelles comme la DRT (par exemple chez Reyle 1998), en font des items
de structuration discursive, mériteraient d’être assorties d’une sémantique
plus développée pour chacun de ces items.

1
Dans ces deux exemples, et après serait en revanche possible pour introduire le
deuxième terme.
266 Louis de Saussure

Il reste que les expressions proprement temporelles peuvent elles aussi


s’enrichir non-temporellement, comme après, en même temps, maintenant,
voire cependant si l’on admet une sorte de permanence temporelle dans la
sémantique de cette expression malgré sa spécialisation pour marquer le
contraste, tenant compte de cette permanence par exemple en didascalie de
bande dessinée. Alors ou tandis que ont eux aussi des usages
référentiellement temporels, bien qu’assez rares en français contemporain
(mais nous laisserons ici les cas d’alors et de tandis que car ils soulèvent
d’autres questions complexes) :
(7) Ils se voient souvent. Maintenant on ne sait pas s’ils sont amants (adapté
d’après Nef 1978, 154 et 156)
(8) Ils se voient souvent. En même temps, on ne sait pas s’ils sont amants.
(9) Ils se voient souvent. Après, on ne sait pas s’ils sont amants.
(10) Ils se voient souvent. Cependant, on ne sait pas s’ils sont amants.

Nous remarquons au passage que d’autres expressions pourtant de valeur


sémantique proche sur le plan temporel ne peuvent pas entrer dans ce type de
combinaisons sans forcer un sens référentiellement temporel :
(11) Ils se voient souvent. ?En ce moment / ?en cet instant/ ?à l’heure où je vous
parle on ne sait pas s’ils sont amants (Saussure 2008).

Les expressions temporelles autorisant un usage de type discursif ou


argumentatif semblent conserver une valeur temporelle : en (7), (8) et (10),
(bien que dans ce dernier cas on puisse suspecter une lexicalisation de
l’expression vers le contraste), les énoncés signalent que les deux éléments
coexistent au même moment2. En ce qui concerne puis, la question est pour
nous de savoir quels éléments plaident en faveur d’une valeur temporelle
inaliénable, et quels autres semblent au contraire le spécialiser du côté sériel.
Ce sont ces derniers que nous allons regarder d’abord.

2
On pourrait penser qu’il est naturel de construire un contraste à partir de la
coexistence temporelle lorsque la simple concomitance n’est pas
significativement informative en elle même, puisque dès lors les deux éléments
doivent trouver leur pertinence par une différence autre que temporelle.
Toutefois, même si l’intuition nous incite à cette analyse, il resterait beaucoup à
expliquer pour la faire sortir du niveau de la spéculation pure. Ainsi, on peut i)
se demander pourquoi au même moment ou au même instant ne parviennent pas
à remplir cette fonction, et ii) signaler que deux événements temporellement
consécutifs peuvent parfaitement entrer en relation de contraste avec
maintenant, dans des énoncés comme Elle a démissionné le matin ; maintenant,
elle est revenue au travail le soir même, qui inciterait à une lecture concessive.
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 267

3. Considérations sur les valeurs « non-temporelles » de puis

Partant de la considération qu’ensuite appartient à la catégorie des


connecteurs sériels connaissant facilement des enrichissements temporels,
mais permettant également, comme c’est le cas par définition pour les sériels,
des enrichissements discursifs et argumentatifs, si puis commutait sans peine
avec ensuite dans les différents cas de figure (temporel, discursif,
argumentatif), et si les lectures concernées (consécution temporelle,
discursive, argumentative) étaient maintenues dans la commutation (d’autres
éléments de sens émergeant par ailleurs éventuellement) alors puis devrait
être classé parmi les sériels. Nous avons toutefois vu avec l’exemple (5) que
la commutation est impossible dans certains cas, et nous faisons l’hypothèse
qu’elle est problématique pour les cas de connexion argumentative.
Nous observons toutefois que puis commute sans peine avec ensuite
dans certains cas d’usages discursifs, comme en (4), que je reprends ci-
dessous en (4’), ou en (12). Notons déjà que la commutation avec et puis est
également possible :
(4’) C’est très joli. D’abord il y a une belle cour d’honneur. Ensuite / puis / et
puis il y a les tours crénelées qui se dressent, massives et imposantes, au
dessus des douves. Ensuite / puis/ et puis il y a les jardins, superbes, qui sont
visités par des centaines de touristes chaque été.
(12) (à propos d’une pièce montée) : (…) D’abord c’était un carré de carton bleu
figurant un temple (…) ; ensuite / puis / et puis se tenait au second étage un
donjon en gâteau de Savoie (…) ; et enfin sur la plate forme supérieure (…)
on voyait un petit amour (d’après Flaubert, Madame Bovary, cité par Adam
1990 :154).

Mais la commutation par puis reste problématique également dans certains


cas d’usage discursif, comme en (3), repris en (3’) ci-dessous, dans lequel on
note toutefois que et puis reste possible :
(3’) Il y a plein de cas où tu dois faire une sauvegarde supplémentaire. D’abord,
si tu ouvres un fichier reçu par e mail. Ensuite / et puis / ?puis, si tu dois
transférer le fichier à un collègue qui utilise une autre plate forme. Ensuite /
et puis / ? puis surtout, chaque fois que tu fais une modification sur le fichier
original.

La même situation vaut pour les usages argumentatifs ; nous ajoutons et


puis dans l’exemple (5) :
(5’) Je ne sortirai pas. D’abord, je suis fatigué, ensuite / et puis / ? puis aller au
restaurant est la dernière chose qui me ferait plaisir.
268 Louis de Saussure

Autrement dit, ensuite et et puis sont possibles dans tous les cas, mais
puis n’est possible que dans certaines connexions discursives. Il y a à cela
deux conséquences. La première est qu’il vaudrait la peine de considérer puis
et et puis comme des expressions bien distinctes. La deuxième est que
l’hypothèse d’un puis sériel est donc plus difficile à tenir, bien qu’il faille
déterminer quels enrichissements discursifs sont rendus possibles avec puis.
Auparavant, il faut pourtant rappeler qu’à plusieurs égards, la syntaxe et
la sémantique de puis en font une expression d’apparence bien peu
temporelle.
Tout d’abord, puis est syntaxiquement proche d’une conjonction,
comme le note en particulier Bacha (2005) avec l’exemple (13), qui relie des
groupes nominaux.
(13) Pierre regarda Luc puis Marie (Bacha 2005 : 148).

Toutefois, il nous semble qu’une valeur temporelle est impossible à éliminer


de la connexion réalisée par (13). Ainsi, dans une séquence où la connexion
temporelle aurait peu de sens, par exemple avec un présent d’habitude,
l’usage de puis est rendu difficile :
(14) ?Pierre aime causer avec Luc puis Marie.

Ajoutons qu’ensuite semble nettement plus difficile ici (tout comme après
d’ailleurs), et au contraire de et ensuite ou et après, et autorisant de facto
toute combinaison car plaçant le second connecteur sous sa dépendance, ce
dernier prenant un simple rôle de modifieur du connecteur et :
(13’) Pierre regarda Luc ?après / ?ensuite / et après / et ensuite Marie.

Sans entrer sur cette question qui ne concerne pas directement cet article, on
ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ensuite ne parvient pas à
connecter deux SN, ce qui implique qu’une forme comme V1 SN1 ensuite
SN2 ne peut s’enrichir comme, elliptiquement, V1 SN1 ensuite V1 SN2, au
contraire de puis.
Il faut ajouter que puis, comme une conjonction, n’est pas déplaçable
intra-prédicativement, au contraire d’ensuite :
(15) Elle lui rendit ses baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent
ensuite / *puis Pépé, qui tendait ses petits bras (Zola, Au bonheur des
dames).

C’est également ce que relève Mosegaard Hansen (1998) en appliquant


le test de la postposition, possible tant pour ensuite que pour un adverbe
temporel comme après, mais impossible avec puis :
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 269

(16) Il est vrai qu’ensuite / après il est parti.


(17) * Il est vrai que puis il est parti (Mosegaard Hansen 1998 : 294)

Ces points, donc, hormis ce qui concerne la connexion entre deux SN,
plaident apparemment pour un puis qui aurait une valeur conjonctive, qui
serait opposable à une valeur adverbiale, et le rapprocherait d’une valeur
logique. Mais on remarque que ce dernier test ne nous renseigne guère sur la
valeur temporelle ou sérielle de l’expression : la plupart de ces expressions,
quelles qu’elles soient, admettent la postposition. L’impossibilité de
postposer puis est donc indépendante du caractère sériel ou temporel de cette
expression, et nous n’avons d’ailleurs pas d’explication sémantique pour ce
phénomène syntaxique pour l’instant. Toutefois, ce fait est certainement à
rapprocher de l’observation très intéressante de Mosegaard Hansen (1998)
qui note que puis n’est pas focalisable, au contraire d’ensuite, par exemple en
construction clivée :
(18) C’est ensuite qu’il est parti.
(19) * C’est puis qu’il est parti (Mosegaard Hansen 1998 : 294).

Dans ces tests, puis réagit en général comme une conjonction sur le plan
syntaxique. Soit. Ce qui est en revanche bien contestable, c’est qu’il faille en
tirer la conclusion que puis n’aurait pas valeur temporelle, ce qui est une
question sémantique.
Pourtant, tant Bacha (2005) que Mosegaard Hansen (1998) considèrent
à la lumière de tels exemples que puis n’a pas de valeur temporelle en
français contemporain mais bien une valeur conjonctive, opposant les deux,
bien que Mosegaard Hansen reste assez ambiguë, considérant que puis a une
valeur temporelle primitive, sans préciser si elle fait référence à une primitive
sémantique ou, ce qui semble plutôt le cas, à une origine diachronique
(attestée quant à elle bien entendu), tout en ajoutant que cette valeur s’est
« plus ou moins perdue » en français contemporain.
Reyle (1998) note encore que puis ne peut endosser de relations
causales, ce qui semblerait soit l’éloigner encore davantage d’une éventuelle
valeur temporelle, si l’on suppose un lien étroit entre temporalité et causalité,
soit – ce que nous préférons – le spécialiser sur la relation temporelle pure :
(20) Max a beaucoup travaillé ?puis il a réussi.

