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Tamás Pavlovits

BLAISE PASCAL

DE LA SCIENCE NATURELLE À L'APOLOGIE DE LA RELIGION


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"Ainsi, la philosophie que l'on choisit


dépend du type de personne que
l'on est :
parce qu'un système philosophique n'est
pas un vêtement mort qu'on peut mettre et
enlever à volonté, mais il est rendu
transparent à l'âme de l'homme qui le
possède."

(J. G. Fichte)

AD HOMINEM
Le Département de philosophie de l'Université de Szeged et
en coopération avec la maison d'édition ATTRAKTOR Édité par

Zoltán Gyenge

1. Zoltán Gyenge : Schelling


2. Tibor Sutyák : Foucault
3. Zoltán Gyenge : Kierkegaard
4. Dezső Csejtei - Anikó Juhász : Spengler
5. Gábor Boros : Leibniz
6. Ferenc Simon : Hegel
7. Alpár Losoncz : Merleau-Ponty
8. Tamás Pavlovits : Pascal

Volumes prévus :

Jasper Ortega
y Gasset
Nietzsche
Marquis de Sade
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Tamás Pavlovits

BLAISE PASCAL

DE LA SCIENCE NATURELLE À L'APOLOGIE DE LA


RELIGION

ATTRACTEUR
Máriabesnyő - Gödöllő
2010
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La rédaction de ce livre a été soutenue par le programme "OTKA F


49472".

Ce livre a été publié dans le cadre du groupe de recherche OTKA de


l'Université de Szeged, programme OTKA K 62957.

Copyright © Tamás Pavlovits, 2010


Edition hongroise © Attraktor Kft., 2010

Conception du titre : CsumP


Stúdió Rédaction technique : DTP
Factory Impression : Gelbert Kft.

ISSN 1786-8513
ISBN 978-963-9857-41-4

L'éditeur responsable est le directeur général d'Attraktor Kft.


Le directeur général de Gelbert Ltd. est responsable des
travaux d'impression.
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POUR GITTA ET JULIE


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INTRODUCTION

Le début de l'ère moderne a été riche en penseurs polyvalents. Descartes


considérait ses recherches médicales comme aussi importantes que ses
travaux métaphysiques. Leibniz était également historien, diplomate et
conseiller politique. Galilée, Kepler ou Newton, qui sont surtout connus
comme mathématiciens, astronomes et philosophes de la nature,
n'hésitaient pas à aborder des questions anthropologiques, métaphysiques
ou théologiques dans leurs œuvres. Pascal appartient également à cette
catégorie. L'œuvre de sa vie est extrêmement variée : en tant que
mathématicien, il a fait des découvertes révolutionnaires dans le monde
entier ; ses expériences et inventions physiques l'ont rendu célèbre dans
toute l'Europe de son vivant ; ses travaux théologiques ont eu une
influence décisive sur les débats théologiques de l'époque ; et son œuvre
majeure, la Pensée, est un ouvrage inégalé de philosophie morale,
d'apologétique et de littérature. Cette diversité se reflète non seulement
dans la variété des domaines couverts par sa pensée mais aussi dans le
style de ses écrits. Les œuvres de Pascal se caractérisent par la rigueur et
la précision de la pensée, la précision et le poli de la langue, le soin
littéraire du style et l'articulation rhétorique efficace des intentions
souvent polémiques. Cette diversité et cette complexité rendent toutefois
très difficile une interprétation cohérente de l'œuvre de Pascal. C'est un
sérieux défi que de saisir de manière cohérente cette diversité d'orientation
et cette richesse intellectuelle. Il existe de nombreuses analyses de l'œuvre
de Pascal en mathématiques, physique, théologie, métaphysique,
philosophie morale, philosophie politique ou anthropologie, mais il y a
relativement peu d'ouvrages qui tentent de présenter tous les domaines
de la pensée de Pascal de manière monographique. Malgré la difficulté de
la tâche, c'est ce que je tente de faire ci-dessous.
Ce livre s'adresse à tous ceux qui s'intéressent à la vie et à la pensée de
Blaise Pascal, qu'ils aient lu ses œuvres ou qu'ils n'aient lu que ses
dernières œuvres.
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sera ajouté. En écrivant ce livre, mon objectif principal a été de fournir


une introduction à la lecture de Pascal en passant en revue l'ensemble de
l'œuvre de sa vie, et de donner une image complète de l'œuvre diverse mais
unifiée de ce penseur polyvalent. Le livre est divisé en quatre parties : une
biographie, qui passe en revue le développement de Pascal en tant que
penseur et les œuvres qu'il a produites au fil du temps, et trois autres
parties, qui donnent un large aperçu des principaux courants de la pensée
de Pascal, sous les titres Science naturelle, Théologie et Apologie. Dans ces
sections, je discute les œuvres de Pascal principalement d'un point de vue
thématique, mais l'ordre de la discussion suit l'arc de la pensée de Pascal : de
la science naturelle à l'apologie religieuse. Cette section thématique se
termine par une présentation et une analyse des Réflexions, qui peuvent
être considérées comme un résumé de l'œuvre. Dans les chapitres
consacrés à chaque œuvre, je chercherai avant tout à donner une image
claire du processus de réflexion de l'œuvre en question et à résumer ses
principales revendications et arguments. En même temps, j'ai ajouté à la
présentation des œuvres quelques sous-chapitres analytiques destinés à
explorer leur contexte et leur sens profond et intérieur.
Cependant, en écrivant ce livre, j'ai également été guidé par une autre
intention. Outre une présentation complète de l'œuvre, j'ai tenté de
démontrer une thèse qui concerne l'ensemble de la pensée de Pascal, mais
qui s'applique surtout à la Gondole. La lecture des commentaires
consacrés aux œuvres de Pascal m'a souvent laissé un sentiment
d'inachevé. Les interprètes ont souvent semblé oublier comment Pascal
pensait dans sa première période créative en tant que mathématicien et
physicien. Il est également frappant de constater que les Réflexions sont
souvent interprétées de manière isolée, sans tenir compte ni du contenu
intellectuel des œuvres antérieures ni des difficultés extrêmes qui
entourent leur interprétation. En raison de ces approches, de nombreuses
personnes considèrent que les Réflexions ne sont guère plus qu'une collection
d'aphorismes sans parallèle. D'autres interprètent le sens de l'œuvre non
pas dans son ensemble, mais seulement à partir de quelques idées
choisies par eux-mêmes, et voient son essence dans sa forme littéraire.
Certains considèrent que les Réflexions sont une œuvre d'excellence
rhétorique, et que son style la rend unique. Enfin, il y a ceux qui, sur la
base de la critique de la raison et de l'accent mis sur l'expérience
religieuse dans les Réflexions, les classent dans la littérature mystique. La
valeur philosophique des Réflexions est contestée par beaucoup car elles ne
semblent pas contenir un train de pensée philosophique cohérent, un
système philosophique cohérent ou une utilisation philosophiquement
pertinente des concepts. Il m'a semblé que la méconnaissance des
premiers travaux de Pascal dans le domaine des mathématiques et de la
physique et l'interprétation de ses Pensées principalement en termes de
valeurs littéraires et rhétoriques étaient liées. En fait, il ressort clairement
de l'analyse des travaux mathématiques et physiques que Pascal était un
penseur dont la pensée était marquée par une clarté, une netteté et une
méthode extraordinaires, et qui ne pensait pas seulement de cette manière
de manière instinctive, mais aussi très sérieusement.
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ly a réfléchi au problème de la méthode et des méthodes. Ses découvertes


mathématiques, ses expériences physiques et ses traités scientifiques sont
tous caractérisés par une application cohérente de la méthode rationnelle et
mathématique. Il n'y a aucune raison de penser que Pascal, après sa
seconde conversion, lorsqu'il a abandonné pour un temps ses travaux
scientifiques et s'est mis à écrire des apologues théologiques et plus tard
religieux, aurait abandonné les exigences de la pensée méthodique qu'il
s'était imposées avec tant d'insistance et dont il demandait des comptes à
ses adversaires. Si, par exemple, les écrits théologiques sont lus à la
lumière des méthodes mathématiques, il apparaît clairement que Pascal
s'est vivement préoccupé de la possibilité d'appliquer ces méthodes dans
le cadre du discours théologique, avec les modifications nécessaires, bien
entendu. Mais l'expression ultime de son besoin de méthode se trouve
dans ses œuvres apologiques, et surtout dans ses Réflexions. Dans ce
contexte, nous pouvons formuler notre thèse de base, qui est finalement
orientée vers l'interprétation des Réflexions : la pensée de Pascal, même
dans sa dernière œuvre, est caractérisée par la consistance, la cohérence et
la cohérence rationnelle, qui, cependant, n'est pas facile à détecter en raison
de la nature fragmentaire et aphoristique des Réflexions. Une lecture plus
attentive permet donc de déceler un ordre rationnel cohérent dans les
Réflexions, qui est néanmoins très différent de la rationalité descartésienne
fondée sur les mathématiques. L'ordre rationnel de la Réflexion est tel qu'il
laisse place à une expérience religieuse d'origine non rationnelle, de
manière à faire de cette expérience la base d'une interprétation cohérente
de la réalité. Je tenterai donc de soutenir cette hypothèse en retraçant le
développement de la pensée paulinienne depuis les sciences naturelles
jusqu'au genre de l'apologie religieuse et l'analyse des Réflexions, en
passant par les ouvrages théologiques. 1
Malgré l'intérêt visible pour l'œuvre de Pascal dans notre pays, ni la
qualité des traductions de Pascal, ni la littérature des commentaires sur
les œuvres de Pascal ne chouchoutent le public hongrois. Les œuvres les
plus importantes de Pascal peuvent être trouvées en hongrois, mais
malheureusement la plupart des traductions sont aujourd'hui périmées.
Le texte intégral des Réflexions a été publié pour la première fois en
hongrois en 1978 dans une traduction de László Pődör, et a connu depuis
plusieurs éditions.2 Ce texte reflète toutefois l'état des études sur Pascal au
début du siècle dernier, puisque la traduction était basée sur l'édition de
1904 de Léon Brunschvicg. Il n'existe qu'une seule traduction des Lettres de
la campagne de 1925, qui a été republiée sans changement par Palatinus en
2002. 3 En plus de ces deux volumes, de nouvelles traductions ont été
réalisées. En 1999, les lettres et les écrits plus courts de Pascal ont été
publiés par Osiris4 et en 2005, Aeternitas a publié les textes religieux de Pascal et
la biographie de Gilberte sur son frère Pascal. 5 Cependant, les écrits de
Pascal sur les mathématiques et la physique (à l'exception de la
correspondance Pascal-Fermat, qui n'est toujours pas publiée) n'ont pas
encore été traduits, et certains de ses textes théologiques ne sont pas
disponibles en hongrois. Bien que les ouvrages les plus importants soient
disponibles, les ouvrages en langue hongroise com-
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La littérature sur le sujet est plutôt pauvre. À part quelques études,


pratiquement aucune interprétation de Pascal n'a été publiée en hongrois
au cours des dernières décennies. Il n'y a que deux exceptions : la
biographie de Jacques Attali sur Pascal6 et l'excellent ouvrage de Leszek
Kolakowski sur les jansénistes et la doctrine de la grâce de Pascal. 7 En ce
sens, le présent ouvrage semble être un travail de niche, avec l'intention
non dissimulée d'approfondir l'intérêt pour l'œuvre de Pascal dans notre
pays. En écrivant ce livre, je me suis efforcé de fonder ma présentation de
l'œuvre de Pascal sur les dernières recherches philologiques, scientifiques-
historiques et philosophiques. Cet ouvrage a été rédigé à la suite de ma
thèse de doctorat, publiée à Paris en 2007 sous le titre Le rationalisme de
Pascal. 8
Enfin, je tiens à remercier mes amis : Tamás Moldvay, Gábor Nagy et
Dániel Schmal, qui ont pris le temps de lire certains des chapitres de ce
livre à ma demande et m'ont fait part de leurs commentaires critiques et
de leurs suggestions de modifications. Je suis reconnaissant à mon épouse,
Zsófia Kovács Ágnes Kovács, pour son soutien indéfectible et enthousiaste
et pour ses suggestions stylistiques, qui m'ont beaucoup aidé dans la
rédaction finale du texte. Pendant la rédaction de ce livre, j'ai bénéficié du
soutien de la bourse MTA Bolyai, du projet de recherche OTKA numéro
F49472 et du projet de recherche OTKA numéro K62957.

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I. Section

LIVE
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I. LIVING PASCAL

Les événements de la vie de Blaise Pascal sont documentés dans deux


biographies contemporaines. L'un a été écrit par sa sœur Gilberte et
intitulé "Mon frère Blaise Pascal", et l'autre par sa nièce Marguerite Périer,
intitulé "Souvenirs de Pascal et de sa famille". Malheureusement, ni l'un ni
l'autre ne se caractérise par un souci d'exactitude objective. La biographie
de Gilberte s'apparente davantage à une hagiographie, puisqu'elle vise
principalement à montrer que son frère Blaise a été un vrai chrétien toute
sa vie, que la grâce spéciale de Dieu l'a protégé de ses péchés de jeunesse
dès son plus jeune âge, et que vers la fin de sa vie, il a consacré presque
toute son énergie à la pratique de la charité chrétienne. La biographie de
Marguerite Périer est plutôt un recueil d'anecdotes, ne mettant en lumière
que quelques événements de la vie de Pascal, à l'authenticité souvent
douteuse. Outre ces deux textes, la biographie de Jacqueline Pascal (la
sœur de Blaise), également réalisée par Gilberte, est un document
important. Comme nous le verrons, les vies de Jacqueline et de Blaise ont
longtemps été parallèles et se sont croisées à de nombreux moments
jusqu'à la mort de Jacqueline. Ces trois textes, malgré leurs inexactitudes,
fournissent des données très précieuses sur la vie de Pascal, à condition
de les traiter avec toute la prudence requise.
Ce qui suit est une tentative d'esquisser une biographie intellectuelle de
Pascal. Nous avons déjà mentionné que le livre de Jacques Attali sur Pascal
a été publié en hongrois il y a quelques années. Dans cette biographie,
l'imagination de l'auteur joue un rôle majeur, et il prend un grand plaisir à
rappeler les éléments anecdotiques de l'histoire de sa vie, en y ajoutant
souvent des compléments et des interprétations très spécifiques. Puisque
cet ouvrage, malgré tous ses défauts, nous donne une image complète de la
vie de Pascal, nous nous concentrerons sur les événements qui ont été
décisifs pour le développement intellectuel de Pascal. Toutes les œuvres de
Pascal seront mentionnées dans la biographie, mais seulement celles qui
ne sont pas examinées en détail ci-dessous.

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Outre les trois biographies contemporaines mentionnées ci-dessus, la


reconstitution de l'histoire de la vie se fonde principalement sur l'édition
critique des Œuvres complètes de Pascal éditée par Jean Mesnard. 9 Quatre
volumes de cet ouvrage extrêmement exigeant, qui en compte aujourd'hui
sept, ont été publiés. À l'exception des Lettres de la campagne et des
Réflexions, ils couvrent l'ensemble de l'œuvre de Pascal, de sa naissance à
sa mort. Les deux ouvrages les plus importants figureront dans les
prochains volumes. La particularité de cette édition est qu'elle comprend
non seulement les œuvres de Pascal, mais aussi, sans exception, tous les
documents encore existants qui ont un lien direct ou indirect avec Pascal.
Elle contient les œuvres complètes de Jacque- line Pascal, la
correspondance familiale, tous les écrits contemporains dans lesquels
Pascal est mentionné, et tous les documents juridiques, scientifiques,
historiques et personnels relatifs à la vie ou aux œuvres de Pascal. Jean
Mesnard présente cette vaste quantité de matériel dans un ordre
chronologique, avec des commentaires philologiques détaillés et des essais
introductifs sur chaque texte. Cette édition permet de reconstituer
l'ensemble de la vie et de l'œuvre de Pascal sur la base des résultats les plus
récents de la recherche, en utilisant les documents actuellement disponibles.

1. ENFANCE (1623-1631)

"Mon frère est né à Clermont, le dix-neuf juin de l'an mille six cent
vingt-trois. Mon père, Étienne Pascal, est président du tribunal des impôts.
Le nom de ma mère est Antoinette Begon" (KK, 69) - Gilberte Pascal
commence sa biographie. Le père est né en 1588 dans une famille noble
pas très riche et a étudié le droit à la Sorbonne à Paris. C'est probablement
pendant son séjour à Paris qu'il a développé un vif intérêt pour les sciences
naturelles et les mathématiques. Il s'est ensuite lié d'amitié avec
d'importants mathématiciens français, a été membre de l'Académie de
Mersenne et était lui-même un passionné de mathématiques. A la fin de ses
études, il revient à Clermont et, comme il est de coutume à l'époque,
achète et occupe divers postes administratifs liés à ses qualifications
juridiques. En 1616 ou 1617, il épousa An- toinette Begon, avec qui il eut
quatre enfants, mais seuls trois survécurent. Gilberte est née en 1620,
Blaise en 1623 et Jacqueline en 1625. Leur mère est morte en 1626, quand
Blaise avait trois ans. Dès lors, leur père a élevé seul ses trois enfants, sans
jamais se remarier. On sait peu de choses avec certitude sur l'enfance de
Blaise Pascal. Marguerite Périer a rapporté une anecdote familiale sur le
petit Blaise tombé malade à l'âge d'un an. C'est à ce moment-là que
l'enfant fut frappé par le désespoir [...] causé par deux circonstances très
inhabituelles : d'abord, son incapacité à supporter la vue de l'eau sans être
lui-même à l'extérieur, et, plus surprenant encore, son incapacité à tolérer
la vue de sa mère et de son père se rapprochant l'un de l'autre : ils étaient
séparés.
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Elle pouvait être caressée par l'un et l'autre, mais dès qu'ils
s'approchaient l'un de l'autre, elle se mettait à crier, et protestait avec une
extrême violence, bec et ongles ; cela dura un an, tandis que la maladie
s'aggravait ; et enfin elle devint si violente qu'on s'attendait à sa mort " (M,
I, 1091). L'explication de la maladie par Marguerite Périer était qu'il y
avait beaucoup de pauvres dans la maison Pascal, à qui Madame Pascal
donnait habituellement des aumônes. Parmi eux se trouvait une vieille
femme qui avait la réputation d'être une sorcière dans la ville. Beaucoup
de gens attribuent la maladie du petit Blaise au sort de la sorcière, mais ni
sa mère ni son père n'accordent de crédit à cette rumeur. Un jour, Étienne
Pascal, incrédule, convoque la femme et l'interroge. À sa grande surprise,
elle a tout avoué et a ensuite guéri l'enfant grâce à un sort élaboré qui a
duré plusieurs jours et a coûté la vie à deux chats. L'authenticité de ce
récit est très douteuse, d'autant plus que Mar- guerite ne l'a probablement
pas tiré de la tradition orale familiale, mais d'un document conservé dans
les archives des Oratoriens de Clermont-Ferrand. S'il a quelque vérité, son
seul mérite, de notre point de vue, est de signaler l'illumination d'Étienne
Pascal. Contrairement aux conventions de l'époque, ni lui ni sa femme ne
croyaient aux superstitions, et on dit qu'il n'a voulu interroger la femme
que pour mettre fin aux rumeurs qui se répandaient en Occident. Cette
illumination a ensuite joué un rôle important dans la vie de Pascal.
En 1631, quelques années après la mort prématurée de sa femme,
Étienne Pascal décide de vendre son bureau et de s'installer à Paris avec sa
famille. Il a toutefois gardé sa maison à Clermont, une ville qui a continué à
jouer un rôle important dans la vie de la famille. À Paris, Étienne Pascal loue
une maison, mais n'achète pas de bureau, il investit sa fortune dans une
rente. Blaise avait alors huit ans et Jacqueline six. Comme il avait beaucoup
de temps libre et que ses deux plus jeunes enfants avaient déjà fait preuve
de capacités intellectuelles exceptionnelles dès leur plus jeune âge, Étienne a
décidé de ne pas envoyer ses enfants au collège mais de prendre en charge
leur éducation.

2. L'ÉDUCATION (1631-1638)

L'éducation et l'école ayant un impact majeur sur le développement


intellectuel de chacun, il n'est pas superflu de s'attarder sur l'influence
d'Étienne Pascal et sa méthode d'éducation. Il y avait peu d'exemples
similaires à l'époque. Au XVIIe siècle, l'affection pour les enfants n'est pas
un phénomène courant, et leur éducation est confiée à des éducateurs
professionnels ou, le plus souvent, à des collèges ecclésiastiques. Et
l'éducation spirituelle des filles n'était certainement pas la norme. Étienne
Pascal était une exception intéressante à tous égards : il a créé une
atmosphère familiale chaleureuse et était très attaché à ses enfants, avec
lesquels il a entretenu une relation intime jusqu'à sa mort.

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Suite à la décision d'Étienne Pascal, Blaise n'a pas été élevé dans
l'esprit de la scolastique qui dominait les collèges de l'époque. Au
contraire, le programme éducatif consciemment construit que son père a
mis en œuvre porte de nombreuses marques de l'humanisme, et présente
des similitudes intéressantes avec la philosophie de l'éducation de
Montaigne. Il n'est pas impossible qu'Étienne Pascal ait connu l'essai de
Montaigne sur l'éducation des enfants, puisque les Essais étaient devenus à
cette époque très populaires en France. Montaigne, environ un demi-siècle
plus tôt, avait fortement critiqué l'enseignement collégial français. Il
critique avant tout l'acquisition purement informative des connaissances
et la rigueur inhumaine qui y règne : "Ils nous bâillonnent sans cesse,
comme s'ils nous déversaient de la science dans les oreilles, et nous n'avons
qu'à abjurer ce qu'ils disent. [...] La connaissance de l'extérieur n'est pas
une connaissance, mais seulement la rétention de ce que nous avons
confié à la garde de notre mémoire. [...] Je n'ai jamais aimé non plus la
grande discipline de la plupart de nos collèges. [...] Ils sont de véritables
prisons pour une jeunesse captive. [Regardez ces lieux en activité : vous
n'y entendrez que les cris des enfants torturés et des maîtres d'école ivres
de rage ".10 Montaigne préfère transmettre une masse d'informations qui
ne sont pas vitales, plutôt que le bon sens et le bon jugement. C'est
pourquoi il souligne que "toute l'efficacité de l'éducation dépend du choix du
tuteur qui sera attribué à l'enfant". 11 Or Étienne Pascal était très prudent
dans le choix de son tuteur : il n'envoyait pas ses enfants à l'école, mais les
nommait lui-même.
L'autre principe important de l'éducation chez Montaigne est que les
connaissances à transmettre doivent toujours être adaptées à la maturité
individuelle et à la capacité intellectuelle de la personne à éduquer, car ce
n'est qu'à cette condition qu'elles deviennent de véritables connaissances,
sinon elles restent de simples informations étrangères à la vie. "Ce que je
voudrais, écrit Montaigne, c'est que [le maître] commençât dès le début, à
proportion de la capacité de l'âme qui lui est confiée, par l'éprouver, par
lui faire goûter les choses, afin qu'elle les choisisse et les distingue ; tantôt
lui montrant le chemin, tantôt la laissant le trouver par elle-même. (...) Il
demande à son élève non seulement les mots de la leçon, mais encore le
sens et la substance de celle-ci, et le jugement du profit qu'il peut en tirer,
non pas de sa mémoire, mais du témoignage de sa vie. "12 Le principe que
Gilberte dit qu'Étienne Pascal avait en tête dans son éducation est
conforme aux conseils de Montaigne : " Le grand principe de cette
éducation était que l'enfant devait toujours rester maître de ses tâches.
Pour cette raison, il ne voulait pas enseigner le latin avant l'âge de douze
ans, quand il pourrait plus facilement commencer" (KK, 71). Il est
également clair que l'objectif d'Etienne Pascal, comme le conseille
Montaigne, était de faire comprendre la matière et non de la mémoriser.
Cette intention ressort clairement de ce que Gilberte écrit à propos de
l'enseignement des langues : "Il lui a montré comment sont les langues en
général : comment elles se comportent selon un ensemble de règles
grammaticales, et qu'il y a toujours des exceptions à ces règles, qui sont...".
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Cette idée générale a aidé son esprit à trouver son chemin, et lui a fait
comprendre la raison des règles grammaticales, de telle sorte que lorsqu'il
devait les maîtriser, il savait pourquoi il le faisait" (ibid.). Étienne Pascal
semble avoir suivi une sorte de méthode déductive : il a d'abord fait
comprendre à son élève les règles générales, puis, en les apprenant, il a
facilité l'apprentissage des phénomènes grammaticaux spécifiques qui y
obéissent.
Selon la description de Gilberte, le programme d'études comprenait les
matières suivantes dans l'ordre suivant : grammaire, physique, latin et
grec, mathématiques, logique et autres sujets de philosophie. Pascal, âgé
de huit ans, a d'abord étudié la grammaire, mais a également été initié à la
physique dès son plus jeune âge. Il ne s'agissait pas de la philosophie
scolastique de la nature, telle que la physique était comprise à l'époque,
mais de l'observation des phénomènes naturels et de l'explication de leurs
effets, une sorte de physique expérimentale inconnue de la scolastique : "Il
discutait souvent des effets extraordinaires de la nature, comme la poudre
à canon et d'autres choses étonnantes. [...] Une fois, par exemple, quand
quelqu'un à table agitait son couteau sur une assiette en bois, [Blaise] était
frappé par le son qu'il faisait jusqu'à ce que nous mettions nos mains
dessus, quand l'écho cessa. Il voulait en connaître la raison
immédiatement, et cette expérience l'a incité à faire plus de sons" (KK, 72,
73).
Il ressort clairement du récit de Gilberte qu'Étienne Pascal attachait
une grande importance aux mathématiques dans son éducation. Ce n'était
pas non plus le signe d'une éducation scolaire, ce ne sont que les Jésuites
qui ont commencé à donner un rôle plus important aux études
mathématiques. Cependant, Etienne Pascal, un mathématicien passionné,
a essayé de retarder le début des études mathématiques, craignant que
son fils ne tombe amoureux des mathématiques et ne néglige l'étude
d'autres sujets importants. Elle lui a donc fermé ses livres de
mathématiques et s'est abstenue de discuter de mathématiques avec ses
amis mathématiciens devant son fils. Une autre anecdote est liée à cette
situation particulière. Il n'était pas facile de détourner l'attention de Blaise,
âgé de douze ans, des mathématiques, et l'attitude de son père ne faisait
que renforcer sa curiosité pour cette science secrète, lui demandant
souvent ce qu'étaient les mathématiques. À cette question, il ne reçut
qu'une réponse sèche : "Avec son aide, on peut faire des figures exactes,
trouver les proportions entre elles", écrit Gilberte, et il ajoute : "mais il lui
défendit de parler davantage et d'y penser plus longtemps" (KK, 74).
Blaise, cependant, ne devait pas se contenter de sa curiosité. Pendant les
pauses des cours, lorsqu'il restait seul dans une pièce, il essayait de
dessiner des cercles et des triangles parfaits sur le sol avec un morceau de
charbon de bois, puis il commençait à étudier les visages des figures.
Comme il ne connaissait pas les noms des figures, il appelait le cercle un
cercle, la ligne droite une bande, etc. "A partir de ces noms, il forma des
axiomes, puis des preuves parfaites, et comme l'une d'elles était un cercle, il
inventa ses propres axiomes.
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de l'un à l'autre, il alla si loin dans ses recherches qu'il atteignit le trente-
deuxième théorème du premier livre d'Euclide" (KK, 75).
Le théorème 32 du premier livre des éléments d'Euclide est le
théorème de Pythagore, qui stipule que la somme des angles intérieurs de
tout triangle est égale à la somme de deux angles droits. Pendant que
Blaise était occupé à le prouver, Étienne Pascal entra dans la pièce à
l'improviste et sans être observé, et fut choqué de voir ce que faisait son
fils. Mais au lieu de le gronder, il versa des larmes de joie et, à partir de ce
jour, non seulement il commença à enseigner les mathématiques à Blaise,
mais il l'emmena aussi avec lui à toutes les réunions scientifiques où l'on
discutait de divers problèmes mathématiques. Le jeune Pascal avait déjà
montré des talents en mathématiques, et plus précisément en géométrie, à
l'âge de douze ans. Selon lui, le récit de Gilberte n'implique pas que Pascal
ait établi et prouvé les théorèmes des Éléments d'Euclide du premier au
trente-deuxième, alors que c'est ce que tout le monde avait soutenu
auparavant. Selon Mesnard, l'histoire dit seulement que Pascal tentait de
prouver le théorème de Pythagore lorsque son père l'a trouvé. Un autre
argument en faveur de cette explication est que les théorèmes d'Euclide
ne se suivent pas avec une stricte nécessité qui permettrait de les déduire
les uns des autres. Cette clarification rend l'histoire beaucoup plus
plausible, bien qu'il ne soit pas impossible de défendre l'interprétation
traditionnelle sur la base du texte de Gilberte. Un autre détail important
de l'approche éducative d ' Étienne Pascal revêt une importance
philosophique et a eu une profonde influence sur la pensée ultérieure de
Pascal. Il s'agit de la relation entre la science et la religion : Il a toujours
limité sa curiosité aux choses de la nature, et il m'a dit à plusieurs reprises
qu'il liait cette obligation à d'autres qui lui venaient aussi de son père, qui,
lui-même homme de grand respect pour les choses de la religion, lui avait
toujours enseigné, comme principe fondamental, que les choses qui
appartiennent à la foi ne pouvaient être à la fois la propriété de la raison
et encore moins soumises à la raison " (CC, 83). 14 Garder ce principe
(principe) à l'esprit est essentiel pour comprendre la pensée de Pascal.
L'enseignement des Pères a fait comprendre très tôt à Pascal que les
domaines de la raison et de la foi sont différents et que les objets de la foi
ne peuvent être soumis à la recherche de la raison. Il existe donc un
gouffre considérable entre les deux. Il y avait une forte tradition de cela
dans la pensée médiévale, où l'utilisation de la raison était limitée par
l'autorité. La vérité de la révélation, et donc les vérités de la foi, étaient
fondées sur l'autorité de l'Écriture, que la raison ne pouvait réfuter, mais
pouvait tout au plus tenter de prouver. Les vérités divines ne devaient pas
être acceptées par la raison, mais par la foi. Cette doctrine a perdu de sa
force au cours du XVIe siècle, précisément à cause de la révolution
copernicienne, mais cela ne signifie pas qu'une distinction claire entre les
deux sphères de la connaissance ne soit pas encore faite. Le changement
n'est intervenu que dans le domaine de la raison, où elle a cherché la
vérité sur ses propres bases,
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18
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est devenu plus large et plus autonome par rapport aux vérités de la foi.
C'est ce domaine que la science naturelle moderne a pris en charge. Bien
que la révolution copernicienne n'ait pas invalidé les vérités de la foi, elle a
rendu nécessaire une redéfinition de la relation entre la raison et la foi. Au
XVIe siècle, de nombreux penseurs humains ont soutenu que les
connaissances de la raison et de la foi doivent être clairement distinguées.
Cela devient un principe particulièrement important dans la pensée de
Montaigne, et il est possible qu'Étienne Pascal lui ait emprunté cette
prétention. Pour les penseurs rationalistes du XVIIe siècle également, la
séparation de la raison et de la foi et la définition de leur relation restent
un problème majeur. Nous verrons plus loin comment Pascal a pris au
sérieux le principe qu'il avait appris de son père. Il n'est pas exagéré de
dire que l'ensemble de l'œuvre de Pascal tourne autour de ce principe, et à
cet égard, Pascal lui-même a activement contribué à l'élaboration de
l'histoire de l'Europe.
redéfinissant la relation entre la raison et la foi au 17ème siècle.
Ainsi, grâce à son père, Pascal reçoit une éducation humaniste dans
laquelle les mathématiques jouent un rôle crucial. Cependant, un point
montaignien important n'était pas pris en compte dans cet enseignement :
Montaigne accordait une large place à l'étude de l'histoire, ce qui signifiait,
avant tout, la lecture des auteurs anciens. Cependant, pour autant que
nous le sachions, Pascal, contrairement à Montaigne, n'a pas reçu de
formation humaniste sérieuse. Ce qu'il savait de la culture antique, il l'a
acquis principalement grâce à Montaigne. L'influence la plus importante
d'Étienne Pascal a été d'éveiller la curiosité mathématique et physique qui
a occupé presque toute la jeunesse de Blaise. Cette éducation a ouvert
Pascal à la vision du monde moderne émergente, fondée sur la
philosophie naturelle moderne, qui contrastait avec la tradition
scolastique aristotélicienne.

3. JEUNESSE, PARIS (1638-1640)

Les études de Pascal l'ont incité à créer dès son plus jeune âge. Selon
Gilberte, il a écrit son œuvre la plus importante à l'âge de onze ans, un
argument sur le son, qui n'a pas survécu. C'est à cette époque que Marin
Mersenne, moine minoritaire, fonde son académie à Paris (1635), dont
Étienne Pascal est membre, avec Roberval, Desargues, Carcavy et Fermat.
A partir de 1638, alors qu'il a quinze ans, Blaise assiste également aux
réunions de l'Académie. Dès lors, son développement intellectuel a été
influencé non seulement par son père mais aussi par les personnes qu'il a
rencontrées là-bas. Parmi eux, il faut souligner l'influence de Desargues.
Girard Desargues, ami de Descartes, était un mathématicien lyonnais. On
lui attribue le développement de la géométrie projective, qu'il publie en
1639 dans son ouvrage Brouillon projet (Sketch Plan). 15 S a valeur dans
l'histoire des mathématiques est indiscutable, mais elle n'a pas eu un
impact majeur parce que l'auteur utilisait un langage mathématique
extrêmement difficile à comprendre. L'œuvre de Desargues - et peut-être
aussi sa personne, puisque dans cette
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vivant à Paris à l'époque - a eu une influence majeure sur Pascal. Influencé


par les travaux de Desargues et pour y donner suite, le jeune homme de
seize ans écrit son premier grand traité de mathématiques, le Traité des
coniques. Ce travail est unanimement salué par les membres de
l'Académie de Mersenne, qui voient désormais en Pascal un prodige. Le
précurseur grec de la géométrie projective fut Apollonius, au IIIe siècle
avant J.-C., qui fut le premier à traiter des coniques, montrant que
l'intersection d'une conique avec un plan produit un cercle, une ellipse,
une parabole et une hyperbole. Desargues a développé le travail
d'Apollonius, en comprenant que les coniques sont dessinées comme des
images du cercle de base sur le plan intersectant la conique en appliquant
certaines règles de projection. Cette méthode a eu un impact majeur sur le
développement de la géométrie, mais elle l'a développée dans une
direction complètement différente de celle de Descartes, tout aussi
pionnier dans son essai Géométrie. Descartes tentait de développer la
géométrie analytique, qui consiste en l'expression arithmétique des
figures et fonctions géométriques. C'est peut-être à cause de cette
différence fondamentale que Descartes ne partageait pas l'enthousiasme
de ses contemporains pour les travaux du jeune Pascal. Adrien Baillet
écrit dans sa biographie de Descartes :

" Au mois de novembre de la même année [1639], le père Mersenne,


revenant d'un voyage, lui [c'est-à-dire Descartes] rapporta un miracle qui
s'était produit parmi les savants de Paris. Le miracle, c'est qu'un garçon de
16 ans avait écrit un traité sur les sections coniques, qui a étonné tous les
mathématiciens plus âgés qui l'ont lu. Le jeune auteur était le fils de M.
Pascal, ingénieur légiste de Rouen, et il n'était pas exagéré de dire qu'il
avait trouvé sur certains points des solutions plus heureuses
qu'Apollonius. M. Descartes, qui ne s'étonnait de presque rien, prit sa
surprise à bras le corps et répondit froidement qu'il ne lui semblait pas
étrange qu'il y ait des gens qui puissent prouver des sections coniques
plus facilement qu'Apollonius, mais qu'il y avait des problèmes en matière
de sections coniques qu'un enfant de 16 ans ne pouvait pas facilement
résoudre. Cependant, comme il ne voulait croire que ses propres yeux sur
la question, le Père Mersenne a dû leur envoyer une copie du Traité.
Cependant, il n'en avait même pas lu la moitié lorsqu'il a estimé que M.
Desargues avait un rôle important à jouer dans cette affaire, puisqu'il était
mentionné. Cependant, lorsqu'il reçut des explications précises selon
lesquelles, sans aucun doute, rien de cet ouvrage ne provenait de son ami
M. Desargues, il préféra croire que M. Pascal l'Ancien en était l'auteur,
plutôt que d'accepter qu'un si jeune garçon soit l'auteur d'une œuvre aussi
puissante. "16

Baillet ajoute que "le doute d'un si grand homme faisait plus honneur à
cet admirable enfant que l'admiration de tous ceux qui étaient certains de
sa paternité". Et en effet, la méfiance de Descartes
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montre combien un tel exploit mathématique était difficile à concilier avec


le jeune âge de Pascal. L'originalité de l'œuvre ne fait aucun doute : bien
qu'elle suive la même direction que celle que Desargues avait ouverte en
géométrie, elle dépasse de loin l'œuvre de son maître par son langage, sa
clarté et sa cohérence. Plus tard, Pascal a développé son traité sur les
sections coniques en une collection de traités, dont deux seulement
subsistent, les Essais pour les coniques et la Generatio conisectionum. Seul
l'essai a été publié au début de l'année 1640. Après la mort de Pascal,
Leibniz, qui avait encore entre les mains le manuscrit de l'œuvre
complète, compila et arrangea six traités différents, tout en pressant
vainement ses héritiers de les publier. 17
À l'époque de l'essai, en 1640, la famille vivait déjà à Rouen, la capitale
de la Normandie. Les raisons inédites de ce déménagement sont le talent
et l'ingéniosité de Jacque-lin, la sœur de Blaise. Il a déjà été mentionné
qu'Étienne Pascal avait investi sa fortune provenant de la vente de son
poste en Auvergne dans une rente versée par l'Hôtel de Ville de Paris. En
1638, cependant, les longues guerres avaient eu raison du trésor royal, qui
cessa de verser régulièrement les rentes. Étienne Pascal, ainsi que
d'autres archevêques indignés, ont déposé une forte protestation auprès
du Chancelier Séguier. Lorsque le cardinal de Richelieu apprend l'incident,
il ordonne l'enfermement des manifestants à la Bastille. Etienne Pascal,
qui avait été informé du danger imminent, a décidé de quitter la capitale,
laissant ses enfants à Paris et fuyant en Auvergne. Pendant l'absence du
père, ses enfants sont devenus plus connus dans les cercles supérieurs. La
famille Pascal s'était déjà liée d'amitié avec plusieurs familles nobles
depuis leur installation à Paris, et grâce à ces contacts, Étienne Pascal a eu
plusieurs visites à la Cour avec ses enfants. Le talent de poète de
Jacqueline, qui lui permet d'improviser de courts poèmes sur n'importe
quel thème, attire l'attention dès l'âge de treize ans. À une occasion, elle a
même été présentée à la reine Anne, épouse de Louis XIII, dont elle a
immortalisé la grossesse en vers. C'est en février 1639 que le cardinal
Richelieu souhaite monter une pièce de théâtre avec des enfants acteurs, il
demande à sa nièce, la princesse d'Aiguillon, d'organiser la
représentation. La duchesse a inclus la petite Jacqueline parmi les acteurs.
Des amis de la famille Pascal ont immédiatement décidé de profiter de
l'occasion pour Étienne Pascal et ont soigneusement expliqué à Jacqueline
ce qu'elle devait faire. La suite de l'histoire mérite d'être citée à partir
d'une lettre que Jacqueline elle-même a écrite à son père le lendemain de
la représentation :

" Dès que la pièce fut terminée, je descendis de la scène pour parler à
madame d'Aiguillon ; mais le cardinal étant sur le point de partir, j'allai
droit à lui, dans la crainte de manquer l'occasion favorable de présenter
mes hommages à madame d'Aiguillon ; mais M. Montdory se doutait aussi
que je ne pourrais pas le revoir.

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m'a dit d'aller parler au Cardinal. Je me rendis donc auprès de lui et lui
récitai les poèmes que je vous envoie ici18, et qu'il reçut avec une affection si
grande et des caresses si extraordinaires qu'elles étaient presque
inconcevables ; mais quand il me vit m'approcher de lui, il s'exclama : "
Voilà le petit Pascal ! ".", puis il m'a enlacée et embrassée, et tout le temps
que je récitais les poèmes, il m'a tenue dans ses bras, et m'a embrassée
avec beaucoup d'affection sur chaque oreiller, et quand je suis arrivée à la
fin, il m'a dit : "Je vous donnerai tout ce que vous me demanderez. Ecris à
ton père pour que tu puisses revenir en sécurité" (M, II, 211).

C'est grâce à la présence d'esprit de Jacqueline qu'Étienne Pascal a été


gracié. À son retour, il rend visite, avec ses enfants, à Richelieu, qui le
nomme intendant des impôts en Normandie. Cela a amené la famille à
Rouen, la capitale de la Normandie, au début de 1640.

4. JEUNESSE, ROUEN (1640-1647)

La tâche d'Étienne Pascal est de réorganiser la fiscalité en Normandie. Sa


nomination est nécessaire car les paysans et une partie de la noblesse
normande refusent de payer les impôts au trésor royal. La situation est
telle que Richelieu doit envoyer des troupes pour rétablir l'ordre. La
famille arrive à Rouen à une époque très agitée, et Étienne Pascal n'occupe
pas exactement le poste le plus populaire de la ville. Cependant, les esprits
s'apaisent rapidement et Blaise connaît une période relativement paisible
jusqu'à son retour à Paris en 1647. A l'âge de 17 ans, la période d'éducation
paternelle est terminée. Etienne Pascal n'avait pas de temps pour ses
enfants, car, comme il le dit dans ses lettres, le nouveau travail occupait
tout son temps et son énergie. Dès leur arrivée à Rouen, Pascal aide son
père dans son travail, faisant en quelque sorte office de commis. Les tâches
de comptabilité fiscale impliquaient de nombreux calculs, qui, à l'époque,
étaient effectués sur papier à l'aide d'une calculatrice. Fatigué de compter,
Pascal entreprend de créer une machine capable d'effectuer les quatre
opérations arithmétiques de base, pour son propre amusement et avec
l'aide de lui-même et de son père. Il lui a fallu trois ans pour obtenir la
calculatrice.
Pour autant que l'on sache, Pascal n'a pas inventé la calculatrice.
Quelques décennies plus tôt, un astronome et orientaliste allemand, Wilhelm
Schickard, en avait déjà inventé un. Cependant, cette invention n'était guère
connue du grand public, l'unique exemplaire ayant été détruit peu après
son achèvement et son inventeur ne l'a jamais recréé. La calculatrice de
Pascal, en revanche, est devenue célèbre en son temps, non seulement en
raison de sa nouveauté, mais aussi parce que son inventeur avait
l'intention de l'utiliser et de la vendre plus largement. La source la plus
authentique pour la calculatrice

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une lettre de dédicace au Chancelier Séguier et un appel aux utilisateurs


de la calculatrice. Dans la lettre de dédicace, Pascal écrit en 1645 :

"La longueur et la difficulté des méthodes établies que nous utilisons


pour compter m'ont amené à penser à un moyen plus facile et plus rapide
de m'aider à effectuer les calculs difficiles que j'ai dû faire il y a quelques
années sur plusieurs cas [...] Pour cette recherche, j'ai mobilisé toutes les
connaissances que j'avais acquises en mathématiques grâce à mes
premières études, puis, après mûre réflexion, je suis arrivé à la conclusion
qu'il n'était pas impossible de trouver cette aide. La clarté de la géométrie,
de la physique et de la mécanique, m'en marquait la fin, et m'assurait
qu'elle serait infaillible dans son emploi, pourvu qu'il y eût un artisan
capable de réaliser l'instrument dont j'avais le modèle en vue" (M, II, 332).

Pour inventer la calculatrice, il fallait appliquer simultanément les


principes des mathématiques, de la physique et de la mécanique.
Cependant, tout cela n'aurait pas suffi si Pascal n'avait pas également eu le
talent d'ingénieur qui était essentiel pour la conception finale. Mais la
difficulté n'a commencé que lorsqu'il a eu les plans précis prêts. Il fallait les
mettre en œuvre, ce qui n'était pas une mince affaire au regard des normes
techniques de l'époque. Pascal s'est plaint de la difficulté de trouver un
artisan approprié, mais même dans ce cas, il a dû superviser le travail en
permanence car, comme il l'écrit, les artisans n'avaient que des
connaissances pratiques et aucune idée des principes sur lesquels le
calculateur était basé. Malgré toutes les difficultés, la version finale de la
calculatrice était prête en 1645, capable d'effectuer des additions, des
soustractions, des multiplications et des divisions, et Pascal a fait tout son
possible non seulement pour effectuer ces opérations, mais aussi pour
créer une machine "conviviale" adaptée à un usage quotidien. La machine
devient rapidement célèbre à Paris, et comme des contrefaçons sont
immédiatement produites, Pascal demande et obtient un brevet royal
pour sa calculatrice. Dès lors, il a fabriqué des machines pour la vente.
Selon un avis aux utilisateurs, la calculatrice était disponible pour
inspection et achat auprès de M. Roberval à Paris, rue du Foin, avant 8
heures du matin les jours de semaine et après le dîner le samedi. Pascal
voyait la calculatrice comme une source d'argent, mais elle n'a pas
rapporté autant qu'il l'espérait, sans doute à cause de son prix élevé.
Dans les circonstances actuelles, il n'est pas facile de juger de
l'importance de l'invention de la calculatrice dans les années 1640. "Il est
bien connu, écrit un contemporain, que [Pascal] a insufflé la vie au cuivre
et appris au bronze à compter. Il comprenait que des petites roues à dix
chiffres justifiaient, sans raison, les calculs des hommes les plus
intelligents, et il parlait en quelque sorte ces

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des machines muettes, pour résoudre par le jeu tous les problèmes
arithmétiques qui déconcertaient même les plus savants" (Í, 79). Gilberte
décrit l'événement d'une manière très perspicace, au lieu de se contenter
d'admirer : "Ils regardaient cette création comme une nouveauté de la
nature, qui avait condensé dans une machine une science qui résidait
entièrement dans l'esprit, et qui avait trouvé le moyen d'effectuer des
opérations en toute sécurité et sans avoir besoin de réfléchir" (KK, 80). La
nouveauté de la machine à calculer résidait dans le fait qu'elle permettait
de réaliser mécaniquement, sur un support matériel, une opération
purement intellectuelle comme le comptage. Cette rencontre entre l'esprit
et la matière était pertinente pour l'époque à bien des égards. C'est à partir
du tournant des XVIe et XVIIe siècles que la science théorique et
l'artisanat pratique, ou technologie, ont commencé à entrer en contact
direct. D'une part, l'avènement des connaissances scientifiques a fait que
les scientifiques avaient besoin d'instruments et d'outils techniques
toujours plus précis, et d'autre part, les nouvelles découvertes scientifiques
ont permis de produire des instruments toujours plus complexes, précis et
sophistiqués. Les difficultés rencontrées par Pascal pour mettre en œuvre
ses plans montrent que l'interconnexion entre la science et la technologie,
que nous considérons aujourd'hui comme acquise, n'était pas encore
évidente. 19 En outre, l a matérialisation et la mécanisation des opérations
mathématiques présentaient une affinité lointaine avec le processus de
mathématisation de la nature, qui était principalement associé à Galilée.
Galilée a comparé la nature à un livre écrit en langage mathématique, qui
ne peut être compris que par ceux qui sont capables de comprendre les
relations mathématiques à l'origine des phénomènes physiques. Ce
principe a constitué la base du premier modèle mécanique moderne du
monde, qui décrivait le monde naturel comme une machine mécanique
fonctionnant dans un ordre rationnel strict, obéissant aux lois de la
nature. La calculatrice, dans un sens bizarre, en était le modèle : des
mouvements physiques s'y déroulaient, produisant des résultats
mathématiques. Il a apporté la preuve tangible que les opérations
matérielles ne sont pas étrangères aux lois mathématiques. Pascal avait
déjà joué un rôle de pionnier dans la transformation moderne de la science
avec son développement de la géométrie projective, mais avec cette
invention, qui, bien qu'avec une certaine exagération, est l'ancêtre de
l'ordinateur, il s'est finalement engagé dans le tournant moderne.
Dans la biographie de Gilberte, la maladie de Pascal est mentionnée
pour la première fois en relation avec l'invention de la calculatrice. Dans
plusieurs mémoires, on trouve l'opinion que Pascal est tombé malade à
cause de la tension mentale qu'il a dû supporter pour inventer la
calculatrice, et c'est peut-être aussi la conviction des médecins, qui lui ont
conseillé à plusieurs reprises de ne pas faire de travail intellectuel. Les
premiers problèmes de santé de Pascal sont survenus lorsqu'il avait 18
ans. Bien qu'il n'ait ressenti que des douleurs mineures à l'époque, M.
Gilberte affirme qu'à partir de ce moment-là, il n'y a plus eu un seul jour
de sa vie sans douleur plus intense. Il souffrait de maux de tête et
d'estomac constants, était incapable de boire quelque chose de froid et a
souffert plus tard d'une paralysie partielle et temporaire des jambes. Il y a
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eu de meilleures périodes dans sa maladie,

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mais ses souffrances l'empêchaient parfois de faire tout travail


intellectuel, et il ne pouvait pas travailler pendant des semaines ou des
mois. La première détérioration sérieuse de son état se produit en 1647,
ce qui est la cause directe de son retour à Paris.
En 1641, l'année suivant l'installation de la famille Pascal à Rouen,
deux livres fondamentaux ont été publiés à Paris, qui ont eu un impact
profond sur la vie de Pascal et sur l'esprit de l'Europe contemporaine. L'un
était les Meditationes de prima philosopheria de René Descartes et l'autre
l'Augustin de Cornélius Jansen. 20 Le premier est un ouvrage de base du
cartésianisme, le second du jansénisme. Descartes s'était déjà fait connaître
avec ses Discours de la méthode, écrits en français et publiés en 1637, mais
c'est dans les Méditations qu'il a définitivement posé les bases de sa
nouvelle pensée contre la philosophie scolastique aristotélicienne. Tout au
long de sa vie, Pascal a été influencé par la pensée de Descartes, avec
lequel il entretenait une relation très ambivalente. Bien qu'il ait été
fortement influencé par Descartes et qu'il ait reconnu sa grandeur, il n'est
jamais devenu un penseur cartésien. Il a souvent été un critique sévère de la
philosophie de Descartes, et beaucoup le considèrent comme l'un des plus
importants représentants de la pensée anti-cartésienne.
La relation de Pascal avec l'autre mouvement intellectuel défini par
l'œuvre fondatrice, le jansénisme, est beaucoup plus claire. Le jansénisme
doit son nom à un évêque néerlandais, Cornelius Jansen (ou Jansenius en
latin). Il s'agit d'un important mouvement de réforme religieuse des 17e et
18e siècles qui, rejetant le protestantisme, a tenté de renouveler la foi
chrétienne et de réformer la théologie fondée sur la tradition au sein du
catholicisme. Son principal objectif était de ramener la pratique religieuse
catholique dans l'esprit des premiers pères de l'Église chrétienne, en
particulier de saint Augustin. Tel était le titre de l'ouvrage de Cornelius
Jansen (Augustine), dans lequel il cherchait à raviver et à réinterpréter
l'enseignement de saint Augustin sur la grâce. Les racines du jansénisme
remontent aux Pays-Bas et à la faculté de théologie de Louvain, mais c'est
en France qu'il prend véritablement son essor, grâce à un ami de Jansenius,
Jean Duvergier de Hauranne, plus connu sous le nom de Saint-Cyran. Jean
Duvergier de Hauranne était abbé de Saint-Cyran et confesseur du
monastère de Port-Royal, non loin de Paris. Sous son influence, le
monastère de Port-Royal devient un bastion du jansénisme jusqu'à sa
destruction en 1710 par Louis XIV. En 1638, Richelieu emprisonne Saint-
Cyrant en raison de leurs divergences politiques, mais il ne peut empêcher
son influence intellectuelle, qui s'est entre-temps répandue, de
s'intensifier. Au début des années 1640, de plus en plus de personnes, tant
cléricales que laïques, rejoignent le mouvement janséniste, qui est
particulièrement fort en Normandie.
Dans une petite paroisse rurale non loin de Rouen, Saint-Cyran avait
un ami, le curé Jean Guillebert, dont les sermons attiraient beaucoup de
monde.

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et touché. Au fil du temps, il est devenu la résidence de plusieurs familles


nobles et bourgeoises de Rouen. Son enseignement a également atteint la
famille Pascal, bien qu'avec un certain détour. On rapporte qu'Étienne
Pascal s'est cassé la jambe en janvier 1646 et a demandé à ses amis, les
frères Deschamps, de le soigner. Les frères Deschamps étaient les
disciples directs de Guillebert et, sous son influence, ont consacré leur vie
à la médecine, fondant et entretenant un petit hôpital pour les pauvres. La
fracture de la jambe d'Étienne Pascal a nécessité plusieurs mois de soins,
et pendant cette période, les deux médecins se sont installés dans la
famille. C'est ainsi que la famille Pascal est entrée en contact avec le
jansénisme. Les deux invités qui s'étaient éloignés ont eu de nombreuses
conversations avec Blaise et ont eu une influence considérable sur lui.
C'est par leur intermédiaire que Pascal prend connaissance des ouvrages
fondamentaux du jansénisme, notamment Le Cœur nouveau de saint Cyran,
le Traité de la réformation de l'homme intérieur de Jansénius et Le Sacrifice
fréquent d'Antoine Arnauld. Peu de temps après Blaise, Jacqueline et
Étienne Pascal embrassent également la spiritualité de Saint-Cyran
(Gilberte est déjà mariée et vit à Clairmont-Ferrand). Cet événement est
généralement désigné comme la première conversion de Pascal, par
opposition à celle qui aura lieu huit ans plus tard, la nuit du Mémorial. Il
s'agit sans aucun doute d'un événement important dans la vie de la
famille. L'intérêt de Blaise se tourne plus sérieusement vers la religion et la
théologie, sans pour autant négliger ses recherches scientifiques. Peu après,
Jacqueline décide de ne pas se marier, mais de se retirer du monde et de
devenir une religieuse au couvent de Port-Royal. Cette décision, qui se
heurte à l'opposition de son père puis de son frère, ne sera mise en pratique
qu'après la mort d'Étienne Pascal.
Un an plus tard, un événement survient dans la vie de Pascal qui
souligne à la fois son engagement religieux et la spécificité de sa pensée. À
la fin de l'année 1646, Jacques Forton, prêtre séculier, dit Saint-Ange
d'après son évêque, docteur en théologie, ancien capucin, arrive à Rouen,
après s'être déjà fait remarquer à Paris par ses curieuses doctrines et son
ouvrage en trois volumes intitulé La conduite du jugement naturel. 21 Saint-
Ange ne reste à Rouen que temporairement, car il est l'aspirant d'une
paroisse rurale où il est habituellement chargé de la messe et de
l'enseignement des enfants. Un jour, il reçoit la visite de trois jeunes gens,
dont Pascal, qui sont intéressés. La conversation tourne bientôt autour de
questions théologiques, et Saint-Ange n'hésite pas à leur expliquer en
détail son enseignement. Les trois amis peuvent difficilement dissimuler
leur surprise, voire leur consternation, car ils trouvent les doctrines de
Saint-Ange totalement incompatibles avec l'enseignement catholique
officiel. Le résultat est qu'ils écrivent une dénonciation à l'archevêque, qui
oblige Forton à retirer sa doctrine et lui refuse la nomination de curé.
L'affaire est devenue connue sous le nom d'affaire de Saint-Ange dans
la biographie de Pascal.22 Beaucoup d'interprètes ultérieurs de la
dénonciation ont accusé Pascal,
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qu'il aurait pu amener Jacques Forton à l'Inquisition et donc au bûcher.


D'autres, cependant, ont tenté de défendre les actions de Pascal en
affirmant que lui et ses deux amis essayaient simplement d'empêcher les
enseignements de Saint-Ange d'avoir une influence néfaste sur les
croyances religieuses de nombreuses personnes par le biais de la
prédication et de l'enseignement aux enfants. Ce sont les aspects éthiques
plutôt que les aspects philosophico-théologiques de l'affaire qui nous
intéressent. La question est de savoir quel point de la position de Saint-
Ange a provoqué une si forte désapprobation et opposition de la part de
Pascal. Il existe un compte rendu détaillé des discussions, signé par trois
personnes, dont on peut prouver qu'il a été écrit par Pascal. Le narrateur y
discute ce qui a été dit en deux parties, d'abord la philosophie de Saint-Ange,
puis ses vues théologiques. Parmi celles-ci, seules les doctrines
philosophiques méritent d'être soulignées. Saint-Ange était, en fait, l'un
des humanistes chrétiens qui reconnaissaient qu'il existait un fossé
profond entre la connaissance humaine naturelle et les vérités révélées de
la foi, un fossé insurmontable pour l'intellect humain. Il croyait que
l'existence et la nature de Dieu pouvaient être comprises à l'aide de la
raison humaine. C'est l'une des choses que nous lisons dans le rapport :

" Nous parlions des certitudes des sciences et de la causalité, qui sont
les principes de nos connaissances, et qui, à l'aide du raisonnement,
conduisent à la connaissance des causes, parce qu'elles en dépendent
nécessairement ". En réponse, M. Saint-Ange observe qu'il n'est pas
nécessaire de se convaincre qu'une relation nécessaire attache les causes
naturelles à leurs causes, puisque la Trinité seule est nécessaire, et que rien
d'autre n'a un ordre qui soit par nature nécessaire, puisque tout dépend
des décrets de la volonté divine, de sorte que pour connaître les causes il
faut d'abord connaître ces décrets, ce qui n'est possible que par la
connaissance de la Trinité, et ensuite découvrir les relations par lesquelles
Dieu a établi ses décrets ; et que, par conséquent, avant que les autres
sciences puissent être connues, il faut connaître la Trinité, qui est leur
antécédent, et que de cette connaissance dépendent sa théologie et sa
physique. Nous lui avons demandé comment il connaissait la Sainte
Trinité, et il a répondu qu'il le prouvait par la raison" (M, II, 376-377).

De ce court extrait, la thèse de Saint-Ange est claire. Le premier


principe pour la compréhension de la réalité est la Trinité, dont l'existence
peut être prouvée par la raison humaine (Saint-Ange n'a pas discuté de la
manière dont il considère l'existence de Dieu comme prouvable). Une fois
l'existence de Dieu comprise, le contexte dans lequel la volonté divine a
créé le monde au moyen de décrets peut être compris. En d'autres termes,
l'intellect humain est capable de comprendre la sagesse divine qui a
motivé la volonté de Dieu en créant le monde. Selon Saint-Ange, la
recherche de la connaissance de la réalité et de la nature n'est donc pas
une recherche de relations causales, que l'on ne peut pas appeler
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mais l'interconnexion qui lie la sagesse et la volonté de Dieu à la nature.


En d'autres termes, la physique est directement et organiquement fondée
sur la théologie en vertu du fait que les deux sont connaissables dans un
sens rigoureux par l'intellect humain. Ce sont les thèses et les doctrines
théologiques qui leur sont liées et qui ont provoqué la condamnation de
Pascal. Cette réaction montre que la position de Pascal, âgé de 23 ans, était
si fortement opposée à l'approche humaniste et rationaliste qui cherchait
à éliminer la distinction entre la raison et la foi.
Nous avons vu que la nécessité d'une distinction claire entre les
connaissances naturelles et les vérités religieuses a été enseignée à Blaise
par Étienne Pascal. Cette conviction a cependant dû être renforcée par sa
connaissance du jansénisme. Selon la doctrine janséniste de la grâce, sans
une intervention extraordinaire et efficace de la grâce de Dieu, l'homme est
incapable de se convertir ou d'arriver à connaître les vérités de la foi
chrétienne. Une telle doctrine présuppose un profond fossé entre les
vérités naturelles et surnaturelles qui ne peut être comblé que par la
volonté de Dieu et non par la raison humaine. Il y a donc un fossé entre les
vérités de la raison et celles de la foi, la sagesse de Dieu et les principes de
sa volonté étant cachés dans un mystère impénétrable qui les rend
totalement inaccessibles à la raison humaine. Telle devait être la
conviction de Pascal, et la nier était une hérésie manifeste. Cette
conviction, qui se dégage de l'affaire Saint-Ange, est importante à garder à
l'esprit pour interpréter sa pensée ultérieure. Il faut cependant noter que le
rationalisme philosophique du XVIIe siècle a développé des systèmes
similaires à celui de Saint-Ange dans plusieurs cas. Il suffit de penser à la
philosophie de Malebranche ou de Leibniz. Malebranche identifiait la
sagesse de Dieu à Jésus-Christ, qu'il appelait aussi la Raison universelle,
dont l'ordre dictait à la volonté de Dieu comment créer le monde.
L'intellect humain, selon Malebranche, est capable d'appréhender cet
ordre, même s'il ne peut le connaître dans sa totalité. Leibniz, dans sa
théorie des mondes possibles, a cherché et trouvé une explication de la
raison pour laquelle Dieu a créé ce monde et pourquoi il l'a créé dans
l'ordre où il est. Dans les deux cas, il s'agissait de réconcilier
l'entendement humain naturel et le mystère divin, une possibilité que
Pascal rejetait fermement. 23 Sa réaction, cependant, en plus de sa position
philosophique, révèle également son engagement envers la religion, et en
son sein, envers une doctrine théologique définissable.
Vers la fin de la période rouennaise, un autre événement notable
engage Pascal dans la physique et fait de lui un champion de la physique
moderne et de la vision du monde. En octobre 1646, après la première
conversion, mais avant l'affaire de Saint-Ange, la famille Pascal reçoit la
visite de Pierre Petit, intendant général des fortifications et ports de France
et ingénieur du roi, qui consacre son temps libre à la physique.

