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Frankokratia 2 (2021) 1-30

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Aux origines de la « frankokratia »


Genèse, péripéties idéologiques et apologie d’un néologisme de
l’historiographie néo-hellénique (Seconde partie)

Gilles Grivaud
Université de Normandie-Rouen, Rouen, France
gilles.grivaud@univ-rouen.fr

Angel Nicolaou-Konnari
Université de Chypre, Nicosie, Chypre
gpkonari@ucy.ac.cy

Résumé

La Grande Idée et la guerre de Crimée façonnent le cadre idéologique et politique dans


lequel se déroule une prise de conscience de la période spécifique que constitue la
« φραγκοκρατία ». En multipliant les parallèles entre les événements des années 1850
et ceux du XIIIe siècle, on entend démontrer que l’Occident ne comprend rien au
monde grec, qui, en conséquence, doit le rejeter. Byzance obtient ainsi sa complète
réhabilitation, entraînant par ricochet une virulente critique contre les « Francs », cou-
pables de son renversement. Cette appréhension des rapports de force est amplifiée
par Constantin Paparrigopoulos qui construit le roman national grec en proposant
sa conception de l’hellénisme trimillénaire. Progressivement, l’hostilité à la « φρα-
γκοκρατία » se diffuse, et devient un segment original de l’histoire médiévale grecque
sous l’impulsion de Spyridon Lambros, au début du XXe siècle. (La première partie de
l’étude figure dans Frankokratia 1 (2020), 3‑55.)

Mots-clefs

Hellénisme médiéval et moderne – Byzance – Chypre – Îles ioniennes – Croisades –


nationalisme grec

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2021 | doi:10.1163/25895931-12340006


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2 Grivaud and Nicolaou-Konnari

À la rescousse du discours national

Il n’a pas échappé à Constantin Dimaras et à Elli Skopétéa que le discours pro-
noncé devant l’Assemblée nationale par le Premier ministre Ioannis Kolettis,
le 14 janvier 18441, par lequel il revendique les mêmes droits constitutionnels
pour les hétérochthones et les autochthones, ouvre de nouvelles perspectives
pour l’avenir de la nation : d’une part, il confirme l’existence d’un État grec pro-
tégé par les puissances occidentales, d’autre part, il formalise le rôle civilisateur
de la Grèce en Orient, nécessaire pour justifier un appel à la libération des
chrétiens orthodoxes encore soumis au pouvoir ottoman2. Cette position, plus
tard résumée par la formule Grande idée (Μεγάλη Ιδέα)3, inclut une réflexion
sur la place tenue par la Grèce dans le cours des civilisations européennes, qui
engage une révision de la périodisation de l’histoire grecque ; progressivement,
s’élabore la conception d’une collectivité capable de se suffire à elle-même, en
se détachant d’un Occident rétif à satisfaire les aspirations nationales depuis
l’insurrection de 1821 ; ce réexamen aboutit à la construction du grand récit
historique national « romantique », appelé à légitimer la mission politique du
nouvel hellénisme4.

1 Le discours fut publié dans le journal quotidien Ἐλπίς (15 janvier 1844) : <http://ola-ta-kala.
blogspot.com/2014/01/blog-post_6662.html> (consulté le 2 septembre 2019).
2 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 95‑97, 141‑142 ; Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός,
351‑352, 359‑363, 405‑418, 596‑598 ; Skopétéa, Τὸ Πρότυπο Βασίλειο καὶ ἡ Μεγάλη Ἰδέα, 258‑271 ;
T. M. Vérémis et Y. S. Koliopoulos, Ελλάς. Η σύγχρονη συνέχεια. Από το 1821 μέχρι σήμερα (Athènes :
Kastaniotis, 2006), 535-536. Dans son discours, Kolettis utilise la formule rhétorique sui-
vante : « […] ἐμακρύνθημεν τῆς μεγάλης ἐκείνης καὶ εὐρυτάτης τῆς πατρίδος ἰδέας ». L’opinion
de Kolettis n’est pas celle d’un novice en matière de réflexion sur l’histoire : il succède à Rizo
Néroulos comme président de la Société archéologique d’Athènes, en 1844 précisément.
3 La Grande Idée, construction idéologique qui incarne l’irrédentisme néo-hellénique, vise à
la récupération des régions peuplées par des populations grecques se trouvant hors de l’État
grec ; elle introduit le concept des deux centres de l’Hellénisme : la capitale du royaume,
Athènes, et la grande capitale, Constantinople, voir : Skopétéa, Τὸ Πρότυπο Βασίλειο καὶ ἡ
Μεγάλη Ἰδέα ; V. Kremmydas, Η Μεγάλη Ιδέα. Μεταμορφώσεις ενός εθνικού ιδεολογήματος (Athènes :
Typothito, 2010) ; A. Stouraïti et A. Kazamias, « The Imaginary Topographies of the Megali
Idea : National Territory as Utopia », dans Spatial Conceptions of the Nation : Modernizing
Geographies in Greece and Turkey, dir. N. Diamandouros, T. Dragonas et C. Keyder (Londres :
I. B. Tauris & Co. Ltd., 2010), 11‑34.
4 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 98 ; Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 351‑376,
408‑418, 460‑470 ; P. M. Kitromilides, « On the Intellectual Content of Greek Nationalism :
Paparrigopoulos, Byzantium and the Great Idea », dans Byzantium and the Modern
Greek Identity, dir. D. Ricks et P. Magdalino (Aldershot : Ashgate, 1998), 25‑33, ici 26‑27 ;
S. D. Petmezas, « From Privileged Outcasts to Power Players : The Romantic Redefinition of
the Hellenic Nation in the Mid-Nineteenth Century », dans The Making of Modern Greece :
Nationalism, Romanticism, & the Uses of the Past (1797-1896), dir. R. Beaton et D. Ricks

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Aux origines de la « frankokratia » 3

L’université d’Athènes n’intervient pas immédiatement dans la discussion ;


depuis sa fondation, en 1837, elle concentre son activité didactique, en matière
d’histoire, sur deux cours, l’un appliqué à l’Antiquité grecque, l’autre à l’histoire
générale de l’Europe. L’insistance sur la période ancienne est considérée in-
dispensable à la formation du citoyen, avec une emphase justifiée par le rôle
de l’Antiquité dans le développement de l’esprit de l’humanité, notamment
en Grèce. Entre 1842 et 1852, Théodore Manousis introduit au sein du cours
d’histoire générale une réflexion spécifique à l’histoire médiévale et moderne,
où l’histoire byzantine fait l’objet d’un examen particulier pendant trois an-
nées (1848‑1851), sans acquérir pour autant une place définitive dans la liste
des cours proposés. Il revient à Constantin Paparrigopoulos (1815‑1891) d’inflé-
chir l’organisation des enseignements, puisqu’il inaugure en 1852 un cours sur
l’histoire de la Grèce, où il élabore progressivement sa théorie de la continuité
et de l’unicité de la nation, de l’Antiquité jusqu’à 1821 ; depuis cette tribune, il
participe activement aux débats qui agitent l’opinion publique5.
Le climat politique n’offrait pas de réelle occasion pour une relecture de
l’histoire du Moyen Âge grec durant les deux premières décennies d’existence
du royaume de Grèce6 ; pourtant la théorie de Fallmerayer, qui pose de manière
éclatante le problème de la continuité historique de l’hellénisme, stimule les
esprits et provoque des réponses, telle celle de Paparrigopoulos en 18437. Les
premières manifestations du réveil nationaliste/romantique s’expriment plus
tard dans le périodique Πανδώρα, qui paraît à Athènes à partir de décembre
1849/janvier 1850, à l’initiative d’Alexandre R. Rangabé (1809‑1892), Nikolaos
Dragoumis (1809‑1879) et Constantin Paparrigopoulos, qui sont aussi les prin-
cipaux contributeurs du bimensuel. Les articles portent sur divers types de lit-
térature, et ceux spécifiques à l’histoire, souvent anonymes, semblent associés
à Paparrigopoulos, si l’on admet la démonstration accomplie par Constantin
Dimaras8. Destiné à un lectorat grec, Πανδώρα élabore une partie des études

(Farnham – Burlington : Ashgate, 2009), 123-135 ; Kostis, « Τα κακομαθημένα παιδιά της ιστορί-
ας », 364-374.
5 Karamanolakis, Η συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο
Πανεπιστήμιο Αθηνών, 37-40, 70-82, 99-106, 412-414 ; Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος,
128-174 ; Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 348-359.
6 Skopétéa, Τὸ Πρότυπο Βασίλειο καὶ ἡ Μεγάλη Ἰδέα, 177-178.
7 C. Paparrigopoulos, Περὶ τῆς ἐποικήσεως σλαβικῶν τινων φυλῶν εἰς τὴν Πελοπόννησον (Athènes :
Ek tou Typografeiou Em. Antoniadou, 1843 ; réimpr. Athènes : Karavias, 1986) ; Dimaras,
Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 120, 144, 147, 188 ; I. Koubourlis, « European Historiographical
Influences upon the Young Konstantinos Paparrigopoulos », dans The Making of Modern
Greece : Nationalism, Romanticism, & the Uses of the Past (1797-1896), dir. R. Beaton et D. Ricks
(Farnham – Burlington : Ashgate, 2009), 53-63, ici 54-55.
8 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 125-126, 139, 144-145, 170, 177.

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4 Grivaud and Nicolaou-Konnari

qui alimentent un autre périodique, de langue française, destiné à un public


international, Le Spectateur de l’Orient, qui naît trois ans plus tard ; les textes y
trouvent une forme plus aboutie, reflet d’analyses mieux développées et d’une
maturation progressive des idées, en phase avec l’actualité des débats et des
publications, en Grèce comme à l’étranger.
Dans les deux périodiques, le principal auteur sur des sujets historiques
ou historiographiques, Constantin Paparrigopoulos, développe les arguments
qui dessinent le fameux schéma de l’hellénisme trimillénaire, mais avant de
formuler sa théorie, l’historien hésite, expérimente, avance à pas irréguliers
en directions multiples. En 1843, il commence par réfuter les positions de
Fallmerayer ; dix ans plus tard, il propose une version abrégée de l’Ἱστορία τοῦ
Ἑλληνικοῦ Ἔθνους (Histoire de la nation grecque), sous la forme d’un manuel
destiné à l’enseignement scolaire. Pour la première fois, Paparrigopoulos livre
sa périodisation de l’histoire nationale grecque, distinguant cinq époques ori-
ginales : des origines à 145 av. J.-C., puis de cette date à 476, de 476 à 1453, de
1453 à 1821, concluant avec la période du nouvel hellénisme consécutive à la
guerre d’indépendance9.
Dans son appréhension du Moyen Âge, Paparrigopoulos privilégie une ap-
proche politique et nationale, comme l’indique le titre de sa troisième partie :
« Τὸ Ἀνατολικὸν Ρωμαϊκὸν κράτος μεταβάλλεται εἰς κράτος Ἑλληνικόν, ἀπὸ τοῦ 476
μέχρι τοῦ 1453 μετὰ Χριστόν ». Il insiste sur l’hellénisation de l’appareil d’État et
le retour à une prospérité générale jusqu’à la fin du XIIe siècle ; surgissent alors
les premières invasions occidentales, celles des Normands, qui précèdent les
armées croisées ; il traite en dix lignes la « κατάκτησις τῆς Κωνσταντινουπόλεως
καὶ μεγάλου μέρους τοῦ Ἑλληνικοῦ κράτους ὑπὸ τῶν Ἑνετῶν καὶ ἄλλων Φράγκων » ;
s’il attribue les causes des conflits entre Grecs et Latins à des controverses re-
ligieuses remontant au IXe siècle, il préfère observer la situation dans les pays
conservés par les Grecs ; il admet que « Μέγα μέρος τῆς Ἑλλάδος διαμένει ὑποτε-
ταγμένον εἰς τοὺς Φράγκους », mais il préfère relater avec force détails les progrès
des conquêtes ottomanes10. Le traitement de la période médiévale, ethnocen-
tré, laisse de côté les effets de la conquête latine, ravalée au rang de simple
péripétie ; on remarque que l’historien n’accorde pas à l’Empire d’Orient la
qualité d’Empire byzantin, n’employant pas le terme « Βυζάντιον », sans doute
pour se démarquer des historiens des Lumières qui avaient jeté l’opprobre sur

9 C. Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους. Ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων μέχρι τῆς
σήμερον, Πρὸς διδασκαλίαν τῶν παίδων (Athènes : Andréas Koromilas, 1853), 2 et passim ;
Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 125, 172, 204, 396.
10 Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους (1853), 90, 99-102.

