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André Gide, Les Caves du Vatican

Polynésie française, juin 2022 Commentaire

🕒 4 heures ⌨ 20 points

INTÉRÊT DU SUJET • Ce sujet de commentaire vous permet de découvrir un portrait de famille


drôle et déroutant.

▶ Commentez ce texte d’André Gide, extrait des Caves du Vatican.

Vous devrez composer un devoir qui présente de manière organisée ce que vous avez retenu de
votre lecture et justifier par des analyses précises votre interprétation.

Document -

Mme Amédée Fleurissoire, née Péterat, sœur cadette de Véronique Armand-Dubois et de


Marguerite de Baraglioul, répondait au nom baroque1 d’Arnica2. Philibert Péterat,
botaniste assez célèbre, sous le Second Empire, par ses malheurs conjugaux, avait, dès
sa jeunesse, promis des noms de fleurs aux enfants qu’il pourrait avoir. Certains amis
trouvèrent un peu particulier le nom de Véronique2 dont il baptisa le premier ; mais,
lorsque au nom de Marguerite2, il entendit insinuer qu’il en rabattait3, cédait à l’opinion,
rejoignait le banal, il résolut, brusquement rebiffé4, de gratifier son troisième produit
d’un nom si délibérément botanique qu’il fermerait le bec à tous les médisants.

Peu après la naissance d’Arnica, Philibert, dont le caractère s’était aigri, se sépara d’avec
sa femme, quitta la capitale et s’alla fixer à Pau. L’épouse s’attardait à Paris l’hiver, mais
aux premiers beaux jours regagnait Tarbes, sa ville natale, où elle recevait ses deux
aînées dans une vieille maison de famille.

Véronique et Marguerite mi-partissaient5 l’année entre Tarbes et Pau. Quant à la petite


Arnica, inconsidérée par ses sœurs et par sa mère, un peu niaise, il est vrai, et plus
touchante que jolie, elle demeurait, été comme hiver, près du père.

La plus grande joie de l’enfant était d’aller herboriser avec son père dans la campagne ;
mais souvent le maniaque6, cédant à son humeur chagrine, la plantait là, partait tout seul
pour une énorme randonnée, rentrait fourbu et, sitôt après le repas, se fourrait au lit sans
faire à sa fille l’aumône d’un sourire ou d’un mot. Il jouait de la flûte à ses heures de
poésie, rabâchant insatiablement les mêmes airs. Le reste du temps il dessinait de
minutieux portraits de fleurs.

Une vieille bonne, surnommée Réséda2, qui s’occupait de la cuisine et du ménage, avait la
garde de l’enfant ; elle lui enseigna le peu qu’elle connaissait elle-même. À ce régime,
Arnica savait à peine lire à dix ans. Le respect humain avertit enfin Philibert : Arnica
entra en pension chez Madame veuve Semène qui inculquait des rudiments à une
douzaine de fillettes et à quelques très jeunes garçons.

Arnica Péterat, sans défiance et sans défense, n’avait jamais imaginé jusqu’à ce jour que
son nom pût porter à rire. Elle eut, le jour de son entrée dans la pension, la brusque
révélation de son ridicule ; le flot des moqueries la courba comme une algue lente ; elle
rougit, pâlit, pleura ; et Madame Semène, en punissant d’un coup toute la classe pour
tenue indécente7, eut l’art maladroit de charger aussitôt d’animosité un esclaffement
d’abord sans malveillance.

Longue, flasque, anémique, hébétée, Arnica restait les bras ballants au milieu de la petite
classe, et quand Madame Semène indiqua :

« Sur le troisième banc de gauche, Mademoiselle Péterat », la classe repartit de plus


belle en dépit des admonitions8.

Pauvre Arnica ! la vie n’apparaissait déjà plus devant elle que comme une morne avenue
bordée de quolibets et d’avanies9.

André Gide, Les Caves du Vatican, 1914.

1. Baroque : ici, bizarre et ridicule.

2. Arnica, Véronique, Marguerite, Réséda : noms de plantes et de fleurs.

3. En rabattait : abandonnait une partie de ses prétentions.

4. Rebiffé : révolté.

5. Mi-partissaient : partageaient.

6. Maniaque : obsessionnel.

7. Tenue indécente : comportement irrespectueux.

8. Admonitions : avertissements.

9. De quolibets et d’avanies : de moqueries et de vexations.


LES CLÉS DU SUJET

Définir le texte

Dégager la problématique

Comment le portrait de Philibert Péterat et de sa fille permet-il de construire un univers


romanesque ironique et parodique ?

Construire le plan

Les titres en couleur ou entre crochets ne doivent pas figurer sur la copie.