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et a été associé à plusieurs membres de l'Académie de Mersenne. Petit


apporte avec lui la nouvelle d'une expérience réalisée par Torricelli,
physicien italien et ami de Galilée, dont les résultats suscitent un vif
intérêt dans la communauté scientifique de l'époque. Torricelli avait
rempli un tube de verre, fermé sur un côté, avec du mercure et l'avait
placé verticalement, avec l'ouverture vers le bas, dans une baignoire,
également remplie de mercure. En conséquence, le mercure rempli dans le
tube de verre a commencé à descendre (une partie s'est écoulée par le
fond du tube de verre), mais s'est rapidement arrêté à une certaine
hauteur. Au-dessus de la colonne de mercure, un espace apparemment
vide a été créé dans le tube de verre. Les questions qui occupaient l'esprit
de ceux qui étaient au courant de l'expérience étaient de savoir ce qui se
trouvait dans l'espace au-dessus de la colonne de mercure, pourquoi la
colonne de mercure s'arrêtait à une certaine hauteur, et pourquoi elle
s'arrêtait à cette hauteur. Certains ont soutenu que l'espace en question
était dépourvu de toute matière, c'est-à-dire vide, et que la colonne de
mercure était maintenue en équilibre par la pression de l'air sur le
mercure dans le bain, mais d'autres l'ont vigoureusement contesté. La
réponse à ces questions était loin d'être évidente. En effet, la physique
scolastique d'origine aristotélicienne niait fermement l'existence d'un
espace vide, d'un vide, dépourvu de toute matière. Cette doctrine
s'exprimait dans le principe de l'horror vacui, qui impliquait que la nature
était terrifiée par l'espace et que, en conséquence de cette peur, elle
remplissait de matière tous les espaces possibles. Bien qu'il y ait eu dans
l'histoire de la philosophie des doctrines qui tenaient compte de l'espace,
notamment les théories atomistes, celles-ci étaient inconnues au Moyen
Âge, où la physique aristotélicienne est devenue presque la théorie
dominante. Dans l'expérience Torricelli, des points de vue opposés ont
soudainement émergé. Certains, pour défendre la vision scolastique du
monde ou sur la base d'autres principes, ont soutenu qu'il y avait de la
matière dans la partie supérieure du tube de verre, soit de l'air s'infiltrant
par les pores du verre, soit de la vapeur de mercure, soit une matière
subtile non perceptible par les sens. D'autres ont affirmé que l'espace qui
s'y forme est un vide dépourvu de toute substance. Les deux positions
devaient cependant être prouvées, car il était impossible de trancher la
question sur la base de l'expérience initiale, en utilisant uniquement la
perception.
Étienne et Blaise Pascal sont inspirés par la nouvelle de l'expérience et
quelques mois plus tard, en présence de Petit, ils la réalisent eux-mêmes
avec succès. Comme la création de la calculatrice, ce n'était pas un
événement quotidien, car il était très coûteux : il fallait produire le
matériel adéquat, acheter du mercure et fabriquer un tube de verre solide
capable de résister à la pression et de ne pas se fissurer pendant
l'expérience. Il n'était pas facile de fournir ces conditions, à tel point qu'à
Paris, par exemple, Mersenne a essayé en vain, sans y parvenir. Mais
Pascal a réussi, non seulement avec de la sueur mais aussi avec de l'eau.
L'expérience sur l'eau utilisait un tube de verre de 15 pieds de long attaché
à un mât. Pascal, voyant les résultats, a immédiatement adopté l'idée qu'il
n'y avait pas de substance dans la partie supérieure du tube de verre. Il
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n'était pas le seul à être de cet avis.

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Son ami Roberval croyait lui-même, du moins au début, à l'existence de


l'espace, mais Gassendi y croyait aussi, bien qu'il fût influencé par ses
convictions d'atomiste épicurien, et non par les conclusions de nouvelles
expériences. Ceux qui niaient l'existence de l'espace dans la nature étaient
appelés plénistes, ou "défenseurs du plein". On peut les diviser en deux
groupes : d'une part, les représentants de l'ancienne vision scolastique du
monde, parmi lesquels se trouvaient de nombreux jésuites, et d'autre part,
Descartes et ses disciples. Descartes a nié l'existence de l'espace non pas
sur la base de la philosophie aristotélicienne mais sur la base de sa propre
physique. Selon lui, tout l'espace où il n'y a pas de matière perceptible -
c'est-à-dire l'espace au-dessus du pilier de mercure ainsi que l'espace
extérieur - est rempli d'une matière extrêmement fine, l'éther. Mais plus
tard, les grands rationalistes comme Spinoza et Leibniz ont également
rejeté l'existence de l'espace dans la nature. Pascal s'opposait donc autant
à l'ancienne vision du monde qu'à Descartes. Mais il était également
conscient que des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour
prouver son point de vue. Mais il n'a commencé à le faire que plus tard,
après son retour à Paris.

5.

En 1647, la maladie de Pascal rechute et s'aggrave. Les autorités lui


interdisent tout travail intellectuel et lui prescrivent du repos et des
loisirs. Accompagné de Jacqueline, il rentre à Paris tandis que leur père
reste à Rouen. La période de sa vie allant de ce moment jusqu'à sa soi-
disant deuxième conversion (1654) est appelée "séculaire" par les
biographes, en référence à un tournant dans la biographie de Gilberte. Ce
terme implique une interprétation de la vie de Pascal en fonction du mode
de vie chrétien que nous trouvons dans Gilberte, mais il n'est pas très
heureux, car il est le contraire d'"ecclésiastique", puisque Pascal n'a jamais
été membre de la prêtrise ou d'une communauté monastique. Il convient
toutefois de distinguer cette période de celle qui suit 1654, à partir de
laquelle il est très étroitement associé à Port-Royal et aux jansénistes.
Cette période de sa vie est caractérisée, comme le dit aussi Gilberte, par
beaucoup de "distractions", c'est-à-dire de mondanités et de sorties dans
les salons. 24 Il ne néglige pas pour autant ses activités scientifiques ni sa vie
religieuse, dans la mesure où sa santé le lui permet.
Retraçons d'abord ses activités scientifiques durant cette période. Après
que sa santé se soit quelque peu améliorée, Pascal a achevé et résumé ses
traités sur les tranches de cônes, qui, comme nous l'avons déjà mentionné,
n'ont jamais été publiés. Pascal était alors bien connu des milieux
scientifiques, ses découvertes mathématiques et sa calculatrice l'ayant
rendu populaire, ainsi que ses expériences sur l'espace. C'est cette
popularité qui a conduit à sa rencontre avec Descartes. L'événement est
décrit par deux sources
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La biographie de Descartes par Baillet et une lettre de Jacqueline Pascal.


Selon Baillet, Descartes et Pascal se sont rencontrés à Mersenne, et la
rencontre a été initiée par Pascal, qui "désirait voir [Descartes] depuis
qu'il avait appris qu'il était en France". Cependant, dans une lettre datée du
25 septembre 1616, qu'elle a écrite après la rencontre (voir M, II, 480-482),
elle raconte une histoire très différente. Le dimanche soir 22 septembre,
Descartes envoie deux de ses amis à Pascal pour convenir d'un rendez-
vous. Comme Pascal est à la messe, Jacqueline les invite et accepte que
Descartes se rende chez son frère à 10h30 le lendemain matin. Dans son
récit, Jacqueline ajoute qu'elle était réticente à approuver la réunion du
matin parce que la maladie de Pascal rendait difficile la prise de parole
régulière. Le fait que Descartes ait voulu rencontrer Pascal montre la
popularité de ce dernier, ce qui a amené Descartes, qui avait été réticent à
reconnaître le génie du jeune mathématicien pendant quelques années, à
changer d'avis. Descartes a alors 51 ans et Pascal 24. Les deux grands
intellectuels se rencontrent à deux reprises, d'abord chez Pascal, puis, un
jour plus tard, chez Descartes. A ces deux occasions, d'autres personnes
étaient présentes. Descartes donne à Pascal des conseils médicaux et ils
discutent de la calculatrice et des expériences dans l'espace. Déjà au cours
de ces conversations, le désaccord fondamental des deux hommes sur le
concept d'espace est apparu à la surface. Alors que Pascal considérait que
l'espace au-dessus de la colonne de mercure était vide, Descartes pensait
qu'il était rempli d'éther. En l'absence de preuves, bien sûr, aucun des
deux ne pouvait convaincre l'autre, mais ce débat allait devenir important
dans la vie de Pascal.
Pendant ces années, l'attention de Pascal se concentre principalement
sur la preuve de l'existence de l'espace vide. À Paris, il conçoit de
nouvelles expériences et tente de les mettre en pratique. Le plus célèbre
est celui dans lequel il a essayé de créer un vide dans l'espace. Pour ce
faire, il a dû réaliser toute l'expérience dans une petite partie du tube de
verre laissée libre de la colonne de mercure descendante. Pour ce faire, un
petit creuset en verre a été fixé dans la partie supérieure du tube de verre,
dans lequel un tube de verre fin, hermétiquement fermé en haut et ouvert
en bas, a été inséré de la même manière que dans l'expérience originale.
Lorsque le grand tube de verre est rempli de mercure, le petit tube de
verre et le creuset sont également saturés de mercure. Et lorsque le grand
tube de verre a été placé dans la baignoire remplie de mercure et qu'un
vide a été créé sur le dessus, on a constaté que, contrairement au grand
tube, le petit tube ne contenait pas de mercure mais s'en échappait
complètement. Bien que cette expérience n'ait rien révélé sur la nature de
l'espace, elle a suggéré que la colonne de mercure était maintenue en
équilibre par la pression de l'air. En septembre 1647, Paris apprend qu'un
moine capucin de Varsovie, le père Magni, mène également des
expériences réussies sur l'espace. Alors Pascal, craignant
vraisemblablement d'être dépassé, a fait un bref discours.

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résume ses expériences dans un livre intitulé Ex-périences nouvelles


touchant le vide, publié en octobre 1647. Dans cet article, il défend l'idée que
la partie du tube de verre laissée libre de mercure est vide, c'est-à-dire que le
mercure qui coule n'est remplacé par aucune substance.
La publication de ce document a naturellement provoqué une réaction
du camp adverse. Le même mois, Pascal reçoit une lettre d'un jésuite, un
certain père Étienne Noël, qui cherche à réfuter la thèse de Pascal. Noël
était un homme érudit, professeur au collège jésuite de La Flèche, où il
avait lui-même enseigné à Descartes à l'époque, et avec lequel il avait depuis
entretenu des relations amicales. Sa position était un mélange unique de vues
aristotéliciennes et scolastiques et d'éléments cartésiens. Pourtant, dans
son attitude et son style d'argumentation, il est clairement un défenseur
de l'ancien ordre mondial, et la correspondance qu'il a initiée peut être
considérée comme une réconciliation de l'ancienne et de la nouvelle
vision du monde. Pascal répond immédiatement dans une lettre écrite
avec une rare perspicacité, puis répond à la nouvelle réponse de Noël, non
plus à lui mais à une connaissance commune, Le Pailleur, en défendant sa
propre position. En même temps que les lettres, Noël résume ses propres
vues dans Le plein du vide (The Saturation of Space). Bien que Pascal ait
tenté de coincer son adversaire jésuite, et avec lui les représentants de la
physique scolastique, avec ses arguments, il lui manquait les preuves
décisives pour réfuter le principe de l'horreur vacui. Cette preuve a été
apportée par l'expérience réalisée à la demande de son beau-frère Florin
Périer sur le Puy-de-Dôme près de Clermont-Ferrand.
L'idée était de mesurer la quantité de mercure qui resterait dans le
tube de verre si l'expérience était réalisée au pied d'une montagne ou au
sommet d'une montagne. L'idée de l'expérience était basée sur
l'hypothèse que la pression de l'air est responsable du maintien de la
colonne de mercure en équilibre, et la pression de l'air au bas d'une
montagne est évidemment plus élevée qu'au sommet, donc la hauteur de
la colonne de mercure au bas doit être plus élevée qu'au sommet. Comme
Paris et ses environs sont tous des collines, Pascal écrit au mari de sa
sœur, Florin Périer, en novembre 1647, pour faire faire l'escalade sur une
colline dans les environs de Clermont-Ferrand. Elle a toutefois dû attendre
près d'un an pour obtenir une réponse, car le mauvais temps en hiver et au
printemps a empêché la réalisation de l'expérience. Le résultat a
finalement confirmé l'intuition : une différence de trois millimètres a été
mesurée entre les deux hauteurs de la colonne de mercure. Cela a fourni une
preuve concluante, sinon de l'existence de l'espace, du moins du principe
de l'horreur vacui. Au vu du résultat, il aurait été manifestement absurde de
prétendre que la nature a plus peur de l'espace au pied de la montagne
qu'au sommet. Cependant, la différence de hauteur des colonnes de
mercure s'est avérée si importante qu'il valait la peine de réaliser
l'expérience à une altitude plus basse. Pascal l'a réalisée à Paris, d'abord
dans la tour Saint-Jacques, puis dans la tour de l'Opéra.

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dans une maison à deux étages, et dans les deux cas, il a constaté des
différences mesurables. Il s'empresse de publier ses résultats dans un
court article intitulé Récit de la grande expérience de l'équilibre des liqueurs,
publié en 1648. Avec l'expérience du Puy-de-Dôme, Pascal a donc réussi à
prouver que le principe de l'horreur vacui était faux, invalidant ainsi un
vieux principe physique aristotélicien. Mais il n'a jamais prouvé hors de
tout doute que l'espace en question était l'espace.
La grande expérience sur l'équilibre des liquides a donné lieu à une
autre controverse entre Descartes et Pascal. Dans ce cas, le litige ne
portait pas sur la reconnaissance de l'effet de la pression atmosphérique,
puisque Descartes rejetait le principe de l'horror vacui tout autant que
Pascal, mais sur la paternité de l'expérience. En effet, Descartes s'attribue
l'idée de l'expérience. Dans une lettre du 11 juin 1649, Descartes écrit à
Carcavy : "Je vous prie de me faire connaître le résultat d'une expérience
que M. Pascal est censé avoir fait ou avoir fait sur une montagne
d'Auvergne, pour savoir si le mercure monte plus haut dans le tube de
verre au pied de la montagne, et de combien il monte qu'au sommet. Je
m'attendais à juste titre à ce rapport de sa part plutôt que de la vôtre, car
il y a deux ans je lui ai proposé moi-même de faire cette expérience, et,
bien que je ne l'aie pas faite moi-même, je l'ai assuré de son succès, dont je
n'ai pas douté un seul instant.'26 Pascal, cependant, ne mentionne nulle
part qu'il a pris l'idée de l'expérience de Descartes, et dans le récit de la
grande expérience sur l'équilibre des liquides il prétend avoir inventé
l'expérience lui-même. Le débat est essentiellement fictif, puisque Pascal n'a
jamais répondu publiquement à l'accusation de Descartes, ce qui
s'explique par le fait que Descartes n'a pas non plus publié l'accusation,
mais l'a seulement conservée dans ses lettres. La postérité semble avoir pris
ce débat beaucoup plus au sérieux que les deux parties concernées.
Certaines interprétations voient dans cette accusation la pompe de Descartes
et condamnent sa tendance à tout s'attribuer à lui-même, tandis que d'autres
condamnent l'irrespect de Pascal et l'accusent de vol intellectuel. Ce débat
semble être insoluble. Il convient toutefois de citer une autre lettre que
Descartes a écrite à Mersenne deux ans avant la lettre de Carcavy ci-
dessus, le 13 décembre 1647. Cette lettre a été écrite trois mois après sa
rencontre avec Pascal, et peu après que Pascal ait demandé à Florin Périer
de réaliser l'expérience. Les résultats de l'expérience n'étaient donc pas
connus à l'époque. Dans cette lettre, Descartes remarque en passant : " J'ai
proposé à M. Pascal de faire une expérience pour voir si le mercure irait
dans la même mesure quand nous sommes au sommet d'une montagne
que quand nous sommes au pied de celle-ci ; je ne sais pas s'il l'a fait. "
Cette lettre rend très probable que l'expérience a été discutée lors de la
réunion, mais il est impossible de dire si c'est bien Descartes qui a
conseillé Pascal, qui a suivi le conseil, ou si Pascal a parlé de son projet à
Descartes, qui a ensuite repris l'idée à son compte, ou encore si tous deux
avaient déjà conçu l'idée.

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et, après la conversation, ils étaient tous deux convaincus, à juste titre, de
la paternité du texte.
Un autre débat sur l'espace mérite d'être mentionné. En 1651, une thèse
de doctorat des jésuites de Cler-Mont est consacrée au problème de
l'espace. Peu après la défense publique du mémoire, Pascal est informé
que dans sa préface, l'auteur l'accuse de plagiat, affirmant qu'il s'est
attribué l'expérience de Torricelli. Le passage en question est le suivant :
"Il y a certaines personnes qui aiment la nouveauté, qui prétendent être les
inventeurs d'une expérience dont Torricelli est l'auteur, et qui a été faite
en Pologne ; et cependant ces personnes, ayant fait l'expérience en
Normandie, se l'attribuent à elles-mêmes" (M, II, 804-805). Bien que le
nom de Pascal ne figure pas dans le texte, la critique lui est clairement
adressée. L'accusation est clairement infondée, puisque Pascal ne s'est
jamais attribué l'expérience de Torricelli. Bien que dans son précédent
ouvrage sur l'espace, New Experiments, le nom de Torricelli ne soit pas
mentionné, il est clairement indiqué que l'expérience originale "trouve
son origine en Italie". Il ne fait aucun doute que les expériences de Pascal
étaient en avance sur celles du père Magni, qui avait réalisé des
expériences similaires en Pologne. A cette nouvelle, Pascal est
extrêmement indigné et écrit immédiatement une lettre au président du
comité doctoral, un certain M. Ribeyre, qui occupe une haute fonction
publique à Clermont et qui est une connaissance personnelle. La lettre,
dans laquelle il nie catégoriquement l'accusation, est intéressante non pas
tant pour son contenu que pour son ton. Pascal traite l'affaire avec un
sarcasme caustique et une arrogance considérable, et tente de faire la
leçon à son adversaire sur les faits scientifiques ainsi que sur les bonnes
manières. La lettre de réponse de Ribeyre, en revanche, est d'un ton très
humble et tente de convaincre Pascal, non sans difficulté, que l'affaire
repose sur un malentendu, que l'auteur n'avait aucune mauvaise intention
et qu'il avait un grand respect pour Pascal. Selon Ribeyre, c'est la lettre de
Pascal (publiée à Clermont par le beau-frère de Pascal) qui a fait de ce qui
s'était passé une véritable affaire, puisque l'affaire ne valait pas vraiment
la peine d'être mentionnée. Cette lettre a été suivie d'une réponse plus
conciliante de Pascal, qui a mis fin au différend. Deux choses peuvent avoir
été en jeu dans la réaction arrogante de Pascal. D'une part, l'arrogance que
l'on peut considérer comme un vestige de sa reconnaissance scientifique,
et qu'il a tant condamnée par la suite dans les nombreux fragments de son
Gon- dolati, et d'autre part, son aversion pour les jésuites, qui était
également alimentée par son affection pour le jansénisme, et dont ce
n'était ni la première ni la dernière manifestation.
En 1651, Pascal a voulu résumer ses recherches sur l'espace dans un
traité intitulé Traité de l'espace, mais celui-ci n'a jamais été achevé sous la
forme qu'il avait prévue. Cependant, deux textes ont survécu : la Préface
sur le traité du vide, qui a apparemment été écrite comme une préface au
traité, et les Traités sur l'équilibre des liquides et de la pression de l'air (De
l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur).
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La relation de ce dernier avec l'étude prévue n'est pas claire : il faut y voir
soit une partie achevée, soit le résumé d'une partie. Pascal est
extrêmement systématique dans ses arguments pour réfuter le principe
de l'horror vacui, établissant une analogie claire entre les phénomènes
hydrostatiques et les causes de la pression atmosphérique.
Outre ses succès scientifiques, la relation de Pascal avec la religion
mérite une attention particulière dans cette période, qui - pour des
raisons compréhensibles - nous donne un aperçu d'une sphère beaucoup
plus intime de sa vie et de sa pensée. De retour ensemble à Paris, ils ont
immédiatement pris contact avec le monastère de Port-Royal à Paris et
ont rencontré le Père Singlin, qui était le chef spirituel de Port-Royal
depuis la mort de Saint-Cyran quatre ans auparavant. Ce sont ses sermons
et ses conversations avec lui qui ont renforcé la résolution de Jacqueline de
devenir religieuse, une décision que Blaise a pleinement soutenue. Les
lettres écrites à cette époque montrent que Pascal lisait beaucoup la Bible,
saint Augustin, Saint-Cyran et d'autres auteurs jansénistes. Il acquiert peu
à peu une autorité spirituelle dans la famille, car il influence Gilberte, qui
vit à Cler-Mont, à embrasser l'esprit janséniste et se tourne à plusieurs
reprises vers son frère pour obtenir des conseils religieux. Dans ses
lettres, qu'il dicte souvent à Jacqueline, Pascal aborde longuement des
questions théologiques, tantôt discutant un ouvrage de Saint-Cyran, tantôt
analysant les enseignements de saint Augustin. Dans les lettres écrites en
1648, apparaissent déjà les thèmes théologiques (la grâce, la figuration, le
rapport entre la nature et le surnaturel, etc.) qui deviendront plus tard
importants dans les Lettres de la campagne et dans les Réflexions.
Dans une lettre datée du 26 janvier 1648, Pascal raconte à sa sœur une
rencontre malheureuse avec un père janséniste appelé de Rebours, qui
était le confesseur de Port-Royal. Cet incident mérite que l'on s'y attarde
car il touche de plus près la relation entre la raison et la foi. Pascal décrit
le plaisir qu'il a eu à rencontrer Rebours, à qui il a demandé la permission
de lui rendre visite de temps en temps. Lors d'une de leurs premières
rencontres, il lui dit avec enthousiasme qu'il avait lu beaucoup d'ouvrages
des jansénistes et de leurs adversaires, et qu'il était toujours en faveur des
premiers. Puis il remarque : " J'ai ensuite dit que beaucoup de choses
pouvaient être prouvées par la raison, ce que ses adversaires disaient être
contraire à la raison, et qu'en suivant le bon raisonnement, ils croiraient à
tout ce que nous avions été jusqu'ici forcés de croire sans l'aide de la
raison " (Í, 246). Cette remarque est intéressante car elle semble s'écarter
de la position que son père a enseignée à Pascal et qu'il a soutenue dans
son accusation contre Saint-Ange, à savoir que les vérités de la foi ne sont
pas à la portée de la raison. Au contraire, Pascal soutient ici que la raison
peut avoir un pouvoir de persuasion dans certains domaines de la foi
grâce à son utilisation correcte. La réaction de Rebours au commentaire
ci-dessus n'est pas moins intéressante.

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re. Pascal voyait dans cette déclaration une manifestation de l'esprit


mathématique et physique, trop confiant et suffisant, qui n'hésite pas à
soumettre les vérités de la foi à la force de la raison. En d'autres termes, il
a identifié l'opinion de Pascal avec la position même qu'il avait attaquée
impitoyablement dans le cas de Saint-Ange. Pascal a alors tenté de préciser
son opinion, mais Rebours n'y a vu qu'une simple secousse et une
confirmation de sa propre impression. Pascal a essayé en vain, mais il n'a
pas pu sortir de la catégorie dans laquelle il avait été placé, malgré ses
propres efforts. Il a quitté la réunion, amèrement convaincu qu'il n'avait
pas été compris. Il y a deux leçons importantes à tirer de cette affaire.
D'une part, le malentendu entre eux deux illustre l'attitude de certains
jansénistes de Port-Royal envers la science rationnelle et la raison
naturelle. Rebours, ainsi que plus tard le directeur spirituel de Pascal, de
Saci, voyaient en Pascal un représentant hautain de la science naturelle
rationnelle, dont le soutien et l'intelligence étaient un danger pour la
simplicité de la foi. Ils établissaient une distinction nette entre la raison et
la foi, ce qui n'était toutefois pas une position généralement acceptée à
Port-Royal. Un contre-exemple serait le théologien le plus célèbre du
jansénisme, Antoine Arnault, grand admirateur de Descartes et adepte de
son œuvre philosophique, qui joua plus tard un rôle important dans la vie
de Pascal. D'autre part, les propos de Pascal montrent aussi qu'il s'éloigne
peu à peu de l'opposition tranchée entre raison et foi que l'on peut déduire
de la doctrine des Pères et de l'affaire Saint-Ange. C'est comme s'il
commençait déjà à se préoccuper de la possibilité d'utiliser la raison
naturelle pour soutenir les vérités de la foi et de la religion, en d'autres
termes, de l'utiliser à des fins apologétiques. Le discours apologétique de
Réflexions sera plus tard le résultat de ce processus de réflexion. Il se
convainc peu à peu que le bon sens peut être utilisé dans les débats
religieux-théologiques sous certaines conditions, mais il ne prend pas la
position dont Rebours l'accuse. Il voyait plutôt une voie médiane entre les
deux extrêmes, à savoir le rejet radical de la raison et l'utilisation non
critique de la raison, que Rebours ne lui permettait pas d'argumenter.
L'engagement religieux de Jacqueline et Blaise a également ébranlé la
paix familiale. En mai 1648, sur les conseils de Singlin, Pascal informe leur
père de l'intention de sa sœur de se retirer dans un couvent. Étienne est
choqué par la décision de sa fille, il hésite d'abord, puis résiste fermement.
En réponse, il interdit à ses enfants d'avoir un quelconque contact avec
Port-Royal. Comme elle vivait encore à Rouen à l'époque, elle a confié à la
gouvernante de la famille le soin de faire respecter l'interdiction. A partir
de ce moment, Blaise et Jacqueline ne sont autorisés à contacter et à
correspondre avec les Janissaires qu'en secret. Jacqueline est dévastée par
la réaction de son père, mais Étienne reste inflexible : malgré les lettres de
sa fille le suppliant de participer à une retraite de deux semaines au
couvent de Port-Royal à Paris, il ne veut pas accepter.

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Au cours de l'été de cette année-là, la situation politique interne de la


France devient de plus en plus tendue. Le pouvoir royal est temporairement
affaibli, d'abord par les parlements, puis par les princes, qui se rebellent
contre la reine, tutrice du mineur Louis XIV, et Mazarin. Ces rébellions ont
conduit à la cessation des fonctions d'Étienne Pascal et à son retour à Paris.
Afin de régler la situation avec sa fille, il lui promet de ne pas l'épouser,
mais lui demande de se retirer dans un couvent jusqu'à sa mort et de
rester avec lui. Dès lors, Jacqueline s'enferme dans sa chambre et réduit
au minimum ses contacts avec le monde extérieur, y compris sa famille. Au
cours de l'été 1649, la situation politique et la sécurité publique à Paris se
détériorent à tel point que la famille est contrainte de passer presque une
année entière à Clermont. Pendant ce temps, Pascal poursuit ses
expériences sur l'espace et la pression de l'air.
En novembre 1650, Blaise, Jacqueline et leur père retournent à Paris.
Peu de temps après, Étienne Pascal tombe malade et a du mal à quitter
son domicile. Jacqueline l'a soigné pendant des mois. Il meurt en 1651, et
sa mort marque un tournant majeur dans la vie de Jacqueline et de Blaise.

6. L'ÉPOQUE SÉC SÉC SÉC SÉC SÉC SÉCULAIRE II (1651-1654)

La mort d'Étienne Pascal a eu un effet dévastateur sur ses enfants. La


meilleure preuve en est la lettre que Pascal a écrite à sa sœur à l'occasion
de la mort de leur père. Gilberte venait d'avoir un enfant et n'a pas pu
venir à Paris pour assister aux funérailles. Cette lettre, écrite en octobre
1651, se distingue des autres tant par sa longueur que par sa forme.
L'interprétation par Pascal du phénomène de la mort dans un cadre
strictement théologique est claire, et sa position théologique, qui continue à
suivre les enseignements de saint Augustin, saint Jean et saint Cyran, est
clairement exposée. Dans son interprétation de la vie et de la mort de
l'homme, il prend comme point de départ la thèse, toujours soulignée par
saint Augustin et les jansénistes, selon laquelle l'homme n'est plus dans
son état originel de création, mais qu'il en est tombé par le péché originel et
qu'il est depuis caractérisé par un état d'être dégradé. D'où le contraste
entre l'état naturel et l'état de grâce, ou en d'autres termes l'accent mis
sur la distinction nette entre la conception païenne et la conception
chrétienne de la réalité, de la vie et de la nature, qui deviendra plus tard
un trait caractéristique des écrits de la maturité. Tout cela est lié au concept
de la mort. Selon Pascal, alors que les penseurs non chrétiens "considèrent
la mort comme une partie de la nature", les chrétiens la voient à la
"lumière de la vérité enseignée par le Saint-Esprit". "Ne croyons donc pas
à la nature, écrit-il, qui nous dit qu'une vie est terminée ; croyons à la
vérité qui nous rend certains que cette vie est sur le point de commencer"
(I, 261).

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Elle semble refléter l'implication personnelle de Pascal : "Si j'avais perdu


[notre père] il y a six ans, écrit-il, j'aurais été moi-même un homme perdu"
(Í, 267). C'est comme s'il essayait non seulement de réconforter Gilberte
et sa famille par ses réflexions théologiques, mais aussi de surmonter son
propre manque de consolation. En dehors de cette lettre, nous n'avons
pratiquement aucune information sur les relations de Pascal avec la
religion ou la théologie de 1651 à 1654. Pendant cette période, il a dû
s'éloigner de cette spiritualité, et les preuves suggèrent que sa vie était
remplie de vie sociale et de recherche scientifique.
Dans les années qui suivent la mort d'Étienne Pascal, deux événements
importants de sa vie privée doivent être soulignés : l'héritage et la retraite
de Jacqueline. Ces deux événements mettent à l'épreuve la relation
jusque-là apparemment harmonieuse de Jacqueline et Blaise. À la fin du
XIXe siècle, les contrats de succession que Blaise et Jacqueline avaient
signés l'un avec l'autre ont été mis au jour. Dans ceux-ci, Jacqueline
renonce à son héritage de 16 000 livres en faveur de Blaise, qui accepte de
lui verser en contrepartie une rente de 1 600 livres par an. Lorsque ces
documents ont été retrouvés, les experts ont constaté qu'ils étaient
grossièrement injustes, au détriment de Jacqueline. L'un des contrats
contenait une clause stipulant que les biens de Jacqueline seraient transmis
à Blaise en cas de décès ou de retraite de celle-ci. Depuis longtemps déjà,
Jacqueline se préparait à entrer au couvent, et il semblait que son frère
voulût faire cette provision sur sa fortune. Toutefois, des recherches plus
approfondies ont montré que l'arrangement n'était pas injuste, que les
deux parties avaient agi de bonne foi et que personne n'avait été lésé. En
effet, selon le droit de l'époque, entrer dans un monastère - ou plus
précisément, prononcer un vœu perpétuel - signifiait la fin de la vie civile,
ce qui impliquait la succession de la personne. Les lois en vigueur
interdisaient toutefois expressément à une personne faisant des vœux
perpétuels de faire don de ses biens au monastère. Jacqueline a
vraisemblablement donné son héritage à Blaise parce qu'elle espérait que,
après ses vœux perpétuels, Blaise ferait don de cette somme, ou d'une
partie de celle-ci, au monastère. Ces contrats n'ont donc pas porté atteinte
aux bonnes relations fraternelles.
La mort d'Étienne Pascal ouvre la voie à Jacqueline pour réaliser son
désir de se retirer du monde. Mais elle se heurte alors à un autre obstacle :
son frère lui fait inopinément la même demande que celle de son père, à
savoir qu'elle ne doit pas le laisser seul pendant au moins deux années
supplémentaires. Jacqueline reste inflexible, et quatre mois plus tard, au
début de l'année 1652, elle part enfin pour Port-Royal sous prétexte de faire
une longue retraite spirituelle. Gilberte, qui était à Paris à l'époque, décrit
la séparation des frères dans sa biographie de Jacqueline comme suit : "La
veille au soir, [Jacqueline] m'a demandé de dire quelques mots à notre
frère sur mes intentions, pour ne pas trop le surprendre. J'ai pris les plus
grandes précautions possibles, mais quoi que je lui dise, il ne s'agissait que
d'un exercice spirituel.
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mot qui le rendrait plus familier avec ce genre de vie, il l'a pris à cœur.
Malheureusement, il s'est retiré dans sa chambre sans voir notre sœur,
qui était dans la petite pièce où elle avait l'habitude de faire ses prières.
Jacqueline n'est sortie qu'après que mon frère ait quitté la pièce, craignant
que la rencontrer ne fasse qu'augmenter sa douleur. Je lui ai donné tous
les bons vœux que mon frère lui avait envoyés, puis nous sommes tous
allés nous coucher " (M, I, 671). Jacqueline a quitté la maison tôt le
lendemain. Pascal était donc conscient que l'absence de Jacqueline n'était
pas permanente. Cinq mois plus tard, cependant, Jacqueline lui écrit une
lettre l'informant de son habillage imminent. Sachant parfaitement la
douleur qu'il faisait subir à sa sœur, il a demandé à un ami commun de lui
remettre la lettre, et il s'est donné beaucoup de mal pour la préparer à la
nouvelle, en lui demandant sa compréhension et son soutien. La lettre
montre clairement à quel point il était important pour Jacqueline que cet
événement, qu'elle attendait depuis de nombreuses années, ait lieu avec
l'approbation de son frère, car c'était la seule façon d'en faire une
véritable fête. Dans une lettre adressée à Gilberte quelques jours plus tard,
nous apprenons que Pascal, bien que très déprimé par la nouvelle et
souffrant d'un violent mal de tête, accepte peu à peu la décision de sa sœur
et, après quelques jours de tergiversations, donne sa bénédiction à
l'événement. Les réactions de Pascal montrent également qu'il a accepté
les souhaits de Jacqueline : quelques semaines plus tard, il a
vraisemblablement assisté à la cérémonie d'investiture et a ensuite fait un
don à Port-Royal, comme sa sœur le lui avait demandé. Sur les 16 000 livres
de Jacqueline, elle fait don de 4 000 livres au couvent, mais à la condition que
cette donation ne prenne effet que si elle meurt elle-même sans enfant.
Bien qu'il s'agisse d'un renoncement important de la part de Pascal, il n'a
pas entraîné de véritable conflit entre les frères. C'était seulement deux
ans plus tard.
La situation de la succession à cette époque, en 1653, était plutôt
compliquée. La fortune d'Étienne Pascal est toujours indisponible ou
difficile d'accès, en partie investie en rentes et en partie sous forme de
prêts à des débiteurs. Pascal est donc contraint de passer six mois à partir
d'octobre 1652 à Clermont, où il tente de récupérer ces prêts. En même
temps, il avait des difficultés financières. C'est à cette époque qu'il
apprend que Jacqueline est sur le point de faire le vœu perpétuel de
donner tout son héritage à Port-Royal. Comme cela n'était pas légalement
possible à l'époque et qu'elle avait déjà donné son héritage à Blaise, elle a
demandé à son frère de faire une donation au couvent. Cependant, sa
demande a été fermement refusée par Blaise et Gilberte. Dans sa réponse,
qui a été perdue, Pascal s'indigne du fait que sa sœur souhaite léguer sa
fortune au monastère plutôt qu'à eux, en dépit de la loi, et précise que la
somme n'est pas disponible et qu'il faudra peut-être des années avant
qu'ils puissent en disposer.

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Un long morceau de l'écriture de Jacqueline a survécu, qui éclaire son


point de vue et donne un aperçu de sa psyché. Ces lignes révèlent l'intense
désespoir et la tristesse que Jacqueline a ressentis face au rejet de son
frère. Jacqueline était désespérée de ne pas être obligée de prononcer des
vœux perpétuels sans dot. Bien que Sœur Angelica, l'abbesse du couvent,
lui ait assuré que l'ordre l'accepterait sans aucun don, Jacqueline s'est
sentie humiliée et a voulu utiliser son propre héritage pour couvrir ses
frais de subsistance au couvent. L'échange de vues entre les sœurs a été
suivi d'un échange de lettres, qui ont été perdues. La description de
Jacqueline montre également que Blaise avait de graves difficultés
financières à l'époque et qu'il n'était pas en mesure de s'assurer le niveau
de vie que son statut social exigeait de lui. Il est également clair que la somme
d'argent réclamée par Jacqueline n'était pas disponible pour son frère.
Pascal rentre à Paris en mai 1653 et cherche immédiatement sa sœur.
Selon le narrateur de Jacqueline, lorsque Blaise a vu combien sa sœur était
triste de son refus, incapable d'accepter l'offre généreuse de Sœur
Angélique ou de reporter ses vœux éternels de plusieurs années, il a
accédé à sa demande, non sans quelques réticences. Un fragment de lettre
montre cependant combien cette décision a été difficile pour lui. Je ne
pouvais pas le retenir : les seigneurs de Port-Royal craignaient qu'un petit
retard n'entraîne un long retard. Comme il allait bientôt être engagé dans
ce travail, il devait se décider au plus vite : il devait d'abord passer
quelques années dans l'Ordre avant de pouvoir remplir ses fonctions. Au
final, ils ont réussi à s'en sortir. Je n'ai pas pu... [ici la lettre s'interrompt]"
(Í, 273). Pascal finit par donner 5 000 livres en espèces et une rente de 1
500 livres à Port-Royal, ce qui correspond à l'héritage que Jacqueline lui
avait laissé après la mort de leur père. Ce geste, bien qu'apparemment mal
intentionné, a rétabli les bonnes relations entre Jacqueline et Blaise.
Après la mort de son père et le départ de sa sœur, Pascal se retrouve
seul et consacre davantage de temps à la vie sociale, aux salons et même, à
l'occasion, à la Cour. En avril 1652, il donne une conférence dans le salon de
Madame d'Aguillon sur le calcul et d'autres sujets scientifiques. Une lettre de
la même époque à la reine Christina de Suède à l'occasion de la remise à sa
Majesté d'une copie de la calculatrice. Christina s'intéressait vivement aux
sciences naturelles et aimait réunir autour d'elle les grands scientifiques
de l'époque, dont Descartes lui-même, qui mourut à sa cour. L'importance
de cette lettre réside dans le fait que c'est là qu'apparaît pour la première
fois le concept de "commande", qui occupera ensuite une place centrale
dans les Réflexions. Pascal décrit Christina comme la souveraine de deux
royaumes différents : son propre royaume et le royaume de l'esprit, qu'il
appelle deux ordres différents : "Le royaume de l'esprit semble appartenir à
un ordre inférieur à l'ordre supérieur de l'esprit".

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est de la chair, et peut-être même plus juste, puisque le pouvoir spirituel


ne peut être acquis et conservé que par ceux qui en sont dignes, tandis
que dans l'autre bi- rogue il ne peut être obtenu que par la descendance ou
la richesse" (Í, 270). Dans la rhétorique baroque de Pascal, c'est
précisément parce qu'elle a su réunir ces deux ordres en sa propre
personne que Christina est la plus digne de respect :
" Cet exemple unique au monde se trouve dans la personne de Madame,
en qui le pouvoir est rayonné par la lumière de la science, et la science est
éclairée par le rayonnement du pouvoir " (Í, 271). L'ordre de l'esprit ou de
la science est supérieur à celui du corps ou de la puissance, mais la
véritable excellence vient de la capacité à unir les deux, car " les deux bi-
ralités sont puissantes en elles-mêmes [...] mais l'une semble imparfaite
sans l'autre " (ibid.). Dans les Réflexions, l'exigence d'unir les ordres
disparaît, mais la hiérarchie est complétée par un troisième ordre,
surnaturel, que Pascal appellera l'ordre du cœur ou de l'amour.
La socialisation a donné lieu à de nouvelles connaissances et amitiés.
C'est le début de l'amitié de Pascal avec le prince Roannez, qu'il connaît
depuis leur jeunesse, mais c'est seulement à cette époque que leur
relation devient étroite. Le duc de Roannez est issu d'une famille
extrêmement riche et hérite de la fortune familiale à cette époque. Le vif
intérêt du prince pour les mathématiques et les sciences naturelles, ainsi
que son appréciation des réalisations intellectuelles de Pascal, ont joué un
rôle important dans le développement de leur amitié. Ils passaient
beaucoup de temps ensemble, Pascal passait du temps au domaine du duc
en Poitou, ils faisaient aussi des affaires ensemble et leur amitié étroite n'a
jamais été mise à mal. Par l'intermédiaire du duc de Roannez, Pascal
rencontre également deux personnes qui ont une influence majeure sur sa
pensée : Antoine Gombaud, dit le chevalier de Méré, et son ami Damien
Mitton. Tous deux avaient la réputation d'être des libres penseurs
sceptiques et jouissaient d'une grande popularité dans les salons
parisiens. Leur rencontre a ouvert un nouveau mode de pensée à Pascal,
dont les lectures étaient jusqu'alors essentiellement scientifiques et
théologiques. C'est alors qu'il commence à lire Montaigne plus
sérieusement et à se familiariser avec les philosophies hellénistiques, le
scepticisme et le stoïcisme, qui étaient populaires à l'époque. Il admirait sa
légèreté intellectuelle, qui le faisait connaître dans les salons et en faisait
un bon compagnon, car il savait plaire aux gens. Pascal l'a interprété plus
tard comme un mode de pensée mondain, qui contrastait avec la subtilité et
la légèreté du mode de pensée scientifique et géométrique, beaucoup plus
difficile et rigide. Il l'appelle "esprit de finesse" dans son ouvrage "On the Art
of Persuasion" et plus tard dans ses "Réflexions". Par l'intermédiaire de Méré,
Pascal rencontre également la théorie de l'"honnête homme", qui a été en
partie développée par Méré lui-même. Il s'agissait d'une doctrine éthique
de l'époque, consciemment indépendante de la morale religieuse, qui
cherchait à cultiver la noblesse de l'âme, la modestie, la générosité et la
maîtrise de soi.
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annonce une arrestation. Pascal a peut-être été initialement impressionné


par cette éthique, mais dans ses Réflexions, il était déjà sévèrement
critiqué.
Méré a eu une autre influence importante sur Pascal. En tant que grand
joueur, qui n'était pas étranger aux mathématiques, il a demandé un jour à
Pascal s'il existait un moyen mathématique permettant à un joueur de
calculer les chances de gagner et de perdre à un jeu de hasard donné. Le
problème était précisément de savoir si, en interrompant un jeu de
hasard, on pouvait utiliser les probabilités existantes de gagner et de
perdre pour déterminer la proportion des enjeux déjà placés qui
appartenait à chaque joueur. Pour simplifier, imaginons un jeu de pile ou
face joué par deux joueurs avec des mises égales, avec de l'argent en jeu.
Le joueur qui gagne plus de neuf fois sur neuf rouleaux gagne la totalité de
la somme. La question est de savoir si, si le jeu est interrompu après,
disons, le cinquième jet, il est possible de calculer exactement combien il
est juste de diviser les enjeux entre les deux joueurs, compte tenu des jets
déjà effectués et en pesant les chances. Pascal a vu le défi et a entrepris de
le résoudre. Ce faisant, il a mis au point un précurseur du calcul des
probabilités, qu'il a appelé "la règle des partis" (the rule of divisions).
L'intensification de l'activité scientifique et surtout mathématique de
ces années se reflète dans le mémoire que Pascal présente à l'Académie de
Mersenne en 1654. Le texte latin, intitulé Celeberrimae Matheseos
Academiae Parisiensi (L'Académie prééminente de mathématiques de
Paris), se composait d'une courte introduction et d'un certain nombre de
traités mathématiques. L'introduction est particulièrement remarquable
car Pascal y résume tous les résultats scientifiques qu'il a obtenus au cours
des années précédentes, y compris une référence aux travaux qu'il n'avait
pas joints à la présentation. Il énumère notamment une demi-douzaine de
petits traités d'arithmétique, puis mentionne ses études rassemblées sur
les coniques (Conicorum opus completum), fait référence à une nouvelle
étude qu'il appelle la géométrie du hasard (Aleae Geometria), qui est en fait
son travail sur le calcul des probabilités, et enfin fait référence à des
travaux inachevés, dont une étude en cours dans laquelle il voulait
résumer ses expériences sur l'espace. Malheureusement, certains des
ouvrages d'accompagnement, dont plusieurs traités sur les tranches de
cônes, ont été perdus. L'ouvrage promis sur l'espace fut achevé la même
année, intitulé Treatises on the Equilibrium of Liquids and the Pressure of the
Mass of Air, et comprenait, entre autres, deux traités sur les expériences
dans l'espace qui avaient déjà été publiés. Le mémoire ne mentionne
cependant pas un important ouvrage mathématique, vraisemblablement
écrit après, mais la même année, intitulé De la triangle arithmétique
(Arguments sur le triangle mathématique). Pascal y a créé le célèbre triangle
arithmétique, appelé depuis le triangle de Pascal.

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et qu'il a utilisé pour améliorer, entre autres, le calcul des probabilités. Cet
ouvrage, qui comprend onze traités, a été publié sous forme imprimée la
même année, mais n'a pas été diffusé. Enfin, une année très active sur le
plan scientifique est celle où Pascal correspond avec Fermat sur le calcul
des probabilités. Fermat lui-même avait développé une méthode pour cela,
mais elle différait de celle de Pascal. Ces lettres sont des documents
importants de la naissance du calcul des probabilités.

7. LA DEUXIÈME CONVERSION ET LE MÉMORIAL (1654)

La pétition adressée à l'Académie de Mersenne a été rédigée au cours


de l'été 1654. Quatre mois plus tard, la nuit du 22 au 23 novembre marque
un tournant majeur dans la vie de Pascal. C'est la date de sa soi-disant
deuxième conversion. Il rompt alors brusquement la plupart de ses
contacts scientifiques et sociaux, abandonne la recherche mathématique
pour une longue période et consacre sa vie à la réflexion religieuse et aux
lectures théologiques, et se retire du monde. Une demi-année plus tard, le
célèbre mathématicien et physicien néerlandais Christian Huygens aurait
rencontré Pascal en vain lors de sa visite à Paris. Il apprend par des
connaissances mutuelles que Pascal a renoncé à toute recherche
mathématique et physique. L'interprétation de la seconde conversion est
importante pour l'œuvre de sa vie, non seulement parce qu'elle a conduit
à un changement définitif de style de vie, mais aussi parce que,
indirectement mais pas entièrement, elle sera le fruit des plus grandes
œuvres de Pascal : les Feuilles de campagne et les Réflexions. Il est donc
important de voir la signification et le sens de l'événement aussi
clairement que possible. Pour ce faire, nous devons maintenant
interrompre brièvement la discussion sur le récit de vie et examiner plus
en profondeur les textes directement liés à l'événement de cette
conversion.
Les circonstances et les causes de la seconde conversion ont donné lieu
à un certain nombre d'hypothèses parmi les interprètes de Pascal. Il y
avait ceux qui considéraient qu'il s'agissait d'une hallucination, ceux qui
l'expliquaient par la perte de son père, le conflit entre lui et Jacqueline, et
la vie privée, et ceux qui le considéraient comme le résultat d'un accident
heureux mais mortel28 . A mon avis, une expérience de conversion ne peut pas
être indépendante des événements extérieurs, mais la déduire de ces
seuls événements semble plutôt arbitraire. Comme il s'agit d'une
expérience qui se déroule dans la sphère la plus profonde du sujet, où un
observateur extérieur ne peut pas voir, la seule interprétation
authentique est celle de celui qui l'a vécue. Si une telle interprétation
existe, l'interprète externe doit avant tout l'interroger. Nous avons la
chance d'avoir conservé deux textes dans lesquels Pascal lui-même parle
de cette expérience.

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sur. L'un est le célèbre Mémorial, le document d'une page qu'il a couché
sur le papier lors de cette fameuse nuit, et l'autre est un court essai écrit
quelques années plus tard, intitulé Écrit sur la conversion du pécheur. Ces
deux textes sont complétés par des lettres de Jacqueline qui, à cette époque,
suit de près l'évolution de son frère et qui, à deux reprises, a fait à sa sœur un
récit détaillé de la conversion de son frère. Selon Jacqueline, Pascal
n'aimait pas parler de cette expérience aux autres (c'est pourquoi elle
informe Gilberte et non Blaise) et ne partageait donc son secret qu'avec
elle et son guide. Dans ce contexte, il est intéressant de noter qu'il n'a
jamais mentionné ce qui s'est passé la nuit du 23 novembre 1654, même à
Jacqueline elle-même. Du vivant de Pascal, personne, pas même ses
confidents les plus intimes, ne connaissait l'importance de cette nuit ni
l'existence du Mémorial. Nous pouvons donc conclure que Pascal
considérait cette expérience, dont l'empreinte est conservée dans le
Mémorial, comme si personnelle qu'il ne jugeait pas la conversation la plus
intime apte à en communiquer le contenu. Avant d'examiner les deux
textes plus en détail, il convient de suivre le récit de Jacqueline.
La première lettre de Jacqueline à ce sujet a été écrite le 8 décembre
1654, soit environ deux semaines après la nuit du Mémorial. Elle y
rapporte que Pascal ressentait depuis environ un an un fort mépris pour
le "monde" et qu'il participait donc de moins en moins à la vie sociale. Le
"monde" désigne ici, bien sûr, la société séculaire, les cercles académiques
et aristocratiques, les salons et la Cour. Jacqueline a peut-être entamé le
processus trop tôt, mais il est certain qu'en 1654, Pascal avait perdu ses
illusions sur son ancien style de vie d'homme lascif. La deuxième lettre,
datée du 25 janvier 1655, est beaucoup plus longue et fournit des
informations plus détaillées. Il révèle qu'en septembre 1654, Pascal avait
atteint une étape critique de sa vie et qu'il n'avait pas hésité à partager ses
angoisses avec sa sœur. "[A la fin du mois de septembre dernier] elle est
venue me voir, et cette fois elle s'est ouverte à moi. J'étais de tout cœur
avec elle, car elle m'a dit que, alors qu'elle avait beaucoup de choses
importantes à faire, et d'innombrables choses qui pouvaient rendre le
monde attrayant pour elle, auxquelles tout le monde croyait à juste titre
qu'elle était étroitement attachée, elle ressentait une forte envie de s'en
détacher, et que son extrême répugnance pour les folies et les
amusements du monde, et ses remords continuels, lui faisaient sentir une
séparation d'avec lui, et avec une force telle qu'il n'en avait jamais
ressentie auparavant ; en même temps, il était tellement abandonné par
Dieu qu'il n'éprouvait pas la moindre affection pour lui" (M, III, 71). Il
ressort de ces lignes que la nuit du Mémorial en novembre a marqué la fin
d'une crise existentielle qui durait depuis plusieurs mois, depuis
septembre. L'essence de cette crise, telle que Jacqueline la décrit, est que
Pascal ne trouve plus de plaisir et de satisfaction ni dans la vie sociale ni
dans la recherche scientifique, bien qu'il ait fait sa part des deux. La vie
religieuse ne l'attirait pas non plus.

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Après cette visite en septembre, Pascal a rendu régulièrement visite à sa


sœur et a eu de longues conversations avec elle. Jacqueline n'est pas
entrée dans les détails, car, comme elle l'écrit, "si je devais raconter
chacune de ses visites, cela remplirait un volume ; car à partir de ce
moment-là, elles devinrent si fréquentes et si longues que je sentais que je
n'avais rien d'autre à faire que cela" (ibid.). Dans sa biographie,
Marguerite Périer lie la conversion concrète de Pascal à une telle
rencontre. Une fois, écrit-elle, la longue conversation a dû être
interrompue parce que la messe du soir allait commencer. Le sermon
portait sur l'Immaculée Conception et le début de la vie chrétienne, ce qui
a eu un effet si puissant sur Pascal qu'il a déclenché sa conversion (voir
Marguerite Pérrierier, "La conception de l'Immaculée Conception", p. 5).
Cependant, les recherches philologiques et historiques mettent en doute
l'authenticité du récit, et Jacqueline ne mentionne pas cet événement
particulier, bien que, s'il s'était produit, elle aurait évidemment jugé utile
de le mentionner. Selon le Mémorial, l'événement n'a pas eu lieu au
monastère de Port-Royal à Paris, mais dans la rue Saint-Michel de la
Francs-Bourgeois (aujourd'hui 54 rue Monsieur-le-Prince, entre le
boulevard Saint-Michel et le jardin du Luxembourg) le lundi 23 novembre
1654, "depuis environ dix heures et demie du soir jusqu'à environ douze
heures et demie du matin" (voir Í, 21-23).
D'une longueur de quatre pages seulement, Sur la conversion d'un pécheur
retrace la transformation spirituelle que Pascal lui-même a
vraisemblablement vécue. Très tôt, la paternité du texte a fait l'objet d'un
débat, certains l'attribuant à Jacqueline. Mais il a été prouvé presque sans
équivoque qu'il a été écrit par Blaise. Il n'y a pas de consensus quant à la
date du texte, certains le plaçant après la première conversion, d'autres
après la seconde. Cependant, l'opinion de Jean Mesnard est maintenant
acceptée, selon laquelle le texte a été écrit après la deuxième conversion,
en même temps que les Réflexions. Pascal utilise ici un ensemble de
concepts typiques de la Réflexion, et il est difficile de soutenir qu'il décrit
et interprète sa propre expérience de conversion.
Selon le texte, la conversion est un processus plus long : de la première
suggestion de Dieu, qui provoque d'abord une crise dans l'âme, jusqu'au
moment où l'âme est capable de contempler et de servir Dieu. Une crise
fait donc partie de la conversion. Il y a d'abord "une immense confusion et
un grand désordre" dans l'âme, puis l'âme est "saisie d'une sainte confusion
et d'une sorte d'incertitude salvatrice". On remarque que la description de
cette crise est très proche de la description que Jacqueline fait de l'état de
son frère avant sa conversion : "[l'âme] ne peut plus jouir sans entrave de
tout ce qui l'avait fascinée". Sa conscience est sans cesse troublée, et la
nouvelle lumière intérieure l'empêche de prendre plaisir aux choses
auxquelles il s'était jusqu'alors livré sans réserve. Dans la pratique de la
piété, cependant, il trouve encore plus d'amertume que dans les vocations
mondaines. [...] Ainsi, tandis que la présence de l'une et la fermeté de
l'autre luttent pour son amour, la fidélité de l'une et le manque de l'autre
éveillent en lui un sentiment d'aversion " (I, 189), écrit Pascal. Au cours de
cette crise, les objectifs antérieurs de l'homme sont dévalués, mais aucun
nouvel objectif ne prend la place.
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Pascal décrit la crise et la manière d'en sortir à l'aide de la métaphore


de la vision. La source de la crise n'est rien d'autre qu'une nouvelle vision
que Dieu suggère à l'âme. Cette vision est essentiellement spirituelle, et
son objet est la nature dépréciée ou dévalorisée de l'existence. Au début
de la conversion, cette vision remplace l'aveuglement précédent, qui
consistait à voir les choses sans valeur comme sans valeur. Cela conduit à
un état intermédiaire dans lequel l'homme ne "considère plus comme rien
ce qui doit retourner au néant", mais est encore incapable de voir de
nouvelles valeurs. Au cours de cette clarification continue de la vision,
l'homme se met "à la recherche du vrai bien". La lumière devient de plus
en plus transparente, "et dans cette lumière transparente, il se rend
compte qu'il ne peut trouver [le vrai bien] ni en lui-même ni dans le
monde extérieur, et [donc] il commence à le chercher au-dessus de lui-
même." Ce processus conduit à une ascension et à une transcendance
continues du monde fini, à la suite de quoi l'âme trouve le bien ultime,
Dieu lui-même. À ce stade, le texte se rattache à la tradition mystique dans
la mesure où l'ascension vers Dieu se termine par la visio Dei, c'est-à-dire la
vision de Dieu : "Il se réjouit d'avoir trouvé une valeur que personne ne
peut lui enlever tant qu'il la désire pour lui-même, et au-dessus de
laquelle il n'y a rien. Et grâce à cette nouvelle connaissance, il commence à
contempler son Créateur, et est rempli d'une profonde humilité et
d'adoration. En sa présence, son âme s'anéantit, et, ne pouvant former une
image suffisamment basse de lui-même, ni une image suffisamment élevée
de ce bien suprême, il fait un nouvel effort pour s'abaisser jusqu'aux plus
basses profondeurs du néant, et pour contempler Dieu dans son
immensité toujours croissante " (I, 191-192). Le point final de la
conversion est donc la contemplation de Dieu, dans laquelle l'âme est "
presque " anéantie. L'expérience de l'être est aussi l'expérience de
l'anéantissement. L'expérience de la vie est inséparable de l'expérience de
la mort. L'atteinte de la plus haute valeur n'est possible que par la perte de
tous les sens. Cependant, il n'y a pas d'unio mystica, et dans cette mesure,
la conversion du pénitent ne peut être considérée comme un texte
mystique. Pascal insiste sur le fait que, malgré la conversion, il reste une
certaine distance par rapport à Dieu : "[L'âme] prie Dieu avec ferveur, afin
que, s'il a eu la bonté de se révéler à elle, elle le supplie et le conduise à lui,
et lui dise comment parvenir à son but" (Í, 192). La conversion n'est qu'un
aperçu de Dieu, mais ce n'est ni la même chose qu'être avec Dieu ni
l'union avec lui.
Le Mémorial est une empreinte de la même expérience, mais avec un
concept très différent et sous une forme très différente. Ses lignes ont été
écrites directement après l'expérience de conversion, peut-être sans but,
ou peut-être simplement pour laisser une trace écrite de l'expérience. Jean
Mesnard compare judicieusement ces mots à la lave qui s'écoule d'un
cratère incandescent et qui commence à peine à se solidifier. Ce texte d'une
page n'était pas destiné à être publié par Pascal, et son existence a été
entourée de silence tout au long de sa vie. Il existe deux variantes du texte,
car Pascal a ensuite copié la version originale sur papier, nettoyée et
légèrement modifiée, sur une feuille de parchemin, les a pliées toutes les
deux et les a cousues dans sa cape, qu'il a portée sur lui toute sa vie.
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La page de parchemin a été perdue, mais une copie minutieuse et soignée a


survécu, préservant fidèlement la disposition interne du texte). C'est
pourquoi la postérité lui a donné le titre de Mémorial. L'existence du texte
n'a été découverte qu'après la mort de Pascal, lorsqu'un domestique l'a
trouvé cousu dans le pardessus du défunt. Le sort du texte montre
clairement que son but n'était pas de communiquer, sinon de rappeler, et
que, par conséquent, l'intention de compréhensibilité ou de discursivité
n'a joué aucun rôle dans sa formulation. Ces mots et ces phrases peuvent
donc être considérés à juste titre comme l'expression spontanée d'une
expérience. Il faut souligner que le contenu et l'essence de l'expérience
vécue par Pascal sont par nature obscurs et ne sont pas destinés à être
transmis par le texte. L'analyse sommaire du Mémorial ne sert qu'à mettre
en évidence les motifs qui reviennent ensuite dans les pages et l'esprit des
Réflexions, sans lesquels les couches profondes de l'œuvre principale
resteraient inexplorées.
Au tout début du texte, nous voyons une petite croix entourée de petits
rayons en cercle sur le parchemin. Pascal avait l'habitude de commencer
ses manuscrits par ce symbole. Les cinq ou six premières lignes
contiennent la date, et la deuxième partie est le texte de l'expérience elle-
même. Ces deux éléments sont séparés par un seul mot : le feu. Sur la
copie en parchemin, le feu est mis en majuscule au milieu de la ligne,
précédé et suivi d'une ligne de niveau d'eau divisant la page, soulignant la
différence entre les deux parties du texte.
Entre les deux parties, au centre du texte, il y a donc ce mot : feu. Ce
mot, qui exprime l'expérience elle-même, est sémantiquement destiné à
rassembler tout ce qui s'est passé dans l'âme d'une manière innommable,
mais textuellement il a un rôle de séparation : avant et après lui, d'autres
mots
les termes sont "en ordre". Dans le Mémorial avant l'incendie, on peut lire.
La veille de la fête de Saint Chrysogonus, martyr du sang et autres.
D'environ dix heures et demie du soir jusqu'à environ douze heures et
demie du matin." L'événement est calmement placé dans l'ordre du temps.
La date est précisément indiquée, tout comme la durée de l'événement, qui
est de deux heures. Il s'agit du contexte naturel de l'événement, dont
l'accent mis sur celui-ci souligne le caractère non naturel, inattendu,
choquant et dérangeant. De l'autre côté du feu, le reste du texte est
fragmenté et éclaté, avec des demi-phrases, des répétitions, des citations
latines et françaises jetées au hasard qui annulent tout ordre discursif. La
première et la deuxième partie du texte sont donc formellement opposées,
construites selon des principes différents, et sont séparées et reliées par le
feu.
Comme la deuxième partie ne présente pas d'ordre logique, elle ne doit
pas être utilisée dans l'analyse. Certaines phrases sont de Pascal et d'autres
de l'Écriture, et trois des citations sont en latin et deux en français. Les
phrases sont ordonnées en fonction de leur référentialité temporelle.

