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CHAPITRE XI Axiomatique et logique par Marcel Guillaume SOMMAIRE mm. wv. v. Introduction |. Le devenir de la méthode axiomatique au dix-neuvieme siécle A) Le probleme des paralléles B) L’emergence des géométries non-euclidiennes ©) La querelle entre les tenants des méthodes « analytiques » et « synthétiques » D) La critique de Paxiomatique euclidienne E) De la synthése de Cayley au programme d’Erlangen F) L’axiomatique selon Pasch, dans ses Lecons sur la Géométrie Nouvelle G) L’exiomatique durant les dix dernieres années du dix-neuvieme siécle H) Les Fondements de la Géométrie, de Hilbert Les progrés vers la formalisation et la compréhension de son réle jusqu’a la fin du dix-neuvieme siécle A) Les étapes fondamentales de l’évolution des notations mathématiques B) Les variations d'attitude quant au sens et & la portée des calculs et des mathématiques La logique mathématique au dix-neuvitme sitcle A) Lalgdbre de ia logique et le calcul propositionnel B) La théorie des relations C) La logique formalisée chez Frege et Peano Grandes idées du vingtigme siecle A) Le logicisme et la théorie des types B) La théorie des ensembles C) Le programme de Hilbert D) Intuitionnisme et principales attitudes non classiques E) Les fonctions récursives F) Les débuts de la théorie des modéles G) La solution du premier problame de Hilbert |. INTRODUCTION La logique a pour objet l'étude des formes que revét la pensée dans Vefficace de sa fonction de connaissance, et des lois qui conditionnent cette efficience, Le domaine de la logique formelle, plus étroit, est celui de l'inférence: il se préte ala oa ABREGE OMSTOIRE DES MATHEMATIOUES: CHAPTRE XI mathématique, en cette branche que l'on nomme, depuis la parution tardive des Ecrits mathématiques [110] de Leibniz en 1863, la logique mathématique - comme il le faisait lui-méme Lidge d'une mathématique universelle, « science générale expliquant tout ce que l'on peut chercher touchant lordre et la mesure sans application particuliére » ({39]. pp. 18-19) se trouve déja dans les Régles pour la direction de lesprit de Descartes. Son approfondissement reste durant toute sa vie lune des préoccupa- tions majeures de Leibniz, qui aborde sous toutes sortes de respects: Art combi- natoire (et les textes montrent qu'il entend par la la science de toutes sortes de relations), « mathématique universelle, science générale de la qualité » (opposée & la « mathématique spéciale, science genérale de la quantité »). « logica matemati ca» ({110], t. VIL, p. 49-76), « calcul du raisonnement » requérant Vemploi d'une « langue de caractéres universelle » oi, sur le modele de l'algébre, toute idée serait représentée par un caractére. Le retard général pris par les publications de Leibniz aprés 1675 réduit & quelques idées trés générales et mal comprises la diffusion de ses conceptions, et 2 rien celle des quelques développements qu'il leur a donnés et qui les éclairent (et dont la plupart ne seront publigs qu’en 1901 [33) et 1903 [34] par Couturat). Les tentatives sporadiques de création d'une algebre des concepts effectudes durant le dix-hui- tigme siécle - fa plus notable étant cclle de Lambert — n’exercent pratiquement aucune influence sur le mouvement général des idées. A partir du tout début du dix-neuvidme siécle, celui-ci est 4 nouveau gros de la logique mathématique. Les deux sigeles qui précedent léguent un vaste champ de travaux mathématiques, et les outils qui vont permettre les développements théoriques indispensables au progres de la Mécanique, des diverses branches de la Physique, et de la Chimie. La société réclame désormais des ingénieurs, et, partant, des professeurs pour les former. Des écoles s‘ouvrent, des réflexions pédagogiques s‘instaurent, I'échange systématique des idées s’organise. les premiers périodiques mathématiques apparaissent. Aussi 6t, les mathématiciens se prennent a faire de leur propre activité un objet de connaissance, et réfléchir a ce propos. Le développement de la Géométric en regoit une nouvelle impulsion, ct amorce un approfondissement de la méthode axiomatique. L’attention se porte A nouveau sur les notions et notations de Ale bre et de I'Analyse, qui font probléme. a des titres divers. Résurgence ou non de Fidée de langue caractéristique, objet de quelques pages tout de méme éditées par Raspe [109] en 1765, la notion d’un « langage symbolique » auquel apparticnnent ces notations, d'une Langue des Calculs — titre d'un ouvrage posthume de Condillac édité en 1798 = se dégage. et l'application de la méthode axiomatique a ce que