Moderan 2006 Notitia Provinciarum

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AnTard, 14, 2006, p. 165 à 185

LA NOTITIA PROVINCIARUM ET CIVITATUM AFRICAE


ET L’HISTOIRE DU ROYAUME VANDALE1

YVES MODÉRAN

The Notitia provinciarum et civitatum Africae,


an underestimated document for the history of the vandalic kingdom

The Notitia provinciarum et civitatum Africae gives a list of 459 names of African bishops, some of
them with marginal annotations (such as the acronym prbt in 90 instances), being followed by a strange
summary table which distributes the prelates among two general groups, qui perierunt (88) and qui
permanserunt (378). Even if it is not a register of attendance, this list was actually drawn up in concomi-
tance of the open conference between catholics and arians that was convened by the Vandal king Huneric
in february 484; its purpose may have been to serve as documentary evidence for the catholic church in
order to prove its overwhelming numerical superiority inside the kingdom. Later on, before 487, it was
modified so as to record the effects of the persecution which had been launched by Huneric after the
conference. Among those modifications, the most important was the addition of the acronym prbt, which
should be connected with the ending formula : qui perierunt. This latter phrase, however, is not related to
physical deaths: as attested by many contemporary texts, especially by the acts of the council held in Rome
in 487 and devoted to Africa, perire here refers to spiritual death. Therefore the Notitia gives also the list
of those bishops who renounced their faith under arianist duress in 484, i.e. nearly 20% of the catholic
episcopal body. Such a conclusion compels us to revise acccepted ideas about the extension of the Vandalic
kingdom and highlights the internal divisions of the African Church, more particularly at provincial level,
during the period of Vandalic rule. [Author, transl. by Redaction.]

INTRODUCTION divers textes chrétiens africains, dont plusieurs d’époque


vandale2, un document unique que l’on a pris l’habitude

Le document
envoyé mon texte à Serge Lancel quelques jours avant la sortie de son livre,
Un manuscrit du IXe siècle conservé à la Bibliothèque et que ma lettre a croisé l’exemplaire qu’il m’adressait. Nos deux recher-
de Laon, le codex Laudunensis 113, contient, à côté de ches ont donc été totalement indépendantes. Elles aboutissent sur plusieurs
points importants aux mêmes conclusions nouvelles par rapport aux tra-
vaux de Christian Courtois, mais divergent, on le verra, sur une question
capitale, relative au sigle prbt, et à partir de là sur l’interprétation de la per-
sécution d’Hunéric. Des problèmes non envisagés par Serge Lancel y sont
1. Cet article, dont la matière fit l’objet d’un exposé présenté en septembre aussi traités, et la perspective d’ensemble n’est évidemment pas la même.
2002 au séminaire international de Saint-Marin sur « Vandales et Suèves » Toutes ces raisons m’ont conduit à maintenir la publication de cette étude,
(dont le texte anglais paraîtra prochainement sous la direction de qui fondamentalement a conservé sa forme originelle. On ne s’étonnera
S. J. B. Barnish et G. Ausenda), puis d’une communication devant la donc pas de m’y voir prendre position d’abord par rapport à Courtois, et
Société nationale des Antiquaires de France le 26 mars 2003, constitue le citer encore l’édition Petschenig de la Notitia. Mais chaque fois que l’édi-
dernier volet d’une série commencée dans Antiquité tardive 10 et 11. La tion de S. Lancel apporte des nouveautés, et surtout chaque fois qu’une idée
recherche qui la fonde, entamée dès 1996, fut achevée durant le premier originale figure déjà dans son introduction ou ses notes, je me suis efforcé
semestre de l’année 2002. A cette époque, ce travail était entièrement neuf, de le signaler, en indiquant les cas où la primeur de l’interprétation lui
car le regretté Serge Lancel n’avait pas encore donné son édition de Victor revient, et ceux où, au contraire, je suis en désaccord avec lui.
de Vita dans la collection des Universités de France, dans laquelle figure, 2. Le manuscrit, conservé à la Bibliothèque municipale de Laon, est décrit de
outre une nouvelle édition de la Notitia, une introduction de 25 pages qui manière précise par Dom Germain Morin (Un traité priscillianiste inédit sur
aborde la plupart des problèmes ici discutés. Le hasard a fait que j’ai la Trinité, in Revue Bénédictine, 26, 1909, p. 255-280, surtout p. 255-256).
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d’appeler la Notitia provinciarum et civitatum Africae, ou Titres des chapitres Contenu


« Notitia de 4843 ». Cette « notice » se présente, après un
incipit la définissant et la datant (Incipiunt nomina episco- Nomina episcoporum provin- 5 noms avec leurs évêchés, pour
ciae Tripolitanae un total exact (sunt numero V).
porum catholicorum diversarum provinciarum qui
Carthagine ex praecepto regali venerunt pro reddenda Nomina episcoporum insulae 8 noms d’évêques avec leurs évê-
Sardiniae chés (dont au moins trois des
ratione fidei die kalendas Februarias anno octavo regis Baléares), suivis d’un total exact
Hunerici), comme une suite de noms d’évêques classés par (sunt numero VIII).
provinces d’Afrique, avec la mention de leurs évêchés
(parfois des évêchés seuls), à laquelle est jointe, sous le
nom unique de Sardaigne, une liste épiscopale relative à la Les 459 noms d’évêques4 sont suivis parfois (dans 139
fois à cette île et aux Baléares : cas en tout) de mentions marginales, qu’on peut classer en
dix grands types par ordre de fréquence. La plus impor-
tante est un groupe de quatre lettres, prbt, parfois réduites
Titres des chapitres Contenu
à trois (prb), qui apparaît 90 fois. Puis vient la forme ut
Nomina episcoporum provin- 54 noms d’évêques avec leurs
s(u)p(ra), à 15 reprises, toujours sous une ligne où figure
ciae proconsularis vel qui in évêchés, suivis d’un total exact l’une ou l’autre des deux mentions suivantes : Corsic(a)
exilium missi sunt (sunt numero LIIII) (12 ou 13 occurrences) ; exilium ou in exi(lio) (13).
Nomina episcoporum provin- 123 noms d’évêques avec leurs Ensuite, beaucoup plus rarement, apparaissent les mots ou
ciae Numidiae évêchés, suivis d’un total erroné expressions hic (3) ; non occurrit (2) ; na ou nam (2) ;
(sunt numero CXXV)
fug(it)5 (1) ; metallo (1) ; Ta(m)alleni (1)6. Ces diverses
Deux noms de diocèses en tête, mentions se répartissent ainsi dans les listes provinciales :
Nomina episcoporum provin- sans noms d’évêques, à rattacher
ciae Byzacenae probablement à la liste précéden-
prbt Corsica Exil. Hic Non occ. nam Fug. Met. Tam.
te (Numidie) ; puis 109 noms
+ut sup +ut sup
d’évêques avec leurs évêchés,
dont deux répétés chacun une
Proconsulaire 4 24 ou 27 10 ou 13 3 1 1
fois par erreur, suivis d’un total
juste (sunt numero CVII) ; puis la Numidie 35 1 (?) 2 1
formule et cathedrae quae epis-
copos non habuerunt, suivie de Byzacène 10 3 2
six noms de diocèses, avec un Césarienne 33
total erroné (sunt numero V).
Sitifienne 8
Nomina episcoporum 120 noms d’évêques avec leurs
Mauretaniae Caesariensis évêchés, pour un total exact (sunt Tripolitaine
numero CXX), suivis de la for-
Îles
mule et cathedrae quae episco-
pos non habuerunt, avec six
noms de diocèses, et un total Un tableau récapitulatif conclut le document, qui
erroné (sunt numero III). énumère d’abord le total des évêques cités, 466 (chiffre qui
Nomina episcoporum provin- 42 noms d’évêques avec leurs ne correspond donc pas au nombre d’évêques réellement
ciae Mauretaniae Sitifensis évêchés, suivis d’un total erroné
(sunt numero XLIIII).

4. La liste comporte en fait 461 noms, mais, comme l’a, le premier, souli-
Mais récemment, F. Dolbeau (qui m’a fort aimablement communiqué son gné S. Lancel (éd. cit. [n. 3], p. 359, n. 26, et p. 272, n. 2), deux noms de
étude, alors inédite, quelques jours après mon exposé aux Antiquaires), en la liste de Byzacène, les 25e et 26e, Adelfius de Mactar et Restitutus
en publiant un des textes méconnus, un sermon sur « le jour des torches », d’Aquae Albae, sont par erreur répétés en 50e et 52e position.
en a précisé la nature et l’origine : une collection de textes africains proba- 5. S. Lancel écrit (in) fug(a), mais la forme fugerunt dans le tableau final
blement composée dans la deuxième moitié du VIe siècle (F. Dolbeau et incite à lire fug(it).
R. Etaix, Le jour des torches (24 juin), d’après un sermon inédit d’origine 6. Ut supra renvoie presque toujours à une mention Corsica antérieure.
africaine, in Archiv für Religionsgeschichte, 5. Band, Heft 1, 2003, p. 243- Dans deux cas, sur lesquels nous reviendrons, deux mentions différentes
259). Il existait un second manuscrit, le codex Ludovici Halleri, dont sont accolées au même nom : Proc. no 4, Felix Piensis : Corsica. exil. ;
Abraham Ortelius put utiliser les leçons dans son Thesaurus geographicus, Proc no 19, Peregrinus Assuritanus, in exil. hic. Certaines des mentions
paru à Anvers en 1596. Mais il était déjà perdu au XVIIe siècle et ce sont abrégées ou complétées, parfois de diverses façons : on lit ainsi exi-
qu’Ortelius en donne ne permet de corriger que des toponymes. lium (Proconsulaire no 2), exil (Proconsulaire no 4) ou encore in exil.
3. Ce titre, qui ne figure pas dans le manuscrit, fut donné au document par (Proconsulaire no 27). Outre le cas du sigle prbt, qui sera discuté plus loin,
le premier éditeur du texte, J. Sirmond, en 1630. Les deux éditions de réfé- le seul véritable problème d’interprétation tient aux deux formes na et nam
rence, que nous avons utilisées simultanément, sont celles de C. Halm, in qui apparaissent une fois chacune sur la liste de Numidie (no 21 et 49).
MGH, AA, III, 1, Berlin, 1879, p. 63-71, et de M. Petschenig, in C. Halm proposait d’y voir une abréviation de non occurit sous la forme
CSEL, VII, Vienne, 1881, p. 116-134. Comme indiqué à la n. 1, l’édition initiale noc, corrompue ensuite par la tradition manuscrite, mais l’hypo-
de Serge Lancel (Victor de Vita : Histoire de la persécution vandale en thèse reste fragile. Courtois (suivi par S. Lancel) suggérait de son côté,
Afrique, suivie de La Passion des sept martyrs, et de Registre des provin- avec prudence, une forme n(unc) a(d) m(etalla), amputée de sa dernière
ces et des cités d’Afrique, Paris, Les Belles Lettres, 2002 [CUF]) ne sera abréviation, la plus significative, dans un cas sur deux (Victor de Vita et
citée que lorsqu’elle diverge des précédentes. son œuvre, p. 92, n. 12).
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mentionnés auparavant, qui s’élève à 459), puis les divise beaucoup de savants, ce serait cependant là sa seule
en deux groupes, qui perierunt (au nombre de 88), et qui véritable faiblesse : nombreux sont en effet ceux qui,
permanserunt (3787), avec une série de précisions pour depuis plus de trois siècles, ont considéré ensuite la Notitia
chacun des deux groupes, et des totaux partiels exacts ou pour ce qu’elle affirme être, une sorte de liste conciliaire,
presque exacts : dont ils ont recopié même sans hésitation le chiffre final de
466 évêques réunis à Carthage8.
Ac sic fiunt omnes episcopi diversarum provinciarum numero Cette attitude s’explique par le fait que le document n’a,
CCCCLXVI.
en lui-même, suscité jusqu’en 2002 que très peu d’études
Ex quibus perierunt n(umero) LXXXVIII, id est : spécifiques9. Il n’a pourtant pas échappé à l’historien dont
De Proconsular(i) num(e)r(o) III ; l’œuvre reste aujourd’hui essentielle pour toute approche du
de provinc(ia) Numidiae num(e)r(o) XXXIIII ;
de provinc(ia) Maurit(aniae) Caesar(iensis) num(e)r(o) XXXII. royaume vandale, Christian Courtois. Or celui-ci, dans
l’annexe de sa thèse complémentaire sur Victor de Vita et son
Permanserunt num(e)r(o) CCCLXXVIII. œuvre, parue à Alger en 1954, a introduit de légitimes doutes
Corsica relegati num(e)r(o) XLVI.
Hic relegati num(e)r(o) CCCII. sur la valeur de l’expression qui Carthagine venerunt dans
Fugerunt num(e)r(o) XXVIII. l’incipit. La Notitia mentionne en effet, dans sa liste des
Passus num(e)r(o) I. évêques de la province de Byzacène, deux personnages dont
Confessor num(e)r(o) I.
Victor de Vita, témoin direct et notre principale source sur les
événements de 484, indique explicitement qu’ils furent
exilés, à titre préventif, avant le début de la conférence, pour
les empêcher de s’y exprimer10 : Praesidius de Sufetula et
Date et nature Secundianus de Vibiana (Mimiana sur la Notitia). Ces prélats
n’ayant logiquement pu venir à Carthage, Courtois concluait,
Les historiens qui se sont penchés depuis plus de trois et sa démonstration reste solide, que la Notitia « n’est pas le
siècles sur cette nomenclature se sont d’abord interrogés document que prétend la mention initiale11 », et qu’elle doit
sur sa finalité : dans quel but fut-elle composée ? Son ainsi être différenciée des listes conciliaires habituelles.
incipit en fait la liste des « noms des évêques catholiques Pourtant, reconnaissait aussi, à juste titre, l’historien français,
des diverses provinces qui vinrent à Carthage, sur ordre elle ne peut pour autant être détachée totalement de la Confé-
royal, pour rendre compte de leur foi le jour des kalendes rence de 484. Certaines des mentions qui accompagnent des
de février de la sixième année [de régne] du roi Hunéric ».
Il s’agit donc d’un document provenant du royaume
vandale d’Afrique, créé après la prise de Carthage par
Genséric en 439, et qui date du règne du premier 8. Pour ne donner que deux exemples récents, cf. J. Meyendorff, Unité de
l’Empire et division des chrétiens, Paris, 1993, p. 165 ; F. Decret, Le chris-
successeur de ce roi, Hunéric (477-484). Arien comme son tianisme en Afrique du Nord, Paris, 1996, p. 254-255. C’était aussi la posi-
père et comme la grande majorité sinon la totalité des tion de L. Schmidt, qui tout en l’interprétant non comme une liste conci-
Vandales, celui-ci est surtout resté célèbre pour la politique laire mais comme un document émanant de la chancellerie royale vanda-
le, estimait qu’elle constituait bien « la liste de tous les évêques catho-
de persécution qu’il mena contre ses sujets catholiques, liques présents » (Histoire des Vandales, 2e éd., trad. fr., Paris, 1952,
héritée de Genséric mais progressivement aggravée à partir p. 128, n. 2).
de 482 ou 483. C’est à ce moment qu’il convoqua, par un 9. Les seules recherches spécifiques sont celles de P. Schepens, in
Recherches de science religieuse, 6, 1916, p. 139-148 et 9, 1919, p. 369-
édit du 20 mai 483, et pour le 1er février 484, une confé- 370. Dans l’ouvrage cité précédemment, L. Schmidt ne consacre à la
rence contradictoire entre évêques ariens et catholiques, Notitia qu’une brève note d’une quinzaine de lignes. Même brièveté chez
qui constitua pour l’épiscopat catholique la première Mgr Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, t. 3, 4e éd., Paris, 1911,
p. 645, n. 1. Avant l’introduction de S. Lancel à l’édition citée supra n. 3
occasion de réunion générale depuis la fondation du (désormais citée Introduction 2, par opposition à l’introduction au texte de
royaume en 439. Et c’est cette conférence, qui tourna court Victor de Vita, qui sera Introduction 1), aucune étude d’importance (en
au bout de quelques jours et permit au roi de frapper d’un excluant les travaux de toponymie et et de géographie historique naturel-
lement), à notre connaissance, n’a été publiée en dehors de celle de
coup l’ensemble de l’épiscopat catholique, qu’évoque Courtois, citée infra.
nécessairement le début de la Notitia, avec cependant une 10. Victor de Vita, II, 45 : iam ad exilium Vibianensem Secundianum inpo-
évidente erreur de date (484 correspond à la huitième sitis centum quinquaginta fustibus, miserat episcopum, nec non et
Sufetulensem Praesidium, virum satis acutum. L’événement est évoqué
année de règne), probablement provoquée au départ, sur un peu après l’édit royal de convocation de la conférence, daté du 20 mai 483.
manuscrit ancien, par une rédaction en chiffres mal copiée 11. Victor de Vita et son œuvre, p. 94. Aussi probantes semblent être les men-
(VI au lieu de VIII) et mal transcrite ensuite. Pour tions non occurit à propos de deux évêques de Byzacène également sur la
liste : ils étaient eux aussi logiquement absents de la conférence. En revan-
che, l’argument de Courtois sur l’absence nécessaire de Laetus de Nepta
est moins fort : Victor de Vita ne mentionne en effet son arrestation qu’a-
près l’arrivée des évêques à Carthage et peu avant l’ouverture, le 1er février
7. On lit CCCCLXXVIII sur le manuscrit, mais la correction CCCLXXVIII, 484, de la conférence proprement dite (II, 52). Quant aux prétendues
adoptée par tous les éditeurs depuis le XVIIe siècle, s’impose, car elle cor- absurdités que représenterait la présence nombreuse d’évêques de
respond parfaitement à la somme des chiffres indiqués ensuite. Maurétanie Césarienne et de 107 évêques de Byzacène, cf. infra.
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noms d’évêques, notamment l’indication d’exils en Corse12 ceux de Maurétanie, trop éloignés et surtout, selon lui, isolés
(explicitement confirmés et datés de 484 par Victor de Vita13), du royaume vandale par des tribus maures insurgées18. Dans
ou, dans le cas d’Eugène de Carthage, une rélégation à l’élan de son analyse hypercritique de l’œuvre de Victor de
(Turris) Tamalleni14, et surtout le tableau récapitulatif final, Vita, Courtois préférait au contraire souligner toutes les
ne peuvent en effet que refléter les effets de la grande persé- incohérences et les erreurs d’un document qu’il jugeait ne
cution déclenchée après la conférence, à partir de février devoir « être utilisé qu’avec la plus extrême prudence »:
484. Ces données apparemment contradictoires amenaient incohérences car la Notitia offrait selon lui des listes
Courtois, souvent suivi depuis, à reconnaître deux étapes au d’évêchés et non seulement d’évêques dans la plupart des
moins dans l’élaboration de la Notitia telle qu’elle nous est provinces (d’où la rubrique cathedrae quae episcopos non
parvenue : la liste des évêques et des évêchés aurait été habuerunt en Byzacène et en Maurétanie Césarienne), mais
composée dans un premier temps ; puis pendant ou après la pas en Proconsulaire où, en ne nommant que 54 évêques là
persécution, des corrections et des indications diverses où il y avait eu 164 évêchés, elle devait réfléter au contraire
auraient tenté de préciser le sort de chacun15. l’état réel de l’épiscopat au moment de la conférence ; erreurs
Il s’efforçait cependant d’aller plus loin et d’expliquer la innombrables, d’autre part, dans la transcription des
genèse de la première rédaction, avec une solution qui a toponymes, les chiffres du tableau récapitulatif, et surtout
également été souvent reprise après lui : le document aurait l’indication des effets de la persécution, pour lesquelles la
été au départ une simple pièce d’archives, un « fichier » de comparaison avec le texte de Victor ne s’avérerait guère
l’Église métropolitaine de Carthage, depuis longtemps favorable.
constitué, mais que l’on aurait remis à jour après l’édit de Depuis cette étude qui n’était qu’une annexe, somme
convocation de la conférence publié le 20 mai 483, quand toute fort courte (moins de douze petites pages), d’une thèse
Eugène tenta d’élargir le plus possible la participation de complémentaire, la Notitia n’a fait l’objet d’aucune étude
l’épiscopat catholique à cette réunion16. La mention de spécifique, avant que ne soient présentées en 2002, presque
nombreux évêques donnés dans le récit de Victor de Vita simultanément, nos propres recherches et l’introduction de
comme contemporains du règne d’Hunéric, à commencer Serge Lancel à son édition du texte. Seul son matériel
précisément par Eugène dont la consécration ne datait que de toponymique et onomastique, considérable, a retenu les
478 ou 47917, ne laisse, de fait, aucun doute sur une mise à historiens de l’Afrique antique. Or ses richesses sont bien
jour au début des années 480 ; et le fait que la Notitia ait servi plus grandes. En en reprenant une première fois l’examen en
ensuite de support à un bilan de la persécution incite même à 1997, nous avions pu montrer qu’elle permettait de réviser
situer cette actualisation à une date très proche de 484. Mais complètement les thèses habituellement admises sur les
Courtois, curieusement, se refusait pour le reste à admettre frontières du royaume vandale19. Mais cette enquête laissait
tout rapport direct entre le document et la conférence encore de côté, tout en annonçant l’intérêt d’une telle
proprement dite : la Notitia n’aurait joué aucun rôle dans les recherche, la question de la signification proprement dite du
débats ; et le travail d’actualisation effectué aurait, en fait, été document et de son apport à l’histoire religieuse, à laquelle
incomplet et inutile, puisque Eugène ne pouvait faire venir à elle devait pourtant d’abord être rattachée en priorité. Ce sont
Carthage tous les prélats que citait le document, notamment ces problèmes qui seront ici abordés.