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peut être divisé en trois parties : le présent, le passé et le futur ; il convient


toutefois de souligner que le texte n'est pas non plus uniforme à cet égard,
car ces références sont constamment entremêlées. Les phrases relatives au
présent sont directement liées à l'expérience vécue, et font référence soit à
la révélation du nom divin, soit à l'état d'esprit qui l'a reçu. Les phrases se
référant au passé expriment un sentiment de culpabilité, tandis que celles
se référant à l'avenir reflètent à la fois un souci de préserver la présence
de Dieu dans le présent et un commandement pour une réponse éthique
non médiatisée à l'expérience de la présence.
Dans la première phrase après le feu, le nom du dieu qui se manifeste est enregistré :
"Dieu d'Abraham, Dieu de Jacob, Dieu d'Isaac, pas des philosophes et des
scientifiques." La formule " Dieu d'Abraham, Dieu de Jacob, Dieu d'Isaac "
a conduit à assimiler la métaphore du feu au cœur du texte au feu du buisson
ardent biblique. C'est le nom que Dieu s'est donné dans le buisson ardent,
dont le feu n'était pas un feu naturel, puisqu'il n'a pas brûlé le buisson. 30
Deux lignes plus loin, cette formule est complétée par son équivalent
chrétien : " le Dieu de Jésus-Christ ". Le premier contenu expressif du feu
est le nom de Dieu. Le texte ne se contente pas d'enregistrer le nom de
Dieu, il le sépare également d'un autre nom, celui des philosophes et des
scientifiques. Cette phrase de Pascal est devenue célèbre et est souvent
citée dans des textes philosophiques et théologiques. Car cette diction met
en évidence une différence très importante dans l'utilisation du nom de
Dieu. Plus loin, dans les Réflexions, Pascal explique que le Dieu de la foi
n'est pas une idée ou un concept abstrait, mais "un Dieu d'amour et de
pastorale, un Dieu qui remplit les âmes et les cœurs des siens" (690/556).
Un Dieu au sens philosophique, qui peut être l'objet de preuves, qui peut
servir de pierre angulaire aux hiérarchies ontologiques ou de base aux
systèmes métaphysiques, ou qui peut combler les lacunes des modèles
cosmologiques, n'est pas le Dieu vivant de la religion, mais tout au plus
son image. Il faut toutefois se demander pourquoi il est nécessaire de faire
cette distinction dans un texte qui ne s'adresse à personne, mais sert
uniquement de rappel. Il n'y a clairement aucune intention critique
derrière cela. Il s'agit plutôt d'un reflet de la connaissance qui découle de
l'expérience du feu. La révélation du vrai nom de Dieu nous fait aussi
prendre conscience de l'immense différence qui sépare ce nom de Dieu du
nom naturel de Dieu utilisé dans la spéculation rationnelle. La distinction
suggère donc que le nom divin est dupliqué par la manifestation du Dieu
vivant. Ce dédoublement sémantique est l'une des expériences
phonétiques de la conversion.
Comme en témoigne le texte, la révélation du nom du dieu crée de
fortes ondes dans l'âme. Trois phrases enregistrent ceci : "Certitude,
certitude, émotion, joie, paix. [...] Joie, joie, larmes de joie. [...] Une joie
infinie pour un seul jour d'agonie sur cette terre." Le sentiment de joie est
l'expérience spirituelle la plus puissante de toutes, si exaltée qu'elle
déborde de l'âme sous forme de larmes. Le concept de certitude est
également mis en avant,
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car seule la répétition peut exprimer sa puissance dans la première


phrase. La confiance a joué un rôle important dans la pensée de l'époque.
L'un des principaux sujets de la recherche philosophique de Descartes était
la certitude rationnelle, irréfutable et hors de tout doute, et Pascal lui-
même a consacré beaucoup d'attention à ce problème. Ici, cependant,
nous avons un type de certitude qui ne peut pas être appelé rationnel et
qui ne peut donc pas être appelé évidence descartésienne. C'est une
certitude de présence qui n'est ni empirique, ni axiomatique, ni discursive,
mais qui est au-dessus de tout doute. Par rapport à l'ordre de la sensualité
et de la raison, qui se fonde sur des preuves empiriques et rationnelles, il
s'agit d'un autre type de certitude, qu'il n'est peut-être pas exagéré
d'appeler l'expérience fondamentale de la pensée pascalienne. Dans les
Réflexions, Pascal l'appelle la certitude du cœur, et l'un des principaux
problèmes de sa pensée apologétique est de savoir comment parler de
cette certitude ou la transmettre.
Les phrases faisant référence au passé expriment un sentiment de
culpabilité : " Je m'en suis détaché [...], je l'ai fui, je l'ai renié, je l'ai crucifié.
" La culpabilité naît de la comparaison entre la confiance et le plaisir
actuels et l'état antérieur. L'existence coupable est l'existence " mondaine
", comme il est dit dans les lettres de Jacqueline, mais aussi dans le
Mémorial, le terme monde est utilisé deux fois dans un sens négatif : "
Oublier le monde et tout sauf Dieu. " Toute mondanité est un
détachement, et tout détachement de Dieu est un péché. La
reconnaissance du détachement passé, qui découle également de
l'expérience de la certitude de la présence, s'accompagne d'un sentiment
de culpabilité.
Mais la joie de la certitude d'être présent n'est pas seulement troublée
par la culpabilité du passé, mais aussi par le souci de l'avenir : comment
préserver cette certitude et comment être digne de l'être dans le futur ? La
phrase suivante est également pertinente : "Dieu, m'abandonnerez-vous ?
Je souhaite ne pas être perdue pour lui à jamais. [...] Je voudrais ne jamais
être séparé de lui." Suit une indication de la certitude quant à la manière
de préserver la Présence : " Il ne peut être préservé que par les moyens
enseignés par l'Évangile ". En effet, l'inquiétude mêlée à la plénitude d'une
joie débordante indique que la visio Dei est incomplète et ne doit pas être
confondue avec la pure "vision d'un visage à l'autre". L'homme est un être
vivant et mortel qui doit poursuivre sa route dans le monde, ce qui
comporte le danger, voire la nécessité, de la séparation. Pourtant, il doit
choisir de vivre sa vie dans la certitude de la présence. Le mot pour cela
est exprimé par un commandement : "L'obéissance inconditionnelle à
Jésus-Christ et à mon guide spirituel". La deuxième moitié de cette phrase
mérite l'attention. La direction spirituelle était une pratique courante chez
les Janésiens. Chacun avait un directeur spirituel, généralement une
personne de l'église, mais souvent un laïc remplissait cette fonction. C'est
ainsi que Pascal lui-même devient quelques années plus tard le directeur
spirituel de la sœur du duc de Roannez. Comme l'a témoigné Jacqueline, la
crise de Pascal avant sa conversion faisait partie de sa conviction, qui
provenait de
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était également due à sa réticence à se soumettre aux autorités jansénistes.


Dans la même phrase, cette aversion se traduit par une détermination : à
côté de Jésus-Christ, il suivra aussi les instructions d'une autorité
ecclésiastique. Dans son texte sur la conversion du pécheur, il en formule la
nécessité : " Il commence à connaître Dieu et désire ardemment le
rejoindre ; mais ne sachant comment le rejoindre, il fait comme celui qui,
cherchant un certain lieu, s'est égaré et, le voyant, interroge ceux qui
connaissent parfaitement le chemin " (I, 192). La confiance en un directeur
spirituel implique l'humilité, et l'"obéissance sous condition" est une
expression de cette humilité.
Le dernier mot du Mémorial est amen, ce qui suggère que l'ensemble
du texte est une prière. Le destinataire n'est pas un autre être humain,
mais le Dieu qui s'est révélé dans le feu. Cela explique pourquoi Pascal n'a
jamais rendu ce texte public. Il ne s'agit pas d'une prière comme la
Supplication à Jésus de faire bon usage de la maladie ou le Mystère de Jésus,
que Pascal a écrits plus tard pour d'autres, et qui étaient
vraisemblablement destinés à évoquer un esprit de prière, mais l'inverse :
cette prière est l'expression d'un état de prière très intime, un état qui ne
peut être créé artificiellement ou exprimé par des mots. Les mots qui sont
formés ne peuvent que servir de rappel pour quelqu'un qui a déjà connu
cet état.

Ainsi, en novembre 1654, Pascal sort de la crise, sa vie prend un


tournant et une nouvelle direction. Marguerite Périer note que ce
revirement l'a conduit à abandonner un projet de mariage. L'intention de
se marier est également mentionnée par Racine dans son Abrégé de
l'histoire de Port-Royal, mais à part ces deux références passagères, on ne
sait rien de l'intention de Pascal de se marier. Conséquence directe de son
mariage, Pascal décide de se retirer du monde et de faire une retraite au
monastère de Port-Royal, à la campagne. Celle-ci a duré trois semaines, du 8
janvier au 28 janvier 1655. Pendant cette période, il a vécu parmi les
ermites de Port-Royal. C'était le nom donné aux hommes qui s'étaient
engagés définitivement dans le jansénisme et à Port-Royal, mais comme
ils ne pouvaient pas être membres de l'ordre (seules les religieuses
vivaient à Port-Royal), ils vivaient dans les bâtiments autour du
monastère, mais assistaient aux prières et aux services communs avec les
sœurs. Jacqueline a rapporté à Gilberte que leur frère observait les jeûnes
prescrits, assistait aux messes et aux veillées avec une dévotion totale,
ignorant complètement les prescriptions médicales précédentes. Malgré
cela, sa santé fragile ne s'est pas détériorée et il s'est même senti un peu
mieux.
La question de la pastorale de Pascal a également été réglée lors de la
retraite. Nous avons vu dans le Mémorial que Pascal avait décidé de se
soumettre à un directeur spirituel. Sur les conseils de Jacqueline, il écrit à
Singlin, le successeur de Saint-Cyran, qui hésite à accepter sa demande et
confie provisoirement à Jacqueline la direction de son frère. Mais quand Pascal a
été nommé au Port-Royal des Champs-
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Singlin a décidé de se remplacer par l'éminent théologien janséniste Isaac


le Maistre de Sakti. La conversion de Pascal, qui s'était alors acquis une
grande réputation, ne manqua pas de provoquer des remous à Port-Royal,
et non seulement Singlin eut du mal à nommer un directeur spirituel, mais
de Saci accepta également avec des réserves. Son secrétaire, Nicolas
Fontaine, écrit à propos de cet événement : " En voyant ce grand génie, M.
Singlin pensa que le monastère de Port-Royal des Champs serait le lieu le
plus convenable pour lui, où M. Arnauld l'engagerait dans les hautes
sciences, tandis que M. de Saci l'instruirait dans leur mépris ". C'est ainsi
qu'il est arrivé à Port-Royal. M. de Saci ne pouvait éviter de le rencontrer,
non pas même par devoir, mais surtout parce que M. Singlin l'avait
expressément demandé ; mais confiant dans la sainte lumière des moines
et des Écritures, il espérait que l'esprit de M. Pascal, qui d'ailleurs fascinait
et impressionnait tout le monde, ne l'aveuglerait pas" (Í, 80). Cette brève
remarque montre que Pascal a trouvé chez les jansénistes des partenaires à
la hauteur non seulement de son engagement religieux mais aussi de sa
grandeur spirituelle. De Saci s'est fait un nom en tant que traducteur des
Écritures et Antoine Arnauld a été l'un des théologiens les plus influents
de son temps, gagnant le respect et la reconnaissance de Leibniz et
Descartes. De Saci devint ainsi le directeur spirituel de Pascal, dont - selon
Jacqueline - Pascal
Cal était ravi. Il semble que leur relation ne se limitait pas à des
conversations spirituelles. En effet, il existe un écrit de cette brève
période, conservé dans une note du secrétaire cité plus haut, mais dont
une grande partie est sans doute de Pascal. Elle s'intitule : Conversation
avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne (Í, 78-99). La méthode de M. de
Saci consistait à parler à chacun d'abord de ce qu'il connaissait le mieux,
afin d'orienter la conversation de ce domaine vers Dieu. Ainsi sont nées
les Conversations, une version écrite de l'échange entre les deux hommes.
À la légère déception de Jacqueline, qui avait espéré que son frère
resterait définitivement chez les Re-Medes, Pascal quitta Port-Royal des
Champs à la fin du mois de janvier 1655, lorsque d'importantes affaires
l'appelèrent à Paris. Cependant, afin de préserver sa solitude, il reste au
couvent de Paris pendant quelques semaines sans que personne ne sache
où il se trouve, à l'exception de sa famille et de son ami le plus proche, le
duc de Roannez.

8. AVANT LES LETTRES DE CAMPAGNE (1655)

Dans l'année qui suit la retraite de Port-Royal, nous n'avons pas


beaucoup d'informations sur la vie de Pascal. Il semble avoir vécu reclus
dans sa maison louée à Paris, et n'a rencontré que peu de personnes
autres que ses amis jansénistes. La seule personne qui resta son ami fut le
duc de Roannez, qui non seulement partageait les intérêts mathématiques
et scientifiques de Pascal, mais restait également ouvert à l'engagement
religieux et théologique passionné de son ami. Le site
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Au printemps 1655, ils passent beaucoup de temps ensemble, et Pascal a


une telle influence sur le Prince qu'il subit lui aussi un processus de
conversion qui change radicalement sa façon de vivre. Marguerite Périer
raconte qu'après sa conversion, le duc de Roannez a refusé l'offre de
mariage la plus favorable du royaume de France, du moins en ce qui
concerne " la fortune, la chasteté et la personnalité " (M, I, 1102). L'oncle
du duc, le comte d'Harcourt, en est furieux et rend Pascal responsable de
cette occasion manquée. Il a engagé un domestique pour le tuer lorsqu'il a
passé la nuit au château du duc de Roannez. Mais le matin où le
domestique devait exécuter la mission, Pascal s'est levé très tôt et est
parti, la tentative de meurtre a donc échoué.
Jean Mesnard date de la même année la naissance de quelques
ouvrages controversés mais importants : l'Abrégé de la vie de Jésus-Christ,
De l'esprit géométrique et de l'art de persuader et une Introduction à la
géométrie, dont il ne reste qu'un court fragment. L'extrait de la vie de Jésus-
Christ est un texte de soixante-dix pages dont le but principal est de
réconcilier les quatre évangiles en montrant l'harmonie des parties qui
peuvent être difficiles à concilier. Dans cette œuvre, Pascal utilise
principalement des citations textuelles des Évangiles, avec seulement
quelques commentaires occasionnels. Comme il s'intéresse
principalement à la chronologie, il accorde une grande importance aux
références chronologiques. Dans la préface, il écrit, entre autres : "Ce que
les saints évangélistes ont écrit, souvent pour des raisons inconnues, ne
suit pas toujours l'ordre chronologique ; nous le retracerons donc en
fonction de l'écoulement du temps, en plaçant chaque verset de chaque
évangéliste dans l'ordre chronologique où l'événement qui y est décrit s'est
produit, du moins autant que nous le pouvons" (M, III, 249). Cet écrit, par
sa nature même, présuppose des études exégétiques considérables et des
examens chronologiques approfondis, et révèle en même temps l'intérêt de
Pascal pour la christologie, qui jouera un rôle important dans sa pensée
ultérieure.
Les deux autres articles, bien qu'ils puissent ressembler à des articles
scientifiques, ont en fait été rédigés dans un but pédagogique. On
Geometrical Reasoning and the Art of Persuasion est l'une des œuvres les plus
importantes de la période apologétique, et fera donc l'objet d'une analyse
plus sérieuse par la suite. Son importance est également démontrée par le
fait qu'Arnauld et Nicole en ont inclus une partie dans la Logique de Port-
Royal (La logique ou l'art de penser), dont la préface note avec beaucoup
de respect que cette œuvre doit surtout à M. Pascal, outre Descartes.
L'écriture de Pascal est en deux parties, qui étaient autrefois traitées
séparément. Le premier tente de discuter des fondements de la géométrie,
en examinant la nature de la science de la géométrie, son champ d'étude,
ses limites, ses principes et les éléments les plus caractéristiques de ses
principes. La deuxième partie est consacrée à l'art de la persuasion, que
Pascal divise en deux parties : la première concerne la persuasion de
l'intellect, la seconde la persuasion de la volonté. De ces deux
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ne traite que de la première, en utilisant les observations géométriques


faites dans la première partie. Il a été suggéré que On Geometric Thought
and the Art of Persuasion aurait en fait servi de préface à l'Introduction à la
géométrie, dont seul un fragment de page survit parmi les documents de
Leibniz. Ce dernier a été conçu à l'origine par Pascal comme un manuel
scolaire, et il voulait mettre les Éléments d'Euclide sous une forme plus
compréhensible. Nicole écrit qu'après sa préparation, Arnauld l'a
vivement critiqué car il pensait que la géométrie, constituée de
définitions, d'axiomes, de postulats et de théorèmes progressivement
superposés, pouvait être structurée dans un ordre plus naturel. Arnauld
ne s'est pas contenté de l'affirmer, il l'a prouvé en rédigeant ses Nouveaux
éléments géométriques (1667). Pascal a dû être convaincu par les travaux
d'Arnauld, car il a détruit les siens.
L'autre tentative pédagogique de Pascal pour faciliter l'apprentissage
de la lecture date de la même époque. Cette méthode, comme
l'Introduction à la géométrie détruite, a été écrite pour les écoles
élémentaires entretenues et gérées par Port-Royal pour les enfants des
pensionnats. Les deux nièces de Pascal, Marguerite et Jacqueline Périer,
fréquentent cette école, et Jacqueline est chargée d'y enseigner la lecture et
l'écriture. C'est pour elle que Pascal a développé sa méthode
d'enseignement de la lecture. L'idée était que les lettres ne devaient pas
être appelées par leur nom habituel (c'est-à-dire ix (x), igrec (y), zed (z),
etc.) mais directement par les sons qu'elles représentent, une différence
qui causait des difficultés aux enfants pour apprendre à lire. La
description de cette méthode est conservée dans la Grammaire de Port-
Royal de Nicole et Lancelot.

9. LA PÉRIODE DES LETTRES DE CAMPAGNE (1656-1657)

En janvier 1656, la vie de Pascal prend un autre tournant. Comme nous


l'avons vu, avant sa seconde conversion, il fréquentait assidûment les
salons et jouissait d'une grande notoriété sociale. Lors de sa conversion, il
a rompu avec ce mode de vie et s'est retiré du monde. Cependant, au cours
de l'année 1656, il fut contraint de se mettre dans l'illégalité, d'utiliser des
pseudonymes, de se cacher et, à l'exception de quelques initiés, personne
ne connaissait ses allées et venues souvent changeantes. Il y était
contraint par le fait qu'il était l'auteur des Lettres du pays, des lettres qui
non seulement trouvaient un écho auprès du public laïc de l'époque, mais
qui inquiétaient aussi sérieusement les personnalités du clergé, de la Cour
et de la police d'État. Pascal a été involontairement pris au milieu d'un
grave conflit politico-religieux, et son travail a immédiatement changé les
lignes de front. Il est important de comprendre le rôle que Pascal a joué
dans la lutte théologique et politique entre les Janissaires et les Jésuites,

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nous devons faire un petit détour pour mettre en lumière le contexte


historique et théologique de ce débat.
L'existence du mouvement janséniste, qui a duré un siècle et demi, a été
entachée de conflits constants, qui ont finalement conduit à sa disparition.
Le mouvement avait deux principaux adversaires : l'État français et
l'ordre des jésuites. Nous avons déjà souligné que les relations entre les
Janissaires et l'État n'étaient pas entièrement harmonieuses. Richelieu
considère Jansénius comme un ennemi personnel et, dans un de ses écrits,
il critique sévèrement et ridiculise la politique du cardinal. Ce désaccord
conduira plus tard au sac de Saint-Cyran en 1638. Le successeur de
Richelieu, Mazarin, partage l'antipathie de son prédécesseur et est
également marqué par un fort antijansénisme. Son opposition aux Jésuites
était à la fois politique et théologique. Les jésuites étaient très bien placés
à la cour et avaient donc une influence considérable sur les décisions
politiques, qu'ils exploitaient parfois (l'un des plus farouches opposants des
jésuites, le père jésuite Annat, était le confesseur de Louis XIV). Mais la
principale source de conflit avec eux était le désaccord théologique. Le
jansénisme, en tant que mouvement réformateur, se distancie des
protestants en raison de son attachement au catholicisme, mais il rejette
aussi fermement le courant théologique représenté par les jésuites, à
savoir le mouvement de la Contre-Réforme.
Le principal point de conflit entre les jansénistes et les jésuites était la
question de la grâce. En faisant revivre la doctrine de la grâce de saint
Augustin, Jansenius a reformulé une doctrine théologique qui contrastait
fortement avec l'enseignement des Jésuites sur la grâce. La grâce est
l'action directe de Dieu sur l'âme humaine. La question de cette influence
était de savoir quelle était sa nature, jusqu'où elle s'étendait et quelles
causes pouvaient lui être attribuées dans la vie humaine. L'effet attribué à
la grâce était, bien entendu, étroitement lié au problème du libre arbitre
humain. Comment est-il possible d'affirmer la liberté de l'agent, c'est-à-dire la
possibilité du libre choix, tout en attribuant à la grâce un rôle dans
l'exécution de certaines actions ? Une trop grande importance accordée à la
grâce nuit à la liberté de la volonté, et une trop grande importance accordée
à la liberté de la volonté éclipse le rôle de la grâce divine dans l'action. Dans
ce débat, les jansénistes étaient du côté de la grâce, les jésuites du libre
arbitre. Selon les jansénistes, pour qu'un croyant puisse suivre les
commandements de Dieu et vivre dans l'esprit de l'Évangile, il a besoin de
ce qu'on appelle une grâce efficace, que Dieu lui donne ou ne lui donne
pas. En son absence, l'homme est incapable de surmonter ses désirs
primaires et pèche inutilement. Selon l'enseignement théologique des
Jésuites, en revanche, Dieu a préalablement donné à tous les hommes une
grâce dite suffisante, qui est la possession permanente de chacun et dépend
de son libre arbitre, qu'il l'utilise et garde les commandements de Dieu ou
non. Ce débat était, mutatis mutandis, une reprise du débat du Ve siècle
entre saint Augustin et Pélage, pour lequel les auteurs jansénistes
appelaient également les jésuites des "demi-pélagiens". Lors du débat, le
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L'un des arguments des jansénistes était l'exemple de Pierre : l'apôtre


avait renié son maître contre sa volonté, parce qu'il n'avait pas la grâce
nécessaire à ce moment-là pour partager la souffrance du Christ.
L'importance de ce débat est illustrée par le fait que, par exemple,
l'interprétation de la conversion dépendait de la position adoptée dans
celle-ci. Selon les jansénistes, la conversion ne pouvait se produire que par
la grâce de Dieu chez ceux que Dieu avait choisis et appelés à la vie
chrétienne. Pour les Jésuites, cependant, il s'agit plutôt d'une question de
volonté, puisque Dieu appelle tous les hommes à la voie du salut.
La confrontation entre les deux camps devient progressivement plus
acrimonieuse. Saint-Cyran laisse la direction intellectuelle de Port-Royal à
Singlin, et confie la défense des doctrines de Jansénius (i.e. Saint Agostino)
à son disciple le plus talentueux, Antoine Arnauld. L'histoire de la famille
Arnauld est étroitement liée au jansénisme. Les sœurs d'Antoine Arnauld,
Sœur Angélique et Sœur Agnès, ont été abbesses de Port-Royal pendant
plusieurs décennies. Ils sont responsables de la réforme du couvent, et
c'est en partie grâce à eux qu'il est devenu un bastion du jansénisme. Leur
autre frère, le théologien Arnauld d'Andilly, était l'un des ermites de Port-
Royal qui joua un rôle important dans l'organisation de l'école primaire.
Le plus éminent des quatre frères était Antoine Arnauld, également connu
sous le nom de "Grand" Arnauld. Comme nous l'avons déjà mentionné, il a
été l'un des théologiens les plus influents de son temps, et son travail
philosophique, logique et mathématique a également été très important.
La thèse de doctorat d'Arnauld, soutenue à la faculté de théologie de la
Sorbonne, présentait déjà des traits jansénistes reconnaissables. Il s'est
retrouvé au centre de l'attention avec son ouvrage On the Frequent
Communion (1643), dans lequel il défend les doctrines de Saint Cyran, et
peu après, avec sa The Moral Theology of the Jesuits (1644), il lance une
attaque ouverte contre l'ordre des Jésuites. Arnauld était alors docteur en
théologie à la Sorbonne. Après une escarmouche mineure, les Jésuites
lancent une contre-attaque en 1649. La faculté de théologie de la
Sorbonne a condamné et déclaré hérétiques cinq déclarations
théologiques prétendument contenues dans l'Augustin de Jansénius. Après
plusieurs années de querelles, le pape Ince X fut finalement persuadé de
condamner les cinq déclarations.31 Arnauld se défendit alors en affirmant
que les cinq déclarations - par ailleurs très vagues et ambiguës -
condamnées par le pape étaient bien hérétiques, mais qu'aucune d'entre
elles ne se retrouvait dans l'œuvre de Jansénius sous la forme où elle se
trouvait. La question n'a pas été facile à trancher, car l'Augustin grand
format, en deux colonnes et en petits caractères, comptait plus de 1100
pages.
En 1655, une autre confrontation a lieu : le curé anti-janséniste de
Saint-Sulpice refuse l'absolution à un aristocrate sauterelle lors d'une
confession parce qu'il refuse de rompre ses liens avec ses amis
jansénistes. Il justifie sa décision par le fait que les jansénistes sont des
hérétiques. Arnauld a répondu à cette affaire dans deux ouvrages offensifs
Lettre à un néo-
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au fabuliste et la seconde Lettre à un prince et à un pair. Il y prend à nouveau la


défense des doctrines jansénistes, affirmant que qualifier le jansénisme
d'hérétique équivaut à qualifier Saint Augustin d'hérétique. Au tout début
de l'année 1656, en réaction, les Jésuites parviennent à faire condamner
les deux ouvrages par la Sorbonne, alors que de nombreux médecins se
rangent du côté d'Arnauld. La Faculté de théologie met à l'index les œuvres
d'Arnauld et le prive de son doctorat, ainsi que tous les médecins qui ont
pris sa défense. Arnauld doit se cacher de peur d'être exilé à la campagne,
ce qui l'aurait privé de la possibilité de se défendre.
L'expulsion d'Arnauld de la Sorbonne est une victoire majeure pour les
Jésuites. D'une part, parce que la Sorbonne était une autorité importante
aux yeux de l'opinion publique, et d'autre part, parce qu'elle rendait
l'implication d'Arnauld dans la bataille théologique largement impossible.
Les jansénistes sont également très négatifs face à cette évolution,
beaucoup craignant la fermeture et la liquidation de Port-Royal. Leurs
craintes n'étaient pas infondées, car Mazarin a effectivement fermé les
écoles primaires de Port-Royal pendant quelques mois. C'est à ce moment
de la crise que Pascal a été pris au dépourvu.
Arnauld a eu l'idée que le débat entre jésuites et janésiens devait être
déplacé des facultés de théologie et des palais des évêques vers les salons,
c'est-à-dire rendu accessible au grand public. Cela nécessitait toutefois des
textes d'une nature très différente de ce qui avait été écrit jusqu'à présent.
Il fallait un style plus léger, plus lisible, plus accessible, plutôt qu'un
discours théologique lourd. Et à Port-Royal, où les excellents théologiens
ne manquent pas, il n'y a personne qui soit à l'aise dans un style littéraire
léger. C'est alors que plusieurs jansénistes importants viennent rendre
visite à Arnauld dans sa cachette parisienne. Parmi eux, il y avait Pascal.
Une anecdote de Marguerite Périer nous apprend qu'Arnauld cherchait
depuis un certain temps à écrire un texte qui répondrait à ces exigences. "
M. Arnauld a écrit un texte qui a été reçu avec une modération polie par
les messieurs de Port-Royal lorsqu'on leur en a donné lecture. Alors M.
Arnauld, qui ne tenait pas à être reconnu à tout prix, a dit : "Je comprends
qu'ils trouvent mon écriture mauvaise, et je pense qu'ils ont raison." Puis
il se tourne vers M. Pascal : " Mais vous, qui êtes encore jeune, vous
pourriez faire quelque chose pour la cause. " M. Pascal a écrit la première
lettre et la leur a lue. M. Arnauld s'est exclamé : "C'est bien, vous allez
aimer ! Nous devons l'imprimer !" Ils l'ont fait, et, comme nous le savons,
ce fut un grand succès. Alors ils ont continué." Voilà donc l'histoire de la
naissance de la première Country Letter. Mais l'anecdote est plutôt
douteuse pour plusieurs raisons. Nicole, un collègue d'Arnauld, raconte
une histoire différente dans la préface de la traduction latine des Lettres
de la campagne. Selon elle, c'est Arnauld qui a d'abord pensé à demander
de l'aide à Pascal, janséniste depuis un an, alors qu'à l'époque personne (y
compris Pascal lui-même) ne savait si un scientifique ayant une formation
en mathématiques et en physique pouvait produire un texte dans ce style.
Quand Arnauld lui a demandé d'écrire un libre
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en disant qu'il n'était responsable que de la rédaction du texte, mais qu'il


souhaitait que les autres l'aident pour la rédaction finale. Quand il s'y est
mis, il a écrit un texte qu'ils ont tous trouvé excellent. La première Country
Letter a été publiée à la fin du mois de janvier 1656. C'est le début d'une
période d'un an et demi pendant laquelle l'énergie intellectuelle de Pascal
est principalement occupée à écrire des lettres. En mars 1657, un total de
18 lettres avaient été publiées, la dix-neuvième restant sous forme
fragmentaire.
Les lettres, qui se sont succédé à des intervalles de plusieurs semaines
à plusieurs mois pendant un an et demi, ont non seulement répondu aux
attentes, mais les ont largement dépassées. La première lettre était déjà
très populaire, et la popularité a augmenté avec chaque lettre successive.
Le public prend progressivement connaissance des débats sur les
doctrines de la grâce et la théologie morale, et en même temps s'indigne
de plus en plus des doctrines des Jésuites. Alors que les premières lettres
ont été imprimées à un peu plus de deux mille exemplaires et distribuées
gratuitement, les dernières ont été imprimées à plus de dix mille
exemplaires et n'étaient disponibles que contre de l'argent. Les
imprimeurs qui publiaient les lettres étaient souvent arrêtés et leurs
presses confisquées, mais ces mesures n'empêchaient pas la publication
de nouvelles lettres. À cette époque, Pascal de Mons logeait sous un
pseudonyme dans de petites auberges du Quartier latin et des environs, et
même sa famille n'était pas sûre qu'il soit l'auteur des lettres. Tout le
monde s'interrogeait, et même les Jésuites étaient perplexes quant à la
question de l'auteur. A leur connaissance, il n'y avait personne parmi les
Janésiens qui possédait une érudition théologique et un style littéraire
d'une telle sophistication que les Lettres du Pays. Si la rédaction finale s'est
toujours faite sous la plume de Pascal, le travail a d'abord été collectif : la
formation théologique de Pascal n'étant pas encore suffisamment établie,
Arnauld et Nicole lui fournissent du matériel théologique sous forme de
citations des œuvres des Jésuites.
Les premières lettres reposent sur une fiction : un jeune homme naïf, qui
tente de s'orienter dans les débats théologiques de la Sorbonne, rend visite
aux différents participants au débat, leur demande leur avis et rapporte
ensuite ses expériences à son ami provincial (d'où le titre des Lettres à un
provincial). La naïveté bon enfant du narrateur s'est avérée être un
excellent moyen de formuler les problèmes de manière compréhensible et
de ridiculiser les adversaires d'Arnauld et les intrigues des Jésuites. A
partir de la onzième lettre, Pascal rompt avec la fiction et s'adresse
directement aux jésuites, les deux dernières lettres étant adressées au
père Annat, qui tente de répondre aux lettres de la Campagne par un écrit
défendant la cause jésuite. Cependant, toutes les tentatives de réponse des
Jésuites se sont avérées impuissantes. L'opinion publique s'est fermement
retournée contre eux, et leurs écrits d'autodéfense médiocres et répétés
n'ont fait qu'empirer les choses. Plusieurs lettres des provinces sont lues
officiellement par Louis XIV et Mazarin, malgré la désapprobation
d'Annat. Les curés de Paris et de Rouen
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Dans la seconde moitié de 1657, l'édition complète des Lettres est publiée,
et un an plus tard, Nicole les traduit en latin, les faisant connaître en
dehors du monde francophone.
Il faut cependant constater que les jansénistes n'étaient pas unanimes
dans leur opinion sur les Niveaux. Certains, comme Sœur Angelica et
Singlin, ont condamné le ton moqueur et presque violent des Niveaux,
qu'ils considèrent incompatible avec le commandement de la charité
chrétienne. Arnauld et Nicole, en revanche, y voyaient un moyen important
et utile de défendre la vérité. Pascal était inévitable : le ton polémique qui
était déjà apparu dans plusieurs de ses textes antérieurs (par exemple sa
correspondance avec l'abbé Noël ou sa lettre à de Rebours) trouve ici son
plein épanouissement. On dit de lui qu'il a d'abord été surpris par
l'efficacité de ce style et qu'il est ensuite devenu un maître incontesté du
genre. Les Lettres du pays ont une valeur littéraire considérable, même si,
en raison de leur sujet, elles ne constituent plus une lecture très populaire.
Après la rédaction de la cinquième lettre, en mars 1656, un incident se
produit qui renforce également la position des jansénistes et qui a une
forte influence sur Pascal. Il a déjà été mentionné que les nièces de Pascal,
Marguerite et Jacqueline Périer, étaient élèves à l'internat de l'école
élémentaire de Port-Royal. Marguerite, la filleule de Pascal, souffrait d'une
maladie oculaire incurable qui empirait de mois en mois. Le nom de la
maladie était une fistule remplie de pus, une inflammation du sac lacrymal,
par laquelle les grandes quantités de pus qui se formaient dans le sac
lacrymal s'écoulaient vers les yeux et le nez. La douleur de la jeune fille
s'est intensifiée et, au bout d'un moment, elle n'a plus pu dormir. Les
médecins étaient désemparés et ne pouvaient proposer qu'une seule
solution : couper le sac lacrymal avec un couteau brûlant (l'anesthésie
n'existait pas à l'époque), mais cela ne garantissait pas la guérison et aurait
même pu entraîner la mort du patient. Jacqueline, qui avait assisté de près à
l'aggravation de la maladie, était presque dédoublée. C'est alors qu'une
relique fut brièvement apportée au monastère : une couronne d'épines du
Christ. Au cours d'une dévotion matinale, la surveillante des enfants a pris
l'épine et l'a mise sur les yeux de la malade Marguerite. Le gonflement de
l'œil s'était résorbé dans la soirée, et le lendemain matin, l'inflammation
et le pus avaient complètement disparu. Les médecins ont examiné la
petite fille et après quelques jours, elle était complètement guérie. Le
Port-Royal a gardé l'affaire secrète pendant un certain temps, puis a
demandé que le miracle soit confirmé et que les tests médicaux et
ecclésiastiques nécessaires soient effectués. Pascal lui-même était l'un des
témoins du procès. Quelques mois plus tard, l'évêque a confirmé le
miracle. Le miracle a été considéré comme un signe divin du côté des
jansénistes dans la lutte pour les Lettres du Pays. Son influence sur Pascal
est significative car c'est l'événement qui est associé au projet d'écrire les
Réflexions. Au départ, il voulait écrire un traité sur les miracles, et il a pris
des notes sur le sujet. Ce texte n'a toutefois jamais été achevé, et il a rédigé
des notes à son sujet.
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C'est à partir de ces notes et fragments qu'est née l'intention d'écrire une
grande œuvre apologétique.
Les lettres de Pascal à la duchesse de Roannez ont été écrites en même
temps que les Lettres de la campagne (voir Í, 221-241).En 1656, Mlle
Roannez, la sœur du duc de Roannez, âgée de 23 ans, était sur le point de
se marier. La nouvelle du miracle de la Sainte Épine a attiré de nombreux
pèlerins au monastère de Port-Royal des Champs. Il en va de même pour
Mademoiselle Roannez qui, au cours du pèlerinage, ressent de manière
inattendue une forte vocation pour la vie monastique et renonce à son
mariage contre la volonté de sa famille. Le duc prend le parti de sa sœur
et, afin de retarder le mariage, l'emmène dans son domaine du Poitou, lui
permettant de vivre recluse pendant des mois. C'est à cette époque que
Mlle Roannez correspond avec Pascal, qu'elle connaît depuis longtemps et
qui lui sert de guide spirituel. D'où le ton intime de ces neuf lettres qui ont
survécu. Les sujets abordés sont presque exclusivement théologiques,
Pascal offrant à sa protégée des conseils spirituels, l'incitant à persévérer
dans la prière, tout en lui révélant ses propres peurs et désirs intérieurs.
Dans ces lettres, les motifs des Reflets apparaissent sous une forme de plus
en plus élaborée.
Jean Mesnard a soutenu de manière convaincante que nous devrions
considérer comme contemporaine des Lettres de la campagne une autre
œuvre de plus grande envergure, connue de la postérité sous le nom
d'Écrits sur la grâce. Comme les Réflexions, cette œuvre de quelque 120
pages reste inachevée, et sa publication pose des problèmes philologiques
considérables aux chercheurs. Le manuscrit original a été perdu, et les
copies qui subsistent contiennent un total de 13 fragments, qui sont
regroupés de différentes manières dans les différentes éditions. Pendant
longtemps, ils ont été divisés en quatre grandes parties, les quatre Écrits (la
traduction hongroise suit ce regroupement et inclut les trois premiers
Écrits. Jean Mesnard, cependant, par des recherches philologiques
méticuleuses, a reconstitué trois unités, qu'il a publiées sous les titres
suivants : Lettre sur la possibilité des commandements, Discours sur la
possibilité des commandements32 et Traité de la prédestination. Le thème des Écrits
est en partie le même que celui des Lettres rurales, puisque là aussi la
question de la grâce est au centre. Selon une note de Nicole, Pascal a tenté
de rapprocher la doctrine augustinienne de la grâce du peuple, en faisant
valoir qu'elle était loin d'être aussi stricte et impitoyable qu'elle pouvait le
paraître à première vue. Dans cet écrit, Pascal fait déjà preuve d'une culture
théologique très développée, combinée aux compétences argumentatives
qu'il a acquises dans ses recherches en sciences naturelles et en
mathématiques.
Il convient également de mentionner deux courts écrits que Jean
Mesnard date de la seconde moitié de 1657, après les Lettres rurales, bien
qu'il soit impossible de les dater précisément. L'une d'entre elles, sur la
conversion du pécheur, a déjà été en partie

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analysé plus en détail dans le contexte de la deuxième conversion de Pascal.


L'autre article est à thème théologique et s'intitule Comparaison des chrétiens
des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui (voir KK, 21-33). Le titre n'est
pas de Pascal et est trompeur quant au sujet du texte. Jean Mesnard aurait
trouvé plus approprié le titre Le sens du baptême ou L'état des baptisés
(voir M, IV, 51), qui examine comment la pratique de l'administration du
sacrement du baptême dans l'Église a changé du début au XVIIe siècle et
pourquoi le baptême des enfants a remplacé l'institution du
catéchuménat. Pascal tente de montrer que, malgré les changements de
pratique, l'Église a préservé la spiritualité originelle, mais son œuvre vise
toujours à illustrer l'esprit originel de la Vieille Église.
Certaines lettres mathématiques de Pascal à Sluze et Huygens
concernant des problèmes géométriques subsistent à partir de la seconde
moitié de 1657. Cette surprenante tournure des événements, au cours de
laquelle Pascal a renoué de manière inattendue avec ses contacts et ses
activités scientifiques, est peut-être due à Arnauld. Arnauld, lui-même
partiellement mathématicien, n'était pas d'accord avec la décision de Pascal,
après sa conversion, de tourner le dos à toutes les activités qui ne
servaient pas la gloire de Dieu. Après les Lettres de la campagne, Pascal
revient donc aux mathématiques, et ce retour ne tarde pas à porter ses
fruits.

10. L'ÂGE DES IDÉES (1658-1659)

La période de création la plus active de Pascal se situe entre 1656 et


1658. Ses œuvres les plus importantes ont été écrites durant cette période
: les Lettres sur la grâce, les Lettres de la campagne, les Lettres des curés de
Paris, et la plupart des Fragments de réflexions, ainsi qu'une de ses œuvres
mathématiques les plus importantes, les Lettres d'Amos Dettonville. Cette
période productive dura jusqu'au début de l'année 1659, lorsque sa
maladie réapparut et devint si grave qu'elle l'empêcha de travailler
intellectuellement, sauf pendant de brefs intervalles, jusqu'à sa mort.
La rédaction et la publication des Lettres rurales sont interrompues en
mars 1657. La raison de cette décision ne peut être que spéculée, mais il
est probable qu'il y avait des raisons tactiques derrière cette décision, qui
a été prise d'un commun accord par les jansénistes. Mais c'est loin d'être la
fin du conflit - ou même de la lutte - avec les Jésuites. Presque en même
temps que la dernière lettre, la bulle Ad sacram du pape Alexandre VII a
été publiée, condamnant à nouveau les cinq déclarations, mais ajoutant
qu'elles se trouvaient dans l'Augustin de Jansenius et condamnées dans le
sens où Jansenius les comprenait. L'Assemblée des prêtres a ensuite
publié un formulaire conforme à la bulle, qu'elle voulait faire signer à tous
les ecclésiastiques, attestant de leur condamnation des cinq déclarations.
Dans le même temps, la question de la création d'une Inquisition est
posée.
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au cas où quelqu'un refuserait de signer. Toutefois, cela n'est possible qu'à


condition que le Parlement approuve la bulle papale. Pour s'en prémunir, les
jansénistes publient une lettre d'un avocat parlementaire à un ami sur la
question de l'Inquisition, qu'ils veulent instaurer en France dans le sillage de
la nouvelle bulle d'Alexandre VII. Le texte a été rédigé par Antoine
Lemaistre, juriste janséniste, mais il a peut-être aussi bénéficié des
conseils et de l'aide de Pascal. La lettre appelle à l'indépendance de l'Église
gallicane et du Royaume de France vis-à-vis de Rome. Bien que son style
soit bien inférieur à celui des Lettres rurales, elle a atteint son objectif : le
Parlement n'a pas approuvé la bulle et la signature du formulaire n'est
donc pas devenue obligatoire, du moins temporairement. Dans les mois
qui suivent, le calme relatif règne sur le front janséniste-jésuite, jusqu'à
l'indexation ecclésiastique des Lettres rurales en septembre 1657. Selon
un fragment des Réflexions, Pascal aurait répondu : "Même si mes lettres
sont condamnées à Rome, tout ce que j'y condamne est condamné au ciel.
Ad tuum, Domine Jesu, tribunal apello !" (746/920). Cependant, le calme
relatif de l'église fut bientôt troublé par un document publié par les jésuites
à la fin de la même année, intitulé Apologia in the Caesarean Church. La
casuistique était une méthode d'application de préceptes moraux généraux
à des cas particuliers (casus), méthode utilisée par les théologiens moraux
jésuites dans leurs ouvrages et ridiculisée par Pascal dans ses Lettres du
pays. Dans ce texte, les Jésuites défendent ouvertement les doctrines
morales et théologiques que les Lettres du Pays avaient publiquement
discréditées. En même temps, le ton plutôt maladroit se caractérise par une
violence grossière et un antijansénisme pur et dur qui provoquent
l'indignation générale et font plus de mal que de bien à la cause jésuite.
L'Apologia est contestée principalement par les curés de Paris, convaincus
par les Lettres du Pays ou déjà sympathisants des jansénistes. Afin d'agir
plus efficacement, ils ont demandé l'aide des seigneurs de Port-Royal, qui
n'ont bien sûr pas hésité à leur venir en aide. Les fruits de cette
collaboration sont les écrits de ceux que l'on appelle les curés de Paris. En
tout, il y a dix écrits successifs publiés entre janvier 1658 et octobre 1659,
qui peuvent être considérés comme la suite directe des Lettres rurales.
Comme ils ont été signés par huit curés parisiens, leur paternité n'est pas
claire, mais il est très probable que le premier, le deuxième, le cinquième
et le sixième ont été écrits par Pascal33 et que les autres ont probablement été
coécrits par Arnauld et Nicole. L'objectif principal de ces écrits était de
condamner l'Apologie à la défense des causalistes. Pour les jansénistes,
cette forme de protestation était une solution commode, puisqu'ils
n'étaient pas directement responsables des écrits. Les textes de Pascal
montrent un changement de style marqué par rapport aux Lettres rurales,
ce qui correspond à un public cible différent et à un objectif différent à
atteindre. Pascal attaque la théologie morale jésuite sous une forme
beaucoup plus claire et concise, et ses arguments sont en grande majorité

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essaient de prouver l'hérésie des enseignements de la Compagnie de


Jésus. Mar- guerite Périer a témoigné qu'il considérait le cinquième texte
comme son plus abouti. Ces textes ont surtout circulé dans les cercles
ecclésiastiques, et leur influence a entraîné des protestations croissantes
contre l'Apologie dans les campagnes. Le succès final est venu en 1659,
lorsque l'Apologie a été indexée à Rome. Cela met fin aux batailles sur les
Lettres rurales, qui avaient temporairement renforcé la position des
jansénistes. La théologie morale jésuite a été condamnée par Rome en
plusieurs étapes, jusqu'à ce que finalement plus des deux tiers de la
théologie contestée dans les Lettres se retrouvent à l'index.
Au moment où il écrit Les curés de Paris, Pascal vit déjà à nouveau dans
sa propre maison louée. N'étant plus dans la clandestinité, les scandales
entourant les Lettres du pays s'étaient calmés et on ignorait toujours qu'il
était l'auteur de ces lettres. On sait peu de choses de sa vie privée pendant
cette période. Il ne reste qu'une seule lettre à Gilberte et à son mari, écrite
en juin 1658, dans laquelle il s'insurge contre le mariage de Jacqueline
Périer (voir Í, 279). Jacqueline Périer, la nièce de Pascal, n'a alors que 15
ans et est, avec sa sœur, pensionnaire à l'école primaire de Port-Royal. La
famille s'attend à ce que le mariage apporte une dot considérable, ce qui
déplaît à Pascal. Dans sa lettre, il qualifie la décision de ses parents de
crime contre Dieu et contre l'homme et de totalement incompatible avec
les valeurs chrétiennes. Sa fermeté a conduit les parents à abandonner
leurs projets.
Le calme de la vie privée durant cette période s'explique également par
l'intensité du travail intellectuel. En 1658, Pascal travaille déjà sur un
nouveau projet. Il avait abandonné son traité sur les miracles au profit
d'un ouvrage beaucoup plus substantiel intitulé L'Apologie de la religion
chrétienne. Gilberte lie directement l'idée de l'œuvre au miracle de la
Sainte Épine : "C'est à cette occasion qu'il est né avec un désir
inextinguible de tenter de réfuter les arguments les plus fondamentaux et
les plus puissants des athées. Il les a étudiés avec beaucoup d'attention, et
a mis tout son esprit à trouver un moyen de les convaincre. Il se consacra
entièrement à cette fin, et consacra la dernière année de ses travaux à la
collecte de diverses réflexions sur le sujet " 34 Le résultat fut les Fragments de
réflexions, son œuvre la plus importante et la plus connue. En mai 1658,
Pascal donne une conférence à ses amis jansénistes à Port-Royal des
Champs, où il présente la structure et l'argumentation de son livre
Apologie. Parmi le public hétéroclite se trouvaient très certainement
Arnauld, Nicole et le duc de Roannez. Des années plus tard, un écrivain et
historien proche de Port-Royal, Filleau de la Chaise, résume le fil de la
conférence dans une conférence intitulée Discours sur les Pensées de M.
Pascal. 35 Cet essai fournit des données très précieuses sur la façon dont
Pascal imaginait l'ouvrage qu'il préparait, bien qu'il s'agisse surtout d'une
reconstruction très superficielle des principaux arguments apologétiques.
Comme Pascal n'a jamais enregistré précisément le titre de l'œuvre, il n'a
jamais...
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et ce n'est qu'à partir de ce texte et de la préface de la première édition


écrite par Étienne Périer que l'on peut déduire l'intention de l'auteur à cet
égard. " Il se proposait d'écrire sur la vérité de la Religion ", écrit de la
Chaise36
, et Périer note que dans cet ouvrage " [Pascal] a essayé de montrer
que la religion chrétienne a autant de preuves certaines et évidentes
qu'aucune des choses les plus incontestables du monde ". 37 Ces quelques
remarques, conformes aux souvenirs de Gilberte, montrent clairement
que Pascal a entrepris d'écrire une apologie du christianisme. Le titre et la
forme finale de l'œuvre sont remis en question car sa maladie l'a empêché
de mener à bien son projet. Sous le titre Reflets, les fragments trouvés dans
sa chambre après sa mort ont été publiés. Ces notes et textes ne faisaient
pas seulement partie de l'apologie prévue. Il comprend également des
notes de travail sur les Lettres de la campagne et les Écrits des curés de
Paris, des notes sur les miracles, des réflexions sur une œuvre inconnue,
ainsi que les traductions de textes bibliques réalisées par Pascal lui-même.
Bien sûr, la grande majorité des 900-1000 fragments (le nombre dépend
de l'édition) font partie de l'Apologie.
Dans l'histoire de la publication des Réflexions, les éditeurs ont suivi
deux pratiques : soit ils ont regroupé les fragments autour de thèmes
définis arbitrairement, soit ils ont essayé de révéler l'intention originale de
Pascal de regrouper les fragments. 38 Bien que Louis Lafu-mah ait réussi, au
milieu du siècle dernier, à prouver que Pascal avait déjà, de son vivant, classé
les quelque 340 fragments précédents (c'est-à-dire un tiers des fragments)
dans l'ordre et même dans des chapitres avec des titres, des éditions ont
été publiées depuis lors qui suivent la procédure scientifique. Malgré les
controverses qui subsistent, il est aujourd'hui généralement admis que les
Réflexions ne sont pas un recueil d'aphorismes mais un ouvrage
apologétique doté d'une structure rigoureuse et d'un ordre argumentatif
cohérent. Cet ordre, c'est-à-dire la nature de la procédure apologétique de
Pascal, ne peut être révélé que si l'œuvre est lue non pas dans un ordre
arbitraire mais en suivant la structure établie par Pascal. Mais nous ne
pourrons étayer cette affirmation que par une analyse minutieuse de
l'œuvre. La première édition des Réflexions a été publiée huit ans après la
mort de Pascal, en 1670. L'édition dite de Port-Royal a été publiée par
Arnauld et Nicole, avec une préface d'Étienne Périer, neveu de Pascal.
En 1658, une autre œuvre importante fut écrite parallèlement aux
Réflexions, publiée sous le pseudonyme des Lettres d'A. Dettonville. C'est le
dernier et peut-être le plus important des écrits mathématiques de Pascal.
Gilberte nous raconte que la naissance de cette œuvre est directement liée
à la maladie de Pascal : "La récurrence de la maladie de mon frère a
commencé par des maux de dents, qui ont complètement détruit son
sommeil. [...] Une nuit, il s'est souvenu de certaines pensées concernant le
passage de roue. La première était suivie d'une deuxième, puis d'une
troisième ; enfin, toute une série de pensées se succédaient. A partir de
celles-ci, il a composé, comme involontairement, une preuve de l'arc de la
roue, qui l'a surpris."
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(KK, 115).39 Gilberte souligne que cette découverte était une fin en soi,
c'est-à-dire qu'elle n'était qu'une distraction de la douleur, et que Pascal
n'avait aucune intention de publier ses résultats. Cependant, lorsqu'il
mentionne le cas au Duc de Roannez, celui-ci pense qu'il serait intéressant
d'utiliser cette découverte à la gloire de Dieu. Il faut montrer au monde,
dit-il, que la foi ne va pas de pair avec la stupidité, mais que les chrétiens
peuvent penser aussi bien, voire mieux, que n'importe quel athée. Il a donc
proposé à ses amis de lancer un concours pour résoudre le problème. La
solution s'étant avérée extrêmement difficile, il semblait probable que
personne ne serait en mesure de résoudre les problèmes mathématiques
posés. Dans ce cas, la grandeur de l'excellence de Pascal et sa grandeur
d'âme deviendraient évidentes pour tous. Et c'est ce que Pascal a fait. Ce
concours a donné lieu à un certain nombre d'articles, qui peuvent être
divisés en deux groupes. Le premier groupe se compose strictement des
lettres circulaires relatives à la demande, au nombre de six. Ils
contiennent en partie l'annonce du concours, les modifications des
conditions, l'annonce du résultat et d'autres détails. Il comprend
également un texte en deux parties retraçant l'histoire du problème
mathématique en question, intitulé Histoire de la roulette. Le deuxième
groupe est composé de quatre lettres contenant les solutions Pascal au
problème. Ce sont les lettres d'Amos Dettonville (Lettres d'Amos Dettonville).
Le problème mathématique était lié à l'arc d'une roue, connu dans le
jargon mathématique comme une cycloïde. 40 Un arc de cercle est la courbe
décrite par un point sur une roue lorsque celle-ci effectue un tour complet.
En termes mathématiques, un cyclois est la courbe décrite par le point
d'un cercle qui roule sur un plan sans glisser, et qui touche le plan à
l'origine, pendant le temps que met le cercle à faire un tour complet. La
nature de cette courbe et l'aire qu'elle recouvre ont longtemps intrigué les
mathématiciens. Avant même Pascal, Roberval avait découvert que l'aire sous
la courbe était égale à trois fois l'aire du cercle qui créait la courbe, et
Descartes et Fermat ont prouvé la même chose. Pascal, quant à lui, a
commencé à chercher le centre de gravité de l'aire sous la courbe, et a
réussi à le déterminer. Les questions du concours portaient également sur
la détermination du centre de gravité. Il fallait déterminer la taille de
certaines parties de l'espace sous la courbe et le centre de gravité des
corps de révolution formés de ces parties de différentes manières. Il y
avait huit questions en tout, dont quatre que Roberval avait déjà résolues, à
l'insu de Pascal. Il avait trois mois pour répondre au problème et le prix
était de 600 livres, une somme d'argent très importante pour l'époque.
Pascal a confié la gestion technique du concours à son ami Carcavy, qui a
fait déposer l'argent et a dû juger les solutions. Cependant, Pascal est resté
caché pendant toute la durée du concours, invitant anonymement les
éminents mathématiciens d'Europe à résoudre les énigmes. Le concours a
reçu un grand nombre de solutions. La plus notable est celle de Wren,
l'éminent mathématicien anglais, qui n'a pas répondu à la question de l'accès à
l'information.
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les énigmes, mais il a remarqué et a pu prouver que la longueur de l'arc de


la roue est quatre fois le diamètre du cercle qu'elle crée. Les tentatives
précédentes de Pascal pour le voir étaient vaines, mais cette découverte a
ouvert de nouvelles possibilités dans ses recherches. Il s'en est servi,
reconnaissant la grandeur de la découverte de Wren. Cependant, il s'est
retrouvé mêlé à un conflit avec deux candidats. L'un d'entre eux était
l'Anglais Wallis, qui demandait que la date de soumission soit la date
d'envoi et non la date de réception (comme c'est encore le cas aujourd'hui).
Pascal refusa fermement dans une lettre circulaire, se moquant même du
demandeur anglais, disant qu'ils pouvaient attendre des années au cas où
quelqu'un de Tartarie ou d'Indochine enverrait une solution, mais qu'elle
n'était pas encore arrivée. Bien qu'il estime que cela donnerait un
avantage considérable aux mathématiciens français, et encore plus à ceux
de Paris, il ne le considère pas comme injuste. Il a traité un autre candidat
encore plus sévèrement, peut-être parce qu'il était jésuite. Le père
Lalouvière, de Toulouse, a d'abord soumis une solution aux quatre
problèmes précédents, puis a admis que sa solution était fausse, mais a
demandé de la patience pour la corriger. Pascal a également refusé cette
demande, considérant qu'il était ridicule et honteux qu'il se donne la peine
de s'en occuper. Pascal a adopté un ton nettement arrogant dans ces
réponses, ce que la postérité lui a fait remarquer à plusieurs reprises.
Cette arrogance reflétait à la fois son sentiment de supériorité et son désir
non dissimulé de s'assurer que personne d'autre n'aurait réussi à
résoudre l'énigme : sinon, l'entreprise aurait échoué. Finalement, il n'y a
pas eu de réponse correcte, et Pascal a pu garder son argent et la gloire
qui l'accompagnait. Trois mois après la date limite du 1er octobre 1658, il
publie sa propre solution sous le pseudonyme d'Amos Dettonville.
Amos Dettonville est en fait une anagramme du pseudonyme Louis de
Montalte, que Pascal a utilisé pour l'édition latine des Lettres du Pays. Les
lettres de A. Detton-ville consistent en quatre lettres, la première adressée à
Carcavy, la seconde à Huygens, la troisième à Sluse, et la quatrième à un
certain A. D. D. S. Ce dernier, selon Mesnard, désigne Arnauld lui-même
(Arnauld Docteur De la Sorbonne). Les solutions des énigmes sont données
dans la première lettre, dont la longueur dépasse largement celle des trois
autres. Dans ce traité, Pascal a développé une méthode générale pour
déterminer le centre de gravité de toute ligne droite ou courbe, de tout
plan ou corps. Cette méthode et d'autres développées pour résoudre le
problème sont les précurseurs directs du calcul infinitésimal, avec lequel
Pascal a ouvert la voie au développement du calcul intégral et différentiel.
Des décennies plus tard, c'est en étudiant ces lettres que Leibniz a eu
l'illumination qui lui a permis de développer les méthodes de ces deux
calculs.
Jean Mesnard souligne que les trois œuvres importantes de cette
période, les Lettres du pays, les Réflexions et les Lettres d'A. Dettonville, sont
étroitement liées dans leur propos. Tous trois ont été écrits dans un but
apologétique, c'est-à-dire pour défendre la religion ou prouver sa vérité.
Ce site
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Cependant, l'opinion sur les lettres d'A. Dettonville n'est étayée par rien
dans la version finale du texte, à l'exception d'une anecdote historique, à
savoir que Pascal a écrit le concours et publié son ouvrage sur les conseils
du duc de Roannez. En outre, le fait que l'auteur ait été publié sous un
pseudonyme a permis au public d'ignorer qu'il était un chrétien engagé.
Une chose est sûre, cependant : Pascal faisait aussi beaucoup de travail
mathématique tout en écrivant ses Réflexions, et il n'était pas étranger à
l'utilisation des mathématiques à des fins apologétiques. Nous en voyons
de nombreux exemples dans les Réflexions, il suffit de penser à l'utilisation
des mathématiques à la fin et à l'utilisation des probabilités dans certains
fragments. En outre, la pensée mathématique et scientifique a joué un rôle
majeur dans le développement de toute la collection de Réflexions et de
certaines méthodes d'argumentation apologétique. Pascal, qui dans sa
jeunesse avait si constamment insisté sur la séparation de la raison des
vérités de la foi, et des sciences de la nature de la théologie, a établi dans
son apologie une relation spécifique entre les deux.

11. LES DERNIÈRES ANNÉES (1660-1662)

La maladie de Pascal a été déclenchée par le mal de dents qui l'a incité à
explorer la nature du passage de roue. Cependant, pendant une longue
période après la publication des lettres de Dettonville, dès le début de l'année
1659, il est incapable d'effectuer un quelconque travail intellectuel.
Carcavy décrit la maladie de Pascal dans une lettre : "ses forces lui font
défaut, et cela depuis la publication de son livre [...] il ne peut rien faire qui
demande la moindre attention sans être extrêmement malade" (M, IV,
666). Près d'un an et demi s'écoulent, et en mai 1660, il se rend en Auvergne
pour se faire soigner dans une station thermale non loin de Clermont-
Ferrand. Fermat, qui vivait à Toulouse et qui était impatient de rencontrer
Pascal, lui écrivit, l'exhortant à le rencontrer à mi-chemin entre Clermont-
Ferrand et Toulouse, car ils étaient tous deux malades. Dans sa réponse,
Pascal exprime son admiration pour Fermat, lui assure qu'il aimerait
beaucoup le rencontrer, mais décline l'invitation car, comme il l'écrit, "je
suis incapable de marcher ou de monter à cheval sans bâton, ni de faire
plus de trois ou quatre miles en voiture ; c'est pourquoi il m'a fallu vingt-
deux jours pour venir de Paris" (Í, 281). Il ajoute que même s'il devait
rencontrer Fermat, ce ne serait pas à cause de Fermat le mathématicien,
mais seulement à cause de ses qualités humaines, car les mathématiques
ne l'intéressent plus. Car la géométrie, écrit-il, pour être franc, bien qu'elle
soit effectivement une gymnastique intellectuelle de premier ordre, est si
inutile que je ne vois guère de différence entre un artisan habile et un
homme de géométrie. Et bien qu'il s'agisse du plus beau métier du monde,
ce n'est, après tout, qu'un métier ; et j'ai souvent dit qu'il était bon pour
tester nos pouvoirs, mais pas pour les utiliser ; je suppose donc que vous
comprenez pourquoi.
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Cette opinion de Pascal se démarque nettement de celle qu'il avait


exprimée un an auparavant : il avait déjà renoncé définitivement à la
géométrie pour se consacrer entièrement à la religion. Il retourne à Paris
en octobre 1660. Le traitement a été couronné de succès et a apporté un
soulagement durable. En octobre ou novembre, il participe à une autre
courte retraite spirituelle à Port-Royal, où il confirme son engagement
religieux et décide de se consacrer désormais uniquement à la rédaction
de l'Apologia et à la pratique des vertus religieuses.
Malgré la volonté de Pascal, deux courts écrits sont également produits
durant cette période, qui ne se rapportent pas directement à l'Apologie en
préparation : la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies et les
Discours sur la condition des Grands. La Supplication est une prière en quinze
parties qui témoigne de la vision de Pascal d'une manière religieusement
cohérente d'endurer et de vivre la souffrance physique causée par la
maladie. La question de savoir si l'écriture est juvénile ou tardive a
longtemps été débattue, mais la maturité du style suggère la seconde
hypothèse. C'est pourquoi les interprètes placent sa date de composition
dans la période de répit de la dernière grande maladie. Son style est
caractérisé par une exigence littéraire, raison pour laquelle il a été comparé
au vers en prose. La Supplication est l'un des textes spirituels-religieux de
Pascal qui a circulé en manuscrit ou en imprimé à Port Royal, tout comme
ses écrits sur la conversion du pécheur et sur le mystère de Jésus. Les Discours
sur l'état de la noblesse n'ont pas survécu à la formulation de Pascal, mais ont
été publiés par Nicole dans son ouvrage De l'éducation d'un Prince, paru
en 1670. Nicole dit avoir vu Pascal prononcer ces courts discours
oralement, puis, beaucoup plus tard, les transcrire lui-même. Il est
presque certain que Pascal a adressé ces discours au fils du duc de Luynes,
plus tard duc de Chevreuse. Le duc de Luynes était étroitement lié au
jansénisme, et son château était situé à proximité immédiate du Port-
Royal des Champs. Les ermites de Port-Royal sont donc les frères
permanents du jeune prince, et entreprennent de l'éduquer. On peut
supposer qu'Arnauld et Nicole ont joué un rôle important dans cette tutelle (la
logique de Port-Royal en est le fruit), et cela a probablement fourni
l'occasion à Pascal de s'assurer leur aide. Il n'est pas impossible que Pascal
ait eu une esquisse pour une telle occasion, que Nicole a ensuite
complétée en un texte cohérent. Les Discours sont en trois parties, et leur
principal objectif est de montrer comment une noblesse née doit se
comporter face à sa propre condition. Pascal distingue l'état social et l'état
naturel de la noblesse. Si la première les élève au-dessus du commun des
mortels, la seconde les rend pleinement égaux à tous les autres.
L'enseignement de Pascal est que les privilégiés doivent jouer le rôle qui
leur a été assigné par la naissance, puisque la hiérarchie sociale est
nécessaire, mais que ce n'est pas le cas dans un pays où l'on ne fait pas de
distinction entre les sexes.
ils doivent le faire avec une "arrière-pensée", ce qui signifie qu'ils doivent

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doit respecter leur égalité naturelle avec toutes les personnes.