l'Algebre énonce dans ce langage, puis & Arithmétique, mene d'une part a Fintro- duction de langages formels aptes a la mise en évidence des formes dites plus haut autre part, & la distinction entre ces formes et des contenus interprétatifs multiples dont elles sont susceptibles. Ces évolutions viennent interférer a partir du milieu du cle; la méthode axiomatique non formalisée des demnigres années de celui-ci est issue de cette interférence. ct la forme moderne de la logique mathématique aussi. LEDEVEWIR DELA METHODE AOMATIOUE 8 qui ouvre la mathématique, au fur et & mesure que le vingrieme sidele s‘avance, le domaine de l'étude des théories axiomatiques formalisées et de leurs modeles. il. LE DEVENIR DE LA METHODE AXIOMATIQUE AU DIX-NEUVIEME SIECLE La méthode axiomatique est un mode d’exposition didactique rigoureuse des sciences exactes, dont le modéle fut représenté durant des sigcles par les Eléments dEuclide. Elle demande, pour pouvoir étre suivie, un certain degré d’organisation préalable des connaissances, résultant du jeu des definitions et des démonstrations. Dans fa conception de la mathématique grecque antique ~ conception que Ton retrouve jusque vers la fin du dix-neuvieme sigcle dans les ouvrages au cours des- quels divers auteurs axiomatisent diverses disciplines ~ exposé progresse. en prin- cipe, de ce qui est connu vers ce que l'on améne & la lumiere. On connait le texte de « Delesprit géomeéirique » ({143], pp. 165-167) ou Pascal explique, avec la clarté qui lui est propre, la nécessité devant laquelle l'esprit se trouve. vouloir itérer les réductions a des acquis antéricurs ainsi permises. d'aboutir a la constitution d'un systéme de départ, comportant un jeu de propositions admises sans démonstration, et s‘appliquant & des concepts sans définition: principes premiers, ct concepts pri- mitifs, respectivement. Tl exposait Ia, & Fusage des contemporains, des travaux ’Aristote ((3}. (4]). A) Le probleme des paralleles Dune comparaison entre une allusion d’Aristote a un cercle vicieux subsistant & son Epoque dans le traitement des paralléles ([3]. ii 15.65 a 4) et les Eléments d'Euclide, postérieurs de quelques dizaines d'années, lhistorien T.L. Heath infere ({68}, p. 358) que le 5° postulat d’Euclide, le « postulat des paralléles »* fut pro- posé par Euclide en vue de surmonter la difficulté, sans pour autant emporter une adhésion unanime Entre le premier sigcle aprés J.-C. et le cinquiéme sidcle, divers géometres, de Geminus i Proclus cherchent en vain & déduire ce postulat des autres en tedéfinissant le parallélisme par équidistance (mais postuler que deux droites puissent occuper unc telle position équivaut au postulat). A la fin du seiziéme sigcle encore, Clavius se livre une tentative analogue. Jusqu’a la fin du dix-septiéme siecle, tous les essais. de démonstration entrepris butent ainsi sur quelque faille de raisonnement: la plus fréquente consiste & présupposer, le plus souvent de facon implicite, quelque prin- cipe, bien vite décelé, et reconnu. a plus ample examen, comme équivalent au postulat Jui-méme. Il en va de méme de maintes tentatives du dix-huitiéme sigcle. Mais, & ce moment-l&, quelques travaux vont commencer a faire prendre un autre tour a la recherche, alors méme que quelques progrés sont acquis. dans des yoies que les ~ Si une ligne droite qui en rencontre deux autres forme d'un méme cOt6 avec ces droites dey angles internes dont I sonime est moindre que deux droits, ls deux demiéres lignes se rencontrent. ou leurs prolongoments, du cOté ot [a somme des zngles est inférieure a deux droits » a ‘ABREGE DHHSTOMRE DES MATHEMATIOUES: CHAPIFRE XI Arabes ont commencé a explorer, parmi d'autres, vers le dixiéme sigcle; notam- ment, celle de l'étude du quatrigme angie ’un quadrilatére admettant trois angles droits consécutifs: est-il obtus, aigu ou droit? Le postulat résultant de la troisigme, il s‘agit de réduire & Pabsurde les deux premigres hypotheses; Ibn-al-Haytam, aux alentours de ’an 1000, le tente déja, dans son livre Sur les réductions des doutes soulevés par le livre d’Euclide sur les Eléments”. Au treizigme sigcle, les péometres arabes appliquent aussi cette problématique au « trapeze isocele », constitué de ta figure précédente et de sa symétrique par rapport a lun des c6tés de T'angle droit médian**. Par l'intermédiaire, notamment, des ouvrages de Nasir-ad-Din. qui da- tent du milieu du treiziéme siécle, les échos de ces travaux sont parvenus en Europe aprés la Renaissance. B) L’émergence des géométries non eucli nes: Les ouvrages de Nasir-ad-Din servent de point de départ aux travaux