I. LA NOTITIA ET LA CONFÉRENCE DE 484


12. Dès le quatrième nom de la liste de Proconsulaire : Felix Piensis,
Corsica exilium : en tout 24 ou 27 des 54 évêques de Proconsulaire voient
leur nom accompagné de la mention Corsica, ou d’un ut supra suivant le
nom d’un évêque portant cette mention, ainsi peut-être qu’un des prélats Fichier ou pièce justificative ?
de Numidie (le 68e, Pascentius ; le manuscrit porte à côté la forme cetha-
quensusca, que Petschenig et S. Lancel lisent : Cataquensis, nom d’un
diocèse connu en 411, suivi de Corsica). La faiblesse essentielle de la théorie du fichier proposée
13. Historia persecutionis, III, 20 : ob quam causam iussi estis in Corsicanam par Courtois est d’insister sur la fausseté de l’incipit, et sur
insulam relegari ut ligna profutura navibus dominicis incidatis.
14. Notitia, Proc., 1 : Eugenius Carthaginensis, Tamalleni. À relier à Victor
l’incohérence représentée selon lui par la différence de nature
de Vita, Historia persecutionis, III, 42-43 et 45 : Un évêque arien,
Antonius, exerçait en 484 ses méfaits in quadam civitate proximo heremo
quae Tripolitanae provinciae vicinatur[…] ; impius Huniricus sciens
Antonii ferocitatem in ipsis heremi partibus voluit sanctum Eugenium
relegare[…] Alio autem nostro episcopo Habetdeum similiter relegato 18. « Pour ma part, je tiens pour impossible qu’un concile africain ait pu réunir
Tamallumensis civitatis, in qua Antonius fuerat[…]. ainsi, du moins à cette époque, près de 500 évêques, dont certains seraient
15. Victor de Vita et son œuvre, appendice II, p. 95-96. venus de 1500 kilomètres à travers des régions peu sûres » (Victor de Vita et
16. Ibid., p. 95 : « il n’est pas téméraire de penser que c’est au lendemain de son œuvre, p. 93). Sur la conception des frontières occidentales du royaume
l’édit de convocation, c’est-à-dire au lendemain du 20 mai 483, que vandale chez Courtois, cf. Les Vandales et l’Afrique, p. 181-184.
remonte la mise au point du fichier. » 19. Y. Modéran, Les frontières mouvantes du royaume vandale, in
17. Cf. ici l’article souvent ignoré de R. Delmaire, La date de l’ambassade Cl. Lepelley et X. Dupuis (éd.), Frontières et limites géographiques de
d’Alexander à Carthage et l’élection de l’évêque Eugenius, in RÉAug, 33, l’Afrique du Nord antique. Hommage à Pierre Salama, Paris, 1999,
1987, p. 85-89. p. 241-263.
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entre la liste de Proconsulaire et celles des autres provinces, chiffre est évidemment très exagéré, mais il n’est ici employé
sans offrir une véritable explication de l’une et l’autre que parce que les catholiques recouraient sans cesse à cet
anomalie. Or, son intuition initiale, celle d’un rapport direct argument du nombre, par lequel se termine d’ailleurs le liber
entre le document et l’édit de convocation du 20 mai 483, Fidei catholicae qu’ils remirent aux Vandales (« Telle est
certainement juste, laisse la place à au moins deux notre foi, fondée sur les traditions évangéliques et aposto-
hypothèses complémentaires, qui peuvent expliquer la liques et sur la communion de toutes les Églises catholiques
genèse du document mieux qu’en supposant un simple souci qui sont en ce monde25 »). Or, à la lumière de ce débat,
de l’Église d’avoir des nomenclatures à jour. D’une part en l’intérêt de la Notitia apparaît immédiatement : destinée à
effet, nous savons que l’édit s’adressait à tous, sans que souligner la supériorité numérique écrasante des catholiques
puisse être alléguée d’excuse mise au compte de la peur20. Il en Afrique, elle pouvait constituer une pièce non négligeable
est donc possible que dans cette perspective le roi ait, lors de de leur argumentaire. Cette interprétation, comme la précé-
la conférence, exigé de l’Église un état complet de son dente d’ailleurs, rendrait en même temps plus compréhen-
épiscopat, pour connaître les noms des présents et aussi les sible l’erreur de l’incipit du codex Laudunensis 113 : s’il relie
diocèses non représentés, et les raisons de cette situation directement la Notitia à la conférence, c’est bien parce qu’ef-
(d’où la mention des sièges vacants). La Notitia serait ce fectivement cette nomenclature avait été composée pour être
document remis à Hunéric. Cette interprétation, qui est aussi produite dans la conférence.
celle de S. Lancel21, n’explique cependant pas pourquoi en La codicologie apporte un ultime argument en faveur de
Proconsulaire les sièges vacants, que nous savons très cette interprétation. Le Liber fidei catholicae, composé en
nombreux (11022), ne sont pas indiqués. Ce qui justifie donc 484 par une commission d’évêques dirigée par Eugène de
une seconde hypothèse. Carthage, et qui fut produit lors de la conférence comme
On peut envisager en effet que la Notitia ait été aussi pièce justificative, précède en effet immédiatement, dans le
composée délibérément par les catholiques pour leur servir manuscrit de Laon, la Notitia. Or ce texte a aussi été inséré
d’argument dans la conférence elle-même, en mettant en par Victor de Vita au livre II de son Historia persecutionis.
valeur leur supériorité numérique écrasante en Afrique. Car Mais dans le manuscrit de Laon, il figure seul, et avec des
dans tous les conflits religieux internes au christianisme leçons très particulières, absentes de tous les codices de
ancien, l’importance des effectifs épiscopaux et le nombre l’œuvre du prêtre de Carthage26. S. Lancel n’a pas attaché
des fidèles ont souvent été invoqués comme de véritables d’importance à cette anomalie et il a inséré le Laudunensis
arguments théologiques, prouvant la supériorité d’une 113 dans son stemma de la tradition manuscrite de Victor de
confession sur une autre. L’acharnement mis par les Vita. En fait, comme l’a écrit récemment F. Dolbeau, il est
donatistes en 411 à se vouloir plus nombreux que les catho- beaucoup plus probable que le Liber fidei relève ici d’une
liques, et l’insistance de ces derniers, et notamment de saint tradition différente et totalement indépendante de l’Historia
Augustin, à rappeler que le donatisme se limitait à la seule persecutionis Africanae ecclesiae27. Tout laisse à penser que
Afrique alors que l’Église catholique était universelle, en nous nous trouvons plutôt, dans le manuscrit de Laon, devant
avaient été auparavant d’excellentes illustrations23. Or les une copie de deux pièces complémentaires d’un dossier
ariens, comme jadis les donatistes, étaient sensibles à cet relatif à la conférence de 484, reproduit isolément ; et comme
argument, qui les gênait beaucoup. L’édit de persécution du la première fut rédigée pour servir la cause catholique dans
24 février 484 le révèle d’ailleurs indirectement : Hunéric, cette assemblée, il ne nous paraît pas téméraire d’avancer que
pour se justifier, y fait en effet référence aux conciles de telle fut aussi la fonction de la seconde.
Rimini et de Séleucie (en 359) qui, dit-il, avaient réuni
derrière les thèses homéennes plus de 1000 évêques24. Le Le respect de la législation royale

Mais l’hypothèse peut être poussée plus avant encore et


permettre d’ôter au document son apparente incohérence
20. Victor de Vita, II, 39 (copie de l’édit) : hoc nos statuisse cognoscite ut, structurelle, en expliquant l’originalité de la liste de
ad diem kalendarum Februarium proxime futurarum, amissa omni excu-
satione formidinis, omnes Carthaginem veniatis.
Proconsulaire, avec seulement 54 évêques cités sans
21. Introduction 2, p. 224 : « Le roi vandale […] avait besoin d’un tel docu-
ment. »
22. Évoquant un durcissement de la politique anticatholique de Genséric
après la mort de l’évêque Deogratias de Carthage en 457, Victor de Vita
(I, 29) donne le chiffre de 164 évêques pour la province avant l’applica- 25. Victor de Vita, II, 100 : Haec est fides nostra, evangelicis et apostolicis
tion de ces mesures. traditionibus et omnium quae in hoc mundo sunt catholicarum ecclesia-
23. Cf. sur ce sujet les commentaires de S. Lancel, in Actes de la confé- rum societate fundata…
rence de Carthage en 411, t. 1, Paris, 1972, p. 108-109 ; et R. Markus, 26. Avec un titre différent, cependant : Libellus episcoporum catholicorum
Africa and the Orbis Terrarum: the theological problem, in P.-Y. Fux, ad Vnericum regem Vandalorum datum (folios 14-24 du manuscrit).
J.-M. Roessli, O. Wermelinger (éd.), Augustinus Afer. Saint Augustin : 27. Nous renvoyons ici à l’article de F. Dolbeau et R. Etaix, Le jour des tor-
africanité et universalité, Actes du colloque international, Alger-Annaba, ches, cit. (n. 3), p. 243-259, particulièrement p. 248 et n. 28 : « L [le codex
1-7 avril 2001. Paradosis, 45/1, Fribourg, 2003, p. 321-327. Laudunensis 113] n’est pas un témoin partiel de l’Historia : le situer
24 Victor de Vita, III, 5. comme fait Lancel dans le stemma du texte est donc inexact. »
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aucune mention d’évêchés vacants, à la différence d’autres nautés chrétiennes supplémentaires, en Byzacène ou en
provinces comme la Byzacène et la Maurétanie Césarienne Maurétanie, devaient être prises en compte dans le débat,
pour lesquelles figurent des paragraphes sur les cathedrae les circonstances seules (un décès récent par exemple)
quae episcopos non habuerunt. La raison du faible chiffre empêchant de mentionner leurs évêques. Il s’agissait ici de
d’évêques cités dans la première avait été, certes, perçue sièges légalement pourvoyables, à la différence de la
par Courtois, mais sous forme d’une notation très brève Proconsulaire.
dont il ne mesura pas les conséquences : « sans doute En fait, ce que Courtois et d’autres après lui ont perçu
s’agit-il de ceux-là seuls qui continuaient d’occuper leur comme une anomalie ne serait donc tout simplement que
siège au moment de la convocation du colloque28 ». De fait, le reflet de l’équilibre instable que les responsables catho-
ce chiffre de 54 prélats ne fait effectivement que refléter les liques devaient s’efforcer de tenir dans la conférence : il
spécificités de la persécution arienne avant 484, qui était leur fallait, à l’appui de leurs thèses, à la fois mettre en
tournée essentiellement contre les seuls catholiques de la valeur au mieux l’audience immense de l’Église catholique
province où avaient été lotis les guerriers vandales29. Ici, et donc leur représentativité, sans pour autant provoquer le
depuis 457, Genséric avait interdit tout remplacement des pouvoir royal en ignorant sa législation antérieure.
évêques décédés, et il n’y a donc pas à s’étonner que, après La même logique les avait peut-être amenés à se montrer
27 ans, les deux tiers de l’épiscopat provincial aient encore plus formalistes, en reconnaissant que certains des
disparu. Mais c’est ce contexte particulier aussi qui évêques dont ils proclamaient l’existence étaient sous le coup
explique l’absence de toute mention d’évêchés vacants, de mesures d’exil. On a trop peu remarqué en effet que,
alors que nous savons, grâce à une indication de Victor de parmi la gamme des mentions annexes qui émaillent les listes
Vita, que ceux-ci étaient au nombre de 11030. Cette énigme de la Notitia, le terme exilium cumule une série remarquable
apparemment insoluble, surtout dans la logique d’un de particularités : il est absent du récapitulatif final, qui parle
document conçu comme un fichier ou un état de l’épis- seulement de relegati, en Corse et en Afrique (hic) ; il est seul
copat, se comprend aisément si on analyse la Notitia à être, en deux occasions, accolé à une seconde mention
comme une pièce justificative produite volontairement ou complémentaire32 ; il s’applique, dans 10 cas (ou 13) sur 13
exigée dans la conférence. Sauf à Carthage, l’interdiction (ou 16) à des noms d’évêques de Proconsulaire33, province
de Genséric valait en effet toujours en Proconsulaire en dont on a déjà dit qu’elle avait subi l’essentiel des mesures
483-484. Les rédacteurs, et Eugène de Carthage en tête, répressives avant 484, et dont surtout une bonne partie du
auraient donc directement remis en cause les lois existantes clergé venait précisément d’être déporté, au printemps 483
en les affichant, ce qui aurait été une provocation peu vraisemblablement, chez les Maures du Hodna et des régions
judicieuse à un moment où on craignait, aux dires de Victor voisines34 ; enfin et surtout, en dehors de cette province, il ne
de Vita, toutes les perfidies possibles du roi31. Mais à se trouve accolé qu’à trois évêques de Byzacène, dont deux
l’inverse, et ceci suffit à lever la prétendue incohérence sont explicitement donnés par Victor de Vita comme exilés
chère à Courtois, nous savons que la disposition sur les avant la conférence35. Cette accumulation d’anomalies
sièges vacants, sauf décision exceptionnelle, ne s’appliquait s’expliquerait aisément si, seule de toute la gamme, la
pas aux autres provinces : il était donc aussi tout à fait mention exilium avait été portée sur la Notitia dès l’origine36.
légitime pour les rédacteurs de rappeler que des commu- En citant des évêques avec cette mention, l’Église réussissait
en effet à les inclure et à renforcer sa démonstration, sans
donner l’impression de violer les lois royales37. Un détail