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Byzance11 ; il ne recourt pas davantage aux néologismes de Chiotis, use de for-


mules conventionnelles du langage historique. Aussi programmatique soit-il,
le manuel de Paparrigopoulos dévoile un stade éphémère de la réflexion de
l’historien en matière de périodisation de l’histoire médiévale ; dans les mois
qui suivent, son raisonnement s’accélère, sous le poids de l’actualité diploma-
tique et politique, mais aussi en résonnance avec les courants d’idées générés
par la crise.
Les événements liés à la guerre de Crimée (1853‑1856) servent de catalyseurs,
quand la Russie de Nicolas Ier se trouve attaquée par les grandes puissances –
Angleterre et France – venues défendre l’intégrité de l’Empire ottoman, au
nom d’un maintien des équilibres et des alliances en Europe du Sud-Est. Dans
la société du royaume grec, ce rebondissement de la Question d’Orient stimule
une abondante littérature, où se singularisent hommes de lettres et politiciens,
qui avancent des preuves de nature historique pour défendre leurs opinions
sur les intérêts de la nation12. Les arguments, présents de manière diffuse dans
les livraisons de Πανδώρα, à partir de 1851, se systématisent ; ils aboutissent à
une relecture définitive du Moyen Âge grec, impliquant Byzance au premier
chef, dans un climat de déception croissante envers les grandes puissances
occidentales, puisque l’Angleterre n’avait pas hésité à placer sous blocus mari-
time Le Pirée et d’autres ports grecs au printemps 1850, à l’occasion de l’épisode
connu sous le nom de Παρκερικά13.
Alors que la crise internationale se déplace sur le terrain avec l’occupation
de la Bessarabie par les forces russes et l’envoi de la flotte française en Égée,
au printemps 1853, naît, à Athènes, Le Spectateur de l’Orient, appelé à survivre
jusqu’en 1857 ; s’y expriment, parfois sous pseudonymes, trois des fondateurs
et contributeurs de Πανδώρα, Alexandre R. Rangabé, Nikolaos Dragoumis,
Constantin Paparrigopoulos, rejoints par Ioannis Soutsos (1813‑1892) et Markos
Réniéris (1815‑1897). On notera que ce dernier avait publié un essai sur la phi-
losophie de l’histoire, en 1841, et qu’il avait, l’année suivante, posé ouvertement
la question de l’ancrage occidental ou oriental de la Grèce, sujet indirectement

11 Selon une remarque de Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 186.


12 Voir, à titre indicatif : É. Driault, La question d’Orient, depuis ses origines jusqu’à nos
jours (Paris : F. Alcan, 1905) ; M. S. Andersen, The Eastern Question 1774-1923. A Study in
International Relations (Londres : Macmillan, 1966) ; M. T. Laskaris, Τὸ Ἀνατολικὸ Ζήτημα,
1800-1923, 1: (1800-1878) (Salonique : Pournaras, 1978) ; A. Lyon Macfie, The Eastern
Question, 1774–1923 (New York : Longman, 1996) ; G. L. Sbiliris, « Ανατολικό Ζήτημα και
Ελληνικός Αλυτρωτισμός (1839-1841) », thèse de doctorat (Université nationale et capodis-
trienne d’Athènes, 1997) ; Jacques Frémeaux, La Question d’Orient (Paris : Fayard, 2014).
13 Pour le contexte global de cette décennie : Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 174-
175 ; Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche de Byzance, 37-38 ; Kostis, « Τα κα-
κομαθημένα παιδιά της ιστορίας », 263-268.

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6 Grivaud and Nicolaou-Konnari

abordé encore en 1881, dans son étude sur le pape grec Alexandre V14. Le pré-
ambule au premier numéro, daté du 26 août 1853, pose d’emblée les intentions
du comité éditorial, décidé à repenser la place des

[…] contrées réunies jadis sous le sceptre de l’empire grec de Byzance, et


passées depuis quatre siècles sous la domination ottomane, […] où les
populations chrétiennes […] sont, il est vrai, en communautés d’idées,
de sentiments et d’intérêts avec l’Europe, mais il est également certain
qu’elles ont aussi des idées, des sentiments et des intérêts à elles, qui de-
mandent à être étudiées à fond.

Le but affiché de la démonstration vise à convaincre l’Occident de rétablir le


christianisme comme religion d’État dans l’Empire ottoman, puisque le Coran
n’admet pas le principe de l’égalité religieuse15. À terme, on veut convaincre
que la refondation d’un grand empire chrétien orthodoxe sur les rives du
Bosphore servirait les intérêts des grandes puissances ; incontestablement, le
rêve de la Μεγάλη Ιδέα chemine dans les esprits16. En conséquence, les liens des
Grecs à l’Europe revêtent une importance cruciale en ce milieu du XIXe siècle,
pour d’évidentes raisons politiques et stratégiques ; afin d’emporter l’adhésion
des Européens, on avance une analyse rétrospective de l’histoire, où la période
médiévale acquiert une dimension essentielle du fait des nombreuses crises
ayant opposé l’Occident à Byzance.
Dans la livraison du 10 septembre, Réniéris expose une théorie très per-
sonnelle du dualisme grec, qui pose l’antériorité de la race grecque sur les
deux civilisations continentales nées de son héritage, celle de l’Occident
latino-germanique, celle de l’Orient slave. La conjoncture favorise désormais
les évolutions de telle manière qu’une restauration de l’Empire byzantin de-
vient concevable :

14 M. Réniéris, Φιλοσοφία τῆς Ἱστορίας (Athènes : Ek tis Philolaou Tipografias, 1841, réimpr.
Athènes : MIET, 1999) ; Anonyme, « Τὶ εἶναι ἡ Ἑλλάς ; », Εὐρωπαϊκὸς Ἐρανιστής 2/3 (1842),
189-215 ; M. Réniéris, Ἱστορικαὶ Μελέται. Ὁ Ἕλλην πάπας Ἀλέξανδρος E΄, τὸ Βυζάντιον καὶ ἡ
ἐν Βασιλείᾳ Σύνοδος (Athènes : Andréas Koromilas, 1881) ; Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντι-
σμός, 356 ; R. D. Argyropoulos, « Σχόλια στη Φιλοσοφία της Ιστορίας του Μάρκου Ρενιέρη »,
dans Αφιέρωμα στον Κωνσταντίνο Δεσποτόπουλο (Athènes : Papazisis, 1991), 245-254 ; Politis,
Ρομαντικά χρόνια, 90 ; Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque, 87-91.
15 Le Spectateur de l’Orient 1 (26 août 1853), 1-11.
16 Pour d’autres témoignages des mêmes années révélant le souhait de voir fleurir l’hellé-
nisme sur les rives du Bosphore, voir Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 340, 378, 388.

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Aux origines de la « frankokratia » 7

C’est la Russie seule qui semble appelée par le Dieu des Grecs à chasser
les infidèles de Byzance, et à rouvrir au culte orthodoxe les portes de la
Basilique de Sainte-Sophie ; c’est la Russie qui, reconnaissante du don
que nous lui avons fait de notre religion et de notre civilisation, va restau-
rer l’empire de Constantin.

La solidarité confessionnelle ne doit cependant pas effrayer :

L’Occident n’est plus cet Occident fanatique, papiste, à demi-barbare,


qui au temps de Photius et de Michel le Cirulaire [sic] avait placardé aux
portes de Sainte-Sophie l’anathème contre la tradition grecque, qui avait
détourné le torrent des croisades de son lit naturel pour le lancer contre
Byzance schismatique.

Au terme d’une argumentation morale, qui emprunte parfois à Koraïs, Réniéris


affirme que la religion constitue toujours une ligne de rupture infranchissable,
suspectant l’Occident d’intentions sournoises envers les Grecs :

Peut-on encore être assez simple pour croire que cet Occident qui remue
ciel et terre pour que nous n’ayons pas de droits religieux, nous aidera à
reconquérir nos droits politiques, à chasser les Turcs d’Europe, à recons-
tituer l’empire Byzantin17 ?

Si les prises de position nationalistes fluctuent durant les quatre années d’exis-
tence de la publication, elles gagnent en radicalité jusqu’au printemps 1854. Le
plus virulent des chroniqueurs, Markos Réniéris, creuse le sillon de la période
médiévale pour le transformer en tranchée ; faisant référence à un historien
français du droit byzantin, copieusement cité, ou renvoyant à Buchon, Réniéris
vante les achèvements de Byzance en matière d’histoire sociale, face à une féo-
dalité occidentale débridée ; il poursuit :

Lors du grand mouvement des croisades, les deux sociétés se rencon-


trèrent pour la première fois après leur séparation, et ne se reconnurent
plus ; elles se haïrent. […] C’est alors que la société occidentale essaya
d’importer dans l’Orient grec son église, son organisation, ses mœurs,
ses institutions féodales. Vain essai ! Un siècle ne s’était pas écoulé, qu’il
n’en restait aucune trace. […] Quelques années après sa chute, l’empire

17 M. Réniéris, « Le dualisme grec », Le Spectateur de l’Orient 2 (10 septembre 1853), 33-49


(citations 39-40, 46-47) ; Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 339, 356.

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8 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Byzantin se relevait, mais tout meurtri par les coups que lui avait portés
la chrétienté, il n’avait plus la force de résister à l’invasion Ottomane18.

Ces arguments – épars chez Koraïs, Rizo Néroulos ou Zambélios – structurent


désormais un discours qui acquiert une dimension politique supplémentaire
dans le contexte de l’automne 1853 :

[…] Voilà encore une fois le prétexte de la propriété des Lieux-Saints [de
Palestine] qui fait mouiller dans les eaux de Constantinople les vaisseaux
de l’Occident, comme aux temps des Baudouin et des Dandolo. Est-ce
encore cette même société féodale dont la griffe glissait jadis sur le granit
de la société grecque19 ?

Le rapprochement accompli entre les événements de 1204 et ceux des années


1850 confond l’Occident dans ses intentions hégémoniques, en le soumettant
à une censure d’ordre éthique. Dès lors, l’hostilité envers la France et l’Angle-
terre se nourrit d’une relecture de l’époque médiévale, où Byzance incarne le
modèle de civilisation hellénique, face à des ennemis clairement identifiés :
les Turcs et les Occidentaux, ces derniers se singularisant par leur ingratitude
envers les Grecs, qui leur ont fourni les cadres philosophiques et culturels né-
cessaires à l’éclosion de la Renaissance.
La suite des événements amplifie la rancœur envers les puissances euro-
péennes, car, après les insurrections du début de l’année 1854, en Épire et en
Thessalie, la Grèce risque de basculer dans le camp russe. Réniéris fustige alors
l’embarras de l’Occident :

Ainsi, pour que le sommeil de l’Europe ne soit pas troublé, pour qu’elle
puisse vendre et acheter, pour que la Bourse soit prospère, il faudrait que
nous [les Grecs] soyons effacés de la surface du globe […]. Il faut aborder
cette question terrible ; il faut en avoir une fois pour toute le cœur net ;
il faut que nous sachions si les intérêts de l’Occident en Orient en font
nécessairement notre ennemi20.

18 R. [Markos Réniéris], « De la société grecque », Le Spectateur de l’Orient 6 (10 novembre


1853), 175-185 (citations 181).
19 Ibidem, 183.
20 R. [Markos Réniéris], « L’embarras de l’Occident », Le Spectateur de l’Orient 13 (3 mars
1854), 14-22 (citation 15).

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Aux origines de la « frankokratia » 9

Dénonçant une politique piétinant l’éthique au nom des profits, Réniéris


insiste sur l’opportunité offerte par les chrétiens orientaux, les seuls capables
de rétablir un nouvel empire sur les rives du Bosphore dans le contexte actuel ;
l’Occident doit soutenir

[…] des races conservant la tradition d’un empire chrétien, regardant


Constantinople comme un centre sacré de vie et de religion ; des races
toutes taillées par la Providence pour former un grand empire chrétien
qui sera le boulevard de l’Occident contre la Russie, le boulevard de la
Russie contre l’Occident, le gage de l’équilibre des puissances du monde
[…], nous ne pouvons pas croire que la main de la France et de l’Angle-
terre se lèvent pour écraser en elles le sauveur de la paix, de la liberté, de
l’avenir du monde civilisé. Le rôle d’Hérode n’est pas fait pour ces deux
nobles nations ; leur main ne se lèvera que pour les bénir21.