Introduction
[Présentation du contexte] Au début du XXe siècle, le roman traverse une période de
questionnements, faisant émerger de nouvelles formes romanesques. [Présentation de l’œuvre
et de l’extrait] Ainsi, Les Caves du Vatican (1914) d’André Gide, conçu par son auteur comme une
« sotie », sorte de farce satirique, offre un récit décousu, avec une galerie de personnages
hauts en couleur, parmi lesquels Philibert Péterat et sa troisième fille Arnica. [Problématique]
Comment leur portrait permet-il de construire un univers romanesque ironique et parodique ?
[Annonce du plan] Nous étudierons dans un premier temps le portrait peu flatteur de l’enfant [I],
avant de montrer qu’il fait écho à la représentation burlesque du père [II]. Nous analyserons,
pour finir, le rôle du narrateur, afin de mettre en évidence la tonalité du texte [III].

I. Arnica, une anti-héroïne

LE SECRET DE FABRICATION

En vous appuyant sur les caractéristiques d’Arnica Péterat et en comparant son portrait avec
celui d’autres héroïnes romanesques, vous devez montrer, dans cette partie, que le
personnage fait figure d’anti-héroïne.

1. Une dénomination ridicule

■ Comme ses sœurs, Marguerite et Véronique, Arnica porte le nom d’une plante, mais le sien est
peu approprié à une jeune fille. L’hyperbole « un nom si délibérément botanique » indique en
effet que celui-ci n’a pas été choisi pour être porté par une enfant, mais plutôt pour sa forte
connotation horticole. Celle-ci n’est pas, a priori, élogieuse : un lecteur averti sait que cette
plante aux pétales jaunes et aux feuilles duveteuses est également appelée « herbe à
éternuer ». Ce prénom de fleur n’évoque donc pas la beauté.

■ Le nom de famille « Péterat » est un jeu de mots grossier, sur le verbe « péter » conjugué au
futur. Il provoque l’hilarité des élèves lorsque Madame Semène lance malencontreusement à
Arnica cette phrase qui porte à confusion : « Sur le troisième banc de gauche, Mademoiselle
Péterat ».

■ La malchance semble poursuivre l’enfant devenue femme : son nom d’épouse, « Fleurissoire »,
la condamne définitivement à n’être qu’une plante.

2. « Une algue lente »

■ Cette fille, qui porte un nom de plante, est effectivement traitée par son père comme une
chose, ainsi qu’en témoigne la périphrase « son troisième produit ». Le jeu de mots malicieux
sur le verbe « la plantait là » file la comparaison : en quittant Arnica pour faire une randonnée,
son père semble la mettre en terre ! Elle est d’ailleurs la seule de ses sœurs à rester au même
endroit « été comme hiver », comme une plante enracinée. La comparaison avec une « algue
lente » corrobore son assimilation à un végétal.

■ Le narrateur dépeint Arnica de manière péjorative par trois adjectifs qui qualifient son
indolence : « flasque, anémique, hébétée ». Il ne la décrit pas physiquement mais ajoute, avec
condescendance et cruauté, qu’elle est « plus touchante que jolie ».

■ Son portrait moral est également dépréciatif : elle semble dépourvue d’intelligence. Le
narrateur le reconnaît lorsqu’il concède : « un peu niaise, il est vrai ». Sur le plan intellectuel, elle
est ignorante : la bonne Réséda qui a la charge de son éducation ne lui apprend quasiment rien.

[Transition] Assimilée par son prénom à une plante, Arnica Péterat apparaît donc comme une
héroïne sans qualité ni personnalité. Son portrait est également l’occasion de découvrir son
étonnante famille.

II. Le père, un personnage burlesque

LE SECRET DE FABRICATION

Dans cette partie, on cherche à étudier le personnage caricatural et burlesque du père, qui
occupe une place importante dans cet extrait.

1. Un père médiocre…

■ Le père, Philibert, joue un rôle fondamental dans la crise que vit la famille Péterat. Le
narrateur, omniscient, apprend au lecteur qu’il se sépare de sa femme en raison de son
changement d’humeur, comme l’indique la proposition subordonnée relative « dont le caractère
s’était aigri ». Deux clans se forment alors : Philibert et Arnica d’un côté, Véronique, Marguerite
et leur mère de l’autre. Ces dernières excluent et méprisent la benjamine « inconsidérée ».

■ Philibert choisit le prénom d’Arnica car il est vexé par les rumeurs sur son compte (« il entendit
insinuer qu’il en rabattait, cédait à l’opinion, rejoignait le banal »). Il semble préférer son honneur
à ses filles. On voit, par l’énumération des on-dit, comment les prétentions du botaniste sont
moquées. L’expression familière « il fermerait le bec à tous les médisants » montre l’envie de
revanche qui anime alors Philibert, dont l’orgueil est blessé.