28. Victor de Vita et son œuvre, p. 97.


29. Cf. Y. Modéran, L’établissement territorial des Vandales en Afrique, in
AnTard, 10, 2002, p. 87-122 ; Id., Une guerre de religion : les deux Égli- 32. Proconsulaire no 4 : « Felix Piensis Corsica. exil. » ; no 19 : « Peregrinus
ses d’Afrique à l’époque vandale, in AnTard, 11, 2003, p. 21-44. Assuritanus in exil. hic. »
30. Victor de Vita, I, 29 : il y avait avant la persécution 164 évêques en 33. L’hésitation sur les chiffres (10 ou 13) est due à l’incertitude dans
Proconsulaire (quorum erat numerus centum sexaginta quattuor). laquelle nous laissent les trois mentions ut s(u)p(ra) accolées aux évêques
31. S. Lancel n’est pas loin de cette solution (Introduction 2, p. 226) mais qui suivent Felix Piensis, puisque celui-ci voit son nom accompagné de
comme, à la suite de Courtois, il voit dans la Notitia un document interne deux indications : Corsica et exil. (Notitia, Proc. 4).
à l’Église d’Afrique, sa matricula officielle (ibid., p. 225), et non un 34. Victor de Vita, II, 26-37 ; Victor de Tunnuna, Chronique, a. 479,
document composé spécialement pour la conférence de 484, il propose éd. Mommsen, MGH, AA, t. XI, 1, p. 189.
aussi une explication « interne » : l’Église aurait considéré elle-même ces 35. Praesidius de Sufetula et Secundianus de Vibiana (Mimiana sur la
sièges, victimes de l’interdiction des ordinations, comme perdus et non Notitia) : Victor de Vita, II, 45.
vacants. Nous pensons au contraire que dans les documents internes à 36. S. Lancel (Introduction 2, p. 233-234) a noté que la mention concernait
l’Église, ces sièges devaient toujours figurer : Victor de Vita sait bien ce surtout les évêques de Proconsulaire, et rappelé les exils antérieurs à 484,
qu’était leur total (164 : Historia persecutionis, I, 29), et on n’eut appa- mais il n’en tire pas de conclusion sur la composition de la Notitia elle-
remment, comme S. Lancel le reconnaît d’ailleurs, aucun mal en 523 à les même, sauf à propos des deux évêques de Byzacène connus : « les anno-
rétablir (cf. la liste du concile de 525 [Concilia Africae, CCL, 149, p. 271- tations les concernant ont pu être portées en regard de leur nom avant
272]). Pour nous, leur absence prouverait donc plutôt que la Notitia était même le Ier février 484. »
bien un document circonstanciel, dont la composition cherchait à souli- 37. L’hypothèse n’exclut pas que, lors de l’élaboration du récapitulatif final,
gner au maximum l’importance des catholiques sans, en même temps, on ait inclus les 13 ou 16 évêques exilés avant 484 parmi les 348 “relé-
fournir de prétexte d’invalidation au pouvoir. gués”. L’existence des deux doubles mentions signalées supra n. 6
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s’expliquerait ainsi très bien de la sorte : seul de tous les titres culus regum Wandalorum et Alanorum40, ce qui pourrait
de listes provinciales, celui de la Proconsulaire porte cette autoriser à avancer son retour peut-être dès 486. Or la
forme : « nomina episcoporum provinciae proconsularis vel Notitia ignore ce rappel, puisqu’elle porte à côté du nom
qui in exilium missi sunt ». Cette singularité n’avait de sens d’Eugène la mention Tamalleni, soit Turris Tamalleni,
qu’avant février 484, quand l’exil ne frappait presque exclu- l’actuelle Telmine, cité placée effectivement à la limite de
sivement que des évêques de Proconsulaire, et non après. la Byzacène et de la Tripolitaine : le prestige et l’impor-
L’expression in exilium et l’insistance sur le phénomène tance d’Eugène excluant ici toute possibilité de retard dans
appartenaient donc bien à la première version du texte38. l’information, le remaniement du texte est ainsi clairement
Cette interprétation a ainsi l’avantage de rendre à la situé entre fin 484 et 487.
Notitia, dans sa version originelle, une pleine cohérence, en Le contexte politique et religieux de ces deux ou trois
éliminant l’anomalie entre la Proconsulaire et les autres années reste pour nous assez flou, puisqu’aucun document
provinces, que Courtois relevait sans l’expliquer. Mais si ne l’évoque explicitement. Cependant, si le retour
elle met en quelque sorte entre parenthèses la question d’Eugène est le premier signe sûr d’un renoncement à
classique du nombre réel de participants à la conférence, l’application de l’édit d’Hunéric, on peut raisonnablement
puisque la finalité du document était autre, elle n’oblige pas penser qu’il avait été précédé de mesures d’apaisement, et
pour autant à éliminer toute relation entre les deux. Contrai- notamment, dès l’avènement de Gunthamund, d’une
rement à ce que pensait Courtois, nous savons en effet suspension des violences religieuses. Le royaume était en
aujourd’hui que le royaume vandale ne se limitait pas, à effet confronté à la fois au soulèvement des Maures du sud
l’ouest, à la frontière de l’ancienne Numidie. Rien de la Numidie déclenché probablement en 48441, et aux
n’empêche donc de penser que, à l’exception de ceux qu’on difficultés économiques provoquées par la grande séche-
signala plus tard par la formule non occurit, la plupart des resse de cette même année42 : l’ampleur des désordres
évêques cités se rendirent effectivement à Carthage, y occasionnés par le programme de conversion forcée des
compris ceux qui avaient été exilés auparavant39. Africains aggravait dangereusement cette crise et risquait
surtout de la prolonger indéfiniment. Comme toute la suite
de son règne montre que le nouveau roi ne chercha pas à
II. LA NOTITIA ET LA PERSÉCUTION DE 484 reprendre les projets religieux de son prédécesseur, un
arrêt rapide des poursuites, sans véritable révocation de
l’édit, semble hautement probable43.
Un document remanié entre 484 et 487 Un tel contexte suffit à expliquer la nécessité que l’on
ressentit alors de réviser la Notitia : pour commencer à se
Cette dernière remarque nous conduit maintenant à la réorganiser, l’Église devait d’abord chercher à établir le
seconde grande question posée par la Notitia, beaucoup bilan des effets de la persécution sur les siens, et en
plus délicate : quand et pourquoi fut-elle remaniée? Nous premier lieu sur son épiscopat. On releva (probablement de
avons vu que ce remaniement eut deux aspects : l’ajout, à manière complète au début, mais notre manuscrit a subi
côté du nom de certains évêques, de mentions indiquant beaucoup de pertes) et on compta donc les noms de ceux
leur attitude ou leur sort après l’édit de persécution du 24 qui, s’étant abstenus de venir à Carthage, avaient pu peut-
février 484, et la rédaction d’un tableau récapitulatif sur le être se mettre à l’abri (non occurit), de ceux qui avaient à
même sujet. Ces mentions, comme l’avait vu Courtois, coup sûr réussi à échapper aux pressions en s’enfuyant
sont nécessairement antérieures à fin 487, puisque Eugène (fug(it) : 28), de ceux qui avaient été exilés en Corse
fut rappelé de son exil à la frontière de Tripolitaine avant (Corsica relegati : 46) et en Afrique (hic relegati : 302)
la restitution aux catholiques du cimetière (et de la après février 484, et de ceux qui avaient enduré des
basilique cimetériale ?) de saint Agilée à Carthage, qui eut souffrances particulières en résistant (confessor : 1), ou
lieu dans « la troisième année du règne de Gunthamund » étaient morts pour leur foi (passus : 1). Ces diverses
(22 décembre 486 au 21 décembre 487). Eugenio episcopo catégories, qui sont, sauf la première, celles du tableau
Carthaginensi iam de exilio revocato, lit-on dans le Later- récapitulatif final, reprennent les mentions annexes des

40. Laterculus regum Wandalorum et Alanorum, éd. Mommsen, MGH,


s’expliquerait mieux ainsi : certains exilés anciens auraient vu leur sort AA, XIII, p. 459.
modifié, le roi, en la matière, uniformisant d’un coup une politique jusque- 41. Procope, Guerre vandale, I, 8, 5.
là menée de manière dispersée. 42. Victor de Vita, III, 55-60.
38. S. Lancel (Introduction 2, p. 231, n. 25), a relevé cette expression, mais 43. Peut-être est-ce ainsi qu’il faudrait comprendre la brève mention de la
l’interprète seulement comme le signe d’une attention plus grande du Chronique de Victor de Tunnuna : cui succedit Guntamundus : regnat
rédacteur à la situation de la Proconsulaire, sans songer à l’histoire de la annis XII. Qui nostros protinus de exilio revocavit (éd. Mommsen, MGH,
composition du texte. AA, XI, 1, Berlin, 1893, p. 190). Le chroniqueur, dont le manque de rigueur
39. Cette hypothèse nous semble autorisée par l’existence des doubles men- est notoire, aurait confondu la mesure immédiate (protinus) de suspension
tions sur la Notitia en Proconsulaire (cf. supra, n. 6). des violences, et le rappel des exilés, qui ne survint que plus tard.
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listes, à l’exception de la formule exilium pour laquelle, Notitia resterait alors en effet explicable : « morts » (quel que
nous l’avons vu, on peut proposer une inscription dès la soit le sens de ce mot), ces évêques auraient, à titre provi-
rédaction originelle de la Notitia. soire, été remplacés par des prêtres, et ce remplacement était
toujours effectif au moment où on fit le bilan de la persé-
L’énigme du sigle prbt cution46. L’hypothèse est défendable, mais elle se heurte
néanmoins à plusieurs objections. Tout d’abord, comme nous
Mais le tableau commence par une catégorie à part, dont l’a rappelé P. Flobert et comme le note aussi S. Lancel, force
il chiffre l’effectif à 88 personnes, les évêques qui perierunt, est de rappeler que l’abréviation normale de presbyter au
en donnant le détail pour trois des provinces de la liste : IXe siècle était prbr ou pbr, mais non prbt47. Il serait, ensuite,
Proconsulaire : 3 ; Numidie : 33 ; Maurétanie Césarienne 32. très étonnant qu’on ait adopté sur le même document deux
Or, on a depuis longtemps remarqué que ces chiffres, qu’il notations différentes pour qualifier le même fait : un
s’agisse du total général ou des totaux particuliers, substantif (presbyter) évoquant les remplaçants des évêques
correspondent à chaque fois presque exactement au nombre nommés sur les listes provinciales, et un verbe (perire)
d’évêques dont le nom est accompagné sur les listes de la évoquant le sort de ces mêmes évêques sur le récapitulatif.
mystérieuse mention prbt ou prb44 : 90 en tout, dont 4 pour la La même constatation oblige, d’ailleurs, à considérer avec
Proconsulaire, 35 pour la Numidie, 33 pour la Césarienne. beaucoup de prudence une autre solution jadis proposée, qui
Cette coïncidence presque parfaite, avec de légères diffé- développerait prbt en pr(o)b(a)t(us) : les évêques en question
rences que les aléas de la tradition manuscrite en matière de auraient été « mis à l’épreuve » pour leur foi et, par leur mort,
chiffres suffisent à expliquer, ne peut être un hasard, et elle « confirmés » dans celle-ci48. Outre l’anomalie de l’emploi de
incite donc à rechercher un sens à l’abréviation prbt qui la deux mots différents pour qualifier une même réalité, cette
rapproche du verbe perire. hypothèse fait en effet bon marché du sens premier de
Toutefois, la tentation est grande aussi, au moins à probatus, qui, dans le vocabulaire de l’Église, évoque plus un
première vue, de développer cette abréviation en confesseur qu’un martyr, et n’implique donc pas la mort49.
pr(es)b(y)t(er). Cette solution, déjà examinée au XVIIe siècle, Toutes ces raisons incitent à chercher une autre solution,
et vite repoussée (par Sirmond et Lenain de Tillemont qui établisse une relation directe entre le verbe perire et
notamment), nous a, curieusement, été plusieurs fois opposée l’abréviation prbt. Dès le XVIIe siècle, J. Sirmond d’abord,
lors de chacune des présentations orales de la Notitia faite au puis Lenain de Tillemont, sans donner de développement au
cours des dernières années : tour à tour P. Morizot en 1997,
P. Diaz à Saint-Marin en 2001, et N. Duval en 2003 ont ainsi
de plus en plus vigoureusement plaidé en sa faveur. Elle peut
effectivement être envisagée, mais d’une seule manière. Le 46. S. Lancel (Introduction 2, p. 237, n. 43) a aperçu cette possibilité mais
sigle prbt ne peut, en effet, avoir appartenu à la première l’a exclue trop vite, en lui opposant l’existence des rubriques et cathedrae
quae episcopos non habuerunt. En fait, l’argument ne tient pas, car ces
rédaction du texte, avant la persécution, puisque la Notitia se rubriques appartenaient au premier état du document, et le sigle prbt au
présente d’abord comme une liste d’évêques, et que rien, contraire relève certainement du second état. L’interprétation que nous
avant février 484, n’interdisait, en Césarienne et en Numidie, proposons ici, sans pourtant la privilégier comme on le verra bientôt, est
celle vers laquelle les interventions très vigoureuses (et en même temps
où les prbt sont si nombreux, de remplacer un évêque cordiales) de N. Duval nous ont conduit dans les jours qui ont suivi le
décédé : prbt après un nom n’indique donc pas que le débat à la Société des Antiquaires, le 23 février 2003. Lors des discussions
personnage en question est un prêtre45. En revanche, après la de Saint-Marin en 2002, elle avait déjà été envisagée à l’occasion d’un
échange avec S. J. B. Barnish.
persécution, on peut admettre que prbt suivant un nom 47. S. Lancel, Introduction 2, p. 237, n. 43. Toutefois, comme me le
d’évêque ait signifié : « untel, a été remplacé par un prêtre », signale N. Duval, la forme prbt, « sans être courante, existe en épigra-
lui-même non nommé. La presque parfaite coïncidence entre phie et en paléographie ».
48. L’hypothèse est proposée par Mgr Toulotte dans sa Géographie de
le nombre des prbt et le nombre des qui perierunt en fin de l’Afrique chrétienne, t. 2, Maurétanies, Paris, 1892, p. 31, à partir de
l’exemple de l’inscription de Mouzaïaville (CIL, VIII, 9286), épitaphe
d’un évêque qui fut persécuté par les Vandales, datée du 10 mai 495, où
on lit : [mul]tis exiliis [saepe] probatus et fidei catholicae adsertor dignus
inventus. Mais ce texte montre bien que l’épreuve subie fut justement
44. La forme prb apparaît onze fois (S. Lancel, qui est le premier éditeur à l’exil, et non la « mort » ! Il précise d’ailleurs ensuite que l’évêque en
la relever, parle dans son Introduction 2, p. 237, de douze mentions, mais question décéda in bello Maurorum.
son édition n’en indique que onze), seulement dans les listes de 49. S. Gsell, dont l’opinion fut fluctuante sur cette question (il avait d’abord
Césarienne et de Sitifienne, et presque à chaque fois en séries : en adopté le développement p(e)r(i)b(a)t : cf. Tipasa, ville de la Maurétanie
Césarienne, no 25, 82 et 84, puis 113 à 118 ; en Sitifienne, no 34 et 35. Elle Césarienne, in Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, 14, 1894, p. 317,
ne paraît guère pouvoir être expliquée autrement que par une réduction n. 3), se rallia à cette lecture, mais en perçut bien la difficulté : il ajoutait
accidentelle de la forme prbt, due à un scribe maladroit ou négligent. donc : « cependant, dans la notice, le mot probatus pourrait s’appliquer au
45. Il n’est guère vraisemblable non plus que, comme me le suggérait jugement que Dieu avait porté sur ces évêques, appelés à lui » (Chronique
P. Diaz à Saint-Marin, prbt ait désigné des évêques s’étant fait remplacer archéologique africaine, in Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, 21,
par des prêtres à la conférence, parce que les affaires de leurs diocèses les 1901, p. 210, n. 1). La complication de l’explication proposée révèle bien
retenaient. La convocation d’Hunéric était formellement adressée à des les difficultés de cette solution. Et rappelons que comprendre probatus au
évêques, et on ne comprendrait plus du tout alors le rapport entre prbt et sens simple de « mis à l’épreuve », sans que mort s’en suive, ne permet-
qui perierunt. trait plus d’expliquer la coïncidence entre prbt et le verbe perire final.
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AnTard , 1 4 , 2 0 0 6 LA NOTITIA PROVINCIARUM ET CIVITATUM AFRICAE 173