À nouveau, Byzance se trouve réhabilitée, cette fois dans une perspective quasi
biblique !
La conjoncture militaire du printemps montre les flottes anglaises et fran-
çaises bloquer progressivement l’acheminement de renforts aux insurgés, fai-
sant croître la pression au sein de l’opinion publique grecque. Les colonnes du
Spectateur de l’Orient reflètent l’ambivalence de l’argumentation nationaliste
adressée à un lectorat tant grec qu’étranger : d’une part, on sollicite une résur-
rection de la solidarité envers la Grèce au nom de valeurs politiques élaborées
au début du siècle, au bénéfice des insurgés épirotes et thessaliens :

La justice est une. Ce qui était juste en 1821 en Morée, à Missolonghi, en


Lévadie, l’est également en 1854 en Thessalie, en Épire, en Bulgarie. […]
La reconnaissance de la révolution de 1821 implique nécessairement la
reconnaissance de celle de 185422.

D’autre part, on réactive les suspicions de guerre religieuse latente entre les
deux chrétientés, à l’occasion d’avis publiés à Paris, qui suscitent une vive
réaction :

Nous allons assister à une immense guerre de religion. Employant tan-


tôt la langue du diplomate, tantôt celle du prédicateur, Monseigneur
de Paris [l’archevêque], après avoir tranché la question des traités et

21 Ibidem, 18, 22.


22 B. [?], « La dernière Note de Nechet-bey », Le Spectateur de l’Orient 15 (25 mars 1854), 96.

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10 Grivaud and Nicolaou-Konnari

des négociations assure que si la France s’est engagée dans cette guerre
sainte, ce n’est pas pour défendre les Turcs, c’est pour sauver l’idée chré-
tienne, qui depuis Photius s’était corrompue en Orient […]23.

L’évocation du schisme photien attise des sentiments patriotiques épider-


miques, génère des envolées lyriques à la gloire de l’empire grec médiéval :

Quand Byzance réprima-t-elle plus vigoureusement les ennemis du de-


hors que depuis la séparation des églises ? Que fait M. l’archevêque des
exploits des Phocas, des Basile, des Zimiscès, des Ouranus, des Xiphias,
des Sclérus, qui ont couvert d’éclat l’étendard du Christianisme, et que
l’histoire place à côté des plus grands guerriers de l’antiquité ? […] Non,
Dieu n’a pas voulu que les croisés qui allaient se battre pour sa gloire
tournassent leurs armes contre les Chrétiens, et s’emparassent d’un trône
qu’ils étaient venus secourir ; il ne l’a pas voulu, et l’empire qu’ils ont
ainsi fondé à Byzance, n’a duré que soixante ans, et a passé sans y laisser
d’autres traces, que celles des incendies qui ont de leurs jours dévorés
toutes les richesses de la première ville du monde24 ?

Réniéris renchérit sur le projet de refondation d’un empire grec, seule solution
capable de trouver l’accord des belligérants :

Parmi les combinaisons écartées et jetées au panier comme des pièces


de rebut, notre rêve le plus cher, notre rêve de quatre siècles, la restau-
ration de l’empire Byzantin, tient la première place […] ; il faudrait ce-
pendant que l’Occident nous promit ce que la Russie nous refusait en
1853, la réalisation de l’empire Byzantin […], [bien qu’il faille rester pru-
dent puisque] l’Archevêque de Paris prêche une nouvelle croisade contre
notre religion25.

L’occupation du port du Pirée par des navires anglais et français, suivi de l’ul-
timatum lancé au gouvernement grec, fin mai 1854, oblige les membres du co-
mité éditorial à nuancer leurs propos ; conscients que l’occupation renverse
le rapport de forces – elle durera jusqu’en 1857 –, ils refusent de placer les

23 R. [Markos Réniéris], « Quinzaine politique du Spectateur », Le Spectateur de l’Orient 16


(10 avril 1854), 157.
24 Ibidem.
25 R. [Markos Réniéris], « Les révélations », Le Spectateur de l’Orient 17 (26 avril 1854), 161-178
(citations 164-166).

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Aux origines de la « frankokratia » 11

politiciens grecs en porte à faux vis-à-vis des deux puissances intervention-


nistes, préférant rappeler le rôle positif des troupes françaises en Morée, à la
fin des années 182026.
Bloqués dans leurs critiques, les collaborateurs détournent leur animosité
en traitant un sujet connexe, éloigné du terrain de la crise : Chypre. Dans la li-
vraison du 10 juin 1854, ils décochent d’ardentes flèches, qui synthétisent leurs
positions d’observateurs éclairés :

Ceux qui ont traversé les mers pour arracher des mains des infi-
dèles le Saint-Sépulcre du Christ, ont porté les coups les plus rudes au
Christianisme en Orient. Ce sont eux qui ont préparé la voie aux Turcs ;
ils ont détruit des provinces florissantes et heureuses, ils ont assis sur
leurs ruines le système féodal […] ; ils ont employé tous les moyens pour
détruire l’erreur de Photius, comme disait naguère Monseigneur l’ar-
chevêque de Paris, et au lieu d’exterminer les infidèles, ils ont réduit les
Chrétiens à l’esclavage, ils ont sapé les fondations de l’Empire grec, ils ont
de leurs propres mains opéré la dissolution d’une grande nation homo-
gène, la nation hellénique, qui dans l’antiquité, avait éclairé le monde,
qui plus tard y propagea la divine parole du Christ, et qui, dans des temps
plus modernes, servait à l’Occident de rempart contre les Arabes. L’île de
Chypre […] fut pendant plus de quatre siècles entre leurs mains. Qu’en
reste-t-il aujourd’hui ? Où sont les vestiges de la longue occupation des
Francs, des Latins en Orient ? La grande avalanche a tout englouti. De
baronnies, pas de traces, pas le moindre souvenir ; de la population la-
tine ou latinisée, quelques milliers d’âmes répandues dans les îles de l’Ar-
chipel. L’ouragan a emporté tout ce qui était venu de l’Occident. Seul, le
peuple grec s’est conservé avec ses traditions religieuses, malgré l’oppres-
sion inouïe de quatre siècles qui succéda à celle des Francs. Il y a dans
ceci un grand enseignement : c’est que rien de stable ne saurait être créé
en Orient par l’Occident. […] Si l’histoire sert à quelque chose, si dans
les événements passés on doit chercher des avertissements pour l’avenir,
qu’on étudie les deux dominations de l’Occident sur l’Orient, la domina-
tion romaine et la domination franque27.

26 A. [?], « Quinzaine politique du Spectateur », Le Spectateur de l’Orient 19 (26 mai 1854),


259-265 ; d’une argumentation similaire, le long article sur les relations de confiance entre
Grecs et Français ou Vénitiens aux XVe-XVIIIe siècles signé P., « Coup d’œil rétrospectif sur
les relations politiques des chrétiens de l’Orient avec l’Europe occidentale », Le Spectateur
de l’Orient 42/43 (25 mai 1855), 188-207.
27 B. [?], « L’île de Chypre », Le Spectateur de l’Orient 20 (10 juin 1854), 271-283
(citations 276-277).

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12 Grivaud and Nicolaou-Konnari

En l’espace d’un an, la résurgence de la Question d’Orient, à travers la guerre


de Crimée, conduit le groupe d’intellectuels du Spectateur de l’Orient à relire
l’histoire nationale de telle manière que Byzance est définitivement rétablie
en modèle de civilisation, comparable en dignité à l’antiquité, en termes d’épa-
nouissement politique, militaire et – surtout – religieux/culturel. Dans ces
conditions, présenter Byzance comme un empire florissant, solide dans ses
institutions et sa foi, fournit les arguments nécessaires pour légitimer son réta-
blissement sur les rives du Bosphore. L’éclat de l’empire médiéval, éblouissant,
suscite la convoitise et la jalousie d’Occidentaux manipulés par une papauté
qui, sous couvert d’écarter les musulmans du Saint-Sépulcre, veut, en réalité,
réduire le schisme photien pour soumettre l’Église grecque. En dépit de leur
puissance militaire, les constructions politiques franques postérieures à 1204 se
révèlent éphémères, démontrant que l’Occident ne dispose pas d’institutions
adaptées au gouvernement de l’Orient grec. Leur échec démontre que la greffe
latine se révèle inapte à résoudre les problèmes rencontrés par l’hellénisme
contemporain. Inconsciemment ou consciemment, le passé annonce l’avenir,
et lorsqu’on entend tirer du Moyen Âge une réflexion, c’est dans le seul but de
démontrer que les croisés occidentaux ont détruit une brillante civilisation.
En de telles circonstances, en 1854, comment faire confiance en cet Occident
qui répète des erreurs fondées sur sa profonde ignorance de l’identité natio-
nale grecque ? Désormais, la « domination franque » marque bien une période
spécifique dans l’histoire de l’hellénisme médiéval : son étude enseignera les
errements du passé, qu’il convient d’identifier pour éviter de les reproduire au
présent et au futur, puisque les Français ont succédé aux Francs.
La ligne politique et épistémologique défendue par les membres du co-
mité éditorial, plus lisible que celle proposée par Zambélios en 1852, dessine
les axes d’analyse retenus plus tard par Constantin Paparrigopoulos, si bien
que Πανδώρα et Le Spectateur de l’Orient deviennent les laboratoires où germe
l’articulation de l’histoire du Moyen Âge grec28. Rétrospectivement, les pre-
mières années de la décennie 1850 – celles de la guerre de Crimée – impriment
un tournant décisif pour la périodisation de l’époque médiévale : entrent en
consonance la réhabilitation de Byzance, opérée par Zambélios en Grèce – ou
par Finlay à l’étranger29 –, la construction d’un nouveau cadre idéologique,

28 Petmezas, « From Privileged Outcasts to Power Players », 128-129, a déjà insisté sur le rôle
des deux périodiques pour la diffusion des idées relatives à la conceptualisation de l’his-
toire de la nation grecque.
29 G. Finlay, History of the Byzantine Empire, 2 vols. (Édimbourg – Londres : William
Blackwood and Sons, 1853-1854) ; le deuxième volume porte le titre History of the
Byzantine and Greek Empires. Voir : Vasiliev, Ιστορία της Βυζαντινής Αυτοκρατορίας 324-
1453, 1:25-29 ; Koubourlis, « European Historiographical Influences upon the Young

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Aux origines de la « frankokratia » 13

fruit des contributions à Πανδώρα et au Spectateur de l’Orient, et l’exubérance


lexicale de Chiotis.
La synthèse définitive, qui aboutit à la banalisation du terme « φραγκοκρα-
τία », se réalise progressivement durant la seconde moitié du siècle, dans un
climat d’hostilité croissante envers l’Occident, découlant du soutien répété
de la France et de l’Angleterre à l’Empire ottoman. Dans l’opinion publique
et chez les intellectuels, les prises de position ne manquent pas ; on peut re-
tenir l’exemple de Georges Zalokostas (1805‑1858), héros de la guerre d’indé-
pendance ayant survécu aux massacres de Missolonghi en 1826, et auteur de
poèmes nourris d’une violente haine envers les Turcs. Dans les années 1850,
alors qu’il exalte les valeurs nationales, Zalokostas compose à la gloire d’Abd
el-Kader, le lion du désert qui lève l’étendard de la guerre sainte contre les
Français ; un autre poème tourne en ridicule l’adoption de mœurs occiden-
tales, car, loin de réduire l’usage de la cigarette à l’effet de modes, Zalokostas
redoute une transformation plus profonde des mentalités :

Ἔχει κατώφλι ἡ θύρα σας καὶ σύνορα ἡ τιμή σας.


Συλλογισθῆτε τὶ ἐντροπή,
Ἄν ἔλθῃ ξένος καὶ σᾶς πῇ,
« Ἐφράγκεψε ἡ ψυχή σας »30.

Ainsi, six siècles après Georges Pachymère, retrouve-t-on l’usage d’un verbe
porteur de préjugés politiques et culturels bien vivants, comme nous l’avons
noté plus haut. À Zalokostas fait écho Antonios Fatséas (1821‑1872), originaire
de Cythère, hostile aux Anglais, qui s’installe dans le jeune État grec, où il déve-
loppe sa carrière dans l’enseignement scolaire ; en 1856, réfléchissant à l’amé-
lioration des conditions d’instruction, il relève :

[…] ἡμεῖς οἱ Ἕλληνες νέοι μιμώμεθα τὴν γηραιὰν Εὐρώπην πιθηκικῶς […].
Πολλαὶ πλούσιαί μας οἰκογένειαι παραιτηθεῖσαι εἰς τὴν τυφλὴν μίμησην τῶν
εὐρωπαϊκῶν ἠθῶν κατεποντίσθησαν καὶ καταποντίζονται31.