Il faut d’ailleurs rappeler que la causalité peut relever de différents


rapports temporels : concomitance, recouvrement, adjacence…, et le lien
entre temps et cause est souvent réduit par erreur à la simple consécution.
En utilisant la dichotomie entre connecteurs temporels et sériels, il est
possible de fournir une observation supplémentaire concernant la
270 Louis de Saussure

focalisation. Tout d’abord, remarquons qu’ensuite n’est pas non plus


focalisable, en tout cas en clivée, lorsqu’il est dans sa valeur discursive :
(21) D’abord je suis fatigué. *C’est ensuite que je n’ai aucune envie d’aller au
cinéma.

Remarquons ensuite qu’aucun connecteur sériel n’est focalisable en usage


discursif ou argumentatif :
(22) *C’est d’abord que je suis fatigué.
(23) *C’est premièrement que je suis fatigué.
(24) *C’est enfin que je suis fatigué.

Puisque puis n’est pas focalisable dans ces usages, et que l’ensemble des
sériels ne l’est pas non plus, la conclusion devrait s’imposer : puis est tout
simplement un connecteur sériel, tout comme ensuite. Mais ce serait oublier
que les expressions temporelles, elles non plus, ne sont pas focalisables en
usage discursif :
(25) *C’est maintenant qu’on ne sait pas s’ils sont amants.

La littérature hésite donc à juste titre entre un puis temporel et un puis


qui remplirait une autre fonction. Si Adam (1990) inscrit puis dans une série
d’abord – puis – ensuite – enfin qui a pour fonction d’induire un ordre de
lecture et de signaler la trace de l’opération de mise en texte (deux éléments
qui ancrent ainsi puis dans une fonction première discursive), il considère
toutefois que les éléments de cette série ont une origine morphosémantique
temporelle. Il est difficile de savoir ce qu’il faut en conclure, tout comme
avec le postulat de Mosegaard Hansen (1998) que nous avons évoqué plus
haut : cela signifie-t-il que puis a une base sémantique temporelle mais qui
serait défaite ou enrichie en discours ? Si tel est le cas, il faudrait alors se
poser la question de savoir comment on passe d’un niveau d’interprétation
encodé temporel à un niveau d’interprétation pragmatique discursif. Ou alors
s’agit-il de la question diachronique ? En ce qui concerne puis, on sait
qu’avant le XVIIe siècle, puis pouvait être en situation intraprédicative – ce
qui l’éloigne de la conjonction – et, surtout, puis a pour origine post. Ce qui
nous incitera à comprendre cette « origine » comme diachronique dans le
propos tant d’Adam que de Mosegaard Hansen, tout en nous demandant
maintenant si puis a retenu quelque chose de son sens primitivement
temporel ou non.
La valeur principalement discursive ainsi attribuée à puis se retrouve
aussi à propos d’enfin, dont Cadiot & al. (1985) disent qu’il « sert à mettre
fin à un discours précédent » (Luscher & Moeschler 1990 disent de manière
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 271

similaire que enfin marque « la fin d’un discours » ou « le dernier élément


d’un discours »).
Il reste tout de même quelques auteurs qui ne se contentent pas de ces
apparences. Reyle (1998) puis Borillo & al. (2003) considèrent que puis est
d’une part proche de la conjonction car il connecte des informations de même
niveau hiérarchique, et d’autre part qu’il a bien une valeur temporelle, car il
introduit une relation de narration forte, à savoir, dans les termes de la
sémantique dynamique, qu’il introduit une relation de consécution,
éventuellement adjacente, mais qui exclut la causalité.
La question qui subsiste donc est celle de savoir si puis est bien
sémantiquement sériel, auquel cas son emploi temporel résulte d’une
spécification contextuelle, comme avec ensuite, ou temporel, auquel cas ce
sont les emplois non-temporels qui sont dérivés par enrichissement
pragmatique. Nous avons vu qu’il y a deux étrangetés avec puis : la première
est qu’une commutation de ensuite par puis est impossible ou difficile dans
certaines configurations, et la seconde est que ensuite mais pas après est une
suite possible pour signaler l’ordonnancement discursif, tandis que puis mais
pas après est impossible. Nous allons maintenant suggérer que ces deux
éléments plaident pour un puis bel et bien temporel.

4. Puis temporel

Les cas où puis ne commute pas avec ensuite sont les deux suivants :
a) Lorsque la connexion des propositions concerne l’ordre de l’enchaîne
ment argumentatif, en particulier s’il y a lieu de présenter une liste
d’arguments justifiant une conclusion ou découlant d’une prémisse. Ce cas
est illustré par l’exemple (5).
b) Lorsque la connexion des propositions concerne une liste nécessairement
atemporelle, comme en (3’) ou (1’) ci dessous, où la non consécution
temporelle est instaurée par l’imparfait :
(1’) De cette loi, il tirait toutes sortes d’applications. D’abord, on devait
s’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute
(…) ?Puis, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui
chômaient, par exemple les châles en été et les indiennes en hiver; il les
entourait de rayons vivants, les noyait dans du vacarme. (d’après Zola, Au
bonheur des dames).

De ces observations, il ressort que puis n’est compatible qu’avec les usages
temporels et certains usages discursifs, excluant les usages argumentatifs et
les listes atemporelles.
Si puis était vraiment une expression sérielle, il disposerait d’une base
sous-déterminée signalant l’énumération pure, c’est-à-dire une liste de
spécifications variées pour un topique commun, ce que nous avons appelé
272 Louis de Saussure

l’ordre « neutre ». Or puis est impossible dans ces cas de figure, qui sont du
ressort de la liste atemporelle, comme en (3’). Si puis était sériel, il devrait
être compatible par spécification avec tout ordre hiérarchisé, ce que nous
allons discuter dans un instant, puis avec la temporalité, ce qu’il est (avec la
restriction causale selon Reyle ou Borillo), et enfin avec la distribution des
fonctions logiques argumentales, ce qu’il n’est pas. En d’autres termes, puis
ne suit pas un schéma d’enrichissement sériel. Toutefois, combiné à d’autres
connecteurs, puis admet une certaine souplesse qui demande d’être analysée
dans une étude ultérieure : puis enfin semble ne poser problème dans aucune
configuration, tout comme et puis (on ne parle pas ici de questions
syntaxiques comme le placement intraprédicatif ou le clivage).
En ce qui concerne d’autres cas de figure d’ordre hiérarchisé, si puis
admet en effet des hiérarchies ordinales a priori non temporelles comme
celles qui concernent l’axe du moins au plus important ou celui du proche au
lointain, ainsi que l’illustrent respectivement (26) et (4), l’hypothèse que nous
voulons défendre est qu’en fait, puis impose une lecture temporalisée de ces
cas de figure :
(26) Que demande Isaac pour son fils Jacob ? Premièrement les rosées du Ciel,
les bénédictions spirituelles, puis / ensuite les biens de la terre (d’après
Bourdaloue, Sermons pour les jours de carême).

Pour nous, l’ordre narratif temporel est communiqué par tous les emplois de
puis seul. En (26), cet ordre est par ailleurs fortement invité par le contexte.
Nous suggérons qu’en (26), puis impose – et c’est peut-être en lien avec sa
facette conjonctive – une narration qui reprend les différentes demandes et
les séquentialise, tandis que, avec ensuite, cette séquentialité temporelle ne
serait qu’invitée par le contexte.
Une telle posture pourrait sembler très spéculative, voire contre-
intuitive tant le sens commun associe des expressions comme ensuite à la
temporalité plutôt qu’à la séquentialité. Mais si l’on tente d’avoir une lecture
non narrative de (26), et donc d’avoir une interprétation en termes de liste
atemporelle, on s’aperçoit en effet qu’ensuite la permet, au contraire de puis,
ce qui nous fait revenir aux observations que nous avons faites à ce sujet ci-
dessus. Il se trouve simplement que le contexte de (26) défavorise une telle
lecture puisque plusieurs demandes ne peuvent se faire en même temps. On
ne peut donc que favoriser dans une certaine mesure une lecture
détemporalisée en modifiant l’exemple sans pouvoir l’interdire
complètement, mais cela devrait suffire à notre observation :
(26’) Isaac a demandé à Dieu toutes sortes de choses pêle mêle : premièrement
les rosées du Ciel, ensuite / ?puis les biens de la terre…
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 273

En (4’), notre hypothèse est que puis impose une lecture temporalisée, un
effet de parcours spatio-temporel, où le regard passe de la cour aux tours et
aux jardins, effet d’ailleurs signalé par le Grevisse et le Robert, et que nous
associerions avec un effet de subjectivité, de point de vue. La subtilité de
l’effet réside en ceci que cet effet reste possible avec ensuite en tant
qu’enrichissement pragmatique, mais qu’avec puis, il est obligatoire, et donc
commandé par la valeur temporelle de puis.
Ce n’est que lorsqu’une telle lecture temporalisée est contextuellement
non pertinente que puis sera discriminé ou étrange, comme avec la liste
atemporelle ou l’usage argumentatif.
Il faut ici apporter une légère nuance à l’impossibilité de puis en usage
argumentatif : selon notre hypothèse, puis devrait s’y rendre possible si une
lecture temporelle de l’argumentation est possible. Cela devrait être le cas si
puis peut s’interpréter métalinguistiquement : je dis A, puis je dis B, etc.
C’est la nuance de sens qui nous semble apparaître dans le cas où un énoncé
comme (5) devait être produit avec une présomption de pertinence optimale.
D’où notre point d’interrogation, plutôt qu’une stellarisation.

5. Et puis quelques remarques conclusives

Nous l’avons dit : les auteurs que nous avons rencontrés sur cette question
traitent généralement et puis sans le distinguer clairement de puis seul. Ainsi,
Mosegaard Hansen (1995) cite de nombreux exemples en et puis à l’appui de
ses développements au sujet de puis. Or et puis, nous l’avons vu, se comporte
radicalement différemment de puis seul, et ressemble de fait beaucoup à
ensuite, bien que n’imposant pas, en usage temporel, d’intervalle « vide », et
fonctionnant vraiment comme une conjonction (autorisant la connexion entre
deux SN au contraire de ensuite et bloquant la focalisation). Nous suggérons
une analyse compositionnelle de et puis assez simple : puis portant une
spécification temporelle, il vient modifier le connecteur et quant à lui sous-
spécifié, mais sans faire changer et de catégorie sémantique (ni syntaxique).
En gros, un et puis est une sorte particulière de et. Ce qu’ajoute puis reste une
valeur temporelle, quand il s’agit de connecter des événements : hormis dans
la lecture métalinguistique, ce qui différencie (27) et (27’), qu’on adapte d’un
exemple souvent évoqué, c’est la temporalité imposée par et puis malgré le
caractère discontinu des procès :
(27) Max a écrit une lettre à Lady Ann et il a bu une bouteille de vodka.
(27’) Max a écrit une lettre à Lady Ann et puis il a bu une bouteille de vodka.