sigle, estimaient ce choix comme le seul logique. Au Mais avec des différences ensuite, selon les auteurs, sur la
XIXe siècle, plusieurs savants suggérèrent de lire date et les raisons de ces décès. Pour certains, les 88 ou 90
p(e)r(i)b(a)t50, mais, comme le note Courtois, à la suite de « morts » seraient des évêques déjà décédés avant la réunion
P. Schepens, « cette explication se heurte à un obstacle de la conférence, inscrits donc par erreur par les catholiques
grammatical : on ne comprend pas ici l’emploi de sur leur liste, faute d’informations précises sur la situation
l’imparfait51 ». On attend, pour rester en accord avec le des diocèses en question, et dont on aurait après coup, par
perierunt final, un parfait, donc la forme periit. Toute la souci d’exactitude, rectifié la mention56. L’hypothèse peut
question, dès lors, devient de savoir si un passage de periit à s’appuyer sur le fait qu’une bonne part des mentions prbt se
prbt est possible. Courtois le croyait en supposant, à un stade situe sur la liste de Maurétanie Césarienne, loin de Carthage
de la tradition manuscrite antérieur au IXe siècle, une erreur et dans des régions en fait plus ou moins aux mains de chefs
de lecture, et il proposait le schéma suivant : on aurait lu maures. Mais l’argument peut, en fait, être facilement
perut au lieu de periit, et, à défaut de comprendre, un scribe retourné : on dénote en effet pas moins de 35 mentions prbt
aurait abrégé prvt. A l’étape suivante, un autre scribe aurait sur la liste de Numidie, soit pour 30 % des évêques, ce qui
transcrit prbt, en fonction de la confusion habituelle v/t, peut- représenterait un taux d’ignorance stupéfiant pour une
être, ajouterions-nous, en tentant d’interpréter et en province limitrophe de la Proconsulaire ; surtout, on
comprenant alors pr(es)b(y)t(er)52. remarque que des sigles prbt se rapportent à des sièges très
Lors du séminaire de Saint-Marin, Madame célèbres de cette province, certainement en relation régulière
Francovich Onesti suggéra une autre hypothèse : le avec la capitale. Comment croire par exemple qu’à Carthage
manuscrit à un stade ancien de la tradition aurait porté la on ait pu ignorer pendant des mois la mort de l’évêque de
forme perivit, connue en latin : puis, très simplement, on Cirta (Constantina), ancienne capitale de la Numidie
serait passé à peribit, abrégé ensuite prbt. S. Lancel fait (Numidie, no 83) ? Comment croire qu’on ait ignoré la mort
état de la même solution, suggérée par son réviseur de l’évêque de Thagaste, la ville de saint Augustin, à 250 km
A. Gabillon, et à laquelle il semble se rallier53. Même si à peine de Carthage (Numidie, no 118) ? De telles erreurs
cette forme est très peu attestée54, elle offre une explication paraissent peu vraisemblables à la date d’établissement de la
plausible, d’autant que la Notitia donne de très nombreux liste, que tout invite, nous l’avons vu, à placer durant l’année
exemples de confusion v/t dans ses listes toponymiques55. 483, sans durée d’élaboration excessivement limitée (huit
Mais on ne peut exclure qu’un autre processus ait conduit mois s’écoulèrent entre l’édit de convocation de la confé-
aussi, à partir d’une bévue peut-être encore plus grosse que rence et sa première session). D’autre part, on voit bien que
celles qui ont été supposées, et qui reste inconnue, à cette cette solution est indissociable de la théorie du fichier déjà
étrange abréviation. Dans tous les cas, l’essentiel reste le évoquée, pour laquelle la Notitia ne serait qu’un document
lien direct qui devait exister, au départ, entre le mot à administratif, une pièce d’archives purement interne à
l’origine des quatre lettres prbt, une forme de perire, et le l’Église. Mais, nous avons montré les faiblesses d’une telle
qui perierunt du tableau final. interprétation, qui suppose une incohérence profonde du
document. Si à l’inverse on admet notre hypothèse d’une
Des morts introuvables liste des diocèses composée pour être produite lors de la
conférence, compte tenu, encore une fois, que rien n’indique
Mais quelle signification donner à ce verbe perire ? que les rédacteurs aient manqué de temps57, la nécessité
L’hypothèse la plus répandue propose de le prendre au sens d’une mise à jour la plus rigoureuse possible s’impose
premier et suppose que la Notitia répertorie ici des morts.