L'enseignement de ce court document est parfaitement cohérent avec les
fragments de la Réflexion traitant du sujet politique et des conditions de la
justice sociale.
La dernière année de la vie de Pascal est marquée par une nouvelle
attaque politique contre les Janissaires. Cette fois-ci, elle s'avère si
violente qu'elle entraîne un conflit considérable au sein de Port-Royal et
oppose même Pascal et Arnauld. Les événements de 1661 et 1662 peuvent
être liés à la signature des formules. Nous avons déjà mentionné que
À la suite de la bulle Ad sacram du pape Alexandre VII de 1657, les jésuites
ont tenté de faire signer à tout le clergé un formulaire condamnant les
cinq déclarations figurant dans Jansenius Augustine. A l'époque, les
jansénistes avaient réussi à faire accepter cette initiative. Après la mort de
Mazarin, en 1661, c'est Louis XIV lui-même qui lance une attaque contre le
jansénisme, qu'il considère comme une force politique anti-royale, et
décide de l'éliminer. A son initiative, en février de la même année,
l'Assemblée du Pape rendit obligatoire la re-signature du formulaire. Le
principal problème du formulaire destiné aux jansénistes était qu'il ne
faisait pas de distinction entre une question de foi et une question de fait.
En d'autres termes, en signant le formulaire, elle devait non seulement
attester que les affirmations des cinq déclarations étaient hérétiques et
contraires à la foi catholique, mais aussi que les cinq déclarations se
trouvaient chez Jansenius et exprimaient ses opinions. Alors que la
première est une question de foi, c'est-à-dire une question qui relève des
institutions ecclésiastiques et du pape, la seconde est une question de fait,
même si sa valeur de vérité n'était pas facile à trancher en raison de la
longueur considérable de l'œuvre d'Augustin. Signer son formulaire sans
distinguer ces deux aspects, c'était, d'une part, marquer Jansenius comme
un hérétique et, d'autre part, exiger son consentement à la vérité d'un fait
dont la valeur de vérité était très douteuse. Malebranche, par exemple,
après avoir lu attentivement Augustin en 1673, retire sa signature parce
qu'il n'y trouve pas les cinq affirmations. Outre l'obligation de signer le
formulaire, la Cour a également pris des mesures concrètes contre Port-
Royal. Il a fermé définitivement l'école primaire, a forcé les élèves à
déménager, a interdit l'admission de nouveaux novices dans l'ordre et a
ordonné au directeur spirituel du monastère, Singlin, et à d'autres
confesseurs de partir.
Les jansénistes ont essayé de donner une réponse politique à l'attaque
politique. L'évêque de Paris, le cardinal Retz, qui aurait donné des ordres
directs pour la signature du formulaire, n'est pas à Paris. Il est remplacé
par deux vicaires, tous deux de sensibilité janséniste. En juin 1661, ces
deux vicaires donnent des instructions pour signer le formulaire dans une
circulaire de l'évêque, mais avec un ajout distinguant entre la question de
fait et la question de foi, limitant l'argument pour la signature à la seconde.

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l'ouverture. On pense que cette circulaire a été rédigée par Pascal lui-
même. Au même moment, un petit groupe de résistance se forme parmi
les religieuses de Port-Royal, qui défendent le refus de signer. L'un des
principaux porte-parole de ce groupe était Jacqueline. Pour les religieuses,
la nécessité de signer le formulaire a provoqué une grave crise de
conscience, d'une part parce que cela signifiait déclarer hérétique le
fondateur du mouvement janséniste et d'autre part parce que, la plupart
d'entre elles n'ayant aucune formation théologique, elles étaient incapables
de décider si elles signaient une déclaration vraie ou fausse. D'autres
représentants éminents du Janisme, en revanche, étaient opposés à toute
opposition à la signature du formulaire. Jacqueline est soudainement
tombée gravement malade en octobre et est décédée après quelques
semaines de maladie. Elle a souffert et est morte du même type de maladie
digestive que son frère Blaise. On suppose que sa maladie et sa mort sont
liées à la crise mentale provoquée par la signature du formulaire, bien qu'il
n'y ait aucune preuve directe de cela. Après la mort de Jacqueline, la
situation est devenue encore plus grave. Le Conseil royal a retiré sa
circulaire de juin avec les vicaires et leur a ordonné de publier une autre
circulaire leur ordonnant de signer le formulaire sans aucune explication. La
formulation était alors la suivante : "Je condamne l'enseignement de
Cornelius Jansen dans les cinq exégèses qui se trouvent dans son
Augustin". La situation qui s'est alors développée a provoqué un désaccord
entre Pascal et Arnauld.
En novembre, Pascal a écrit une courte lettre donnant son avis sur la
signature. L'article sur la signature du formulaire (Sur la signature du
formulaire) fait sensation à Port-Royal, avec deux réponses, l'une de Nicole
et l'autre d'Arnauld. Le débat a continué à faire rage jusqu'à ce qu'un total
de 13 articles soient écrits pour confirmer ou réfuter la position de Pascal.
Le dernier de ces textes a été écrit par Pascal lui-même, sous le titre "Le
grand écrit sur la signature des formules", qui n'a pas survécu. Pascal
soutenait que signer le Formulaire sous cette forme, sans distinguer entre
la question de la foi et la question du fait, c'est condamner la doctrine de la
grâce efficace, ainsi que saint Augustin et saint Paul : " quiconque signe le
Formulaire purement et sans aucune réserve signe la condamnation de
Jansénius, de saint Augustin et de la grâce efficace " (M, IV, 1207). Pascal
propose donc de préciser au moment de la signature, soit en le disant à
haute voix, soit en l'écrivant sur le papier, que la signature ne porte que
sur la question de la foi, et non sur la question du fait. Arnauld et Nicole
étaient en désaccord, d'une part, sur le fait que la signature du formulaire
impliquait la condamnation de saint Augustin et, d'autre part, sur le fait
qu'il convenait de distinguer autrement la question de fait et la question
de foi. Ils ont proposé un addendum qui stipulerait uniquement que le
signataire se soumet à l'Eglise sur la question de la foi. Ils ont fait valoir
qu'une telle addition positive implique implicitement que le signataire se
soumet à l'Église uniquement sur la question de la foi, mais pas sur la
question des faits. On peut constater que Pascal et Arnauld, à bien des
égards.
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étaient d'accord entre eux : d'une part, que le formulaire devait être signé
d'une manière ou d'une autre, et d'autre part, que la signature devait à
nouveau faire la distinction entre une question de fait et une question de
foi. Leur désaccord ne portait que sur la manière dont cela devait être fait.
Marguerite Périer rapporte une rencontre qui, selon Jean Mesnard, a eu
lieu après la publication des écrits sur les formules. Les contestataires se
sont réunis chez Pascal pour discuter de la question et de la situation.
Dans un premier temps, Pascal plaide vigoureusement en faveur de sa
position, mais lorsqu'il voit qu'il ne peut convaincre ses amis et qu'ils
prennent position contre lui, "il éprouve une douleur si intense qu'il se
sent mal, ne peut parler et perd connaissance". Quand il est revenu à lui, il
n'était entouré que de sa famille et du duc de Roannez. Lorsque sa sœur
Gilberte lui demande ce qui lui est arrivé, il répond : "Quand j'ai vu ces
hommes, que j'avais toujours cru que Dieu avait faits pour être les
connaisseurs et les défenseurs de la vérité, chanceler et sembler
abandonner la vérité, j'avoue que j'ai eu une telle douleur que je n'ai pu
me contenir et que je me suis effondré" (M, I, 1071). Comme le suggère
cette anecdote, le conflit a conduit à un éloignement important entre
Pascal et Arnauld, même s'il n'a pas abouti à une rupture ouverte. En tout
cas, Pascal n'est plus impliqué dans la vie de Port-Royal.
Pascal a passé la dernière année de sa vie à la retraite. Pendant les
brèves périodes où sa santé le lui permettait, il a consacré une grande
partie de son temps à la rédaction de l'Apologie. Dans le même temps, il
s'engage avec le duc de Roannez dans une autre entreprise commune : la
création du premier transport public parisien. Tous deux ont inventé les
"voitures à cinq sous". L'idée de base était d'exploiter des voitures
régulières dans Paris pour relier les différents arrondissements, en plus
des services réguliers de trolley entre les villes. Après l'obtention du
brevet royal, cinq lignes au total étaient en service. Les wagons se
succédaient à intervalles de 7 à 8 minutes, chacun avait 8 sièges et chaque
passager devait changer de siège pour cinq sous. Comme le règlement du
Parlement interdit aux soldats, aux laquais, aux laquais et aux travailleurs
manuels de monter à bord, et comme les classes les plus pauvres ne
pouvaient pas se permettre de payer le tarif de cinq sous, les trains étaient
principalement utilisés par les citoyens. Dans une lettre, Gilberte décrit le
succès des carrosses et le fait qu'au début il était presque impossible de
trouver une place assise (voir M, IV, 1403-1405). Pascal a passé ses derniers
mois à travailler sur ce projet, dictant des mémoires et élaborant un plan
détaillé de l'entreprise. La création des transports publics à Paris a été une
initiative d'avenir et de progrès au même titre que l'invention de la
calculatrice. Ces ambitions de Pascal offrent un contraste intéressant avec
l'orientation de la théologie janséniste, qui soulignait l'importance du
retour au passé, à la tradition et aux origines, par opposition au présent et
à l'avenir, et dont Pascal était un défenseur.

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dans ses œuvres. Cette contradiction interne place l'œuvre de Pascal à


l'intersection ou à la frontière commune de deux époques, le "passé" et le
"moderne", et se caractérise donc autant par un besoin de rompre avec le
passé et de relever les défis modernes que par une fidélité à la tradition
sociale, historique et religieuse. Dans sa biographie, Gilberte décrit
longuement le grand soin apporté par Pascal à aider les pauvres et les
nécessiteux avant sa mort. Une preuve en est qu'il avait l'intention de
donner les bénéfices des "charrettes à cinq sous" aux pauvres. À ce
propos, il rapporte qu'un jour, en rentrant de l'église à Saint-Sulpice, Pascal
rencontra dans la rue une très jolie jeune fille qui lui demanda l'aumône.
Voyant le danger qu'elle courait, il l'interrogea sur son sort, et lorsqu'il
apprit qu'elle était à moitié orpheline et que sa mère était en train de
mourir dans un hôpital, il la confia aux soins d'un prêtre dans une église
voisine. Le lendemain, il lui envoie des vêtements et une somme d'argent
importante, en demandant au prêtre de lui permettre d'entrer au service
d'une famille bourgeoise ou noble. L'histoire est intéressante car l'église
de Saint-Sulpice était un bastion jésuite. Certains ont demandé si le fait
que Pascal assiste à la messe à l'église jésuite était un signe qu'il avait
rompu définitivement avec les jésuites. De nombreux arguments ont
cherché à réfuter cette hypothèse, mais la question n'a pas été tranchée.
pour répondre à vos questions.
Le 29 juin 1662, Pascal s'installe chez sa sœur, qui vit également dans le
Quartier Latin, à côté de l'église de Saint-Étienne-du-Mont. La décision a été
prise parce que Pascal offrait un logement à une famille pauvre, dont l'un
des enfants était devenu entre-temps un veuf noir. L'infection représente
une menace importante pour Pascal, mais ne voulant pas renvoyer la
famille, il s'installe chez Gilberte, qui s'occupe de lui de manière
sacrificielle. C'était pendant la dernière période de sa maladie, qui
devenait alors critique. Il ne pouvait boire que des liquides, et les médecins
coupaient régulièrement ses vaisseaux sanguins et lui prescrivaient des
purges. Gilberte décrit comment, dans les derniers mois, il a terriblement
souffert : il avait des maux de tête, ne pouvait pas se lever, était
constamment nauséeux et avait parfois des convulsions. Le 17 août, vers
minuit, au cours d'une pause dans une crise, il a reçu les derniers
sacrements. "Il a pris les derniers sacrements et le Saint-Sacrement avec
une émotion si intense que ses larmes coulaient. Il a donné au curé une
réponse sincère, et quand il a béni le tabernacle, il a dit : "Que Dieu ne
m'abandonne jamais ! Ce furent ses dernières paroles" (KK, 157), écrit
Gilberte. Immédiatement après, il a perdu connaissance et ne l'a jamais
retrouvée. Il meurt deux jours plus tard, à 1 heure du matin, le 19 août
1662. Il fut enterré dans l'église de Saint-Étienne-du-Mont, où une plaque
de marbre marque encore l'emplacement probable de sa dépouille.

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II. Section

SCIENCES NATURELLES
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II. MATHÉMATIQUES

Dans ce qui suit, nous allons analyser les œuvres de Pascal. Ce faisant,
nous retracerons le chemin intellectuel que Pascal a suivi de la science
naturelle à l'apologie de la religion. La première partie de l'œuvre de Pascal
est dominée par ses recherches mathématiques et physiques, tandis que la
seconde (après 1654) est dominée par ses travaux théologiques,
apologétiques et philosophiques. Cependant, comme nous l'avons déjà
souligné dans la biographie, l'œuvre de Pascal ne peut être divisée en
deux parties distinctes, pas plus que le Pascal scientifique ne peut être
séparé du Pascal théologien-apologiste-philosophe. Bien que de nombreux
éléments biographiques indiquent qu'il a rompu de manière décisive avec
les mathématiques et la physique après sa deuxième conversion, son
œuvre mathématique la plus vaste et la plus importante, les Lettres d'A.
Dettonville, a été écrite après les Lettres du pays, en 1658. Cela montre, entre
autres, que la pensée mathématique est restée au cœur de l'œuvre de
Pascal tout au long de son parcours. Pascal a continué à appliquer son
approche mathématique et physique à la rédaction de ses Réflexions : sa
pensée est restée très cohérente et rigoureuse, et il aimait appliquer les
méthodes mathématiques dans des contextes théologiques et apologétiques.
Nos trois chapitres (Science naturelle, Théologie, Apologie) suivent ainsi
le développement intellectuel de Pascal, tout en soulignant que cette
division ne reflète pas fidèlement l'ordre chronologique des œuvres de
Pascal.
Notre analyse des travaux mathématiques et physiques est basée sur la
thèse que les procédures argumentatives, les méthodes, les concepts et le
langage utilisés dans ces travaux seront déterminants pour la pensée
apologétique de Pascal. Comme le dit Michel Serres : "De nombreuses
techniques argumentatives des Réflexions, qu'elles soient centrales ou
périphériques, restent incompréhensibles si elles ne sont pas strictement
liées aux Tranches de cône, au Triangle arithmétique ou à l'Arc de roue. Les
méthodes originales que Pascal a inventées semblent être transposées et
appliquées à son propre monde religieux et métaphysique.
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En examinant les écrits mathématiques et physiques, nous nous
concentrerons donc sur les méthodes qui se reflètent sous une forme ou
une autre dans les Pensées. Souligner que les fragments des Réflexions
reposent sur des méthodes rationnelles et des procédures argumentatives
qui ne peuvent être comprises qu'à la lumière de l'œuvre scientifique de
Pascal, c'est ne pas comprendre les Réflexions dans un seul système
rationnel homogène, en ignorant l'un de ses aspects les plus importants :
son caractère fragmentaire. Au contraire, comprendre la manière dont
Pascal a utilisé les procédures rationnelles dans son œuvre majeure, et dans
quel but, permettra d'expliquer pourquoi il a insisté sur un style fragmentaire
pour rédiger son apologia.
Comme le montre déjà la biographie, Pascal était avant tout un
mathématicien et un physicien qui a gagné l'admiration de ses
contemporains et de la communauté scientifique. De son vivant, Pascal
était déjà considéré comme un génie des mathématiques. Cependant, la
postérité n'a pas été aussi favorable à Pascal, et ses travaux scientifiques
ont fait l'objet de nombreuses controverses. Il y a toujours eu ceux qui
admirent les réalisations scientifiques de Pascal. D'autres, en revanche,
appellent à une approche plus sobre et soulèvent un certain nombre de
points critiques dans leur interprétation. Il est indéniable que Pascal a été
extrêmement novateur et durable dans presque tous les domaines de
recherche qu'il a entrepris. Très tôt, à la suite de Desargues, il établit les
bases de la géométrie projective, invente et réalise la première
calculatrice mécanique, établit la thèse du vide, prouve l'existence de la
pression atmosphérique, développe et applique le triangle arithmétique aux
problèmes mathématiques les plus divers, est le premier à développer une
méthode de calcul des probabilités en même temps que Fermat, et est le
premier à appliquer le calcul infinitésimal avec une méthodologie
rigoureuse. Aujourd'hui encore, le théorème de Pascal, l'équation de
Pascal et l'hexagone de Pascal en géométrie projective, le triangle de
Pascal en arithmétique, la loi de Pascal et l'unité de pression
atmosphérique en physique portent son nom, et son prestige scientifique
se reflète dans le fait qu'un langage de programmation informatique porte
son nom. Il est donc indiscutable qu'il est un génie aux multiples facettes
dans le domaine des sciences naturelles. Personne ne le remet en question.
Cependant, ceux qui cherchent à juger le scientifique Pascal de manière plus
objective affirment avant tout que Pascal n'était pas un mathématicien ou
un physicien professionnel, mais plutôt un amateur ou un artiste au talent
exceptionnel. L'opinion la plus négative à cet égard a été exprimée par un
théoricien scientifique de renom, Alexandre Koyré, dans son étude intitulée
"Le savant Pascal". 42 Selon lui, les réalisations mathématiques de Pascal ne
peuvent être comparées à celles des trois grands mathématiciens de son
époque, Fermat, Descartes et Desargues. En géométrie projective, il n'était
qu'un élève et un suiveur de Desargues, dont l'invention n'était pas la
sienne mais celle de son maître ; le triangle arithmétique n'était pas son
invention, puisqu'il était déjà connu des Arabes, mais au plus
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Il ne l'a pas perfectionnée ; il n'a jamais appliqué le calcul infinitésimal - au


sens strict - et, de plus, il n'a pas compris les intentions réelles de
Cavalieri, qui a été le premier à développer le précurseur de cette méthode
dans ses œuvres. Koyré avance également des arguments ad hominem à
l'encontre de Pascal : il estime que Pascal a injustement déterminé les
conditions de l'appel d'offres pour le passage de roue, et qu'il était sûr
d'avoir raison : Il doute également de la sincérité de Pascal dans la
description des expériences sur l'espace : soit il n'a pas réalisé les
expériences, soit il a délibérément dissimulé des faits qui affaiblissaient sa
position. Koyré voit la faiblesse du scientifique Pascal principalement dans
son opposition à l'algèbre, qu'il considère comme étant liée à son
opposition à Descartes. Il ne fait aucun doute que, si l'essentiel du travail
mathématique de Pascal se situe dans le domaine de la géométrie, et qu'il
a souvent essayé de géométriser des problèmes arithmétiques, Descartes
a marqué l'histoire des mathématiques en fondant la géométrie analytique,
qui a ouvert la possibilité d'arithmétiser la géométrie. Selon Koyré,
l'opposition de Pascal à l'algèbre est la raison pour laquelle il n'a pas
formalisé les méthodes mathématiques qu'il a utilisées dans ses œuvres.
C'est la principale raison pour laquelle Pascal ne peut être considéré
comme un mathématicien professionnel : il a fait preuve d'une grande
créativité en concevant de nouvelles méthodes pour résoudre des
problèmes spécifiques, mais il n'a pas réussi à les généraliser, à les
formaliser et à les adapter à la résolution d'autres problèmes. C'est
pourquoi, bien qu'il ait été l'un des premiers à travailler sur les
probabilités et le calcul intégral, il n'est pas considéré comme l'inventeur
de ces calculs. L'opinion de Koyré est sans doute exagérée et
négativement biaisée contre Pascal. Sa critique de Pascal doit donc être
traitée avec la même prudence et le même détachement que la critique de
Pascal du camp opposé. Pour reprendre les termes de Pascal, la vérité
entre ces deux opinions extrêmes doit être recherchée "au milieu".
Cependant, l'interprétation de Pascal par Koyré est certainement
appropriée pour encourager une vision réaliste du travail scientifique de
Pascal.

Pascal a écrit trois ouvrages mathématiques majeurs : sur les coniques,


le triangle arithmétique et l'arc de la roue. Du Conicorum opus completum,
la collection complète de traités sur les coniques, seuls un court essai
(Essai pour les coniques) et un traité (Generatio conisectionum) subsistent. Ses
traités sur le triangle arithmétique et traités connexes et ses lettres sur l'arc
de cercle (Lettres d'Amos Detton-ville) ont été publiés en livre de son vivant
et ont donc été conservés dans leur intégralité. Il avait également prévu
d'écrire un ouvrage intitulé Aleae Geometria, dans lequel il aurait résumé
ses résultats sur le calcul des probabilités. Cependant, ce projet n'a pas été
mené à terme, de sorte que ses recherches sur le calcul des probabilités ne
sont connues que par sa correspondance avec Fermat et ses travaux sur le
calcul des probabilités.
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dans une thèse sur les triangles arithmétiques. Dans les quatre sous-
sections suivantes, nous considérons (1) la géométrie projective dans le
contexte des coniques, (2) la théorie des probabilités dans le contexte de la
division des jeux, (3) les questions relatives au triangle arithmétique, et
enfin (4) la méthode des indivisibles dans le contexte de l'arc de cercle,
dans l'ordre approximatif dans lequel Pascal les a traitées de son vivant.
Avant de passer à l'analyse des œuvres spécifiques, il est toutefois
important d'aborder la question générale de la méthode dans la pensée de
Pascal, car elle est étroitement liée à la recherche et au discours
scientifiques et dérive en grande partie de la pensée géométrique.

1. MÉTHODE ET PROCÉDÉS

L'idée de méthode est devenue centrale dans la pensée moderne et est


inséparable du concept moderne de science. Dans l'école pascalienne, il
était presque banal pour Léon Brunschvicg de dire que, alors que
Descartes avait une seule méthode, Pascal en avait plusieurs. 43 Bien que
cette affirmation soit accueillie avec réserve par les commentateurs
contemporains de Descartes, elle exprime une tendance caractéristique de
la pensée de Pascal : contrairement à nombre de ses contemporains,
Pascal ne cherche pas à hiérarchiser ses méthodes de pensée et à les
subordonner à une seule méthode universelle. Dans son cas, on peut
parler d'une pluralité de méthodes.
La méthode (methodos en grec, méthode en français) signifie la voie. Un
chemin que la pensée doit suivre pour trouver la vérité, et qui offre une
protection contre l'erreur. La méthode a donc pour but de fixer les
conditions d'utilisation de la raison dans la cognition et, puisque sa tâche
est d'assurer une cognition vraie, elle est intime avec la vérité. Descartes,
qui a consacré deux ouvrages à la méthode du raisonnement juste, a
accordé une importance particulière à ce problème dès ses premières
réflexions. "Il vaut bien mieux ne jamais penser à chercher la vérité d'une
chose que de le faire sans méthode", écrit-il dans ses Règles pour la
conduite de la raison. 44 Aux côtés de Descartes, presque tous les penseurs de
l'époque se préoccupent de la méthode du raisonnement juste : Francis
Bacon, qui cherche à remplacer la logique aristotélicienne par un "nouvel
instrument" dans le Novum Organum, Spinoza, qui écrit lui aussi dans sa
jeunesse un argument sur la nécessité de réformer la raison45, ou Leibniz, qui
cherche à développer une nouvelle logique basée sur la combinatoire. 46
Pascal n'est pas une exception à c e t égard, puisqu'il a lui aussi consacré
beaucoup d'attention à la méthode du raisonnement juste. Une influence
cartésienne importante était que, comme Descartes, il croyait que la
méthode correcte de raisonnement scientifique devait être développée non
pas par la logique mais par les mathématiques, et plus particulièrement la
géométrie. Cependant,

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Pour Pascal, la pensée géométrique n'était qu'un des modes de pensée


possibles, la méthode géométrique n'était donc qu'un mode possible, mais
pas le seul mode de pensée valable et universel.
L'une des distinctions les plus frappantes entre les modes de pensée se
trouve dans le Fragment 670/1 des Réflexions, où Pascal distingue l'esprit
géométrique et l'esprit de finesse.47 Les deux ont en commun de s'appuyer sur
des principes et de les utiliser comme base de preuve et d'argumentation.
La pensée géométrique repose sur quelques principes, qui sont clairs et
lucides mais difficiles à saisir, alors que la pensée sophistiquée repose sur
de nombreux principes, qui sont dans l'esprit et doivent être gardés à
l'esprit en même temps qu'ils sont appliqués. La pensée sophistiquée
exige donc une vision claire et un esprit cohérent, tandis que la pensée
géométrique requiert une bonne imagination et une forte capacité de
raisonnement. Comme le souligne Pascal, il s'agit de deux modes de
pensée complètement différents, que peu de personnes peuvent
combiner, et il est plus courant de ne pouvoir faire ni l'un ni l'autre. De
quoi s'agit-il vraiment ? Aujourd'hui, nous appellerions pensée
géométrique la pensée scientifique, et pensée sophistiquée le type de
pensée qui permet de se connaître dans le monde, de s'accepter dans les
autres, ou de convaincre les autres de sa propre vérité. Le scientifique
"distrait", qui est capable de raisonner de manière systématique, n'est pas
nécessairement une bonne personne sociale, et une personne sociale
habile peut être loin d'être un penseur logique exact, mais a toujours sa
propre manière de s'affirmer et de convaincre les autres. Ce sont deux
méthodes différentes, bien que Pascal considère la pensée sophistiquée
comme un art plutôt que comme une méthode. Il s'agit d'une
manifestation spontanée et naturelle de l'esprit, et ceux qui peuvent
l'appliquer de manière cohérente ne sont pas nécessairement capables
d'établir des règles et de l'enseigner aux autres. Dans son ouvrage De l'art
de persuader, Pascal distingue deux types de persuasion au niveau des
vérités naturelles : la persuasion de la raison et la persuasion de la
volonté. Il classe la persuasion de l'intellect comme géométrique, et la
persuasion de la volonté comme sophistiquée. S'il décrit en partie les règles
de base de la persuasion de l'intellect, il s'abstient d'expliquer la méthode
de persuasion de la volonté - ou, pour le dire autrement : l'art de
persuader la volonté - car, comme il l'écrit, "la méthode de persuasion de la
volonté est incomparablement plus difficile, plus raffinée, plus utile et plus
admirable [que la méthode de persuasion de l'intellect], de sorte que si je
n'en discute pas, c'est parce que j'en suis incapable, si loin de mes
capacités que je considère l'entreprise comme indigne de moi" (Í, 64). De
toute évidence, il y a deux façons de penser ici, mais seule la géométrie
mérite d'être prise en considération.
En fait, la méthode géométrique est la base de toute pensée scientifique.
Cette méthode, dont Pascal a décrit les spécificités dans son ouvrage
Geometrical

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L'exigence de définition vise à rendre le discours scientifique concis, sans


ambiguïté et clair ; celle de preuve vise à établir sans aucun doute des
vérités admises. Si Pascal considère la méthode de la géométrie comme la
méthode la plus parfaite que l'homme puisse appliquer, il la distingue de
la méthode dite parfaite. La méthode parfaite n'est rien d'autre que l'idée
pure de la méthode rationnelle, qui implique l'obligation de définir toutes
nos expressions et de prouver toutes nos affirmations sans exception. Si
cela était réalisé, nous pourrions établir un système de science pure, libre
de toute ambiguïté et de toute erreur. Mais cette exigence est évidemment
impossible, puisqu'elle implique une régression infinie. Car, dans la
définition, un terme est toujours défini en utilisant d'autres termes. Pour
satisfaire à l'exigence de définition, les termes utilisés doivent à nouveau
être définis à l'aide d'autres termes, qui doivent également être définis, et
ainsi de suite à l'infini. Dans la preuve, il en va de même : un théorème est
toujours prouvé à l'aide d'autres théorèmes, qui doivent également être
prouvés à l'aide d'autres théorèmes, et ainsi de suite. Pour atteindre la
méthode parfaite, il faudrait donc aller à l'infini, ce qui est une exigence
impossible pour l'esprit humain, incapable de définir une expression
infinie et de prouver une proposition infinie, étant donné sa finitude.
"D'après tout cela, écrit Pascal, il semblerait que l'homme soit
incapable, d'une certaine manière naturelle et insurmontable, de négocier
un sujet quelconque dans un ordre parfaitement fermé. Il ne s'ensuit pas,
cependant, que nous devons rejeter tout ordre" (Í, 42). Il ne s'ensuit pas
de l'impraticabilité d'une méthode parfaite que l'homme est par nature
condamné à l'ignorance ultime. Car c'est à ce moment qu'intervient la
méthode de la géométrie, qui n'est pas parfaite, mais qui fait le maximum
pour lier l'idée de la méthode parfaite. Leur différence est que la méthode
géométrique ne définit pas tout et ne prouve pas tout : elle ne définit pas
les termes qui vont de soi et ne prouve pas les vérités qui vont de soi. Au
contraire, elle définit tout et prouve tout ce qui ne répond pas à ces
exigences. La géométrie ne définit pas, par exemple, les termes de
différence, d'égalité, de nombre, d'espace, de temps, de mouvement, etc.,
car ils sont évidents pour tout le monde, et tenter de les définir ne les
rendrait pas plus clairs, mais seulement plus confus. (NB. Pascal dit qu'il
n'est pas clair quelle est l'essence de ces termes, mais seulement ce que ces
noms dénotent.) Tous les autres termes doivent être définis à partir de ces
termes de base. De même, la géométrie ne prouve pas les vérités
premières, qu'elle appelle principes ou axiomes, puisqu'elles vont de soi,
mais elle prouve toutes les vérités non axiomatiques à partir des axiomes.

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à partir de. Dans la méthode géométrique, il existe donc un pouvoir


discriminant fondamental qui sépare les expressions évidentes de celles
qui ne le sont pas, et les déclarations évidemment vraies de celles qui ne le
sont pas. Ensuite, il est nécessaire de définir chaque expression définissable
et de prouver chaque déclaration prouvable. Selon Pascal, ce sont les
fondements de la méthode la plus parfaite dont dispose l'homme.
Cette méthode, qui définit les conditions de base de la recherche de la
vérité que toute recherche et tout discours scientifiques doivent respecter,
est aujourd'hui presque considérée comme acquise. Mais au 17e siècle, à
l'aube de la science moderne, c'était loin d'être le cas. Les travaux de
Pascal en mathématiques et en physique sont d'une grande valeur pour
l'époque car ils sont encore basés sur ces principes. Le cadre général défini
dans On Geometrical Thinking permet toutefois le développement de
nombreuses autres méthodes. Pascal s'est montré extrêmement productif
et créatif dans la mise en place de différentes méthodes. Avant de se lancer
dans la résolution d'un problème mathématique ou physique, il identifiait
généralement la méthode qui serait la plus efficace pour l'aborder. Dans ses
écrits sur les coniques, il utilise la méthode projective, dans la division des
jeux (détermination des probabilités), il développe une méthode inductive
différente de celle de Fermat, dans ses lettres sur l'arc de la roue, il applique
et améliore la méthode des soi-disant indivisibles découverte quelques
décennies plus tôt, puis, dans ces mêmes lettres, il résout de manière
inattendue un sous-problème par une méthode d'épuisement tout à fait
traditionnelle déjà utilisée par Archimède. Dans ses travaux sur la
physique, il est le premier à jeter les bases d'une méthode expérimentale
destinée à établir les conditions de la généralisation des connaissances
acquises par l'expérience. Toutes ces méthodes obéissent aux exigences de
définition et de preuve. A cet égard, Pascal a gagné le respect de ses
contemporains et de la postérité : il a toujours pris soin de ne pas laisser
d'ambiguïté, de définir chaque terme et, si nécessaire, d'insérer la
définition dans l'hème du terme défini. Ses preuves sont toujours
cohérentes et claires, les théorèmes se construisant progressivement les
uns sur les autres, en commençant par les plus simples. Cette exigence est
également présente dans ses écrits théologiques et, dans une certaine
mesure, apologétiques.
Il est important de noter que Pascal a accordé encore plus d'attention
que Descartes à la clarté du langage scientifique. Cela se reflète dans
l'exigence de la méthode géométrique pour les définitions. Pascal a pris
grand soin de distinguer les définitions de noms des définitions d'objets. La
définition d'un nom n'est rien d'autre que le fait de nommer, c'est-à-dire
de déterminer le sens dans lequel un terme est utilisé. La définition d'un
sujet, en revanche, cherche l'essence d'un concept et tente de le définir. La
géométrie n'utilise que des définitions de noms, où l'erreur est exclue, car
la définition ne fait pas une déclaration sur une chose, mais la définit
seulement.

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Nous convenons qu'à partir de maintenant, nous utiliserons tel et tel terme
dans tel et tel sens. L'objectif principal est de rendre le discours exempt
d'ambiguïté et de le raccourcir. L'exigence de définition déplace le centre
d'intérêt de la méthode géométrique vers la communication. Bien sûr,
dans la recherche solitaire de la vérité, il n'est pas mauvais d'être
conscient des termes utilisés, mais l'exigence de parler clairement devient
vraiment importante lorsque nous voulons communiquer la vérité que
nous avons trouvée, c'est-à-dire en convaincre les autres. Un examen plus
approfondi du travail de Pascal montrera pourquoi la persuasion est si
importante dans la méthode. Presque toutes les œuvres de Pascal ont un
ton polémique, écrites contre quelqu'un, pour défendre quelqu'un ou pour
essayer de convaincre quelqu'un de sa vérité. Dans ses ouvrages
physiques, il se dispute avec les adversaires du vide, en particulier le père
jésuite Noël, dans les lettres d'Amos Dettonville avec les mathématiciens,
notamment les pères jésuites Lalouvière et Tacquet, qui attaquent la
méthode des indivisibles, dans les Lettres du pays avec l'ensemble de l'ordre
jésuite, puis personnellement avec le père Annat dans ses Écrits sur la grâce,
ceux qui n'acceptent pas la doctrine agostonique de la grâce, dans la
Conversation avec M. de Saci, avec son directeur spirituel, le janséniste
Sakti, dans la Sur la pensée géométrique, avec Mire, qui veut expulser
l'infini du champ de la géométrie, et enfin, dans les Réflexions, avant tout
avec les libertins et les athées. Pascal est donc presque toujours en
dialogue, toujours en train de s'adresser à quelqu'un, et la méthode dicte
donc non seulement l'usage de la raison mais aussi la manière de
communiquer la vérité. La méthode géométrique est une condition
essentielle de la connaissance scientifique. Cependant, comme elle a son
propre champ d'application, elle a aussi ses limites. Tout au long de son
œuvre, Pascal fait la distinction entre les vérités naturelles et les vérités
surnaturelles. Alors que les vérités naturelles sont du domaine de la
raison, les vérités surnaturelles sont acquises principalement par la
révélation et l'autorité. La méthode géométrique établit les conditions de la
cognition naturelle, mais ne peut être utilisée pour découvrir des vérités
surnaturelles. De nouvelles méthodes sont donc nécessaires pour
découvrir ces vérités. Il est important de souligner que chez Pascal, la
méthode géométrique pour découvrir les vérités naturelles est
constamment confrontée à ses propres limites. Paradoxalement, c'est
précisément l'infini qui le limite. Nous avons déjà vu que l'exigence de
régression infinie rend impossible l'obtention d'une méthode parfaite. En
même temps, l'infini n'est pas seulement inscrit dans les principes, mais
définit aussi l'horizon de la recherche scientifique. Il est impossible
d'épuiser l'infini de la nature par la méthode géométrique, et impossible
d'atteindre les vérités ultimes de l'existence. La vérité, en raison de
l'infinité de la nature, transcende infiniment cette méthode et, par
conséquent, la science exacte elle-même. Dans sa pensée théologique et
apologétique, Pascal est resté fidèle à l'exigence de la méthode.

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mais comme ces domaines dépassent le cadre de la géométrie et de la


physique, il a eu recours à de nouvelles méthodes. Comme nous l'avons
déjà mentionné, il a réutilisé dans ses écrits apologiques un certain
nombre de méthodes mathématiques, adaptées au but recherché. En
outre, dans les Réflexions, nous trouvons plusieurs méthodes
herméneutiques et rhétoriques. Il s'agit notamment de la méthode du
renversement continuel du pour au contre, de la méthode herméneutique dite de
la raison des effets, du principe herméneutique et logique du dédoublement
et de la méthode herméneutique de la figuration. Ces méthodes seront
discutées dans le contexte des écrits théologiques et dans l'analyse de la
Gondole.
Tout cela montre clairement ce que signifie le pluralisme des
méthodes de Pascal. La vérité ne peut être réduite à un seul aspect. Il
n'existe aucune perspective - du moins pas accessible à l'homme - à partir
de laquelle la réalité peut être vue d'un seul coup d'œil. C'est pourquoi il
n'existe pas de méthode unique qui puisse s'imposer aux autres. La réalité
se révèle à nous sous différentes perspectives, et ces différentes perspectives
requièrent différentes méthodes de cognition.

2. LES TRANCHES DE CONIQUES ET LA GÉOMÉTRIE PROJECTIVE

La géométrie projective ou perspective est une invention du 17ème


siècle. Contrairement à la géométrie traditionnelle, elle crée des formes
géométriques en appliquant certaines règles de projection, et étudie la
transformabilité des formes et les propriétés qui restent inchangées lors des
transformations. Étant donné l'importance de la perspective, son
exploration peut être reliée à la peinture de la Renaissance, qui, à partir
du XVIe siècle, a de plus en plus recours à la représentation en perspective
et étudie théoriquement comment la relation entre des entités parallèles
change au cours de leur représentation. La source la plus importante de la
géométrie projective est le travail du mathématicien grec Apollonius sur
les éléments des cônes, dans lequel il a étudié les différentes tranches du
cône. Il a été le premier à déterminer les coniques qui se forment lorsqu'un
cône est coupé par un plan : si un cône est coupé par un plan parallèle au
cercle de base, la tranche du cône devient un cercle ; si le plan fait un angle
avec le cercle de base tel que le constituant de la tranche du cône (une
ligne reliant l'apex du cône et un point sur le cercle de base) coupe le plan,
la tranche du cône devient une ellipse ; si le plan est parallèle à l'un de ses
constituants et coupe le cercle de base, la section conique est une parabole ;
si le plan est parallèle à deux de ses constituants, c'est une hyperbole. 48 A u
XVIIe siècle, l'invention de la géométrie projective est associée à
Desargues qui, contrairement à Apollonius, crée des sections coniques non
pas par une simple opération géométrique (i.e. en coupant le cône par un
plan) mais en appliquant des règles de projection. Les ellipses, paraboles et
paraboles formées dans le cône
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Les hyperboles sont des images de la base du cône, projetées sur le plan
qui coupe le cône. Ainsi, les tranches de cône sont le résultat d'une
projection, et sont dans tous les cas des images du cercle de base dans la
perspective définie par le cône. Grâce à cette approche perspective, une
correspondance directe peut être établie entre le cercle, l'ellipse, la
parabole et l'hyperbole. Cela permet d'étudier les propriétés qui sont
convertibles d'une tranche de conique à l'autre, c'est-à-dire qui restent
inchangées lors de la projection.
Sans aucun doute, l'idée révolutionnaire de fonder la géométrie
projective est venue de Desargues, qui doit donc être considéré comme
l'un des plus grands mathématiciens de son temps. Il ne fait également
aucun doute que sans Desargues, Pascal n'aurait pas entrepris ses
recherches en géométrie projective à l'âge de 16 ans, et que nous devons
donc le considérer comme un disciple de Desargues. Dans son Essai, Pascal
lui-même exprime son profond respect pour son maître en ces termes :
"M. Desargues de Lyon est un des grands esprits et des plus grands
mathématiciens de notre temps, très versé dans le sujet des sections
coniques [...] et je dois avouer que je dois à ses écrits tout le peu que j'ai
découvert sur ce sujet, et que je me suis efforcé autant que possible
d'imiter sa méthode" (M, II, 234). Mais qu'est-ce qui fait que Pascal n'est
pas seulement un épigone de Desargues ? Deux choses : son style et sa
découverte de ce qui était déjà appelé par ses contemporains le théorème
de Pascal. Nous avons déjà évoqué plus haut l'attention particulière que
Pascal portait à la clarté et à la lucidité du discours dans le cadre de la
méthode mathématique. Ce n'était pas une pratique courante à l'époque.
La diffusion des résultats scientifiques a souvent été entravée par le fait
qu'il n'existait pas de langage scientifique mature et généralement accepté.
C'est ce qu'illustre l'exemple de Desargues : bien que le projet de Brouillon
contienne des résultats ingénieux, il a gagné le respect de peu de
personnes parce que son auteur a utilisé une terminologie souvent lourde
et difficile à comprendre. Les mathématiciens et les physiciens du 17e
siècle ont souvent commis des erreurs similaires. Parmi eux, Cavalieri,
l'un des premiers à utiliser le calcul infinitésimal avec des quantités
infiniment petites, dont on s'est beaucoup plaint de l'incompréhensibilité.
49
Pascal a clairement surpassé son maître en clarifiant la terminologie de
base de la géométrie projective avec son style vif et ses définitions
précises. La troisième définition de l'Essai montre l'attention qu'il porte à
la clarté : "Par le mot "droit" seul, nous entendons une ligne droite" (M, II,
231). Une autre nouveauté est le célèbre théorème de Pascal, qui est énoncé
sans preuve par les trois théorèmes de l'Essai. (Ni l'Essai pour les coniques, ni la
Generatio conisectionum ne contiennent de preuves, seulement des
définitions et des théorèmes ; les traités contenant des preuves ont été
perdus). Ce théorème affirme que l'intersection des lignes latérales
opposées de chaque section conique, c'est-à-dire d'un cercle, d'une ellipse,
d'une parabole et d'une hyperbole, d'un hexagone tombe sur une ligne
droite. Cet hexagone est l'hexagone dit de Pascal, la ligne où l'inter-
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Les points d'intersection sont situés sur la ligne droite dite de Pascal. Ce
théorème suppose que l'intersection des perpendiculaires aux côtés
opposés de tout hexagone inscrit dans un cercle se trouve sur une ligne
droite, et son principal enseignement est que cette propriété de l'hexagone
de base inscrit dans un cercle reste inchangée dans la projection qui crée les
tranches coniques. Ainsi, si nous écrivons un hexagone dans une ellipse,
une parabole ou une hyperbole formée comme une section conique, le
théorème sera également valable pour lui. Et l'inverse du théorème dit
que l'intersection des lignes latérales opposées d'un hexagone est sur une
ligne seulement si les sommets de l'hexagone sont sur une section
conique. Ce théorème est devenu central en géométrie projective,
puisqu'il a permis à Pascal de dégager toutes les propriétés
caractéristiques des sections coniques : " De ces trois théorèmes et de
quelques-uns de leurs corollaires, nous déterminerons tous les éléments
des sections coniques, notamment toutes les propriétés des diamètres,
des tangentes, etc..., toutes les propriétés du cône, la description point par
point des sections coniques, etc. ". (M, II, 232) - il écrit. Comme en témoigne
Mersenne, Pascal a épuisé dans son œuvre tout le problème mathématique
des sections coniques : "[Pascal] a réuni toutes les sections coniques et
tout Apollonius en un seul théorème, dont il a tiré 400 corollaires, de sorte
qu'aucun d'eux ne dépend directement des autres, mais que tous, les
derniers comme les premiers, ne dépendent que dudit théorème". 50
L
'importance de cette révélation est démontrée par le fait que Desargues
lui-même reconnaît la grandeur de Pascal et, dans une lettre, appelle le
théorème de Pascal "la Pascale" (voir M, II, 279).
En rapport avec le théorème de Pascal, nous devons mentionner un
problème important lié à l'axiome des lignes parallèles. Ce théorème
implique, par voie de conséquence, que les lignes parallèles se coupent à
l'infini. Cela ressort clairement du fait que le théorème de Pascal ne vaut
pour un hexagone équilatéral inscrit dans un cercle que si ses lignes
parallèles se rencontrent à l'infini et si ces intersections sont elles-mêmes
situées sur une ligne. Comment cela est-il possible ? En fait, la géométrie
projective suppose une nouvelle structure de l'espace, différente de la
géométrie euclidienne. Cette structure spatiale est basée sur l'intersection
de lignes parallèles. Ces intersections sont appelées "points idéaux". Et les
points idéaux des paires de lignes parallèles qui ne sont pas parallèles entre
elles sont situés sur une ligne, que nous appelons "ligne idéale". Ainsi, tous
les points idéaux d'un plan (formé par l'intersection de lignes parallèles)
définissent une ligne idéale. Le théorème de Pascal est vrai pour un
hexagone équilatéral inscrit dans un cercle uniquement si cette condition
est satisfaite. Pascal résout cette difficulté en appelant, par définition, des
lignes parallèles se coupant l'une l'autre, mais à une distance infinie. La
deuxième définition de la Generatio conisectionum est la suivante : "Deux
ou plusieurs lignes se coupent toujours, quelle que soit la façon dont elles
sont prises : soit à une distance finie, si elles se rencontrent en un seul
point, soit à une distance infinie, si elles sont parallèles" (M, II, 1111).
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comme Desargues), il a éludé le fait que la structure spatiale et la vision


spatiale impliquées par la géométrie projective par parallélisme ne sont
pas les mêmes que l'espace euclidien, et que cette vision spatiale nécessite
un nouveau système d'axiomes qui diffère de l'espace euclidien en
plusieurs points. D'une manière générale, on peut constater que le
développement rapide des mathématiques à l'ère moderne a mis à rude
épreuve le système d'axiomes euclidien en plusieurs points, tandis que les
réflexions sur les axiomes ont pris beaucoup de retard sur les découvertes
mathématiques concrètes. Le système d'axiomes euclidien, comme nous
l'avons déjà vu dans la méthode géométrique, était pour la plupart
considéré comme absolu et inviolable à son époque, et ce n'est que deux
siècles plus tard, avec le développement des géométries non euclidiennes,
que sa relativité est devenue évidente. 51 Les collisions entre les
découvertes géométriques et les axiomes ont cependant conduit à des
paradoxes particuliers qui joueront un rôle crucial dans la pensée
ultérieure de Pascal.
Dans la Generatio conisectionum, Pascal définit le cône et ses éléments
(manteau, base, constituant, etc.) un par un, puis prend les tranches de
cône à son tour. Il est important de savoir que Pascal traite la conique
comme un corps de révolution, qui est créé en prenant un cercle et un
point A hors du plan du cercle, puis en reliant ce point à un point sur la
circonférence du cercle (que ce soit B) et en prolongeant la section AB
résultante à l'infini dans les deux directions. La ligne infinie est ensuite
fixée au point A et, partant du point B où elle rencontre le cercle, elle est
ensuite passée autour de toute la circonférence du cercle. Le cône est la
surface que la ligne intersecte lorsqu'elle parcourt tout l'arc de cercle. Le
cône obtenu est en fait un double cône, deux cônes infinis se rejoignant au
sommet (au point A) et la base étant le cercle que nous avons pris comme
point de départ. Après l'avoir défini, Pascal affirme que ce cône, étant
infini, sera coupé par tout plan infini.
Il y a six façons de couper un cône sur un plan :
1) tel que le plan est perpendiculaire à l'axe du cône et passe par le
sommet, de sorte que son intersection est un point,
2) de sorte que le plan passe par le sommet et touche le manteau, alors
l'intersection est une ligne droite,
3) le plan passant par le sommet et l'axe du cône étant situé sur celui-
ci, de sorte que leur intersection est un angle d'intersection,
4) tel que le plan ne passe pas par le sommet et n'est pas pair avec
l'une de ses composantes, alors la section conique est une ellipse,
5) de sorte que le plan ne passe pas par le sommet et ne soit parallèle
qu'à l'une de ses composantes, puis il produit une parabole et enfin
6) de sorte qu'elle ne passe pas par le sommet et qu'elle soit parallèle à deux de ses
composantes, alors
on obtient une hyperbole.

Pascal transpose ensuite le problème dans le domaine de la projection


et de la perspective, avec la remarque suivante : " Il s'ensuit
nécessairement que si l'œil est situé au sommet du cône, et si l'objet est
situé au sommet du cône, il faut que l'œil soit situé au sommet du cône ".
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est la circonférence du cercle qui forme la base du cône, et si le canevas (la


table) est le plan qui, d'une manière ou d'une autre, passe par l'enveloppe
du cône, alors la section du cône - que ce soit un point, une droite, un
angle d'ouverture, un cercle, une ellipse, une parabole ou une hyperbole -
établie par ce plan sur l'enveloppe du cône sera l'image de la
circonférence du cercle" (M, II, 1112-1113). Pascal décrit ici le problème
géométrique des coniques en termes de visualité : œil, toile (table), image.
Devant l'œil, au sommet du cône, une image de l'objet original, le cercle de
base, est dessinée sur le plan qui coupe le cône, comme sur une toile. Dans
cette perspective, qui est définie par le cône lui-même, l'œil est capable de
voir des images apparemment complètement différentes comme un tout.
Cela permet de définir précisément la relation entre les différentes
tranches du cône. Si l'œil regarde le cône, le plan de la toile et les images
sous un angle différent de celui de l'apex, il ne voit que leurs différences
sans pouvoir établir de lien entre eux. Si, par contre, la perspective est
placée en un point désigné, il devient clair que chacun est une
déformation du cercle de base. Plusieurs interprètes ont utilisé les
tranches de cône et la se- tion au sommet comme une métaphore pour
comprendre certaines techniques de raisonnement dans la Pensée. 52 Les
différentes tranches de cône sont en fait formées sur des plans infinis
séparés les uns des autres. Bien qu'elles soient toutes des images du
même cercle, nous ne pouvons déterminer la correspondance entre elles
qu'en sortant du plan et en trouvant la perspective à partir de laquelle
l'unité se révèle. Ce schéma ou cette structure est rappelé dans l'effort de
la Réflexion pour définir le point de vue à partir duquel l'unité de la nature
infinie peut être saisie par l'homme. À partir de ce point, il serait possible
de comprendre la nature humaine et, avec elle, les questions existentielles
les plus fondamentales de l'homme : l'immortalité de l'âme, l'existence de
Dieu, etc. Cependant, ce point ne se trouve pas, comme en témoignent les
Pensées, dans l'espace naturel infini de notre monde, et sa recherche
scientifique est donc vouée à l'échec. La prise de conscience de cet échec,
qui est le résultat de la confrontation entre la pensée systématique et
l'infini, est un trait significatif de la pensée apologétique.
La relation fini-fini est un élément important dans la compréhension
de la géométrie projective des cônes coniques. Si l'on considère les
coniques comme le résultat d'une projection, le cercle de base est projeté
sur le plan intersectant le cône comme un canevas de telle sorte que les
droites infiniment étendues reliant les points du cercle et le sommet du
cône définissent l'image du cercle sur le canevas. Cela signifie que si la
section conique est un cercle ou une ellipse, tous les points du cercle de
base seront projetés sur le plan, mais si la section conique est une
parabole, il manquera un point sur le canevas en raison du parallélisme, et
s'il s'agit d'une hyperbole, il manquera deux points. Dans le cas d'une
parabole, le plan du canevas est parallèle à l'une des composantes du cône,
et dans le cas d'une hyperbole, il est parallèle à deux de ses composantes.
Les points du cercle de base auxquels les composantes parallèles au
canevas touchent le cercle ne sont pas projetés sur le canevas, " sauf à une
distance finie " (M, II, 1113), note Pascal. Cette conséquence est
paradoxale. Car la parabole et l'hyperbole sont des formes infinies, alors
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qu'elles sont des images d'un plan fini. Pascal le souligne dans le cas de la
parabole.

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Il résulte du point manquant de l'image que " la parabole s'étend à l'infini et


embrasse un espace infini, tandis que l'image de la circonférence du cercle
embrasse un espace vaste et fini " (M, II, 1114). La projection établit une
correspondance directe et cohérente entre une figure finie et une figure
infinie, ce qui est un résultat contradictoire en raison de l'incomparabilité
entre les deux. Si, par contre, l'œil est placé au sommet du cône, il assiste à
la conversion de l'infini et du fini, ce qui est cependant incompréhensible.
Desargues lui-même l'a remarqué et considère qu'il s'agit d'un phénomène
qui est à la fois une conséquence nécessaire et évidente des opérations
mathématiques élémentaires, mais qui dépasse néanmoins la capacité de
la raison à le saisir : " la raison est impliquée dans cette pensée, écrit-il,
parce que le raisonnement systématique la conduit à déduire des
conséquences dont elle est incapable de saisir comment elles peuvent
exister ". 53 Dans la Generatio conisectionum, Pascal ne dit pas
explicitement que la correspondance directe et univoque entre la forme
finie et la forme infinie est contradictoire et, en tant que telle,
incompréhensible, mais plusieurs fragments des Réflexions semblent le
laisser entendre : "Le fait qu'une chose soit incompréhensible ne la rend
pas moins existante. Un nombre infini est un espace fini égal à un nombre
infini" (182/430).
Pascal a donc été confronté au problème de l'infini mathématique dès
sa première œuvre, et a pris l'habitude de l'utiliser très tôt. La notion
mathématique, physique et théologique d'infini deviendra l'un des concepts
les plus productifs de la Réflexion, montrant que Pascal s'est préoccupé
toute sa vie du problème de la concevabilité et de l'incompréhensibilité de
l'infini.

3. PARTAGE DES JEUX ET CALCUL DES PROBABILITÉS

Dans la biographie, nous avons déjà mentionné que Pascal a


commencé à travailler sur le calcul des probabilités sous l'influence de
Méré. Méré, passionné par les jeux d'argent et n'étant pas étranger aux
mathématiques, a posé deux problèmes. La première était de savoir
combien de lancers de dés on pouvait s'attendre à obtenir un six en même
temps. Le second concernait la division des paris dans un jeu de pile ou
face, dans le cas où deux joueurs jouant un nombre fixe de parties veulent
rompre le jeu avant la fin de la partie. La question se comprend
précisément si l'on imagine une situation de jeu concrète. Deux joueurs
misent 16-16 livres dans un jeu de pile ou face et parient : le premier à
remporter quatre parties gagne la somme. Comment répartir les 32 livres
entre eux si l'un a gagné deux parties et l'autre une, et qu'ils ne veulent
pas jouer les parties restantes ? La "règle des partis", comme l'appelle
Pascal, est évidemment basée sur le fait que les deux joueurs se partagent
les enjeux dans des proportions différentes selon les chances de gagner.
Ce problème devait être formalisé mathématiquement et rendu calculable.
Le premier problème, concernant les jets de dés, était lui-même
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Mere pouvait le faire, et Pascal s'y intéressait moins à cause de sa légèreté.


Mais la seconde, de son propre aveu, était une chose à laquelle il pensait
beaucoup. Mais il ne l'a pas fait seul : il a également posé la question à
plusieurs amis, à Roberval et, par l'intermédiaire de Carcavy, à Fermat.
Roberval semble avoir échoué, tandis que Fermat, en parallèle avec
Pascal, a trouvé une solution, mais qui était nettement différente de celle
de Pascal. A ce sujet, les deux hommes échangent une correspondance qui
est généralement considérée comme la naissance du calcul des
probabilités. Pascal décrit la méthode qu'il a utilisée dans sa forme la plus
claire dans le troisième chapitre de son deuxième traité sur le triangle
arithmétique, intitulé "L'usage du triangle arithmétique pour déterminer
les partages à faire entre deux joueurs jouant plusieurs parties". L'idée du
triangle arithmétique a été introduite pour la première fois chez Pascal lors
de la correspondance de Fermat, il n'est donc pas surprenant que l'une de
ses applications possibles soit la division des jeux. Avant de décrire la
méthode exposée ici, une clarification conceptuelle est nécessaire. Dans
ses écrits sur le calcul des probabilités, Pascal n'a jamais utilisé le terme de
probabilité, et par conséquent la probabilité n'apparaît pas dans ses écrits
au niveau conceptuel. Sa méthode ne calcule pas la probabilité au sens
moderne du terme, c'est-à-dire qu'elle n'est pas destinée à nous indiquer la
probabilité ou la fréquence avec laquelle un événement se produira.
L'absence de concept de probabilité s'explique par la situation à laquelle
s'adresse sa méthode de répartition des jeux : il ne s'agit pas de déterminer
la probabilité que l'un ou l'autre joueur gagne, mais de déterminer la part
des enjeux revenant aux deux joueurs sur la base des événements auxquels
ils sont confrontés. Le concept de probabilité (probability) dans l'œuvre de
Pascal doit également être traité avec prudence, car il joue un rôle très
important plus tard dans sa vie, mais dans un contexte complètement
différent : il est lié à la doctrine du probabilisme, qui était un principe
théologique moral que les jésuites avaient fortement condamné chez Pascal.
signifie marcher. Mais cela n'a rien à voir avec la division des jeux.
Voyons donc quelle méthode Pascal a développée pour répartir les
jeux. Dans la partie correspondante de son traité sur le triangle
arithmétique, Pascal précise d'abord les conditions les plus élémentaires
du jeu : au début de la partie, les joueurs renoncent mutuellement à la
propriété des enjeux et conviennent que le premier joueur à gagner un
nombre donné de parties recevra la totalité de la somme. Si, toutefois, le
jeu est interrompu au milieu d'un tour, les pourcentages de propriété
actuels doivent être déterminés. Cela doit être fait en fonction de ce que
chaque joueur peut attendre de la chance dans la suite du jeu. Pascal suit
une sorte de méthode régressive, également appelée induction
mathématique, pour mathématiser les règles de distribution, dont l'essence
est de prendre comme point de départ une situation avant la fin
immédiate du jeu et d'en déduire les ratios de distribution des situations
qui la précèdent.

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et à la fin, il généralise tout cela, c'est-à-dire qu'il le rend applicable à toute


situation de jeu.
Tout d'abord, il convient de clarifier deux principes de base : (1) Si un
joueur se trouve dans une situation où, qu'il gagne ou qu'il perde, il a droit
à une certaine somme d'argent qu'il ne peut pas perdre, cette somme ne
peut pas être incluse dans la distribution, mais peut être prélevée
intégralement sur les mises. (2) Si deux joueurs se trouvent dans une
situation où un montant donné sera en possession de l'un ou de l'autre
avec une chance égale de gagner au prochain jeu, chaque joueur peut
prendre sa part du montant dans le partage, dans un partage fifty-fifty.
Ces deux principes préliminaires sont fondamentaux du point de vue du
fractionnement. En fait, Pascal prend deux états de choses comme point de
départ : l'état final, où les parties ont un enjeu de 1:0 (appelé état final des
choses), et l'état initial, où le rapport de propriété est de 1/2:1/2 (appelé état
d'équilibre des choses). Le rapport de propriété entre les deux joueurs dans
toute situation concrète du jeu fluctue entre ces deux extrêmes. Par
nature, la position finale ne se produit qu'à la fin du jeu, mais la situation
d'équilibre se répète à chaque égalité. Le problème consiste donc à
déterminer mathématiquement la mesure exacte dans laquelle la
répartition des parts de propriété dans une situation de jeu donnée est
égale.
Pascal ne part pas du nombre de parties gagnées par chaque joueur,
mais du nombre de parties gagnées par chaque joueur nécessaire pour
gagner la partie. La première situation concrète qu'il envisage est celle où
le premier joueur n'a besoin que d'une seule partie gagnée et où le second
joueur a besoin de deux autres parties gagnées pour remporter la partie.
Comment les enjeux doivent-ils être répartis si le jeu est interrompu dans
ce cas ? Pour le déterminer, nous devons examiner les résultats possibles
de la prochaine partie : si le premier joueur gagne, il remporte toute la
partie et le rapport de propriété devient 1:0, si le deuxième joueur gagne,
la situation d'équilibre se présente, où le rapport de propriété passe à
1/2:1/2. A cet égard, la moitié de l'enjeu est donc toujours pour le premier
joueur, qu'il gagne ou qu'il perde la partie à venir, puisque le sort du jeu
est laissé intact. Par conséquent, selon le premier principe, le premier
joueur a droit à la moitié du tout. Le sort de l'autre moitié de l'enjeu
dépend de l'issue du jeu qui se déroule devant eux, et le premier et le
deuxième joueur ont une chance égale de gagner. Par conséquent, le
deuxième principe exige qu'elle soit divisée à parts égales entre les deux
joueurs. Par conséquent, dans une situation où il manque un jeu au
premier joueur pour gagner et deux jeux au second, la répartition correcte
est 3/4:1/4.
Considérons alors la situation, suggérée par Pascal, où il manque une
partie au premier joueur pour remporter la partie et trois parties au
second. Dans ce cas également, il faut tenir compte de l'issue possible du
match suivant. Si cette partie est gagnée par le premier joueur, il gagne
toute la partie, le rapport de propriété est donc de 1:0. Si, par contre, le
deuxième joueur gagne la partie, alors la situation analysée ci-dessus se
produit,
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où le rapport de partage était de 3/4:1/4. Par conséquent, les 3/4 de


l'enjeu sont en tout cas ceux du premier joueur selon le premier principe,
et seulement 1/4 de l'enjeu dépend du jeu qui le précède, qui est à
nouveau divisé par moitié et par moitié selon le second principe. Le
rapport de répartition correct dans une situation où un joueur a besoin
d'une partie gagnée et l'autre de trois est donc 7/8:1/8. La séquence
continue : dans une situation où le premier joueur a besoin d'une partie
gagnée et le second de quatre, le rapport de répartition est 15/16:1/16, et
ainsi de suite à l'infini. Il est également nécessaire d'examiner quel est le
ratio de partage correct lorsque le premier joueur n'a pas besoin d'une mais
de deux parties gagnantes et que le second joueur en a besoin de trois. Si le
premier joueur gagne la partie suivante, le rapport de propriété sera le
rapport familier 7/8:1/8, mais si le deuxième joueur gagne, le rapport sera
1/2:1/2, c'est-à-dire 4/8:4/8. Dans ce cas, le jeu qui les précède décidera
des 3/8èmes de l'enjeu, qui doivent être divisés par deux selon le
deuxième principe. La répartition correcte est donc 11/16:5/16.
Après avoir examiné ces cas, Pascal déclare : "Par cette méthode on
peut faire le partage dans toutes les situations possibles, toujours sur la
base de ce que les joueurs auront droit s'ils gagnent la prochaine partie et
de ce qu'ils auront droit s'ils la perdent, et la situation de partage donnée
sera équivalente à la moitié de ces deux proportions" (M, II, 1312). Par
"situation de partage donnée", on entend ici la valeur par laquelle la
prochaine partie modifie les proportions de propriété. En généralisant la
méthode, Pascal calcule dans quelle mesure un jeu donné, dans une
situation donnée, modifie les rapports de propriété. La tâche la plus
difficile consiste à déterminer la "valeur" de la première partie dans un jeu
comportant un nombre fixe de parties. Outre la méthode inductive, qu'il
appelle la méthode pseudo-universelle ou universelle, Pascal considère
que deux autres méthodes conviennent pour déterminer la distribution
des jeux : la méthode basée sur le triangle arithmétique, dont les
proportions peuvent être facilement lues dans certaines conditions, et la
méthode dite combinatoire développée par Fermat.
Pascal a appris la méthode combinatoire de Fermat par sa
correspondance avec Fermat. Les deux hommes ont correspondu entre
juin et octobre 1654. Plusieurs lettres ont été perdues, mais les sept plus
importantes ont survécu, dont quatre ont été écrites par Fermat, qui vivait
à Toulouse, et trois par Pascal. Après avoir brièvement résolu le problème
des jets de dés (les solutions de Pascal à ce problème ont été perdues), ils se
sont tournés vers le problème de la division des jeux. Fermat a d'abord
envoyé à Pascal ses résultats, qui étaient en parfait accord avec ceux
trouvés par Pascal. Cet accord a permis aux deux mathématiciens
d'exprimer leur respect et même leur admiration l'un pour l'autre. Pascal a
fait la célèbre remarque suivante : "Il est évident qu'à Toulouse et à Paris la
vérité est la même" (M, II, 1137).