Il reste à mentionner que l’oral pis, contrairement à ce qu’on aurait pu


supposer, ne semble pas être une variante de puis mais bien un équivalent
pour et puis, peut-être même une variante aphéréthique de et puis en cours de
274 Louis de Saussure

lexicalisation. Ainsi, pis apparaît commutable pour les usages typiques de et


puis mais non pour les usages typiques de puis :
(28) Il y aura certainement plus de tartelettes. Pis j’ai pas faim (attesté, adulte)
/ ?puis j’ai pas faim.
(29) Et puis / pis / ?puis je veux dire, faut quand même pas charrier.

Prétendre que pis serait plus aisé à la prononciation que puis


nécessiterait d’être étayé par une étude psycholinguistique détaillée, car une
observation de surface donnerait plutôt au moins une équivalence : qu’on
pense à des situations comme et puis zut ! au moins aussi naturel, sinon plus,
que et pis zut. Mais cela nous emmène vers et pis, qui ne nous semble exister
que dans des structures assez particulières, et sujet à une variation diatopique,
et que nous ne pouvons aborder ici sérieusement.

Références

Adam, J.-M. (1990). Eléments de linguistique textuelle : théorie et pratique


de l'analyse textuelle, Liège : Mardaga.
Auchlin, A. (1981). Réflexions sur les marqueurs de la conversation, Etudes
de linguistique appliquée 44 : 88-103.
Bacha, J. (2005). (Et) puis : marqueur temporel et connecteur argumentatif,
in : J. Goes, (éd.), L'adverbe : un pervers polymorphe, Arras : Artois
Presses Université : 147-162.
Borillo, A. ; Bras, M. ; Le Draoulec, A. ; Molendijk, A. ; de Swart, H. ;
Verkuyl, H. ; Vet, C. ; Vetters, C. ; Vieu, L. (2003). Tense and aspect,
in: H. de Swart & F. Corblin, (eds), Handbook of French Semantics.
Standford : CSLI publications : 231-348.
Bras, M. ; Le Draoulec, A. ; Vieu, L. (2001). French Adverbial Puis Between
Temporal Structure and Discourse Structure, in: M. Bras & L. Vieu,
(eds.), Semantic and Pragmatic Issues in Discourse and Dialogue:
Experimenting with Current Dynamic Theories. Oxford : Elsevier.
Bras, M. ; Le Draoulec, A. (2006). Quelques candidats au statut de
‘connecteur temporel’, Cahiers de Grammaire 30 : 219-237.
Cadiot, A. ; Ducrot, O. ; Fradin, B. ; Nguyen, T.B. (1985). Enfin, marqueur
métalinguistique, Journal of Pragmatics 9 : 199-239.
Gerecht, M.-J. (1987). Alors: opérateur temporel, connecteur argumentatif et
marqueur de discours, Cahiers de Linguistique française 8 : 69-79.
Kozlowska, M. (1997). Bornage et ordre temporel, Cahiers de linguistique
française 19 : 345-68.
Kozlowska, M. (1998). Bornage, télicité et ordre temporel, in : J. Moeschler
& al., Le Temps des événements : 221-244.
L’étrange cas de puis en usages discursif et argumentatif 275

Luscher, J.-M. ; Moeschler, J. (1990). Approches dérivationnelles et


procédurales des opérateurs et connecteurs temporels: les exemples de
et et de enfin, Cahiers de linguistique française 11 : 77-104
Molendijk, A. ; de Swart, H. (1999). L’ordre discursif inverse en français,
Travaux de Linguistique 39 : 77-96.
Mosegaard Hansen, M.-J. (1998). The semantic status of discourse markers,
Lingua, 104-3/4 : 235-260.
Mosegaard Hansen, M.-J. (1995). Puis in Spoken French : from Time
Adjunct to Additive Conjunct?, Journal of French Language Studies,
5.1 : 31-56
Nef, F. (1978). Maintenant 1 et maintenant 2 : sémantique et pragmatique de
‘maintenant’ temporel et non temporel, in : J. David ; R. Martin, (éds),
La notion d'aspect, Metz : Université de Metz : 145-166.
Nøjgaard, M. (1992). Les adverbes du français : essai de description
fonctionnelle, Historisk filosofiske Meddelelser, 66 (1).
Nølke, H. (1990). Les adverbiaux contextuels : problèmes de classification,
Langue française 88 : 12-27.
Rabatel, A. (2001). La valeur délibérative des connecteurs et marqueurs
temporels mais, cependant, maintenant, alors, et dans l’embrayage du
point de vue. Propositions en faveur d’un continuum argumentativo-
temporel, Romanische Forschungen 113-2 : 153-170.
Reyle, U. (1998). A note on enumerations and the semantics of puis and
alors, Cahiers de Grammaire 23 : 67-79.
Rossari, C. (2000). Connecteurs et relations de discours : des liens entre
cognition et signification, Nancy, Presses Universitaires de Nancy.
Saussure, L. de (2008). Maintenant : présent cognitif et enrichissement
pragmatique, Cahiers Chronos 20 : 53-76.
Saussure, L. de & Morency, P. (sous presse). Adverbiaux temporels et sériels
en usage discursif, Cahiers chronos, communication présentée au
Colloque Chronos 7, Anvers, 2006.
Schelling, M. (1982). Quelques modalités de clôture: les conclusifs
finalement, en somme, au fond, de toute façon, Cahiers de Linguistique
Française 4 : 63-107.
Schelling, M. (1983). Remarques sur le rôle de quelques connecteurs (donc,
alors, finalement, au fond) dans les enchaînements en dialogue, Cahiers
de Linguistique Française 5 : 169-187.
Schiffrin, D. (1987). Discourse Markers, New York : Cambridge University
Press.
Turco, G. ; Coltier, D. (1988). Des agents doubles de l’organisation textuelle,
les marqueurs d’intégration linéaire, Pratiques 57 : 57-79.
Développement et évolution
des temps du passé en français :
passé simple, passé composé et venir de + infinitif

Carl VETTERS
Univ Lille Nord de France, F-59000 Lille, France
ULCO, HLLI, F-62200 Boulogne-sur-Mer, France

0. Introduction

L’objectif de cet article est d’étudier la diachronie des temps du passé en


français en partant des principes universaux et des schémas de
développement présentés dans Bybee, Perkins & Pagliuca (1994 – désormais
BPP). Je commencerai (§ 1) par une brève présentation des hypothèses
avancées dans cet ouvrage. Les sections suivantes seront consacrées aux
temps verbaux français qui suivent le schéma de développement qui mène
aux valeurs d’antérieur et de perfectif : le passé simple (§ 2), le passé
composé (§ 3) et la périphrase verbale venir de + infinitif (§ 4). Pour
terminer, je m’attarderai sur deux valeurs, prévues par BPP, que certains ont
attribuées au passé composé : la résultativité (§ 5) et l’inférence (§ 6).

1. Le modèle de Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)

Bybee, Perkins et Pagliuca (1994 : 9-22) proposent une série d’hypothèses


pour une théorie de la grammaticalisation. La plupart de leurs hypothèses
avaient déjà été avancées par d’autres chercheurs (p. ex. Traugott 1982,
Lehmann 1982 ou Heine, Claudi & Hünnemeyer 1991), mais j’ai choisi de
fonder mon étude des temps du passé du français sur leur présentation dans la
mesure où ils appliquent ces hypothèses au développement des morphèmes
de temps, aspect et modalité dans les langues du monde.

1.1. Les hypothèses de départ

Parmi les hypothèses avancées dans BPP, voici celles qui nous intéressent le
plus :
(1) a. Détermination par la source
b. Unidirectionnalité des changements sémantiques
c. Existence de voies universelles de développement
d. Maintien de la signification d’origine
e. Existence de plusieurs « couches » (‘layering’)

© Cahiers Chronos 21 (2010) : 277 298.


278 Carl Vetters

(1a) La signification des constructions lexicales qui sont à la base de la


création de morphèmes grammaticaux, ou « grammèmes », détermine le
parcours de grammaticalisation que suivra le grammème en question. Toute
unité lexicale n’est pas susceptible d’être grammaticalisée : les notions à
partir desquelles les grammèmes se développent sont généralement des
concepts de base de l’expérience humaine, conçues de façon semblable dans
différentes cultures (cf. aussi Traugott 1982, Heine, Claudi & Hunnemeyer
1991). C’est ce qui explique selon BPP (1994 : 10) les ressemblances de
comportement diachronique de grammèmes ayant la même source lexicale
dans des langues géographiquement et génétiquement non apparentées. Cela
n’implique pas qu’une source lexicale ne peut donner qu’un seul sens
grammatical, mais que cette source détermine le parcours que ce grammème
pourra suivre dans son développement sémantique.
(1b) Le développement grammatical est unidirectionnel ; en d’autres termes,
la langue ne retourne pas en arrière. Le processus de grammaticalisation est
un processus par lequel le matériel lexical subit une érosion sémantique et
phonologique pour devenir un grammème avec un sens de plus en plus
abstrait et général, qui sera de plus en plus dépendant de son contexte (ce
point sera illustré par l’évolution du passé composé). Cette hypothèse
implique que des usages anciens, peu ou pas grammaticalisés, ou
grammaticalisés mais antérieurs à d’autres valeurs dans un parcours de
développement grammatical, ne devraient pas – une fois qu’ils ont disparu –
réapparaître plus tard dans l’histoire du grammème. Cette hypothèse prédit,
par exemple, que le passé simple français, qui a perdu la valeur de parfait
qu’il avait en latin, ne pourra jamais la récupérer ; mais elle prédit également
que, dans le cas du passé composé, le lien étroit entre l’auxiliaire et le
participe passé ne se relâchera pas et que des constructions comme *Jean a
des lettres reçues, dont on a trouvé des attestations jusqu’au XVIIe siècle (cf.
Brunot & Bruneau 1969 : 311) ne réapparaîtront pas.
(1c) La combinaison de (1a) et (1b) prédit qu’il existera des voies
universelles pour le développement du sens grammatical. Des
grammaticalisations dans des langues différentes qui partent de matériel
lexical identique ou similaire sont supposées se développer en suivant le
même développement diachronique. BPP y ajoutent que des parcours qui
sont à l’origine différents (à cause d’une source lexicale différente) tendent à
se rejoindre dans les stades ultérieurs de la grammaticalisation. Plus loin,
j’illustrerai ce principe à l’aide du passé composé et de la périphrase venir de
+ infinitif.
(1d) Certaines nuances de la signification lexicale d’origine peuvent être
retenues longtemps après le début de la grammaticalisation. BPP illustrent
cette hypothèse à l’aide de deux exemples. D’une part, malgré la grande
Développement et évolution des temps du passé en français 279