56. C’est apparemment la position de A. Mandouze et des auteurs de la


50. Ainsi F. Papencordt, Geschichte der vandalischen Herrschaft, Berlin, Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, I, Afrique, Paris, 1982, qui
1837, p. 372. répètent à chaque notice d’évêque concerné : « En 484, est déjà mort. »
51. Victor de Vita et son œuvre, p. 92, n. 10 ; P. Schepens, À propos du sigle Rappelons à nouveau qu’il est exclu que ces sièges aient été vacants durant
prbt dans la Notitia provinciarum et civitatum Africae, in Recherches de une longue période avant 484, dans la mesure où dans ce cas on les aurait
science religieuse, 6, 1916, p. 139-148 ; Id., À propos du sigle prbt. Notes inscrits dans la rubrique et cathedrae quae episcopos non habuerunt.
complémentaires, ibid., 9, 1919, p. 369-370. 57. Cette question du temps semble toujours délaissée par les partisans
52. F. Dolbeau, à qui je dois un long message sur la question, m’écrit : « j’es- d’une liste mal mise à jour et complétée ensuite. Mais la période de plus
time que l’abréviation a dû être déformée à un stade de la transmission de 8 mois qu’on peut raisonnablement attribuer à la confection de la liste,
[mais] il est sûr qu’un copiste du IXe siècle, dans un tel contexte, n’a pu entre l’édit de mai 483 et la réunion du début février 484, est loin d’être
comprendre que presbyter. » C’est ce qui me suggère ce complément à négligeable. On saisit mal, d’autre part, pourquoi l’information aurait
l’hypothèse de Courtois. mieux circulé entre 485 et 487 qu’entre 483 et 484 : nous savons au
53. S. Lancel, Introduction 2, p. 237, n. 43. contraire par Procope que l’Aurès s’insurgea peu avant la mort d’Hunéric
54. Dans sa lettre citée supra, n. 46, P. Flobert m’écrit que la rareté extrême et resta incontrôlé ensuite. Etait-on alors mieux placé pour savoir le sort
des emplois de perivit l’inciterait à exclure totalement cette solution. de l’évêque numide de Timgad (Secundus Tamogaziensis prbt, no 77) pro-
55. On lit ainsi (Numidie, no 112) l’ethnique Lamasvensis pour l’évêque che riverain de l’Aurès, sans insister sur le cas de celui de Babar
Secundinus de Lamasba (Lamasbensis), ou (Byzacène no 70) Vararitanus (Victorinus Babrensis prbt, no 74), qui se trouvait peut-être au cœur du
pour Julianus de Bararus (Bararitanus), ou encore (Césarienne no 64) massif insurgé, si on admet l’identification proposée par J. Mesnage
Oppidonobensis pour Venantius d’Oppidum novum (Oppidonovensis). (L’Afrique chrétienne, Paris, 1912, p. 404) ?
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d’elle-même. On pourrait, certes, avancer aussi que l’Église et au comte Marcellin, qui en évoquant la persécution, ne
aurait tenu, lors de la rédaction initiale du document, à parle pas de morts dans le corps épiscopal mais seulement de
mentionner ces évêques bien qu’ils soient décédés, et en supplices dans la plebs fidelium63.
soulignant ce fait, parce qu’elle ne pouvait les remplacer, Conscient de la difficulté, Courtois proposa une variante,
comme elle avait aussi cité les évêques de Proconsulaire déjà plus acceptable, et étalée dans le temps, de cette expli-
exilés. Mais la situation de la Maurétanie Césarienne cation : « Le fichier, écrit-il, fut tenu à jour pendant la persé-
(33 prbt) ou de la Numidie (35 prbt) était très différente, car cution. On indiqua au fur et à mesure les peines qui
le remplacement des prélats décédés n’y était pas interdit frappaient les évêques catholiques, les morts qu’on
avant 484 ! Cette solution ne peut donc être envisagée, pas apprenait, violentes ou naturelles.64 » Il ne précisait pas plus
plus que celle qui supposerait que les évêques en question sa pensée, mais il ne fait nul doute que dans son esprit les
seraient morts entre la date d’établissement de la liste et secondes étaient plus nombreuses que les premières. Même
l’ouverture de la conférence, et que l’on aurait enregistré si l’hypothèse, qui était en fait déjà celle de Mgr Duchesne65,
après coup ces décès : cela reviendrait en effet à admettre un suppose à nouveau un taux de mortalité « naturelle » élevé
niveau de mortalité record en quelques mois, 88 ou 90 décès en moins de trois ans (484-487), jusqu’à la dernière mise à
sur une population d’un peu moins de 460 individus, soit un jour de la Notitia, elle n’est pas invraisemblable, parce que
taux annuel de 200 pour mille avant la persécution, à pendant ces trois ans s’écoulèrent les neuf mois d’exil, avec
nouveau très peu vraisemblable. interdiction de toute aide extérieure décrétée par Hunéric.
L’historiographie chrétienne du XIXe siècle avait perçu la Elle s’accorderait bien aussi avec le silence de Victor de
difficulté et proposait donc une autre explication, souvent Vita, puisque les décès dûs au dénuement ou à la faim
reprise ensuite. Constatant que la mention prbt ne peut se n’étaient pas des martyres au sens strict. Elle ne serait, enfin,
rapporter qu’à des « décès » postérieurs au début de la confé- pas incompatible avec la signification que nous donnons à la
rence, elle donnait à nouveau au mot perire le sens de mort composition originelle de la Notitia, puisqu’elle situe
physique, mais en le reliant cette fois directement à la persé- clairement les décès en question après la persécution.
cution de 484 : Hunéric, selon cette école, aurait fait 88 ou 90 Pourtant elle recèle probablement, comme celle qui précède,
martyrs parmi le corps épiscopal africain58. Tout récemment, plusieurs faiblesses fondamentales.
en dernière analyse, et après beaucoup d’hésitations, Pour admettre que ces 88 ou 90 évêques fussent morts
S. Lancel s’est rallié à cette explication, en datant même, les uns après les autres de manière plus ou moins naturelle
semble-t-il, tous ces morts du printemps et du début de l’été de 484 à 487, il faudrait en effet considérer le récapitulatif
48459. Le problème est que cette interprétation ne correspond final de la Notitia comme un bilan hétérogène : il mettrait
absolument pas au récit de Victor de Vita. Celui-ci parle, à part ces évêques décédés, sans préciser leur statut de
certes, de manière imprécise, d’évêques piétinés lors d’une victime ou non de la persécution (et notamment leur exil
charge de cavalerie dans les faubourgs de Carthage60, mais il éventuel), pour ne détailler ensuite que le sort des survi-
n’en nomme explicitement qu’un seul assassiné par les vants, eux tous mis en rapport avec la persécution : exil,
ariens, Laetus de Nepta61. Or, on peut tout de même penser, fuite, souffrances (confessor), mort (passus)66. C’est ainsi,
sans abuser de l’argument a silentio, que s’il y avait eu près manifestement, que, sans s’en expliquer, Courtois, et avant
d’une centaine de prélats martyrs, il nous en aurait dit un peu lui Mgr Duchesne et Gsell, ont dû raisonner pour adopter
plus ! La même remarque s’applique à Victor de Tunnuna, cette interprétation : ils ont considéré le chiffre de 378
qui ne cite lui aussi que le seul martyre de Laetus de Nepta62 ; survivants frappés par la persécution comme un nombre
résiduel, à la date de révision du texte, entre fin 484 et 487,
parmi une masse d’exilés ou de victimes aux effectifs
58. C’était par exemple, au début du XIXe siècle, l’interprétation de
S. Morcelli dans son Africa Christiana (3 vol., Brescia, 1816-1817), mais
que l’on retrouve aussi chez A. Schwarze, Untersuchungen über die
äussere Entwickelung der afrikanischen Kirche, Göttingen, 1892, p. 164. qui mentionne une arrestation avant le début de la conférence, et une mise
59. Introduction 2, p. 238 et n. 45 : « Il faut donc que ces décès aient été soit à mort après un long emprisonnement (II, 52).
contemporains de cette conférence avortée, soit immédiatement posté- 63. Marcellinus comes, Chronique, a 484, (éd. Mommsen, ibid., p. 92-93) :
rieurs, et qu’ils ne se soient pas produits plus tard que le moment – selon Theodori et Venantii [coss]. Totam namque per Africam crudelis Hunerici
nous la fin de l’été ou l’automne 484 – après lequel l’exil de l’ensemble Vandalorum regis in nostros catholicos persecutio inportata est. Nam exu-
du clergé de Carthage ne permit plus à cette chancellerie ecclésiastique de latis diffugatisque plus quam trecentis triguinta quattuor orthodoxorum
continuer à tenir ces registres. » episcopis ecclesiisque eorum clausis plebs fidelium variis subacta suppli-
60. Victor de Vita, III, 16 : Victor indique que le but du roi était aussi, par ciis beatum consumavit agonem [Suit le miracle des langues coupées, sans
une telle charge, de tuer, mais il note seulement que, dans l’action, des mention de Tipasa]. Puis : Haec Arrianorum crudelitas in religiosos
évêques furent accablés (multi contriti), sans mentionner de décès. Christi cultores supra scriptis consulibus mense Februario coepit infligi.
61. Victor de Vita, II, 52. 64. Victor de Vita et son œuvre, p. 96.
62. Victor de Tunnuna, Chronique, a. 479 (MGH, AA, XI, 1, p. 189) : Tunc 65. Histoire ancienne de l’Église, t. III, 4e éd., Paris, 1911, p. 645, n. 1.
Laetus Neptensis civitatis episcopus gloriose martyrio coronatur VIII kal. 66. On voit tout de suite la contradiction, sur laquelle nous revenons ci-
Octob. Die et Eugenius episcopus Carthaginensis ecclesiae post dira après : la présence d’un passus parmi les survivants. Manifestement gêné
heremi exilia plurimis afflictionibus poenisque clarus habetur. La date du par ce détail, S. Lancel (p. 382 de son édition, n. 7) en vient à l’oublier
24 septembre (484) n’est pas contradictoire avec le récit de Victor de Vita, dans l’analyse qu’il fait du récapitulatif.
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beaucoup plus élevés au départ (378 + tout ou partie des 88 483 pour le moins étonnant ; soit, et c’était la solution de
ou 90 prbt). Le récapitulatif aurait eu, dans cette logique, Lenain de Tillemont71, à notre sens, en définitive, la seule
une claire finalité pratique, ne s’intéressant vraiment possible, leur « mort » n’était qu’une mort spirituelle, et il
qu’aux vivants. Mais tous ces savants ont négligé deux faut comprendre que ce sont ceux qui ont failli, c’est-à-dire
difficultés insurmontables. Admettant donc, ce qui est ce groupe d’évêques sur lesquels Victor de Vita s’est bien
nécessaire à leur raisonnement, que l’expression qui gardé de nous dire quoi que ce soit, et qui sont les grands
permanserunt désigne des survivants, ils ont totalement oubliés de toute cette histoire.
ignoré la présence, dans le décompte détaillé des évêques
de cette catégorie, d’un passus ! Et surtout, tous ont oublié Les lapsi de 484
qu’une autre source, la Chronique du comte Marcellinus,
nous donne, en rapport avec l’année 484, un chiffre des Cette interprétation, qui fait des « morts » des lapsi, n’est
exilés et fuyards, 334, du même ordre de grandeur (et d’abord en rien condamnée par la philologie et la patris-
même en dessous) que celui indiqué par le récapitulatif de tique. Deux documents souvent négligés dans l’étude de la
la Notitia (348 exilés et 28 évêques en fuite) : Totam Notitia, et qui en sont pourtant indissociables, s’avèrent en
namque per Africam crudelis Hunerici Vandalorum regis effet ici éclairants : ce sont les actes du concile réuni à Rome
in nostros catholicos persecutio inportata est. Nam par le pape Felix III en 487 pour débattre du sort des lapsi
exulatis diffugatisque plus quam trecentis triginta quattuor africains, et la lettre adressée à toutes les Églises qui en
orthodoxorum episcopis ecclesiisque eorum clausis plebs résulta l’année suivante72. Ces textes, qu’on ne peut
fidelium variis subacta suppliciis beatum consummavit soupçonner de partialité anti-catholique, affirment d’abord
agonem67. On ne voit pas pourquoi ce chroniqueur, en formellement, et à plusieurs reprises, que le phénomène de
général fiable, aurait donné ici le seul nombre des exilés l’apostasie a touché des évêques, en employant un pluriel
survivants à une date arbitrairement choisie et de plusieurs que rien n’atténue dans la suite de leurs développements.
années postérieure à l’édit d’Hunéric. Il faut donc Dans le préambule de ce qui est conservé des Actes, on lit
comprendre que le récapitulatif final de la Notitia, en ainsi : Communis dolor et generalis est gemitus, quod intra
livrant le nombre des exilés, comme celui des fuyards et Africam rebaptizatos etiam episcopos, presbyteros, diaco-
des « morts », fait bien directement référence aux nosque cognovimus73… Puis dans les décisions du concile :
décisions prises au cours de l’année 484 par Hunéric, et Ut ergo ab Ecclesiae summitatibus inchoemus, eos quos
non à une sorte de bilan résiduel à dater de 487. Mais cette episcopos, presbyteros, vel diaconos fuisse constiterit74… Le
conclusion est lourde de conséquences, car on se heurte phénomène est donc bien attesté. Mais la manière de
dès lors à une impasse que Lenain de Tillemont avait l’évoquer est encore plus remarquable. A de nombreuses
parfaitement perçue dès 171268, et que l’historiographie reprises, et sous de multiples formes, ce sont des termes
moderne a complètement perdue de vue ensuite. Ces 88 ou évoquant la mort et le verbe perire lui-même qui sont
90 « morts » constituent un groupe dont l’existence est en employés pour qualifier ces lapsi ou leur geste. Ainsi dans
relation directe avec les événements de 484 ; ils sont le préambule du concile : Qualiter in Africanis regionibus
nécessairement contemporains des départs en exil et en astutia diaboli saevierit in populum christianum, atque id in
même temps en sont indépendants, puisque le tableau final multiplici deceptione proruperit, ut non modo vulgus
les distingue clairement des évêques relegati69 ; enfin, ce incautum, sed ipsos quoque in mortis profunda demerserit
ne sont pas des martyrs, morts entre février et décembre
484, puisque Victor de Vita n’en dit rien et que le récapi-
tulatif de la Notitia ne cite qu’un passus (de toute évidence
Laetus de Nepta, évoqué par Victor70). Dès lors deux 71. Mémoires, XVI, p. 567.
72. L’ensemble du dossier se trouve dans la lettre 13 du pape Félix III :
solutions seulement demeurent : soit ils sont morts avant Epistolae Romanorum pontificum genuinae et quae ad eos scriptae sunt,
février 484, mais nous avons vu les difficultés que soulève I : a S. Hilaro usque ad Pelagium II, éd. A. Thiel, Braunsberg, 1867-1868,
une telle explication, qui suppose une ignorance considé- p. 259-266. Le texte comporte d’abord, après une adresse à tous les
évêques, un début de procès-verbal, très court, de la réunion du concile le
rable des rédacteurs, ou un taux de mortalité naturelle en 13 mars 487 : mention autour du pape de trente évêques italiens, quatre
africains (Victore, Donato, Rustico et Pardalio, Afris episcopis), quatre-
vingt un prêtres, des diacres étant aussi présents ; et préambule de cinq
lignes, cité ci-dessous. Puis on lit : Athanasius diaconus recitavit, et suit,
67. Marcellinus comes, Chronica, a. 484, éd. Mommsen, MGH, AA, XI, 1, non le projet élaboré pour régler le problème africain, mais la lettre
Berlin, 1893, p. 92-93 : cf. supra, n. 63. envoyée à tous les évêques datée du 15 mars 488, qui reprend certaine-
68. Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique ment ce projet : elle comporte une introduction de dix lignes, et des déci-
des six premiers siècles, XVI, Paris, 1712, p. 567. sions divisées en six chapitres. La date tardive a cependant, depuis long-
69. Répondons à une dernière objection : s’il s’agissait de 88 ou 90 évêques temps, suscité des interrogations quant au retard qu’elle implique : on a
morts en quelques semaines durant les opérations d’exil, il ne fait nul donc proposé de la corriger en la ramenant au 15 mars 487 (cf. Hefele,
doute que l’Eglise les aurait comptés comme des victimes directes, et on Leclercq, Histoire des conciles, II, 2, Paris, 1908, p. 935), ce qui paraît très
ne pourrait alors que s’étonner que ni Victor de Vita, ni le comte possible.
Marcellinus, ni Victor de Tunnuna, n’en parlent. 73. Félix III, Epistola 13, 2, éd. Thiel, I, p. 260.
70. Victor de Vita, II, 52. 74. Félix III, Epistola 13, 5 (canon II), éd. Thiel, I, p. 262.
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sacerdotes, nullus non orbis gemuit, nulla terra nescivit75. Mais la structure même du récapitulatif final de la Notitia
L’expression in mortis profunda mise en rapport avec « la renforce encore cette traduction. Le tableau est construit tout
ruse du diable » et ses « tromperies » ne renvoie manifes- entier, en effet, sur une opposition entre qui perierunt et qui
tement pas à des exécutions physiques, mais à des permanserunt. Or l’emploi de permanere pour qualifier non
apostasies. La suite est encore plus significative : Unde in la survie physique, mais la survie spirituelle, en l’occurrence
gravi moerore positi, dissimulare non possumus pereuntium la persistance dans la foi catholique, est aussi très bien attesté
atque a nobis exigendarum discrimen animarum. à la fin du Ve siècle, et correspond d’ailleurs bien mieux au
Quaepropter competens adhibenda est talibus medicina sens premier du mot. Un très bel exemple de cet usage figure,
vulneribus, ne immatura curandi facilitas mortifera captis et ce contexte est inévitablement frappant, dans la notice du
peste nihil prosit, sed segnius tracta pernicies, reatu non pseudo-Gennadius sur Eugène de Carthage, quand il évoque
legitimae curationis involvat pariter saucios et medentes76… sa défense de la foi devant Hunéric lors de la conférence de
Le Pape déplore en effet de devoir procéder, pour l’établis- Carthage : cum consensu omnium Africae, Mauritaniae et
sement des pénitences, à des distinctions entre les âmes de Sardiniae atque Corsicae episcoporum et confessorum qui in
ceux qui ont failli77 : mais c’est l’expression animae catholica permanserunt fide, composuit librum Fidei81… Il
perientes qu’il emploie pour ces lapsi, qu’il dit aussi serait aisé de multiplier les citations, tant ce sens est bien
victimes d’une « peste mortifère » (mortifera captis peste). attesté dans la littérature patristique82. Mais plus important
On remarque donc bien ici que l’emploi de perire pour peut-être encore est de souligner combien la Notitia, par delà
qualifier non la mort physique, mais la perdition de l’âme les erreurs de dénombrement abusivement stigmatisées par
induite par la conversion à l’arianisme, était un usage du Courtois83, est ici logique dans sa présentation de cette
temps, ce que de nombreux autres textes, notamment catégorie d’évêques qui permanserunt. Elle y inclut en effet
africains, confirment78. Il suffisait d’ailleurs de lire Victor de uniquement tous les types de « résistants » imaginables : les
Vita lui-même pour s’en rendre compte. A la fin de son livre, exilés en Corse, les relégués en Afrique, les fuyards, un
lorsqu’il évoque les effets de la grande famine qui toucha martyr (passus) et un « confesseur », pour un total qui
Carthage à l’été 484, il écrit en effet : « Et ainsi la plus correspond exactement au chiffre donné au départ (378).
grande perdition arriva pour les rebaptisés puisque, alors Cette interprétation est donc philologiquement fondée,
que les ariens garantissaient l’accomplissement de la vie mais elle a surtout le grand avantage d’éclairer un problème
présente, pas même cela ne se réalisa, et ce qui arriva fut la trop souvent négligé, qui est celui de la cohérence de
seconde mort à la suite de la première79 ». Les apostats construction et des finalités du récapitulatif final de la
cumulaient donc deux morts, une mort physique et la mort Notitia. Pourquoi aurait-on pris en effet la peine de noter à
spirituelle, qui était la conversion à l’arianisme80. part, et avec précision, des « morts », (que certains consi-
Tous ces exemples autorisent donc largement à envisager dèrent comme antérieurs à la persécution) dans un tableau
une interprétation du verbe perire dans un sens religieux. qui les opposerait à tous les types de résistants à l’édit de
février 484, y compris un martyr probable qui normalement
devrait figurer parmi ces « morts »? L’hypothèse tradition-
nelle juxtapose en fait dans le même paragraphe une donnée
75. Félix III, Epistola 13, 3, éd. Thiel, I, p. 260 : « Il n’est personne sur terre
qui ne déplore, il n’est aucune terre qui ignore que la ruse du diable a démographique et des données religieuses, en réduisant le
exercé ses ravages dans les régions d’Afrique parmi le peuple chrétien, et sens de l’opposition perierunt/permanserunt. Si on admet au