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a confirmé la validité de leurs résultats, que leurs méthodes étaient


complètement différentes. La méthode de Fermat consistait à partir de la
situation de jeu dans laquelle le partage devait être effectué, à noter tous
les cas possibles du déroulement de la partie, puis à examiner combien de
cas le premier joueur a gagné et combien le second a gagné, et enfin à
appliquer ce rapport pour déterminer le rapport de partage. Pascal
reconnaît que cette méthode est valable et admet qu'il l'a d'abord essayée
lui-même, mais la trouvant trop longue et trop lourde, il a inventé la
sienne, qui s'est avérée beaucoup plus courte et plus efficace. Fermat a
également approuvé sans réserve les résultats de Pascal, et les deux
hommes semblaient être en parfaite harmonie.
Toutefois, cette harmonie commence à se briser à partir de la
quatrième lettre qui subsiste. Pascal, bien qu'extrêmement prudent et poli,
avait encore une objection sérieuse à la méthode de Fermat. Il a fait valoir
que la méthode combinatoire de Fermat n'était applicable qu'à quelques cas
spécifiques, mais ne pouvait pas être généralisée. Le fait est que la méthode
combinatoire, qui consiste à calculer toutes les issues possibles du jeu, ne
peut déterminer correctement la répartition des parties que lorsque deux
joueurs sont impliqués, mais lorsque trois joueurs sont déjà impliqués (et
que dans ce cas le jeu se joue avec un "dé" à trois faces sur lequel chaque
joueur a la surface gagnante), cette méthode conduit à des résultats
incorrects. Selon Pascal, la méthode inductive, en revanche, conduit à des
résultats corrects dans toutes les situations de jeu possibles, pour
n'importe quel nombre de jeux et n'importe quel nombre de joueurs.
Pascal a ensuite essayé d'utiliser la méthode combinatoire pour résoudre
une situation impliquant trois joueurs afin de montrer où la procédure
échoue. Selon lui, le principal problème vient du fait que lorsque nous
écrivons toutes les combinaisons possibles du déroulement du jeu pour
trois joueurs, nous prenons comme point de départ un état de fait
hypothétique, qui n'est pas le même que l'état de fait réel. En effet, lorsque
nous écrivons les combinaisons, nous prenons en compte des cas qui
peuvent ne jamais se produire dans la réalité, puisque le jeu se termine
dès qu'un des joueurs gagne la partie. S'il arrive que le premier joueur soit
à un jeu près de gagner la partie, que le deuxième joueur soit à deux jeux
près, et que le troisième joueur soit à deux jeux près, alors les
combinaisons ont trois parties possibles, alors qu'en réalité il ne peut y
avoir qu'une seule partie où le premier joueur gagne la partie et où la
partie se termine. Cependant, cette éventuelle divergence entre les cas
hypothétiques et réels conduit à une définition incorrecte des arcs de
séparation. Ce risque ne se pose pas lorsqu'il s'agit de deux joueurs, car
dans ce cas, une victoire de l'un ou l'autre joueur signifie la fin de la partie,
et il n'y a donc aucun cas qui ne se présente pas, mais dans le cas de trois
joueurs, l'erreur est inévitable. La méthode générale Pascal, cependant,
évite cette possibilité d'erreur en calculant à rebours à partir du résultat
réel.

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Comme Pascal ne fonde cette objection que sur le fait qu'il a essayé
d'appliquer la méthode de Fermat à une situation de jeu non examinée par
Fermat, il demande au mathématicien toulousain, à la fin de sa lettre, de
confirmer si son objection est valable. Pascal semble avoir légèrement
sous-estimé l'esprit mathématique de son correspondant, car Fermat n'a
pas été le moins du monde gêné par la remarque de Pascal. Dans sa
réponse, il précise qu'il n'ignorait pas que dans certains cas, il peut y avoir
une différence entre les combinaisons hypothétiques et la réalité pour
déterminer le déroulement possible du jeu, mais que cela ne constitue pas
une raison pour une erreur dans le calcul des ratios de propriété. Selon lui,
les combinaisons ne devraient être établies pour tous les cas possibles que
dans le but de simplifier le calcul. Pour déterminer les ratios de
distribution, il n'est pas nécessaire de prendre en compte le nombre de cas
possibles favorables au premier, au deuxième et au troisième joueur, mais
le nombre de résultats possibles favorables au premier, au deuxième et au
troisième joueur, compte tenu de l'ordre possible des parties. Avec cette
multiplication, Fermat obtient les mêmes résultats pour trois joueurs que
Pascal avec sa propre méthode. Pascal répond enfin : "Votre dernière
lettre m'a donné entière satisfaction. J'admire votre méthode de division,
d'autant plus que je la comprends très bien. Cette méthode est
entièrement la vôtre, ne ressemble en rien à la mienne, et conduit très
facilement au même résultat. Voici que l'harmonie de la raison s'est
rétablie entre nous" (M, II, 1158). Cette remarque clôt leur
correspondance.
Sur la division des jeux, il convient de citer le mémoire à l'Académie du
Pailleur (Celeberrimae Matheseos Academiae Parisiensi), dans lequel
Pascal donne une interprétation philosophique de sa propre méthode.
Comme nous l'avons déjà mentionné, au printemps 1654, il a énuméré
dans ce mémoire ses travaux mathématiques et physiques, qu'il voulait
présenter à l'Académie dans une seule collection. Dans cette liste, il
mentionne son traité Aleae Geometria, dans lequel il voulait résumer ses
résultats sur le calcul des probabilités :

"Et enfin, un traité entièrement nouveau, qui touche à un domaine


jusqu'ici inexploré, sur la combinaison du hasard dans les jeux de hasard,
qui s'appelle en français faire les partis des jeux. Dans ce traité, la chance,
avec ses résultats incertains, est tellement dominée par la rigueur du
calcul que chaque joueur se voit toujours attribuer la somme exacte que la
justice lui dicte. Cela doit être déterminé par la raison, d'autant plus que
l'expérience ne nous guide pas du tout à cet égard. Les doubles résultats
du destin doivent être attribués au hasard plutôt qu'à la nécessité
naturelle, et ce à juste titre. C'est pour cette raison que cette question a été
jusqu'à présent entourée d'une totale incertitude, mais aujourd'hui, bien
qu'il s'agisse d'une question d'actualité, elle n'a pas encore été résolue.

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défiant l'expérience (experimenta), il ne pouvait pas échapper au domaine de


la raison (ratio). Il a donc été ramené avec une grande certitude à une
méthode exacte (ars) au moyen de la géométrie, dont il a bénéficié et qui
lui a permis de faire des progrès considérables. Ainsi, ayant uni la rigueur
de la certitude scientifique à l'incertitude du hasard, et ayant concilié des
choses apparemment contradictoires, cette méthode peut à juste titre
revendiquer le titre surprenant qui découle de la combinaison des deux
noms : la géométrie du hasard." (M, II, 1034-1035)

Pascal souligne ici délibérément que la méthode qu'il a mise au point


pour diviser les jeux est une nouveauté mathématique, car elle concerne un
domaine qui était jusqu'alors entouré d'une totale incertitude. Les
mathématiques n'avaient jusqu'alors été à l'aise que dans le domaine de la
nécessité, et la contingence et le hasard étaient au-delà des limites et des
possibilités du calcul rigoureux. De plus, en tenant compte de la
contingence et du hasard, nous semblons quitter le domaine des
mathématiques, car on introduit un élément étranger à l'idéalité abstraite
des mathématiques : les événements physiques concrets et, avec eux, le
futur. Les événements futurs, comme l'issue du prochain jeu de hasard,
sont, pour Pascal, attribués à la contingence plutôt qu'à la nécessité, et
donc l'art du calcul, qui présuppose la constance et la nécessité, ne leur
était pas appliqué auparavant. En outre, le calcul de la contingence, c'est-
à-dire des événements futurs possibles, était rendu impossible par le fait
que le passé ne fournit pas non plus de connaissance de ces événements,
puisque le champ de l'expérience est limité au présent. Mais en divisant
les jeux, Pascal a pu franchir la frontière qui existait jusqu'alors entre
nécessité et contingence, entre présent et futur. Cela ne peut se faire
qu'avec l'aide de la raison, car, en ce qui concerne l'avenir, le passé ne
peut fournir aucune connaissance. Ce court passage est également
significatif car Pascal souligne ici le pouvoir de la pensée géométrique et
de la raison pour conquérir un nouveau domaine de l'inconnu, c'est-à-dire
le domaine de la contingence, de la contingence et de l'avenir incertain. La
raison a fait entrer le hasard dans le domaine de la certitude géométrique,
d'où le nom donné à cette méthode, la géométrie du hasard.
Cette interprétation que Pascal donne à la méthode mathématique de
division des jeux est très importante pour comprendre le rôle de cette
méthode dans l'un des fragments les plus célèbres de ses Pensées, intitulé
"Rien du tout" ou, plus communément appelé, "Le pari". Dans ce fragment
- qui sera analysé en détail en temps voulu - Pascal prend une tournure
tout à fait inattendue en transformant un problème métaphysique, à savoir
la question de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu, en une
situation de jeu. En fait, la situation de base y est similaire à celle de la
citation ci-dessus : l'argumentateur voit très clairement que la question de
l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu est au-delà de sa portée,
tout comme la question de la nécessité de l'existence de Dieu est au-delà de
la portée de l'existence de Dieu.

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la géométrie floue du hasard et de la contingence. Pascal, cependant,


comme nous venons de le voir, a une pratique de la manière de faire entrer
les domaines de la connaissance dans le champ de la raison. Ainsi, en
transposant la question à une situation réelle, il rend la méthode de la
géométrie du hasard applicable au domaine de la métaphysique. Puisque
la raison est incapable de répondre à ces deux questions de manière
positive ou négative par ses propres moyens, l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'âme peuvent être interprétées du point de vue humain
comme un jeu de hasard dont l'issue est inconnue. Je joue seul à ce jeu,
dont le résultat est pile ou face, et qui consiste en une seule partie. Le
résultat est soit que l'âme est immortelle et que Dieu existe, soit que l'âme
est mortelle et que Dieu existe. Le jeu ne se termine qu'au moment de ma
mort. Cette transformation de la question métaphysique permet de
calculer les gains et les pertes possibles en connaissant les enjeux, ce qui
permet de poursuivre une réflexion rationnelle très spécifique sur la
question. Cet exemple illustre la capacité de Pascal à appliquer ses
méthodes mathématiques aux moments les plus inattendus et à ne pas
hésiter à les utiliser, avec les adaptations appropriées, dans un contexte
apologique et métaphysique.

4. LE TRIANGLE ARITHMÉTIQUE

L'idée du triangle arithmétique a été conçue par Pascal lorsqu'il étudiait


la division des jeux. Il n'était pas le premier à utiliser ce triangle ; il était
déjà apparu deux fois auparavant dans des ouvrages mathématiques des
16e et 17e siècles. En 1543, un mathématicien allemand, Stifel, avait déjà
composé le même triangle, mais sans l'appliquer mathématiquement, et en
1634, un mathématicien français, Hérigon, l'a utilisé pour définir les
coefficients binomiaux. On l'appelle le triangle de Pascal car c'est lui qui a
le mieux étudié ses propriétés et qui a défini son application la plus large en
mathématiques. Le Traité du triangle arithmétique et traités connexes
contient huit traités, dont quatre décrivent les propriétés et les applications
du triangle arithmétique, mais les autres ne sont pas directement liés au
triangle. Les plus importants d'entre eux sont les deux premiers, intitulés
Interprétations du triangle arithmétique et Différentes applications du triangle
arithmétique.
Le triangle arithmétique est composé de différents nombres écrits sous la
forme d'un triangle. Pascal a construit le triangle à partir de cellules
(cellule), qui sont des rangées horizontales et des colonnes verticales. Il a
compté les cellules de la première ligne et de la première colonne en
commençant par la première, c'est-à-dire la cellule en haut à gauche, puis
il a relié les cellules de même numéro par une ligne. De cette manière, les
cellules forment des triangles, et il a appelé les cellules situées le long des
lignes de connexion les bases des triangles. Puis

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a défini le principe d'attribution de valeurs arithmétiques aux cellules


d'un triangle : le contenu de chaque cellule est égal à la somme des cellules
de la même ligne qui la précèdent et des cellules de la même colonne qui la
précèdent. Il a appelé la première cellule de la première rangée la
génératrice du triangle, car son contenu détermine le contenu de tout le
triangle. S'il est égal à 1, alors la première ligne et la première colonne sont
toutes des 1, puisque les cellules de la première ligne et de la première
colonne sont précédées et suivies de 1 ou de rien, c'est-à-dire de 0.
Cependant, comme la cellule génératrice peut contenir n'importe quel
nombre, le triangle avec générateur un n'est qu'un cas particulier du
triangle arithmétique de Pascal, bien qu'il soit le plus courant et le plus
fréquemment utilisé par Pascal.
Par la définition d'un triangle arithmétique, si la cellule génératrice a un
contenu de 1, alors les séquences de nombres suivantes sont situées l'une
en dessous de l'autre :
first row:1,1,1,1,1,1,1,1,1,1,...
deuxième rangée : 1,2,3,4,5,6,7,8,...
third row:1,3,6,10,15,21,28,36,...
dans la quatrième rangée :
1,4,10,20,35,56,84,120,... etc.
Après avoir défini les composantes d'un triangle arithmétique et le
principe de sa construction, Pascal montre un certain nombre de relations
d'égalité et de proportionnalité entre le contenu des cases du triangle.

Le triangle arithmétique

96
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Pascal discute des applications du triangle arithmétique dans le


deuxième argument, en précisant qu'il ne traite que du triangle dont la
génératrice est 1. De son propre aveu, il a lui-même été surpris par le large
éventail d'applications du triangle arithmétique en combinatoire, en
probabilité et dans d'autres domaines mathématiques. Il y énumère
quatre applications spécifiques : (1) aux ordres dits des nombres, (2) aux
combinaisons, (3) à la division des jeux et (4) à la détermination des
coefficients des sommes binomiales.
Les séquences arithmétiques qu'il appelle "ordres de nombres" jouent
un rôle important dans l'œuvre mathématique de Pascal. Elles seront à la
base de la méthode qu'il développe dans ses lettres sur l'arc de la roue
pour déterminer le centre de gravité des figures géométriques. Pascal
constate que ces séries n'ont pas fait l'objet d'une attention suffisante en
mathématiques, alors qu'elles sont largement utilisées et qu'elles ont été
tellement négligées qu'on ne leur a même pas donné de nom. Il leur donne
donc le nom d'ordres numériques. Puis il définit les ordres séparément : le
premier ordre est la série des unités : 1,1,1,1,1,1,1,... ; le deuxième ordre
est la série des nombres naturels qui résulte de l'addition d'un : 1, 2, 3, 4,
5,... ; le troisième ordre est la série qui résulte de l'addition des nombres
naturels, en ajoutant deux à un, puis trois au résultat, puis quatre au
résultat, etc.: 1,3, 6, 10,.... Il appelle ces chiffres "triangulaires". Le
quatrième ordre est formé par l'addition des triangles : à un on ajoute trois,
au résultat duquel on ajoute six, au résultat duquel on ajoute dix, etc. :
1,4,10, 20,35,..., qu'il appelle nombres pyramidaux. Le cinquième ordre est
créé selon le même principe : 1,5,15,35,70,..., qu'il appelle "triangulo-
triangulaires", et ainsi de suite. Cependant, ces ordres de nombres sont les
mêmes que les ordres de nombres les uns sous les autres dans le triangle
arithmétique, donc en écrivant les ordres de nombres les uns sous les
autres on obtient le triangle arithmétique. Pascal consacre ensuite deux
traités distincts à l'étude de la relation entre les ordres de nombres et le
triangle arithmétique.
Une autre application du triangle arithmétique est la combinatoire. La
définition pascalienne de la combinaison est la suivante : "Lorsque nous
permettons un certain nombre de choix parmi plusieurs choses, nous
appelons combinaisons toutes les façons dont nous pouvons choisir parmi
ces choses dans les conditions données. Par exemple, si les quatre do-
logues donnés sont quatre lettres A, B, C, D, et si, par exemple, on permet
le choix de deux quelconques de ces quatre, alors toutes les manières
possibles de choisir deux différents parmi les quatre lettres données sont
appelées combinaisons" (M, II, 1302). Pascal montre ensuite qu'au moyen
du triangle arithmétique, il est facile de déterminer combien de manières
de combiner un nombre donné avec un autre nombre plus petit que lui.
Pascal discute de manière très détaillée l'application du triangle
arithmétique à la division des jeux. La procédure est très

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est simple : on additionne le nombre total de parties nécessaires pour que


les deux joueurs gagnent, puis on trouve la base du triangle qui contient le
même nombre de cases que cette somme. Ensuite, en commençant par la
première case, additionnez le nombre de cases dont le premier joueur a
besoin pour gagner, puis additionnez les cases restantes. Le rapport entre
les sous-totaux et les totaux des cellules détermine la proportion des
mises à répartir entre les deux joueurs.
Enfin, Pascal utilise le triangle arithmétique pour définir les
coefficients binomiaux, en montrant comment les différentes puissances
des expressions algébriques à deux membres (a+b) peuvent être écrites à
l'aide du triangle arithmétique. Dans ce cas également, les bases des
triangles inclus dans le triangle sont prises en compte. Les bases indiquent
les coefficients qui doivent être utilisés pour écrire les différentes
puissances des expressions binomiales :
(a+b)0=1
(a+b)1=1a+1b (a+b)2=1a2+2ab+1b2
(a+b)3=1a3+3a2b+3ab2+1b3
(a+b)4=1a4+4a3b+6a2b2+4ab3+1b4 etc.
Les coefficients binomiaux sont les multiplicateurs du côté droit, qui sont
la base du triangle arithmétique dans la base de la puissance plus le
nombre unique de la puissance que vous recherchez. Pascal ne va pas au-
delà de l'application du triangle arithmétique et ne considère pas les
coefficients binomiaux en tant que tels. Ainsi, le théorème binomial, qui
permet de déterminer les coefficients indépendamment du triangle
arithmétique, n'a pas été découvert par Pascal mais par Newton.
Deux traités sur le triangle arithmétique et ses applications sont suivis
de six autres. Deux d'entre eux analysent plus en détail les applications du
triangle arithmétique : l'un traite des relations ultérieures entre les ordres
de nombres et le triangle, l'autre des combinaisons. Les quatre arguments
suivants ne sont plus directement liés au triangle arithmétique. Pascal y
examine les multiplications de nombres naturels successifs, développe
une méthode de calcul des puissances et des racines, montre comment la
somme des chiffres d'un nombre peut être utilisée pour déterminer s'il est
divisible par un autre nombre, et enfin donne une méthode pour calculer
facilement la somme des puissances égales des nombres dans une série
donnée.
Les procédures mathématiques appliquées au triangle arithmétique n'ont
pas les mêmes applications philosophiques spectaculaires que la
géométrie projective, le calcul des probabilités ou la méthode des
indivisibles appliquée à l'arc sphérique. C'est peut-être pour cela qu'il est le
moins intéressant...

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l'œuvre mathématique la plus durable de Pascal. Cependant, il est sans


aucun doute d'une grande importance que les germes des procédures
mathématiques qui ont rendu possible plus tard les recherches de Pascal
sur l'arc de la roue apparaissent ici. Sans la définition des ordres
numériques, il n'aurait probablement jamais découvert la méthode
générale de détermination du centre de gravité utilisée dans les lettres d'Amos
Dettonville, et le calcul infinitésimal qui y est utilisé est également mentionné
dans la conclusion du traité sur l'addition des puissances.

5. L'ARC DE CERCLE ET LE CALCUL INFINITÉSIMAL

Les lettres d'Amos Dettonville, dans lesquelles Pascal publie ses


recherches sur l'arc de la roue, constituent sans doute son œuvre
mathématique la plus composée et peut-être la plus importante. Dans
l'édition complète de Mesnard, y compris les illustrations, il compte 160
pages. Cet ouvrage se compose de quatre lettres. La plus importante est la
première, adressée à Carcavy, dans laquelle Pascal résout les problèmes
mathématiques concernant l'arc de la roue qu'il avait auparavant invité les
mathématiciens de son époque à résoudre dans une lettre. Bien que nous
l'ayons déjà mentionné dans la biographie, rappelons la définition de l'arc
de la roue. Un arc de cercle - appelé maintenant cycloïde - est créé en
prenant comme tangente un cercle situé sur une ligne horizontale. Le
cercle doit rouler le long de la ligne droite sans glisser et faire un tour
complet. La courbe du cercle sera la courbe décrite par le point du cercle
où le cercle touche l'objet dans la position initiale. Les recherches sur l'arc
de la roue étaient courantes à l'époque. Pascal s'est principalement
intéressé à la surface et au centre de gravité d'un segment de roue, ainsi
qu'au volume et au centre de gravité des corps de révolution créés à partir
de celui-ci par un demi-tour.

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Le segment du passage de roue est formé par une partie de l'axe


vertical du passage de roue (AC), une ligne parallèle à sa base (BC) et la
courbe du passage de roue (BA). On obtient ainsi un plan-diagramme ABC
semblable à un triangle rectangle (à la différence que la courbe de l'arc de
la roue forme la diagonale), que Pascal a appelé "triligne".

L'énigme se composait de huit parties : si vous connaissez l'arc de cercle qui crée le
ra, passage de roue

1. définir l'aire du triangle,


2. déterminer le centre de gravité du triangle,
3. déterminez le volume du corps de révolution que les trois voix
est créé par un demi-tour de l'axe AC,
4. déterminer le volume du corps de révolution créé par la semi-
rotation de la ligne triple autour de la base BC,
5.-6. Déterminez le centre de gravité de ces deux corps de révolution,
7.-8. déterminer le centre de gravité des deux demi-corps qui résultent
du déplacement de ces deux corps de révolution le long d'un plan sur leur
axe.

Roberval ayant déjà résolu les quatre premiers problèmes, Pascal l'a
retiré de la compétition. Cependant, comme aucune solution correcte n'a
été reçue pour ces problèmes ou les autres, Pascal les a tous publiés.
Les deuxième, troisième et quatrième lettres sont en retrait par
rapport à la lettre à Carcavy, tant en longueur qu'en qualité. La seconde
est adressée à Huygens. Pascal y examine les cas particuliers de l'arc de
cercle : il détermine la longueur de la courbe de l'arc de cercle dit étendu
et contracté. Ces deux cas se produisent lorsque le point qui dessine l'arc
de la roue ne se trouve pas sur la circonférence du cercle générateur, mais
au-delà ou à l'intérieur de celui-ci. La troisième lettre était adressée au
collègue liégeois Sluze, avec lequel il avait déjà correspondu sur des
questions mathématiques. Dans cette lettre, il définit le centre de gravité
d'un corps spécial, appelé rate, qui est semblable à un escalier en spirale
décrivant une révolution complète, et explique la méthode de
détermination du centre de gravité et de l'aire des triangles tracés sur le
manteau du cylindre. Et dans la dernière lettre, probablement adressée à
Arnauld, il prouve que la longueur d'une ligne spirale donnée peut être
assimilée, contrairement aux hypothèses précédentes, ni à un cercle
simple, ni à un demi-cercle, mais à un arc semi-parabolique.

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Nous allons maintenant examiner la lettre adressée à Carcavy. Nous


nous abstiendrons de décrire les solutions mathématiques et nous
analyserons uniquement la méthode qui y est utilisée. Cette méthode n'est
pas seulement le précurseur du calcul intégral, elle est aussi d'une
importance majeure pour toute la pensée philosophique de Pascal.
La Lettre de Carcavy est en fait un grand traité en six parties, dans la
dernière desquelles Pascal donne la solution finale aux huit problèmes ci-
dessus. Le texte, qui compte plus de cent pages, a été rédigé avec une
cohérence extraordinaire. Il n'est pas seulement une expression typique
du génie mathématique de Pascal, mais beaucoup admirent sa structure
rhétorique et sa cohérence pédagogique. Dans les cinq premiers sous
traités, Pascal décrit diverses méthodes pour déterminer le centre de
gravité, la surface et le volume des plans et solides courbes, la nature des
sommes triangulaires et pyra- médiales, les propriétés du quadrant et les
propriétés du solide de révolution. Le lecteur se demande souvent ce que
certaines preuves ont à voir avec les huit problèmes, bien que chacun des
arguments soit en soi très clair et compréhensible. Les sous-expériences
sont résumées dans la dernière, intitulée Traité général du passage de roue,
ou problèmes du passage de roue donnés et résolus par A. Dettonville. Dans
cette section, Pascal ne fait que récolter les fruits des méthodes et des
preuves qu'il a présentées jusqu'à présent, et ce n'est qu'ici que le sens
des raisonnements précédents devient clair : tout est réuni en un tout
parfait, dont le résultat est une solution complète des problèmes posés.
Tout au long de la lettre, Pascal est un maître de la méthode géométrique,
partant des bases les plus simples et passant progressivement à des
problèmes plus complexes, pour arriver aux solutions finales.
Dans la première thèse, une méthode générale pour déterminer le
centre de gravité de toute ligne droite ou courbe, de tout plan ou surface
courbe, ou de tout corps, est développée comme point de départ. Elle
mérite d'être résumée brièvement car elle introduit la méthode plus
générale utilisée tout au long de l'ouvrage, à savoir la méthode des
indivisibles. Le centre de gravité d'une figure peut être déterminé par la
procédure suivante. Prenez la ligne BC et divisez-la en cinq parties égales.
Considérez la ligne comme un équilibre dont le point de suspension est en
A.

Sur les points de rupture, imposez des poids correspondant aux valeurs
numériques indiquées sur la figure. La question est la suivante : à quelle
condition la balance atteindra-t-elle l'équilibre ? La réponse de Pascal à
cette question est la suivante : les poids doivent être pris en compte non
seulement par eux-mêmes, mais aussi par les poids de suspension.

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distance du point d'utilisation. Plus un poids est éloigné du point central,


plus son effet sur l'équilibre est important. Par conséquent, si des
distances d'unités sont établies sur les bras de la balance, chaque poids doit
être pris en compte autant de fois qu'il est éloigné du centre de gravité :
une distance d'une unité une fois, deux unités deux fois, trois unités trois
fois, etc. Par conséquent, pour déterminer l'effet sur l'équilibre des poids
d'un bras, il faut additionner les nombres représentant les poids comme
suit : pour le bras AC (1x9)+(2x8), pour le bras AB (1x3)+(2x5)+(3x4).
Dans tous les cas, l'addition doit partir du point A, selon le cas. Pascal
appelle ces sommes des sommes triangulaires, utilisant la terminologie
déjà familière de ses traités sur les triangles arithmétiques. Sa thèse est la
suivante : une balance est en équilibre si les sommes triangulaires des poids
sur les bras, calculées à partir du centre de gravité, sont égales. La balance ci-
dessus est donc en équilibre car la somme triangulaire des poids des deux
bras est de 25. Cependant, dans le cas d'une balance où nous connaissons les
poids suspendus mais ne savons pas où se trouve le point d'équilibre, nous
devons procéder comme suit. Il faut trouver la somme triangulaire de tous
les poids, en partant des deux points extrêmes (on tient également compte
du point de division, où il n'y a pas de poids, où l'on doit écrire 0). On
obtient ainsi deux sommes différentes. Le rapport de ces deux sommes
sera exactement égal au rapport des longueurs des deux bras à droite et à
gauche du centre de gravité, ce qui donne le centre de gravité de la balance.
Une fois cela fait, il ne reste plus qu'une seule étape : appliquer cette
méthode pour trouver le centre de gravité de n'importe quelle ligne droite
ou courbe, de n'importe quel plan ou surface courbe, ou de n'importe quel
corps. Pascal procède en découpant la figure donnée en parties par des
plans parallèles également espacés. Les poids correspondront alors aux
parties de la figure situées entre les plans, en proportion de leur taille.
Ensuite, en utilisant la méthode décrite ci-dessus, on détermine les deux
sommes triangulaires de ces parties, en partant des deux points extrêmes
de la forme donnée selon la division. Le rapport des deux sommes ainsi
obtenues donnera la position du centre de gravité. Bien entendu, pour que
le calcul soit précis, les formes doivent être découpées en petites parties
appropriées par les plans parallèles. Pour une précision totale, nous
devons prendre des pièces infiniment petites, ce qui nécessite un nombre
infini de plans. Dans ce cas, les parties entre les plans seront également
infiniment petites, ce qui signifie que l'une d'entre elles coïncidera
certainement avec le centre de gravité de la forme que nous recherchons.
Cette méthode, développée dans la première thèse de Carcavy, permet de
déterminer le centre de gravité de toute figure géométrique. Cette méthode
inclut également la possibilité de résoudre l'autre problème des problèmes,
à savoir la méthode de détermination de la surface d'un triangle courbe et
du volume d'un corps de révolution courbe. Si nous pouvons donner la
somme triangulaire des parties infiniment petites d'une surface ou d'un
corps courbe, nous pouvons calculer la surface et le volume à partir de la
simple somme de ces parties.

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A ce stade, nous arrivons à la méthode qui peut être considérée comme


le prédécesseur du calcul intégral, et dont nous devons discuter plus en
détail. Cette méthode s'appelle le calcul infinitésimal et, selon l'expression
utilisée à l'époque - et utilisée par Pascal - elle s'appelle "la méthode des
indivisibles". Sa principale application était le calcul de la surface et du
volume de figures géométriques courbes. A l'époque de Pascal, la méthode
des indivisibles était encore très nouvelle en mathématiques, puisqu'elle
n'avait été utilisée par personne avant Kepler, Cavalieri et Roberval. En
raison de sa nouveauté, elle était encore très immature, et beaucoup
doutaient de sa prouvabilité. Les sceptiques l'opposaient à la méthode
traditionnelle utilisée par les Grecs, qui s'est répandue à l'époque moderne, et
dont la fiabilité n'a jamais été mise en doute, et qui s'appelle la méthode
d'épuisement.
La méthode de l'épuisement est apparue pour la première fois avec
Eudoxos, et a ensuite été utilisée par Euclide et Archimède. Elle consistait
à dessiner dans ou autour d'un côté courbe d'une dimension plane des
dimensions planes à côtés droits, dont la surface peut être calculée, puis à
en déduire la surface de la dimension plane recherchée. Archimède, par
exemple, a déterminé la surface d'un cercle en dessinant d'abord un
polygone régulier à l'intérieur du cercle, dont tous les sommets touchent le
cercle, puis en dessinant autour un polygone régulier ayant le même
nombre de côtés, dont tous les côtés touchent le cercle. Les surfaces des
deux polygones peuvent être calculées, et on peut montrer indirectement
que la surface du polygone intérieur est plus petite que la surface du
cercle, et que la surface du polygone extérieur est plus grande que la
surface du cercle. Au fur et à mesure que le nombre de côtés des
polygones est multiplié, la différence entre la surface des polygones
intérieurs et extérieurs diminue, et les deux valeurs s'approchent de la
surface du cercle dans la même mesure. Si l'on considère que les côtés des
deux polygones sont arbitrairement grands, c'est-à-dire infinis, la
différence entre les deux polygones sera négligeable et leurs surfaces
seront en fait les mêmes que la surface du cercle. En effet, le cercle peut
être considéré comme un polygone régulier aux côtés infinis. L'égalité ne
sera jamais parfaite, bien sûr, mais avec un nombre suffisamment
important de côtés, la différence sera négligeable. Archimède a utilisé la
même méthode pour déterminer les aires sous la parabole avec des
triangles. Dans les temps modernes, cette méthode était considérée
comme celle des anciens et était la méthode généralement acceptée pour
déterminer la surface ou l'aire des plans et des solides à côtés courbes.
Kepler, Cavalieri et Roberval commencent à utiliser une nouvelle
méthode pour résoudre des problèmes similaires, qui diffère sensiblement
de la méthode exhaustive. Cette méthode ne consistait pas à tracer des
lignes planes à côtés droits d'une superficie calculable dans et autour
d'une ligne plane à côtés courbes, puis à déduire la superficie de la ligne à
partir des différences, mais à couvrir la superficie de la ligne avec des
rectangles de même largeur. Par exemple, un quadrilatère est divisé en
rectangles dont la base se trouve à la base du quadrilatère et dont la
hauteur est telle qu'ils rentrent à l'intérieur du quadrilatère.
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Cependant, la zone couverte n'est pas la même que la zone du


quadrant, puisqu'une petite partie de la zone située au-dessus du sommet
de chaque rectangle reste non couverte (voir les zones grises sur la figure).
Cependant, si le nombre de rectangles est multiplié par un facteur de
Si le nombre de rectangles est
arbitrairement grand, c'est-à-dire
fini, la surface couverte sera
négligeable, c'est-à-dire que la
somme des surfaces des
rectangles sera égale à la surface
du quadrant. Dans ce cas, les
bords des rectangles sont
considérés comme infiniment
petits, et on peut donc considérer
que les rectangles sont
effectivement identiques à une
ligne. L'aire du quadrant est alors
définie comme la somme des
lignes, et la somme de ces lignes
est égale à
et l'aire du quart de cercle sera infinitésimale, c'est-à-dire finiment petite
et donc négligeable. Pour généraliser cet exemple, on peut définir une
section comme la somme de sections infiniment petites, c'est-à-dire des
points, un plan comme la somme de rectangles de largeur infiniment
petite, c'est-à-dire des lignes, et un plan comme la somme de rectangles de
hauteur infiniment petite, c'est-à-dire des plans. Cela nous amène à la
notion d'"indivisibles", qui pour une ligne est un point, pour un plan une
droite, et pour un solide un plan.
Cette méthode a fait l'objet de nombreuses critiques dès sa naissance.
En premier lieu, ses utilisateurs étaient accusés de mesurer des quantités
incomparables : le point à la ligne, la ligne au plan et le plan au solide. C'est
du moins ce qu'impliquait l'utilisation du mot lorsque nous avons défini
une section infiniment petite comme un point, un rectangle de largeur
infiniment petite comme une ligne droite, et un corps de briques de
hauteur infiniment petite comme un rectangle. Mais si, selon la méthode
des indivisibles, nous considérons qu'une section unique est constituée de
points, où le point n'est pas une frontière mais une partie de l'un, et de
même si la ligne droite n'est pas une frontière mais une partie du plan, et
si le rectangle n'est pas une frontière mais une partie du solide, nous nous
heurtons à de sérieux paradoxes, déjà rencontrés par les premiers
mathématiciens grecs. Par exemple, que deux sections, dont l'une est deux
fois plus grande que l'autre, doivent être considérées comme égales,
puisque toutes deux sont également composées d'un nombre infini de
points. Cavalieri a été fortement critiqué précisément parce qu'il
définissait l'"indivisible" d'une figure géométrique comme ayant une
dimension de moins que celle de la figure : l'indivisible d'une ligne est le
point, d'un plan la ligne, d'un solide le plan. 54 Mais ceux qui ont appliqué la
nouvelle méthode
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ont cité la productivité et la précision de la méthode dans leurs


arguments. Les deux camps se sont donc engagés dans un débat sérieux. Il
est important de voir quel était le point de vue de Pascal dans ce débat, et il
est devenu le fondateur du calcul intégral et différentiel en appliquant
cette méthode de manière très cohérente.
Pascal a été l'apôtre de la nouvelle méthode. Selon lui, la différence
entre l'ancienne méthode et la nouvelle méthode n'est pas aussi
importante que le prétendent les opposants à la nouvelle méthode, et la
différence réside davantage dans la façon dont ils utilisent les mots que
dans leur substance : "Tout ce qui, écrit Pascal, est prouvé selon les vraies
règles de la divisibilité, est strictement prouvable selon la méthode des
anciens ; et par conséquent cette méthode ne diffère de l'autre que par
l'emploi des mots, qui ne peuvent être une source de confusion pour les
hommes raisonnables, après que nous avons appelé leur attention sur ce
que nous entendons par les termes" (M, IV, 424). Pascal était un maître des
deux méthodes. Bien qu'il privilégie la méthode des indivisibles, dans sa
lettre à Arnauld, dans laquelle il prouve l'équivalence de la ligne spirale et de
la ligne parabole, il utilise de manière intéressante la méthode exhaustive.
Son intention était vraisemblablement de montrer qu'il connaissait aussi
bien la méthode des anciens que celle des modernes, et qu'il n'y avait
aucune différence de certitude entre les deux. 55 Pascal voyait la principale
vertu de la méthode des indivisibles dans le fait que, si elle n'était en rien
inférieure à la méthode d'Archimède en termes de certitude, elle était
beaucoup plus courte et plus facile à manier. En même temps, il était bien
conscient des objections que les pères jésuites La Louvière et Tacquet
avaient soulevées contre cette méthode. C'est pourquoi, dans la lettre de
Carcavy, il a non seulement appliqué la nouvelle méthode mais l'a aussi
défendue de manière militante. La question est de savoir comment il a
cherché à éviter la critique selon laquelle la méthode des indivisibles
reliait les quantités indivisibles entre elles.
Cette critique ne demande rien d'autre qu'une distinction entre des
quantités hétérogènes les unes par rapport aux autres. Euclide, dans le
cinquième livre des Éléments, définit le concept de rapport comme suit :
"Le rapport est la relation de deux quantités homogènes l'une par rapport
à l'autre", puis le définit comme suit : "Nous parlons d'un rapport de
quantités l'une par rapport à l'autre lorsqu'un multiple de l'une peut
dépasser l'autre".56 La proportionnalité n'existe donc qu'entre des quantités
homogènes. Toutefois, si le multiple d'une grandeur ne peut dépasser le
multiple d'une autre, alors les deux grandeurs ne sont pas
proportionnelles l'une à l'autre et sont considérées comme distinctes,
c'est-à-dire hétérogènes. Deux quantités sont donc hétérogènes l'une par
rapport à l'autre si l'on ne peut dépasser l'autre quantité par un multiple
quelconque de un. Ou, inversement, ce n'est que si les quantités sont
homogènes les unes par rapport aux autres qu'il est possible qu'une
quantité dépasse l'autre en multipliant les deux.
On ne peut en aucun cas reprocher à Pascal de ne pas avoir gardé ce
principe à l'esprit, puisqu'il le cite lui-même dans sa Pensée géométrique
(voir Í, 55-56).
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nécessite désormais l'adoption de deux principes : l'un selon lequel toutes


les autres formes sont divisibles à l'infini, l'autre selon lequel les quantités
incomparables (hétérogènes) ne doivent pas être reliées entre elles.
Pascal argumente longuement qu'une ligne, un plan ou un espace fini est
divisible à l'infini. Pour le prouver, il utilise le principe de la distinction
des quantités hétérogènes : un point, une ligne, un plan, un espace sont
des quantités de genre différent, hétérogènes les unes par rapport aux
autres, et par conséquent, multiplier l'une d'entre elles ne conduit jamais
à multiplier l'autre. En d'autres termes, les points ne peuvent pas être
utilisés pour former une ligne, les lignes ne peuvent pas être utilisées pour
former un plan, les plans ne peuvent pas être utilisés pour former un
espace, car toute multiplication de points ne donnera que des points, et
nous n'arriverons jamais à la ligne, etc. Il en découle également qu'une
ligne, un plan ou un espace fini peut être divisé à l'infini, car nous
n'arrivons jamais au point, à la ligne, au plan, puisque lorsque nous
divisons la ligne nous n'obtenons que des lignes, lorsque nous divisons le
plan nous n'obtenons que des plans, lorsque nous divisons l'espace nous
n'obtenons que des espaces. Cela revient aussi à dire que le point n'ajoute
rien à la ligne, la ligne au plan, le plan à l'espace, autrement dit, le point
n'est rien à la ligne, la ligne n'est rien au plan, le plan n'est rien à l'espace.
Le point sans extension, la ligne unidimensionnelle, le plan
bidimensionnel, l'espace tridimensionnel appartiennent à des ne- mmes
différents séparés par une "distance" infinie. Cette affirmation avait déjà
été faite dans un contexte purement mathématique, dans la conclusion de
la dernière thèse sur le triangle arithmétique, où il traitait de l'addition de
puissances égales de la série des nombres de Pascal :

" Dans le cas d'une quantité continue, les quantités d'un sexe arbitraire
quelconque n'ajoutent rien aux quantités d'un sexe supérieur à celui-ci,
quel que soit leur nombre. Le point n'ajoute donc rien à l'un, la ligne
droite à la surface, la surface au corps ; autrement dit, pour employer le
langage des nombres dans un traité d'arithmétique, les racines ne
comptent pas par rapport aux carrés, les carrés ne comptent pas par
rapport aux cubes, les cubes ne comptent pas par rapport aux puissances
quatre, etc. (M, II, 1272)

Pascal fait ainsi une distinction très nette entre les genres
géométriques, qu'il considère comme incomparables. Dans un sens défini,
il existe une distance infinie entre ces genres, même si la fragmentation ou
la multiplication infinie d'une figure finie ne conduit pas à une figure d'un
autre genre. Cette intuition de Pascal a des implications philosophiques
importantes. Tout ensemble fini est, en ce sens, situé entre deux infinis,
l'un infini par division ou partage, et l'autre infini par multiplication ou
augmentation.

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"Toutes ces grandeurs sont divisibles à l'infini sans atteindre leur propre
indivisibilité, et de cette façon elles sont toutes placées au milieu entre
l'infini et le néant", écrit-il dans De la pensée géométrique (Í, 57). Par
analogie, Pascal voit l'homme dans les Réflexions comme se tenant au
milieu des deux infinis qui le séparent à la fois du rien et du tout : " Car,
après tout, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? ". Un rien par rapport à
l'infini, un tout par rapport au rien, un milieu entre rien et tout, infiniment
loin de comprendre ces extrêmes" (230/72). La distinction entre les sexes
donne également lieu à la définition de ce que l'on appelle les ordres. Pascal
parle de trois ordres dans les Réflexions : l'ordre du corps, l'ordre de
l'esprit et l'ordre du cœur. Ces ordres, qui ont des significations
anthropologiques, théoriques de la valeur, épistémologiques et méta-
physiques en plus des mathématiques, sont aussi différents que les sexes
mathématiques : leur distance est infinie et il n'y a pas de passage entre
eux.
Pascal a bien en tête le principe d'hétérogénéité-homogénéité lorsqu'il
applique la méthode des indivisibles. Dans quel sens utilise-t-il donc le
terme "indivisible" dans la lettre Carcavy ? En réponse, il écrit ce qui suit :

"Désormais, j'utiliserai sans réserve le langage des indivisibles, en


parlant de sommes de lignes, de sommes de plans, etc.
Si je prends le diamètre d'un demi-cercle,
que j'ai divisé en un nombre indéfini de
parties égales au point Z, d'où partent les
lignes ZM perpendiculaires au diamètre, alors
j'utiliserai sans réserve l'expression somme de
lignes, que ceux qui ne comprennent pas la
théorie des inégalités ne considéreront pas
comme géométrique, et pensent que nous
violons la géométrie lorsque nous exprimons
un plan par un nombre indéfini de lignes, ce
qui est uniquement dû au fait qu'ils ne
peuvent pas concevoir que nous n'entendons
par là rien d'autre que la somme d'un
rectangle de taille indéfinie, constitué de
chaque ligne ZM et de sa partie de petit
diamètre.
des diamètres, et la somme de tous ceux-ci produit évidemment un plan,
dont la différence avec l'aire du demi-cercle est inférieure à toute
quantité" (M, IV, 424).

Dans cette section, Pascal rejette fermement la critique selon laquelle,


dans l'application de la méthode des indivisibles, lorsqu'une face incurvée

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considère qu'un plan-diagramme est la "somme des lignes", viole le


principe en question. Dans son usage littéral, le terme "indivisible"
désigne les parties infinitésimales en lesquelles une figure géométrique
finie est divisée afin de déterminer sa surface et son centre de gravité. Un
demi-cercle doit être divisé en un nombre fini (infini) de parties
calculables d'un demi-cercle donné pour que la somme de ces parties et la
différence entre elles soient inférieures à "une quantité quelconque". La
"quantité indéfinie" (indeterminate quantity) ou
La "grandeur indéfinie" (indeterminate greatness), dans la terminologie de
Pascal, signifie une multiplicité et une grandeur "plus grandes que toute
multiplicité et grandeur données", et donc infinies. Ainsi, si nous divisons
le demi-cercle en un nombre indéfiniment grand de parties, celles-ci seront
indéfiniment, c'est-à-dire infiniment, petites. Pascal appelle ces parties
"indivisibles", tout en soulignant qu'elles n'auront de rectangles de
largeur infiniment petite que le nom. Ainsi, lorsqu'il appelle un demi-
cercle la somme de ses parties, il ne fait qu'utiliser la terminologie des
indivisibles, où droit signifie rectangulaire. Et si vous considérez la ligne
comme la somme de points, alors les points sont des segments infiniment
petits. Dans ce cas, toutefois, le terme "indivisible" ne doit pas non plus
être pris au pied de la lettre. Dans un sens strict, nous pourrions appeler
indivisible un point par rapport à une ligne, une ligne par rapport à un
plan, un plan par rapport à l'espace, mais comme nous l'avons vu, "point",
"ligne", "plan" dans le langage des indivisibles ne signifient pas ce qu'ils
signifient dans le sens habituel, et donc le terme "indivisible" doit être
compris d'une manière différente. En effet, l'indivisible n'est pas
indivisible, mais est lui-même encore divisible, même à l'infini, puisqu'il
est homogène avec la quantité dont il fait partie. Pascal rejette donc
fermement la critique de sa méthode selon laquelle il se réfère à des
quantités hétérogènes dans ses calculs, et ses définitions rendent le calcul
infinitésimal parfaitement clair et cohérent.
Pascal a pu résoudre les huit problèmes en utilisant cette méthode.
Dans ses traités, Carcavy cherche à ramener les problèmes de
détermination de la surface, du volume et du centre de gravité d'un
triangle et de ses solides tournants aux données du cercle initial. Dans la
dernière thèse, il utilise uniquement les données du cercle initial, à partir
desquelles les données recherchées dans les problèmes peuvent être
facilement calculées, en utilisant les procédures développées dans les
thèses précédentes. À certains endroits des traités, Pascal est tout près
d'inventer le calcul intégral. Cela est démontré par le fait que Leibniz, de
son propre aveu, est arrivé à la découverte du calcul intégral en
réfléchissant au premier théorème du quatrième traité sur le sinus du
quatrième cercle dans la Lettre de Carcavy. Pascal a appliqué la méthode
des diviseurs uniquement aux problèmes qu'il avait résolus, mais ne s'est
pas préoccupé de sa généralisation ultérieure.

***

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Les mathématiques sont un domaine de pure rationalité. Au XVIIe


siècle, elle était considérée comme telle, car elle était également à la base
de la méthode générale des sciences. Cependant, les recherches
mathématiques de Pascal l'ont conduit plus d'une fois à des résultats qui,
du moins dans le cadre axiomatique de l'époque, ont repoussé les limites de
la rationalité. Comme nous l'avons vu, l'infini est apparu dans de nombreux
domaines de recherche auxquels il s'est intéressé de près. Les
mathématiciens grecs auraient voulu expulser l'infini du champ des
mathématiques, affirmant qu'il s'agissait d'un phénomène impossible à
rationaliser et qui n'avait donc pas sa place dans les mathématiques.
Aristote a déclaré sans ambages que les mathématiciens n'utilisent pas
l'infini. 57 Mais Pascal, comme la plupart des mathématiciens modernes,
était sérieusement préoccupé par les problèmes soulevés par l'infini
mathématique. Ses écrits révèlent une double attitude à l'égard de l'infini.
D'une part, il a fait de sérieux efforts pour "apprivoiser", ou rationaliser,
l'infini en mathématiques. On le voit dans son utilisation de la méthode des
indivisibles, où il maîtrise les quantités infiniment petites, et dans ses
discussions avec ceux (Tacquet, Lalouvière, Méré) qui, comme les Grecs,
étaient fermés aux tentatives de mathématisation de l'infini. D'autre part,
ses écrits mathématiques montrent également que, contrairement à
Cantor, il considérait que l'infini était finalement irrationnel. Dans ses
œuvres ultérieures, notamment dans le contexte de l'apologétique, l'infini
marque la limite même de l'usage de la raison. C'est la limite à laquelle la
raison doit s'incliner (se soumettre), en acceptant que la réalité et la vérité,
avec leur richesse et leur complexité inépuisables, dépassent de loin ses
capacités naturelles. Cette reconnaissance, et son application précise et
cohérente, est peut-être la contribution la plus importante de la réflexion
mathématique à la pensée apologétique de Pascal.

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III. FICYCLE

En termes de chronologie, l'œuvre physique de Pascal est beaucoup plus


limitée que son œuvre mathématique. Ses recherches physiques couvrent
une période de cinq ans, de 1647 à 1651. Après cela, il ne s'est pas engagé
dans la physique, mais ses opinions sur la physique, tout comme son
habitus mathématique, ont eu un impact significatif sur sa pensée
apologétique. Le début du XVIIe siècle marque le début d'un processus par
lequel la physique se sépare de la philosophie et devient une science à part
entière. À cette époque, cependant, la physique reste avant tout une
philosophie de la nature, car la recherche physique nécessite
invariablement un questionnement philosophique plus large.
L'inséparabilité de ces deux domaines fait que Galilée, Kepler et Newton
se préoccupent autant des questions philosophiques que des questions
scientifiques. Ce fut également le cas pour Pascal, qui consacra toutes ses
recherches physiques au problème de l'espace, c'est-à-dire du vide : la
complexité du problème de l'espace l'obligea à tirer des conclusions de la
philosophie de l'existence, de l'épistémologie et de la philosophie des
sciences. Nous les examinerons ci-dessous. En raison de l'unité
thématique de la recherche en physique, comme nous l'avons mentionné
plus haut, il n'est pas utile d'analyser ces textes de manière isolée, comme
nous l'avons fait pour les travaux mathématiques. Nous allons donc
d'abord donner un aperçu du contenu des textes de physique, puis les
analyser du point de vue de la théorie existentielle, de l'épistémologie et de
la philosophie des sciences.

1. LES ÉCRITURES PHYSIQUES

La recherche et le débat modernes sur l'espace vide sont nés en Italie.


Ce sont les maîtres fontainiers de Florence qui, les premiers, ont attiré
l'attention de Gali- lei sur le fait que les pompes à eau ne pouvaient
aspirer l'eau que jusqu'à un certain niveau, et qu'ils avaient observé que
ce niveau était le plus élevé de tous les niveaux.
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La hauteur est plus ou moins constante. Galilée s'est contenté d'énoncer


ce fait dans l'un de ses ouvrages, mais ses disciples avaient déjà réalisé des
expériences concrètes pour observer le phénomène de manière plus
précise. La première expérience a été réalisée en 1641 par Gasparo Berti
avec un tuyau de plomb de onze mètres fixé au mur de sa maison, se
terminant par une sphère en cuivre au sommet et remplie d'eau. Le tube a
été placé dans une baignoire remplie d'eau et l'extrémité inférieure du
tube a été ouverte. On a alors constaté que l'eau ne s'écoulait pas
complètement du tuyau en plomb, sauf si elle s'arrêtait à une hauteur
d'environ neuf mètres. L'expérience a été perfectionnée en 1644 par
Evangelista Torricelli, qui a utilisé du mercure au lieu de l'eau et un tube
de verre au lieu d'un tuyau de plomb. L'avantage de ces changements était
double : d'une part, le mercure nécessitait un tube plus petit, ce qui
rendait l'expérience plus facile à réaliser, et d'autre part, le verre
permettait de voir ce qui se passait à l'intérieur du tube. Lorsque Torricelli
a placé le tube rempli de mercure dans une baignoire, également remplie
de mercure, il a constaté la même chose que dans l'autre expérience : le
mercure a commencé à s'écouler du tube dans la baignoire, laissant le
haut du tube vide, mais s'est arrêté à une certaine hauteur. Cette
deuxième expérience a servi de base au débat ultérieur sur l'espace. Ces
expériences ont soulevé deux questions importantes. et (2) pourquoi le
mercure ne s'écoule-t-il pas complètement du tube, pourquoi s'arrête-t-il
à une certaine hauteur, c'est-à-dire qu'est-ce qui le maintient en équilibre
dans le tube ? Pour simplifier, nous appellerons la première question la
question de la nature de l'espace et la seconde la question de l'équilibre.
La nouvelle de l'expérience de Torricelli parvient en France via
Mersenne. Mersenne l'a d'abord appris par la copie fragmentaire d'une
lettre de Torricelli, mais il en a été lui-même témoin lors d'un voyage en
Italie la même année. De retour à Paris, il tente de répéter l'expérience, mais
échoue en raison de la mauvaise qualité des tubes de verre qu'il utilise.
Dès lors, cependant, les membres du groupe de Mersenne se sont
sérieusement préoccupés des deux problèmes soulevés. Comme déjà
mentionné dans la biographie, Pascal a été directement encouragé par
Pierre Petit, qui était proche de l'Académie de Mersenne, à commencer à
faire des expériences dans l'espace.
Les limites du pompage de l'eau et les expériences pour les prouver
ont mis en évidence un phénomène naturel apparemment simple, mais
son interprétation a fait l'objet d'un débat considérable. Le débat a été
alimenté par les différentes réponses aux deux problèmes soulevés. Il
serait superflu d'énumérer tous les points de vue qui ont émergé dans le
récent débat sur l'espace, qui ne diffèrent souvent que par des nuances, et
nous ne soulignerons donc que les principales tendances. Deux réponses
opposées au problème de la nature de l'espace ont été données : certains
ont soutenu qu'il doit y avoir une substance dans l'espace laissé libre par le
mercure : de la vapeur de mercure, de l'air fissuré ou une substance
éthérique sub-spatiale ; d'autres ont soutenu que l'espace laissé libre par
le mercure est en fait un espace vide, c'est-à-dire un espace dépourvu de
toute substance. Le problème de l'équilibre a également donné lieu à deux
réponses opposées : certains y sont favorables,
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que c'est un effort particulier de la nature qui empêche le mercure de


s'écouler complètement du tube, tandis que d'autres ont soutenu que la
pression de l'air extérieur sur la surface du mercure dans le bain maintient
la colonne de mercure en équilibre. Bien que les deux problèmes et les
réponses à y apporter soient étroitement liés, trois positions de base sont
apparues dans le débat. Les tenants de la vision du monde aristotélicienne-
scoélastique niaient qu'il puisse exister dans la nature un espace
dépourvu de toute matière. Pour défendre le célèbre principe de l'horreur
de la vacuité, ils ont fait valoir que la nature a horreur de l'espace et que,
par conséquent, tout espace est rempli de matière, et que, par conséquent,
il ne peut y avoir d'espace au-dessus du mercure, mais qu'il doit y avoir de
la matière à cet endroit. Selon eux, l'équilibre est également dû au principe
de l'horror vacui, selon lequel la nature ne permet pas à l'espace de se
former dans le tube, ce qui empêche le mercure de descendre en dessous
d'un certain niveau. C'était la position des défenseurs de l'espace, les
Vacuistes, qui soutenaient que la nature n'a aucune crainte occulte de
l'espace, que l'espace au-dessus du mercure est complètement vide et que
la seule chose qui empêche le mercure de s'écouler hors du tube est la
pression de l'air extérieur. Entre ces deux positions opposées se
trouvaient les penseurs principalement cartésiens qui, à l'instar des
scolastiques, rejetaient la possibilité de l'espace, mais adoptaient
également le principe de l'horror vacui et défendaient l'effet équilibrant de
la pression atmosphérique. La principale ligne de front se situe toutefois
entre les philosophes scolastiques, qui défendent les principes physiques
aristotéliciens, et les Vacuistes, qui représentent la pensée progressiste.
Les principaux enjeux du débat étaient la défense ou la réfutation du
principe de l'horreur vacui, qui, comme nous le verrons plus loin, avait des
conséquences existentielles considérables. Toutes ces positions,
cependant, sont restées de simples hypothèses après l'expérience de
Torricelli. Pour confirmer ou infirmer l'une d'entre elles, d'autres
expériences étaient nécessaires. Pascal a joué un rôle de pionnier à cet
égard. Au total, l'œuvre physique de Pascal se compose de sept écrits
d'importance et de portée variables. Le premier, Nouvelles expériences sur
l'espace (ou Nouvelles expériences en abrégé), a été publié à la fin de 1647.
Elle suit immédiatement l'important échange de lettres entre Pascal et le
père jésuite Étienne Noël entre 1647 et 1648. Cette correspondance
contient cinq lettres, dont deux sont de Pascal : l'une adressée à Noël et
l'autre au Pailleur. Les trois autres textes sont liés au grand traité de l'espace,
que Pascal a achevé en 1651 et qui a été perdu. Il est accompagné d'une
préface, qui a survécu sous une forme fragmentaire et qui est
généralement désignée sous le nom de Préface au traité de l'espace (ou
Préface en abrégé). Peu après la mort de Pascal, un autre traité de physique
a été publié, intitulé Traité de l'équilibre des liquides et du poids de l'air (ou
Traité de l'équilibre des liquides), qui peut avoir été soit un chapitre du
grand Traité, soit une version transcrite et raccourcie d'une partie de
celui-ci. Enfin, cette édition posthume contenait un fragment
probablement identique aux deux chapitres du Traité, ainsi qu'un certain
nombre de tableaux montrant les mesures de la pression de l'air dans
l'atmosphère.
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(Par souci d'exhaustivité, nous pouvons également mentionner une lettre


écrite à Ribeyre en 165158, qui concerne également l'espace, mais sa
signification est négligeable de notre point de vue). Dans ce qui suit, nous
allons passer en revue le contenu de ces textes, puis tenter d'interpréter les
spécificités de la physique pascalienne dans son ensemble.

1.1. Nouvelles expériences sur l'espace

Les nouvelles expériences sur l'espace ne sont en fait qu'une préface ou


un extrait du futur grand traité sur l'espace. En publiant ce court texte,
Pascal voulait donner la priorité à ses expériences sur l'espace, puisque
d'autres personnes menaient également des expériences sur des sujets
similaires au même moment. Le titre de l'ouvrage, Nouvelles expériences,
fait référence au fait que Pascal, après l'expérience de Torricelli, a conçu et
réalisé de nouvelles expériences sur ce sujet. Le texte suit la structure du
traité et est donc divisé en deux parties : la première partie, après la
préface de lecture, décrit les expériences réalisées et résume les principes
qui en ont été tirés, tandis que la seconde partie énumère les affirmations
qui découlent des expériences et expose la position de Pascal sur l'espace,
et propose enfin cinq objections possibles à cette position, auxquelles il
laisse au grand traité le soin de répondre. Si le texte ne fait guère plus de dix
pages et semble sommaire à la première lecture, il est néanmoins
significatif car c'est la première fois que Pascal prend position sur le débat
spatial.
Dès la préface, nous apprenons comment Pascal a commencé à
s'attaquer au problème de l'espace. Sans mentionner le nom de Torricelli,
il décrit en détail la fameuse expérience en Italie, puis comment la
nouvelle lui est parvenue à Rouen par Mersenne et Petit. Comme il l'écrit,
il a toujours douté que l'espace ne soit pas possible dans la nature, d'une
part parce que les opinions qui le prétendaient ne lui semblaient pas
fondées, d'autre part en raison du phénomène de condensation et
d'amincissement de la matière. Cependant, l'expérience menée en Italie
n'a pas convaincu les négateurs de l'espace de la fausseté de leur position,
puisqu'ils ont affirmé que la partie supérieure du tube de verre était
remplie de vapeur de mercure ou d'air fissuré, voire d'une substance qui
n'existe que dans l'imagination. Pascal a donc décidé de consacrer du
temps et de l'argent à des expériences pour prouver qu'il y avait un vide
dans le tube. Il a d'abord refait l'expérience italienne, puis en a inventé de
nouvelles qui l'ont améliorée. Dans la préface, Pascal préfigure sa propre
position : il considère comme prouvé que l'espace créé par les
expériences, " apparemment un vide, est libre de toutes les substances
que nos sens perçoivent et que nous connaissons dans la nature " (M, II,
501).
Dans la première partie, Pascal fait un récit détaillé de huit expériences
dans l'espace. Les deux premières sont des expériences sous l'eau, où le
piston d'une seringue à bout fermé immergée dans l'eau est retiré, et les
deux autres sont des expériences sous l'eau, où le piston d'une seringue à
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bout fermé est retiré.