interchangeabilité de will et shall, il reste difficile de dire ?*Will I call you a


cab ? parce que le maintien d’une nuance de volonté rend ce verbe modal peu
approprié pour des questions à la première personne (cf. BPP 1994 : 16 :
« the speaker is quite inappropriately asking whether s/he wants to call a
cab »). D’autre part, la différence entre le passé composé français et les
formes perfectives slaves peut être expliquée par le fait que celles-ci sont
construites à partir de préfixes locatifs, qui contiennent l’idée de l’atteinte
d’une limite. En conséquence, les formes perfectives slaves ne sont utilisées
que pour des situations téliques, comportant une limite inhérente. (cf. BPP
1994 : 87-90)
(1e) De même que d’autres (cf. Hopper 1991), BPP signalent qu’une langue
peut avoir plusieurs « couches » de grammèmes d’âges différents qui entrent
en concurrence pour exprimer des notions sémantiques proches et dont les
domaines se chevauchent. Cette hypothèse peut être illustrée par les temps du
passé en français. Les § 2, 3 et 4 de cet article montreront comment le passé
simple, le passé composé et venir de + infinitif se situent principalement sur
la même voie de développement.

1.2. Les voies de développement qui mènent vers des grammèmes


exprimant l’antérieur et le passé (perfectif ou aspectuellement neutre)

Pour l’analyse des temps du passé en français qui suit, je me fonderai


principalement sur le schéma suivant des voies de développement qui mènent
aux grammèmes perfectifs ou passés (BPP 1994 : 105) :

Inference from Indirect


Results Evidence
« be » / Resultative
« have »

« come » Anterior Perfective /


Simple Past
« finish »
Directionals Completive Derivational
Perfective

Les études consacrées au français ne font d’habitude pas la distinction


entre « résultatif » et « antérieur » faite ici et réunissent les deux catégories
dans une seule, reprenant l’un des termes ou utilisant le terme « parfait » pour
cette catégorie. Pourtant, en linguistique générale, il y a de bonnes raisons de
280 Carl Vetters

distinguer ces deux catégories (cf. Nedjalkov & Jaxontov 1988). Le résultatif
dénote un état provoqué par une action dans le passé, l’antérieur indique
qu’une action passée est pertinente pour le moment de référence. Cette
différence se manifeste en anglais par des constructions avec be pour le
résultatif et des constructions avec have pour l’antérieur :1
(2) a. Résultatif
He is gone.
The door is closed.
b. Antérieur
He has gone.
The door has closed.

Seul le résultatif garantit que la situation est toujours en cours au temps de


référence, ici le moment de la parole :
(3) a. *He is gone and come back already.
*The door is opened and closed several times.
b. He has gone and come back already.
The door has closed and opened several times.

En d’autres termes, dans le cas de l’antérieur, une action passée peut être
présentée comme étant pertinente au moment de référence alors que l’état qui
en résultait a pris fin. BPP empruntent à Nedjalkov & Jaxontov (1988) le test
de la compatibilité avec still :
(4) a. He is still gone.
The door is still closed.
b. He has still gone.
The door has still closed.

Seul dans le cas du résultatif avec be (4a) still a sa valeur aspecto-temporelle.


Dans les énoncés antérieurs avec have, still prend la valeur argumentative de
‘nevertheless’.
Le schéma ci-dessus indique que les formes antérieures ont tendance à
évoluer vers une valeur de temps du passé, avec une valeur aspectuelle
perfective, ou ambivalente (‘simple past’), dépendant de la présence de
formes imperfectives concurrentes. Pour les formes françaises étudiées ici, ce
passage sera discuté aux § 2 à 4. En anglais, par contre, ce passage n’a pas
encore eu lieu pour le present perfect dans la langue standard, comme le
montre son incompatibilité avec des compléments de temps qui réfèrent au

1
Les exemples (2) (4) sont empruntés à BPP (1994: 63 65).
Développement et évolution des temps du passé en français 281

passé (5a) ou l’impossibilité de l’utiliser dans des séquences de progression


narrative :2
(5) a. *John has left yesterday.
b. A moment later, Maigret *has walked down the staircase, *has gone across
the dining room and its ill assorted furniture, and then *has reached the
terrace, which was dripping with the sun’s first hot rays.

Néanmoins, plusieurs études signalent que le processus menant vers une


prétérisation du present perfect a bel et bien commencé (cf. Fryd 1998).
Selon Engel & Ritz (2000) qui se fondent sur un corpus oral d’émissions
radio, en Australie, le present perfect s’utilise déjà avec des compléments de
temps qui réfèrent au passé (6a) et dans des séquences de progression
narrative (6b) :
(6) a. Police confirm that at 16.30 hours yesterday the body of Ivan Jepp has been
located. (92.9 FM radio Perth, cite par Engel & Ritz 2000: 130)
b. I’d done enough, and she said ‘Can you sign this?’ and I said ‘Oh, okay, one
final signing, I promise, and will you go away? And she said ‘Yeah, yeah’.
So I’ve got a texta, I’ve held her straight and I’ve written on her forehead
‘Hi Mum, I’ve tried drugs for the first time.’ (Triple J radio Sidney, cite par
Engel & Ritz 2000: 134)

Quand un grammème passe d’une étape à l’autre dans le schéma, la


valeur plus ancienne peut être maintenue ou disparaître. Le passé simple, par
exemple, a perdu la valeur d’antérieur qu’il avait en latin, tandis que le passé
composé a maintenu sa valeur d’antérieur tout en ayant acquis une valeur de
temps du passé perfectif. L’existence d’une valeur résultative de la
construction être + participe passé en français moderne sera discutée au § 5.
Il reste deux parties du schéma ci-dessus, que je n’ai pas commentées.
D’une part, le parcours de développement des grammèmes complétifs
construits sur des verbes de type finir, terminer ou sur des prépositions de
direction ne concerne pas le français, mais est fondamental pour les langues
slaves. Il ne sera pas discuté ici. D’autre part, BPP prévoient la possibilité du
développement d’une valeur inférentielle pour les grammèmes résultatifs
construits sur ‘être’ ou ‘avoir’. Une telle valeur « médiative » a été attribuée

2
Voici l’exemple français dont (5b) est inspiré :
(i) Quelques instants plus tard, Maigret descendait l’escalier, traversait le
salon aux meubles disparates, gagnait la terrasse ruisselante des rayons
déjà chauds du soleil. (Simenon, La nuit du carrefour, LdP 2908, p. 61)
En anglais, ni le present perfect, ni le past progressive, n’est compatible avec la
progression temporelle dans ce type de contexte.
282 Carl Vetters

au passé composé par certains chercheurs (cf. Guentcheva 1994). Je


discuterai au § 6 le bien-fondé de cette analyse.

2. Le passé simple

Des trois grammèmes étudiés ici, le passé simple est le plus ancien. Il est issu
du parfait latin, qui déjà en latin classique, avait parcouru l’ensemble du
parcours de développement prévu par BPP et acquis une valeur de passé
perfectif, permettant d’exprimer la succession des événements, typique de la
narration 3:
(7) (…) in Asiam profugit, ad hostes se contulit, poenas rei publicae graues
iustasque persoluit (Cicéron, Laelius 37)
Il s’enfuit en Asie, passa à l’ennemi, paya son crime envers l’Etat d’une
lourde et juste peine.

Cet emploi correspond à celui qu’a gardé le passé simple en français


moderne, comme le montre la traduction française de (7). Or le parfait latin
avait d’autres emplois, que le passé simple a perdu au cours de l’histoire.
Ainsi, certains parfaits à valeur d’antérieur dans la terminologie de BPP sont
traduits en français moderne par des passés composés :
(8) a. Ignosce L. Cinnae. Deprehensus est ; iam nocere tibi non potest (Sénèque,
de Clementia III, 7, 6)
Pardonne à Cinna. Il a été arrêté / Il est arrêté ; désormais il ne peut plus te
nuire.
b. Eius disputationis sententias memoriae mandaui (Laelius 3)
J’ai confié à ma mémoire les termes de cette discussion ( je les ai toujours
en mémoire.

Mais d’autres correspondent à des passés antérieurs (9a) ou à des plus-que-


parfaits (9b) :
(9) a. Legiones ubi primum planitiem attigerunt, infestis contra hostes signis
constiterunt (César, La guerre des Gaules VII, 51, 3)
Dès que nos légions eurent atteint la plaine, elles s’arrêtèrent face à
l’ennemi, prêtes à attaquer.
b. Nec minus quam est pollicitus Vercingetorix animo laborabat ut reliquas
ciuitates adiungeret (César, La guerre des Gaules VII, 31, 1)
Et, tout comme il l’avait promis, Vercingétorix consacrait toute son énergie
à rallier les autres cités.