Konstantinos Paparrigopoulos », 55-57 ; Idem, Οι ιστοριογραφικές οφειλές των Σπ. Ζαμπέλιου


και Κ. Παπαρρηγόπουλου, 461-520.
30 G. C. Zalokostas, Τὰ ἅπαντα (Athènes : Typografion D. Ath. Mavrommati, 1859), 265-266
(« Ἀβδέλ-Καδέρ »), 266-267 (« Τὸ σιγάρον ») ; cet exemple a été précédemment relevé par
Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 67, 143.
31 A. Fatséas, Σκέψεις ἐπὶ τῆς δημοσίας καὶ ἰδιωτικῆς ἐκπαιδεύσεως τῶν νέων Ἑλλήνων (Athènes :
Typois Nikolaou Angelidou, 1856), 19 ; déjà relevé par Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 357 ;
sur cet auteur et son œuvre : T. É. Sklavénitis, « Αντώνιος Φατσέας (1821-1872) : Οι ιδεολογικές
του αναζητήσεις », dans Πρακτικά Διεθνούς Συνάντησης « Zητήματα ιστορίας των νεοελληνικών

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14 Grivaud and Nicolaou-Konnari

Le fond de défiance, voire d’hostilité croissante, envers l’Occident porte


Constantin Paparrigopoulos, même si, en 1853, l’historien n’a pas approfondi
sa réflexion sur l’articulation des différentes phases de l’époque médiévale,
comme précédemment observé. L’opportunisme de Paparrigopoulos, déjà ob-
servé en matière intellectuelle, politique et sociale par Constantin Dimaras,
ou plus récemment par Ioannis Koubourlis, ne mène pas nécessairement à
minorer la qualité de son apport à la construction du roman national grec32.
En plaçant au cœur de la réflexion les facteurs de continuité et d’unité de
l’hellénisme de l’Antiquité à la régénération contemporaine, Paparrigopoulos
opte pour une lecture culturelle de l’histoire, apte à légitimer un dessein idéo-
logique précis, celui de la Grande Idée, suivant le projet de Kolettis, avec le-
quel Paparrigopoulos entretient d’excellentes relations, et dont il partage les
opinions33 ; il met délibérément en valeur les figures d’Alexandre le Grand ou
des empereurs byzantins afin de convaincre que la force de l’hellénisme ne
repose pas sur les principes démocratiques hérités de l’Antiquité, mais dans
l’unité nationale réalisée par l’Empire médiéval34. Dans la première version
de son opus magnum publié en cinq volumes entre 1860 et 1874, l’Ἱστορία τοῦ
Ἑλληνικοῦ Ἔθνους35, il corrige le découpage chronologique proposé en 1853, et
pose Byzance en modèle achevé d’État impérial et chrétien, conformément
aux analyses des contributeurs du Spectateur de l’Orient, dont il faisait partie ;
on se rappelle que la « domination franque » représente, à leurs yeux, une pé-
riode de fragilisation du modèle impérial grec36.

γραμμάτων. Aφιέρωμα στον K. Θ. Δημαρά » (Αριστοτέλειο Πανεπιστήμιο Θεσσαλονίκης, Φιλοσοφική


Σχολή – Tμήμα Φιλολογίας, 10-12 Mαΐου 1990) (Salonique : Université Aristote de Salonique,
Faculté de Lettres – Département de Littérature, 1994), 161-170.
32 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 117, 125, 144 ; Koubourlis, « European Historio-
graphical Influences upon the Young Konstantinos Paparrigopoulos », 60-62 ; Karama-
nolakis, Η συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο Πανεπιστήμιο
Αθηνών, 119.
33 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 122, 127-128 ; Kitromilides, « On the Intellectual
Content of Greek Nationalism », 27-29.
34 Politis, Ρομαντικά χρόνια, 45 ; Kitromilides, « On the Intellectual Content of Greek
Nationalism », 27-31 ; Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche de Byzance, 38-53 ;
Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque, 111 ; Karamanolakis, Η συγκρότηση
της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο Πανεπιστήμιο Αθηνών, 93-106.
35 C. Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων μέχρι τῶν νε-
ωτέρων, χάριν τῶν πολλῶν, 5 vols. (Athènes : Ek tou typografeiou Nikita Passari, 1865-1874 ;
2e éd. définitive Athènes : Anestis Constantinidis, 1885-1887), voir C. T. Dimaras, « Οἱ
πρῶτες ἐκδόσεις τῆς Ἱστορίας τοῦ Κ. Παπαρρηγοπούλου », Ὁ Ἐρανιστής 5 (1967), 145-155.
36 Cf. supra note 27.

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Aux origines de la « frankokratia » 15

Pour Paparrigopoulos, qui reprend une théorie zambélienne37, la force as-


similatrice de l’hellénisme permet à la nation de traverser la succession de
périodes de soumissions politiques et militaires ; elle explique l’éclat de la
culture grecque aux périodes macédonienne et romaine, aboutit à la formi-
dable synthèse opérée par Byzance. La perspective téléologique dessinée, qui
aboutit à l’hellénisme régénéré, ne peut admettre de fractures partielles ou ir-
rémédiables susceptibles de déconstruire le modèle performant de la nation
guidée par la Divine providence (« θεία πρόνοια »). En conséquence, l’historien
reconduit les analyses développées dans les colonnes du Spectateur de l’Orient,
où abondent les reproches et les critiques adressés à l’Occident, notamment
sur l’effet des croisades dans le cours de l’hellénisme médiéval. À propos de
la Première croisade, il conclut de manière caractéristique : « Ἡ ἀλήθεια ὅμως
εἶναι ὅτι ἡ πρώτη σταυροφορία ἐπήνεγκεν εἰς τὸ κράτος καὶ ἄλλας πληγὰς ὑλικάς τε
καὶ ἠθικάς, ἀνιάτους καὶ θανασίμους »38. Paparrigopoulos partage la haine gran-
dissante des Grecs pour les croisés, quand il observe les progrès des conquêtes
aux dépends de Byzance ; jamais, il ne doute de l’inaltérabilité de l’hellénisme
sous domination étrangère ; ainsi, les Chypriotes détachés de l’Empire grec dès
la fin du XIIe siècle, restent « […] μέχρι τῆς σήμερον δεσποζόμενοι ὑπὸ διαφόρων
ἀλλοφύλων δυναστῶν » ; le lexique paparrigopoulien ignore les formules chères
à Chiotis, ce qui, dans ce cas précis, lui permet de passer sous silence la dimen-
sion franque du royaume des Lusignan, puis d’évincer Venise de la liste des
pouvoirs étrangers ayant soumis l’île39.
Sous la plume de Paparrigopoulos, le déroulement de la Quatrième croisade
met en scène les intérêts convergents de Venise, d’un nombre important de
seigneurs occidentaux – rarement désignés de façon collective par le terme
« Francs » –, et surtout de la papauté, qui réalise enfin son dessein d’étendre sa
domination aux pays chrétiens orthodoxes. La narration, où sont soulignés la
cupidité des croisés et leur mépris de la brillante civilisation byzantine, trans-
forme le funeste symbole que représente la chute de Constantinople en acte de
naissance du nouvel hellénisme, porté par les Ange Comnène, en Épire, par les
Laskaris, Vatatzès et Paléologues, à Nicée. La défaite militaire et politique subie
en 1204 se trouve ainsi positivée, véritable stimulus à la propulsion de ce nou-
vel hellénisme qui plonge ses racines dans la tradition héritée de Byzance40. Le
tour de force accompli par l’historien relève d’une foi aveugle en la destinée

37 Koubourlis, La formation de l’histoire nationale grecque, 183, et, plus généralement, 255-258,
284-292 ; Idem, « European Historiographical Influences upon the Young Konstantinos
Paparrigopoulos », 60-61.
38 Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους, 4:539.
39 Ibidem, 4:648-649 (citation 649).
40 Ibidem, 4:700-746.

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16 Grivaud and Nicolaou-Konnari

trimillénaire de l’hellénisme, développant un argument que Zambélios avait


déjà esquissé41.
Logiquement, cette conception culturelle et ethnocentrée de l’histoire na-
tionale provoque la mise à l’écart des situations où l’hellénisme se trouve placé
sous domination de pouvoirs occidentaux, et contraint de composer avec des
élites étrangères ; on peine à trouver des analyses consacrées à la situation éco-
nomique, sociale ou culturelle des Grecs dans les possessions vénitiennes ; peu
de pages abordent la Crète, hormis pour célébrer les insurrections archontales
du XIIIe siècle, qui, vidées de leur dimension sociale, marquent « [τὴν] ἀρχὴν
τῆς ἐν Κρήτῃ ἐξεγέρσεως τοῦ νέου ἑλληνισμοῦ », et sont désignées comme « αἱ
διαμαρτυρήσεις τοῦ ἑλληνισμοῦ κατὰ τῆς ξενοκρατίας »42 ; dans le cinquième vo-
lume de l’opus magnum, on reste confondu par le silence entourant la vie des
Heptanésiens43. Paparrigopoulos s’intéresse aux conditions de résistance des
Grecs pris en étau entre Francs et Ottomans, aux facteurs précipitant l’émer-
gence du nouvel hellénisme.
Suivant les analyses publiées par Le Spectateur de l’Orient, il assimile les
Occidentaux à des barbares incapables de respecter et de comprendre les
valeurs de l’hellénisme. Dans les premières pages du cinquième volume,
il démontre d’emblée les causes de l’échec des Francs à construire des états
solides, en insistant sur l’anarchie féodale où s’opposent Vénitiens, Français
(« Γάλλοι »), Allemands et Italiens. L’emploi d’ethnonymes contemporains –
artifice facilitant la comparaison avec la situation propre à la seconde moitié
du XIXe siècle – suggère les rivalités entre croisés, qui privent la « φραγκοκρα-
τία » d’unité, et provoquent sa rapide décomposition après la disparition de
l’empereur Henri44. S’il admet que Guillaume II de Villehardouin ouvre une
brève période de prospérité en Morée, où est appliquée une féodalité occiden-
tale – qui n’est plus assimilée au système ottoman du timar –, il refuse d’inté-
grer les Anjou à la liste des dynastes francs45. L’ensemble du discours tenu par
Paparrigopoulos vise à nier le caractère unitaire de la féodalité occidentale en
privant ce système politique et social de cohérence.
Dans ces conditions, l’emploi des termes « φραγκοκρατία » ou « ἑνετοκρα-
τία » se limite à de rares occurrences, puisque Paparrigopoulos préfère insister
sur l’hétérogénéité ethnique et politique des conquérants ; « ἑνετοκρατία » fait

41 Zambélios, Ἄσματα δημοτικὰ τῆς Ἑλλάδος, 432-437 ; Koubourlis, La formation de l’histoire


nationale grecque, 249.
42 Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους, 5:5, 50-53, 264.
43 Comme l᾽a déjà remarqué Arvanitakis, « Οι τόποι, οι χρόνοι και οι γλώσσες της ιστοριογραφί-
ας του Ιονίου κατά τον 19ο αιώνα », 309.
44 Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους, 5:16-66.
45 Ibidem, 5:107, 143-147.