qu’elle a répandu ses tromperies, au point de plonger dans les profondeurs contraire que ce tableau établit simplement la démarcation
de la mort non seulement le vulgus, mais même aussi les sacerdotes. »
76. Ibid., éd. Thiel, I, p. 261, avec cette traduction fleurie de Lenain de entre les lapsi et les résistants, on lui rend une cohérence
Tillemont pour la dernière phrase : « Il faut appliquer à leurs plaies les complète et on en découvre aussi une finalité pratique
remèdes qui y sont propres , de peur que si on les veut fermer avant le évidente dans le contexte des années 485-487. On sait bien
temps, non seulement cela ne serve de rien à des personnes attaquées
d’une peste mortelle, mais encore que les médecins ne se rendent aussi
coupables que les malades, pour avoir traité trop légèrement un mal si per-
nicieux » (Mémoires, XVI, p. 592).
77. On pourrait être tenté, certes, en ne considérant que ce passage seul, de 81. Gennadius, De viris inlustribus, 98, éd. E. C. Richardson, Text und
traduire pereuntium animarum par « âmes souffrantes », et discrimen par Untersuchungen zur Geschichte des altchristlichen Literatur, XIV, Berlin,
« péril », et comprendre que le Pape évoque simplement ici tous les 1896, p. 94. On peut se demander, à lire ce texte, si l’auteur n’avait pas eu
Africains soumis à la persécution en général. Mais notre extrait précède connaissance de la Notitia.
un long énoncé de règles qui distinguent précisément de multiples caté- 82. Victor de Vita lui-même (III, 51) fait dire au médecin catholique
gories de lapsi. Liberatus, retrouvant son épouse qui le croyait apostat : Ego in nomine
78. Cf. ainsi Quodvultdeux, Liber promissionum et praedictorum Dei, II, Christi permaneo.
41, 17 (éd. R. Braun, Paris, 1964, 2, p. 394). 83. La critique des chiffres de la Notitia est un des paragraphes les plus
79. Victor de Vita, III, 60 : Et idcirco forte maior rebaptizatorum perditio embrouillés du livre de Courtois. Il parle, de manière inexplicable, de 476
potuit provenire, quia, dum promittitur ab Arrianis praesentis transactio évêques au lieu de 466 pour le total indiqué dans le récapitulatif final
vitae, nec illud obvenit et mors sequens prima secundam praevenit. (Victor de Vita et son œuvre, p. 98), et s’acharne sur des différences légè-
80. S. Lancel (Introduction 2, p. 239-241) a vu tous ces éléments (sans cepen- res que les aléas de la tradition manuscrite suffisent à pardonner. Comme
dant relever les allusions à la mort spirituelle dans les actes du concile de pour le texte de Victor de Vita, son étude de la Notitia, par ailleurs très éru-
487). Mais il conclut pourtant à la mort physique des évêques marqués du dite, semble tout entière conçue dans un sens négatif, pour conclure à son
sigle prbt, en fonction du seul exemple de Reparatus de Tipasa (infra). manque de fiabilité.
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en effet que le premier problème qu’ont toujours rencontré pas été remplacé89. Dans ces conditions, prbt après son nom
les chrétiens après une persécution, particulièrement en ne pourrait donc signifier apostat.
Afrique, a été celui de la réintégration des lapsi. Même si rien L’argument n’est pas insurmontable, pour deux raisons.
n’autorise à penser que tous les apostats de 484 demandèrent D’abord, les événements rapportés par Victor à Tipasa
leur réintégration, le remaniement de la Notitia a d’abord pu semblent se situer, comme ceux qui précèdent dans le récit
avoir pour objectif de faciliter l’examen de ce problème, et il (III, 21-28), immédiatement à la suite de la proclamation de
a pu être décidé dès les premières mesures d’apaisement, l’édit de persécution, alors que les évêques n’avaient pas
après la mort d’Hunéric. Et puisque cette question fut aussi encore été envoyés en exil, dit Victor de Vita90, et en tout cas
l’unique objet du concile de Rome en 487, où siégeaient avant la famine qui accompagna la sécheresse de l’été 48491.
quatre Africains84, il n’est peut-être pas interdit de pousser Or l’édit royal laissait aux catholiques jusqu’au Ier juin 484
plus avant encore l’hypothèse, en se demandant s’il ne tint pour se convertir. On peut penser dans ces conditions que
pas un rôle particulier dans la préparation de ce concile. Cyrila, qui semble s’être intéressé tout particulièrement à
Tipasa (où devait se trouver une petite garnison vandale)
Deux énigmes résiduelles choisit d’y nommer un des siens dès le début 484 (ce qui était
justifié dans tous les cas, si une présence vandale existait sur
Cette interprétation, qui était déjà celle de Lenain de place), sans s’occuper de savoir si Reparatus se convertirait
Tillemont85, est donc loin d’être infondée. Elle se heurte ou non, et en tout cas avant que celui-ci ne se décide (nous
pourtant à deux obstacles. Le premier, que Stéphane Gsell ignorons tout, en effet, de la chronologie des apostasies, qui
avait déjà aperçu, et que S. Lancel a redécouvert en l’estimant put se prolonger jusqu’à la mort du roi, à la fin de 484). Et
insurmontable86, est la présence sur la Notitia de la mention cette attitude se comprendrait d’autant mieux qu’aucun texte
prbt à la suite du nom de l’évêque de Tipasa de Maurétanie, ne nous autorise à dire, contrairement à ce qui semble
Reparatus87. Car Victor de Vita, en évoquant les mesures de souvent supposé, qu’un évêque catholique converti devenait
persécution prises après l’édit du 24 février 484 par Hunéric, automatiquement un évêque arien. Ni Victor de Vita, ni les
écrit que le patriarche Cyrila nomma comme évêque arien autres sources après lui, n’en donnent en effet d’exemples
dans cette ville un de ses anciens notarii, qui ne réussit pas à incontestables. Nous connaissons des évêques ariens à noms
convertir la population et dut faire usage de la force88. Or, on romains, mais rien ne prouve qu’ils étaient évêques catho-
pourrait penser que si Reparatus avait apostasié, il n’aurait liques auparavant. On ne voit pas d’ailleurs pourquoi les
ariens auraient été, en la matière, plus tolérants que les catho-
liques : en 535, l’Église africaine et l’Église romaine, malgré
84. Félix III, Epistola 13, 1, éd. Thiel, t. I, p. 260 : Victore, Donato, Rustico les suggestions de Justinien, refusèrent absolument
et Pardalio Afris episcopis. Les deux derniers, comme le note S. Lancel d’intégrer dans leur clergé, en leur laissant leur rang, les
(Introduction 2, p. 240-241) doivent être Rusticus de Tetci (no 77 sur la clercs ariens convertis. Si Hunéric voulait forcer en priorité
liste de Byzacène en 484) et Pardalius de Macomades (no 84 sur la liste de
Numidie). Tous deux n’ont logiquement pas de mention prbt, ce qui pour les évêques à se convertir, ce n’était pas obligatoirement pour
Pardalius est remarquable, car son nom est précédé et suivi d’évêques qui en faire des hiérarques de son Église, mais d’abord pour
en sont pourvus. qu’ils servent d’exemple. Leur conversion était la marque
85. Lenain de Tillemont, Mémoires, XVI, Paris, 1712, p. 567 : « Ce mot de
péris doit signifier qu’ils étaient morts ou dans le corps [ou dans l’âme. évidente de la défaite des catholiques. Mais leur sort
Mais il marque plutôt le dernier sens, car le respect qu’on doit à des individuel dans l’Église arienne après cela était affaire de
confesseurs ne permet guère qu’on dise qu’ils sont péris, quand ils sont
entrés dans le repos de la gloire. Ce qui semble nous devoir déterminer
absolument à ce sens, c’est que celui qui avait souffert, (c’est-à-dire assu-
rément qui était mort martyr), est mis au nombre de ceux qui étaient
demeurés]. » On reconnaîtra ici la rigueur de méthode habituelle de 89. C’était la conclusion de Gsell dans sa monographie sur Tipasa (Mélanges
l’auteur, plaçant entre crochets ce qui lui paraissait relever d’interpréta- d’Archéologie et d’histoire de l’École française de Rome, 14, 1894, p. 318,
tions personnelles. S. Lancel (Introduction 2, p. 239 et n. 48) croyait que n. 1). Plus tard, il se rallia à la proposition de Mgr Toulotte et développa
la thèse remontait à Gibbon, qui effectivement la présente (Histoire du prbt en probatus, en maintenant que Reparatus était une des victimes de la
déclin et de la chute de l’empire romain, trad. Guizot, nouv. éd., t. 1, persécution de février 484, mort en exil ou de ses souffrances (Ibid, 21,
Paris, 1983, p. 1100) : mais le savant anglais avait certainement lu Lenain 1901, p. 209-210). Mgr Duchesne se rallia à cette interprétation (Histoire
de Tillemont… ancienne de l’Église, t. III, 4e éd., p. 642, n. 1, et p. 645, n. 1).
86. Introduction 2, p. 243 : « À lui seul, l’épisode autorise sans doute à opter 90. Victor de Vita, III, 21 : episcopis necdum adhuc in exilium directis.
en faveur de la signification de mort physique du sigle prbt » ; ibid., Cf. de fait, après l’épisode de Tipasa, ibid., III, 38 : « C’est ainsi que tous,
p. 247, à propos des 33 évêques prbt de Maurétanie Césarienne : ils sont préparant leurs dos aux coups, partent allègrement vers l’exil. Alors qu’ils
« disparus », « puisque c’est à cette signification du sigle que nous nous étaient encore sur le chemin de leur longue route (Quibus adhuc in itine-
rangeons finalement ». re longioris viae constitutis destinantur), à la suggestion des évêques
87. Notitia, Maurétanie Césarienne, no 99 : Reparatus Tipasitanus, prbt. ariens, on leur envoie des hommes sans pitié et brutaux. »
88. Victor de Vita, III, 29 : In Tipasasensi vero quod gestum est 91. Famine évoquée par Victor de Vita en III, 55-60. Cf. aussi la Chronique
Mauretaneae maioris civitate ad laudem dei insinuare festinem. Dum suae du comte Marcellin (éd. Mommsen, MGH, AA, XI, 1, p. 93). Évoquant,
civitati Arrianum episcopum ex notario Cyrilae ad perdendas animas sans nommer la ville, le fameux supplice, et le miracle qui s’en suivit, des
ordinatum vidissent, omnis simul civitas evectione navali de proximo ad langues coupées à Tipasa, il conclut : haec Arrianorum crudelitas in reli-
Hispaniam confugivit, relictis paucissimis qui aditum non invenerant giosos Christi cultores supra scriptis consulibus mense Februario coepit
navigandi. Quos Arrianorum episcopus primo blandimentis, postea minis infligi. L’épisode a donc pu survenir dès février 484, alors que les aposta-
conpellere coepit ut eos faceret Arrianos. sies commençaient à peine.
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personnalité, et devait dépendre en dernière analyse du rien dans l’édit d’Hunéric ne les visait plus que d’autres. Il
patriarche arien, en l’occurrence, en 484, de Cyrila. faudrait ensuite admettre d’énormes oublis sur la Notitia,
Le second obstacle, moins souvent aperçu92, pose un qui ne compte justement pour cette province que quatre
problème plus large. Il trouve sa source dans la mystérieuse mentions prbt : l’hypothèse est invraisemblable au regard de
parenthèse ouverte par Victor de Vita lorsqu’il évoque, après la concordance entre le chiffre des mentions prbt sur les
457, la décision de Genséric de ne plus tolérer d’élections listes provinciales et le récapitulatif final (90 et 88). La thèse
épiscopales en Proconsulaire : « On en arriva au point que, se heurte donc à des difficultés énormes, et oblige à
à la mort de l’évêque de Carthage, interdiction fut faite envisager d’autres explications.
d’ordonner des évêques pour la province de Zeugitane ou Il faut éliminer, parmi celles-ci, celle qui, en essayant de
Proconsulaire. Leur nombre était de cent soixante-quatre ; maintenir le sens de « décès physiques » pour prbt (quatre en
celui-ci diminuant peu à peu, ils ne sont plus maintenant que Proconsulaire), avancerait qu’ensuite, en deux ans, entre 487
trois, si même encore ceux-là restent (supersunt) : (date ultime des ajouts sur la Notitia) et 489, sous l’effet de
Vincentius de Gegi, Paulus de Sinnar, véritablement Paulus la mortalité naturelle, 47 évêques sur les 50 « survivants » de
par le mérite et le nom, et un autre, Quintianus, qui, fuyant la Notitia (cinquante-quatre moins quatre prbt) disparurent.
la persécution, réside maintenant (nunc) en étranger à Un tel taux de mortalité naturelle, à une époque où la persé-
Édesse, en Macédoine93. » Il paraîtrait logique de cution avait cessé, serait extraordinaire, et s’accorderait très
comprendre ici que trois évêques de Proconsulaire mal avec l’expression de Victor de Vita : [numerus] qui
seulement vivaient encore au moment où Victor écrit94. Or paulatim deficiens. Et cette explication, surtout, continuerait
de nombreux indices conduisent à dater la composition de à se heurter à un obstacle insurmontable : en 489, Eugène de
l’Historia persecutionis Africanae provinciae de 488 ou Carthage vivait toujours96, et il ne figure pourtant pas parmi
48995. Il faudrait donc comprendre que 51 évêques, sur les les trois « survivants » cités par Victor de Vita !
54 de la province attestés au début de l’année 484, auraient Ne paraissent subsister donc que trois solutions. La
disparu en cinq ans. Cela pourrait-il servir la thèse d’une première a été avancée par Courtois dans une note de sa
forte mortalité épiscopale consécutive à la persécution, et thèse, mais d’une manière tellement concise qu’elle a n’a
donc conduire à donner au sigle prbt le sens de mort guère été remarquée depuis cinquante ans. Elle se fonde sur
physique ? On ne peut sérieusement le penser, pour au le sens premier de l’adjectif verbal ordinandos employé par
moins deux raisons. D’abord, dans cette logique, il faudrait Victor de Vita à propos des évêques en question : Unde
croire que près de 60% des 88 ou 90 « morts » de la Notitia factum est, ut post obitum episcopi Carthaginis, Zeugitanae
appartiendraient à la seule Proconsulaire, alors même que et proconsulari provinciae episcopos interdiceret
ordinandos, quorum erat numerus centum sexaginta
quattuor. Qui paulatim deficiens, nunc, si vel ipsi supersunt,
tres tantum esse. Courtois ne croyait pas ici à une interdiction
92. Très curieusement, S. Lancel n’en fait pas état, ni dans la note consacrée
à ce passage (éd. cit. [n. 3], p. 288, n. 70), ni dans son Introduction 1, lors-
générale, mais à une mesure visant un groupe de prélats
qu’il essaie de dater l’œuvre (ibid., p. 9-12). Courtois avait bien vu le pro- récemment élus, que soudain le pouvoir aurait empêchés
blème (Les Vandales et l’Afrique, p. 291, n. 1). d’être consacrés. Et selon lui, c’est à ce groupe restreint que,
93. Victor de Vita, I, 29 : Unde factum est, ut post obitum episcopi
Carthaginis, Zeugitanae et proconsulari provinciae episcopos interdiceret
après une parenthèse sur l’effectif global de l’épiscopat de
ordinandos, quorum erat numerus centum sexaginta quattuor. Qui paula- Proconsulaire qui ne serait en réalité qu’une glose d’un scribe
tim deficiens, nunc, si vel ipsi supersunt, tres tantum esse videntur, bien postérieur, Victor rapporterait sa remarque sur les trois
Vincentius Gigitanus, Paulus Sinnaritanus, vere merito et nomine Paulus,
et alius Quintianus, qui nunc persecutionem fugiens apud Edessam
survivants. Outre qu’elle apparaisse un peu trop subtile
Macedoniae civitatem commanet peregrinus. (ordinare est un verbe qui sert souvent à résumer l’ensemble
94. Le siège de Vincentius Gigitanus reste mystérieux. S. Lancel refuse tout des étapes de l’avènement d’un évêque), cette hypothèse
rapprochement avec le seul Vincentius de la Notitia en Proconsulaire, qui
est dit Ziggensis, corrigé par lui en Ziquensis (de Ziqua, Zaghouan). Mais
repose sur une présomption d’interpolation qui reste pour
les duplications d’ethniques en -ensis et -itanus existent en Afrique, et la l’instant totalement gratuite, et qu’aucun des éditeurs
correction Giggensis pour Ziggensis ne serait pas absurde. La solution de modernes de Victor de Vita n’a reprise ni même signalée.
S. Lancel, faisant de Vincentius un évêque de Gegite, est certes philologi-
quement plus convenable, mais pose un double problème : Gegite est en
Une deuxième solution serait d’admettre que Victor de
Numidie ; et ce Vincentius est inexplicablement absent de la Notitia. Vita effectua encore bien après 489 des remaniements à
Quant à Quintianus, c’est certainement l’évêque d’Uruc, mentionné sur la son texte ; mais elle est évidemment aussi fragile, et
Notitia (Proconsulaire, no 20) tout comme Paul de Sinnar (Proconsulaire
no 3), et qui est évoqué aussi par Victor de Vita avant 484 (II, 22).
contredite surtout par un passage où l’Historia persecu-
95. L’élément-clef est la première ligne du livre I de Victor de Vita : sexa-
gensimus nunc […] agitur annus ex eo quo populus ille […] Wandalicae
gentis Africae miserabilis attigit fines, en admettant que 429 soit pris en
date de référence, ce qui s’impose puisque la suite de la phrase mentionne
clairement le passage du Détroit de Gibraltar. Cette date est apparemment 96. Cf. Y. Modéran, La chronologie de la vie de saint Fulgence de Ruspe et
celle que retient S. Lancel (Introduction 1, p. 10-12) pour la rédaction inté- ses incidences sur l’histoire de l’Afrique vandale, in MÉFRA, 105, 1993-1,
grale de l’œuvre. C. Courtois (Victor de Vita et son œuvre, p. 16-17) p. 135-188, surtout p. 152-155 : Eugène mourut en exil, probablement
concluait de son côté à une rédaction en 484, et à des compléments ajoutés en 512 ; rappelé une première fois en 487, il était assurément encore en
vers 487-489. Afrique en 494.
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tionis, tout en faisant manifestement allusion à un temps serait extérieur à la perspective de Victor de Vita dans ce
postérieur à Hunéric, semble considérer l’empereur Zénon passage, et regrouperait surtout des prélats élus après
comme encore régnant en Orient97, soit nécessairement 457102. Et ainsi s’expliquerait aussi l’anomalie représentée
avant fin 491. par le cas d’Eugène : il ne figure pas parmi les trois, alors
Reste alors une troisième voie qui chercherait, comme qu’il est bien vivant en 489 ou 491, parce qu’il a été lui
souvent, une explication dans la logique interne du récit de aussi élu après 457.
Victor de Vita. Celui-ci introduit en effet son incise au Le dossier est assurément d’une extrême complexité.
moment de la mort de l’évêque Deogratias de Carthage, en Mais au terme de cet examen, il nous semble que l’hypo-
457. C’est alors, dit-il, que Genséric interdit les ordina- thèse d’un dénombrement des apostats est celle qui
tions, et frappa le corps épiscopal de Proconsulaire, dont respecte mieux la logique du document. Sans prétendre
l’effectif était de 164 prélats. Ouvrant alors une paren- clore le débat, nous proposerons donc de définir désormais
thèse, ne se référerait-il pas à ce moment aussi à ce corps la Notitia comme un organigramme ecclésiastique, conçu
épiscopal, tel qu’il était en 457, pour formuler sa comme une pièce justificative destinée à être produite par
remarque ? Dans cette perspective, en 489, Paul de Sinnar, les catholiques lors de la conférence de février 484, et
Vincentius de Gigis ( ?), et Quintianus seraient donc les transformée ensuite en un bilan sans complaisance des
seuls survivants du collège tel qu’il existait en 457, et non effets de la persécution103.
les survivants de l’épiscopat de Proconsulaire en général98.
Car entre-temps, d’autres élections avaient quand même
pu avoir lieu, outre celle, bien connue, d’Eugène (en 478 III. LA NOTITIA ET L’HISTOIRE
ou 47999) : on peut envisager en effet que l’interdiction de DE L’AFRIQUE VANDALE
457 ait été un peu exagérée par Victor de Vita et qu’elle
n’ait porté, en réalité, que sur toutes les régions où étaient
les sortes Wandalorum auxquelles Hunéric fait sans cesse Les frontières du royaume vandale
allusion dans ses édits, soit une grande partie, mais pas la
totalité de la province100. Il est possible aussi que la Ainsi redéfini, le document peut s’avérer source de
tolérance manifestée au début de son règne par Hunéric, multiples enrichissements de notre connaissance de
vers 477-479, que Victor de Vita évoque de manière très l’Afrique vandale, et notamment à propos de deux grandes
imprécise mais en affirmant que des réunions de fidèles questions. L’hypothèse sur l’ampleur de l’apostasie pourrait
purent avoir lieu même dans des zones jusque-là inter- permettre d’abord d’étendre, plus que nous ne le pensions en
dites101, se soit accompagnée d’élections épiscopales. 1997104, la superficie des territoires qui, juridiquement au
Ainsi s’expliquerait le chiffre de 54 évêques en 484 : il