de G. Saccheri. A une date incertaine, au plus tard 1697. celui-ci a été Pauteur d’une logique démonstrative, le seul traité de logique formelle classique ayant prétendu procéder « selon cette méthode sévere qui limite le plus possible le nombre des premiers principes et qui n’admet rien qui ne soit clair. évident, indubitable »*** Ja méthode axiomatique. La. il attire attention sur une variante du raisonnement par absurde, déja employée & occasion, ditil. par Euclide, Théodose, Cardan, Clavius mais non explicitée, cependant. dans les ouvrages de logique antérieurs: si méme la supposition que la proposition a établir est fausse entraine la vérité de cette proposition, il faut bien en conclure que cette proposition est nécessairement vraiet. Dans son Euelide lavé de toute tache (1733). Saccheri développe longuement les conséquences de I’hypothése « de langle aigu ». puis celles de 'hypothese « de angle obtus ». I! édific ainsi au passage, sans avoir conscience de dééricher des domaines nouveaux, des parties notables des géométries auxquelles s‘attacheront, plus tard, les noms de Bolyai et de Lobatchevski, d'une part, et de Riemann, d'autre part. Si, en fin de compte, il conclut au rejet de Phypothése de Vangle aigu, apres avoir atteint, non la contradiction formelle attendue, mais une conclusion qu'il estime pouvoir tenir pour non admissible. il parvient, par contre, & réfuter hypo- these de angle obtus. Résultat qu obtiendra Legendre par un élégant raisonnement de « passage a la limite », en étabiissant 'un des théorémes auxquels on a donné son nom: si les droites sont indéfiniment prolongeables, la somme des angles d'un triangle ne peut dépasser deux droits. Vers 1766, Lambert, en train d’écrire sa Trigonométrie Sphérique, parue en 1770, et qui comprend la formule donnant l'aire Wun triangle sphérique, rédige une Gtude sur le probleme des paralléles, inachevée. et la premidre & s‘abstenir d’énon 5 Noir ce sujet 213], p. 17. * Test plus facile de ree a valeur des angles en cause duns le trupéze isocéle celle deta somme les du triangle, égale. strctement tement supérieure & deux droits, selon que on est dans Phypothése « de angle droit », « de Pangle aigu », ou « de angle obtus », respectivement °° Drapros [99], p. 348. + D'aprés [s]. p. 222. LEDEVENIRDE LA MEIHODE AKiOMATOUE @ cer une conclusion de rejet de la négation du postulat; elle ne sera publige, en 1786, qu’aprés sa mort. Procédant par voie analytique. il pense de méme a calculer la surface d'un triangle, dans le cas de Pangle aigu, et la trouve proportionnelle a la différence entre deux droits et la somme des angles du triangle ~ introduisant ainsi une constante caractéristique de espace. infinie lorsque la géométrie en est eucli- diene. Dés 1792, Gauss s'intéresse au probléme des paralléles. I acquiert peu & peu Vintime conviction qu’en acceptant cette hypothese, qu'il qualifie de « non-eucli- dienne » ({53], t. 8, p. 165), on peut développer « une étrange géométrie, tout a fait différente de la nétre, entiérement conséquente en elle-méme » [puisque Fon y peut} « résoudre analytiquement tout probleme, a la détermination prés d'une constante qui ne se laisse pas déterminer a priori » ([53], t. 8. p. 187). Mais Gauss se refuse & publier ses travaux sur ce sujet; en 1829 encore, il écrit Bessel « j'ap préhende les clameurs des Béotiens, si je voulais exprimer complétement mes vues » ({53], t. 8, p. 200). Elles contredisent, en effet, a philosophie kantienne prévalant dans la société intellectuelle de l’époque, et qui fait de l'espace euclidien un a priori antérieur a toute expérience. Cependant, J. Bolyai, fils d’un ancien condisciple de Gauss dont celui-ci eut Voccasion de réfuter plusieurs tentatives de démonstration du postulat, conjectura, lui aussi, dés 1823, aprés avoir retrouvé des formules de trigonométrie non eucl dienne, que les autres axiomes ne tranchent pas entre le postulat et Phypothése de Vangle aigu. A un Essai d’introduction aux éléments de Mathématiques en latin, publié par son pére F. Bolyai en 1833, il annexe un Appendice sur la science absolue de l'espace, indépendante de la vérité ou de la fausseté de Vaxiome XI d’Euclide (que Ton ne pourra jamais éuablir a priori), suivie de la quadrature géomérrique du cercle, dans le cas de la fausseté*. En fait cet ouvrage est partagé en trois parties: géométrie « absolue », constituée des propositions démontrées sans user du postulat des pa- ralléles ni de 'hypothése de l'angle aigu; géométrie non euclidienne, résultant de Tadjonction de 'hypothése de angle aigu; et géométrie euclidienne, résultant de