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l’objet de deux seules citations, alors que « φραγκοκρατία » apparaît dans les
titres courants, afin de qualifier des phénomènes observés de manière globale
dans les États francs : « Τὰ ἐπὶ Φραγκοκρατίας χρυσὰ νομίσματα », « Κατάστασις
τῆς Φραγκοκρατίας ἐν Ἠπείρῳ »46. Fidèle à sa conception négative de l’organi-
sation des pouvoirs féodaux et à sa certitude de voir l’hellénisme leur résister,
il ne procède pas aux dérivations que Chiotis proposait : « Αἱ ἐν τῷ μεταξὺ περι-
πέτειαι τῶν Φράγκων καὶ τῶν Ἑνετῶν, ὅσοι κατεῖχον τὰς κυρίως Ἑλληνικὰς χώρας ».
Les convictions de Paparrigopoulos provoquent un usage restrictif des termes
« φραγκοκρατία » ou « ἑνετοκρατία » ; il refuse d’attribuer à cette période une
unité temporelle continue faite de combinaisons de valeurs politiques, so-
ciales et culturelles, où Occidentaux et Grecs atteignent des modus vivendi
viables pendant plusieurs siècles, perspective pourtant retenue par Lountzis
lorsqu’il observe la dédition comme principe essentiel des rapports politiques
dans les Îles ioniennes47 ; seule lui importe la fracture de 1204 comme date
symbolisant l’éclatement de l’Empire byzantin et le début de la régénéres-
cence, dans la perspective d’un hellénisme chrétien, à la fois martyrisé et revi-
vifié par les épreuves subies ; à ses yeux, la lecture des événements historiques
montre que les Occidentaux « ἐὰν κατέστρεψαν τὸ ἑλληνικὸν κράτος, δὲν ἴσχυσαν
εὐτυχῶς νὰ καταστρέψωσι τὸ ἑλληνικὸν ἔθνος »48. L’usage au compte-gouttes des
néologismes « φραγκοκρατία », « ἑνετοκρατία » et « τουρκοκρατία » montre que
Paparrigopoulos utilise un vocabulaire conforme à sa démonstration, écartant
notamment celui de « λατινοκρατία » forgé par Rizo Néroulos. Cette concession
à une terminologie induisant une périodisation de l’histoire médiévale natio-
nale n’invalide pas pour autant sa conviction que l’hellénisme doit trouver une
voie autonome entre Occident et Orient49.
Dans les mêmes années, Constantin Sathas (1842‑1914) aborde des sujets si-
milaires, limités aux périodes médiévale et moderne, bien que dépourvu de
formation spécifique en histoire, puisqu’il se passionne d’abord pour la phi-
lologie. De ce fait, l’approche littéraire caractérise son regard sur l’histoire na-
tionale ; à partir de 1865, il écrit dans la presse, édite des sources narratives,
donne des essais sur des sujets variés, ainsi sur la production littéraire des

46 On notera que l’historien utilise de manière aussi parcimonieuse le terme « τουρκο-


κρατία » (ainsi, en titre courant : ibidem, 5:471) ; en 1874, il accepte une réédition en vo-
lume séparé des livres 14 et 15 de l’Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους, rassemblés sous le titre
« Τουρκοκρατία » : C. T. Dimaras, « Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους. Βιβλιογραφικὸ σημείωμα »,
Ὁ Ἐρανιστής 7 (1969), 193-202, ici 202.
47 Comme souligné par Karapidakis, « Ἡ ἀνακάλυψη τῆς πολιτικῆς ἱστορίας καὶ ἡ ἐννοιολογικὴ
προετοιμασία τοῦ Ἑρμάννου Λούντζη », 557.
48 Paparrigopoulos, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους, 4:743.
49 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 143.

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Grecs pendant la domination ottomane50. En 1869, il publie un recueil histo-


rique au titre trompeur, Τουρκοκρατουμένη Ἑλλάς, dédié à Markos Réniéris ; loin
de s’attacher à décrire les conditions d’existence des Grecs sous domination
ottomane, Sathas propose une collection d’avis et de rapports sur les tentatives
de libération opérées par les Grecs pour se défaire de la domination ottomane,
entre 1453 et 180851. Dans la mesure où ces projets s’appuient sur des alliances
avec Venise, avec la papauté ou avec des princes chrétiens, Sathas évite les for-
mules critiques envers les Occidentaux ; il pose Venise comme une puissance
hostile aux Turcs, donc favorable à la cause grecque ; jamais son emprise sur les
pays grecs n’est résumée par le terme « βενετοκρατία ».
En 1872, Sathas commence l’édition de textes grecs médiévaux, en sept vo-
lumes, réservant le deuxième aux chroniqueurs chypriotes du royaume des
Lusignan (1873)52, et le sixième aux traductions grecques des Assises de la cour
des bourgeois, elles aussi réalisées dans la Chypre franque (1877)53. Dans ses
bavards prologues, Sathas observe la difficulté à réconcilier la romanité de
l’Empire romain de l’Orient avec sa grécité, et il ne parvient pas à identifier
cet empire multi-ethnique au peuple gréco-orthodoxe moderne, héritier in-
contestable de la Grèce antique ; en conséquence, pour qualifier les Byzantins,
il préfère le nom Ellinas à Romaios ou à Graikos. Il s’y montre aussi attentif
aux phénomènes d’emprunts linguistiques qui jalonnent l’histoire de la langue
grecque au Moyen Âge, et il ne verse pas dans les généralisations abusives, pré-
férant paraphraser les sources étudiées ; défenseur de la liberté de la nation
grecque, il manifeste plus facilement son hostilité aux Turcs qu’aux Vénitiens,
ce qui ne l’empêche pas de qualifier l’installation de Venise à Chypre par le
terme d’occupation « ἡ ἑνετικὴ κατοχή », sans recourir au néologisme « ἑνετο-
κρατία » ; à de rares occasions, il emploie « λατινοκρατία », « φραγκοκρατία »,
« ξενοκρατία », à chaque fois pour qualifier une situation temporelle générale ;
il avoue d’ailleurs « […] ἐξ ἀρχῆς δὲν προεθέμην νὰ εἰσέλθω εἰς τὸν λαβύρινθον

50 Sur Sathas : T. Mikhalopoulos, Κωνσταντῖνος Σάθας (1842-1914) (Athènes : Bas. N. Grigoriadis,


1949) ; D. S. Pikramenou, « Ἀπὸ τὴν δραστηριότητα τοῦ Κωνσταντίνου Σάθα (1858-1861) », Ὁ
Ἐρανιστής 7/48 (1970), 261-273.
51 K. N. Sathas, Τουρκοκρατουμένη Ἑλλάς. Ἱστορικὸν δοκίμιον περὶ τῶν πρὸς ἀποτίναξιν τοῦ
Ὀθωμανικοῦ ζυγοῦ ἐπαναστάσεων τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους (1453-1821) (Athènes : Ek tis Tipografias
ton teknon Andreou Koromila, 1869, réimpr. Athènes : Librairie Dionysiou Noti Karavia,
1985, 1990, 1995).
52 Sathas, Bibliotheca Graeca Medii Aevi, 2: Χρονογράφοι Βασιλείου Κύπρου. Νεόφυτος Ἔγκλειστος –
Ἐπιστολαὶ Γερμανοῦ πατριάρχου, Γρηγορίου πάπα – Μαρτύριον Κυπρίων – Λεόντιος Μαχαιρᾶς –
Γεώργιος Βουστρώνιος. Ἀνέκδοτα νομίσματα (1873).
53 Ibidem, 6: Ἀσίζαι τοῦ βασιλείου τῶν Ἱεροσολύμων καὶ τῆς Κύπρου, Κυπριακοὶ νόμοι, Βυζαντινὰ συμ-
βόλαια, Κρητικαὶ διαθῆκαι (1877).

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Aux origines de la « frankokratia » 19

τῆς ἐν Κύπρῳ φραγκοκρατίας »54. À la différence de Paparrigopoulos – avec qui


Sathas entretient une relation conflictuelle55 –, Sathas ne conçoit pas un cadre
idéologique téléologique, bien qu’il admette la conquête de la liberté comme
le but ultime de la nation grecque. Néanmoins, la fréquentation des archives et
des textes l’invite à la retenue face à des néologismes dépourvus de définition
épistémologique précise ; même si les périodes distinctives au sein du Moyen
Âge grec lui sont familières, il ne leur confère pas une terminologie spécifique.
Les tâtonnements de Sathas, pas plus que les louvoiements de Paparrigo-
poulos, n’œuvrent à la constitution d’une « φραγκοκρατία » et d’une « βενετο-
κρατία » établies en périodes originales dans le cours de l’hellénisme médiéval.
D’ailleurs, aussi performant soit-il, le schéma de l’hellénisme trimillénaire forgé
par Paparrigopoulos ne s’impose pas immédiatement, trouvant de furieux
contradicteurs en Jacovaky Rizo Néroulos, Stéphanos Koumanoudis, Nikolaos
Kotzias (1814‑1885)56 ou Pavlos Kalligas (1814‑1896)57, qui réfutent ses argu-
ments sans produire de synthèses nouvelles58. En outre, les années 1850‑1870
voient éclore de nombreux néologismes en matière de concepts historiques
et idéologiques, néologismes qui illustrent la dimension expérimentale des
récits soucieux de théoriser les processus d’élaboration de l’hellénisme, en
fonction des attentes de la nation et de ses élites politiques59. L’exemple de
Ioannis Alfonsatos Typaldos (1818‑1895), avocat formé en Italie, atteste l’emploi
immodéré de termes mal définis pour analyser la féodalité des Îles ioniennes,
hésitant entre différents termes : « φεουδοκρατία »/« τιμαριωτισμός », « ἑνετο-
κρατία »/« δεσποτεία τῶν Ἑνετῶν »/« ἡ κατοχὴ τῶν Σταυροφόρων καὶ τῶν Σικελιω-
τῶν ἤ Νεαπολιτῶν »/« ξενοκρατία »60.
Le principal progrès concerne finalement la « τουρκοκρατία », qui s’impose
comme période clairement définie dans les esprits des historiens, puisque

54 Ibidem, 2:ρθ΄ (« ἑνετικὴ κατοχή ») ; 2:ρια΄ (citation) et 6:κα΄ (« φραγκοκρατία ») ; 2:ριζ΄, ρλβ΄
et 6:ζ΄ (« λατινοκρατία ») ; 6:κβ΄ (« ξενοκρατία »).
55 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 274-277.
56 N. Kotzias, Κρίσεις τῆς Ἑλληνικῆς Ἱστορίας τοῦ Κ. Παπαρρηγόπουλου (Athènes : Mellon, 1875).
57 Kalligas, Μελέται βυζαντινῆς ἱστορίας ἀπὸ τῆς πρώτης μέχρις τῆς τελευταίας ἁλώσεως ;
M.-P. Masson-Vincourt, Paul Calligas (1814-1896) et la fondation de l’État grec (Paris :
L’Harmattan, 1997).
58 Dimaras, Kωνσταντῖνος Παπαρρηγόπουλος, 247-249 ; Idem, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 380-381 ;
Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche de Byzance, 44-45 ; Kiousopoulou, « Οι
βυζαντινές σπουδές στην Ελλάδα (1850-1940) », 29-30 ; Karamanolakis, Η συγκρότηση της ιστο-
ρικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο Πανεπιστήμιο Αθηνών, 123-136.
59 Dimaras, Ἑλληνικὸς ρωμαντισμός, 403-404 ; Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la re-
cherche de Byzance, 30-32.
60 I. A. Typaldos, Ἡ φεουδοκρατία καὶ ἡ γεωργία κατὰ τὰς Ἰονίους Νήσους (Athènes : Imprimerie
nationale, 1864), 8, 15, 17.

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les titres de sept ouvrages y font référence, entre 1867 et 189261. Le premier
essai historique énonçant le terme « ἑνετοκρατία » apparaît plus tard, en 1899,
quand Vasileios Psilakis (1829‑1918) se lance dans une histoire diachronique
de la Crète62. On notera que les années 1870 voient également la première
apparition du terme « φραγκοκρατία » dans un périodique étranger, la revue
mensuelle florentine Rivista Internazionale Brittanica-Germanica- Slava ecc. di
Scienze-Lettere-Arti. Le terme est utilisé en 1877 dans un compte-rendu en grec
de la traduction grecque d’un ouvrage de Carl Hermann Friedrich Johann Hopf
par le corfiote Ioannis A. Romanos (1836‑1892), publiée en 1870 ; Romanos fait
précéder sa traduction du traité historique Ἱστορικὴ μελέτη περὶ τῆς ἐν Ἑλλάδι
Φραγκοκρατίας καὶ τῶν Παλατίνων Κομήτων Οὐρσίνων, αὐθεντῶν Κεφαλληνίας καὶ
Ζακύνθου, dans lequel il recourt aux termes « φραγκοκρατία », pour rendre
la domination franque ou vénitienne, et « Φράγγοι », pour désigner tous les
Latins63. À Chypre, la première occurrence de « φραγκοκρατία » et de « βενετο-
κρατία » par un auteur chypriote intervient nettement plus tard, en 1904, dans
le prologue et le commentaire que Clément Karnapas (1880‑1957) donne à son
édition de documents chypriotes du XVIIIe siècle64.
De fait, il faut attendre que Byzance soit parfaitement intégrée au récit
de l’histoire nationale pour que la « φραγκοκρατία » et la « βενετοκρατία » ac-
quièrent un statut autonome, et cette avancée appartient à la génération qui
succède à Paparrigopoulos. Encore une fois, Spyridon Zambélios apparaît
comme un précurseur, puisque dans ses récits consacrés à la Crète sous domi-
nation vénitienne, il met en scène des héros qui conduisent des révoltes assi-
milées à des combats de libération de l’hellénisme entier contre ses ennemis
italiens, que ce soit dans ses Ἱστορικὰ σκηνογραφήματα, parus à Athènes en 1860,