102. Le nombre de ces évêques consacrés après 457 est cependant inférieur
97. Victor de Vita, III, 30 : [à propos des survivants de Tipasa, qui continuent à 50, car il faut évidemment tenir compte de la mortalité naturelle entre
à parler malgré leur langue coupée] Sed si quis incredulus esse voluerit, 484 et 489 : même si la mention prbt n’a aucun rapport avec elle, elle a
pergat nunc Constantinopolim et ibi reperiet unum de illis, subdiaconum bien eu lieu ! Plus ou moins aggravée selon les conditions de l’exil, elle a
Reparatum, sermones politos sine ulla offensione loquentem ; ob quam dû frapper d’abord les plus vieux, donc les élus d’avant 457. Nul doute
causam venerabilis nimium in palatio Zenonis imperatoris habetur et donc que trois ou quatre ans avant, Victor aurait cité plus de « survivants ».
praecipue regina mira eum reverentia veneratur. On notera que les verbes De manière générale, les sources sont trop lacunaires pour que nous
sont au présent. connaissions les dates de consécration de la plupart des évêques de
98. Cette interprétation est apparemment aussi celle de la PCBE, I. Afrique, Proconsulaire. Parmi les 50 sièges concernés, outre Abir (?) dont l’évêque
notices « Paulus 10 », p. 846 ; « Quintianus 4 », p. 940 ; « Vincentius 5 », Félix, élu vers 438-439 était probablement mort peu après 484 sinon cette
p. 1213. même année (Victor de Vita, II, 26-27), le seul sur lequel nous ayons une
99. Cf. supra, n. 17. information est Pupput, où l’évêque Pastinatus (no 11 sur la Notitia) a suc-
100. L’exemple du siège de Theudalis montre que, soit du fait de décisions cédé à Aurelius, connu en 448 pour sa présence au synode de
ponctuelles du pouvoir, soir par désobéissance des catholiques, des évêques Constantinople (PCBE, I, Afrique, p. 128-129 : « Aurelius 4 »), et peut
de Proconsulaire dont le remplacement était interdit au temps de Genséric donc fort bien avoir été désigné après 457. Mais on peut au moins, dans
eurent quand même des successeurs. Avant 454, l’évêque Habetdeum avait l’autre sens, citer, à côté d’Eugène, un deuxième évêque qui vivait encore
été exilé et, précise Victor de Vita (I, 23), il faisait partie de ces prélats qui- en 489 et que Victor de Vita ne compte pas ; c’est Sacconius d’Uzalis, cité
bus tamen in exilio positis dum obitus obvenisset, non licebat alios eorum en septième place sur la Notitia, et qui en 493 était réfugié à
civitatibus ordinari. Or Theudalis (en admettant la correction introduite par Constantinople (PCBE, I, Afrique, p. 1020) : il doit faire logiquement par-
Petschenig et S. Lancel) avait bien un évêque en 484, Victor, no 53 sur la tie de ces évêques consacrés après 457, non concernés par l’incise de
liste de Proconsulaire. S. Lancel, qui a bien vu l’intérêt de ce cas, propose l’Historia persecutionis.
avec vraisemblance une élection au début du règne d’Hunéric, en fonction 103. Ajoutons, pour compléter cette conclusion, qu’il va de soi que la
de la place de Victor sur la liste (dont l’ordre serait déterminé par l’ancien- Notitia, telle qu’elle nous est parvenue, a évidemment subi les aléas de la
neté dans le sacerdoce) : Introduction 2, p. 230-231, n. 24. Notons aussi que tradition manuscrite, et qu’elle comporte des lacunes : si nous ne retrou-
trois autres exilés d’avant 454 cités par Victor de Vita en I, 23, dont le rem- vons que 3 mentions hic (relegatus) et 1 fugit sur les listes nominales alors
placement fut interdit, avaient quand même des successeurs en 484 : que le récapitulatif final en annonce respectivement 302 et 28, c’est peut-
Urbanus de Girba était remplacé par Faustinus, Vicis de Sabratha par Leo, être à cause de négligences ou d’ignorances de ceux qui tinrent à jour le
et Felix d’Hadrumète (devenu Hunuricopolis) par Servusdei. document, mais certainement aussi , au moins pour partie, pour des rai-
101. Victor de Vita, II, 1. sons accidentelles.
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moins, dépendaient encore en 484 du pouvoir des Hasdings, Ce chiffre de 369 ou 371, on le voit, est proche du
en repartant du même raisonnement, selon lequel tout évêque nombre total des exilés indiqué par le récapitulatif de la
soumis à une sanction de leur part se trouve nécessairement Notitia (348), et quelles que soient les incertitudes de
à la tête d’un diocèse qui appartient à leur royaume. En 1997, détail qui l’entourent, il conduit à une conclusion
prenant en compte seulement les 348 prélats donnés par la évidente : même si les 21 ou 23 noms manquant venaient
Notitia comme exilés en Corse ou en Afrique, nous avions tous de Maurétanie Césarienne, il reste que la majorité des
comparé ce chiffre au nombre des évêques des provinces de évêques de cette province figurèrent forcément parmi les
Proconsulaire (54), Byzacène (109, en fait 107), Numidie exilés de 484. On doit donc conclure, en maintenant les
(123) et Tripolitaine (5), pour conclure que la différence (59) nuances importantes qu’impliquait l’existence en de
impliquait obligatoirement que l’autorité vandale s’exerçait nombreux sites d’un pouvoir maure intermédiaire et à
alors aussi sur toute la Sitifienne (42 évêques) et une petite l’époque encore soumis à Carthage, que Genséric avait
partie de la Césarienne (17 diocèses au moins). Cette expli- bien récupéré en 455, comme le laissaient entendre Victor
cation, proposée à une époque où les conclusions de Courtois de Vita et Procope, la souveraineté sur la plus grande
étaient encore partout reprises, semble désormais beaucoup partie, sinon l’ensemble des provinces maurétaniennes105.
trop prudente. Certes, le fait même que la convocation ait
touché effectivement 459 évêques ne prouve pas que Hunéric Les réactions de l’épiscopat catholique
exerçait sa souveraineté sur leurs 459 diocèses : nous avons face à la politique d’Hunéric
vu qu’Eugène chercha à mobiliser au maximum l’épiscopat
africain, et il est vraisemblable que le roi, qui devait Mais la Notitia constitue aussi et surtout un document
prétendre à une souveraineté sur l’ensemble de la région, ne essentiel pour l’étude de la politique religieuse des rois
s’opposa pas, dans ce cadre géographique précis, à la vandales, et en particulier de la persécution d’Hunéric. Outre
manœuvre. D’une manière plus discutable, on pourrait la régionalisation très marquée de cette politique, objet déjà
penser, en voulant éviter tout risque de surinterprétation, que de plusieurs recherches récentes106, deux grands aspects en
les 28 évêques que la Notitia dit « en fuite » avaient été sont ici révélés. Le premier est le sens que les catholiques
personnellement effrayés par l’attitude royale à Carthage, donnèrent à la conférence de 484 quand ils la préparèrent.
mais sans être directement menacés d’une mesure frappant Nous avons vu que la Notitia s’efforçait de donner un tableau
leur diocèse aussi. En revanche, la mention de l’exil ne peut, extrêmement précis des forces et de l’implantation de leur
quant à elle, laisser place au doute : un évêque exilé est un Église, tout en se montrant, en même temps, scrupuleuse de
évêque qui était formellement empêché de rentrer dans son rester dans le cadre légal existant au printemps 483. Cette
diocèse, ce qui implique que l’autorité royale s’y exerçait. précision, comme l’afflux à Carthage d’un nombre
Or, et c’est la nouveauté principale de cette recherche en ce indéterminé des évêques mentionnés sur le document,
domaine, il apparaît désormais que si l’on veut localiser les apparaissent, après coup, comme une marque de naïveté
sièges des 348 exilés, il faut comparer leur nombre non au manifeste, car ils facilitèrent considérablement le plan
total des évêques par province tel qu’il figure sur les listes de d’anéantissement préparé par Hunéric. La Notitia, qu’elle ait
la Notitia (459), mais à ce total amputé du nombre des été exigée ou produite volontairement, fournissait tous les
évêques marqués du sigle prbt. Les apostats, maintenus ou noms, même dans l’intérieur d’une province aussi éloignée
non dans leurs fonctions, n’ont, en effet, certainement pas été que la Maurétanie Césarienne (appelée alors probablement
exilés. Cette petite opération arithmétique aboutit au chiffre « Maurétanie majeure »107), où les agents du pouvoir vandale
de 369 ou 371 évêques ayant pu être touchés par l’exil, devaient être assez peu nombreux. En la rédigeant, et à
répartis ainsi : fortiori en se rendant à Carthage, l’Église sortait proba-
blement d’une clandestinité plus ou moins prononcée
Proconsulaire : 50 54 moins 4 prbt nombre des siens. D’où inévitablement pour nous une
Numidie : 88 ou 90 125 ou 123 moins 35 prbt question : pourquoi avoir ainsi fourni des armes aux persé-
Byzacène : 97 107 moins 10
cuteurs ? Question d’autant plus fondée que, selon Victor de
Vita, les chefs catholiques avaient trouvé fort inquiétants
Maurétanie Césarienne : 87 120 moins 33 prbt
certains passages de l’édit de convocation de mai 483
Maurétanie Sitifienne : 34 42 moins 8 prbt
Tripolitaine : 5 Aucun prbt
Sardaigne et Baléares : 8 Aucun prbt
105. Le raisonnement présenté ici essaie de rester le plus prudent possible.
Mais il nous semble, en réalité, plus que probable que le royaume vandale
incluait tout simplement les 459 diocèses cités sur la Notitia.
106. Cf. Y. Modéran, L’établissement territorial des Vandales en Afrique, in
104. Cf. Y. Modéran, Les frontières mouvantes du royaume vandale, in AnTard, 10, 2002, p. 87-122 ; Id., Une guerre de religion : les deux Églises
Cl. Lepelley et X. Dupuis (éd.), Frontières et limites géographiques de d’Afrique à l’époque vandale, in AnTard, 11, 2003, p. 21-44.
l’Afrique du Nord antique. Hommage à Pierre Salama, Paris, 1999, p. 241- 107. Cf. Y. Modéran, Les frontières mouvantes, cit. (n. 104), p. 257 : Victor
263 [actes d’une table ronde organisée à la Sorbonne les 2 et 3 mai 1997]. de Vita (III, 29) appelle Tipasa civitas Mauritaniae maioris.
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(notamment cette phrase : « parce que nous ne voulons plus faut attribuer au corps épiscopal, que l’on peut évidemment
de scandales dans les provinces que Dieu nous a interpréter de toutes les manières. Lenain de Tillemont le
données108… »), et que l’arrestation du clergé de Proconsu- trouvait très honorable, compte tenu de l’extrême violence
laire et sa déportation, vraisemblablement peu avant, avaient des persécuteurs111. D’autres comme Mgr Toulotte et proba-
suscité toutes les raisons de les mettre en garde. Le problème blement Mgr Duchesne, sans le dire explicitement, le
en lui-même n’est pas neuf, et s’est plusieurs fois posé à jugeaient manifestement inacceptable et attentatoire à la
d’autres communautés religieuses, y compris à l’époque grandeur et à la dignité de l’Église d’Afrique. Les allusions
contemporaine : cette apparente docilité à répondre à une du concile de 487, et la précision des pénitences élaborées
convocation d’une autorité dont on sait à l’avance la pour les membres du clergé, ne le rendent en tout cas pas
malveillance extrême, s’explique parfois par l’illusion que le absurde, surtout si on le juxtapose à l’épisode du serment
pire est inenvisageable. Les évêques catholiques africains demandé par Hunéric peu après la promulgation de l’édit112.
pouvaient ainsi espérer en 484 que les suites éventuelles de Victor de Vita raconte en effet cette curieuse manœuvre du
la conférence s’inscriraient encore dans la logique tradition- roi, qui consista à demander aux évêques, avec la promesse
nelle de la persécution suivie depuis 439, qui différenciait d’arrêter la persécution pour ce qui les concernait113, de jurer
nettement la situation des autres provinces de celle de la de reconnaître son fils Hildéric comme successeur et de ne
Proconsulaire109. D’autre part, on ne peut oublier que l’ordre pas faire appel à des « puissances extérieures ». Certains
de convocation fut promulgué alors que se trouvait à jurèrent et ceux-là, aussitôt accusés d’avoir ainsi violé un
Carthage une ambassade byzantine110 : certains devaient commandement divin, furent condamnés à devenir des
croire que le roi n’oserait pas ourdir un crime aussi ouver- colons en Afrique, en étant privés de tous droits religieux ;
tement. S’il est douteux qu’ils aient espéré l’organisation d’autres refusèrent, et pour cela furent condamnés à l’exil en
d’un débat réellement serein, ils ne prévoyaient proba- Corse114. Victor de Vita ne donne ici aucune proportion, mais
blement pas une persécution générale. On ne doit pas non la Notitia le fait. Or elle ne cite que 46 relegati in Corsica,
plus sous-estimer le réflexe d’obéissance au pouvoir séculier, contre 302 hic (in Africa). Ce qui logiquement implique, sauf
qui avait joué en 411 pour les donatistes, pourtant eux aussi à nouveau à supposer que la Notitia n’offre qu’un bilan
mis en garde, à l’époque, par des considérants inquiétants de résiduel en 487 des seuls survivants de ces événements, que
l’ordre de convocation d’Honorius. Mais surtout, et cette plus de 85% des évêques prêtèrent le serment (en admettant
comparaison avec la situation des donatistes en 411 peut être la théorie du bilan résiduel, rien n’autoriserait d’ailleurs à
ici encore plus intéressante, il est probable que l’épiscopat modifier cette proportion, la mortalité « naturelle » ayant dû
jugea préférable de tenter de défendre publiquement ses être la même en Corse et en Afrique).
positions dans une conférence plutôt que de ne rien faire du Cette docilité, que Victor de Vita explique par « la pieuse
tout : de toute façon, si un plan de persécution se préparait, le simplicité de beaucoup115 » qui auraient craint les réactions de
refus de la convocation n’arrangerait rien. Puisque la confé- leurs fidèles après coup, montre bien, quelle que soit l’inter-
rence contradictoire était obligatoire, quelle que soit son prétation choisie des « morts » de la Notitia, que tous ne
issue, mieux valait l’affronter la tête haute, en affichant campaient pas sur des positions absolument irréductibles.
ouvertement ses idées et ses forces. Certes, la marge reste énorme entre un serment à caractère
La manière dont Hunéric suspendit presque immédia- politique et une apostasie, mais l’épisode révèle quand même
tement les débats, et le caractère radical et extrémiste de bien l’existence de clivages dans le clergé face à la persé-
l’édit de persécution et de conversion générale qui suivit, cution. Or, la quasi-totalité des mentions Corsica figurent,
déjouèrent cependant toutes les prévisions. La Notitia sur la Notitia, dans la liste de Proconsulaire. Les irréductibles
constitue de toute évidence un document essentiel pour
mesurer les effets de ces décisions sur l’épiscopat africain,
mais en deux directions complètement opposées selon le 111. Mémoires, XVI, p. 467 : [« C’est une assez grande gloire pour l’Eglise
sens qu’on donne au verbe perire. S’il évoque des morts d’Afrique, que de plus de 560 évêques (lire 460), il ne s’en trouve que 88
réelles, il faut conclure, nous l’avons vu, à une véritable qui aient cédé à une persécution aussi horrible que celle-là, ce qu’on a
point vu ni dans celle des Ariens sous Constance, ni dans celles des
hécatombe en quelques mois et à un phénomène d’apostasie Monothélites et des Iconoclastes. »]
nul ou quasi nul, puisque la Notitia ne répertorierait alors que 112. Victor de Vita, III, 17-20.
des victimes (morts, fuyards, exilés, etc.). Si au contraire, 113. On notera ce détail : c’est une faveur propre au seul corps épiscopal qui
semble promise. Victor de Vita ne dit pas explicitement que le roi envisa-
comme tout incite à le penser, on comprend perire au sens geait de suspendre l’ordre de conversion forcé pour les fidèles.
d’apostasier, c’est un chiffre d’environ 20% d’apostats qu’il 114. Victor de Vita, III, 20 : Jurantibus dictum est : « Quare contra prae-
ceptum evangelii iurare voluistis, iussit rex ut civitates atque ecclesias
vestras numquam videatis, sed relegati colonatus iure ad excolendum
agros accipiatis » […] Similiter non iurantibus ait : « Quia regnum filii
domni nostri non optatis, idcirco iurare noluistis : ob quam causam iussi
108. Victor de Vita, II, 39 et II, 40. estis in Corsicanam insulam relegari… »
109. Cf. Y. Modéran, L’Afrique et la persécution vandale, in L. Piétri (dir.), 115. Victor de Vita, III, 19 : cogitavit tunc multorum pia simplicitas etiam
Histoire du Christianisme, III, Paris, 1998, p. 247-278. contra prohibitionem divinam sacramentum dare… On notera le mot
110. Victor de Vita, II, 38 : legato Zenonis imperatoris Regino praesente… multorum.
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182 YVES MODÉRAN AnTard , 14, 2006