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un soufflet dont l'ouverture est fermée doit être ouvert. Dans les deux cas,
une force finie est nécessaire pour effectuer l'opération. La troisième
expérience est une variation de l'expérience réalisée par Berti. Pascal a
utilisé un tube de verre de 14 m de long, fermé hermétiquement à une
extrémité, dans lequel il a versé du vin rouge et qu'il a placé dans une cuve
remplie de vin rouge. Selon les contemporains, le tube de verre était fixé à
un mât de bateau pour le mettre en position verticale. Après avoir ouvert
l'extrémité inférieure du tube de verre, le vin a commencé à s'écouler du
tube, puis s'est arrêté à une hauteur de 32 pieds (9,75 m), laissant une
section de 13 pieds (environ 4 m) du haut du tube vide. Les expériences
quatre et sept sont très similaires. Dans les deux cas, Pascal a utilisé un
tube de verre en forme de V inversé avec des tiges de différentes
longueurs. Dans l'expérience sur l'eau, les tiges mesuraient cinquante
(15,2 m) et quarante-cinq (13,7 m) pieds de long, tandis que dans
l'expérience sur le mercure, elles étaient beaucoup plus courtes. Le tube
de verre ainsi formé a été rempli d'eau (ou de mercure) et placé dans deux
bacs remplis d'eau (ou de mercure), les bacs étant placés à des hauteurs
différentes, selon le cas. Contrairement aux attentes, lorsque les deux
extrémités du tube de verre ont été ouvertes, l'eau (ou le mercure) ne
s'est pas écoulée du bac supérieur vers le bac inférieur, mais a commencé
à s'écouler dans les deux bacs, laissant un espace vide apparent dans le
tube à partir du pliage. Après un court moment, l'eau (ou le mercure) s'est
arrêtée à la même hauteur dans les deux tiges, et cette hauteur était la
même que celle mesurée dans les expériences avec le simple tube de
verre. La sixième expérience était très simple : aspirer du mercure d'un
bac dans une seringue tenue verticalement à un mètre de distance. Nous
constatons que nous ne pouvons pas aspirer du mercure de plus de 78 cm
de haut. Dès lors, le mercure ne suit pas le piston, mais un vide apparent
est créé dans la seringue. On peut tirer le piston aussi haut qu'on veut, le
vide augmente, mais le mercure ne monte plus. Pendant ce temps, le poids
de la seringue reste constant, quelle que soit la taille de l'espace vide
apparent à l'intérieur. Pascal note ici que la même chose se produit
probablement avec les pompes à eau, dans lesquelles l'eau ne monte pas
plus haut que 31 pieds. Les cinquième et huitième expériences étaient les
plus ingénieuses, et sont également des variations l'une de l'autre. Dans la
cinquième, Pascal a utilisé un tube de verre de 4,5 m de haut, fermé à une
extrémité, qu'il a rempli d'eau et dans lequel il a inséré une corde plus
longue que le tube de verre. Il a ensuite placé le tube verticalement dans
une baignoire remplie de mercure et a commencé à tirer lentement sur la
corde. Il a constaté que le mercure s'écoulait dans le tube et commençait à
s'élever jusqu'à une hauteur de deux pieds trois pouces (78 cm). Si vous
continuez à tirer la corde, le mercure cesse de monter et un espace
apparemment vide apparaît au-dessus de la colonne d'eau, qui augmente
proportionnellement à la quantité de corde que vous tirez du tube.
Après avoir décrit les expériences, Pascal résume les principes qui
peuvent en être déduits. Il en énumère sept en tout, mais on peut les
réduire à trois :
(1) Les corps répugnent à être séparés les uns des autres, (2) les corps qui
bordent le vide apparent créé après la séparation les uns des autres
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remplissent le vide, (3) les corps sont

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(3) les deux forces avec lesquelles les corps se pressent et cherchent à
remplir le vide apparent sont finies et peuvent être déterminées avec
précision : elles sont égales à la force avec laquelle l'eau coule d'une
hauteur de 31 pieds. Dans le dernier principe, Pascal résume ce qui a été
dit jusqu'ici : " Une force un peu plus grande que celle avec laquelle l'eau
coule d'une hauteur de trente et un pieds peut produire ce vide apparent,
et l'augmenter jusqu'à un point quelconque, c'est-à-dire qu'elle peut
séparer les corps les uns des autres et les éloigner à une distance
quelconque, pourvu qu'il n'y ait pas d'autre obstacle à l'éloignement que
l'aversion qui caractérise la nature pour ce vide apparent " (M, II, 506).
Dans cette brève conclusion, deux choses méritent l'attention. D'abord,
que Pascal parle d'espace apparent (vide apparent) au lieu d'espace réel,
et ensuite, qu'il adhère partiellement au principe de l'horror vacui,
puisqu'il affirme lui-même que la nature a horreur de l'espace. Une
limitation importante dans les Nouvelles Expériences, cependant, est qu'il
considère cette horreur comme limitée, et non absolue et infinie. Il souligne
donc que la force nécessaire pour produire un espace apparent est limitée
et pas très grande, et que la nature permet la création de n'importe quelle
quantité d'espace apparent lorsque cette force est appliquée. La deuxième
partie est beaucoup plus courte que la première. Ici, Pascal se contente de
faire des déclarations sur l'espace restant vide dans la partie supérieure
du tube de verre, sans les prouver, disant qu'il présenterait la preuve dans le
Traité. Ces huit affirmations disent essentiellement qu'il n'y a ni air, ni
vapeur de mercure, ni vapeur d'eau dans l'espace en question. La dernière
affirmation est la suivante : "L'espace apparemment vide n'est rempli
d'aucune substance connue dans la nature et qui serait l'objet d'un de nos
sens" (M, II, 507), suivie d'un extrait de la conclusion finale, qui contient la
déclaration de Pascal sur l'espace. "Jusqu'à ce que, écrit-il, il soit démontré
que l'espace en question est rempli de matière, l'impression (le sentiment)
sera qu'il est réellement vide et dépourvu de toute matière. Par
conséquent, ce que j'ai dit de l'espace apparent, je le dirai aussi de l'espace
réel, et les principes que j'ai énoncés ci-dessus à propos de l'espace
apparent, je les tiendrai pour vrais aussi pour l'espace absolu " (ibid.). Dans
cette conclusion, Pascal prend la ferme position que l'espace en question est
bien l'espace. Mais il le fait avec prudence. D'une part, il évite les termes
"conviction" ou "certitude" et utilise plutôt les termes "impression" ou
"sentiment". En même temps, il renvoie la balle dans le camp de
l'adversaire en disant : "Laissez-les prouver qu'il y a une substance dans
l'espace en question. L'expérience montre qu'il n'y a aucune substance
connue et perceptible dans cet espace, il a donc tendance à affirmer que
l'espace est complètement vide. En d'autres termes, l'affirmation "il y a un
vide dans la partie supérieure du tube de verre" n'est pas une vérité
absolue, mais une vérité très probable.
comme.
Le texte se termine par une liste de cinq objections possibles à la
déclaration de Pascal. Selon ces derniers, l'affirmation selon laquelle un
espace est vide contredit le sens commun et le bon sens, puisque tout
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pi expérience que la nature ne peut pas supporter l'espace ; et l'affirmation


que la nature est terrifiée par l'espace et pourtant le supporte (la position
modérée défendue par Pascal dans ce texte) implique la faiblesse de la
nature et conduit à la contradiction ; et que l'espace en question n'est pas
vide, car il est rempli par une substance imperceptible et inconnue (c'est
la position de Descartes) ; et enfin, qu'il est impossible que la lumière
traverse l'espace, comme c'est visiblement le cas, car si la lumière est une
accidence, elle n'a rien pour la soutenir dans l'espace, et si elle est une
substance, elle ne peut le remplir.
On voit donc que dans les Nouvelles Expériences, Pascal adopte une
position modérée : il parle surtout de l'espace apparent, et ne fait que
spéculer sur l'existence d'un espace absolu, et ne s'oppose pas au principe
de l'horror vacui, se contentant d'affirmer que l'horreur de l'espace par la
nature est finie et limitée. Il convient toutefois de noter que dans ce texte,
il ne s'intéresse qu'à la question de la nature de l'espace, et ne fait même
pas allusion à la question de l'équilibre.

1.2. Correspondance avec Étienne Noël

L'impact des Nouvelles Expériences est illustré par le fait que les
adeptes de la vision traditionnelle du monde ont immédiatement exprimé
leur opposition à ce document après sa publication. Cela a conduit à un
échange de vues entre Pascal et le père jésuite Étienne Noël, que le jésuite
a initié par une lettre en octobre 1647, quelques semaines seulement
après la publication des Nouvelles Expériences. La correspondance se
compose de cinq pièces, la première lettre de Noël, la réponse de Pascal, la
deuxième lettre de Noël, la lettre de Pascal au Pailleur, et enfin la lettre
d'Étienne Pascal à Noël. La première lettre de Noël critique la vision de
Pascal dans les Nouvelles Expériences. Pascal a répondu immédiatement et
Noël a répondu par une autre lettre. Par la suite, la correspondance a été
interrompue pendant quelques mois. Pascal, dans une lettre au Pailleur en
février 1848, explique la raison de ce silence en disant que le jésuite lui avait
explicitement demandé oralement de ne pas répondre à sa deuxième
lettre et qu'aucun des deux ne devait rendre les lettres publiques. Bien
qu'une discussion d'une telle importance ne puisse rester totalement
secrète pour ses contemporains, Pascal a accepté la demande de Noël. Peu
après, cependant, il jugea que Noël avait manqué à la discrétion mutuelle
en donnant l'impression que Pascal ne lui avait pas répondu parce que ses
lettres l'avaient convaincu de sa vérité. De plus, en février 1648, Noël
publie un ouvrage intitulé Le Plein du Vide, dans lequel il attaque vivement la
foi aveugle de Pascal. Pascal rédige donc une seconde réponse, mais cette
fois adressée au Pailleur, ce qui signifie la publication de la lettre et avec
elle tout le débat. La correspondance se termine finalement par une lettre
d'Étienne Pascal, dans laquelle il prend la défense de son fils. Cette lettre
n'apporte rien au débat, puisqu'elle condamne principalement le
comportement de Noël dans le débat, sans réfuter sa position.
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La correspondance Pascal-Noël est sans doute la pièce la plus


fascinante du débat moderne sur l'espace. Son principal enjeu n'est pas
seulement la question de l'espace, mais bien plus : il s'agit en fait d'une
collision entre la pensée scolastique traditionnelle et la pensée scientifique
moderne. La lecture des arguments avancés en opposition révèle la
différence frappante entre les deux modes de pensée : deux stratégies
d'argumentation complètement différentes, qui se reflètent dans la
différence des hypothèses et des critères de certitude, ainsi que dans
l'utilisation du langage. Même s'ils sont contemporains, les différences sont
si fortes que les deux camps se parlent en fait l'un à l'autre. Noël invoque
Aristote comme autorité et utilise un argument basé sur l'analogie entre le
macrocosme et le microcosme. Dans un argument récurrent, il souligne
l'analogie entre le Soleil et le cœur : de même que le cœur crée l'harmonie
des différentes substances qui se mélangent dans le sang, le Soleil assure
l'harmonie des éléments qui se mélangent dans la nature. Pascal, quant à
lui, souligne la validité de la méthode géométrique dans la cognition
physique : il définit précisément les conditions dans lesquelles une
déclaration peut être acceptée comme vraie, montre comment traiter les
hypothèses scientifiques et comment se rapporter aux définitions dans le
discours scientifique, sans confondre définitions nominales et objectives.
La différence entre les deux positions repose en définitive sur le fait
qu'elles fonctionnent avec des concepts de vérité différents, et la
rencontre de ces deux concepts de vérité paradigmatiquement différents
dans la correspondance Pascal-Noël illustre la ligne de faille entre les deux
périodes historiques. Cependant, outre les différences doctrinales et
méthodologiques, il faut voir que les capacités intellectuelles des
partenaires du débat n'étaient pas parfaitement égales. Noël n'a pas eu
beaucoup de chance contre Pascal, qui a tout de suite vu et exploité les
faiblesses de son adversaire. Les lettres de Pascal se caractérisent par un
rare esprit méthodique, de la cohérence, une argumentation rigoureuse et
pas mal de sarcasme : dans Le Pailleur, il ne cherche pas seulement à
réfuter mais aussi à ridiculiser le jésuite avec son ironie cachée. Koyré y
voit, non sans raison, une pièce maîtresse des Lettres du pays. 59
Dans ce qui suit, je vais d'abord résumer les principales revendications
et arguments de Noël contre Pascal, puis présenter les objections de
Pascal. Comme les Nouvelles expériences portaient sur la nature de
l'espace créé dans le tube de verre, le débat dans la lettre était centré sur
la question de savoir si un espace est créé dans le tube ou si la matière le
remplit. Dans la deuxième lettre de Noël, le problème de l'équilibre est
soulevé, mais de manière beaucoup moins détaillée que dans la première
question. Le rêve de Noël est difficile à reconstituer car, comme le
souligne Pascal, il n'est pas uniforme mais évolue dans le temps. Bien sûr,
il insiste tout au long sur le fait que l'espace en question est rempli de
matière, mais alors que dans sa première lettre il défend le principe de
l'hor- ror vacui et explique ainsi l'équilibre de la colonne de mercure, dans
la deuxième lettre il semble rompre avec ce principe et accepter la théorie
de la pression atmosphérique comme explication. Sa thèse la plus
fondamentale est que
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L'espace étant essentiellement corporel et matériel, l'idée d'un espace


dépourvu de toute matière est totalement contradictoire avec le concept
d'espace. L'espace formé dans le tube de verre est, bien sûr, un corps, et il
en donne deux preuves : la lumière le traverse, et il faut du temps pour s'y
mouvoir, c'est-à-dire pour la descente de la colonne de carbone ou d'eau.
Puisque, selon lui, ces deux éléments sont une preuve suffisante de la
nature matérielle de l'espace en question, il ne reste plus qu'à déterminer
quel type de corps se trouve dans cet espace. Noël affirme que l'espace est
rempli d'air, un air beaucoup plus fin que celui que l'on trouve dans la
nature, qui pénètre par les pores du tube de verre. Il part du principe que
dans la nature tous les éléments sont mélangés, ce qui devient clair quand
on observe que dans l'eau telle que nous la connaissons il y a de l'air, dans
le jus il y a de la terre sous forme de poussière et de l'eau sous forme de
vapeur. Dans l'air naturel, en revanche, on trouve un air très fin et très pur
en solution. Lorsque le mercure commence à descendre au cours de
l'expérience, l'air situé sur la paroi extérieure du tube de verre est expulsé
par l'air fin dissous, qui est capable de pénétrer dans les pores du verre,
de s'écouler dans le tube, puis de se dilater et de remplir l'espace ainsi
formé. Cette séparation de l'air naturel est cependant un processus non
naturel que la nature, par le biais du soleil, tente de rétablir. L'air grossier
qui reste sur la paroi extérieure du tube de verre et l'air fin qui entre dans
le tube vont s'attirer mutuellement par leur tendance à s'unir, et cette
attraction va empêcher le mercure de descendre à une certaine hauteur :
le principe de l'horror vacui s'applique donc.
A la fin de sa première lettre, Noël revient sur deux objections
possibles énumérées par Pascal dans les Nouvelles Expériences et tente de
les soutenir. La première est que l'affirmation selon laquelle un espace est
vide est contraire au bon sens. Puisque l'espace et le corps sont
identiques, l'espace vide est effectivement auto-contradictoire, bien qu'il
s'ensuive qu'il existe un corps qui n'est pas un corps. C'est pourquoi
l'espace vide ne peut pas exister. L'autre objection est liée à la
translucidité de l'espace, à savoir que la lumière ne peut pas pénétrer
dans l'espace et que celui-ci ne peut donc pas être transparent. Noël,
suivant Aristote, définit la lumière comme un rayon de corps lumineux qui
remplit les corps transparents et qui ne peut être déplacé que par d'autres
corps lumineux. La lumière est donc de nature matérielle et ne se propage
que dans un milieu matériel.60 Puisque la lumière pénètre la partie
supérieure du tube de verre, cet espace ne peut être que matériel.
La deuxième lettre n'ajoute pas grand-chose à la première. En réponse
à la réponse de Pascal, Noël change de position sur la question de
l'équilibre, et ici il n'attribue plus l'équilibre de la colonne de mercure à
l'attraction entre l'air extérieur et intérieur, mais au poids de l'air extérieur
sur le mercure dans le bain. Il explique également en détail les phénomènes
d'expansion et de contraction de la matière, précise sa définition de la lumière
et soutient que Pascal confond l'espace géométrique pur, qui existe dans
l'esprit des mathématiciens, avec l'espace réel, alors qu'il est impossible
d'attribuer une existence réelle au premier. Il conclut par le raisonnement
suivant :
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" Vous verrez, monsieur, qu'aucune des expériences que vous avez
faites n'exclut l'hypothèse d'un corps qui s'écoule dans le tube de verre, et
toutes s'expliquent aussi plausiblement par la théorie d'un plein que par
celle d'un espace vide, c'est-à-dire par l'écoulement d'un corps subtil aussi
bien que par l'écoulement d'un espace, qui n'est ni Dieu, ni créature, ni
corps, ni esprit, ni substance, ni évidence, à travers lequel la lumière passe
sans être transparente, qui résiste sans être résistant, qui est immobile et
pourtant se déplace avec le tube, qui est partout et nulle part, et qui fait
tout et rien. Voici les qualités admirables de l'espace vide : en tant
qu'espace, il existe et est actif, en tant qu'espace, il n'existe pas et ne fait
rien ; en tant qu'espace, il a une longueur, une largeur et une hauteur, en
tant qu'espace, il exclut tout cela" (M, II, 538).

Avec cette conclusion, Noël considère que ses preuves sont couronnées,
puisqu'il a réussi à montrer que l'espace vide conduit à une contradiction
logique, et donc - au sens de la logique et de la théorie de l'existence
aristotéliciennes - ne peut pas exister. Si Noël puise les éléments formels
et substantiels de son argumentation principalement dans la tradition
scolastique, il n'est pas étranger à un certain cartésianisme. Il fait
ouvertement référence à la théorie de la "matière subtile" de Descartes,
dont l'essence est qu'il n'y a pas d'espace dans l'univers, c'est-à-dire pas
d'espace sans matière, car l'espace apparemment vide est rempli par une
substance subtile, l'éther. C'est sûrement grâce à ces références que Pascal
identifie l'air subtil de Noël à la matière subtile de Descartes, ce qui lui
donne aussi l'occasion de critiquer la position de Descartes à côté de la
doctrine scolastique.
Dans deux lettres, Pascal argumente contre son adversaire de la manière
suivante : il montre que les arguments de Noël concernant le mélange et la
séparation des substances, l'écoulement de l'air ou de l'éther à travers les
pores du verre, et la nature de la lumière sont sans fondement et doivent
donc être considérés comme une simple imagination. Il fait ensuite valoir
que, bien qu'il n'existe pas de preuve absolue de l'existence de l'espace,
l'absence de toute matière connue dans l'espace en question rend plus
raisonnable l'acceptation de son point de vue, compte tenu des exigences
du raisonnement scientifique.
L'importance des deux lettres écrites par Pascal ne tient pas aux thèses
qu'elles exposent, puisqu'elles ne sont pas différentes de celles exposées
dans les Nouvelles Expériences, mais à la procédure argumentative qu'elles
emploient. Voyant les faiblesses de la méthode d'argumentation
noëlienne, Pascal fait d'abord un cours de méthode à son adversaire. Dans
les deux lettres, il revient sans cesse sur ses arguments méthodologiques,
qui constituent pour la plupart la base de son argumentation. Pour définir
la méthodologie de la recherche scientifique, il utilise la méthode
géométrique, qu'il développe encore afin de la rendre applicable à la
physique. Comme il sera analysé en détail dans la prochaine sous-section,
nous nous contenterons ici d'en énumérer les principales caractéristiques.
Pascal met d'abord en place un système dit "uni-
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la "règle universelle", qui fixe la méthode de preuve scientifique et les


critères de vérité pour les déclarations qu'ils font. Il cherche ainsi à établir
les conditions de la recherche de la vérité en physique. La condition
générale est fournie par le principe de preuve, qui stipule que tant que la
vérité d'une affirmation n'a pas été prouvée a priori ou
expérimentalement, elle doit être considérée comme douteuse et ne doit
pas être acceptée comme vraie. Il faut donc faire la distinction entre les
déclarations vraies et les simples hypothèses. Sur la base de la règle
universelle de l'évidence, toute la théorie de Pascal sur le mélange et la
séparation de l'air, sur l'écoulement de l'air fin dans un tube de verre, sur
l'attraction superposée de l'air grossier et de l'air fin, etc. est tantôt
qualifiée de "belle idée", tantôt de "fantaisie", qui, en l'absence de toute
preuve empirique et a priori, doit être considérée comme une simple
hypothèse. Dans ce cas, l'hypothèse de Noëli explique la cause d'un
phénomène observé dans une expérience. Pour justifier une telle
hypothèse, il ne suffit cependant pas de montrer que le phénomène peut
être entièrement déduit de la cause hypothétique, puisque plusieurs
hypothèses possibles peuvent être utilisées pour expliquer un
phénomène. En revanche, si l'hypothèse retenue conduit à la conclusion
qu'il n'y a qu'une seule chose qui ne soit pas cohérente avec le phénomène
étudié, alors l'hypothèse doit être rejetée dans son intégralité. Après avoir
établi ces principes, Pascal montre que les hypothèses noëliennes ne
permettent de déduire aucun des phénomènes des expériences qu'il a
menées. En effet, si l'on admet que la descente de la colonne de mercure
est arrêtée par l'attraction mutuelle de l'air grossier restant à l'extérieur
du tube et de l'air fin entrant par les pores, il s'ensuit que le plus grand
espace formé au-dessus du mercure est capable de maintenir en équilibre
une plus grande colonne de mercure, puisque dans ce cas l'attraction de
l'air externe et interne est également plus grande. D'autre part, des
expériences ont montré que la hauteur de la colonne de mercure est
toujours la même, quelle que soit la taille de l'espace au-dessus d'elle. Cette
seule observation suffit à réfuter l'hypothèse de Noël.
En utilisant les critères méthodologiques, Pascal accuse Noël de fonder
ses arguments sur des définitions arbitraires. Dans son argumentation,
basée sur le phénomène de transmission de la lumière, Noël définit la
lumière comme étant de nature matérielle, qui ne peut donc pas se
propager dans l'espace. Puisque l'espace au-dessus du mercure est
transparent, c'est-à-dire qu'il transmet la lumière, il ne peut pas être un
espace. Pascal montre que, dans ce cas, nous avons affaire à une définition
totalement arbitraire de la lumière, alors même que nous ne connaissons
pas du tout sa nature, dont il peut ensuite commodément tirer la
conclusion qui lui plaît. Pour prouver la conclusion selon laquelle la
lumière ne se propage pas dans l'espace vide, il est nécessaire de
connaître au moins trois choses : la lumière, l'espace vide et le
mouvement. Mais tant que nous ne connaîtrons pas la nature de ces
derniers, les arguments fondés sur eux doivent être considérés comme
infondés et rejetés.
Une autre remarque méthodologique importante de Pascal concerne
précisément l'utilisation des définitions dans le discours scientifique. Avant
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de commencer à étudier l'existence et la nature d'une chose, nous devons la


définir. Afin de connaître la vérité

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a trois degrés : définition, axiome et preuve. D'abord, nous saisissons l'idée


de la chose, puis nous donnons un nom à l'idée, et enfin nous essayons de
savoir si l'idée est vraie ou fausse. Si nous pouvons prouver qu'elle est
vraie, nous la considérons comme vraie ; si elle est impossible, nous la
considérons comme fausse ; si elle n'est ni vraie ni fausse, nous devons la
considérer comme une fiction ou une hypothèse. Il ressort de tout cela
que la définition d'une chose est indépendante de l'affirmation de son
existence. Comme Noël ne connaît pas cette règle des définitions, il a
confondu la définition de l'espace vide dans la lettre de Pascal avec
l'affirmation de son existence. Pascal souligne à plusieurs reprises que ni
dans les Nouvelles Expériences, ni dans sa lettre à Noël, il n'a prétendu que
l'espace en question est vide, mais a simplement exprimé son impression,
et que lorsqu'il a défini l'espace vide, il n'a pas prétendu son existence, mais
l'a simplement défini.
Pendant tout ce temps, Pascal défend, bien sûr, l'existence de l'espace.
Afin de ne pas contredire le principe d'évidence qu'il a établi, il argumente
comme suit. Si une chose est incertaine, nous devons tendre vers sa
négation plutôt que vers son affirmation. Dans les expériences, nous ne
faisons l'expérience d'aucune matière connue dans l'espace en question,
et il est donc plus probable qu'il n'y ait rien que qu'il y ait quelque chose.
Le même argument de probabilité a été utilisé par les Nouvelles
Expériences lorsqu'il a passé le relais aux plénistes en disant que jusqu'à
ce qu'ils prouvent qu'il y avait de la matière dans l'espace en question, il
aurait l'impression qu'il n'y avait rien. Noël, cependant, a inversé
l'argument de la probabilité, en déclarant que l'affirmation la plus probable
était de son côté, et non de celui de Pascal. En effet, si la question n'est pas
de savoir s'il y a de la matière dans l'espace en question, mais s'il y a un
espace vide, alors, conformément à l'expérience antérieure et à la sagesse
conventionnelle, il affirme qu'il n'y a pas de matière, alors que Pascal
affirme qu'il y en a. Dans ce cas, Noël est du côté du déni, et sa position
doit être considérée comme la plus plausible. La réponse de Pascal est plus
indignée que convaincante. Il écrit à Le Pailleur : " Monsieur, je vous laisse le
soin de juger si, lorsque les sens ne perçoivent rien dans un espace, quelle
est la position la plus saine : celle de celui qui dit qu'il y a quelque chose,
ou celle de celui qui dit qu'il n'y a rien parce qu'il ne voit rien " (M, II, 568).
Sur ce point, l'argument de Pascal n'est pas très convaincant. En effet, à
un endroit des Réflexions, il utilise l'exemple de l'espace pour illustrer
l'illusion : "Vous avez cru l'espace possible, disent certains, parce que
depuis l'enfance vous avez cru qu'une boîte était vide alors que vous n'y
voyiez rien. C'est une illusion de leurs sens, confirmée par la coutume,
mais que la science doit corriger" (78/82). Si c'est de probabilité et non de
certitude qu'il s'agit, alors Noël semble avoir raison de considérer la thèse
de la nature maternelle de l'espace en question comme plus probable que
celle de son vide, puisque c'est notre expérience quotidienne,

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que l'air remplit les espaces qui semblent vides. Si, par conséquent, "les
sens ne perçoivent rien dans un espace", nous pouvons sans risque
supposer par habitude qu'il y a quelque chose, puisque nous n'avons
jamais fait l'expérience du contraire, pourrait dire le père jésuite. Il est
évident que Pascal lui-même ne pouvait pas satisfaire au principe de
preuve qu'il avait lui-même mis en place lorsqu'il affirmait l'existence de
l'espace vide, et qu'il était donc contraint de renvoyer le débat au domaine
du réel. Dans ce domaine, cependant, les expériences ne fournissent pas
d'arguments en faveur de la plus grande probabilité de la position
vacante. Dans sa lettre au Pailleur, Pascal remédie à ce défaut par la
rhétorique plutôt que par l'argumentation.
Nous devons également aborder une partie importante du débat, qui
concernait la nature ontologique de l'espace en général. Comme nous
l'avons vu, Noël, conformément à la tradition aristotélicienne, considérait
que l'espace et la matière étaient identiques, de sorte que l'idée d'un
espace vide impliquait une contradiction, ce qui excluait son existence.
L'espace vide ne peut pas être quelque chose, car l'extension et l'existence
de l'espace sont assurées par la matière, et donc l'espace vide ne peut être
conçu que comme un rien. Pascal, quant à lui, soutient que Noël confond
l'extension avec la matière, et l'absence de matière avec le néant. En
revanche, il tente de séparer les concepts de matière et d'espace en
affirmant que l'espace vide est une pure extension et n'est pas rien en
dehors de la matière, mais se trouve au milieu entre la matière et le rien :
"L'espace vide est au milieu entre la matière et le rien, il ne participe à
aucun des deux, il est séparé du rien par ses dimensions et de la matière
par son immobilité et son irrésistance, il existe entre ces deux extrêmes
sans se confondre avec aucun" (M, II, 563-564). La différence entre la
matière et l'espace vide est donc que la matière est mobile et que l'espace
vide est immobile, et que la matière est impénétrable et que l'espace vide
est perméable car il peut contenir de la matière et des corps.
Pascal, dans sa lettre au Pailleur, reprend les affirmations de la
conclusion finale de Noël selon laquelle la notion d'espace vide conduit à
des paradoxes, et tente de les réfuter une à une. Enfin, il se plaint que
l'opinion de Noël change constamment, affirmant une chose dans une
lettre et une autre dans une autre, et note ensuite avec un certain
amusement : " Je voudrais savoir comment il a une telle influence sur la
nature, et comment il tire son pouvoir sur les éléments, qui le servent et
changent leurs propriétés comme il change ses croyances, et comment il
se fait que l'univers ajuste ses effets à l'humeur de ses intentions " (M, II,
571). Dans les derniers paragraphes de la lettre, il réfléchit au Plen du vide
de Noël, qu'il a reçu entre-temps. Selon Pascal, il ressort de ce travail que
le jésuite n'a jamais vu une seule expérience impliquant l'espace, et qu'il
se méprend complètement sur la description des expériences réalisées
par d'autres. Cela montre que Pascal n'hésitait pas à avancer des
arguments ad hominem même dans ses discussions scientifiques, et à
utiliser les diverses méthodes de rhétorique, non purement
argumentatives, dans ses discussions avec ses adversaires.
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dans le débat. Il mettra pleinement à profit cette compétence dans les


lettres de campagne. Malgré cela, la correspondance avec Noël est un
modèle de méthode rationnelle rigoureuse.

1.3. Récit de la grande expérience sur l'équilibre des liquides

Le récit de la grande expérience a été publié quelques mois après le


débat avec Noël. Pascal y décrit la célèbre expérience réalisée par son
beau-frère Florin Périer en Auvergne, qui constitue une réfutation claire
du principe de l'horreur vacui. Elle consistait à réaliser l'expérience de
Torricelli au pied d'une montagne et au sommet d'une montagne, en
mesurant la hauteur de la colonne de mercure dans les deux cas. S'il existe
une différence significative entre les deux, cela prouve clairement que la
suspension de la colonne de mercure n'est pas due à l'aversion de la
nature pour l'espace, mais à la pression de l'air extérieur sur le mercure
dans le bain. La première des deux lettres du texte est écrite par Pascal le
15 novembre 1647, dans laquelle il explique ses vues sur l'hor- ror vacui et
invite son beau-frère à réaliser l'expérience, et la seconde est une réponse
de Périer datée du 22 septembre 1648, décrivant les résultats de
l'expérience.
Comme nous l'avons mentionné dans la biographie, il y a eu par la
suite un sérieux débat sur la paternité de l'expérience, puisque Descartes
s'est attribué l'idée dans plusieurs lettres. Le débat est devenu
extrêmement vif au début du 20e siècle, lorsque Félix Mathieu a soutenu
dans plusieurs études que la première lettre du récit de la Grande
Expérience était fictive. 61 La suspicion est éveillée par le fait que près d'un an
s'est écoulé entre les deux lettres. Selon Mathieu, Pascal n'a inséré cette
lettre avec cette date dans l'ouvrage que pour prouver que c'est lui, et non
Descartes, qui a inventé l'expérience, et que Pascal n'a pas seulement volé
l'idée de Descartes, mais ne s'est même pas privé de la falsifier pour
justifier sa propre identité. Selon Jean Mesnard, il faut accepter l'affirmation
de Mathieu selon laquelle la lettre d'introduction publiée dans le récit de la
Grande Expérience est partiellement ou entièrement fictive. Cependant, cela
ne prouve pas les intentions malhonnêtes de Pascal. Après tout, la forme de
la lettre fictive était souvent utilisée dans les travaux scientifiques de
l'époque comme une forme d'expression personnelle. Il est probable que
Pascal ait réécrit ou complètement réécrit la lettre originale afin de mieux
répondre aux besoins d'une œuvre publiée. Cependant, l'opinion de
Mathieu selon laquelle l'intention de Pascal était de prouver la paternité
de l'expérience n'est pas très convaincante, car la lettre n'est pas datée de
cette manière : Descartes et Pascal se sont rencontrés les 22 et 23
septembre 1647, et la lettre est datée de novembre 1647. Il était donc
encore possible que l'idée de l'expérience vienne de Descartes.

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Le message principal de l'œuvre est contenu dans la lettre de Pascal et


dans les mots qu'il adresse au lecteur. Tout d'abord, il faut voir que le
centre d'intérêt des recherches de Pascal sur l'espace s'est déplacé de la
nature de l'espace au problème de l'équilibre. Il a dû être confronté à la
difficulté de prouver expérimentalement l'existence de l'espace vide lors
du débat avec Noël. Quoi qu'il en soit, après l'été 1648, il se concentre
principalement sur la réfutation du principe de l'horror vacui, et la
question de l'existence de l'espace vide n'apparaît plus directement dans
ses écrits. La grande expérience sur la colline du Puy-de-Dôme réfute
complètement le principe de l'horreur vacui. Oui, mais dans les Nouvelles
Expériences, nous avons vu que Pascal lui-même acceptait ce principe,
bien qu'en partie : selon son point de vue de l'époque, la nature de
l'univers était terrifiée par le vide, mais cette peur pouvait être surmontée
par une force finie. Au début du récit de la Grande Expérience, il explique
cette position antérieure en disant qu'au moment de la rédaction, il ne
disposait pas de preuves suffisantes pour réfuter ce principe. Il distingue
trois positions différentes sur le principe de l'horror vacui : la première est
que l'horreur de l'espace dans la nature est absolue et infiniment forte, et
donc qu'un vide ne peut jamais être créé dans la nature ; la deuxième est
que la nature a peur de l'espace, mais n'exerce contre lui qu'une force
finie, et donc qu'un vide peut être créé ; et la troisième est que la nature
n'a aucune aversion pour l'espace vide, et est prête à l'accepter dans
n'importe quelle mesure. Cette dernière position n'a jamais été adoptée,
mais Pascal l'accepte maintenant, et la voit pleinement prouvée par la
grande expérience.
Même avant cette expérience, Pascal soupçonnait que la nature n'avait
pas peur de l'espace, puisque la nature, étant inanimée, est incapable
d'avoir peur ou de redouter quoi que ce soit. Ce point de vue a été
confirmé par l'expérience dans laquelle il a essayé de créer de l'espace.
Lorsqu'il a réalisé l'expérience de Torricelli à petite échelle dans l'espace
créé au-dessus de la colonne de mercure, il a constaté que si le mercure
dans le tube extérieur restait suspendu, il s'écoulait du petit tube intérieur
sans aucune résistance. Cependant, la grande expérience de Périer a
prouvé une fois pour toutes que le produit n'avait pas peur de l'espace et
que la colonne de mercure était maintenue en équilibre par la pression de
l'air sur le mercure dans le bain. Périer, après avoir réalisé avec grand
soin l'expérience de Torricelli, d'abord au pied de la montagne (au centre
de Clermont-Ferrand), qui culmine à près de 1 000 mètres, puis au
sommet, constate une différence de plus de trois pouces (environ 8 cm)
dans la hauteur de la colonne de mercure. Comme il est donc impossible
que la nature ait moins peur de l'espace au sommet d'une montagne qu'en
bas, il est clair que le poids de la masse d'air est moindre en haute altitude
qu'en basse altitude, et il est donc évident que la colonne de mercure est
maintenue en équilibre par la pression de l'air. Il faut toutefois souligner
que la thèse de la pression de l'air n'est pas née avec Pascal, puisque cette
possibilité a également été évoquée par les premiers auteurs de
l'expérience de Torricelli. Pascal n'a pu que prouver son effet. Dans le titre
de son ouvrage
et le terme "équilibre des liquides" fait référence au fait que l'air - comme l'eau
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et, comme le mercure, est également considéré comme un liquide avec un


poids, qui se comporte de la même manière que les autres liquides. Ainsi,
Pascal, par l'évidence du patchwork, voit l'opinion des modernes comme
parfaitement justifiée contre les anciens : " Pour rejeter l'opinion des
anciens, il faut beaucoup de preuves. Jusqu'à ce que nous les ayons, j'étais
enclin à les accepter et à rejeter les nouveaux. Mais maintenant la force de
l'évidence de l'expérience me contraint à rejeter les opinions des anciens"
(M, II, 689), écrit-il à la fin de son ouvrage.

1.4. Textes relatifs à la grande notification

Parmi les fragments qui subsistent du grand Traité de l'espace, le plus


intéressant est la Préface au Traité de l'espace, que Pascal a conçue comme
une introduction au traité. Dans ce court texte, Pascal cherche à clarifier le
rôle de la tradition et de l'autorité dans la recherche scientifique et à
expliquer dans quelle mesure il est légitime de réfuter les vues erronées
des grands prédécesseurs en physique, en particulier Aristote. Ce texte
étant disponible dans une traduction moderne, nous ne résumerons pas
son contenu et reviendrons à son analyse détaillée dans le chapitre sur la
philosophie des sciences.
Le Traité de l'équilibre des liquides et du poids de l'air, publié en 1663, ne
permet pas de savoir s'il fait partie du grand Traité de l'espace ou s'il en
résume une partie. Il se compose de deux parties : le traité sur l'équilibre
des liquides et le traité sur le poids de l'air. Cet ouvrage est étrangement
négligé dans la littérature, alors qu'il s'agit de l'ouvrage le plus complet sur
l'espace (60 pages dans l'édition Mesnard). Il est également étrange que
Florin Périer, dans sa préface à l'édition posthume de l'œuvre de Pascal, ait
éprouvé le besoin de s'excuser de la pauvreté du ton de cet ouvrage, qu'il
jugeait d'un style bien inférieur aux autres œuvres de Pascal. Néanmoins,
c'est un ouvrage d'une cohérence rigoureuse et d'une grande force de
persuasion. Il n'y a pas de préface pour résumer ses objectifs, mais il est
clair que Pascal a entrepris une explication complète de ses observations
sur la pression atmosphérique et une réfutation systématique du principe
de l'horror vacui.
Pascal utilise la méthode géométrique dans la construction de son
œuvre, en partant de vérités très simples pour aller progressivement vers
des phénomènes et des énoncés plus complexes. Comme il s'efforce de
réfuter une idée fausse et millénaire selon laquelle la nature aurait peur
de l'espace, il emprunte un chemin détourné : il traite d'abord de la pression
hydrostatique exercée par l'eau sur les corps immergés, et ce n'est
qu'après avoir clarifié sa nature qu'il commence à discuter des causes du
poids de l'air. Il utilise ainsi une analogie pour illustrer la similitude entre
les forces agissant sur les corps immergés dans l'eau et celles agissant sur
les corps immergés dans l'air, tout en

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suit strictement les principes mécaniques pour expliquer les lois de la


physique. La base de cette analogie est fournie par la définition déjà utilisée
dans le récit de la Grande Expérience, selon laquelle l'air est un fluide. La
physique moderne fait une distinction entre les liquides et les gaz - par
exemple, les premiers ne sont pas compressibles alors que les seconds le
sont - mais cette définition était idéale pour les besoins de Pascal.
Contrairement aux Nouvelles Expériences, la méthode de Pascal n'est ni
inductive ni déductive, c'est-à-dire qu'il ne donne pas la priorité aux
expériences pour en tirer des conclusions, mais aux principes généraux,
tandis que les expériences décrites ne servent qu'à les illustrer et à les
étayer. Dès le début de son premier traité, Pascal formule deux principes
qui, en résumé, sont entrés dans l'histoire de la physique sous le nom de
loi de Pascal et sont considérés comme les lois fondamentales de la
physique : (1) Les liquides exercent une pression sur les corps qui y sont
immergés de tous côtés, (2) L'effet sur un corps immergé dans un liquide
dépend de la hauteur du liquide et non de son volume. L'interprétation du
fluide-
sur l'équilibre des liquides,
d'abord les problèmes de
la pression hydrostatique
des liquides, puis l'équilibre
des liquides et l'interaction
des liquides et des solides,
ensuite les problèmes des
solides incompressibles et
compressibles immergés
dans l'eau, et enfin les
problèmes des animaux
dans l'eau. Elle explique
également un certain
nombre de phénomènes
pratiques, comme la raison
pour laquelle certains
corps sont immergés dans
l'eau et d'autres flottent
sur l'eau, et comment il
est possible qu'un corps
plus lourd que l'eau flotte
sur l'eau,
par exemple, des bateaux
Illustration d'expériences tirée de l'édition de 1663 du
en métal, etc.
Traité de l'équilibre des liquides.

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La deuxième partie s'intitule A treatise on air mass pressure. Pascal


applique ici à l'air ses observations sur les corps immergés, qui sont plus
familières et acceptables pour l'esprit ordinaire. Pour commencer, il
affirme que l'air a un poids et, comme l'eau, exerce une pression en tout
point sur les corps qui y sont immergés. La pression atmosphérique est
donc due au poids de la masse d'air à la surface de la terre, dont la finitude
nous amène à conclure que l'atmosphère est également finie. Comme la
pression de l'air dépend de son altitude, la pression de l'air est plus
grande à basse altitude qu'à haute altitude ; et comme l'air exerce
également une pression sur lui-même, la densité de l'air est plus grande à
basse altitude qu'à haute altitude. Selon Pascal, toutes ses affirmations sur
les phénomènes qui découlent de la pression de l'air sont prouvées par
une seule expérience. Il s'agit de la fameuse expérience du ballon que,
selon Gassendi, Pascal a réalisée à Clermont, là même où la "grande
expérience" a démontré la thèse de la pression atmosphérique. Si un
ballon à moitié gonflé est amené au sommet d'une haute montagne, il est
complètement gonflé ; s'il est redescendu, il est à moitié dégonflé, bien
qu'aucun air n'ait été introduit ou expulsé. L'explication est la suivante :
au sommet de la montagne, l'air extérieur exerce une pression moindre
sur le ballon, de sorte que l'air à l'intérieur se dilate, mais au pied de la
montagne, la pression est plus forte, de sorte que l'air à l'intérieur est
comprimé.
Pascal a donc d'abord montré l'effet de l'eau sur les corps qui y sont
immergés, puis il a précisé que les mêmes phénomènes se produisent
dans l'air, car celui-ci se comporte de la même manière que l'eau. La
réfutation du principe de l'horror vacui n'intervient qu'après qu'il l'ait
prouvé de façon éclatante : "Si nous avons compris par le traité précédent
comment l'eau exerce une pression sur tous les corps qui y sont plongés,
nous comprendrons aisément comment le poids de la masse de l'air
produit les effets jusqu'ici attribués à la peur de l'espace" (M, II, 1069),
écrit-il. Sur la base de ce qui a été prouvé jusqu'à présent, il n'est donc
plus difficile de montrer que, dans l'expérience de Torricelli, le mercure est
maintenu en équilibre par la pression atmosphérique, ni d'expliquer
pourquoi les pompes à eau ne peuvent aspirer de l'eau que jusqu'à une
hauteur de trente et un pieds, pourquoi il est difficile d'ouvrir un soufflet
bouché, etc. L'argumentation pédagogiquement impeccable de Pascal
réfute avec une certitude absolue le principe de l'horror vacui.
Après cette réfutation, Pascal explore certaines questions pratiques. Il
tente d'expliquer pourquoi la hauteur de la colonne de mercure n'est pas
constante à la même hauteur. Si nous réalisons l'expérience de Torri-Celli
en continu, c'est-à-dire si nous faisons de la hauteur de la colonne de
mercure un objet d'observation constant - en créant en fait un baromètre -
nous constatons qu'elle n'est pas constante mais qu'elle varie.

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Selon Pascal, la hauteur de la colonne de mercure dépend de l'humidité de


l'air : s'il y a plus d'eau dissoute dans l'air sous forme de vapeur, le poids
de l'air est plus important. Pascal suggère également comment le
baromètre peut être utilisé pour déterminer l'altitude en tout point de la
Terre. Cette méthode n'est peut-être pas tout à fait exacte en raison des
variations de la pression atmosphérique, mais si l'on prend la moyenne de
la hauteur de la colonne de mercure à un endroit donné, on peut quand
même obtenir des données utiles. Enfin, il détermine la pression
atmosphérique au niveau de la mer et calcule même le poids de tout l'air
du monde. La thèse se termine par quelques pages de conclusions, dans
lesquelles Pascal énumère les points de vue erronés qui ont empêché
jusqu'à présent la reconnaissance de la pression atmosphérique. Il conclut
en déclarant : "Il a été prouvé que l'affirmation selon laquelle la nature
évite l'espace est fausse. Tous les phénomènes attribués à cette cause sont
causés par la pression de l'air. Il est donc certain que rien dans la nature
n'est fait pour que la nature élimine l'espace. De là, on peut montrer que la
nature ne peut pas être terrifiée par l'espace, puisque la terreur est une
passion, et que la nature créée n'est pas vivante, et ne peut donc pas avoir
de passions" (M, II, 1095).
L'édition de 1663 du Traité sur l'équilibre des liquides et la pression de l'air
contenait deux autres fragments du grand Traité. Le premier d'entre eux
mérite d'être mentionné, car sa structure et sa division indiquent
clairement qu'il s'agit du fragment d'un chapitre du Grand Traité écrit
mais perdu. Dans ce fragment de six pages, Pascal examine en détail un
seul problème : pourquoi et comment la hauteur de la colonne de mercure
varie avec le temps. Il appelle cela une expérience continue ou
barométrique. Il détermine les deux valeurs extrêmes de la hauteur de la
colonne de mercure et tente ensuite de montrer une relation entre le
changement de temps et le changement de hauteur. Il découvre que le
baromètre peut être utilisé pour prédire le temps, mais seulement pour une
période très courte : "Cette connaissance est très utile aux paysans et aux
voyageurs pour savoir l'état actuel du temps et celui qui le suit
immédiatement, mais elle ne convient pas pour déterminer le temps qu'il
fera dans trois semaines" (M, II, 793). Ce passage illustre le désir de Pascal
de mettre ses découvertes scientifiques à profit.

2. PHYSIQUE ET ÉPISTÉMOLOGIE

Après avoir passé en revue le message essentiel des textes de


physique, examinons maintenant les vues de Pascal sur la physique d'un
point de vue épistémologique, existentiel et philosophique. Ces analyses
seront également l'occasion de

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montrer comment les vues physiques de Pascal ont influencé sa pensée


apologétique ultérieure.
La tradition interprétative considère Pascal comme le premier
développeur et utilisateur de la méthode expérimentale. Nombreux sont
ceux qui soulignent l'esprit avec lequel il a conçu ses expériences, la
cohérence avec laquelle il les a réalisées, la précision avec laquelle il les a
décrites et en a tiré des conclusions. Ce parti pris positif a été contré par
l'article d'Alexandre Koyré, cité plus haut, dans lequel il affirmait que
Pascal n'avait pas réalisé les expériences qu'il décrivait ou, s'il les avait
réalisées, qu'il ne les avait pas rapportées avec précision, car il avait omis
de nombreux détails qui affaiblissaient sa position sur l'existence de
l'espace. Depuis lors, plusieurs études ont été publiées qui semblent
confirmer l'opinion de Koyre. Afin d'y voir clair dans cette question, nous
devons examiner de plus près la position de Pascal sur l'existence de la
connaissance scientifique.
Pascal ne s'est pas contenté de réaliser des expériences soigneusement
conçues pour étudier un phénomène physique, mais il a également réfléchi
consciemment au problème des conditions de compréhension de la nature
par l'expérimentation. Cela se reflète dans ses lettres à Noël et au Pailleur,
qui exposent les principes méthodologiques de la connaissance scientifique
fondée sur des expériences. L'essence de la méthode de Pascal est qu'il a
appliqué la méthode géométrique à la physique. La méthode géométrique
de connaissance scientifique, inspirée par Descartes, est centrée sur le
principe de l'évidence, selon lequel "il ne faut jamais rien accepter comme
vrai que je n'aie connu de façon évidente". 62 Pascal fait la même affirmation
dans la conclusion de sa lettre au Pailleur : "La vérité est toujours unifiée,
il ne faut pas la chercher dans le trouble et la confusion. Car nous ne
pouvons jamais la trouver en dehors de la règle qui nous oblige à n'affirmer
que ce qui est probant, et qui nous interdit de tenir pour certains ou de
nier des énoncés dont la vérité ou la fausseté n'est pas probante" (M, II,
576).
Pascal, dans sa première réponse à Noël, formule ce principe en détail
et en fait la règle universelle de la cognition. Il vaut la peine de citer
longuement ce passage pour voir clairement ce que Pascal voulait dire :

"Cette règle universelle stipule que nous devons seulement et


uniquement émettre un jugement acceptant ou rejetant une proposition si
ce que nous affirmons ou nions satisfait à l'une des deux conditions
suivantes. On sait que l'affirmation par elle-même apparaît si clairement
et distinctement aux sens ou à l'intellect, quel que soit celui auquel elle
appartient, que l'esprit ne peut en aucun cas douter de sa certitude, et on
les appelle principes ou axiomes ; comme, par exemple, si l'on donne à deux
quantités égales des quantités égales, les résultats seront égaux. Ou bien, par
inférence infaillible et nécessaire, ces principes ou axiomes donnent lieu à
la proposition, principe ou axiome, que les deux quantités sont égales.

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ou axiomes, dont la certitude dépend de la certitude de toute déduction


tirée d'eux ; comme l'affirmation selon laquelle les trois angles d'un
triangle sont égaux à deux angles droits, qui n'est pas en soi inférable, mais
est prouvée de manière évidente par les conséquences infaillibles tirées
de tels axiomes. Toute déclaration qui satisfait à l'une de ces deux
conditions est certaine et vraie, et toute déclaration qui n'en satisfait
aucune est douteuse et incertaine. Alors que ceux du premier groupe sont
jugés de manière définitive, ceux du second sont laissés à leur incertitude et
à leurs mérites, tantôt comme visions, tantôt comme fantaisies, tantôt
comme idées, pas tout au plus comme une belle idée, et parce que nous ne
pouvons pas sans témérité les affirmer vraies, nous sommes plutôt enclins
à les nier, mais prêts à les affirmer vraies dès qu'une preuve évidente nous
en démontre la vérité" (M, II, 518).

Il s'agit de la formulation la plus claire de la méthode géométrique, qui


correspond presque exactement à la manière dont Descartes a défini les
conditions d'un jugement correct dans son premier ouvrage, Règles pour la
conduite de la raison.63 Pascal dit que, dans la cognition, nous devons
distinguer entre les déclarations douteuses et les déclarations certaines.
Une proposition ne peut être considérée comme vraie que s'il n'y a aucun
doute à son sujet, c'est-à-dire "si l'esprit n'est en aucune façon capable de
douter de sa certitude." Et cela n'est possible que si l'esprit a un aperçu
probant de la vérité de l'affirmation. Cela peut se produire de deux
manières : directement ou indirectement. Soit les vérités probantes sont
directement et intrinsèquement vraies, auquel cas elles sont considérées
comme des axiomes, soit elles sont rendues certaines par les axiomes " au
moyen de conséquences infaillibles et nécessaires ", auquel cas elles sont
des propositions vraies. Descartes a appelé la cognition avec preuve
indirecte intuition et la cognition avec preuve indirecte déduction.
Lorsque Pascal parle de conséquences nécessaires dans une preuve, il
veut dire que nous devons relier des propositions complexes à des
axiomes simples de manière à ce que chaque étape de la déduction soit
également considérée comme une preuve. La règle universelle de Pascal
est donc presque identique à la méthode de Descartes, fondée sur
l'intuition et la déduction. Pourtant, il existe plusieurs différences
importantes entre les deux méthodes. La première, et peut-être la plus
importante, est que Descartes n'a pas utilisé cette méthode dans sa
physique, où il préférait les points de départ hypothétiques existentiels aux
points de départ purement mathématiques. Dans Pascal, par contre, nous
avons une application physique de cette méthode. La différence vient
aussi de ceci : Pascal établit des axiomes non seulement à partir des
certitudes a priori de l'esprit, comme le fait Descartes, mais aussi à partir
de l'expérience. Car une proposition peut apparaître de manière évidente
non seulement à l'intellect mais aussi aux sens " selon celui auquel elle
appartient ". Le point de Pascal est que nous devons considérer les
résultats empiriques des expériences comme des axiomes au même titre
que les axiomes arithmétiques et géométriques purs.
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Contrairement à Noël, il s'y réfère lorsqu'il affirme que les hypothèses


formulées pour expliquer les résultats des expériences ne peuvent conduire
à quoi que ce soit qui contredise les phénomènes observés dans les
expériences, puisque ces phénomènes sont des axiomes. Ainsi, en faisant
entrer la connaissance empirique dans le domaine de la preuve directe,
Pascal a ouvert la possibilité d'une application physique de la méthode
géométrique et a jeté les bases de la méthode expérimentale. À cet égard,
il était, sinon unique, un pionnier de son temps. En appliquant la méthode
géométrique à la physique, il a non seulement fait valoir qu'en physique, il
ne faut pas se fier à l'autorité des anciens auteurs et accepter sans critique
les déclarations hypothétiques, mais aussi qu'en physique, la
connaissance doit être fondée sur des observations et des expériences, et
que tant que celles-ci ne sont pas étayées par des preuves, on ne peut pas
faire certaines déclarations. Il conclut son Traité de l'équilibre des fluides
par ces lignes : " Que les disciples d'Aristote, s'ils le peuvent, rassemblent
tout ce qu'on peut dire de fort dans les œuvres de leur maître et de ses
commentateurs pour expliquer les phénomènes [observés] par le principe
de la terreur de l'espace ". Si, au contraire, ils n'en sont pas capables, qu'ils
admettent qu'en physique les expériences sont les seuls maîtres que nous
ayons à suivre" (M, II, 1101). Pascal oppose ainsi l'évidence empirique à
une explication autoritaire de la nature et réclame une méthode
géométrique pour connaître la nature.
L'attachement de Pascal à la rigueur rationnelle est évident, et il
l'exigeait non seulement de ses adversaires mais aussi de lui-même. C'est
pourquoi les affirmations de Coyre selon lesquelles Pascal n'a pas réalisé
les expériences qu'il a décrites, et même s'il l'a fait, n'a pas communiqué
les résultats avec suffisamment de fidélité, sont surprenantes. Koyré a
deux arguments de poids. Pascal affirme dans les Nouvelles Expériences
qu'il a réalisé les expériences dans un tube de verre de 15 mètres avec de
l'eau, puis avec du vin rouge. Mais si l'on essaie de placer un tube de verre
de 15 mètres en position verticale, ce qui est indispensable pour réaliser
l'expérience, on se heurte à de sérieuses difficultés, même dans les
conditions techniques actuelles, qui ne sont pas résolues par le fait que,
selon ses contemporains, le tube était fixé à un mât. Ces difficultés
deviennent d'ailleurs insurmontables lorsque les expériences décrites par
Pascal doivent être réalisées avec un tube de verre en forme de V inversé
de 28 mètres de long. Selon Koyré, ces expériences étaient impossibles à
l'époque. Son deuxième argument concerne un phénomène qui avait déjà
été observé par les contemporains au moment de l'expérience de
Torricelli, mais sur lequel Pascal est resté profondément silencieux. Dans
les expériences avec l'eau et le vin, après que les liquides se soient
déposés, l'eau et le vin commencent à faire des bulles, lorsque l'air dissous
dans le liquide est libéré et entre dans la partie supérieure du tube. Dans
l'expérience sur le mercure, Roberval avait déjà observé de minuscules
bulles montant dans le tube. Cette expérience a conduit Roberval à
rompre avec sa vision aveugle antérieure.
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La seconde de ces deux critiques est plus grave. Car si Pascal avait
réalisé les expériences et expérimenté le phénomène des bulles, il ne
pouvait pas honnêtement affirmer que l'espace en question ne contient
probablement pas de matière connue, puisque les bulles introduisent
évidemment de la matière. Néanmoins, il est difficile d'attendre de Pascal
qu'il défende une position qu'il considérait comme si farouchement fausse
comme il l'a fait dans les Nouvelles Expériences et dans sa correspondance
avec Noël. Il est plus probable qu'il n'a pas réalisé les expériences avec de
l'eau et du vin, où le phénomène est très frappant, mais qu'il les a
simplement imaginées, et que les minuscules bulles qui s'élèvent de la
vapeur ont pu échapper à son attention, du moins au début. Mais lorsqu'il
y a été confronté (vraisemblablement, puisqu'il était en bons termes avec
Robertvall et qu'il avait réalisé l'expérience de Torricelli à de nombreuses
reprises), il a abandonné ses tentatives de prouver le vide de l'espace et a
cherché uniquement à réfuter le principe de l'horreur vacui. Cela explique
peut-être le tournant pris par les recherches physiques de Pascal dans les
premiers mois de 1648, entre la lettre au Pailleur et le récit de la Grande
Expérience, au cours duquel l'accent est mis non plus sur la nature de
l'espace mais sur la question de l'équilibre. La deuxième critique de Koyré
était que Pascal n'avait peut-être pas réalisé les expériences qu'il
décrivait. Peu après la mort de Pascal, Robert Boyle, l'inventeur de la
pompe à air, a exprimé son soupçon que de nombreuses expériences du
Treatise on the Equilibrium of Liquids étaient fictives. Les recherches menées
au cours des dernières décennies ont également produit des études
formulant des hypothèses similaires. On peut montrer, par exemple, que
Pascal n'a pas réalisé l'expérience dite du ballon, la célèbre expérience
centrale du Traité de l'équilibre des fluides. En effet, même si vous emmenez
un ballon à moitié gonflé au sommet du Puy-de-Dôme, il ne sera pas gonflé
au sommet. 64 Ces observations jettent un doute considérable sur la
fiabilité et la rigueur de Pascal dans le domaine de la cognition physique.
Comment, dès lors, évaluer et interpréter l'application physique de la
méthode géométrique, dans laquelle Pascal demande aux représentants de
la physique scolastique de fonder leur connaissance de la nature sur des
expériences ?
Tout d'abord, il faut voir que l'expérimentation en tant que méthode
de connaissance scientifique ne fait que commencer à émerger à cette
époque. Dans la physique médiévale, aucune expérience n'était réalisée
pour comprendre la nature. Au début de la période moderne,
l'expérimentation a deux origines : d'une part, dans l'alchimie et la magie,
des faits et des propriétés physiques et chimiques bruts sont établis de
manière expérimentale ; d'autre part, les produits artisanaux (métaux
précieux ou médicaments) sont testés et éprouvés de manière similaire. 65
Bacon a été le premier à souligner la nécessité de l'expérimentation, et
Galilée a été le premier à inventer et à réaliser des expériences. La
méthode consistant à tester les hypothèses théoriques dans la pratique a
mis du temps à devenir la procédure standard pour la compréhension
scientifique de la nature, soit plus d'un siècle. Ce processus a été initié par
les Français et les Anglais
"expérience" ou "vécu" était également compliquée par l'ambiguïté des termes,
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qui étaient à la fois une expérience et une expérimentation. Descartes, par


exemple, dans son œuvre de jeunesse Le Monde ou Traité de la lumière,
qualifie d'"expérience" l'observation de poissons rouges nageant dans une
piscine.66 Dans le lieu en question, c'est plus qu'une simple expérience,
mais moins qu'une expérimentation. Souvent, même chez Pascal, il est
difficile de décider si, par expérience, on entend expérience ou vécu, bien
qu'en plusieurs endroits il soit clair qu'il entend expérience au sens
moderne. Un contemporain de Pascal, Pierre Guiffard, médecin rouennais,
qui a assisté aux expériences réalisées à Rouen, a jugé important de noter
ce qui suit pour les décrire : "Dans ces expériences, nous voyons un
raccourci du monde, qui nous permet de prendre dans nos mains les
éléments que nous avons vus et de les manipuler librement, en faisant
connaître leurs qualités et leur nature". 67 Cette explication provisoire
montre également qu'à l'époque de Pascal, on commençait tout juste à
découvrir le potentiel des expériences. Il n'y avait pas de méthodologie
établie pour l'expérimentation, pas de critères fixes pour décrire les
expériences, et pas de méthode d'induction pour tirer des conclusions
générales de l'observation de cas individuels. En l'absence de celles-ci, on
ne peut pas reprocher à quelqu'un qui s'est attaché à la connaissance
expérimentale de ne pas indiquer précisément la différence entre les
expériences réalisées et les expériences fictives. Koyré lui-même ne
considère pas le caractère fictif de certaines des expériences réalisées
dans le passé comme un problème sérieux, et souligne que de nombreuses
expériences décrites et utilisées à l'époque étaient imaginaires et
impraticables et ont fourni de nombreuses preuves sur des questions
spécifiques.
Que pouvons-nous dire dans ce cas de la signification épistémologique
des expériences de Pascal ? Il ne fait aucun doute que Pascal a réalisé un
certain nombre d'expériences, que des témoins les ont rapportées et que
Pascal en a conservé des traces précises, mais il ne fait aucun doute non
plus que Pascal n'a réalisé aucune des expériences décrites dans ses
ouvrages. La question est de savoir si les expériences fictives discréditent
les affirmations de Pascal selon lesquelles, en physique, nous ne pouvons
attribuer de force probante qu'aux expériences et que nous devons fonder
notre connaissance de la nature sur celles-ci. Nous devons répondre à
cette question par la négative. Un examen plus approfondi des expériences
de Pascal révèle que, malgré leur caractère fictif, la conception et la
description de certaines d'entre elles font preuve d'une rigueur
rationnelle. Pascal ne laisse jamais libre cours à son imagination, que ce
soit pour concevoir les expériences ou pour tirer des conclusions des
résultats imaginaires, c'est-à-dire que même dans le cas d'expériences
fictives, il soumet l'imagination à un contrôle rationnel strict. L'utilisation
stricte de l'imagination signifie ne pas la laisser s'envoler, mais la
subordonner à la raison, et ne créer que des formes mentales approuvées
par cette dernière. Les expériences ainsi imaginées dans les Nouvelles
Expériences ou le Traité de l'équilibre des fluides sont inextricablement
liées et sont conséquentes. Sur la base des expériences réalisées, Pascal a
conclu, à juste titre, que, dans des cas similaires, la nature allait également
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et déduit des résultats imaginaires des expériences ainsi réalisées. Dans


les textes de Pascal, cependant, les expériences ne jouent pas seulement
un rôle heuristique et vérificationnel, mais ont aussi une fonction
illustrative et pédagogique. Il y a clairement un ordre pédagogique dans la
description des expériences, qui, en soutenant les thèses formulées, les
rendent illustratives et compréhensibles. Même si certaines d'entre elles
ne sont que des expériences de pensée, elles sont capables d'établir un lien
direct entre la théorie et la réalité physique, et donc de renforcer
l'exigence de cohérence entre les deux dans l'étude de la nature. Il
convient également de souligner que, en vertu de la rigueur rationnelle,
les expériences fictives sont très susceptibles de conduire à des
conclusions correctes ou de soutenir des affirmations vraies. Un ballon à
moitié gonflé peut ne pas être complètement gonflé au sommet du Puy-
de-Dôme, haut de mille mètres, mais cela ne signifie pas que son volume
n'augmentera pas au sommet du Mont Blanc (à condition que la
température ne baisse pas). L'expérience décrite n'est peut-être pas vraie
en soi, mais le principe qu'elle sert à illustrer ne l'est pas moins. Ainsi,
personne ne peut accuser Pascal d'avoir tiré des conclusions absurdes des
expériences, mais seulement de ne pas les avoir réalisées. À la lumière de
ces arguments, je pense que les critiques formulées à l'encontre de Pascal
n'enlèvent rien à la valeur des travaux physiques de Pascal, et que, malgré
tout, il faut voir en Pascal un penseur rigoureux et cohérent qui écrivait en
automne que " dans la physique, les expériences ont une plus grande force
de persuasion que les raisonnements " (M, II, 1065).