61 Résultat obtenu à partir du dépouillement des titres figurant dans les portails Zephyr
(catalogues des bibliothèques universitaires grecques : <zephyr.lib.uoc.gr>) et Anemi (bi-
bliothèque numérique des études néo-helléniques : <anemi.lib.uoc.gr>) de l’Université
de Crète.
62 V. Psilakis, Ἱστορία τῆς Κρήτης ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων μέχρι τῆς τρισκαιδεκάτης ἑκατονταε-
τηρίδος μ.Χ., ἤτοι τῆς ἑνετοκρατίας (Athènes : Ek tou Typografiou Paraskeva Leoni, 1899).
63 C. Hopf, Γρατιανὸς Ζώρζης, αὐθέντης Λευκάδος, trad. I. A. Romanos (Corfou : I Ionia, 1870) ;
compte-rendu en grec, avec réimpression des extraits de la traduction, dans Rivista
Internazionale Brittanica-Germanica-Slava ecc. di Scienze-Lettere-Arti 21 (1er janvier 1877),
22 (16 janvier 1877), 23 (1er février 1877). Voir, aussi, I. A. Romanos, Περὶ τοῦ Δεσποτάτου
τῆς Ἠπείρου. Ἱστορικὴ πραγματεία (Corfou : Ermis, 1895), « Πρόλογος ὑπὸ Λαυρεντίου Σ.
Βροκίνη », κ΄-κγ΄, μζ΄ (« Φραγκοκρατία »), λα΄ (« Ἑνετοκρατία »), μη΄ (« τῆς κατὰ τὴν νῆσον
[Κέρκυραν] Φραγκικῆς ἐπικρατήσεως »), et partout dans le texte Φράγκοι (1: « ἅλωσις τῆς
Κωνσταντινουπόλεως, ἡ ὑπὸ τῶν Φράγκων σταυροφόρων γενομένη ») et Φραγκοκρατία.
64 Ἀνέκδοτα κυπριακὰ ἔγγραφα (τοῦ IH΄ αἰῶνος), éd. C. Karnapas (Famagouste : s.e., 1904), 8-10,
18 (« Φραγκοκρατία »), 69 (« Ἑνετοκρατία ») etc.

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Aux origines de la « frankokratia » 21

ou dans la fiction historique publiée à Turin en 1871, Οἱ κρητικοὶ γάμοι : Ἀνέκδοτον


ἐπεισόδιον τῆς κρητικῆς ἱστορίας ἐπὶ Βενετῶν (1570). Venise y est traitée en pouvoir
oppresseur, quelle que soit son action positive en faveur de la culture65. En
avance sur ses contemporains, le thuriféraire de Byzance transforme Venise en
adversaire de l’hellénisme renaissant, à défaut de généraliser l’emploi du terme
« βενετοκρατία » dans sa narration66.
Sans savoir si les positions de Zambélios influencent la conscience des his-
toriens, on remarque qu’après les années 1880, la réhabilitation définitive de
Byzance dans le cursus des études académiques en Grèce est actée. En 1884, est
fondée la Société d’archéologie chrétienne (Χριστιανικὴ Ἀρχαιολογικὴ Ἑταιρεία),
puis arrive la Société byzantinologique (Βυζαντινολογικὴ Ἑταιρεία), en 1909,
qui précède de dix ans la Société des études byzantines (Ἑταιρεία Βυζαντινῶν
Σπουδῶν), chaque société savante produisant son périodique ; la première
éphorie chargée de la sauvegarde et de l’entretien du patrimoine byzantin est
instituée en 1907, au moment de la crise macédonienne ; le Musée byzantin
et chrétien d’Athènes est établi en 1914, alors que l’Université d’Athènes ouvre
trois chaires consacrées à l’histoire et à la civilisation byzantines entre 1911 et
193267. Les progrès accomplis suivent les besoins idéologiques de la nation68 ;
la conséquence de cette consécration conduit, logiquement, à l’approfondisse-
ment des autres phases de l’histoire médiévale nationale.
On peut attribuer l’officialisation des nouveaux concepts historiques à
Pavlos Karolidis (1849‑1930) et, surtout, à Spyridon Lambros (1851‑1919), l’un

65 Zambélios, Ἱστορικὰ σκηνογραφήματα ; Idem, Οἱ κρητικοὶ γάμοι : Ἀνέκδοτον ἐπεισόδιον τῆς


κρητικῆς ἱστορίας ἐπὶ Βενετῶν (1570) (Turin : Vincentius Bona, 1871), trad. française par
T. Georgevich, Les noces crétoises. Épisode de la domination vénitienne en Crète (Paris :
Arnaud & Labat, 1880) ; C. A. Maltezou, « Το ιστορικό και κοινωνικό πλαίσιο », dans Λογοτεχνία
και κοινωνία στην Κρήτη της Αναγέννησης, éd. D. Holton (Héraklion : Panépistimiakes
Ekdoseis Kritis, 1997), 31 ; A. Papadaki, « La storia di Creta sotto il dominio veneto : il punto
di visto della storiografia greca », dans Italia-Grecia : temi e storiografie a confronto, dir.
C. Maltezou et G. Ortalli (Venise : Istituto ellenico di studi bizantini e postbizantini, 2001),
71-82, en particulier 71-72 ; Arvanitakis, « Un viaggio nella storiografia greca », 99.
66 Le terme ouvre néanmoins, de manière emblématique, son introduction : Zambélios,
Ἱστορικὰ σκηνογραφήματα, A΄, « Οἱ Κρῆτες μετὰ τὴν ἐπανάκτησιν Κωνσταντινουπόλεως », 3.
67 Nystazopoulou-Pélékidou, « Οι βυζαντινές ιστορικές σπουδές στην Ελλάδα », 169 ; Gazi,
Scientific National History, 100-101 ; Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche
de Byzance, 33 ; Kiousopoulou, « Οι βυζαντινές σπουδές στην Ελλάδα (1850-1940) », 32-33 ;
Karamanolakis, Η συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο
Πανεπιστήμιο Αθηνών, 222, 320-321.
68 Comme le remarque Kiousopoulou, « Οι βυζαντινές σπουδές στην Ελλάδα (1850-1940) », 36:
« Η ιστορία των βυζαντινών σπουδών κατέδειξε ότι η ενασχόληση με το Βυζάντιο ήταν πάντοτε
για τους Έλληνες συνυφασμένη με τρέχοντα ιδεολογικά ζητήματα που αφορούσαν τη συγκρότη-
ση της εθνικής τους ταυτότητας ».

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et l’autre membres de l’Université d’Athènes. Le premier, véritable diadoque


de Paparrigopoulos, dont il occupe la chaire d’histoire de la nation grecque
entre 1893 et 1908, introduit le premier cours sur l’hellénisme aux périodes de
la « φραγκοκρατία » et de la « τουρκοκρατία », durant trois années académiques,
de 1908 à 191169. Fidèle à la pensée de son maître, Karolidis en réédite l’opus
magnum, sans altérer sa philosophie sur l’histoire de l’hellénisme ; tout au plus,
introduit-il des titres plus explicites dans le volume 5 de l’Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ
Ἔθνους, en faisant apparaître le terme « φραγκοκρατία », ce qui marque une
étape supplémentaire dans la reconnaissance scientifique de la période70.
L’apport de Spyridon Lambros s’avère plus décisif pour établir la « φραγκο-
κρατία » en phase originale de l’hellénisme médiéval71. D’origine corfiote, issu
d’une famille lettrée apparentée à Andréas Moustoxydis, Lambros accomplit
des études d’histoire en Allemagne auprès de célèbres antiquistes (Theodor
Mommsen, Johann Gustav Droysen), avant de soutenir sa thèse à Leipzig, en
1873 ; il consacre quatre années supplémentaires à sonder les bibliothèques
occidentales pour étudier manuscrits et documents d’archives, s’attachant
à l’examen de la période byzantine, dont il devient un éminent spécialiste ;
consacrant son énergie à la science et au patriotisme, il ne cesse d’approfondir
sa connaissance des textes médiévaux en répétant des missions exploratoires
en Occident, ce qui lui permet de réaliser des éditions critiques de textes, no-
tamment pour un périodique créé à cet effet, Νέος Ἑλληνομνήμων, dont le titre
s’inscrit en référence à Moustoxydis. Admis à l’université d’Athènes en 1878,
Lambros y enseigne vingt ans, y introduit des séminaires de paléographie et
d’épigraphie byzantines, appliquant des méthodes empruntées à l’université
allemande ; Lambros donne ainsi à la médiévistique grecque le statut d’une

69 Karamanolakis, Η συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο
Πανεπιστήμιο Αθηνών, 207-224, 432-433 ; à noter que la chaire d’histoire de la nation
grecque reste vacante avec le départ à la retraite de Karolidis, et qu’elle disparaît en 1932,
étant remplacée par des enseignements répartis en périodes distinctes, sur le modèle des
universités occidentales : ibidem, 343-347.
70 C. Paparrigopoulos, P. Karolidis, Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων
μέχρι τῆς Βασιλείας Γεωργίου τοῦ Α’ (Athènes : Elefthéroudakis, 19255), vol. 5: « Ἀπὸ τῆς ἀρχῆς
τῆς Φραγκοκρατίας μέχρι τῆς ἁλώσεως τῆς Κωνσταντινουπόλεως ὑπὸ Τούρκων » ; Kitromilides,
« On the Intellectual Content of Greek Nationalism », 32.
71 Sur la vie et l’œuvre de Lambros, on renvoie aux travaux fondamentaux de Gazi, Scientific
National History ; Eadem, « Theorizing and Practising Scientific History in South-Eastern
Europe (Nineteenth-Twentieth Century) : Spyridon Lambros and Nicolae Jorga », dans
Nationalizing the Past. Historians as Nation Builders in Modern Europe, dir. S. Berger et
C. Lorenz (Basingstoke – New York : Palgrave Macmillan, 2010), 192-208 ; également :
Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la recherche de Byzance, 61-64 ; Karamanolakis,
Η συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο Πανεπιστήμιο Αθηνών,
187-206, 229-248.

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science à part entière, avec ses propres instruments d’analyse, traduisant pour
le public grec des ouvrages étrangers, établissant des catalogues de manus-
crits des collections athonites. Appelé à la tête du gouvernement en des cir-
constances chaotiques, le 10 octobre 1916, Lambros profite de sa position pour
ouvrir des fouilles dans le Péloponnèse, enrichir les collections du musée by-
zantin d’Athènes et les archives d’État, sans oublier de promouvoir une loi de
protection des monuments médiévaux, jusque-là peu considérés en regard des
vestiges de l’Antiquité classique.
Le byzantiniste militant Spyridon Lambros ne remet pas en cause le schéma
trimillénaire de l’histoire de l’hellénisme, bien qu’il sache prendre ses distances
vis-à-vis de Paparrigopoulos. Bénéficiant d’une bonne insertion aux milieux
scientifiques européens, Lambros rejette certaines assertions essentialistes
dans sa propre Ἱστορία τῆς Ἑλλάδος, qu’il destine à un large public, en optant
pour une narration privée du pathos romantique paparrigopoulien72 ; dans le
volume 6, paru en 1908, il contredit la thèse de la préméditation pontificale
dans l’organisation de la Quatrième croisade, expliquant le détournement par
les enjeux politiques qui opposent les Byzantins aux Latins ; ailleurs, il dissocie
les entreprises belliqueuses des Normands des expéditions croisées, soucieux
d’éviter des amalgames réducteurs73.
Le récit sur la période postérieure à 1204 se fonde sur un déroulé chronolo-
gique des événements à l’échelle balkanique, où l’imbrication des situations
locales est expliquée à travers de petits chapitres juxtaposés ; Lambros, qui use
sans retenue des termes « φραγκοκρατία », « λατινοκρατία », « βενετοκρατία » et
de leurs dérivés74, émaille sa narration de remarques qui illustrent, par-delà
les incessantes campagnes militaires, une attention aux phénomènes de rap-
prochement entre Grecs et Latins, par exemple lorsque les gasmules – enfants
de mariages mixtes – participent à la reconquête de Michel VIII Paléologue75 ;
il avance dans la compréhension des institutions politiques, en observant des
conditions similaires de gouvernement en Morée franque, dans le Dodécanèse
hospitalier et dans la Chypre des Lusignan76 ; fin connaisseur des sources,
Lambros est incontestablement un meilleur observateur des réalités complexes
de l’époque étudiée. Ce respect de la documentation n’interdit pas le recours

72 S. Lambros, Ἱστορία τῆς Ἑλλάδος μετ᾽ εἰκόνων : Ἀπὸ τῶν ἀρχαιοτάτων χρόνων μέχρι τῆς βασιλείας
τοῦ Ὄθωνος, 6 vols. (Athènes : Karolos Bek, 1886-1908).
73 Dans le volume 6, intitulé Ἀπὸ Μανουὴλ τοῦ Κομνηνοῦ μέχρι τῆς ἁλώσεως, voir 17-24, 81-86,
97-100, 152-170, 379.
74 Il n’hésite d’ailleurs pas à forger ses propres néologismes : « οἱ ἐπὶ τῆς γαλλοκρατίας ἐπίσκο-
ποι » : ibidem, 652.
75 Ibidem, 293, 346-347.
76 Ibidem, 288-291, 494-495.