3
Les exemples (7) à (9) ont été empruntés à Mellet (2000) qui propose une
analyse éclairante et originale du parfait latin.
Développement et évolution des temps du passé en français 283

C’est la raison pour laquelle S. Mellet (2000) estime à juste titre que le
parfait latin n’est pas un perfectum praesens, comme le veut la tradition (cf.
Wilmet 1992 ou Engel 1998), mais un praeteritum perfectum :
« Le retour aux grammairiens latins d’une part, l’étude des emplois du parfait
dans les textes d’autre part, nous ont convaincue que cette forme était bien un
prétérit ; sa fonction est donc d’abord de situer l’événement comme antérieur
au repère énonciatif dominant, que celui ci soit centré sur le sujet anonyme et
désincarné d’une narration historique, sur le présent d’un locuteur engagé
dans un échange discursif, voire sur le lieu indéterminé d’où émanent les
vérités générales. […]. Par ailleurs, une autre constante, de nature aspectuelle,
s’est dégagée de la variété des emplois et des interprétations contextuelles de
cette forme : dans tous les cas, le procès est saisi au-delà de son terme ;
[…].
A priori, la clôture de l’intervalle de déroulement de p induit la repré
sentation d’un état adjacent ; cette représentation sera néanmoins désactivée si
d’autres procès viennent prendre place entre le terme de p et t0 ; elle sera au
contraire valorisée si le contexte suggère un lien fort entre p et la situation en
t0. […]
Par ailleurs, en ne fournissant par lui même aucune détermination sur la
nature et la localisation exactes du repère énonciatif, le parfait s’oppose
nettement aux deux autres prétérits latins, l’imparfait et le plus que parfait,
dont la construction exige la détermination d’un repère translaté dans le passé
et érigé en point de vue sur le procès. » (S. Mellet 2000 : 104 105)

En français moderne, le passé simple n’a gardé que la valeur de passé


perfectif (cf. (7)), les autres emplois ont disparu au cours de l’histoire. La
fonction d’exprimer l’antérieur du présent a été reprise par le passé composé
dès l’ancien français (cf. par exemple Bonnard & Régnier 1997 : 132 ;
Brunot & Bruneau 1969 : 333). Or, les emplois à valeur d’antérieur du passé
simple n’ont pas disparu d’emblée lors du passage du latin à l’ancien
français. Buridant (2000 : 365-367) signale que le passé simple a en ancien
français un « éventail d’emplois spécifiques ». Il s’agit principalement de
deux types d’usages résiduels, disparus en français moderne.
D’une part, Buridant mentionne le passé simple relationnel, qui est un
passé simple avec un point de référence au présent, en d’autres termes, un
emploi qui a gardé l’ancienne valeur d’antérieur. L’exemple suivant cité par
Buridant (2000 : 365), avec ses variantes, est révélateur :
(10) a. Sachiez que nos ne venimes por vos mal faire, ainz venimes por vos garder
et por vos deffendre se vos faites ce que vos devés (Villehardouin, La
Conqueste de Constantinople, 146)
Sachez que nous ne sommes pas venus pour vous nuire, mais nous sommes
venus pour vous protéger et vous défendre si vous faites ce que vous devez.
b. variante manuscrit C : nos ne sommes pas venut
284 Carl Vetters

c. variante manuscrit E : nos ne venimes mie ça

Le manuscrit C remplace le passé simple par un passé composé tandis que


l’adverbe déictique dans le manuscrit E marque la référence au hic et nunc.
D’autre part, le passé simple de l’ancien français a hérité du parfait latin
un emploi « descriptif », qui est traduit par un imparfait ou par un présent en
français moderne :
(11) a. Li chevaliers fu baus (Chastelaine de Vergi, cité par Bonnard & Régnier
1997 : 133)
Le chevalier était beau.
b. Li quens Guillelmes fu mout de grant aïr (Aliscans 687 ; ex. cité par
Buridant 2000 : 366)
Le comte Guillaume était plein de fougue
c. Bons fu li secles al tens ancïenur (Alexis, 1 ; ex. cité par Buridant 2000 :
367)
Le monde était parfait dans les temps anciens
d. Tous furent de Eve et d’Adam (Proverbes français du Moyen âge, 2435 ; ex.
cité par Buridant 2000 : 366)
Tout le monde descend d’Eve et d’Adam
e. De Bretaigne la Menur fui (Les Lais de Marie de France, Guigemar 315,
ex. cité par Buridant 2000 : 366)
Je suis né en Petite Bretagne (litt. Je suis de Petite Bretagne)
f. Fuit etiam disertus (Cicéron, cité par Bonnard & Régnier : 1997 : 133)

Buridant distingue deux cas de figure. (11a-c) relèvent de ce qu’il appelle le


passé simple descriptif atypique. Il s’agit de passés simples qui sont traduits
en français moderne par des imparfaits et la construction se limite à un
nombre restreint de verbes, principalement estre et avoir, mais aussi rester,
gesir, seoir et tenir. (11f) montre que cet emploi du parfait existait déjà en
latin classique. (11d-e) sont des passés simples marquant l’origine,
construction que Buridant limite au seul verbe estre.
La traduction d’un passé simple, forme perfective par excellence en
français moderne, par un temps imperfectif comme le présent ou l’imparfait
peut surprendre à première vue. Rappelons qu’il s’agit d’un emploi hérité du
latin (cf. (11f)), époque où le temps en question avait encore sa valeur
d’antérieur, qui n’a pas entièrement disparu en ancien français, comme le
montre également (10). Or, il n’est pas exceptionnel qu’un temps avec une
valeur antérieure puisse être utilisé dans des contextes où le français moderne
utilise des temps imperfectifs. Le temps antérieur par excellence, à savoir le
present perfect anglais (Cf. Dahl 1985 et BPP 1994 : 61), s’utilise également
dans des contextes où le français moderne utilise le présent :
Développement et évolution des temps du passé en français 285

(12) a. I have been ill since Saturday.


b. Je suis malade depuis samedi.

Selon J. Pohl (1958 : 130), même le passé composé français peut dans
certains contextes « fixer dans le passé le début d’un procès qui dure
toujours ». Pour lui, (13) est imperfectif, dans la mesure où les chrétiens
regardent toujours le Christ comme leur fondateur :
(13) Peu de faits peuvent être retrouvés avec certitude dans la légende qui a
entouré la vie de celui que le christianisme a regardé comme son fondateur.
(M. Goguel, Jésus, ex. cité par Pohl 1958 : 130)

Si les exemples (11d-e) sont semblables à (12) et peuvent donc être expliqués
sur la base de la valeur d’antérieur que le passé simple de l’ancien français
avait hérité du parfait latin, qu’en est-il des énoncés comme (11a-c) où le
passé simple ne correspond pas à un présent, mais à un imparfait en français
moderne ? Rappelons l’analyse du parfait latin proposée par Mellet (2000) :
pour elle le parfait latin n’est pas un parfait présent, mais un parfait passé. En
d’autres termes : l’événement se situe dans le passé, mais la localisation du
repère d’où il est vu n’est pas déterminée ; il peut aussi bien être présent (cf.
(11d-e)) que passé (cf. (11a-c)).
Avec le temps, le passé simple a perdu les emplois résiduels à valeur
d’antérieur. Les grammairiens et les linguistes semblent s’accorder pour dire
que ces emplois étaient courants au XIIe et XIIIe siècles, mais en voie de
disparition au XVe (cf. Buridant 2000, Bonnard & Régnier 1997, Wilmet
1970). Nous avons relevé quelques occurrences au XVIe siècle (cf. aussi
Caudal & Vetters 2007), chez Rabelais, Jodelle et Monluc, y compris la
compatibilité avec depuis :
(14) a. Il ne se presenta pas grande occasion, despuis que je fuz arrivé au camp.
(Blaise deMonluc, Commentaires, vol 1, Paris : Picard, p. 82)
b. Depuis ce seul moment je senti bien ma playe
Descendre par l’œil traistre en l’ame encore gaye. (Jodelle, Œuvres,
« Cléopatre captive », p. 95)
c. O que bienheureux fut en ceste année celuy qui eut cave fraische & bien
garnie. (Rabelais, Pantagruel, Chapitre 2)

Mais au XVIIe, le passé simple semble définitivement avoir perdu sa


valeur d’antérieur. C’est à ce moment que commence la longue
« déchéance » du passé simple. Je ne rouvrirai pas ici le débat sur la
« disparition » du passé simple, mais je me contenterai de signaler trois faits :
(i) Fournier (1998 : 399) situe le début de la disparition du passé simple de
l’oral dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
286 Carl Vetters

(ii) A l’époque classique, le passé composé développe une valeur de passé


perfectif, et devient un concurrent dangereux pour le passé simple. Cette
évolution sera décrite au § 3.
(iii) Au XXe siècle le passé simple a également perdu beaucoup de terrain à
l’écrit. Il n’est plus prédominant dans la presse (cf. e.a. Herzog 1981) et
même dans la fiction narrative son usage n’est plus aussi évident qu’il ne
l’était. Comme lecteur assidu de polars, j’ai pu constater que ces dernières
années, les romans policiers écrits à la première personne y recourent de
moins en moins.

3. Le passé composé

Le passé composé français trouve son origine en bas latin, où vidi se voit
concurrencé par habeo visum (cf. Wilmet 1992). A l’origine, habere avait son
sens lexical fort dans cette construction, comme dans l’énoncé suivant de
Cicéron, emprunté à Wilmet (1992 : 30) :
(15) Inclusum in Curia senatum habuerunt (Cicéron)
Ils maintinrent le sénat enfermé dans la Curie

Rappelons (cf. le § 1) que selon BPP le processus de grammaticalisation est


un processus par lequel le matériel lexical subit une érosion sémantique et
phonologique pour devenir un grammème avec un sens de plus en plus
abstrait et général, qui sera de plus en plus dépendant de son contexte. Pour le
passé composé, cela veut dire que (i) le sens lexical de l’auxiliaire s’atténuera
au fur et à mesure et que (ii) les positions respectives de l’auxiliaire et du
participe se figeront. Or ce processus sera très lent. Bien que la valeur
d’antérieur du présent avec auxiliaire désémantisé existe dès les textes les
plus anciens en ancien français, on trouve également des occurrences de la
construction avoir + participe passé où le verbe avoir a gardé son sens
lexical plein :
(16) Et chis empereres avoit letres seur lui escrites qui disoient que juroit que ja
li Sarrasin n’aroient triuves de lui (Robert de Clari, ex. cité par Brunot &
Bruneau 1969 : 310)
Et cet empereur [il s’agit d’une statue] avait sur lui des lettres écrites [une
inscription] qui disaient qu’il jurait que jamais les Sarrasins n’auraient
trêves de lui.