3. PHYSIQUE ET THÉORIE DE L'EXISTENCE

Comme nous l'avons vu, les recherches récentes sur la physique de


l'espace ont nécessité une clarification des principes épistémologiques
fondamentaux. La situation est similaire pour les aspects existentiels de
cette recherche. Comme nous l'avons déjà mentionné, l'interprétation de
l'expérience de Torricelli avait de sérieuses implications théoriques,
puisqu'elle abordait directement le problème de la nature de la matière et
de l'espace. La question la plus fondamentale était de savoir si l'espace et
la matière sont intrinsèquement liés ou non. S'ils le sont, alors il ne peut y
avoir d'espace vide, mais si l'espace existe dans la nature, alors ils ne sont
pas intrinsèquement liés.
Il y a eu des débats à ce sujet depuis les temps anciens. Selon les
atomistes, l'existence physique est constituée de deux principes (arkhé) :
l'espace entre les atomes et les atomes. Les atomistes ont donc accepté
l'existence d'un espace vide à l'intérieur et à l'extérieur du cosmos. Le vide
dans le cosmos se trouve dans la matière, ce qui permet aux atomes de se
déplacer, car s'il n'y avait pas de vide entre les atomes, ceux-ci ne
pourraient pas se déplacer. L'espace extérieur au cosmos est l'espace vide
infini dans lequel le cosmos "flotte". Dans une large mesure, la physique
aristotélicienne peut être considérée comme une réfutation de la doctrine
atomiste. Aristote a rejeté la possibilité d'un espace vide ainsi que la thèse
de l'infinité de l'espace.
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marche. Sa position était fondée principalement sur des considérations


existentielles. Selon sa doctrine, l'existence des êtres individuels est
donnée par la combinaison de la matière et de la forme, puisque tous les
corps sont composés de matière et de forme. Par conséquent, toute
existence dans le monde physique présuppose la matière, puisque la
matière, avec la forme, sert de principe nécessaire à l'existence. Par cette
nécessité de l'existence physique, tout est rempli de matière, et par
conséquent l'espace est nécessairement matériel. L'espace ne peut exister
sans matière, avec la forme seule. Aristote a donc exclu la possibilité d'un
espace vide, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du cosmos. Pour le
mouvement à l'intérieur du cosmos, il n'était pas nécessaire, selon lui, de
supposer l'existence d'un vide, puisque le mouvement est circulaire, c'est-
à-dire que dès qu'une partie matérielle s'éloigne d'un endroit, une autre
partie matérielle prend immédiatement sa place, de sorte qu'aucun espace
n'est jamais laissé vide. Aristote n'a cependant pas utilisé le terme "horror
vacui". Comme le montre sa forme latine, ce concept apparaît dans les
œuvres des commentateurs aristotéliciens médiévaux, en pleine harmonie
avec la physique d'Aristote. Dans l'explication d'Aristote sur les
mouvements sublunaires, le fait que les corps cherchent toujours à occuper
leur place naturelle dans le cosmos est un facteur important. C'est
pourquoi les objets lourds tombent vers le bas et les objets légers (comme
le feu) s'élèvent vers le haut : tout tend vers sa place naturelle. Cet effort
physique était expliqué au Moyen Âge par le principe de sympathie-
antipathie, dont une forme était la peur de l'espace. Selon ce point de vue,
il existe une aspiration dans la nature par laquelle les corps s'efforcent de
remplir tout l'espace, l'espace vide étant absurde et impossible. Depuis le
Moyen Âge, jusqu'au XVIe siècle, les doctrines atomistes ont été
complètement oubliées, tandis que la physique aristotélicienne est
devenue la seule explication de la nature, les principes et les
enseignements de cette dernière faisant autorité.
De tout cela, on peut voir que l'expérience de Torricelli, en soulevant la
possibilité d'un espace vide, a non seulement nécessité une
reconceptualisation de certaines parties de la physique aristotélicienne,
mais a semblé capable d'ébranler les fondements de la théorie
aristotélicienne de la substance et de l'existence. La nouveauté de la
physique de Pascal n'est pas qu'il postule la possibilité d'un espace vide,
doctrine qui remonte aux atomistes, mais qu'il tente d'obtenir des preuves
expérimentales de cette question, en mettant de côté les hypothèses de la
théorie de l'existence. À cet égard, il se distingue non seulement d'Aristote
et des penseurs scolastiques, mais aussi de nombre de ses contemporains.
Comme Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz rejettent la possibilité d'un
espace vide et font appel à des principes existentiels. Descartes, par
exemple, distingue deux substances dans sa théorie de l'être, la substance
pensante et la substance étendue. Selon lui, la réalité physique est
constituée par la substance étendue, qui n'est rien d'autre que la matière,
et par conséquent il a également identifié la matière et l'extension comme
l'espace. Comme toute expansion est une expansion matérielle, il pensait
également que l'espace vide était impossible.
Pascal est presque le seul de son temps à avoir tenté de résoudre la
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question de l'espace sans présupposés ontologiques. Mais s'il avait réussi


expérimentalement

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pour prouver son existence, il aurait dû répondre immédiatement aux


questions soulevées par l'existence de l'espace vide : quelle est la relation
entre la matière et l'espace ? Quelle est la nature de la matière ? Quelle est
la nature de l'espace ? Comment le mouvement se produit-il ? Comment
expliquer les phénomènes de densification et de raréfaction de la matière
? Quelle est la nature de la lumière et comment se propage-t-elle dans
l'espace vide ? Pascal ne semble pas avoir eu l'intention de développer une
théorie complète de l'existence, mais il ressort clairement de ses écrits que
ces questions étaient déjà présentes à son esprit avant qu'il ne les affronte
dans les lettres d'Étienne Noël. Parmi les objections possibles énumérées
à la fin des Nouvelles Expériences, il mentionne, d'une part, que le concept
d'espace vide est auto-contradictoire et donc absurde, et, d'autre part, que
la lumière, qu'elle soit considérée comme substance ou comme présence, ne
peut pas se propager dans l'espace vide. Il a laissé la réponse à ces
objections au grand traité, qui a été perdu, de sorte que nous ne pouvons
que tenter de reconstruire la position ontologique de Pascal, de manière
assez fragmentaire, à partir de ses lettres à Noël et au Pailleur et d'autres
textes sur la physique. Deux questions se posent : (1) comment Pascal
définit-il la nature de l'espace ? et (2) comment pense-t-il de la nature de
la matière ? La première question porte sur la relation entre la matière et
l'espace, et la seconde sur le fait que Pascal était un atomiste.
Noël a argumenté la relation entre la matière et l'espace comme suit :
(P1) tout espace est un corps, (P2) l'espace vide [l'espace] est dépourvu
de tout corps, donc (K) l'espace est à la fois espace et non espace. La
contradiction dans la conclusion invalide la deuxième prémisse, affirme
Noël. Il est clair, cependant, que la première prémisse est basée sur les
principes de la théorie existentielle aristotélicienne. C'est pourquoi Pascal
est obligé de rejeter cette prémisse, puisqu'il tient la deuxième prémisse
pour vraie. Pour ce faire, il doit affirmer que la matière (le corps) et
l'espace n'appartiennent pas essentiellement l'un à l'autre. Selon lui, la
définition de l'espace vide n'est pas négative, c'est-à-dire qu'il est
dépourvu de tout corps, mais positive, avec trois caractéristiques
essentielles : (1) il a une hauteur, une largeur et une longueur (c'est-à-dire
qu'il a trois dimensions), (2) il est immobile et (3) il est perméable, c'est-à-
dire qu'il peut contenir et retenir des corps. En revanche, les corps
matériels, bien que possédant également trois dimensions, sont mobiles et
perméables. Pascal lui-même dit que cette définition est en fait la
définition de l'espace géométrique pur, qui dans ce cas doit être
considérée comme valable pour l'hypothétique espace physique vide.
Lorsque Noël affirme qu'un tel espace n'existe que dans l'esprit des
mathématiciens et n'est en fait rien, Pascal répond que l'espace vide n'est
pas rien, mais qu'il est au milieu, entre le rien et les corps matériels. Bien
que Pascal souligne à plusieurs reprises que la définition de l'espace vide
n'implique pas l'affirmation de son existence (puisque les choses
inexistantes peuvent également être strictement définies), il tente
néanmoins de justifier et de fonder l'espace vide sur le plan ontologique.
De quoi s'agit-il ? L'hypothèse de l'espace permet à Pascal de
mathématiser l'espace physique, ou, pour le dire autrement, de traduire les
mathématiques pures en physique. Ontologiquement, ceci est possible
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dans la mesure où l'espace et le

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le concept de substance est séparé. Pascal soutient que l'existence de


l'espace ne peut être décrite en termes de catégories traditionnelles de
l'être, c'est-à-dire qu'il n'est ni substance ni accidence (c'est-à-dire qu'il
est un adjuvant de la substance), mais il n'est pas rien s'il n'est pas un
milieu entre quelque chose et rien. 68 Bien que Pascal ait soutenu dans ses
écrits sur la physique que l'existence de l'espace vide était hypothétique,
c'est précisément la notion d'espace vide qui lui a permis de mathématiser
l'espace physique et d'appliquer les propriétés de l'espace mathématique
pur - en particulier la divisibilité et l'extension infinies - à l'espace
physique. Ceci sera d'une importance cruciale dans les travaux
apologétiques, où la divisibilité et l'extension infinies de l'espace physique
auront de sérieuses implications épistémologiques et anthropologiques.
C'est la raison pour laquelle Pascal parle de " l'espace " de l'homme entre
les deux infinis.
Notre deuxième question concerne la manière dont Pascal a imaginé la
nature de la matière. Était-il atomiste, comme Gassendi, ou non ? Il est
difficile de répondre à cette question car Pascal (curieusement) ne prend
nulle part position sur ce point. Dans les grands systèmes métaphysiques
de l'époque, la matière était considérée comme continue, c'est-à-dire
qu'elle était traitée comme un continuum et non comme une quantité
discrète. L'origine de ce phénomène remonte à la substance étendue, res
extensara, de Descartes, selon laquelle la substance du monde matériel est
son extension. Les corps individuels, avec leur forme finie, sont des
modifications de cette extension matérielle infinie qui englobe tout. Spino- za
pense de la même manière, mais même Leibniz, qui décrit la substance du
monde matériel d'une manière tout à fait différente, est caractérisé par la
continuité. En revanche, Pascal semble être enclin à l'atomisme. Dans la
préface des Nouvelles expériences, il déclare qu'avant même de commencer
ses recherches physiques sur l'espace, il n'avait pas accepté sans réserve le
principe de l'horreur vacui, à la fois parce qu'il le trouvait intenable et
parce que l'air peut être comprimé à un millième de son volume, ce qui n'a
que deux explications possibles : Ou bien il y a un grand espace entre ses
parties, ou bien les dimensions s'interpénètrent" (M, II, 500). Puisque,
selon Pascal, les corps matériels sont caractérisés par leur
impénétrabilité, l'hypothèse de l'interpénétration des dimensions peut
être rejetée, laissant la première hypothèse, celle de l'atomisme : il existe
un espace entre les particules d'air, ce qui explique la possibilité
d'épaississement et d'amincissement de l'air. Dans le Traité de l'équilibre des
liquides, Pascal fait spécifiquement référence au phénomène
d'épaississement et d'amincissement de l'air. Il affirme que l'air a un poids
fini et incalculable, qui est la pression que l'air exerce sur lui-même, de
sorte que la pression de l'air est plus grande en basse altitude qu'en haute
altitude, et que l'air est donc plus dense en bas qu'en haut. En raison de
l'étendue finie de l'atmosphère, Pascal considérait l'espace au-dessus de
l'atmosphère comme un espace. Bien qu'il n'explique pas les phénomènes
de densification et d'amincissement dans aucun des textes qui lui restent,
il ressort de ce qui précède qu'il acceptait l'existence de l'espace non
seulement dans l'espace au-dessus de l'atmosphère mais aussi, comme les
atomistes, à l'intérieur des corps, et que ce
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est de l'avis des atomistes. Cependant, il s'oppose aux atomistes dans la


mesure où il rejette l'existence de parties indivisibles de la matière. Le mot
grec atomos signifie "indivisible", et pour les atomistes, il s'agit du
constituant ultime de la matière, une unité qui ne peut être décomposée
en d'autres parties. Selon Pascal, en revanche, l'espace, et avec lui la
matière, est divisible à l'infini.
Le célèbre fragment 230/72 des Réflexions illustre les deux extrémités
entre lesquelles l'homme est placé au milieu. L'un est infini en extension,
l'autre en division. La seconde est illustrée par le démembrement à l'infini
d'une goutte de sang dans le pied d'un acarien. Ce faisant, nous découvrons
un autre univers "de même proportion que le monde visible", dans lequel
nous pouvons à nouveau descendre en division jusqu'à une petite goutte de
sang au pied d'un grain de poussière, que nous pouvons à nouveau découper
à l'infini. Cette image, si chère à Leibniz, semble témoigner de la continuité
de la matière. Si, toutefois, nous prenons au sérieux la distinction de
Pascal entre espace et matière, nous devons dire que ce n'est pas la
matière mais l'espace qui peut être divisé à l'infini, mais que la matière
peut toujours être trouvée dans n'importe quel petit espace. On peut donc
supposer que Pascal reconnaissait l'existence de l'espace dans la matière,
ce qui expliquerait la densification et la raréfaction de la matière, mais qu'il
ne considérait pas les parties corpusculaires de la matière comme
indivisibles. C'est-à-dire que les parties élémentaires de la matière (par
exemple, la gouttelette de sang dans la patte d'un acarien) continuent de se
diviser à l'infini et contiennent elles-mêmes de l'espace. Ainsi, dans chaque
partie de l'espace, matière et espace sont mélangés, et nous n'arrivons
jamais plus loin qu'une unité de matière qui n'est plus divisible, qui est
expansive et complètement remplie. Si, par conséquent, nous considérons
la vision de la matière de Pascal du point de vue de l'espace dans la matière,
sa position est proche de celle des atomistes, mais si nous la considérons
du point de vue de la divisibilité des "atomes", il ne peut être qualifié
d'atomiste. C'est comme si le point de vue pascalien se situait à mi-chemin
entre la conception atomiste et la conception du continuum de la matière.

4. PHILOSOPHIE DES SCIENCES

En plus des aspects épistémologiques et existentiels de la physique de


Pascal, nous devons discuter des opinions de Pascal sur la valeur de la
recherche scientifique à cette époque et de sa position philosophique sur
la connaissance de la vérité. Pascal, comme nous l'avons vu, avait
l'intention de résumer ses recherches sur l'espace vide et la pression
atmosphérique dans le grand traité perdu, dont une préface fragmentaire a
survécu. La Préface du Traité de l'espace est un texte très important car
Pascal y tente non seulement de justifier la légitimité de ses propres
recherches, mais aussi de définir le statut de la science rationnelle.
L'objectif fondamental de la préface est de préciser dans quelle mesure il
est permis d'aller à l'encontre des opinions des anciens dans l'étude de la
nature. Ce problème doit être
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Aujourd'hui, l'opposition à Aristote dans la physique pascalienne est


évidente. Au XVIIe siècle, les observations et les expériences sur la nature
se heurtent en de nombreux points aux principes aristotéliciens, mais
beaucoup, comme Étienne Noël, défendent Aristote contre les résultats
modernes. Pascal a fait valoir qu'il était tout à fait déraisonnable de tenir
Aristote pour une autorité contre les faits empiriques et de s'accrocher à
son enseignement. Le respect des anciens a été créé par la raison, et la
raison doit donc fixer ses limites. Voyons comment Pascal définit
l'étendue et les limites du respect des anciens.
Pour définir le champ de l'autorité, il faut d'abord diviser les différents
domaines de connaissance (matières) en deux groupes, selon la méthode
utilisée pour connaître la vérité. Le premier groupe comprend les
domaines de la connaissance dans lesquels l'autorité est le facteur
dominant, et le second ceux dans lesquels la cognition est basée sur les
principes de la raison et des sens. Dans le cas des connaissances fondées
sur l'autorité - comme l'histoire, l'histoire naturelle, la linguistique, la
théologie - la vérité se trouve dans les livres. Nous devons considérer les
connaissances écrites dans les livres comme faisant autorité, car c'est la
seule façon d'acquérir des connaissances dans ces domaines. La théologie
est un domaine privilégié de la connaissance faisant autorité, non
seulement parce que toute la vérité théologique est contenue dans
l'Écriture et les œuvres des Pères de l'Église, mais aussi parce qu'elle
concerne des vérités surnaturelles qui sont au-delà de la portée de notre
compréhension. La raison ne peut donc que s'incliner devant ces vérités et
les accepter. Dans l'autre groupe de connaissances, en revanche, il est
déraisonnable et nuisible de respecter l'autorité. Il s'agit notamment de la
géométrie, de l'algèbre, de la musique, de la physique, de la médecine, de
l'architecture, etc., toutes des matières où la connaissance de la vérité
dépend de l'utilisation correcte de la raison et des sens. En faisant cette
distinction, Pascal retire les sciences rationnelles du domaine de l'autorité
et les relègue au domaine de la raison, où le respect de l'autorité n'a pas sa
place. Le fait de ne pas faire cette distinction donne cependant lieu à une
double critique. Ceux qui accordent trop d'importance à l'autorité dans le
domaine de la raison sont tout aussi fautifs que ceux qui accordent trop
d'importance à la raison dans le domaine de la cognition fondée sur l'autorité
: "Dès que cette distinction devient claire, nous condamnons
immédiatement l'aveuglement de ceux qui utilisent l'autorité comme
preuve en physique au lieu de la raison et de l'expérience, et nous
regardons avec horreur ceux qui cherchent malicieusement des réponses
aux questions théologiques sur la base de la seule raison, au lieu de
l'autorité de l'Écriture et des Pères" (I, 29).
La préface étant une introduction à un traité de physique, Pascal
poursuit en analysant et en défendant la cognition comme étant dominée
par la raison et l'expérience. Pour comprendre le respect dû aux auteurs
anciens dans ce domaine, il faut voir que la connaissance de la nature ne
cesse de se développer et de s'améliorer, dans la mesure où la
connaissance de la nature est constamment...
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notre gamme de passe-temps s'élargit. À cet égard, Pascal fait une


distinction entre la science animale et la connaissance humaine. Les
animaux bénéficient également de la science, par exemple les abeilles
donnent toujours à la cire d'abeille une forme hexagonale, mais la
connaissance n'évolue pas, elle est constante. Cette connaissance, selon
Pascal, vient de la nature et de l'instinct, est toujours disponible pour les
animaux, mais ils ne sont pas capables de la retenir, elle est toujours
nouvelle pour eux. Le but de la nature est donc d'empêcher les animaux de
dépasser le niveau de perfection qui leur est destiné. La relation de
l'homme avec la nature, en revanche, est tout autre. L'homme a été créé
pour l'infini, puisque ses connaissances se perfectionnent constamment.
Pascal voit le progrès de l'humanité comme un processus infini, qui a
commencé avec les anciens et atteint son point culminant dans le présent.
Ainsi, l'humanité, avec ses générations successives, peut être considérée
comme un seul être humain dont les connaissances sont en constante
augmentation.
Avec cette métaphore, Pascal rejoint les rangs des premiers penseurs
modernes qui ont lié la recherche scientifique à l'idée de progrès, une idée
qui s'accomplira au siècle des Lumières et qui est si dominante dans notre
approche scientifique et technique moderne. Il était tout à fait étranger aux
formes de savoir du Moyen Âge et de la Renaissance de parler du progrès
de l'humanité. Pour mettre l'accent sur le progrès, il était nécessaire de
détacher la connaissance et la cognition de l'autorité et de les placer dans
la sphère de la découverte de soi, puisque dans le processus de cognition
basé sur l'autorité, nous ne créons pas de nouvelles connaissances, mais
nous approfondissons seulement les anciennes. La recherche
indépendante du sens, en revanche, conduit toujours à de nouvelles
perspectives. La métaphore de Pascal sur l'humanité comme un seul
homme permet de préciser que nous devons autant de respect aux
anciens qu'aux enfants dans l'étude rationnelle de la nature. Nous devons
reconnaître leur grandeur s'ils sont parvenus à une conclusion solide à
partir du peu de connaissances dont ils disposent, mais nous ne devons
pas adopter leurs hypothèses sans esprit critique.
C'est dans ce contexte que Pascal formule le théorème de l'induction
dans les sciences empiriques. Selon ce théorème, l'éventail de nos
interprétations des faits naturels est strictement limité par le nombre de
cas que nous connaissons. En d'autres termes, nos déclarations vraies
faites au cours de la cognition empirique ne peuvent pas être généralisées
à moins de procéder à une induction complète, c'est-à-dire d'examiner
tous les cas possibles. Jusqu'à ce que nous y parvenions, nous devons
toujours ajouter à nos affirmations qu'elles ne sont vraies que dans les cas
que nous connaissons. "Puisque dans toute discipline où la preuve est
basée sur des expériences et non sur une inférence démonstrative, nous
ne pouvons affirmer quelque chose avec une validité universelle que si
nous avons énuméré chaque détail ou chaque cas" (Í, 33). Ce site

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Ils ne se sont pas trompés, et nous ne les contredisons pas quand nous
disons que dans certains cas qu'ils n'ont pas encore découverts, la nature
n'a pas le moins du monde peur de l'espace. Ainsi, pendant une grande
partie de la Préface, Pascal défend de manière militante les droits de la
raison à connaître la vérité naturelle.
Pour déterminer la valeur précise de ce texte de 1651 pour l'œuvre de
Pascal et la position philosophique qu'il prend à cette époque, il faut
revenir à la distinction qu'il fait au début de la Préface entre les modes de
connaissance autoritaires et ceux fondés sur la raison. C'est une
distinction qui traverse l'ensemble de son œuvre. Cette distinction est la
différence entre les vérités de raison et les vérités de foi, ou, comme
Pascal les appelle ailleurs, entre les vérités naturelles et les vérités
surnaturelles. Les recherches mathématiques et physiques cherchent des
vérités de raison, tandis que les livres théologiques contiennent des
vérités de foi ; dans le premier cas, c'est à la raison et aux sens de
découvrir ces vérités, tandis que dans le second, la raison doit s'incliner
devant les vérités surnaturelles révélées. Bien que nous y ayons déjà fait
référence dans la biographie, rappelons brièvement comment ces deux
vérités sont liées chez Pascal. La première référence à ce sujet se trouve
dans la biographie de Gilberte, qui dit que Pascal a appris de son père à ne
jamais faire des vérités de la foi l'objet d'une recherche rationnelle, car
elles transcendent la raison. Pascal avait donc appris dès son plus jeune
âge la nécessité de faire cette distinction, grâce à l'autorité de son père.
Dans les années rouennaises, la nécessité de distinguer entre ces deux
domaines est renforcée par sa connaissance des doctrines jansénistes. La
doctrine janséniste, en effet, limite fortement les possibilités de la
théologie rationnelle, précisément à cause de la doctrine de la grâce. L'un
des épisodes de cette période est l'affaire dite de Saint-Ange. La principale
accusation de Pascal était que Saint-Ange faisait des déclarations sur la
nature divine sur des bases rationnelles et non sur la base de textes
faisant autorité. La nécessité d'une séparation claire des deux domaines
apparaît également dans les œuvres physiques, par exemple dans la
correspondance avec Étienne Noël. Suivant le raisonnement de la
scolastique, Noël se demande s'il est possible de considérer l'espace que
Pascal appelle vide comme une sorte de prolongement spirituel de Dieu,
puis il rejette cette possibilité. Ce à quoi Pascal répond, un peu irritable,
"Les mystères de la divinité sont trop sacrés pour être profanés par nos
arguments. Ils doivent être le sujet de notre culte, non de nos disputes, et
sans prendre position sur le sujet, je me soumets entièrement aux
jugements de ceux qui ont le droit d'exprimer une opinion à ce sujet" (M,
II, 564). Aujourd'hui, contrairement à la manière de parler onto-
théologique de la scolastique, Pascal s'en tient strictement au principe de
ne parler dans le discours scientifique naturel que de vérités relevant de
la cognition naturelle, et donc de ne pas confondre des discours de nature
différente. La distinction radicale entre les vérités de la raison et les vérités
de la foi domine donc la pensée de Pascal dans ses recherches physiques, et
est en partie due à cette
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s'exprime dans le choix entre les champs de connaissance rationnels et


autoritaires. La question est de savoir quelle est la relation entre les
vérités articulées dans les deux domaines. Le rapport entre les vérités
naturelles et surnaturelles peut-il être défini d'un point de vue humain à
cette époque, selon Pascal ?
Comme indiqué dans l'avant-propos, les deux domaines ne semblent
pas avoir de liens. L'intellect est incapable de découvrir les vérités
surnaturelles par sa propre puissance, car les "principes théologiques sont
surnaturels et transcendent la raison", écrit Pascal, "et l'esprit humain,
trop faible pour se les assimiler en comptant sur sa propre puissance, ne
peut atteindre ces intelligences supérieures qu'en étant guidé par une
puissance surnaturelle toute-puissante" (Í, 28). Cette puissance
surnaturelle n'est autre que la grâce divine. L'intellect, à moins que la
grâce ne lui accorde la connaissance des vérités surnaturelles de la foi,
n'est capable que de révéler des vérités naturelles. Dans ce domaine,
cependant, elle a sa propre méthode et sa propre portée pour connaître la
nature. C'est ici que Pascal établit pour la première fois la vérité, si
décisive pour la modernité, que l'horizon de la science naturelle est infini.
En effet, l'homme est "fait pour l'infini", ce qui signifie que le processus de
perfectionnement de la science a des possibilités infinies, ou, pour le dire
autrement, que la nature est inépuisable pour la connaissance rationnelle.
Ce progrès infini, tout en étant pleinement conforme aux besoins et aux
possibilités de l'homme en tant qu'être rationnel, ne recoupe jamais le
domaine des vérités de la foi. La recherche rationnelle de la nature ne
mène pas à Dieu, la distance entre les deux vérités est infinie et
infranchissable. Puisque Pascal écrit dans la Préface une apologie de la
raison du nouvel âge, il n'y voit aucun problème. Son objectif est de libérer
la raison des chaînes de l'autorité, et non de développer une stratégie de
pensée qui oriente la cognition naturelle vers des vérités surnaturelles.
Comme le montre la Préface, Pascal était donc enclin au fidéisme à
cette époque. Le fidéisme éloigne les vérités de la raison et de la foi à tel
point qu'il ne laisse aucune possibilité de passage naturel entre les deux,
et attribue à la seule grâce divine la possibilité de la révélation des vérités
naturelles. Sur une base fidéiste, cependant, il est futile et inutile de
s'engager dans l'apologie, c'est-à-dire que toute tentative de convaincre
quiconque des vérités de la foi par des moyens rationnels est futile. Ce trait
fidéiste de la Préface montre que la pensée de Pascal est encore exempte
de tout caractère apologétique, puisqu'il ne cherche pas à établir un lien
entre les vérités naturelles et surnaturelles au moyen de la raison. Le texte
de Pascal anticipe plutôt le siècle des Lumières, où la raison, libérée de
l'autorité, sera enivrée par ses propres possibilités infinies. Bien qu'il y ait
des indications que Pascal était déjà préoccupé, avant sa seconde
conversion, par la possibilité d'établir un lien entre les vérités naturelles
et surnaturelles, ce problème

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devient en fait dominant dans sa période tardive, apologétique. L'apologète


est confronté au problème philosophique de savoir comment dépasser le
fidéisme, c'est-à-dire comment approcher la connaissance naturelle des
vérités surnaturelles sur une base rationnelle.

***

L'analyse des travaux mathématiques et physiques de Pascal s'est


fondée sur la thèse selon laquelle les méthodes et les résultats rationnels
utilisés dans ces travaux restent dominants dans les écrits apologétiques
tardifs, et que pour comprendre les Réflexions, il faut prendre en compte
les fondements scientifiques de la pensée de Pascal. Résumons brièvement
les principaux éléments qui reviennent dans la pensée apologétique.
L'analyse des travaux mathématiques et physiques montre clairement
l'attachement de Pascal à la rigueur rationnelle de la pensée et à la
recherche de la vérité. Non seulement il suit instinctivement les méthodes
indispensables à la culture exacte des mathématiques et de la physique,
mais il y réfléchit consciemment, les perfectionne et en fait les critères de la
pensée scientifique. En tant que mathématicien et physicien, Pascal, comme
ses contemporains rationalistes, défend la raison, remet en cause d'autres
modes de pensée traditionnels au nom de la raison en tant que penseur de
l'âge moderne, et s'amuse à repousser les limites de la cognition
rationnelle dans des domaines qui défiaient auparavant la raison, comme
on l'a vu avec l'invention du calcul des probabilités. Ses travaux en
mathématiques et en physique témoignent également des compétences
pédagogiques de Pascal, que l'on peut également rattacher à son utilisation
consciente de la méthode géométrique, et de son caractère polémique. Ces
deux éléments - pédagogie et polémique - joueront un rôle majeur dans les
Lettres du pays, mais plus encore dans les stratégies apolitiques des
Réflexions. Si nous examinons les œuvres mathématiques et physiques du
point de vue du contenu, nous trouvons un certain nombre de facteurs qui
jouent un rôle important dans la pensée apologétique. Il s'agit notamment
du perspectivisme en géométrie projective et de la relation fini-infini
représentée par les coniques, de l'établissement de la calculabilité
mathématique exacte de la probabilité dans la division des jeux, et de la
possibilité d'un traitement mathématique de la finitude dans le calcul
infinitésimal et la méthode de pondération des diodes planes et des
solides courbes. Le concept d'infini dans les écrits mathématiques va
devenir central dans l'argumentation apologétique. Cependant, le
processus par lequel Pascal a attribué l'existence physique à un espace
géométrique tridimensionnel pur dans ses œuvres physiques était
essentiel à cela. C'est cette opération qui lui a permis de démontrer
l'extension et la divisibilité infinies de l'espace physique. Dès lors, le
phénomène et le concept d'infini acquièrent progressivement une valeur
apolitique, qui est même réaffirmée dans la Préface de 1651.

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n'est pas généralement observée. Dans les textes apologétiques, c'est


précisément l'infinité du monde physique qui oblige l'intellect à
reconnaître sa propre finitude et qui conduit à des affections à base
anthropologique comme l'horreur et l'admiration de l'univers infini.
L'étude de ses travaux mathématiques et physiques suggère donc que
Pascal peut, en un sens, être considéré comme un défenseur du
rationalisme moderne, mais dont le besoin d'une distinction stricte entre
les vérités naturelles et surnaturelles l'a empêché d'intégrer ses méthodes
et ses vues mathématiques et physiques dans un système métaphysique à
grande échelle. Sa pensée scientifique était adaptée à l'infini, non pas
comme un horizon pour l'enquête scientifique, mais comme un ordre du
monde qui ne pouvait être approché sur la base d'une rationalité naturelle
et exacte.

145
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III. Section

TEOLOGIE
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IV.THÉOLOGIE MORALE - LETTRES DE PAYS

Après sa conversion en 1654, Pascal s'éloigne de la recherche


scientifique et se consacre entièrement à la pratique de la religion et à la
lecture des textes sacrés. Les quelques années qui suivent 1654 ne
peuvent pas être appelées la période théologique de Pascal, puisque le
plan de son Apologie ne commence à se dessiner qu'après le miracle de
l'Œuvre sainte, c'est-à-dire après 1656. Avant cela, deux ouvrages
importants avaient été écrits, qui n'étaient ni scientifiques ni
apologétiques, mais explicitement théologiques. Ces œuvres jouent un
rôle important dans l'œuvre de Pascal non seulement en elles-mêmes,
c'est-à-dire par leur contenu, leur style et leurs méthodes, mais aussi
parce que, comme les œuvres scientifiques, elles précèdent les Réflexions à
plusieurs endroits, et leur interprétation est donc aussi une clé
importante pour comprendre l'œuvre principale. On sait que la formation
théologique de Pascal, qui était très limitée avant sa seconde conversion,
devient considérable dans ces années-là. Par conséquent, l'analyse des
Lettres de la campagne et des Écrits sur la grâce permet également de
comprendre comment les vues théologiques de Pascal se sont
développées et ont pris forme. Cette théologie est essentiellement une
théologie janséniste, fidèle à la tradition augustinienne, mais moderne et
typiquement pascalienne dans ses méthodes argumentatives et
herméneutiques. Dans l'analyse des deux œuvres théologiques, nous
préciserons tout d'abord les principes théologiques qui serviront plus tard
de base à l'Apologie, et nous examinerons ensuite la manière dont Pascal
applique ses méthodes d'argumentation rationnelle dans un contexte
théologique. En effet, nous affirmons que la position fidéiste, que l'on peut
retrouver dans le texte de la Préface à l'étude de l'espace, subit un
changement significatif dans la période théologique de Pascal et que ce
changement prépare la voie à la pensée apologétique. Sa principale
caractéristique est de reconnaître que la raison joue un rôle très
important en théologie. Dans les ouvrages théologiques, la doctrine
théologique est donc cristallisée.
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Nous assistons au développement de méthodes rationnelles


argumentatives et herméneutiques représentées par la raison. Il faut dire que
l'utilisation de la raison dans l'argumentation théologique ne signifie pas
que Pascal brouille la frontière entre la connaissance naturelle et la
connaissance surnaturelle, puisque la distinction entre les deux est un
trait distinctif de toute son œuvre et de sa pensée. C'est plutôt que la
distinction entre les deux, et la définition de la nature de la connaissance
théologique comme surnaturelle, devient de plus en plus élaborée dans
cette période. Dans l'analyse des Lettres rurales, l'accent est mis sur la
théologie, et dans l'interprétation des textes résumés sous le titre des
Écrits sur la grâce, sur la doctrine de la grâce.

Les Lettres de la campagne sont considérées comme l'une des œuvres


majeures de Pascal. Presque tous les critiques l'admirent comme un chef-
d'œuvre, il est considéré comme l'œuvre la plus remarquable sur le plan
stylistique de la littérature du XVIIe siècle, un chef-d'œuvre inégalé de la
littérature épistolaire polémique, un texte toujours d'actualité dans les
ouvrages théologiques, et fréquemment cité par les historiens de la
philosophie. Cependant, malgré toute son excellence, sa popularité reste
très inférieure à celle des Reflets, principalement en raison de son sujet. Les
lecteurs d'aujourd'hui ont du mal à digérer les problèmes de grâce et de
théologie morale du XVIIe siècle, ont du mal à s'adapter aux termes
théologiques et trouvent peut-être les citations abondantes un peu
ennuyeuses, même si Pascal a fait de son mieux pour les rendre
compréhensibles au lecteur moyen de son époque. S'agissant d'un chef-
d'œuvre aujourd'hui plus difficile d'accès, il est nécessaire de clarifier les
difficultés idéologiques et théologiques qui peuvent nuire à sa lisibilité. Les
principaux messages des lettres seront ensuite résumés et, enfin, leur
contenu théologique et moral-philosophique sera analysé.

1. LE CONTEXTE HISTORIQUE ET THÉOLOGIQUE DES LETTRES

Comme déjà décrit dans la biographie, la naissance des Lettres du pays


est liée à un événement spécifique : en septembre 1656, la Sorbonne
condamne deux des écrits d'Antoine Arnauld et l'exclut de la faculté de
théologie. Les Jésuites avaient ainsi obtenu un résultat significatif dans la
lutte qui les opposait depuis des décennies aux jansénistes. Puisque les
Lettres de la campagne sont directement liées à ce conflit, et qu'elles en
ont été le véritable champ de bataille pendant plus d'un an et demi, il est
utile de faire la lumière sur les points essentiels de ce conflit pour le
comprendre.
Le débat entre les jansénistes et les jésuites peut être considéré comme
une bataille entre les anciens et les modernes - du moins au sens
théologique. Au XVIIe siècle, les deux mouvements sont relativement
jeunes dans l'Église catholique. La fondation de la Compagnie de Jésus
avait été approuvée par le pape Paul III en 1540, tandis que le
développement du jansénisme était l'œuvre de Cornélius Jansen (Jansénius)
et de Jean Duvergier de Hauranne (les deux philosophes les plus célèbres de
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l'époque).

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Saint-Cyran l'Ancien), une amitié qui s'est forgée pendant leurs études
théologiques à Paris dans les années 1610. Les deux mouvements avaient
en commun des doctrines théologiques fortes et le désir d'apporter des
changements décisifs au sein de l'Église. La principale différence d'opinion
portait sur la direction du changement. Alors que les Jésuites voulaient
moderniser l'Église et son enseignement théologique officiel, les Janésiens
appelaient à un retour à la spiritualité chrétienne primitive et aux
enseignements des Pères de l'Église. Alors que les jésuites cherchaient des
réponses théologiques aux nouveaux problèmes géographiques, sociaux,
politiques et économiques auxquels était confrontée l'Europe du début de
l'ère moderne, les jansénistes pensaient que seul un retour aux valeurs
originelles de la spiritualité chrétienne pouvait assurer le renouveau du
christianisme. Les deux écoles de pensée s'affrontent surtout sur deux
questions : la grâce et la moralité. Ces deux éléments étaient liés, mais
comportaient également un certain nombre de sous-questions. Comme
nous reviendrons sur le désaccord sur la grâce dans le chapitre suivant,
nous n'aborderons ici que la théologie morale plus en détail.
Dans la théologie jésuite, la théologie morale a joué un rôle majeur,
avec pour objectif principal de rendre la moralité chrétienne pratique. Il
est bien connu que la religion chrétienne a un contenu et un enseignement
moral considérable, qui n'est cependant pas exprimé sous une forme
cohérente et systématique, mais plutôt de manière fragmentaire dans les
Écritures, sous forme de paraboles, d'histoires et de maximes plus
générales. Dans la théologie catholique, cependant, une morale plus précise
et détaillée était nécessaire, principalement pour la pratique
confessionnelle. Quelles sont les actions qui sont pécheresses et
incompatibles avec la moralité chrétienne, et celles qui ne le sont pas ?
Quels sont les péchés véniels, les péchés graves et les péchés mortels ? Le
confesseur doit être capable de classer les actes dans ces catégories, car le
degré de pénitence, d'absolution ou de refus d'absoudre en dépend. La
confession régulière des cas de conscience est devenue une pratique très
précoce dans l'ordre des Jésuites. Un cas de conscience a été défini comme
tout événement qui a affecté la conscience individuelle et à propos duquel
la conscience a porté un jugement moral. Dans la communauté jésuite, ces
questions étaient discutées sur une base quotidienne ou hebdomadaire
sous la direction d'un théologien moral. Les cas ont été soulevés par les
prêtres confesseurs, et les opinions exprimées ont été d'une grande
importance pour la pratique de la confession. Cela a eu un impact majeur
sur le développement de la théologie morale jésuite : à partir de la fin du
XVIe siècle, un grand nombre d'ouvrages de théologie morale ont été
écrits par des auteurs jésuites.
Une discussion sur un cas de conscience est en fait une discussion sur
l'application de principes moraux généraux à des cas individuels. Ce
processus, du latin casus, est appelé casuistique. Les origines de la
casuistique ont une longue tradition dans la théologie catholique,
remontant jusqu'à Saint Augustin, mais à l'époque moderne, ce sont les
Jésuites qui ont donné une impulsion majeure au développement de cette
discipline avec leurs travaux de théologie morale. L'avènement de la
casuistique
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en effet, une morale formelle générale est transformée en une morale


substantielle concrète. En d'autres termes, la moralité n'est pas formulée au
niveau des principes, valeurs et objectifs généraux, mais par rapport à des
cas spécifiques et particuliers. Cela pose de sérieux problèmes en termes de
philosophie morale. Le jugement moral d'un cas individuel dépend d'un très
grand nombre de circonstances, ce qui signifie qu'un même cas peut être
jugé différemment selon les aspects privilégiés. En théologie morale, cela a
conduit à ce que des cas très similaires soient jugés différemment, et
parfois même de manière contradictoire, par les auteurs casuistes. Pour
éviter ce problème, le probabilisme a été introduit dans la théologie morale
jésuite. Le probabilisme (du mot latin probabilitas - probabilité) avait une
signification à la fois théorique et pratique. Au niveau théorique, elle
exprimait l'idée que les théologiens moralistes ne formulent pas la vérité
mais seulement une opinion, que la doctrine qu'ils expriment dans des cas
spécifiques n'est pas exclusive car elle n'est qu'une doctrine probable. Au
niveau pratique, il était possible et permis de suivre l'opinion d'un
théologien moraliste faisant autorité dans l'action morale, même si une
opinion contraire semblait encore plus probable. Conformément à ce sens
pratique, les œuvres des théologiens moralistes (à condition qu'elles
soient écrites par un auteur " faisant autorité ") étaient considérées
comme faisant autorité, c'est-à-dire comme une référence, du moins en ce
qui concerne les Cse- lections. 69
On peut constater que le développement de la théologie morale et du
probabilisme a constitué une innovation majeure dans la pratique morale
chrétienne. En même temps, cela contrastait fortement avec l'affirmation
janséniste selon laquelle la moralité chrétienne devait remonter à ses
sources originelles et que seules les autorités traditionnelles, l'Écriture,
les œuvres des Pères, les bulles papales et les décisions synodales
devaient être prises en compte dans la conduite de la vie. Toute
innovation, en revanche, conduit, selon eux, à l'érosion et à la corruption
de la moralité originelle et authentique.
De par sa nature même, la théologie morale probabiliste présente de
fortes tendances laxistes. Cela signifie qu'elle a considérablement assoupli
les prescriptions morales strictes et les exigences ascétiques, qu'elle a fait
un certain nombre d'exceptions et qu'elle a généralement assoupli la
moralité chrétienne. Bien qu'il y ait eu quelques exemples extrêmes de
laxisme jésuite - l'approbation de la calomnie, des faux serments, des
promesses non tenues et même de l'homicide involontaire dans certaines
conditions - certains commentateurs soulignent que la casuistique a joué un
rôle très important dans la modernisation de l'Église à l'époque moderne et
ne doit pas être considérée sous un jour purement négatif. L'une des
raisons de ce laxisme se trouve dans les pratiques missionnaires des
Jésuites. Il est bien connu que les Jésuites, immédiatement après la
fondation de l'Ordre, ont établi des colonies missionnaires en Inde, au Japon
et en Chine, et peu après en Amérique du Sud, où ils ont cherché à convertir
la population indigène au christianisme. La pratique missionnaire exigeait
toutefois un degré élevé de tolérance et de tolérance à l'égard du groupe
de population concerné.
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les coutumes morales et les pratiques religieuses traditionnelles. Si les


Jésuites ont connu un succès considérable dans le domaine de la
christianisation, c'est précisément parce qu'ils étaient très libéraux dans
leur approche de ces questions. En Chine et en Inde, par exemple, ils ont
permis aux nouveaux convertis de continuer à préserver et à suivre
certains rites religieux locaux, ce qui leur a valu de nombreuses attaques
aux 17e et 18e siècles. Un autre argument en faveur du laxisme est qu'à la
fin de la Renaissance et au début de l'ère moderne, le monde a
radicalement changé et la vie quotidienne a été confrontée à de nouveaux
défis, qui n'étaient pas toujours propices à la morale ascétique chrétienne
traditionnelle. Un exemple frappant est celui de l'usure, qui était
généralement interdite par l'Église, mais qui s'est répandue de plus en
plus au XVIIe siècle avec le développement progressif des conditions
d'exploitation capitaliste. Les Kazuistes, par exemple, ont cherché à
atténuer ou à contourner cette interdiction en développant le concept de
contrat Mohatra. Il s'agissait en fait d'un contrat de vente fictif par lequel
une partie achetait quelque chose à crédit à l'autre partie - par exemple,
une grande quantité de tissu - et l'autre la rachetait immédiatement au
comptant à un prix plus avantageux. En conséquence, alors que les biens
restaient la propriété initiale, une partie recevait de l'argent liquide mais
restait redevable à l'autre du prix d'achat, qui devait être payé dans un
délai donné selon le contrat. Les deux parties ont donc effectivement
consenti un prêt, déguisé en vente.
Il est peut-être inutile de préciser que ces procédures n'ont pas été
approuvées par les théologiens jansénistes. Les jansénistes étaient
unanimes à voir dans la théologie morale jésuite une corruption, une
dérobade et un ridicule de la morale chrétienne traditionnelle. Pascal,
comme nous le verrons, décrit les casuistiques et les tendances laxistes de la
théologie morale jésuite avec une dérision caustique. Même les défenseurs
ultérieurs du casuisme du XVIIe siècle sont forcés d'admettre que l'attaque
de Pascal n'était pas sans fondement. Surtout lorsqu'il évoque des cas que
l'on pourrait considérer comme des excès extrêmes de casuisme, qui ont
été condamnés à juste titre par le Saint-Siège, précisément en raison de
leur "popularisation" dans les Lettres du Pays.

2. LE STYLE DES LETTRES

Les dix-huit lettres pays complétées sont regroupées selon deux


critères : le style et le thème. Les dix premières lettres sont fictives, les
huit suivantes sont concrètes. Les lettres fictives se situent dans le
contexte d'un laïc intéressé par la théologie et cherchant à comprendre les
positions du débat de la Sorbonne qui a conduit à la suppression du doctorat
d'Arnauld. Pour ce faire, il rend visite aux participants au débat et les
interroge, puis rend régulièrement compte de la situation.

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de ses expériences à un ami à la campagne. Dans les quatre premières


lettres, il résume ses conversations avec plusieurs théologiens (jésuites,
dominicains, jansénistes), et de la cinquième à la dixième lettre, la fiction se
réduit à un dialogue à deux personnages, dans lequel le narrateur et un
père jésuite discutent de théologie morale. De la onzième à la dix-huitième
lettre, Pascal rompt avec le style épistolaire fictif et s'adresse directement
aux jésuites. Ce changement de style était justifié par une série de lettres
de réponse anonymes des jésuites, qui exigeaient des réponses directes et
précises. Les deux dernières lettres de ce groupe sont également
légèrement différentes des autres, car elles sont adressées directement au
Père Annat, le confesseur de Louis XIV, le jésuite qui a assumé seul son
nom dans ses réponses aux lettres des provinces.
Les lettres peuvent également être divisées en deux groupes
thématiques. Les quatre premières et les trois dernières épîtres traitent
principalement de la doctrine de la grâce, et de la cinquième à la
cinquième de la théologie morale. Les lettres du premier groupe traitent de
sujets d'actualité au moment de leur publication et sont donc destinées à
défendre Arnauld puis Port-Royal contre les attaques des Jésuites. Plus
précisément, elles traitent du débat sur la doctrine de la grâce entre les
deux théologies et des problèmes des cinq propositions attribuées à
Jansénius. De la cinquième à la quinzième, cependant, les levées sont
offensives plutôt que défensives, et Pascal y conteste les enseignements de
la théologie morale causaliste. Sur le plan thématique, la doctrine de la
grâce encadre les dix-huit lettres.
Avant de passer à une discussion thématique des lettres
individuellement, il convient de dire quelques mots sur le style plus
général des lettres, en analysant la relation entre l'auteur et le locuteur
(narrateur). Les dix-huit lettres achevées et une lettre inachevée ont été
rédigées par Pascal lui-même, mais il a reçu une aide considérable
d'Arnauld et de Nicole en ce qui concerne les fondements théologiques et
les concepts utilisés. Le sujet, le style et la stratégie argumentative des
lettres ont d'abord été discutés ensemble, mais par la suite Pascal est
devenu de plus en plus indépendant, bien qu'il se soit toujours fortement
inspiré des travaux d'Arnauld et d'autres théologiens jansénistes, utilisant
des citations et des arguments de ceux-ci. Mais il a même lu les lettres qu'il
a écrites indépendamment avec ses amis avant qu'elles ne soient publiées,
et les a corrigées en tenant compte de leurs suggestions. Nicole note que
Pascal était extrêmement méticuleux dans son travail, certaines lettres
prenant vingt jours à être écrites et révisées sept ou huit fois. Selon
Marguerite Périer, un an avant sa mort, Pascal s'est vu demander par son
père s'il avait lu tous les livres qu'il citait dans les lettres, ce à quoi Pascal
a répondu : "Je dois dire que non. Si je l'avais fait, j'aurais dû lire des livres
nuls toute ma vie. Mais j'ai lu Escobar deux fois, et le reste, je l'ai lu avec des
amis. Mais je n'ai pas utilisé un seul passage que je n'ai pas lu dans le livre
cité, et je n'ai pas regardé ce qui le précède et le suit, de peur d'avoir par
inadvertance une opinion qui y est condamnée.
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la réclamation de l'auteur, ce qui aurait été hautement répréhensible et


injuste". 70
Si Pascal résume souvent ses sources plutôt que de les citer
textuellement, sa méthode de citation se caractérise néanmoins par un
haut degré de précision par rapport à la pratique de l'époque, ce qui était
stratégiquement important, puisque n'importe qui pouvait rechercher les
passages cités, et Pascal lui-même encourageait cette pratique en donnant
les endroits exacts où les textes étaient cités. Les lettres ont été publiées
mois par mois, de manière totalement anonyme, et seul le pseudonyme de
Louis de Montalte a été donné dans les éditions collectives et les
traductions latines. La raison spécifique de la dissimulation de l'auteur
était le danger auquel il s'exposait en écrivant les lettres. Ce secret a
cependant été bénéfique pour la popularité des lettres. Dès leur
publication, les deux premiers ouvrages sont devenus extrêmement
populaires et ont suscité une grande curiosité à l'égard de l'auteur, non
seulement dans les cercles ecclésiastiques mais aussi dans les cercles
laïques les plus distingués. Comme déjà mentionné dans la biographie, il
n'y avait personne parmi les jansénistes connus à qui les lettres pouvaient
être attribuées pour leur style brillant. Pascal lui-même joue sur l'incognito
et évoque à plusieurs reprises le mystère de sa personne dans les textes : "
Je dois chercher l'obscurité pour ne pas perdre ma réputation " (III, 33),
écrit-il. Après la publication de la sixième lettre, les jésuites ont également
commencé à publier des réponses dans lesquelles ils spéculaient eux-
mêmes sur l'identité de l'auteur. Pascal y réagit : "Les uns me considèrent
comme un docteur de la Sorbonne, les autres attribuent mes lettres à
quatre ou cinq hommes qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni moines. De
toutes ces spéculations, j'ai conclu que j'avais atteint mon intention de
n'être connu que de vous [c'est-à-dire de votre correspondant fictif] et du
pieux père jésuite [c'est-à-dire de votre interlocuteur fictif] [...]" (VIII,
115). Dans les lettres non fictives adressées directement aux jésuites, il
revient aussi plusieurs fois sur la question de sa propre identité. Entre-
temps, des déclarations de plus en plus précises apparaissent, le père
Annat, par exemple, qualifiant l'auteur de secrétaire de Port-Royal. Pascal
lui répond dans sa seizième lettre : " Néanmoins, vous ne manquerez pas
d'annoncer que je suis membre de Port-Royal ; car c'est la première chose
que vous direz à quiconque critiquera vos débauches ". Comme s'il y avait
des hommes à Port-Royal qui avaient assez de zèle pour défendre la pureté
de la morale chrétienne contre vous. [...] Je les sais gracieux et profonds.
Car si je n'ai jamais vécu avec eux à Port-Royal, comme vous voulez le faire
croire, sans connaître mon identité, j'en connais bien quelques-uns, et
j'apprécie les vertus de tous " (XVI, 279-280). Ces lignes ont été citées par
la postérité comme Pascal disant qu'il n'avait pas dit ici la vérité, puisqu'il
était lui-même janséniste. 71 Ses détracteurs argumentent contre cette
accusation que la phrase "avoir d'établissement avec eux" aurait
nécessairement impliqué que Pascal était l'un des ermites de Port-Royal,
ce qui n'était pas vrai, donc Pascal n'était pas un ermite de Port-Royal.
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peut être accusé de mentir. En tout cas, non seulement pendant l'année et
demie qui a suivi la publication des lettres, mais aussi par la suite, on n'a
pas su publiquement qui était l'auteur des lettres, jusqu'à la mort de
Pascal. 72
Dans les lettres, et surtout dans les dix premières lettres fictives, l'une
des armes les plus importantes de Pascal est l'ironie. L'effet ironique
découle de la situation fictive dans laquelle se déroulent les détails du
débat actuel sur la doctrine de la grâce et la théologie morale jésuite, et est
principalement dû à l'attitude fondamentale du narrateur. Le narrateur est
une personne intelligente et bien intentionnée qui veut comprendre les
débats théologiques qui l'entourent sans parti pris. L'une de ses
caractéristiques les plus importantes est qu'il est un outsider complet,
c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à l'Église, mais quelqu'un qui, pour des
raisons existentielles et religieuses, s'intéresse sincèrement aux questions
religieuses et théologiques. Dans ses quatre premières lettres, il veut faire
comprendre à lui-même l'enjeu de la controverse pour laquelle Arnauld a
été condamné et expulsé de la Sorbonne. D'abord, il tente de résumer les
positions pour lui-même, puis il contacte les représentants des groupes -
ses amis proches - qui sont directement impliqués dans la controverse. Il
leur pose des questions simples, puis résume les réponses dans ses lettres
et en tire des conclusions. De bonne foi, il adopte pendant longtemps une
position neutre, laissant entendre qu'il ne se préoccupe de ces questions
que pour des raisons de conscience et non par sympathie pour l'un ou
l'autre camp. La sincérité du narrateur suggère qu'il s'identifie
théologiquement, ou du moins qu'il souhaite adopter, une doctrine
chrétienne pure et non corrompue. De la cinquième à la dixième lettre,
lorsque la situation est simplifiée en un dialogue avec un père jésuite bien
intentionné, il suit la même stratégie. Ce procédé est bien adapté pour
susciter la sympathie du lecteur pour le narrateur impartial et curieux et
faciliter ainsi l'identification à son point de vue. En même temps, la
position neutre du narrateur change progressivement et il est subtilement
mais fermement confronté à l'enseignement des Jésuites, ce qui était
vraisemblablement destiné à faire évoluer l'opinion du lecteur de l'époque
dans une direction similaire.
Grâce aux conversations avec les pères jésuites, les enseignements
moraux et théologiques des jésuites ont été présentés à partir d'une
source pouvant être considérée comme faisant autorité. Cela s'est fait à
travers les nombreuses citations des œuvres des auteurs casuistes lues
par le Père. Le père, voyant dans le narrateur un homme sincèrement
intéressé par les enseignements moraux des auteurs jésuites et
connaissant avec enthousiasme les doctrines de son ordre, sort de la
bibliothèque une série d'ouvrages d'auteurs jésuites considérés comme
faisant autorité, Vasquez, Molina, Escobar, etc. et les cite. Ces textes ont été
écrits par des théologiens jésuites peu connus et difficiles d'accès en
France, mais qui ont fourni une plate-forme très persuasive pour l'attaque
théologique morale. L'ironie pascalienne intervient grâce à la prétention du
narrateur, qui ne commente pas ce qui est dit, mais pose toujours plus de
questions, en faisant semblant d'être réellement intéressé. L'effet ironique
est dû au fait que les enseignements ne sont pas seulement
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sont incompatibles avec la morale chrétienne généralement admise, mais


contredisent aussi souvent le sens moral naturel de l'homme ou les lois de
l'État. En effet, le lecteur est étonné de voir comment il est possible de
proclamer une morale au sein de l'Église qui, sous certaines conditions,
autorise le mensonge, la calomnie et même le meurtre, comment il est
possible d'imaginer une morale chrétienne qui ne soit pas incompatible
avec un moine passant la nuit dans un bordel ou un héritier se réjouissant
de la mort de son père. Le silence du narrateur fait peser sur le lecteur la
responsabilité de condamner ou non ces enseignements. Cependant, il fait
parfois allusion aux réactions qu'il pourrait avoir à ce qui est dit. Cette
citation a presque interrompu ma conversation avec le père jésuite, car
j'avais peu d'espoir de ne pas éclater de rire " (VIII, 124). En même temps,
à un moment donné, il explique combien il doit se maîtriser pour faire
bonne figure devant les monstruosités qu'il entend : "Je suis obligé de me
retenir, car il cesserait certainement ses conférences dès qu'il
s'apercevrait qu'elles me bouleversent si souvent [...] Croyez-moi, la
violence que je dois m'infliger pour vous n'est pas une mince affaire" (VIII,
115). L'ironie est particulièrement évidente dans les lettres fictives,
puisqu'à partir de la dixième lettre, le récit et la fiction cessent d'exister.
Dès lors, la narration cesse et le locuteur devient l'auteur lui-même, qui,
bien que déguisé, poursuit en son nom propre son attaque contre la théologie
jésuite et sa défense du jansénisme.

3. LE SUJET DES LETTRES

Dans ce qui suit, je vais prendre les lettres une à une pour me faire une
idée concrète de leur contenu et des méthodes argumentatives qu'elles
suivent. Comme chaque lettre est assez diversifiée sur le plan thématique,
je vais essayer de mettre en évidence les arguments les plus importants et
les exemples les plus significatifs de chacune.
"On s'est fait avoir !" - commence la lettre I. Dans cette lettre, le
narrateur se demande quelle est la raison spécifique de la condamnation
d'Arnauld et si elle est directement liée à sa foi chrétienne engagée. Il
trouve cependant les résultats décevants, car il considère le débat non pas
comme une question de foi, mais comme une question de chicanerie
thermologique, avec des intérêts de pouvoir à l'œuvre en arrière-plan.
Arnauld a été condamné par la Sorbonne à la fois sur une question de fait
et sur une question de foi. Sur la question de fait, Arnauld a été jugé trop
imprudent (sur le sujet de sa propre foi) car il a affirmé qu'après avoir lu
l'Augustin de Jansénius, il n'y avait pas trouvé les cinq affirmations
condamnées par le pape. L'accusation d'imprudence porte essentiellement sur
le fait qu'Arnauld a défié la décision des magistrats de l'Église. Qu'Arnauld
soit imprudent ou non n'est pas une question de conscience" (I, 6), dit le
narrateur, qui n'approfondit pas la question. La question de la foi

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mérite d'être approfondie. Il s'agit de l'affirmation d'Arnauld selon laquelle "


la grâce sans laquelle nous ne pouvons aller nulle part manquait à saint
Pierre en son temps " (I, 7), affirmation qui est au cœur de la controverse
entre les Janésiens et les Jésuites sur la doctrine de la grâce. En effet, la
question de la foi portait sur l'explication du reniement du Christ par
l'apôtre Pierre la nuit de son arrestation. Reniait-il son Maître parce qu'il
n'avait pas rassemblé tout son courage, ou parce que, même s'il avait
voulu faire autrement, seule une grâce efficace de Dieu lui aurait permis
de partager les souffrances du Christ, et en cela il était vain. Ces deux
positions sont une combinaison des doctrines jésuite et janséniste de la
grâce. Selon les Jésuites, la grâce - qu'ils appellent suffisante, car elle suffit
à l'action juste - est toujours disponible pour tous les hommes, et ne
dépend donc que de la décision de la volonté de rendre effective ou non et
de suivre les commandements de Dieu. En revanche, selon les jansénistes,
la vie sainte et tout acte qui plaît à Dieu nécessitent une grâce dite efficace,
que Dieu donne ou ne donne pas. En son absence, l'homme est soumis à ses
désirs primaires (concu- piscentia) et pèche nécessairement. Alors que le
narrateur demande aux jésuites pourquoi ils considèrent la déclaration
d'Arnauld comme hérétique, on lui répond que le principal désaccord
porte sur la question de savoir si les justes sont capables de respecter les
commandements ou non. Selon les Jésuites, Arnauld reconnaît la capacité
des justes à le faire, mais pas qu'ils ont la capacité directe (pouvoir
prochain) de le faire. Tout en dépend. Il semble au narrateur que l'hérésie
d'Arnauld dépend vraiment d'un seul mot, et non de l'adjectif " immédiat "
dans l'expression " immédiat ". Cependant, lorsqu'il s'agit de savoir ce que
signifie exactement cette immédiateté, il s'avère qu'il n'existe pas de
définition commune du terme et que les différentes écoles théologiques
l'ont interprété librement et différemment. Il lui semble que l'important
n'est pas la signification du terme, mais le fait de l'utiliser ou non. Il
conclut que le débat est une bataille de terminologie scolastique, dont le
but principal est de condamner Arnauld, et non de défendre la foi.
Le thème principal de la Lettre II est la grâce suffisante. Bien que dans
cette lettre le narrateur obtienne des informations plus précises sur la
nature du désaccord entre les Jésuites et les Janésiens, elle n'est pas
dirigée contre les Jésuites mais contre les Dominicains, qui se sont rangés
du côté des Jésuites en condamnant Arnauld, alors que Pascal et ses amis
croyaient être d'accord théologiquement avec les Janésiens. Il convient de
citer le passage dans lequel le narrateur tente de résumer précisément
pour son ami les points de vue opposés :

"Le point de discorde concernant la grâce suffisante est que les jésuites
prétendent qu'il y a une grâce générale donnée à tous, qui est...".

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est soumis au libre arbitre au point de le rendre effectif ou ineffectif à


volonté, sans autre assistance de Dieu, ni interférence de sa part dans
l'exécution effective de l'acte. Ils l'appellent donc suffisante, parce qu'elle
se suffit à elle-même pour accomplir l'acte. En revanche, les jansénistes
soutiennent qu'il n'y a pas de grâce suffisante en réalité et efficace ; c'est-
à-dire que toutes les grâces qui ne poussent pas la volonté à agir en réalité
ne sont pas suffisantes pour l'action, puisque, comme ils le disent, on
n'agit jamais sans une grâce efficace" (I, 17-18).