se trouvaient donc d’abord dans cette province. Symétri- été possible depuis 439, et que celui de 484 ne dura que
quement, et plus généralement, le détail des mentions prbt quelques jours, pourraient expliquer une fragilité plus grande
reflète un fort clivage régional, en deux groupes, comme le des prélats maurétaniens et numides devant la menace.
montre le tableau suivant116, qui indique le pourcentage
d’évêques portant cette mention par rapport au total des
évêques de chaque province : * * *

Proconsulaire : 7 % Numidie : 28 % La richesse des éclairages que la Notitia peut apporter à


Byzacène : 9 % Maurétanie Sitifienne : 19 % l’histoire politique et religieuse du royaume vandale est ainsi
Maurétanie Césarienne : 27,5 %
considérable. A la différence des habituelles listes épisco-
pales, elle se prête en effet à de multiples grilles de lecture, en
On ne voit vraiment pas comment l’explication de la offrant des possibilités d’analyse sur au moins trois niveaux
mortalité « naturelle » ou consécutive à la persécution pourrait temporels différents. Même si ce n’était pas ici le propos de
expliquer de tels écarts. En revanche, en interprétant prbt notre enquête, elle présente d’abord pour plusieurs provinces
comme une indication d’apostasie, la coïncidence avec d’Afrique un état de l’épiscopat, donc de la christianisation,
l’attitude lors de l’épisode du serment s’avère troublante : la qui, pour être apprécié, doit être comparé aux instantanés
même singularité d’une Proconsulaire intransigeante apparaît. précédents (comme celui de 411), à une échelle séculaire117.
Pour l’expliquer, et pour expliquer aussi la situation de Elle fournit ensuite, à une échelle d’un demi-siècle, un bilan
chaque province à la lumière de cette hypothèse, il serait de la situation de l’Église cinquante-cinq ans après l’arrivée
assurément dangereux de chercher à éclairer des chiffres, qui des Vandales, et après quarante-cinq ans de « persécution
reflètent avant tout des réactions individuelles, par l’état ciblée », en révélant le contraste profond qui s’était alors
social ou culturel des différentes régions d’Afrique. établi entre la Proconsulaire, terre des sortes Wandalorum, et
L’exemple de la fuite des habitants de Tipasa et le supplice les autres provinces. Enfin, et dans une perspective de
des langues coupées suffiraient, en effet, à prouver que les beaucoup plus courte durée, elle livre surtout une série excep-
habitants des provinces occidentales étaient capables de tionnelle d’informations sur le règne d’Hunéric et sur les
vivre leur foi avec autant d’héroïsme que les Orientaux. On effets de sa politique religieuse, en en montrant l’ampleur
peut en revanche s’interroger sur l’impact qu’ont pu avoir, parfois insoupçonnée. Il reste assurément beaucoup à dire sur
sur les comportements, l’ancienneté de la répression et le chacune de ces questions. Mais ce qui a pu en être aperçu ici
degré de cohésion interne de chacune des Églises provin- devrait suffire à convaincre que la Notitia est, décidément,
ciales. L’Église de Proconsulaire était soudée par près d’un bien plus que ce « relevé de fiches disparates » sur lequel le
demi-siècle de résistance à la persécution, et la personnalité jugement de Courtois a jeté un discrédit immérité.
d’Eugène de Carthage lui donnait une unité incontestable
depuis 478-479. Quant à la Byzacène, où Victor de Vita, Université de Caen, CRAHM UMR 6577
avant 484, situe tous les exemples de mesures punitives
prises par le pouvoir vandale hors de Proconsulaire, elle
n’avait cessé depuis la fin du IVe siècle de faire preuve d’une
personnalité spécifique au sein de l’Église, et la suite de sa ANNEXE
lutte contre l’arianisme allait confirmer, au temps de
Fulgence de Ruspe, la force de cette unité et de cette origi- Sur un évêque catholique mort à Mouzaïa
nalité. Il n’est pas sûr qu’on puisse tracer le même tableau (Maurétanie Césarienne) en 495
des Églises numides et maurétaniennes, jusque-là beaucoup
moins touchées par la répression arienne et peu préparées à Une épitaphe découverte à Mouzaïa (ex Mouzaïaville), à
subir la terreur religieuse. La première sortait, en outre, à environ 60 km au sud-ouest d’Alger, au cœur de la Mauré-
peine des ravages du schisme donatiste quand se produisit tanie Césarienne118, n’est pas sans intérêt pour la question ici
l’invasion vandale. Quant aux deux autres, elles devaient abordée119. Sa partie supérieure était perdue au moment où
inévitablement subir les effets du progressif fractionnement
politique provoqué depuis le milieu du siècle par l’affir-
mation des princes berbères ou berbéro-romains, encore
soumis formellement aux Vandales mais de plus en plus 117. Sans parler de l’exceptionnel matériel onomastique et toponymique
autonomes. Ces inégalités probables dans la cohésion interne offert, la mention de 120 évêchés en Maurétanie Césarienne vers 484,
dispersés sur tout le territoire provincial (une bonne quarantaine peuvent
des Églises, le fait qu’aucun rassemblement général n’avait être situés sur une carte), brouille ainsi complètement l’image de
« l’Afrique abandonnée » chère à Courtois, et suffirait à justifier un réexa-
men complet de l’histoire de ces régions à l’époque vandale.
118. S. Gsell, Atlas archéologique de l’Algérie, Paris, 1911, feuille 14, no 1.
119. CIL, VIII, 9286 (= ILCV, 1102). Plaque de marbre blanc épaisse de
116. Nous excluons la Tripolitaine, qui n’avait que cinq évêques, et les îles. 3 cm, de 76 cm de long sur 51 cm de large, avec des lettres, assez régu-
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elle fut signalée120, mais, malgré l’absence du nom du défunt l’Anonyme de Ravenne124 n’avait été proposée. Certes, ni
qui résulte de cette lacune, son texte se lit aisément : Courtois, qui ignora cette hypothèse, ni Serge Lancel, qui la
[…] signale en passant dans une note de son édition récente de
TIS
. EXILIIS
. . . . […] Victor de Vita, n’ont fait le lien entre l’inscription et la
.PROBATVS ET FIDEI Notitia de 484. Dès lors qu’on estime l’identification
CATHOLICAE ADSER
TOR DIGNVS INVENTVS
possible, et nous verrons plus loin ce qu’il faut en penser, la
INPLEVIT IN EPISCOPATV question doit cependant être posée. Car la Notitia mentionne,
AN XVIII M II D XII ET OCCI en 96e place sur la liste de Maurétanie Césarienne, un évêque
SVS EST IN BELLO MAVRO Bassinus El(e)fantariensis, dont le nom est suivi de l’abré-
RVM ET SEPVLTVS EST DIE viation prbt et dans le diocèse duquel S. Lancel retrouve
VI ID MAIAS P CCCCLVI
l’Helepantaria du Ravennate, corrigé en Elefantaria125. Or, on
[…] [mul]tis exiliis […] probatus, et fidei catholicae voit tout de suite la difficulté qui paraît surgir alors : si le
adsertor dignus inventus, inplevit in episcopatu an(nos) défunt cité sur l’inscription de Mouzaïa est ce Bassinus,
XVIII, m(enses) II, d(ies) XII, et occisus est in bello
Maurorum, et sepultus est die VI id(us) maias (anno)
rentré chez lui à une date inconnue après la persécution, il
p(rovinciae) CCCCLVI. devient difficile de considérer le sigle prbt comme une
marque d’apostasie, dans la mesure où au contraire le
« X, qui a témoigné121 [de sa foi] par de nombreux exils,
et qui a été reconnu comme un digne défenseur de la foi personnage a été fidei catholicae adsertor dignus inventus.
catholique, a accompli dix-huit années, deux mois, et Mais le problème est en réalité bien plus complexe.
douze jours dans l’épiscopat, et a été tué dans la guerre Nous avons vu en effet que prbt ne peut avoir que deux
des Maures, et enterré le sixième jour des ides de mai, en significations : mort physique ou apostasie126. Or, la
l’an 456 de la province (10 mai 495). » première hypothèse est tout autant ici, d’emblée et définiti-
Bien que Courtois se soit refusé à relier les nombreux vement, à exclure, puisque le personnage est mort en mai
exils mentionnés ici à la persécution vandale, en supposant 495, bien longtemps après la dernière mise à jour de la
les méfaits d’hypothétiques donatistes ou de Maures Notitia (487127). La seconde devrait donc s’imposer à
païens122, le titre de « défenseur de la foi catholique », nouveau, mais, si Mouzaïa est bien Elefantaria, en obligeant
associé à ces exils et proclamé à cette date ne laisse guère nécessairement à une conclusion : l’évêque qui y fut enterré
de doutes : cet évêque, entré en fonction le 28 février 477 en mai 495 ne serait pas l’évêque du lieu, en l’occurrence
et mort le 10 mai 495, était certainement une victime de la Bassinus, mais un autre évêque exilé en ce lieu.
persécution vandale et, notamment, des mesures d’éloi- L’explication, en principe, ne devrait guère susciter de
gnement décidées en février 484 par Hunéric. difficultés. Nous savons en effet que le roi Hunéric a procédé
On n’oserait en dire plus si, depuis une note de Louis très majoritairement à des exils en Afrique même (hic, dit la
Charrier123 en 1919, une identification de Mouzaïa avec la Notitia, qui relève 302 cas de ce genre) et qu’il n’hésita pas,
ville (?) d’Helepantaria, mentionnée sur l’opuscule de comme son père avant lui128, à en diriger certains vers des
parties de l’Afrique tenues par des Maures “alliés”. La
structure même de l’inscription de Mouzaïa, qui commence
par mentionner les exils subis par le défunt, ne pourrait,
lières, de 5 cm de hauteur. Elle est toujours conservée au Musée National d’autre part, que venir à l’appui de cette interprétation.
des Antiquités d’Alger, où elle fut déposée en août 1856 par Berbrugger Mais deux problèmes persistent. Les mesures d’exil
lui-même, qui l’avait reçue du sous-préfet de Blida.
120. Les circonstances de la découverte, dans cette zone de forte colonisa- des évêques furent en effet, selon le Laterculus regum
tion, sont malheureusement très banales. Le site de Mouzaïa, très riche en
ruines à l’époque, était pillé par les colons à la recherche de bonnes
pierres. C’est l’un d’entre eux, nommé Jean-Pierre Arnaud, qui découvrit
l’inscription de 495. Berbrugger émet, à l’égard de ces Français de
Mouzaïa, un jugement sans ambiguïté : « Les colons ont taillé et employé 124. Ravennatis Anonymi Cosmographia, III, 8 (éd. J. Schnetz, Itineraria
beaucoup d’autres pierres où il y avait des épigraphes : vandalisme trop Romana, volumen alterum, Stuttgart, 1939, p. 41) : Item ad aliam partem
commun dans ce pays pour qu’on s’y appesantisse, si ce n’est quand les super iam dictam civitatem Saldas est civitas que dicitur : Tubusubtos,
coupables occupent une position sociale et ont reçu une éducation qui leur Bidda monicip(ium) (sic), Tigisim, Repetiniana, Castellum, Helepantaria,
enlèvent le bénéfice des circonstances atténuantes ; et il s’en trouve de Aquis Calidis. Un des trois manuscrits (C) donne Helepancaria.
cette catégorie ! » (A. Berbrugger, Thanaramusa Castra, in Revue afri- 125. S. Lancel, éd. de Victor de Vita citée, p. 374, n. 96. Mais S. Lancel ne
caine, 10, 1866, p. 356). mentionne pas notre inscription dans cette note et ne relève donc pas le
121. On pourrait aussi traduire, naturellement, « qui a été éprouvé par de nom- problème ici abordé.
breux exils ». Mais probatus a manifestement ici un sens religieux plus fort. 126. On remarquera en passant qu’ici, toujours en supposant l’identification
122. C. Courtois, Les Vandales et l’Afrique, p. 177 et n. 5. de Mouzaïa à Elefantaria, l’hypothèse d’une lecture de prbt en presbyter,
123. L. Charrier, cité par A. Ballu, Rapport sur les fouilles exécutées en 1918, quelles que fussent les circonstances qui expliqueraient ce sens, est impos-
in BCTH, 1919, p. 147. S. Gsell n’avait pas envisagé cette hypothèse et sible : le personnage est demeuré évêque sans interruption de 477 à 495 !
Courtois ignorait apparemment l’article de Ballu (Les Vandales, p. 331- 127. Cf. supra, section II, 1.
332, n. 15). P. Salama, en revanche, la reprit, mais dans un tableau qui ne 128. Victor de Vita, I, 35-38 : catholiques exilés chez le roi maure Capsur ;
permettait d’inscrire ni explication ni référence et avec un point d’interro- II, 28 : catholiques emmenés par les Maures dans les régions désertiques,
gation (Les voies romaines de l’Afrique du Nord, Alger, 1951, p. 125). au nord du Chott el Hodna selon Victor de Tunnuna (Chronica, éd.
C’est par lui qu’elle s’est ensuite diffusée. Mommsen, MGH, AA, XI, p. 189).
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Vandalorum et Alanorum, révoquées par Gunthamund, puis une nef avec deux bas-côtés formés par une double
successeur d’Hunéric, le 10 août 494129. Or, le défunt de colonnade, et au fond, une abside inscrite, à l’est, dans
Mouzaïa est mort neuf mois plus tard. Mais ce premier l’intérieur du carré, et élevée au-dessus du sol de la
obstacle n’est pas insurmontable, car c’est ici que prend chapelle. Là, au milieu, se trouvait le tombeau de l’évêque
toute sa valeur l’indication des circonstances de ce décès : tué dans la guerre des Maures : quelques ossements y ont
in bello Maurorum. Nous savons en effet que l’insur- été recueillis par M. le curé de Mouzaïaville. On y a trouvé
rection maure contre les Vandales a commencé dans aussi les agrafes d’un coffre et un fer de lance, l’arme qui,
l’Aurès en 484 et qu’elle a été imitée assez vite dans les peut-être, avait mis le saint évêque à mort. Malheureu-
Maurétanies, pour donner naissance notamment, avant sement, M. Lemoine, ancien maire de Blida, qui avait
508, au royaume de Masuna130. Il ne fait nul doute que emporté ces objets à l’intention du Musée d’Alger, les a
l’évêque inconnu de notre inscription est mort durant les perdus sur la route. Deux autres tombeaux ont été décou-
troubles qui ont accompagné cette insurrection et non au verts à l’ouest de l’abside133. » Et d’un de ces tombeaux,
hasard de quelque raid de brigandage : la coïncidence ajoute Berbrugger, provient une inscription très fragmen-
chronologique et l’expression assez solennelle employée taire où on lit cependant à la ligne 3 : TACIIS EPS, ces trois
dans le texte, in bello Maurorum, bien différente de dernières lettres étant surmontées d’un trait horizontal et
l’habituel occisus a barbaris ou a Mauris131, vont dans ce désignant de toute évidente un autre episcopus134.
sens. Or, cette insurrection avait évidemment commencé Cette description, qui a permis de proposer un croquis de
avant mai 495. Il est donc logique de supposer qu’à cause l’église135, montre bien que la tombe de l’évêque mort en 495
d’elle le rappel des prélats exilés décidé par Gunthamund tenait la place d’honneur dans l’édifice, à un emplacement
n’a jamais atteint Mouzaïa. Peut-être même pourrait-on particulièrement privilégié qui en faisait presque un saint
avancer qu’en mentionnant les « nombreux exils » subis patron. Est-il possible alors de supposer qu’il ne s’agissait
par le défunt, l’inscription évoquait aussi une fuite pas d’un évêque du lieu ? Même si le texte de l’épitaphe, par
récente, provoquée par la guerre, depuis un lieu de sa forme singulière, ne l’interdit pas, l’hypothèse semble
relégation officiel en Maurétanie qui, à l’origine, était fragile, sauf à supposer que Bassinus, apostat et déchu
autre que Mouzaïa. ensuite par le concile romain de 487, aurait été ici, de facto,
Malheureusement, une difficulté archéologique, beau- remplacé par l’anonyme exilé chez lui, qui aurait conquis le
coup plus grave, demeure. Bien que les épigraphistes et les cœur de ses ouailles. Tout cela est cependant bien compliqué.
rares commentateurs de l’inscription ne s’en soient Cette inscription, dès qu’on identifie son lieu de décou-
jusqu’ici guère préoccupés, l’épitaphe de l’évêque de verte à Elefantaria, paraît ainsi proposer une énigme
Mouzaïa ne fut pas, en effet, une découverte isolée132. Elle insoluble. Si la localisation est juste, l’évêque évoqué, en
provient de l’abside d’une église où elle accompagnait une fonction de 477 à 495, devrait être Bassinus Elefanta-
tombe bien mise en évidence. La notice de Berbrugger vaut riensis, dont le nom est accompagné du sigle prbt sur la
ici d’être reproduite : « L’édifice trace un carré long de Notitia de 484. Mais cette abréviation elle-même, quel que
20 mètres sur 10 mètres, environ. Il comprend un vestibule, soit le sens qu’on lui donne, rend précisément cette identi-
fication impossible : l’évêque célébré par l’inscription, tué
en 495, n’est donc pas décédé avant 487, ce qui contredit
une interprétation des quatre lettres au sens de mort
129. Laterculus regum Wandalorum et Alanorum, éd. Mommsen, physique ; et s’il n’est pas un exilé à Mouzaïa, mais un
Chronica minora, 3, MGH, AA, XIII, Berlin, 1895, p. 459 : Decimo
autem anno regni sui [Gunthamund] ecclesias catholicorum aperuit et évêque de Mouzaïa, il ne peut non plus être un apostat, en
omnes Dei sacerdotes petente Eugenio Carthaginense episcopo de exi- vertu même des mérites que proclame son épitaphe.
lio revocavit. Quae ecclesiae fuerunt clausae ann. X m. VI d. V , hoc est Sauf à considérer ces derniers comme totalement
ab octavo anno Hunerici, id est ex die VII id. Febr., usque in decimum
annum regis Guntamundi in diem IIII id. Aug., in quo completi sunt dicti fictifs, ne pourrait subsister dès lors qu’une solution : ce
anni X m. VI d. V. Il est logique de penser que les deux mesures ont été serait de remettre en question ce qui, en fait, n’a toujours
simultanées et que la date donnée pour la réouverture des églises été qu’une hypothèse, l’identification d’Helepantaria avec
s’applique au rappel des évêques.
130. Cf. G. Camps, Rex gentium Maurorum et Romanorum, in Antiquités Mouzaïa. La démarche n’est pas inenvisageable, car les
africaines, 20, 1984, p. 183-218. arguments en faveur de cette identification restent incer-
131. Cf. par exemple AÉp, 1935, no 85 à Altava (430) : gladio p(eriit) a bar- tains, ce que Pierre Salama, en la mentionnant avec un
baros ; ou ILAlg, I, no 2764 à Madaure (fin IVe siècle ?) : a Mauris occ(isi).
132. Toutes les publications archéologiques anciennes soulignent la richesse point d’interrogation, reconnaissait d’ailleurs implici-
en ruines et en objets antiques les plus divers du site de Mouzaïa. Il occupait tement. Certes, on ne suivra pas Berbrugger qui, des
en 1835, note Berbrugger, « un carré long de 450 mètres sur environ 300
mètres » (Tanaramusa Castra, cit. [n. 120], p. 353). Une inscription de 351-
354, qui évoque la restauration de nova moenia par l’ordre des décurions et
le peuple, prouve qu’il s’agissait alors encore d’une véritable cité (respubli-
ca peut-on restituer à la fin du texte : cf. C. Lepelley, Les cités de l’Afrique 133. A. Berbrugger, Tanaramusa Castra, cit. (n. 120), p. 357.
romaine au Bas-Empire, t. 2, Paris, 1981, p. 546-547). Les trouvailles épar- 134. Ibid., p. 356 ; texte repris à l’identique dans CIL, VIII, 9287.
ses, signalées par Berbrugger (ibid., p. 362), d’environ 200 monnaies émi- 135. Is. Gui, N. Duval, J.-P. Caillet, Basiliques chrétiennes d’Afrique du
ses tout au long du IVe siècle confirment sa vitalité à cette époque. Nord. I, Inventaire de l’Algérie, Paris, 1992, p. 46, no 11.
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années durant136, voulut retrouver en ce site Thanaramusa dans ce cas précis, peut d’autant plus s’imposer que la
Castra, car cette ville d’origine militaire semble bien correction Helepantaria ou Helepancaria en Elefantaria
correspondre à la moderne Berrouaghia, à 45 km au sud-est n’est en réalité due qu’à la volonté, arbitraire, de rattacher
de Mouzaïa137. Mais lorsque tout repose, comme c’est le cas ce nom à celui de l’évêque du diocèse El(e)fantariensis de
ici, sur le Géographe de Ravenne, dont l’imprécision est la Notitia de 484 ! Or, on connaît par Ammien Marcellin
bien connue, le doute s’impose nécessairement138. Dans son une statio Panchariana140, à localiser probablement en
énumération de villes et bourgs entre Tubusuptu et Aquae Maurétanie Sitifienne ou en Numidie occidentale, dont le
Calidae, qui semble suivre une route intérieure parallèle à nom pourrait tout autant justifier, pour ce site de
la côte, ce texte nomme, certes, juste avant cette dernière Césarienne, une lecture Helepancaria.
(aujourd’hui Hammam Righa, à environ 27 km à l’ouest de Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse par défaut, dont
Mouzaïa), Helepantaria en sixième position. Mais en on ne peut réellement dissimuler la fragilité. Force nous est
réalité nos points de repère précis, dans cette liste de sept donc de constater que l’épitaphe de Mouzaïa continue à
noms, s’arrêtent, avant Aquae Calidae, à Tigisi, à 120 km à proposer une énigme qui ne se prête qu’à deux solutions,
l’est de Mouzaïa ! Nous ignorons totalement où situer aussi incertaines l’une que l’autre : soit elle célèbre un
Repetiniana et le Castellum qui précèdent Helepantaria, de évêque catholique inconnu exilé en ce lieu, auquel sa piété et
même que, de manière générale, nous ne connaissons pas son comportement valurent d’être honoré de manière excep-
les critères de sélection du “Géographe”139. Et le doute, tionnelle par la communauté chrétienne locale ; soit, le digne
défenseur de la foi catholique enterré à Mouzaïa était
l’évêque de cette bourgade, mais celle-ci ne peut être le lieu-
dit Helepantaria ou Helepancaria cité par le Géographe de
136. La thèse est énoncée dès son premier article sur Mouzaïa :
A. Berbrugger, Chronique : province d’Alger, in Revue africaine, 1, 1856- Ravenne dans la même région. S’il fallait trancher à tout prix,
1957, p. 52-54. nous opterions pour la première de ces deux hypothèses,
137. Cf. S. Gsell, Thanaramusa (Berrouaghia), in Revue africaine, 53, compte tenu des circonstances exceptionnelles des vingt
1909, p. 20-25.
138. Les quatre bornes milliaires signalées par Berbrugger à Mouzaïa dernières années du Ve siècle, aggravées ici par l’isolement
(Tanaramusa Castra, cit. [n. 120], p. 358-360), au texte malheureusement probable de la Maurétanie Césarienne par la guerre maure.
déjà trop dégradé, n’éclairent guère la question : l’une est d’époque sévé-
rienne, une autre de la Tétrarchie et les deux dernières paraissent d’époque
constantinienne. La fin du texte de la borne tétrarchique, bien lisible, Y. M.
s’achève par MP XVIII : 18 milles donc (26,6 km), ce qui correspond à
peu près à la distance séparant Mouzaïa d’Aquae Calidae. Manifestement,
notre cité était donc la dernière étape importante sur la route vers cette sta-
tion thermale. Mais rien ne prouve que le Ravennate l’a retenue pour cela.
139. S. Lancel (cit. [n.125], p. 374, n. 96) mentionne aussi la Table de
Peutinger à l’appui de l’identification Mouzaïa/Elephantaria. Mais il doit 140. Ammien Marcellin, Histoire, XXIX, 5, 9. Au début de la guerre de
s’agir d’une erreur, car nous ne voyons aucun nom sur le segment II, 1 qui Firmus, le général Théodose se rend depuis Sétif à la Panchariana statio,
se rapproche d’Helepantaria, le secteur concerné appartenant manifeste- où les légions « qui défendaient l’Afrique » avaient été concentrées, avant
ment à la partie perdue du document. de revenir dans la capitale de la Sitifienne.

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