Selon Brunot et Bruneau (1969 : 310) :

« En ancien français, le participe construit avec avoir peut conserver son


indépendance ; il peut jouer, auprès du complément d’objet, le rôle d’un
Développement et évolution des temps du passé en français 287

adjectif ; le verbe avoir garde son sens plein de « posséder », « avoir en sa


possession » »

L’occurrence d’avoir + participe passé dans (16) ne peut donc pas être
considérée comme une occurrence de la structure grammaticalisée que BPP
appellent antérieur. En effet, deux raisons s’y opposent : (i) le sens lexical
plein y est trop présent et (ii) le lien entre avoir et le participe est trop lâche
pour pouvoir parler d’auxiliation ici.
La perte du sens lexical semble avoir été plus rapide que la fixation des
positions respectives de l’auxiliaire et de l’auxilié. Voici un exemple, de la
même source, où Brunot et Bruneau considèrent que avoir + participe passé
est un vrai passé composé (sic, il s’agit plutôt d’un plus-que parfait). Dans
(17), le sens lexical d’avoir s’est amenuisé et le participe se trouve en
position finale, après l’objet.
(17) Ichele porte n’estoit onques ouverte devant là que li emperes revenoit de
bataille et que il avoit tere conquise. (Robert de Clari, ex. cité par Brunot &
Bruneau 1969 : 310)
Cette porte n’était jamais ouverte sauf quand l’empereur revenait de guerre
et qu’il avait conquis de la terre.

La fixation définitive de l’auxiliaire et de l’auxilié, signe d’une


grammaticalisation avancée, prendra d’ailleurs beaucoup de temps. Brunot et
Bruneau (1969 : 311) signalent que Corneille écrit encore « Aucun
étonnement n’a leur gloire flétrie » (Horace, v. 964) dans le sens de « n’a
flétri leur gloire ».
BPP distinguent (1994 : 63) entre grammèmes antérieurs jeunes et
anciens, le critère étant le développement d’une valeur de passé ou de
perfectif : un grammème antérieur est considéré comme étant jeune tant qu’il
n’a pas encore acquis une valeur de perfectif ou de passé. Comme je l’ai
signalé au § 1 ci-dessus, le present perfect anglais semble actuellement se
trouver dans la phase de transition entre les deux stades, étant donné que les
occurrences à valeur passée commencent à se manifester (cf. Fryd 1998 et
Engel & Ritz 2000).
Un grammème passé (perfectif ou aspectuellement neutre) se distingue
par deux caractéristiques que n’a pas un grammème antérieur jeune : (i) il
s’utilise pour exprimer la progression narrative et (ii) il est compatible avec
des compléments de temps qui réfèrent au passé. Voyons à présent quand
cette évolution a eu lieu pour le passé composé.
En regardant l’histoire du passé composé français, on est tout de suite
frappé par l’énorme décalage temporel entre la manifestation des traits (i) et
(ii). C’est d’ailleurs ce qui nous a fait suggérer dans Caudal & Vetters (2007)
que (i) est de nature pragmatique et (ii) de nature sémantique, l’évolution
pragmatique étant en quelque sorte l’antichambre de l’évolution sémantique.
288 Carl Vetters

Le trait (i) apparaît très tôt : le passé composé exprime la progression


narrative dès les textes les plus anciens. Aussi bien Bonnard & Régnier
(1997) que Buridant (2000) estiment que le passé composé fonctionne déjà
comme temps du passé en ancien français. Buridant, auquel j’emprunte
l’exemple (18) dans lequel la progression narrative (i) est manifeste, ne
s’exprime cependant pas sur la compatibilité avec les compléments de temps
passé (ii) :
(18) Vers le palés est alés ;
Il en monta les dégrés.
En une canbre est entrés,
Si comença a plorer
Et grant dol a demener (Aucassin et Nicolette, VII, 6 10, cité par Buridant
2000 : 381)
(Il s’est dirigé vers le palais, en a gravi les marches. Il est entré dans une
chambre, et là il commence à pleurer et à laisser s’épancher son chagrin)

Bonnard et Régnier, par contre, signalent l’incompatibilité avec les


compléments de temps passé en ancien français : « le verbe est ordinairement
au passé simple quand la référence au passé est exprimée par un complément
de temps […]. La règle est aussi bien observée si le fait s’est passé le jour
même » (1997 : § 87). Cette dernière observation fait allusion à la fameuse
« Règle des 24 heures » d’Henri Estienne, sur laquelle je reviendrai ci-
dessous.
La grande mutation sémantique du passé composé aura lieu à l’époque
classique. Pour s’en rendre compte, l’étude statistique des cooccurrences
verbo-adverbiales de Liu (1999) est très utile. Les données qu’elle présente, à
partir d’un corpus de littérature épistolaire et que je commenterai plus loin,
montrent que le mouvement commence timidement au XVIIe siècle, se
confirme au XVIIIe et aboutit au XIXe siècle sur une situation où le passé
composé a presque complètement supplanté le passé simple dans certains
contextes où celui-ci était prédominant deux siècles plus tôt.
On peut se demander comment une langue passe d’une situation où un
grammème n’est compatible avec aucun complément de temps passé vers une
situation où ce grammème est compatible avec presque tous les compléments
de temps passé (sous réserve de compatibilité aspectuelle, bien entendu). La
voie suivie par le passé composé est très intéressante. Peu sont ceux qui à
l’époque classique avaient entrevu le fonctionnement réel du passé composé.
Bien entendu, le débat était obscurci par la tristement fameuse « Règle des
24 heures », qui remonte à Henri Estienne et qui a été reprise par beaucoup
de grammairiens (dont Arnauld & Lancelot 1660, v. aussi Fournier 1998) et
selon laquelle le passé composé s’emploie pour les événements survenus le
jour de l’énonciation et le passé simple pour les événements situés plus loin
dans le passé. Comme le signale Wilmet (1992), cette règle ne correspondait
Développement et évolution des temps du passé en français 289

pas à la réalité, même si ceux qui ne la respectaient pas risquaient d’attirer les
foudres de l’Académie (cf. la querelle du Cid, v. aussi Fournier 1998 :
chapitre 18).
Malgré l’influence négative de la règle des 24 heures, certains
grammairiens de l’époque avaient compris la logique de la compatibilité du
passé composé avec les compléments du temps 4. Selon Maupas (1618) et
Chiflet (1659) (cf. aussi Fournier 1998 : 403, 413, 415), le passé composé
peut se combiner avec un complément de temps passé, à condition que ce
complément réfère à un espace de temps qui inclut le moment d’énonciation.
Ainsi, il s’utilise avec cet hiver, cette année, ce siècle, etc., mais non pas avec
hier, la semaine passée, etc. qui demandent le passé simple. En d’autres
termes, lors de son passage d’une valeur d’antérieur du présent à une valeur
de temps du passé, le passé composé semble d’abord avoir trouvé une voie
intermédiaire entre la référence au présent et celle au passé : l’événement
passé est localisé dans un intervalle ouvert qui inclut en même temps une
période passée et le moment présent.
On peut ajouter que la distribution du passé simple et du passé composé
décrite par Maupas et Chiflet était restée stable depuis plusieurs siècles. En
fait, les observations de ces grammairiens du XVIIe rendent déjà compte de la
distribution de ces temps verbaux dans le corpus de moyen français de
Wilmet (1970), comme le montrent des données suivantes que Caudal et
Vetters (2007) ont extraites des tableaux de Wilmet (1970 : 278, 280).

PS PC
ce matin : 0 6
aujourd’hui 1 9
Hier 25 0
avant hier 6 0
cet hiver 0 2
cet été 0 3
cette année 1 3
l’autre jour 10 1

Or cette période de stabilité s’achève avec le XVIIe siècle, quand le passé


composé commence timidement à se combiner avec des compléments de
temps passé qui n’incluent pas le moment de l’énonciation. Cette évolution
coïncide avec la disparition du passé simple de la langue orale, sans qu’il soit
possible de dire lequel de ces deux phénomènes a causé ou précédé l’autre.
Certains grammairiens de la deuxième moitié du XVIIe ou du début du
4
Bien entendu, le passé composé a gardé sa capacité à exprimer la référence au
passé en l’absence de complément de temps, qui existe dès les textes les plus
anciens en ancien français. La règle des 24 heures n’y changera rien.
290 Carl Vetters

XVIIIe siècle étaient d’ailleurs déjà conscients de ce changement important.


D’après Chiflet (1659) « Le prétérit indéfini [PC] se peut dire de toute sorte
de temps passé. Hier j’ay bien soupé : & aujourdhuy j’ay mal disné » alors
que Buffier (1709), tout en gardant une préférence pour le passé simple,
admet la combinaison du passé composé avec un complément de temps
passé : « avec un mot qui marque un temps entièrement écoulé, on mettra
plutôt le prétérit simple, je fis cela hier, je voyageai l’année passée : bien
qu’on pût dire, j’ay fait cela hier, j’ay voyagé l’année passée » (cf. aussi les
extraits de ces ouvrages dans Fournier 1998 : 415-16).
Voici quelques données pertinentes sur la concurrence passé simple /
passé composé, extraites des statistiques de Liu (1999), qui permettent de
voir l’énorme progression du passé composé dans la littérature épistolaire du
XVIIe au XIXe siècle.