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à la rhétorique nationaliste, ainsi lorsqu’il relate le sac de Constantinople, per-


pétré par les enfants croisés de la France, de l’Allemagne et de Venise, partis
libérer le Saint-Sépulcre et ayant abouti à l’asservissement de Byzance :

Κατὰ τὴν ἀπαισίαν ἐκείνην τετράδα τῶν ἡμερῶν καὶ νυκτῶν δὲν ὑπάρχει βία καὶ
δὲν ὑπάρχει ἀνοσιουργία μὴ τελεσθεῖσα ὑπὸ τῶν σταυροφορούντων τέκνων τῆς
Γαλλίας, τῆς Γερμανίας, τῆς Βενετίας, ἅτινα εἶχον ἐκκινήσει, ὅπως ἀπελευθε-
ρώσωσι τὸν Πανάγιον τάφον καὶ κατέληξαν εἰς τὴν δούλωσιν τοῦ Βυζαντίου77.

À maintes reprises, les termes « Francs », « Français », « Latins », « Vénitiens »


sont substitués les uns aux autres, provoquant une confusion dans la défi-
nition identitaire des agresseurs ; quant à la traduction du terme « fief » en
« timar »78, elle induit, évidemment, une assimilation du régime féodal franc
au système de dotation foncière ottoman, faisant de la « φραγκοκρατία » une
première « τουρκοκρατία ».
La volonté de Lambros d’élever la « φραγκοκρατία » au rang de période spéci-
fique de l’histoire médiévale grecque transparaît dans le titre qu’il accorde à la
traduction grecque qu’il accomplit de l’ouvrage de William Miller (1864‑1945),
ancien étudiant en humanités et en droit, qui se consacre au journalisme poli-
tique, puis qui s’établit à Rome en 1903, enfin à Athènes en 1922, où il demeure
jusqu’à l’arrivée des troupes nazies79. S’intéressant d’abord à la situation poli-
tique des Balkans et de l’Empire ottoman, à travers des ouvrages publiés entre
1896 et 1913, Miller se spécialise alors sur l’histoire de la Grèce; il considère,
en premier lieu, la période de la régénérescence contemporaine, puis l’époque
médiévale qu’il illustre par de nombreuses contributions dans des périodiques
spécialisés, complété de deux ouvrages : The Latins in the Levant. A History of
Frankish Greece 1204‑1566 (1908), et Essays on the Latin Orient (1921), ce der-
nier volume rassemblant des études antérieures se rapportant à l’histoire de la
Grèce depuis la conquête romaine, incluant des articles sur la Crète vénitienne
et les colonies génoises de l’Égée80.
Dans le premier livre, Miller entend dresser le tableau du « drame roman-
tique » dont la Grèce franque est l’objet pendant 250 ans, en recourant à toutes

77 Ibidem, 188.
78 Ibidem, 191.
79 Sur la vie et l’œuvre de Miller : P. Hetherington, « William Miller : Medieval Historian and
Modern Journalist », dans Scholars, Travels, Archives : Greek History and Culture through
the British School at Athens = British School at Athens Studies 17 (2009), 153-161.
80 W. Miller, The Latins in the Levant. A History of Frankish Greece 1204-1566 (Londres :
John Murray, 1908) ; Idem, Essays on the Latin Orient (Cambridge : Cambridge University
Press, 1921).

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les sources narratives publiées, complétées de sondages en archives à Rome


et Venise, ainsi que de reconnaissances des sites sur le terrain. Revendiquant
un type de narration distinct de ceux adoptés auparavant, Miller opte pour un
plan centré sur les entités régionales et politiques, selon le modèle proposé
par Lambros, au même moment ; il refuse de traiter l’histoire de la Crète vé-
nitienne, en l’attente de la publication des 87 cartons du fonds des Ducs de
Candie conservé aux Archives de Venise ; sans explications, il écarte l’Empire
latin de Constantinople, la Chypre des Lusignan, la Rhodes hospitalière, les
colonies génoises. En conséquence, son récit suit les phases de l’histoire poli-
tique de la Grèce centrale et de la Morée assimilées à une déclinaison de sou-
verainetés étrangères ; après la conquête, il reconnaît une période de zénith
de la domination franque, entre 1214 et 1262, puis un rétablissement de la puis-
sance byzantine qui précède l’installation des pouvoirs angevin, catalan, flo-
rentin (Acciaiuoli), navarrais, florentin et vénitien combinés, byzantin, avant
la conquête ottomane finale.
Cette énumération justifie, on l’aura compris, le regroupement des domi-
nations proposé sous le vocable « Latins », selon le titre de l’ouvrage, et qui
démontre – à juste titre – combien la conquête franque initiale perd ensuite
son caractère primitif ; de ce point de vue, Miller opte pour un rééquilibrage
des catégories ethniques admises. Par la suite, il considère le cas des colonies
vénitiennes, celles du Péloponnèse, puis Corfou et les Îles ioniennes, enfin
l’Archipel. Au crédit de Miller, on peut signaler sa description de l’organisa-
tion féodale, la compréhension des tensions entre la papauté et les chefs laïcs
des nouveaux États, des interrogations sur les phénomènes d’acculturation,
autant de questions noyées dans une abondante narration événementielle.
La clarté de l’exposition, son ton relativement neutre et sa dimension scienti-
fique, attestée par les références de bas de page, lui valent une reconnaissance
immédiate dans les milieux académiques81, qui aboutit à une rapide traduc-
tion en grec, en deux volumes (1909‑1910), accomplie par Spyridon Lambros ;
le byzantiniste transforme le titre – Ἱστορία τῆς Φραγκοκρατίας ἐν Ἑλλάδι –
généralisant, de ce fait, auprès du lectorat grec une formulation sans rapport

81 S. P. Lambros, « Compte-rendu : William Miller, The Latins in the Levant. A History of


Frankish Greece (1204-1566). With maps. London. John Murray, Albenarle Street. 1908.
Εις 8ον », Νέος Ἑλληνομνήμων 6 (1909), 117-120 ; B. Raphaélidès, « Compte-rendu : William
Miller, The Latins in the Levant. A History of Frankish Greece (1204-1566), S. Lambros,
Ἱστορία τῆς Φραγκοκρατίας ἐν Ἑλλάδι (1204-1566). Athènes, Société éditrice grecque, 1909-
1910, 2 volumes in-8o », Revue des études byzantines 100 (1913), 279.

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avec le propos initial de Miller, mais qui défend le point de vue historiogra-
phique nationaliste grec82.
Avec Spyridon Lambros, la « φραγκοκρατία » acquiert définitivement sa
place scientifique dans l’histoire nationale grecque, après un cheminement qui,
rétrospectivement, dévoile de longues hésitations et d’infinis tâtonnements.
Les concepts de « φραγκοκρατία », « βενετοκρατία » et « λατινοκρατία » émer-
gent au fil du temps, dans le sillage de celui de « τουρκοκρατία » ; ils deviennent
des marqueurs chronologiques historiographiques en fonction des évolutions
politiques et des courants d’opinion, et s’imposent comme chrononymes
lorsqu’ils reflètent les aspirations idéologiques d’intellectuels construisant le
roman national grec. Dans cette construction collective, des voix discordantes
s’élèvent sporadiquement contre la simplification des relations entre Grecs
et Francs au Moyen Âge ; sans entrer dans l’examen des œuvres littéraires
parues ces mêmes années, on ne peut passer sous silence le premier roman
historique grec moderne, Ὁ Αὐθέντης τοῦ Μορέως/Le prince de Morée, paru en
1850, écrit par un Phanariote, pilier de Πανδώρα et du Spectateur de l’Orient,
Alexandre Rizos Rangabé ; s’y combinent la passion amoureuse de la fille du
despote d’Épire, Anne Comnène (sic !), pour Gauthier, fils du duc d’Athènes, un
complot d’archontes grecs contre Godefroy de Villehardouin ; Rangabé y met
en scène des échanges complexes faits d’intrigues patriotiques et d’aventures
chevaleresques, évitant le schématisme d’une vie politique structurée sur des
rapports marqués du seul sceau de la violence militaire83.

82 W. Miller, Ἱστορία τῆς Φραγκοκρατίας ἐν Ἑλλάδι (1204-1566), trad. grecque augmentée et amé-
liorée par S. Lambros, 2 vols. (Athènes : Elliniki Ekdotiki Etaireia, 1909-1910).
83 A. R. Rangabé, Ὁ Αὐθέντης τοῦ Μορέως, paru en plusieurs livraisons dans Πανδώρα entre
juin et novembre 1850 ; éd. de référence, Ὁ Αὐθέντης τοῦ Μορέως, éd. A. Sachinis (Athènes :
Idryma Kosta kai Élénis Ourani, 1989) ; éd. critique, Ὁ Αὐθέντης τοῦ Μορέως, éd. H. Tonnet
(Athènes : Daidalos – I. Zacharopoulos, 2013) ; traduction du grec autorisée par l’auteur,
Le prince de Morée (Paris : Librairie académique, 1873) ; sur le roman, voir A. Kastrinali,
« Ο Ραγκαβής και ο Αυθέντης : Ένας επωφελής γάμος στην Ελλάδα του 1850 », Τα ιστορικά/
Historica 33 (2000), 271-288, et H. Tonnet, « Ο Αυθέντης του Μωρέως (1850), ένα μεσαι-
ωνικό ιστορικό μυθιστόρημα », dans Γ’ Συνέδριο της Ευρωπαϊκής Εταιρείας Νεοελληνικών
Σπουδών (2006) : <https://www.eens.org/eens-congress-access/?main__page=1&main__
lang=de&eensCongress_cmd=showPaper&eensCongress_id=107> (consulté le 18/1/2020) ;
sur le roman dans le contexte de son époque : Argyropoulos, Les intellectuels grecs à la
recherche de Byzance, 34-35, et C. A. Maltezou, « Λατινοκρατούμενη Πελοπόννησος : Nova
Francia και Νέα Ελλάδα », dans Φράγκοι και Βενετοί στη Μεσσηνία. Διερευνώντας το δυτικό πα-
ρελθόν της Πελοποννήσου (6-9 juin 2019) (sous presse).