■ Le père ne semble occupé que par lui-même et se pique d’être un artiste : « il jouait de la flûte
à ses heures de poésie », « il dessinait ». Néanmoins, le narrateur présente ces activités de
manière ironique. Le choix du verbe péjoratif « rabâchant » et de l’adverbe « insatiablement »
suggère qu’il n’est pas un virtuose de la flûte. Les portraits sont « minutieux », ce qui sous-
entend qu’il est un copiste scrupuleux, sans véritable sens artistique.

2. …et obsédé jusqu’à l’extravagance

■ Philibert se caractérise par son obsession pour la botanique. La périphrase « le maniaque » le


réduit à cette passion dévorante.

■ La personnification « portraits de fleurs » rend compte du comportement incohérent du père,


qui considère les fleurs comme des êtres humains et ses filles comme des plantes. Ce trait
burlesque du personnage est confirmé par le choix du surnom de la bonne,
« surnommée Réséda » : personne extérieure à la famille, elle n’en est pas moins touchée par la
manie de Philibert et finit par perdre son prénom véritable.

■ Philibert, piètre éducateur, sans cœur, n’accorde aucun temps à la seule fille dont il a la
charge. Il l’abandonne pour partir en randonnée et ne lui témoigne à son retour aucun signe
d’affection : « sans faire à sa fille l’aumône d’un sourire ou d’un mot ». La métaphore assimile de
façon incongrue la relation paternelle à de la charité.

[Transition] Le texte caricature ainsi l’obsession du père qui incarne le type du « maniaque ».
Ses excès prêtent à rire et le regard que porte le narrateur sur ses personnages semble sans
pitié.

III. Un texte ironique et parodique

LE SECRET DE FABRICATION

Les personnages pourraient paraître pathétiques. Mais le narrateur nous invite à rire de leur
bêtise par différents procédés, qu’il s’agit d’analyser dans cette partie.

1. Un narrateur ironique

De fait, ce narrateur, extérieur à l’histoire, intervient fréquemment dans le récit pour donner son
avis sur les personnages.

■ Il juge ainsi Arnica : « nom baroque », « un peu niaise, il est vrai ». Il ne s’apitoie pas sur son
sort et semble même s’en amuser. L’expression « sans défiance et sans défense » met à
distance, par la paronomase , la compassion qu’elle pourrait susciter chez le lecteur.
L’exclamation qui clôt l’extrait, « Pauvre Arnica ! », résonne comme une ultime moquerie de la
part du narrateur.
MOT CLÉ

La paronomase est une figure qui consiste à rapprocher dans une phrase des mots de
sonorité voisine.

■ La renommée du père est également décrédibilisée par le narrateur. En effet, le lecteur pense
d’abord que Philibert est connu pour ses compétences scientifiques : « Philibert Péterat,
botaniste assez célèbre, sous le Second Empire ». Mais la phrase ménage un effet de surprise et
se poursuit par un retournement : « par ses malheurs conjugaux ».

2. La dimension parodique

■ La scène de l’arrivée de la nouvelle élève est traitée sur un mode parodique. Arnica subit une
violente humiliation, comme l’indiquent l’adjectif « brusque » et la métaphore hyperbolique « le
flot de moqueries ». Malgré le drame vécu par la jeune fille, le jeu de mots grivois et les
exagérations présentes dans cette scène invitent le lecteur à prendre du recul et à se laisser
aller au rire.

■ Arnica est ridiculisée également par la référence héroï-comique à Phèdre, la pièce de Racine,
évoquée par « elle rougit, pâlit, pleura ». Mais loin d’être une héroïne tragique, ressentant une
passion impossible, Arnica éprouve « la brusque révélation de son ridicule ».

INFO

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » (Phèdre, acte I, scène 3, Racine, 1677) est un vers
célèbre dans lequel Phèdre exprime l’amour fatal qu’elle porte à son beau-fils, Hippolyte. La
tonalité héroï-comique joue sur le contraste entre une scène banale (l’arrivée d’Arnica en
pension) et son traitement dans un registre noble (avec la référence à la pièce de Racine).

■ La dernière phrase du texte résonne comme une première leçon de vie pour Arnica. La
comparaison finale associe la vie à un monde hostile, peuplé d’ennemis : « comme une morne
allée bordée de quolibets et d’avanies ». L’auteur, par cette comparaison à la fois grandiloquente
et burlesque, parodie les récits d’apprentissage dans lesquels le narrateur intervient pour
signaler les leçons que tirent les héros de leurs mésaventures.

Conclusion
[Synthèse] Le narrateur, par ses subtiles interventions ironiques, invite donc le lecteur à rire, à
l’unisson des camarades de classe d’Arnica, des aventures humoristiques de ses anti-héros,
malgré la dureté du sort qui leur est réservé, en particulier à Arnica. [Ouverture] Ce regard
moqueur se retrouve dans le roman Zazie dans le métro (1959) de Raymond Queneau, qui
s’attaque, comme Gide, aux conventions romanesques et aux figures de l’autorité, avec les
armes de l’humour et de la parodie.

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