XVIIe siècle XVIIIe siècle XIXe siècle


PS PC PS PC PS PC
Ce N 9,36% 90,64% 5,04% 94,96% 1,46% 98,54%
Hier 98,4% 1,6% 48,09% 51,91% 2,16% 97,84%
Le lendemain 92,44% 7,56% 60% 40% 40% 60%
La veille 73,08% 26,92% 37,5% 62,5% 33,3% 66,67%
Jours de la 81,73% 18,27% 40,28% 59,72% 6,90% 93,10%
semaine
Le N 78,54% 22,46% 42,74% 57,26% 19,32% 80,68%

On constate que, conformément aux observations de Maupas et Chifflet, seul


avec ce N le passé composé est prédominant au XVIIe siècle, mais les
statistiques pour les autres types de compléments de temps montrent que ce
même Chifflet avait raison d’annoncer dès 1659 que le passé composé peut
référer à des périodes du passé fermées, qui n’incluent pas le moment
d’énonciation 5. Le XVIIIe siècle confirme la tendance amorcée au XVIIe. Au
XIXe siècle, dans la littérature épistolaire, le passé composé est majoritaire
dans tous les contextes étudiés par Liu.
On a vu que le passé composé moderne « narratif » naît à l’époque
classique. A partir de la, il continuera incessamment à prendre du terrain sur
le passé simple. Au XXe siècle, il va même concurrencer celui-ci sur son
terrain privilégié, la fiction narrative. Mais contrairement au passé simple, le
passé composé n’a pas perdu ses valeurs anciennes : il s’utilise toujours
5
Excepté le cas spécifique de hier, qui au XVIIe ne se combine que très rarement
avec le passé composé (1,6% des cas selon Liu). Ce retard de hier par rapport
aux autres compléments de temps passé est probablement dû à l’influence de la
règle des 24 heures, qui est d’autant plus forte ici que hier réfère à l’intervalle
qui jouxte la frontière de la dernière nuit, inscrite dans cette règle artificielle.
Développement et évolution des temps du passé en français 291

comme antérieur du présent, sans qu’on puisse constater le moindre indice


d’un fléchissement de cet emploi. Je montrerai au § 5 ci-dessous, en me
fondant sur Creissels (2000) qu’il a même gardé un emploi plus ancien,
résultatif dans le sens de Nedjalkov & Jaxontov (1988).

4. La périphrase venir de + infinitif

L’émergence même de cette périphrase permet de valider l’une des


hypothèses fondamentales de BPP, à savoir celle de l’existence de plusieurs
« couches » (‘layering’) de grammèmes d’âges différents qui entrent en
concurrence pour exprimer des notions sémantiques proches et dont les
domaines se chevauchent. En effet, l’existence de deux grammèmes d’âge
différent sur le schéma de développement antérieur Æ passé, à savoir le passé
simple et le passé composé, n’a pas empêché la genèse d’une forme
supplémentaire, plus récente que les deux autres.
Le schéma de (BPP 1994 : 105) étudié au § 1.2 prévoit la possibilité de
la création d’un grammème antérieur à partir de verbes de type venir. Ce
même verbe se prête d’ailleurs à la création de temps futurs (cf. BPP 1994 :
11), or la présence de la préposition de empêche la référence au futur. La
spécificité de venir par rapport à être et avoir réside selon BPP dans le fait
que les grammèmes à partir de venir donnent directement une valeur
d’antérieur, sans passer par le stade de la résultativité 6. Pour le cas du
français, on peut ajouter que je viens d’arriver contient une notion de
proximité temporelle, absente des deux autres formes qui ont suivi le
parcours antérieur Æ passé (perfectif), même si la tristement célèbre « règle
des 24 heures » a pu suggérer à tort que le passé composé exprimait le passé
récent (cf. le § 3 ci-dessus).
Selon Gougenheim (1929 : 122-123), l’expression venir de + infinitif
remonte au Moyen Âge, « pour signifier que l’on est de retour, après avoir
accompli telle ou telle action ». En d’autres termes, le sens lexical de
« déplacement » est encore présent, en même temps qu’une valeur
aspectuelle antérieure (l’action accomplie), comme dans les exemples
suivants cités par Gougenheim (1929 : 122) :
(19) a. Chevaliers sui d’estranges terres ;
De tournoiier vieng pour conquerre
(Rec. Fabl., t. II, p. 51 ; XXXIV, v. 146)
b. Quand [les marchands] vienent de marchéander,
Il font mesoner lor mesons (Ibid, t. II, p. 124, XXXVII, v. 34)
c. Quand il furent revenu de cachier ches Grius (Robert de Clari, XLIII, 30)

6
Ou en d’autres termes, comme prévu par BPP, des voies de développement
différentes à l’origine tendent à se rejoindre en cours de route.
292 Carl Vetters

Comme le montre (19c), la construction existait aussi avec revenir de.


Dès le XVe siècle, ce que Gougenheim appelle « le sens périphrastique
du passé récent », c’est-à-dire des emplois aspecto-temporels avec perte du
sens spatial de déplacement, devient courant, comme dans l’exemple suivant
qu’il cite (1929 : 123) :
(20) Je viens d’habiller mon enfant ;
Il est couché ; dont je m’en voys,
Afin d’estre réconfortant
Ma mère en son cruel esmoy.
(Moralité de Charité, ATF, III, 386)

Or l’usage ancien avec maintien du sens spatial se retrouve encore au XVIe


siècle, comme dans (21) :
(21) Elle a rencontré mon maistre qui venoit de souper de la ville (Larivey, cité
par Gougenheim 1929 : 123)

A l’époque classique, la processus de grammaticalisation de la


construction est tellement avancé que sa valeur aspecto-temporelle est
généralement admise et commentée par la plupart des grammairiens (v.
Gougenheim 1929 : 124126).
Reste la question de savoir si le passage d’une valeur antérieure à une
valeur de passé perfectif a eu lieu et, si la réponse à cette question est
affirmative, quand il a eu lieu. J’ai étudié venir de + infinitif au tout début de
ma carrière de linguiste (cf. Vetters 1989). Dans cet article, je critiquais
l’analyse de Dominicy (1983) qui ne prévoit pas de valeur de passé récent
pour venir de + infinitif, mais uniquement une valeur d’antérieur du présent.
Mon argumentation était fondée sur toute une série d’occurrences de corpus
où venir de + infinitif se combine avec des compléments de temps passé,
parmi lesquels les suivants :
(22) a. Un important conseil d’administration vient de se tenir le 5 courant à
Boulogne sur Mer (L’Oeuvre 13 9 1932, cité par Flydal 1943 : 105)
b. Quel lâche ! Il vient d’essayer de me la raconter tout à l’heure. (Anouilh,
cité par Klum 1961 : 220)

Après la publication de l’article, j’ai eu l’occasion de discuter de la


question avec Marc Dominicy, qui admettait mon analyse pour le français
contemporain, tout en maintenant la sienne pour le français classique. En
d’autres termes, s’il a raison, ce que les données dont je dispose actuellement
semblent confirmer, le passage d’antérieur à passé perfectif a eu lieu entre le
XVIe et le XXe siècle. Ce qui est certain, c’est que venir de + infinitif était
déjà devenu un passé récent au XIXe siècle, comme l’attestent les exemples
littéraires suivants :
Développement et évolution des temps du passé en français 293

(23) a. Allons, capitaine, unissons nos fortunes et entr’aidons nous comme nous
venons de le faire tout à l’heure. (Mérimée, cité par Flydal 1943 : 104)
b. En effet, le sieur Bovary venait de décéder l’avant veille. (Flaubert, cité par
Flydal 1943 : 105)
c. Nous venons récemment de perdre encore une sœur charmante. (Lamartine,
cité par Gougenheim 1929 : 127)

Signalons pour terminer cette section que l’hypothèse de l’existence de


plusieurs « couches » de grammèmes exprimant des notions sémantiques
proches est encore confirmée par le fait que venir de n’est pas la seule
périphrase qui s’est ajoutée au passé simple et au passé composé sur le
schéma de développement antérieur Æ passé (perfectif). Gougenheim (1929 :
128-132) signale que « venir de s’est heurté dans sa diffusion à des tournures
analogues ou à d’autres formes », à côté de constructions éphémères ou
régionales (dont devenir de et partir de). Il il cite deux constructions quasi-
synonymes qui ont eu une diffusion plus large. D’une part, ne faire que de +
infinitif est attesté depuis le XVIe siècle :
(24) Je ne fais que d’arriver (Larivey, cité par Gougenheim 1929 : 129)

De l’autre, sortir de + infinitif est déjà mentionné par le Dictionnaire de


l’Académie en 1718 (sortir d’entendre la messe, sortir de disner) et se
retrouve encore chez Verlaine, Jules Romains et Proust :
(25) a. Je sortais d’être un peu communard (Verlaine, cité par Gougenheim 1929 :
128)
b. Vous ne serez jamais si mal reçu que par une de ces faces moches qui sort
de vider le pot de chambre (Jules Romains, cité par Gougenheim 1929 :
128 129)
c. Vous comprenez que je sors d’en prendre (Proust, cité par Gougenheim
1929 : 129)

5. La valeur résultative du passé composé

Le schéma de développement de BPP prévoit que les grammèmes antérieurs


construits à l’aide des verbes être et avoir ont d’abord une valeur résultative
avant de devenir des antérieurs. Cette valeur me semble manifeste dans les
exemples suivants de Cicéron et de Robert de Clari déjà cités au § 3 :
(15) Inclusum in Curia senatum habuerunt (Cicéron)
Ils maintinrent le sénat enfermé dans la Curie
294 Carl Vetters

(17) Ichele porte n’estoit onques ouverte devant là que li emperes revenoit de
bataille et que il avoit tere conquise (Robert de Clari, ex. cité par Brunot &
Bruneau 1969 : 310)
Cette porte n’était jamais ouverte sauf quand l’empereur revenait de guerre
et qu’il avait conquis de la terre.

On pourrait penser que cette valeur s’est perdue lors de l’évolution ultérieure
du grammème. Cela semble en effet être le cas pour avoir + participe passé.
D’ailleurs, les études consacrées aux temps verbaux en français ne font
d’ordinaire pas la distinction entre résultatif et antérieur faite par BPP (1994 :
63-65) (cf. le § 1.2 ci-dessus), mais rangent souvent les deux dans une seule
catégorie, appelée parfait, accompli, antérieur ou résultatif. Une exception
importante à cette pratique est Creissels (2000). Bien que sa catégorie du
résultatif semble plus large que celle de BPP, son analyse permet d’affirmer
que, contrairement à avoir, la construction être + participe passé a gardé
plusieurs emplois résultatifs dont au moins les suivants correspondent à la
définition de la résultativité de BPP (exemples empruntés à Creissels 2000 :
136-137):
(i) être + PP comme résultatif de verbes qui n’existent qu’à la forme
pronominale :
(26) a. Il s’est évanoui il y a deux heures (…mais entre temps il a repris connais
sance)
b. Il est évanoui depuis deux heures (…* mais entre temps il a repris connais
sance)
c. Il s’est toujours évanoui  Il s’est encore évanoui
(à l’accompli, toujours chaque fois que les conditions étaient réunies;
encore une fois de plus)
d. Il est toujours évanoui Il est encore évanoui
(au résultatif, toujours et encore peuvent également se paraphraser par
rester : Il reste évanoui)

(ii) être + PP comme résultatif d’un verbe intransitif qui se conjugue avec
avoir :
(27) a. La viande a pourri il y a longtemps.
b. La viande est pourrie depuis longtemps.