Tadjonetion du postulat d’Euclide. Ainsi, les axiomes sont-ils disposés de fagon & mettre en évidence la portée de l'un d’entre cux. Cependant. la proclamation d’im- possibilité insérée entre parentheses dans le titre de I'Appendice ne recoit pas de preuve, et J. Bolyai en conservera le doute jusqu’a la fin de sa vie La méme géométrie de langle aigu fait, des 1826, Pobjet d'un exposé de Lo- batchevski a ses collégues de |"Université de Kazan, puis d’Eléments de Géométrie [119] publiés en russe en 1829. Il obtient a issue d'un réexamen critique de Pap- préhension des notions premiéres de la géométrie travers lequel transparait une Evolution épistémologique de la méthode axiomatique: « Espace, étendue, lieu, corps, surface, ligne, point, droite, angle, sont des mots avec lesquels on commence a faire de la géométrie, mais auxquels n'est jamais lige une notion claire et précise** * Test intéressant de rappeler que cet Appencice a été traduit en francais par J. Hotel et publié en 1867 dans les Mémoires de la Socieié des Sciences physiques et nawurelles de Bordeaux (t. 5). ** Condillac avait noté en 1780 dans Ia Logique: « il rests toujours des choses que nous ne pouvons analyser, et que, pour cette raison, nous ne voyons que confusément » ([32], p. 381) a |ABREOE DHISTORE DES MATHEMATIOUES: CHAPITRE XI [...]; obscurité de ces notions est le fait de leur caractére abstrait [...]. Il n’existe dans la nature ni ligne droite, ni ligne courbe, ni surface plane, ni surface gauche; on n'y rencontre que des corps, de sorte que tout Ie reste n’est que création de notre imagination, ou n’existe que dans la théorie », écrit-il dans ses Nouveaux Eléments ({120], 1835), La situation qu'il décrit pour la géomeétrie est l'analogue de celle que connaissent & l'époque, depuis un temps plus ou moins long suivant les disciplines, diverses branches de la physique et de la chimic ~ pour ne pas parler de I’ Analyse mathématique ~ et oi s’élaborent avec peine, au prix de nombre d’essais, leurs concepts ct leurs principes fondamentaux. Une nouvelle étape est franchie par Riemann dans sa legon inaugurale, Sur les hypotheses qui servent de fondement é la géométrie ({176]. p. 272): il y remarque que existence d'un groupe de déplacements transitif n’est pas lige & une courbure totale (chap. IX, § IV.) nulle en tout point, comme c'est le cas du plan euclidien, mais & une courbure totale constante; selon que celle-ci est nulle, négative ou positive, l'on retrouve la géométrie euclidienne, celle de angle aigu, ou celle de angle obtus (avec des droites finies). A cette dernigre, jusque-la trés peu développée, les contemporains ont donné le nom de « géométrie de Riemann* » Par la, le postulat des paralléles achevait de perdre le statut de « vérité abso- Iue » auquel on avait élevé, pour acquérir au contraire celui d’une hypothese, tenable parmi d'autres, sur espace physique. « Reste a résoudre », dit Riemann « la question de savoir en quelle mesure et jusqu’a quel point ces hypotheses se trouvent confirmées par Pexpérience ». Mais les mesures de sommes d’angles de triangles convenables, tentées par Gauss, puis a instigation de Lobatchevski, n'avaient permis de mettre en évidence aucune différence avec deux droits, aux erreurs de mesure pres. C) La querelie entre les tenants des méthodes « analytiques > et « synthétiques ». Un autre facteur d’approfondissement axiomatique ~ & terme ~ en Géométrie durant le dix-neuvigme sigcle, réside dans les polémiques qui s‘instaurent, apres Yintroduction du concept de propriété projective (chap. II, § V, C) par Poncelet en 182, entre les tenants des méthodes « analytiques » ~ défendues principalement, dans la premiére moitié du siecle, par Gergonne et Pliicker — et ceux des méthodes « synthétiques » (Ibid.), dont le champion le plus fougueux en Allemagne fut J Steiner. Avant la Geometrie der Lage (Géométrie de Position (193]) de Von Staudt, parue en 1847, ni les éléments & Vinfini (chap. II, § V, B), ni les éléments imaginaires (chap. Il, § V, A) ne sont introduits sans référence, au moins implicite, & des Equations; dans la distinction méme entre propriétés projectives et propriétés mé- triques, un vague demeure, telle expression définie par des opérations pratiquées sur des mesures de segments s'avérant projective: ainsi, par exemple, du birapport de quatre points (chap. II, § V, D). La notion méme de Géométrie projective, * Le concept de « Géoméirie riemannienne » de notre temps a une aeception bien plus vaste, g se borne pas 2 recouvrir le cas de la courinre constante.

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