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Conclusion

Faut-il en conclure que ces chrononymes, marqueurs souvent indispensables à


la construction historiographique, étroitement liés aux contextes particuliers
du XIXe siècle et du début du XXe, recouvrent des catégories historiques sa-
tisfaisantes d’un point de vue épistémologique ? La période appelée franco-
cratie ne peut, en définitive, être considérée homogène d’aucun point de vue,
géographique, chronologique, politique ou ethnique. La domination franque
concerne un nombre limité d’États, qui, dans le temps, disparaissent petit à
petit, alors que la domination vénitienne s’étend, surtout, à des espaces in-
sulaires disparates. Cette répartition entre deux entités ethniques – Francs/
Vénitiens – induit une exclusion des Génois, des Catalans, des Navarrais ou
des chevaliers de Saint-Jean, ce qui altère la compréhension d’une civilisation
mixte où la circulation des individus défie les clivages ethniques établis par
les États-nations du XIXe siècle. À cet égard, la terminologie retenue a fixé un
carcan qui resserre la complexité de la période en lui attachant des représenta-
tions dualistes simplifiées, au détriment d’une compréhension de rapports net-
tement plus ambivalents ; de la même manière, le terme « τουρκοκρατία » reste
d’un usage incorrect du point de vue épistémologique, quand il faudrait penser
l’« οθωμανοκρατία ». L’attention aujourd’hui portée aux phénomènes d’hybri-
dation dans la Méditerranée médiévale justifierait le recours à une révision de
la terminologie pour la mettre en accord avec les réalités du Moyen Âge84. En
cette attente, admettons le terme « φραγκοκρατία » comme le plus adapté pour
désigner, de manière globale, la période de domination des « Francs » sur les
pays grecs et leurs sociétés, selon l’usage fait de l’ethnonyme par les Grecs de
l’Empire byzantin ; ce chrononyme est signifiant, aisément compréhensible,
et le fait qu’il soit le dernier à être inventé parmi les néologismes utilisés pour
la périodisation de l’histoire médiévale grecque – « τουρκοκρατία » en 1829,
« λατινοκρατία » en 1841, « βενετοκρατία » en 1849, « φραγκοκρατία » en 1858 –
reflète, en définitive, la non-spécificité de l’ethnonyme « Φράγκος ».
Rappeler le contexte d’élaboration de cette terminologie invite à la pru-
dence, puisque celle-ci ne peut être détachée d’une idéologie à forte coloration
nationaliste, qui a permis une instrumentalisation de l’histoire par un groupe
d’idéologues au moment de la guerre de Crimée ; en mobilisant le passé pour

84 On peut ainsi renvoyer aux travaux conduits dans le cadre du groupe de recherche
FranceMed, au sein de l’Institut historique allemand de Paris, en 2008-2010, qui ont
donné lieu à deux publications simultanées : Construire la Méditerranée, penser les trans-
ferts culturels. Approches historiographiques et perspectives de recherches, et Acteurs des
transferts culturels en Méditerranée médiévale, dir. R. Abdellatif, Y. Benhima, D. König et
É. Ruchaud (Munich : Oldenburg Verlag, 2012).

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expliquer ou pour justifier des comportements contemporains, l’opprobre a été


jeté sur une période dont la lecture rétrospective reste entachée de connota-
tions négatives qui imprègnent toujours les mentalités85. Pour preuves, les ma-
nuels scolaires grecs86, mais aussi certains ouvrages patronnés par l’Académie
d’Athènes, telle l’Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους publiée en 1977, dont le titre se
réfère explicitement à la somme de Paparrigopoulos et à sa compréhension de
l’hellénisme trimillénaire. Les volumes 10 et 11 de la collection sont consacrés
à l’« Ἑλληνισμὸς ὑπὸ ξένη κυριαρχία », sous titré « Τουρκοκρατία-Λατινοκρατία »,
ce dernier terme – lointaine réminiscence de Rizo Néroulos ? – rassemblant
les diverses entités politiques créées après 1204, selon une formule assez
neutre d’un point de vue épistémologique. Les titres des chapitres montrent
cependant une nette inflexion avec l’emploi de formules dérivées comme
« λατινοκρατούμενη Ἑλλάδα » ou « βενετοκρατούμενη Κρήτη ». Loin d’être inno-
cent, cet usage doit être mis en balance avec la formulation retenue dans le
même ouvrage pour désigner les provinces conquises par l’Empire byzantin,
qui ne sauraient être « βυζαντινοκρατούμενες » ; on y évoque la Syrie byzantine
(« Βυζαντινὴ Συρία ») ou l’Égypte byzantine (« Βυζαντινὴ Αἴγυπτος »), jamais des
régions dominées/prisonnières de Byzance87.
Consciemment ou inconsciemment, la terminologie assimile des héritages
intellectuels qui posent l’hellénisme en victime. On ne compte plus les titres
se référant à la Crète dominée/prisonnière de Venise (« βενετοκρατούμενη »),
traduits en anglais par « Venetian-dominated »88. Cette persistance d’un voca-
bulaire hérité du XIXe siècle n’inquiète guère l’Institut d’études byzantines et
post-byzantines de Venise, qui, en 2010, publie un volume sur la Βενετοκρατούμενη

85 À rapprocher des remarques développées par D. Kalifa, « Dénommer l’Histoire », dans Les
noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », dir. D. Kalifa (Paris : Gallimard,
2020), 7-24.
86 C. Koulouri, Dimensions idéologiques de l’historicité en Grèce (1834-1914). Les manuels sco-
laires d’histoire et de géographie (Frankfort – Berne – New York – Paris : Peter Lang, 1991) ;
I. Millas, Eικόνες Eλλήνων και Tούρκων. Σχολικά βιβλία, ιστοριογραφία, λογοτεχνία και εθνικά στε-
ρεότυπα (Athènes : Alexandria, 2001).
87 Ἱστορία τοῦ Ἑλληνικοῦ Ἔθνους, dir. G. A. Christopoulos et Y. K. Bastias, Académie d’Athènes,
16 vols. (Athènes : Ekdotiki Athinon A. E., 1970-1978), 10:1, 10:266.
88 Ainsi, pour s’en tenir à un exemple récent : A. Lymbéropoulou, The Church of the Archangel
Michael at Kavalariana : Art and Society on Fourteenth-Century Venetian-Dominated
Crete (Londres : Pindar, 2006) ; Eadem, « Fish on a Dish and Its Table Companions in
Fourteenth-Century Wall-Painting on Venetian-Dominated Crete », dans Eat, Drink,
and Be Merry (Luke 12: 19). Food and Wine in Byzantium, dir. L. Brubaker et K. Linardou
(Aldershot : Ashgate, 2007), 223-232. On notera que cet usage reste peu répandu dans les
études sur cette période en anglais, français et italien.

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Ελλάδα89. On peut néanmoins se réjouir que plusieurs contributions à ce der-


nier ouvrage échappent à cette terminologie, préférant se référer à la Romanie
vénitienne (« βενετική Ρωμανία »), ou aux possessions vénitiennes de l’espace
grec (« βενετικές κτήσεις του ελληνικού χώρου »). Ces permanences lexicales pa-
raissent d’autant plus incongrues que, si des comparaisons sont accomplies
avec d’autres pays ayant été placés sous domination vénitienne en Adriatique –
Istrie, Dalmatie, Albanie –, aucun terme, en serbo-croate ou en albanais, n’a été
forgé pour singulariser cette période de domination90 : la « φραγκοκρατία » et
la « βενετοκρατία » restent bien une affaire gréco-grecque.
Assurément, les usages traversent les époques, et les institutions acadé-
miques entretiennent des traditions épistémologiques héritées du passé ; à
ce jour, la plupart des chaires d’histoire médiévale des universités grecques et
chypriotes maintiennent la référence à une « Ιστορία του Λατινοκρατούμενου
Ελληνισμού » ou à la « Βενετοκρατία ». Le pseudo-dilemme entre une nouvelle
Francocratie européenne et une Grèce bien intégrée dans l’Europe fait toujours
parti du discours politique grec,91 surtout dans le cadre de la crise de la dette
publique et lors du référendum de 2015 ; déjà le 8 novembre 1974, Constantinos
Karamanlis (1907‑1998) définissait comme « la Grande Idée contemporaine de
la Nation » sa vision d’une Grèce qui jouerait un rôle important dans l’Europe
unie, mettant en valeur son héritage culturel sans complexes d’infériorité92.
Peut-être ne doit-on pas s’étonner de la lenteur à sortir de certains schémas de
pensée puisqu’il a fallu attendre un demi-siècle pour que la revalorisation de

89 Βενετοκρατούμενη Ελλάδα : Προσεγγίζοντας την ιστορία της/La Grecia durante la venetocrazia :


approccio alla sua storia, dir. C. A. Maltezou, D. Vlassi et A. Tzavara, 2 vols. (Venise : Istituto
ellenico di studi bizantini e postbizantini di Venezia, 2010).
90 Avec nos remerciements à Nathalie Clayer (CNRS/EHESS) et à Philippe Gelez (UFR
d’études slaves, Sorbonne Université) pour leurs éclaircissements.
91 Comme le remarque Β. Soethaert, « Ταξίδια στον Μοριά. Ο Μοριάς του Νίκου Καζαντζάκη
και η Πριγκιπέσσα Ιζαμπώ του Άγγελου Τερζάκη στην Καθημερινή (1937-1938) », Κονδυλοφόρος,
11 (2012), 77-100 (ici 100).
92 Kρίση στην Ευρώπη και την Ελλάδα. Διλήμματα και επιλογές, dir. D. K. Xenakis (Athènes :
Papazisis, 2013) ; S. I. Séfériadès, « Η μετατροπή της νίκης σε ήττα : Οξύμωρο αφήγημα και τα
δικά μας καθήκοντα », The Huffington Post (7.7.2015, mis à jour 7.7.2016) : <https://www.huf
fingtonpost.gr/seraphim-seferiades/-_680_b_7742920.html> ; Y. Mavros, « Δημοψήφισμα :
Μια αποτίμηση », The Books’ Journal (4.8.2015) : <http://booksjournal.gr/slideshow/item/
1316-δημοψήφισμα-μια-αποτίμησημοψήφισμα-μια-αποτίμηση> ; P. K. Ioakimidès, Ελλάδα –
Ευρωπαϊκή Ένωση : Τρία λάθη και πέντε μύθοι. Μια νέα ερμηνεία για την κρίση της Ελλάδος στην
Ε. Ε. (Athènes : Thémélio, 2018) ; É. Hadjivasiliou, « Η ίδρυση της Νέας Δημοκρατίας »,
Η Καθημερινή (11.5.2020) : <https://www.kathimerini.gr/politics/1077618/i-idrysi-tis-ne
as-dimokratias/> ; V. Stergiopoulos, « Η Μεγάλη Ιδέα », In.gr (26.9.2020) : <https://www
.in.gr/2019/11/21/apopsi/i-megali-idea/> (tous les articles en ligne ont été consultés le
26 septembre 2020).

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Byzance promue par Zambélios et Paparrigopoulos soit admise et assimilée


par la société grecque. La place tenue par l’hellénisme sous domination latine
attend, à son tour, son aggiornamento.
Concluons, alors, en citant l’élégante formule optimiste qu’Antonis Liakos
avait lancée depuis une tribune, lors d’un congrès sur l’historiographie
grecque, en 2002 : « Στην θέση της Τουρκοκρατίας μπήκε η πολυεθνική Οθωμανική
Αυτοκρατορία, στη θέση της Βενετοκρατίας μπήκε η ελληνοβενετική Ανατολή »93.
Ce point de vue ne prédomine pas encore, bien que l’évolution de la compré-
hension de cette période progresse dans cette direction, comme le remarque
Maria Georgopoulou, en 2015 : « The use of ideologically loaded terms that
posit the domination of a foreign group over Greeks is not necessarily helpful
when trying to understand and appreciate the nuances of the intermingling of
various cultural forces on the ground »94.
93 A. Liakos, « Το ζήτημα της συνέχειας στη νεοελληνική ιστοριογραφία », dans Δ΄ Διεθνές
Συνέδριο Ιστορίας. Ιστοριογραφία της νεότερης και σύγχρονης Ελλάδας 1833-2002. Πρακτικά, dir.
P. M. Kitromilidis et T. É. Sklavénitis (Athènes : Institouto Neoellinikon Erevnon, Ethniko
Idryma Erevnon, 2004), 1:63.
94 M. Georgopoulou, « The Landscape of Medieval Greece », dans A Companion to Latin
Greece, dir. N. I. Tsougarakis et P. Lock (Leyde – Boston : Brill, 2015), 326-368, plus spé-
cialement 336, où l’usage du terme « Frangokratia » dans un ouvrage anglais est critiqué.
Voir aussi : C. A. Maltezou, « The Greek Version of the Fourth Crusade : From Niketas
Choniates to the History of the Greek Nation », dans Urbs Capta. The Fourth Crusade and
Its Consequences/La IVe Croisade et ses conséquences, dir. A. Laïou (Paris : Lethielleux,
2005), 151-159, en particulier 159; A. Papadia-Lala, « Η Βενετοκρατία στον ιστοριογραφι-
κό λόγο. Αντιλήψεις και ερμηνευτικές προσεγγίσεις », dans Δ΄ Διεθνές Συνέδριο Ιστορίας.
Ιστοριογραφία της νεότερης και σύγχρονης Ελλάδας 1833-2002. Πρακτικά, dir. P. M. Kitromilidis
et T. É. Sklavénitis (Athènes : Institouto Neoellinikon Erevnon, Ethniko Idryma Erevnon,
2004), 2:553-572; Nicolas Karapidakis, « Lecture politique de la période de la «domination
franque» dans les pays et les territoires grecs », Mediterranean Chronicle, 1 (2011), 129-141.

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