Creissels y ajoute que certains verbes qui se conjuguent au passé composé


présentent des formes homonymes entre le « passé composé » (valeur que j’ai
appelée antérieur en suivant BPP) et le résultatif, ce qu’il illustre à l’aide du
cas de partir :
Développement et évolution des temps du passé en français 295

(28) a. Il est parti il y a trois jours (… et il est rentré ce matin)


(passé composé : le complément de temps date un événement antérieur)
b. Il est parti depuis trois jours (*…et il est rentré ce matin)
(résultatif : le complément de temps indique le début d’un état actuellement
en vigueur)
c. Il est encore parti
(deux interprétations possibles :
passé composé : il est parti à nouveau, il est parti une fois de plus
résultatif : il reste absent, il n’est pas encore revenu)

Les données présentées dans (26), (27) et (28) me semblent suffire


largement pour avancer qu’au moins le grammème du passé composé
construit avec l’auxiliaire être a maintenu sa valeur ancienne de résultatif. A
ma connaissance, avoir + participe passé n’a pas gardé cette valeur.

6. Le passé composé a-t-il une valeur inférentielle ?

Le schéma de développement de BPP (1994 : 105) présenté au § 1.2 prévoit


que les formes résultatives peuvent évoluer vers une valeur médiative ou
évidentielle (‘indirect evidence’). L’hypothèse selon laquelle le passé
composé français a une valeur inférentielle a été défendue par Guentcheva
(1994), selon qui les passés composés des énoncés suivants expriment cette
valeur :
(29) Regarde les yeux rouges du concierge !
Il a pleuré !
Non, il a dû boire.
(30) Tiens, la valise de François n’est plus dans sa chambre !
Il est parti !
Non, il a dû la déplacer.

Il me semble cependant que cette analyse fait l’erreur classique de confondre


le sens qui est apporté par une forme et celui qui est apporté par son contexte.
Dans (29) et (30), c’est le contexte dans lequel le passé composé est employé
qui permet de comprendre que il a pleuré et il est parti sont des inférences de
la part du locuteur. Cette information n’est pas apportée par le passé composé
lui-même, qui y a sa valeur « normale » d’antérieur du présent. Il suffit de
changer le contexte et la valeur inférentielle disparaîtra, malgré la présence
du passé composé :
296 Carl Vetters

(29’) Regarde les yeux rouges du concierge !


Il a pleuré !
Tu penses ?
J’en suis sûr, je l’ai vu pleurer tout à l’heure.
(30’) Tiens, la valise de François n’est plus dans sa chambre !
Il est parti ! Il m’avait demandé de lui appeler un taxi. Il a pris le TGV de
16 heures 22.

En d’autres termes, le passé composé s’utilise dans des contextes inférentiels,


mais n’est pas lui-même un marqueur d’inférence.

7. Conclusions

Le but de cet article était d’appliquer au français l’approche diachronique


présentée dans BPP (1994), et ceci pour les temps qui se situent sur le
schéma antérieur Æ passé (perfectif), en l’occurrence, le passé simple, le
passé composé et la périphrase verbale venir de + infinitif. Voici les
conclusions de cette étude.
1. Le passé simple est le grammème français le plus ancien qui relève de ce
schéma. En latin, il avait encore sa valeur d’antérieur, valeur qui était
devenue résiduelle en ancien français, mais qui permet d’expliquer les
emplois relationnels et descriptifs que ce temps avait encore à cette époque.
A partir du français classique, il disparaîtra de la langue parlée et perdra de
plus en plus de terrain. Actuellement, c’est une forme arrivée « en fin de
parcours »
2. Le passé composé est né en bas latin comme forme résultative et ensuite
antérieure. Dès l’ancien français, il s’utilise pragmatiquement comme temps
du passé dans des énoncés exprimant la succession temporelle. Mais pour la
combinaison avec des compléments de temps passé, il faudra attendre plus
longtemps. Dès le moyen français, il peut localiser un événement passé dans
un intervalle de temps qui commence dans la passé et qui s’étend jusqu’au
présent. La combinaison avec un complément de temps passé, référant à un
intervalle clos qui n’inclut pas l’énonciation commencera à se développer à
partir du XVIIe siècle et deviendra très courante à partir du XVIIIe siècle.
C’est la naissance du passé composé « narratif » moderne. Malgré cette
valeur narrative « moderne », le passé composé n’a pas entièrement perdu sa
valeur résultative d’origine. Au moins la construction être + participe passé a
maintenu des emplois résultatifs, dans le sens strict de BPP. Par contre, le
passé composé n’a pas acquis de valeur inférentielle. Les analyses qui lui
attribuent cette valeur font la confusion classique entre la valeur d’une forme
et celle apportée par le contexte dans laquelle elle est employée.
Développement et évolution des temps du passé en français 297

3. Venir de + infinitif commence à s’utiliser dès le Moyen Âge. La présence


simultanée du passé simple, du passé composé et de venir de + infinitif est
conforme à l’hypothèse de la présence simultanée de plusieurs grammèmes
d’âges différents sur le même schéma de développement. A l’origine, cette
périphrase a une valeur d’antérieur, mais de même que le passé composé, elle
a acquis une valeur de passé perfectif. La combinaison avec des compléments
de temps passé remonte au moins au XIXe siècle.

Références

Arnauld, A. ; Lancelot, C. (1660). Grammaire générale et raisonnée, Paris :


Republications Paulet.
Bonnard, H. ; Régnier, C. (19975). Petite grammaire de l’ancien français,
Paris : Magnard.
Brunot, F. ; Bruneau C, (1969). Précis de grammaire historique de la langue
française, Paris : Masson.
Buffier, C. (1709). Grammaire françoise sur un plan nouveau, nouvelle
édition, Paris : Marc Bordelet, 1731.
Buridant, C. (2000). Grammaire nouvelle de l’ancien français, Sedes :Paris.
Bybee, J. ; Perkins, R. ; Pagliuca, W. (1994). The evolution of grammar.
Tense, aspect and modality in the languages of the world, Chicago ;
London : The Chicago University Press.
Caudal, P. ; Vetters, C. (2007). Passé composé et passé simple : sémantique
diachronique et formelle, Cahiers Chronos 16 : 121-151.
Chifflet, L. (1659). Essai d’une parfaite Grammaire de la langue françoise,
Anvers : Jacques Van Meurs, [réédition : Genève : Slatkine, 1973].
Creissels, D. (2000). L’emploi résultatif de être + participe passé en français,
Cahiers Chronos 6 : 133-142.
Dahl, O. (1985). Tense and Aspect Systems, Oxford: Blackwell.
Dominicy, M. (1983). Time, tense and restriction, in: L. Tasmowski ; D.
Willems, (éds), Problems in Syntax, Ghent : Communication and
Cognition, Plenum, 325-346.
Engel, D. (1998). Combler le vide: le passé simple est-il important dans le
système verbal?, Cahiers Chronos 3 : 91-107.
Engel, D.; Ritz, M.-E. (2000). The use of the Present Perfect in Australian
English, Australian Journal of Linguistics 20.2: 119-140.
Flydal, L. (1943). “Aller” et “venir de” comme expressions de rapports
temporels, Oslo : Dybwad.
Fournier, N. (1998). Grammaire du français classique, Paris : Belin.
Fryd, M. (1998). « Present perfect » et datation : une dérive aoristique ?,
Cahiers Chronos 2 : 29-50.
Gougenheim, G. (1929). Etude sur les périphrases verbales de la langue
française, Paris : Nizet, rééd. 1971.
298 Carl Vetters

Guentcheva, Z. (1994). Manifestations de la catégorie du médiatif dans les


temps du français, Langue française 102 : 8-23.
Heine, B. ; Claudi, U. ; Hünnemeyer, F. (1991). Grammaticalization : A
conceptual framework, Chicago : University of Chicago Press.
Herzog, C. (1981). Le passé simple dans les journaux du XXe siècle, Berne :
Francke.
Hopper, P. (1991). On some properties of grammaticization, in : E. Traugott ;
B. Heine, (eds), Approaches to grammaticalization, Amsterdam :
Benjamins, 1: 17-35.
Klum, A. (1961). Verbe et adverbe, Uppsala : Almqvist & Wiksell.
Lehmann, C. (1982). Thoughts on grammaticalization: A programmatic
sketch, vol. 1, Arbeiten des Kölner Universalien-Projekts n° 48,
Université de Cologne
Liu, Y.-C. (1999). Du français classique au français contemporain :
permanence et évolution dans la systématique des temps verbaux de
l’indicatif. Le cas de la littérature épistolaire, thèse de doctorat,
Université de Limoges.
Maupas, C. (1607). Grammaire et syntaxe françoise, 2e édition, Orléans :
Olivier Boynard & Jean Nyon, 1618, [réédition Genève : Slatkine,
1973].
Mellet, S. (2000). Le parfait latin : un praeteritum perfectum, Cahiers
Chronos 6 : 95-106.
Nedjalkov, V. ; Jaxontov,S (1988). The typology of resultative constructions,
in: V. Nedyalkov, (ed), Typology of resultative constructions,
Amsterdam : Benjamins.
Pohl, J. (1958). Le passé composé peut-il être imperfectif, Le français
moderne 26 : 129-130.
Traugott, E. (1982). From propositional to textual to expressive meanings:
some semantic-pragmatic aspects of grammaticalization, in: W.
Lehmann; Y. Makiel, (eds), Perspectives in historical linguistics,
Amsterdam : Benjamins, 245-271.
Vetters, C. (1989). Grammaticalité au passé récent, Lingvisticae
Investigationes 13 : 369-386.
Wilmet, M. (1970). Le système de l’indicatif en moyen français, Genève :
Droz.
Wilmet, M. (1992). Le passé composé: histoire d’une forme, Cahiers de
praxématique 19 : 13-36.

Vous aimerez peut-être aussi