Après avoir éclairci ce désaccord, le narrateur est surpris d'entendre


de la bouche d'un compagnon de voyage que les Dominicains, également
appelés Nouveaux Thomistes, ne diffèrent guère des Jansénistes, alors que
personne ne les attaque pour leurs vues. En effet, les dominicains eux-
mêmes acceptent la doctrine de la grâce effective, telle que professée par
l'ancien moine dominicain saint Thomas, et ne diffèrent des jansénistes
qu'en ce qu'ils considèrent cette doctrine comme compatible avec la grâce
suffisante. Incapable de comprendre comment concilier les deux, le
narrateur contacte un frère dominicain qui lui dit qu'ils croient,
conformément à saint Thomas, qu'il faut une grâce efficace pour garder
les commandements. Ils utilisent également le terme "grâce suffisante",
mais ils ne croient pas que cette grâce seule soit suffisante pour garder les
commandements. Le narrateur est surpris d'entendre que la grâce
suffisante n'est suffisante que de nom pour garder un commandement,
mais qu'elle n'est pas suffisante en fait ; c'est-à-dire que pour les
Dominicains, c'est seulement le mot qui est important, mais qu'il est utilisé
dans le sens opposé à celui auquel ils sont habitués. L'utilisation de ce mot
permet toutefois aux jésuites de rester alliés et de condamner ceux qui
professent essentiellement la même chose qu'eux mais s'expriment
différemment sur le plan terminologique. Le narrateur est choqué
d'entendre l'argument du dominicain, et observe à nouveau que dans le
débat à la Sorbonne, la foi joue un rôle secondaire par rapport aux jeux de
pouvoir.
La lettre III a été écrite immédiatement après la publication officielle
du texte de la censure condamnant Arnauld, et constitue donc le texte
intégral de la lettre. Dans la première partie, le narrateur commente lui-
même l'événement, puis raconte une visite qu'il a faite à un doctorat de la
Sorbonne, impartial à la controverse. Après avoir lu le texte de la censure
et après sa visite, sa perplexité grandit et sa sympathie pour les jansénistes
devient de plus en plus déterminée. L'argument principal de la lettre est
qu'il n'y a en fait aucune différence entre l'opinion des Pères de l'Eglise et
l'enseignement d'Arnauld. Cela peut être lu dans le texte de la censure.
Après tout, argumente le narrateur, après tant d'années de calomnies
contre les jansénistes, prétendant non seulement qu'ils sont hérétiques et
veulent se séparer de l'Église, mais aussi qu'ils sont des apostats, qu'ils
nient la transsubstantiation du sacrement de l'autel, qu'ils rejettent Jésus-
Christ et l'Évangile...
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une censure contre eux serait attendue par tous pour prouver ces
accusations, et montrer clairement en quoi consiste l'hérésie janséniste.
Au lieu de cela, cependant, il n'y a rien dans ce document pour soutenir
cela, ou même quelque chose que les pères de l'église n'avaient pas déjà
écrit. Cette opinion est confirmée par le docteur de la Sorbonne. A la fin de
la lettre, il conclut que les Jésuites peuvent déclarer n'importe quoi
d'hérétique par leurs arguments : " Les pratiques du molinisme sont
admirables, par lesquelles tout est bouleversé dans l'Église, et par suite
desquelles ce qui est catholique chez les Pères devient hérétique chez
Arnauld [...] les vieilles doctrines de saint Augustin deviennent une
nouveauté intolérable, qui, au contraire, se bricolent sous nos yeux d'un
jour à l'autre, et s'appellent la vieille foi de l'Église " (III, 51). La conclusion
finale est que les doctrines d'Arnauld ne sont pas hérétiques, mais que son
cœur l'est. C'est une hérésie personnelle" (ibid.). Dans la passion de cette
lettre, il fait également appel aux émotions, tout en soulignant qu'il n'y a
pas d'arguments de raison, seulement de puissance, en faveur de la
condamnation d'Arnauld.
À bien des égards, la Lettre IV anticipe la théologie morale des
passages. La situation est similaire à celle des lettres de dialogue
suivantes, sauf qu'ici le narrateur rend visite à un père jésuite avec un ami
janséniste, qui lui explique les doctrines de la Société. L'ami janséniste fait
parfois des commentaires critiques à mi-voix. Le contenu de cette lettre
est également introductif aux suivantes, car, bien qu'elle soit directement
liée à la doctrine de la grâce, elle traite d'un problème éthique, à savoir la
question du péché involontaire et ignorant. La question principale est de
savoir si les actes qui sont incompatibles avec la morale chrétienne, mais
qu'une personne commet sans avoir conscience de commettre un péché,
sont des péchés. Selon la doctrine jésuite, un acte est un péché et ne peut
être imputé à son auteur que si, avant que cet acte ne soit commis, Dieu
fait comprendre à la personne qui le commet, par une grâce dite actuelle,
qu'il est mauvais et l'incite en même temps à s'en abstenir. Mais si l'auteur
de l'acte n'en est pas conscient et qu'il n'y a aucune incitation à s'abstenir
de l'acte, alors l'acte n'est pas un péché. Pour les jansénistes, cette
doctrine est considérée comme carrément scandaleuse, car ils croient que
l'homme est intrinsèquement dans le péché en vertu du péché originel, et
qu'il pèche donc continuellement, qu'il le sache ou non, à moins que Dieu,
par une grâce efficace, ne l'incite à faire le bien. Selon les Jésuites, il y a
donc des péchés secrets dont le pécheur n'a pas conscience, mais selon les
Janésiens, il y a des péchés bien réels. Le narrateur, maintenant attiré par
les jansénistes, donne l'exemple des impies et des athées qui vivent de
façon hédoniste, convaincus de la justesse de leur style de vie. Selon lui,
cet exemple montre clairement qu'il est possible de pécher sans le savoir,
puisque les hédonistes vivent indubitablement dans le péché. Mais le
jésuite affirme que ces personnes savent aussi qu'elles ne font pas ce qu'il
faut.

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et chaque fois qu'ils ressentent l'envie de s'abstenir de pécher. Le


contraire est difficile à prouver, dit-il, à moins qu'il ne soit fondé sur
l'Écriture. A cette objection, le narrateur s'exclame. Ce n'est pas une
question de foi, ni de raison, mais une simple question de fait : nous
voyons, nous savons, nous sentons" (IV, 63). Il cite ensuite l'exemple des
saints, qui ont eux-mêmes péché d'innombrables fois sans le savoir, et qui
prouvent que l'homme est par nature constamment enclin au péché et non
au bien. Dans cette lettre, la différence entre les deux positions par
rapport à la tradition apparaît clairement. Lorsque le Père jésuite se réfère
à des auteurs jésuites contemporains pour prouver son point de vue, le
janséniste observe tranquillement que " ni les Pères de l'Église, ni les
Papes, ni les Écritures saintes, ni aucun livre faisant autorité sur le plan
religieux n'a jamais affirmé cela, même à une époque récente " (IV, 56). Puis,
lorsque le jésuite invoque des autorités plus récentes, il s'interpose
dédaigneusement en disant : " tout cela est mo- dern " (IV, 59). Le
constructivisme théologique janséniste dont Pascal se fait le porte-parole
dans plusieurs de ses écrits apparaît ici clairement.
Après la quatrième lettre, il y a un changement marqué de stratégie par
rapport aux lettres précédentes. Pascal et ses amis - Arnauld et Nicole -
ont décidé de lancer une attaque globale contre la théologie morale jésuite
au lieu de discuter des débats théologiques actuels. Arnauld avait déjà tenté
d'attirer l'attention sur la divergence des enseignements moraux des
auteurs casuistes jésuites dans un ouvrage antérieur (1644), The Moral
Theology of the Jesuits, mais son livre est resté sans réponse. Or, après que
les quatre premières Lettres de la campagne eurent conquis un large
lectorat et que tout le monde eut attendu avec impatience la suite, une
occasion favorable se présenta de présenter au public l'enseignement
moral des jésuites : le matériel de théologie morale accumulé par Arnauld
s'était transformé, sous la plume d'un auteur comme Pascal, en une
dangereuse arme anti-jésuite. Il faut noter que les ouvrages jésuites que
Pascal utilise avec l'aide d'Arnauld sont peu connus à l'époque. La plupart
d'entre eux ont été écrits par des théologiens moraux espagnols, qui les
destinaient principalement à un usage interne à l'Ordre, et surtout à
l'orientation des confesseurs. La stratégie des jansénistes était de les citer
comme des ouvrages de théologie morale générale et de donner
l'impression qu'il ne s'agissait pas d'explications pour des cas spécifiques
mais de directives générales pour un comportement moral. Ils ont
également donné l'impression d'établir les règles de conduite de l'ordre
des Jésuites, ce qui, en raison du caractère indéfendable des principes
cités, a provoqué à juste titre l'indignation des lecteurs de bonne
conscience.
Dans la Lettre V, le narrateur résume d'abord sa conversation avec un
ami janséniste qui, après lui avoir expliqué les concepts les plus
élémentaires de la théorie morale du mirliton, lui conseille de rendre
visite en personne à un mirlitoniste, qui sera sûrement disposé à l'initier à
sa science. A
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le narrateur le fait, et à partir de ce moment-là, le jésuite qu'il visite lui


révèle, étape par étape, les méthodes et les enseignements de base de la
théologie morale du causaliste. La théologie morale est, bien sûr,
étroitement liée à la doctrine de la grâce, et la doctrine jésuite de la grâce
suffisante, selon l'ami janséniste, est rendue nécessaire par la théologie
morale particulière qu'ils professent (V, 78). Le concept le plus important
dans la théologie morale du casuiste est le probabilisme, la doctrine des
croyances probables, et c'est pourquoi la majeure partie de cette lettre s'y
intéresse. La doctrine des opinions probables [...] est la base et l'alphabet
de notre morale" (V, 85), dit le jésuite. L'essence du probabilisme est la
suivante : " Une opinion est dite probable lorsqu'elle s'appuie sur les
arguments d'un certain jugement. D'où il résulte parfois qu'un seul
docteur très significatif peut rendre une opinion probable " (V, 85). Une
opinion est donc rendue probable, donc acceptable et suivable, par le fait
qu'elle est formulée dans l'œuvre d'un théologien moraliste et qu'elle
reste probable même si un autre théologien a un avis contraire sur la
question morale en question. Dans ce cas, les deux points de vue opposés
ne sont pas mutuellement exclusifs, mais tous deux sont probables
aujourd'hui. Ce procédé décharge la conscience de son devoir, puisque
dans le vaste corpus des ouvrages de théologie morale, on est sûr de
trouver une opinion qui justifie la transgression ou la commission de
certains actes qui seraient autrement des péchés. La lettre en donne
immédiatement un exemple. Comme la conversation se déroule pendant
le Carême, le narrateur se plaint timidement qu'il lui est difficile de
respecter le jeûne. Le jésuite ramasse des livres et lui demande s'il dort
mal quand il n'a pas mangé. Le narrateur s'attend à ce qu'il le soit. Le père
lit ensuite l'avis d'Escobar, qui dit qu'une personne qui dort mal si elle ne
mange pas ne doit pas jeûner. Le même auteur ne considère pas comme
un péché de rompre le jeûne même si l'on est très fatigué, si l'on n'atteint
pas l'âge de 21 ans avant le lendemain, etc., mais il considère également
qu'il est permis de boire de grandes quantités de vin sans rompre le jeûne.
Le narrateur n'utilise que des objections très retenues sous forme de
questions répétées. A l'argument selon lequel cet enseignement semble
difficilement conciliable avec la tradition chrétienne, le jésuite répond :
"Les Pères de l'Eglise sont en accord avec la morale de leur temps, mais ils
sont très éloignés de la morale de notre époque. Ce n'est pas à eux de définir
la morale, mais aux nouveaux casuistes" (V, 90). Ce commentaire vise à
nouveau à souligner l'anti-traditionnalisme des Jésuites. La conclusion de la
lettre est que le probabilisme en lui-même conduit à l'adoucissement et au
relâchement de la moralité chrétienne traditionnelle.
La Lettre VI répond à la question de savoir comment il est possible de
concilier les enseignements moraux des Jésuites avec l'Écriture, les bulles
papales et les décrets synodaux, alors qu'ils leur semblent si contraires.
Selon le jésuite, cela ne pose pas de difficulté particulière, surtout si l'on
connaît les méthodes casuistiques, dont il souligne deux : l'interprétation
des termes et la prise en compte des circonstances du cas. La première est
illustrée par les exemples de l'aumône et de l'excédent.
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apporte. L'Évangile dit de faire l'aumône de son surplus. C'est-à-dire que,


selon cette maxime, il est obligatoire de faire l'aumône aux pauvres, mais
seulement si l'on dispose de biens excédentaires. Le concept de "surplus",
selon certains qasuistes, ne couvre pas la richesse que le propriétaire
souhaite utiliser pour s'enrichir et enrichir ses parents. Par conséquent, il
n'y a guère d'homme au monde qui ait un excédent et qui doive donc faire
l'aumône aux pauvres. L'autre méthode, la considération de la
circonstance favorable, doit être appliquée dans les cas où il n'y a pas de
terme ambigu. Le cas d'un moine qui renonce secrètement à son habitus
en est un exemple. Selon un décret papal, tout moine qui abandonne
secrètement son habitus afin d'obtenir un quelconque avantage temporel
doit être excommunié. Le jésuite, d'autre part, cite également Escobar, qui
dit que dans certaines circonstances favorables, un moine n'a pas besoin
d'être excommunié, même s'il le fait. C'est le cas, par exemple, lorsqu'un
moine se déshabille pour aller voler ou passer la nuit dans un bordel (VI,
98). Cette circonstance le dispense de l'excommunication car, si elle venait
à être connue, elle provoquerait évidemment un scandale qui porterait
atteinte à l'image de l'Église et de l'ordre en question. Bien que ces
opinions puissent sembler extrêmes, elles sont acceptables sur la base du
principe du probabilisme. Après avoir décrit les deux méthodologies
casuistiques, le jésuite résume : " Vous verrez donc qu'en interprétant les
termes, en tenant compte des circonstances favorables, ou par la double
probabilité des opinions contraires, on peut toujours concilier les
contradictions des propositions [...] sans jamais violer l'Écriture, les
décisions des conciles ou des papes " (V, 101).
Dans la Lettre VII, une autre méthode casuistique est présentée, qui, selon
le père, est comparable au probabilisme dans son importance en morale.
C'est la méthode pour diriger l'intention. L'essence de cette méthode est
que " l'objet de notre action doit toujours être un objet permis " (VII, 116).
Cette procédure conduit à une morale spécifique de l'intention, selon
laquelle la valeur d'une action ne dépend ni du fait de son
accomplissement ni de sa conséquence, mais uniquement de l'intention de
celui qui l'accomplit. Par cette restriction, les auteurs casuistes exemptent
parfois de la criminalité les actes les plus extrêmes. Le jésuite donne de
nombreux exemples, tout en soulignant que cette méthode n'est
applicable que lorsqu'il est impossible de détromper quelqu'un de son
intention de commettre une mauvaise action. Le recours à la violence
contre quelqu'un qui nous a fait du tort, par exemple, n'est un péché que
s'il est motivé par un désir de vengeance, mais s'il est destiné à restaurer
notre honneur, il n'est plus un péché. Ainsi, un soldat peut tuer
immédiatement l'ennemi qui l'a blessé, à condition que son intention ne
soit pas de riposter au mal par le mal, mais de préserver sa vertu militaire
(VII, 118). Le jésuite cite abondamment les auteurs casuistes qui, par
analogie, ne décrivent pas seulement les soldats comme des "hommes-".

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de l'interdiction de l'homicide involontaire, mais aussi celui qui retourne


une gifle ou simplement une calomnie, à condition bien sûr que l'intention
soit de préserver l'honneur et non par haine. De même, selon certains
auteurs, ce n'est pas un péché de souhaiter la mort d'un créancier ou de son
propre père et de s'en réjouir, à condition que ce désir et cette joie ne
soient pas motivés par une haine personnelle mais par le désir et la joie de
l'enrichissement (dans le cas du père, l'héritage). De même, l'accouplement
n'a pas toujours été considéré comme un péché, bien qu'il ait été interdit
non seulement par les règlements de l'Église mais aussi par le droit civil.
Si une personne ne se rend pas sur le lieu du duel avec l'intention de se
battre en duel, mais qu'elle ne fait que passer et se défend lorsqu'elle est
attaquée par son adversaire, ce n'est pas un péché. La méthode de
contrôle de l'intention permet donc une grande liberté dans l'action, ainsi
que dans la détermination de la valeur des actions. Le narrateur écoute
avec curiosité la liste des cas, et ce n'est qu'à la fin qu'il fait une objection
mineure au fait que le contrôle de l'intention semble être efficace pour
fournir l'absolution en confession, mais peut ne pas l'être tout autant
lorsqu'on est face à un tribunal séculier.
La lettre VIII est la première dans laquelle il est fait explicitement
référence à l'impact des livres précédents sur le public, et aux écrits des
jésuites de l'époque. Le narrateur souligne combien il lui est difficile
d'écouter les conférences du père jésuite sans aucune objection, mais,
comme il est déterminé à en apprendre davantage sur cet enseignement
moral corrompu, il est obligé de s'affirmer. Dans cette lettre, contrairement
aux deux précédentes, il n'apprend pas les méthodes casuistiques, mais la
manière dont la théologie morale jésuite rend les différents acteurs de la
société plus à l'aise avec leurs obligations morales. Les serviteurs qui
transmettent des le- dards adultères ont déjà été mentionnés. Ils ne
commettent pas de péché si leur intention n'est pas de contribuer à
l'adultère mais simplement de servir leur maître. Les juges peuvent
accepter un cadeau et ne sont pas obligés de le rendre, même si cela a pour
effet de favoriser le donateur dans un procès, à condition que le cadeau ait
été offert par générosité et non pour un gain pécuniaire (VIII, 147). De
même, ceux à qui l'Église interdit le prêt (l'usure) peuvent prêter à
d'autres, à condition que ce soit comptabilisé comme un don (VIII, 139).
Dans tous ces principes moraux permissifs, le Père jésuite loue la bonne
volonté, voire l'amour chaste des casuistes pour les personnes qui, grâce à
eux, rencontrent moins de difficultés dans la vie et ont moins de raisons de
se sentir coupables. Le narrateur, cependant, insiste de plus en plus sur le fait
que cet enseignement est non seulement indigne de l'esprit chrétien, mais
que son immoralité est une menace pour l'État lui-même.
Dans la Lettre IX, dont le thème principal est le mensonge, de nouvelles
méthodes casuistiques sont introduites, à savoir l'utilisation d'expressions
ambiguës et l'austérité mentale. Les Kazuistes autorisent l'utilisation
d'expressions ambiguës

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l'utilisation d'expressions, l'idée étant qu'en faisant une déclaration, nous


utilisons l'expression dans un sens tout en la comprenant dans l'autre. Il y
a cependant des cas où l'on ne trouve pas de termes ambigus, auquel cas la
méthode de la restriction mentale entre en jeu. Ceci est particulièrement
utile lorsque nous devons confirmer une déclaration par un serment.
Selon Sanchez, on peut jurer par serment qu'on n'a pas commis un acte
alors qu'on l'a commis, si on veut dire " mentalement ", en jurant, qu'on ne
l'a pas commis avant de naître, ou tel jour, à telle heure, alors qu'on ne l'a
pas commis. Donc le serment n'est pas faux. Une variante de cette
méthode consiste à ajouter "aujourd'hui" à mi-voix tout en jurant, lorsque
nous disons "je jure que je n'ai pas commis", ou à dire à haute voix "je
jure", puis à mi-voix "que je dis", puis à dire à haute voix "que je n'ai pas
commis..." (IX, 164-165). Cette méthode nous exempte aussi efficacement
du péché de parjure. De plus, par analogie, Escobar soutient qu'une
promesse n'est pas contraignante si, lorsqu'elle est faite, on n'a pas
l'intention de la tenir. Par conséquent, lorsque nous promettons quelque
chose, nous devons l'accepter à condition de ne pas changer notre
intention avant. Mais personne ne peut nous priver de la possibilité de le
faire, donc une promesse faite n'est pas contraignante. A la fin de la lettre,
le narrateur parle du soulagement qu'apporte l'obligation d'aller à la
messe. Il apprend que selon certains auteurs jésuites, il n'est pas
nécessaire d'être présent en esprit à la messe, il suffit d'y être en corps. En
fait, ce n'est pas un obstacle à la bonne écoute de la messe que de regarder
les jolies filles et femmes tout en donnant libre cours à nos désirs
lubriques. Il suffit d'entendre la moitié d'une messe puis la moitié d'une
autre, afin que les deux moitiés ne fassent qu'une, mais il n'est pas interdit
d'entendre deux messes à la fois, une moitié étant la première et l'autre la
seconde. En réponse à l'objection du narrateur selon laquelle ces
possibilités n'attirent pas les gens vers cet enseignement, mais les en
détournent, le père répond que ce n'est pas impossible, mais qu'il faut
comprendre que les caucasiens ont en tête les intérêts de tous, ou du moins
du cercle le plus large de personnes, et qu'il est donc nécessaire de
permettre ces facilités.
La lettre X est la dernière lettre dans laquelle le narrateur a un dialogue
avec le père jésuite. La première partie de la lettre traite de la pratique de
la confession et des moyens par lesquels les catéchistes cherchent à
faciliter la confession. Le pire, c'est la honte que nous ressentons lorsque
nous confessons nos péchés", dit le père. C'est pourquoi certains auteurs
recommandent d'avoir deux confesseurs, un pour les péchés
pardonnables et un pour les péchés mortels. Nous savons aussi que nous
ne sommes pas obligés de confesser les circonstances des péchés - surtout
si elles aggravent le péché commis - il suffit de confesser seulement la
nature du péché. Si, au cours d'une confession, nous considérons que la
pénitence est trop difficile, nous pouvons renoncer à l'absolution et
chercher un autre confesseur, etc. Enfin, dans la deuxième partie du
chapitre, nous abordons ce qui est, selon les jansénistes, le péché le plus
grave de la théologie morale jésuite, à savoir celui d'absoudre le pécheur
qui a
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l'amour, car c'est l'essence même de la morale chrétienne. Selon


l'Évangile, toute la loi et les enseignements des prophètes reposent sur
deux commandements : "Aime ton Seigneur Dieu de tout ton cœur, de
toute ta force et de toute ton âme", et "Aime ton prochain comme toi-
même". (Cependant, selon les auteurs casuistiques, l'amour de Dieu est
une exigence difficile pour l'homme, et ils essaient d'assouplir ce
commandement. Selon Suarez, il suffit d'aimer Dieu seulement quand on
est à l'article de la mort, selon Vasquez seulement quand on est baptisé,
selon d'autres seulement quand on est obligé de se repentir, selon d'autres
encore seulement les jours de fête, Hertuado de Mendoza dit qu'il suffit
d'une fois par an, le père Coninch dit qu'une fois tous les trois ou quatre ans
suffit, Henriquez dit pas plus d'une fois tous les cinq ans, et il y a des
amoureux qui disent qu'il suffit de ne pas haïr Dieu (X, 170-172). Ce sont
ces opinions que le narrateur, en les entendant, ne peut plus contenir et
donne libre cours à ses émotions. Il n'y a pas de porte que vous n'ouvrirez
pas, et on ne peut entendre sans horreur ce que vous venez de dire. [...] le
libertinage avec lequel les règles les plus sacrées de la vie et de la conduite
chrétiennes ont été sapées s'accroît au point de renverser complètement la
loi de Dieu. Ils violent "le grand commandement qui inclut la loi et les
prophètes". Ils attaquent la piété intérieure du cœur de l'homme. Ils en
chassent l'esprit qui l'anime. Ils disent que l'amour de Dieu n'est pas
nécessaire pour le salut. (X, 173-174) Il abandonne alors définitivement le
pieux jésuite, qu'il n'a plus l'intention de visiter.
Dans la Lettre XI, le changement de style mentionné plus haut se
produit : Pascal rompt avec la fiction et commence à écrire des réponses
directes aux Jésuites, qui ont tenté de répondre aux lettres qui
discréditent effectivement la Compagnie dans plusieurs lettres anonymes.
Dès lors, Pascal passe de l'homme de lettres sophistiqué au polémiste
militant. Mes- terialement, il exploite et confronte ses adversaires aux
faiblesses stylistiques et argumentatives des textes publiés à son
encontre. Dans la onzième lettre, il répond à l'accusation selon laquelle ses
lettres profanent les choses sacrées en se moquant d'elles et en en faisant
un objet de dérision. Cela lui permet également de réfléchir à ses propres
textes antérieurs. Il répond à cette accusation de deux manières :
philosophiquement et théologiquement. Tout d'abord, il affirme qu'il n'a
pas ridiculisé les doctrines des jésuites parce qu'elles sont en elles-mêmes
ridicules. J'ai simplement exploré les affirmations de vos casuistes sans les
commenter. Si, entre-temps, il y a eu des endroits qui m'ont fait rire, le
ridicule résidait dans les objets eux-mêmes. Car qu'est-ce qui peut faire
rire plus vite un homme intelligent que de voir une matière aussi sérieuse
que la morale chrétienne remplie d'inventions aussi fantastiques par vos
coucous ?". (Pascal explique que si les enseignements moraux des
casuistes provoquent le rire, c'est parce qu'on est surpris de les lire, "
puisqu'on n'en attend rien ".

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En d'autres termes, les principes moraux des jésuites sont en totale


opposition avec la conception générale de la morale chrétienne et du sens
moral naturel, et cette opposition est à la base de l'ironie utilisée dans les
dix premiers vers. Dans la seconde moitié de la lettre, cependant, il
cherche à justifier théologiquement l'utilisation de l'ironie et de la
moquerie. Son principal argument est que le ridicule ne contredit pas le
commandement de la charité chrétienne, surtout lorsqu'il est utilisé pour
condamner des péchés graves. Pascal cite des exemples tirés de l'Écriture
et des Pères de l'Église, puis énonce les règles à respecter strictement lors
de l'utilisation de cette procédure. Il dit qu'il a toujours été prudent dans
ses études. Cependant, ces arguments sont autant pour certains jansénistes
que pour les jésuites. Les théologiens et les religieuses jansénistes plus
traditionnels (comme Singlin, Barcos ou Sœur Angelica) considéraient que
les méthodes de discrédit utilisées dans les lettres étaient incompatibles
avec le commandement chrétien de la charité. La publication des lettres a
donc provoqué une certaine controverse interne au sein du camp
janséniste, mais Arnauld, Nicole et Pascal sont restés convaincus d'avoir
bien agi en écrivant ces lettres.
Dans la lettre XII, le ton devient de plus en plus combatif. Pascal se
défend ici principalement contre les écrits publiés à son encontre, dans
lesquels il est traité d'"impie", de "clown", de "farce", de "rustre ignorant",
"imposteur", "calomniateur", "trompeur rusé", "hérétique", "calviniste",
etc. Mais la défense prend la forme d'une contre-attaque déterminée. Il
revient sur la question de la dispense de l'obligation de faire l'aumône,
puis sur la question de la simonie, c'est-à-dire du don des fonctions
ecclésiastiques. Il cite lui-même les textes jésuites qui interprètent le
concept de simonie de telle manière que rien ne peut être considéré
comme un acte soumis à cette stricte interdiction. D'après tous ces
principes, comme on le voit, écrit Pascal, la simonie devient si rare que
même le fameux Simon Magus, qui voulut acheter le Saint-Esprit aux
apôtres, en aurait été exempté, devenant ainsi un modèle pour les
acquéreurs de charges ecclésiastiques" (XII, 211). Le style de Pascal est
très passionné et presque magistral. À tout moment, il suggère qu'il
représente le pur esprit de la théologie et de la foi chrétienne, alors que
ses adversaires le corrompent gravement. À la dernière page de la lettre, il
compare son combat avec les jésuites à une lutte entre la justice et la
violence. Selon lui, les jésuites ne répondent pas par des arguments, mais
uniquement par des menaces et des insultes, auxquelles il oppose la
vérité.

"Vous croyez que de votre côté se trouvent le pouvoir et l'impunité,


mais je crois que de mon côté se trouvent la justice et l'innocence. C'est
toujours une merveilleuse et longue guerre où la violence cherche à
supprimer la justice. Aucun effort de violence ne peut convaincre la vérité.

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et n'est là que pour la renforcer. Cependant, toute clarté de la vérité ne


peut faire obstacle à la violence, et ne fait que l'attiser. Lorsque la force
s'oppose à la force, le plus puissant l'emporte généralement sur le plus
faible ; lorsque les arguments de la parole s'opposent aux arguments de la
parole, les arguments vrais et convaincants l'emportent sur ceux qui sont
faits de vanité et de mensonge et les dispersent ; mais ni la violence ni la
vérité ne peuvent nuire aux pouvoirs en place." (XII, 215-216)

La même relation spéciale entre le pouvoir et la vérité ou la justice est


Il apparaît également dans des fragments de pensées.
La Lettre XIII a un thème très hétérogène : Pascal y aborde la doctrine
jésuite de la morale, revient sur la question du probabilisme, et analyse le
rapport de la morale casuiste à la morale commune des lois de l'État. Il traite
en détail de la distinction faite par les auteurs jésuites entre théorie et
pratique. Dans de nombreux cas, leurs travaux contiennent la mise en
garde suivante : ce qui est approuvé en théorie n'est pas nécessairement
conseillé en pratique. Il cite Pascal Lessius, qui disait qu'il fallait tuer celui
qui nous giflait, à condition de vouloir rétablir notre honneur. Selon
Lessius, cela n'est admissible qu'en théorie, mais pas conseillé en pratique.
La raison en est que l'autoriser en pratique donnerait libre cours à la
haine et au meurtre, ce qui causerait un grand tort à l'État. Réfléchissant à
la nécessité de cette difficile distinction entre théorie et pratique, Pascal
conclut qu'il s'agit d'une manière pour les casuistes de se couvrir devant le
pouvoir judiciaire. En effet, la théologie morale des casuistes s'intéresse
principalement à la morale religieuse. Ici, selon Pascal, ils étaient libres de
façonner la morale à leur guise, parce qu'ils pouvaient influencer la
pratique confessionnelle et parce qu'ils savaient que " ce monde n'est pas
un lieu où Dieu exerce visiblement sa justice " (XIII, 224). Mais les
maximes morales ont aussi une validité sociale, et si elles compromettent
la sécurité publique, elles peuvent facilement entrer en conflit avec la
morale sociale, c'est-à-dire avec la loi. C'est pour éviter ce problème que
les Jésuites ont inventé la distinction entre théorie et pratique : la théorie
renvoie à la morale religieuse et la pratique à la morale sociale concrète.
En effet, en ne proposant pas d'action concrète, ils cherchent à éviter les
accusations du service de justice sociale.
La lettre XIV est considérée comme l'une des lettres les mieux
structurées, et contient un certain nombre d'exposés philosophiques
théologiques et moraux. Il aborde dans son intégralité le problème de
l'homicide, dont les auteurs jésuites ont assoupli l'interdiction à plusieurs
reprises. Dans leur démarche, les Jésuites ont brisé deux types d'interdits :
celui de Dieu et celui de la nature. "Les autorisations d'homicide que vous
accordez dans tant de cas prouvent très clairement que ce...

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ont tellement oublié la loi de Dieu, et tellement éteint la lumière naturelle,


qu'ils ont vraiment besoin que les principes les plus simples de la religion
et du bon sens leur soient exposés. Car quelle doctrine est plus simple et
plus naturelle que celle selon laquelle un homme privé n'a pas le droit
d'ôter la vie à son semblable ? " (XI, 237). Pour Pascal, la vraie morale est
la morale religieuse parfaite révélée par l'Écriture, mais la morale naturelle,
c'est-à-dire la morale de l'État, qui tire ses principes de la raison naturelle
de la raison, est elle-même une sorte d'image imparfaite de la vraie
morale. La morale jésuite, qui nous permet de tuer pour une calomnie ou
une gifle, non seulement contredit la loi divine, mais va aussi contre cette
dernière, c'est-à-dire contre la morale naturelle mais imparfaite. Et cela
montre la corruption de cette morale et le fait que la doctrine des Jésuites
est du diable : " Dieu veuille que ces terribles doctrines n'aient jamais été
exhumées de la polémique, et que le diable, leur premier inventeur, n'ait
jamais trouvé des hommes assez fidèles à ses préceptes pour les répandre
parmi les chrétiens " (XIV, 247), s'exclame Pascal.
La lettre XV est une autre défense contre les attaques sur les lettres.
Selon Pascal, les écrits apologétiques des Jésuites contiennent de graves
calomnies contre les jansénistes et lui, l'auteur des lettres, les accusant
d'hérésie, de dé- isme, de calvinisme, etc. Ces calomnies n'inspirent de
crédibilité dans l'esprit des lecteurs que parce que les personnes de bonne
foi sont incapables d'imaginer que des hommes d'église puissent faire de
telles allégations sur d'autres personnes sans aucun fondement. Plutôt
que de réfuter ces accusations, Pascal fournit une analyse détaillée de la
position morale et théologique des jésuites sur l'usage de la médisance. Les
citations qu'il cite montrent que les casuistes ne considèrent pas
nécessairement la médisance comme un péché. Tout comme l'homicide
involontaire, la diffamation n'est pas un crime si l'on s'en sert pour
préserver ou retrouver son honneur, car "l'honneur vaut plus que la vie".
C'est un péché pardonnable et non mortel d'accuser de mal et d'un mal
non commis celui qui dit du mal de nous, afin de le discréditer devant les
autres", Pascal cite une thèse jésuite condamnée (XV, 259). Les jésuites ne
font donc que mettre ce principe en pratique dans leurs écrits.
Dans la Lettre XVI, Pascal recule devant l'attaque et consacre
désormais ses lettres principalement à la défense des doctrines
jansénistes. On rapporte qu'il a écrit cette lettre avec une relative hâte
parce que, selon un rapport qui s'est avéré faux par la suite, les Jésuites
étaient sur le point d'adopter un décret interdisant la publication de tout
écrit les attaquant. Pendant la majeure partie de la lettre, Pascal répond à
une diatribe anti-janséniste d'un jésuite nommé Bernard Meynier,
intitulée "L'Union de Port-Royal et de Genève contre le sacrement de
l'autel". Le texte accuse Port-Royal de calvinisme et d'apostasie, affirmant
que les jansénistes ont une relation très suspecte avec l'Eucharistie et
qu'ils complotent pour renverser le christianisme et dominer le déisme.

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En réponse, Pascal éclaire la position des jansénistes sur l'Eucharistie en


citant des œuvres de Jansénius, Saint-Cyran et Arnauld, puis entre dans
des discussions théologiques précises pour montrer que les affirmations
des auteurs jansénistes sur l'Eucharistie sont pleinement conformes à
l'enseignement du Concile de Trente sur le sujet. Les opinions exprimées ici
sont pour la plupart reprises d'Arnauld et jouent ensuite un rôle
important dans les fragments sur la christologie dans les Réflexions.
Pascal, parlant du statut théologique du sacrement de l'autel, explique
comment Jésus-Christ y est présent : non pas comme au ciel, où il est réel
et visible de face, mais réel mais caché derrière un voile, c'est-à-dire au
sens figuré. L'eucharistie est donc plus qu'un symbole, car en elle Jésus-
Christ est présent en réalité, mais pas comme il est vu par les sauvés, dans
toute sa gloire. Pascal, à la suite de saint Augustin, l'appelle figuration, ce
qui renvoie uniquement à l'apparence révélée aux croyants. L'état de foi
est ainsi compris comme un état intermédiaire (milieu) entre l'incroyance,
caractérisée par l'aveuglement, d'une part, et le salut, caractérisé par la
vision d'un visage à l'autre. Cette interprétation du sacrement de l'autel
sera développée plus tard dans la théorie de la dissimulation et de la
figuration divine, qui jouera un rôle important dans l'herméneutique de
Pascal.
Les deux dernières lettres sont très similaires. Ils sont beaucoup plus
longs que les deux précédents (qui tenaient chacun sur huit pages
imprimées) et sont aussi les plus riches en arguments. Tous deux sont
adressés au père Annat, confesseur de Louis XIV, et tous deux traitent des
cinq exégèses. Comme déjà mentionné dans la biographie, les cinq
déclarations contenaient cinq thèses théologiques que les Jésuites
attribuaient à Jansénius et aux Janésiens. Il s'agit des éléments suivants. (2)
Même dans l'état de nature déchue, on ne peut jamais résister à la grâce
intérieure. (3) Pour l'acquisition du mérite dans le sens du bien ou du mal
dans l'état de nature déchue, la liberté de la nécessité n'est pas
indispensable, mais la liberté de la nécessité est suffisante. (4) Les
Semipélagiens soutenaient que pour certains actes, même pour le
commencement de la foi, une grâce interne antécédente était nécessaire,
et ils étaient hérétiques parce qu'ils soutenaient que cette grâce, la
volonté humaine pouvait soit y résister, soit y céder. (5) C'est une
affirmation semi-pélagienne que de dire que le Christ est mort ou a versé
son sang pour tous les hommes en général. "73 Les cinq affirmations
contestées par les jésuites cherchaient à refléter la position janséniste,
mais en raison de l'imprécision de la formulation, elles pouvaient être
comprises de plusieurs manières. 74 Les jésuites ont réussi à faire
condamner les cinq déclarations par le pape en 1653. En réponse, Arnauld
se défend en disant qu'il accepte également le caractère hérétique des
cinq déclarations, mais qu'elles n'ont pas été mentionnées par Jansénius et
qu'elles n'expriment donc pas l'opinion des Janésiens.

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A peu près en même temps que la publication de la dernière Epître au


Pays, le Pape a condamné les cinq déclarations dans une autre bulle,
ajoutant qu'elles étaient condamnées dans le sens de Jansenius. Cela a
donné un élan majeur à une vieille ambition des jésuites : exiger que tous
les hommes d'église signent un formulaire condamnant les cinq
déclarations. Ces événements expliquent donc pourquoi Pascal revient sur
la question de la grâce dans les deux dernières lettres, et traite presque
entièrement des questions théologiques liées aux cinq déclarations. Il s'est
efforcé de montrer les basses motivations de ceux qui veulent obliger les
jansénistes à signer la formule de condamnation des cinq déclarations.
La lettre XVII est donc une réponse à une lettre du Père Annat, publiée
peu avant, intitulée : La bonne foi des jansénistes à citer les auteurs qui ont
paru depuis Pâques dans les lettres diffusées par le secrétaire de Port-Royal. Ce
document n'était pas très significatif, mais le fait que le confesseur du roi
soit entré dans le débat, en prenant son propre nom, était une source majeure
de débat qui nécessitait une réponse directe de Pascal. L'ensemble de la
dix-septième lettre est une défense contre l'accusation d'hérésie. Pascal
répond d'abord aux accusations portées contre lui-même. Les Jésuites
utilisent le syllogisme suivant pour argumenter que l'auteur des Lettres est
un hérétique : l'auteur des Lettres appartient à Port-Royal ; Port-Royal est
un hérétique ; donc l'auteur est un hérétique. Pascal rejette à nouveau son
appartenance à Port-Royal, donc cet argument serait faux même si la
deuxième prémisse, que les jansénistes sont des hérétiques, était acceptée
comme vraie. Pascal met l'accent sur son indépendance personnelle, ce
qui rend impossible aux jésuites de lui imposer leurs méthodes ha- tal. "Je
n'espère rien, ne crains rien dans le monde et n'en désire rien. Je n'ai pas
besoin, Dieu merci, des biens ou de l'autorité de quiconque. Ainsi, mon
révérend Père, tout votre pouvoir ne m'est d'aucune utilité. Ils ne peuvent
pas me pincer, même s'ils essaient de tous les côtés. Ils sont après Port-
Royal, mais pas après moi. Ils ont expulsé beaucoup de gens de la
Sorbonne, mais ils ne peuvent pas me chasser de chez moi. Ils peuvent
utiliser la violence contre les prêtres et les médecins, mais pas contre moi,
qui ne suis pas l'un d'entre eux" (XVII, 308). Il aborde ensuite la question
de savoir si les jansénistes sont des hérétiques, qui est directement liée aux
cinq déclarations. A cet égard, Pascal suit la défense d'Arnauld. Il s'agit de
faire la distinction entre une question de fait et une question de foi. La
première est de savoir si les cinq déclarations sont littéralement
contenues dans l'œuvre de Jansenius, la seconde est de savoir si les cinq
déclarations sont hérétiques ou non. La question de fait est facile à
trancher : le fait que les déclarations en question sont littéralement dans
Augustin peut être prouvé par le fait que l'auteur de la déclaration donne
le numéro des passages. Or, les jansénistes ont jusqu'à présent exigé en
vain de leurs adversaires qu'ils leur montrent les pages sur lesquelles se
trouvent les déclarations, car dès lors, ils seront eux aussi convaincus
qu'elles s'y trouvent bel et bien : le texte des textes n'est pas dans le texte.

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les zsuites ont jusqu'à présent manqué de numéros de pages. Mais si elles
ne peuvent être interprétées littéralement - et cela semble être le cas - la
question est de savoir quel est le sens réel des affirmations de Jansénius.
Cela nécessite toutefois un processus de raisonnement. Pascal cite
plusieurs exemples historiques montrant que le sens des déclarations
d'un auteur ecclésiastique particulier n'était pas clair et faisait donc l'objet
de controverses dans l'Église. Ce n'était cependant pas une raison
suffisante pour accuser immédiatement l'auteur d'hérésie, comme les
Jésuites l'ont fait avec Jansenius. Cependant, Pascal soutient également
que l'essence de l'enseignement de Jansenius, la doctrine de la grâce
efficace, n'a pas été condamnée par le pape. Il ne pouvait pas non plus la
condamner, car elle est intrinsèquement une partie importante des
doctrines de Saint Augustin et de Saint Thomas sur la grâce. Mais si le sens
réel de l'œuvre de Jansenius est de prêcher la doctrine de la grâce efficace,
on ne peut l'accuser d'hérésie. En effet, selon Pascal, " ou bien Jansénius
n'a enseigné que la doctrine de la grâce efficace, et dans ce cas il était
exempt de toute erreur ; ou bien il a enseigné autre chose, et dans ce cas il
n'avait aucun défenseur " (XVII, 317). À la fin de la lettre, Pascal évoque la
crise spirituelle qui menace les religieuses de Port-Royal (dont sa propre
sœur), contraintes de condamner les cinq déclarations. Dire que les cinq
déclarations sont condamnées au sens de Jansénius sans leur dire quel est
ce sens, c'est comme leur demander de signer un chèque en blanc. "Ne
serait-ce donc pas une tyrannie insolite que de les mettre dans la
malheureuse nécessité de devenir dignes d'être punis devant Dieu, s'ils
signaient cette condamnation contre leur conscience, ou, s'ils étaient
obligés de le faire, d'être déclarés hérétiques" (XVII, 326).
La dernière lettre, la lettre XVIII, est en fait une continuation directe de
la précédente. Il n'est pas exagéré de dire que c'est la lettre la plus
importante du point de vue de son message théologique et philosophique.
Pascal aborde deux doctrines : la question de la relation entre la grâce et
la volonté, et le problème de la confiance naturelle et théologique. Sur la
relation entre la grâce et la volonté, la question était de savoir si la volonté
humaine pouvait ou non résister à l'action de la grâce. Il s'agissait de la
liberté de la volonté par rapport à la grâce. Les Jésuites accusaient les
Janésiens de prêcher le déterminisme, car ils croyaient qu'il était
impossible de résister à la grâce efficace, puisqu'elle forçait la volonté à
entreprendre une action, ce qui tombait en fait dans l'erreur du
calvinisme. Pascal cherche à réfuter cette accusation en s'appuyant sur
Saint Augustin. Son principal argument est que la grâce ne contraint pas la
volonté humaine à obéir à un commandement ou à faire une bonne action, à
moins qu'elle ne produise un changement intérieur dans l'homme par
lequel la volonté suit volontairement et librement le commandement de
son propre gré - même si elle pourrait y résister si elle le souhaitait.
L'intervention divine n'élimine donc pas la liberté humaine. Lorsque
l'homme, par la grâce divine, se repent, Dieu devient la source de son
bonheur, et il est donc totalement libre.
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badon le cherche et le suit. S'il le voulait, l'homme pourrait se détourner


de Dieu, mais comment le pourrait-il, alors que la volonté veut toujours ce
qui lui convient le mieux, et que c'est par la grâce qu'il aime le mieux
l'amour et le service de Dieu. Enfin, Pascal résume le rapport entre le libre
arbitre et la grâce : " Ainsi Dieu dispose du libre arbitre de l'homme sans
le soumettre à la contrainte ; et le libre arbitre, qui peut toujours résister à
la grâce, mais qui ne la veut pas toujours, s'incline vers Dieu aussi
librement qu'infailliblement, dès que Dieu l'attire à lui par sa douce et
efficace suggestion " (XVIII, 336).
Pascal revient ensuite sur le problème des cinq déclarations. À cette
époque, le pape Alexandre VII avait déjà publié sa bulle Ad sacram beati
Petri sedem, dans laquelle il condamne les cinq déclarations au sens de
Jansenius. Pascal soutient que le pape n'est pas infaillible en matière de
faits, mais seulement en matière de foi. Donc, s'il prétend que les cinq
déclarations sont littéralement dans l'œuvre de Jansenius, ce dont il n'a
aucune preuve, alors le pape a tort. Cet argument a été utilisé pour
s'assurer que les jansénistes continuent à maintenir la distinction entre le
fait et la foi. Pour étayer son propos, Pascal distingue trois sources
distinctes de connaissance : les sens, l'intellect et la foi. Chacune de ces
trois sources a sa propre certitude et son propre champ d'application
légitime. Les mélanger peut entraîner de graves problèmes et ne mène
jamais à la vérité. Car la vérité ne permet pas que ces trois certitudes se
contredisent, et il doit y avoir une harmonie entre elles. Les sens (vue, ouïe,
toucher, goût, odorat) et la raison se réfèrent à la connaissance naturelle,
et la foi à la connaissance surnaturelle. Que se passe-t-il si les déclarations
de foi contredisent le témoignage des sens et de l'intellect ? C'est le cas
lorsque le pape fait une déclaration qui contredit les faits. Pascal, à l'instar
de saint Augustin et de saint Thomas, affirme que les affirmations de la foi
ne peuvent jamais contredire nos certitudes naturelles. Si, par exemple,
nous rencontrons dans l'Écriture une déclaration qui semble contredire les
faits naturels, nous devons interpréter le texte jusqu'à ce qu'apparaisse un
sens qui soit en harmonie avec les certitudes naturelles. Selon Pascal, il
était vain que Galilée ait été jugé à Rome que la terre ne bougeait pas, car
un tel jugement, ou même l'opinion unanime de l'humanité dans son
ensemble, ne pouvait empêcher la terre de bouger. Aujourd'hui, bien que
le pape affirme en vain que les cinq déclarations se trouvent dans
Jansenius, le pape n'a aucune autorité en la matière, car cela ne dépend
pas de lui, mais des faits. Le pape ne peut que prétendre, sur la base de sa
propre autorité, que les cinq déclarations sont hérétiques, point sur lequel
les jansénistes s'inclinent devant lui. Il convient toutefois d'ajouter que
Pascal n'affronte pas le pape aussi ouvertement. Parmi les jansénistes, on
croyait que les jésuites avaient forgé une copie d'Augustin de Jansenius et
qu'il avait été le premier à l'utiliser.

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ont trompé le Pape. Bien que cette hypothèse ne soit pas mentionnée dans
la lettre de Pascal, l'argument est en fait dirigé contre les jésuites plutôt
que contre le pape.
Il reste une lettre inachevée, XIX, avec quelques notes
d'accompagnement. On ne sait pas pourquoi Pascal ne l'a pas terminé,
tout comme on ne sait pas pourquoi les jansénistes ont cessé de publier
d'autres lettres après mars 1657. Ce fragment de lettres a été écrit après
mai 1657, lorsqu'il était clair que les jésuites avaient réussi à imposer leur
volonté de signer le formulaire. C'est pour cette raison que le bref
fragment qui survit du début de la lettre est très triste, mais on ne sait pas
quel aurait été son véritable contenu. La publication des Lettres de la
campagne se termine, mais la lutte ne s'arrête pas pour autant, elle se
poursuit avec les écrits des curés de Paris.

4. THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE MORALE

Puisque c'est au cours de la rédaction des Lettres de la campagne que


Pascal acquiert la culture théologique qui, combinée aux processus de pensée
scientifique, constitue la base des Gon- dolates, il est intéressant
d'examiner les Lettres de la campagne du point de vue de la manière dont
la pensée de Pascal passe de la science naturelle à l'apologie religieuse au
cours de leur rédaction. Comme cela a été souligné à plusieurs reprises,
l'œuvre de Pascal est toujours marquée par une distinction entre deux
types de vérité, la naturelle et la surnaturelle. Les vérités naturelles sont
les mêmes que les vérités scientifiques, qui relèvent du domaine de la
perception et de la raison. Les vérités surnaturelles, en revanche, sont les
vérités de la foi, qui transcendent la raison et ne peuvent être connues que
par la révélation de la grâce et de l'autorité. Comme nous l'avons vu, dans
ses ouvrages scientifiques - et surtout physiques - Pascal veille toujours à
ce que ces deux éléments soient séparés et que les différents discours à
leur sujet ne se confondent pas. Dans certains de ses écrits, Pascal montre
une tendance presque fidéiste, excluant la possibilité que la cognition
naturelle et rationnelle puisse conduire à la connaissance de vérités
surnaturelles. Nous l'avons vu dans la Préface à l'étude de l'espace, qui lie
la manière de connaître les vérités théologiques exclusivement à l'étude
des textes sacrés. Ce mode est contraire à celui que suit la raison naturelle
dans la découverte des vérités qui sont à sa portée, car alors que dans le
premier cas nous devons accepter la vérité révélée par le texte sur la base
de l'autorité, dans le second cas la raison ne doit rien accepter qui ne lui
paraisse évident. Comme il n'y a pas de terrain d'entente entre les deux
méthodes, cela implique une séparation radicale de la raison et de la foi.
Cependant, lors de la rédaction des Lettres de la campagne en 1656 et
1657, Pascal se trouve dans une situation où il doit s'interroger à nouveau
sur le rapport entre la raison et la foi.

174
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Le débat théologique était, par sa nature même, fondé sur la raison, ce qui
nécessitait un usage précis et cohérent de la raison dans un contexte
théologique. La question de la grâce et celle de l'authentique moralité
religieuse portaient toutes deux sur la manière de connaître les vérités
théologiques les concernant. Les deux positions étant contradictoires, des
arguments rationnels devaient être avancés pour défendre le point de vue
janséniste. Bien sûr, Pascal a également utilisé d'autres méthodes de
persuasion, comme les procédés littéraires et rhétoriques de la fiction ou
de l'ironie, mais l'argumentation rationnelle est au moins aussi importante
dans les lettres que cette dernière. Cela a rendu nécessaire pour Pascal de
clarifier le rôle de la raison dans la théologie.
Le résultat de ses recherches sur ce problème est également exprimé
dans les lettres, notamment dans la dernière. Dans celle-ci, Pascal, face à la
perspective de signer le formulaire, poursuit une stratégie de distinction
entre la question du fait et la question de la foi. Dans ce cas, la question de
fait est une vérité naturelle, dont le jugement relève du domaine de la
raison, et la question de foi est une vérité de foi, que Pascal avait
préalablement tirée d'une source surnaturelle. Dans ses interprétations
précédentes, ces deux vérités étaient complètement indépendantes l'une
de l'autre. Dans la Lettre XVIII, cependant, Pascal fixe un nouveau critère,
à savoir que ces vérités doivent être cohérentes entre elles. Cela indique
clairement que les vérités naturelles et surnaturelles ne peuvent être
indépendantes les unes des autres. Il est nécessaire de concilier des
vérités lorsqu'elles semblent se contredire. C'est le cas, par exemple,
lorsque nous lisons des déclarations dans l'Écriture qui contredisent notre
expérience naturelle ou nos connaissances scientifiques vérifiées
rationnellement (par exemple, que la lune est plus grande que les étoiles).
Dans ce cas, les certitudes des sens et de la raison sont en conflit avec les
certitudes de la foi. Dans une telle contradiction, rejeter les vérités de la
raison au détriment des vérités de la foi ne ferait que rendre la religion
ridicule. Mais puisque les certitudes de l'expérience et de la raison sont
solides et indissolubles, il ne reste plus qu'à comprendre la vérité de la foi
non pas dans un sens littéral, mais à chercher un sens qui ne contredit pas
les sens et la raison. L'exigence de l'harmonie des vérités vise ici avant
tout à obliger les jésuites à prouver la vérité des faits de manière
rationnelle et non sur la base de l'autorité, et à faire remarquer que le
pape déclare en vain que les cinq affirmations sont contenues dans
Augustin de Jansénius. Cette dernière est une vérité de fait, et le pape n'est
pas le maître des vérités qui sont du ressort des sens et de la raison.
Cette exigence d'harmonie marque cependant un tournant majeur
dans la pensée de Pascal et a un impact important sur ses travaux
ultérieurs. Car que dit Pascal ? Deux choses : d'une part, que les différents
niveaux de vérité, aussi différents soient-ils par nature, sont en quelque
sorte soumis à une vérité unique, et doivent donc obéir à l'inverse...

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le principe de non-interrogation ; d'autre part, que la raison joue un rôle


beaucoup plus important en théologie qu'il ne l'a prétendu jusqu'à
présent. La raison est la suivante
En effet, selon la Lettre XVIII, elle ne sert pas seulement à la connaissance
des vérités naturelles, mais elle a aussi une fonction importante en
théologie : elle surveille la cohérence des vérités de foi et des vérités de
fait, et si ce n'est pas le cas, c'est à la raison de les harmoniser par
l'interprétation des vérités de foi. En d'autres termes, la raison joue un rôle
herméneutique indispensable dans le domaine des vérités surnaturelles. En
théologie, il existe plusieurs sortes de vérités : d'une part, celles que l'âme
vient à connaître par révélation divine directe, c'est-à-dire par la grâce, et
qui se réfèrent principalement à l'existence de Dieu ou à la dépravation de
la nature humaine ; d'autre part, celles qui sont révélées sans révélation
directe par la grâce, dans les textes sacrés qui font autorité. La bonne
attitude face à ces derniers est de s'incliner devant eux, mais pas toujours
de quelle manière. Elle ne doit pas s'incliner aveuglément, mais de telle
sorte que ces vérités soient en harmonie tant avec les vérités directes de la
grâce qu'avec les vérités naturelles de fait. Pour Pascal, seule une telle
procédure rend le discours religieux et théologique significatif et puissant.
Cette idée est d'une importance extraordinaire pour la rédaction de la
dernière grande apologie, les Gon- dolates, dont nous lisons un fragment :
"Si nous soumettons tout à la raison, il ne reste rien de mystique ou de
surnaturel dans notre religion. Et si nous violons les principes de la raison,
notre religion devient absurde et ridicule" (204/273).
L'autre aspect important à souligner dans les Lettres de la Campagne
est leur caractère philosophique. Alors que Pascal lance des attaques
sévères contre la théologie morale des Jésuites, il développe lui-même sa
propre philosophie morale ou théologie morale. Dans le premier essai des
Curés de Paris, que Pascal a rédigé, deux types de moralité sont vivement
opposés : celle des Jésuites et celle des Jansénistes. Les Jésuites avaient
corrompu la morale chrétienne en pervertissant les principes moraux les
plus fondamentaux : "Par cette terrible perversion, la vraie morale, qui ne
peut avoir d'autre principe que la grâce divine et d'autre but que la
charité, a été remplacée par une morale toute humaine, sans autre
principe que la raison et sans autre but que le bas désir et les passions
naturelles". - écrit Pascal. 75 Deux types de morale s'affrontent donc dans le
débat qui s'anime dans les pages des Lettres de la campagne : une morale
humaine, qui est corrompue, et une morale divine, qui est la vraie. Dans
cette caractérisation, on insiste beaucoup sur le fait que la raison est le seul
principe de la moralité, par opposition à la vraie moralité, qui est fondée
sur l'autorité divine, c'est-à-dire sur une vérité surnaturelle : Dieu lui-
même.
La situation dans laquelle la raison seule est le fondement de la
moralité dans la théologie morale jésuite est apparue parce que les
jésuites ont séparé la moralité de la vérité. La raison de cette situation n'est
autre que le probabilisme. Comme nous l'avons vu, l'essence du
probabilisme est qu'une doctrine morale n'est pas
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revendique l'exclusivité parce qu'il s'agit simplement d'une opinion


plausible. Mais cela permet, dans l'enseignement jésuite, qu'une action soit
soumise à plusieurs jugements contradictoires, sans qu'il soit nécessaire
de les concilier. Cette possibilité permet une grande liberté de la raison en
morale, tant dans l'élaboration des principes moraux que dans leur
poursuite. Les auteurs ne sont pas liés par l'exigence de vérité, ni tenus de
s'en approcher, puisqu'ils ne formulent que des opinions probables, et
non des vérités nécessaires. Dans le cas des croyants, ils ont la liberté de
faire appel à une opinion qui justifie et légitime une action, même si une
opinion contraire semble plus probable. Dans sa critique des Lettres
rurales, Pascal soutient que la liberté introduite par le probabilisme conduit
à une corruption totale de la moralité. L'intellect n'est désormais plus lié
par le besoin de vérité, il dit et enseigne ce qu'il veut. Et la conséquence de
cette liberté est que la morale, tant dans la formulation des maximes et des
prescriptions morales que dans l'exécution ou la justification d'une action
particulière, est soumise à la domination d'une nature humaine
corrompue et gouvernée par le bas désir. Avec cette liberté, la morale
perd son caractère obligatoire, n'obligeant plus l'homme à faire ce qui est
juste, mais lui permettant de vivre comme il l'entend, libre de poursuivre
ses désirs sans la contrainte de l'autolimitation.
En revanche, la vraie morale, qui se fonde sur l'autorité divine et dont
le but est la charité, n'est autre que la vérité elle-même, exprimée dans
l'Écriture et les autres textes sacrés. La morale doit être fondée sur elle,
c'est-à-dire que toutes les maximes et prescriptions morales doivent être
en harmonie avec l'enseignement de l'Évangile. Cette harmonie est
encadrée par la raison. La raison seule ne détermine pas les préceptes
moraux selon sa propre appréciation. La raison naturelle ne peut pas le
faire. Bien que Pascal admette qu'il existe une clarté naturelle en l'homme,
évidente pour le sens commun, cela ne conduit pas à une véritable
moralité. Il s'y réfère dans la Lettre XIV, lorsqu'il attaque la doctrine jésuite
de l'homicide, en disant que les préférences morales des jésuites non
seulement se moquent de la morale chrétienne, mais sont même
contraires au sens moral naturel, qui indique clairement que " l'homme de
Dieu n'a pas le droit d'ôter la vie à son semblable " (XI, 237). Bien que la
raison possède une certaine clarté naturelle en matière de morale, elle ne
peut atteindre ou suivre la vraie moralité sans le pouvoir de l'autorité
divine. Si, en revanche, elle en dispose, il lui appartient d'y harmoniser les
principes moraux. Tous les principes et normes moraux doivent être
orientés vers l'amour miséricordieux. La véritable moralité est en fait un
"mouvement" d'amour miséricordieux. Ceci sera exprimé dans les
Réflexions par la formule "ordre du cœur".

***

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Nous pouvons voir comment Pascal a clarifié le rôle de la raison dans la


théologie dans les Lettres de la campagne, et comment il en est venu à
développer sa propre philosophie morale. Dans les deux cas, il a tenté de
concilier le bon usage de la raison avec la religion. Alors que dans les
écrits scientifiques, il cherchait à utiliser la raison naturelle pour éviter de
toucher aux vérités théologiques et pour séparer les discours sur des
vérités différentes, dans les Lettres rurales, il est contraint de donner au
discours théologique une cohérence rationnelle et d'exiger une
réconciliation des vérités naturelles et surnaturelles. Ce changement l'a
amené à réfléchir à la manière dont il était possible d'argumenter les
vérités de la foi à partir du monde naturel. Ce sera le principal défi de l'ère
apologétique.

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V.LA GRÂCE - ÉCRITS SUR LA GRÂCE

Parmi les œuvres les moins connues de Pascal figurent celles résumées
sous le titre d'Écrits sur la grâce. Ces textes ont été injustement négligés par
la postérité, alors que Jean Mesnard note à juste titre qu'ils sont cruciaux
pour comprendre la pensée de Pascal. Quinze fragments en tout, qui posent
aux philologues des problèmes de classification et de publication similaires
à ceux des fragments des Réflexions. La tâche est facilitée par le fait que les
fragments sont plus longs et moins nombreux que l'œuvre principale (ils
totalisent 160 pages dans l'édition Mesnard), mais plus difficile par le fait
que les manuscrits originaux ont été perdus et que les textes ne survivent
que dans des copies contemporaines. L'édition la plus connue, qui est
associée à Jacques Chevalier, divise les fragments en quatre textes
(Premier, Deuxième, Troisième, Quatrième), que Luis Lafuma a adopté dans
son édition, et la traduction hongroise a été faite en fonction de cela. 76
Cette édition est principalement axée sur la lisibilité. L'édition de 1991 de
Jean Mesnard a rompu avec la tradition Chevalier et a établi une nouvelle
classification qui a donné une impulsion majeure à la réinterprétation de ces
textes.77 Selon la classification de Mesnard, les Ecrits ne sont pas divisés en
quatre groupes, mais en trois, selon leur genre. Ainsi, les trois ensembles
de textes sont intitulés : Lettre sur la possibilité de garder les commandements,
Discours sur la possibilité de garder les commandements et Traité sur la
préordination (que je désignerai par Lettre, Discours et Traité). Ce
regroupement ne diffère pas sensiblement de celui de Chevalier, puisque
l'Epître correspond à la Troisième Ecriture, le Discours à la Quatrième
Ecriture, et le Traitate aux Première et Deuxième Ecritures. 78 La nouveauté
de l'édition de Mesnard est qu'il a publié les textes dans l'ordre
chronologique de leur date de naissance. Grâce à une recherche philologique
extrêmement minutieuse, fondée principalement sur l'utilisation de la
terminologie, Mesnard a montré que Pascal

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a d'abord écrit la Lettre, puis le Traité et enfin le Traité. De plus, la


méthode qu'il a utilisée lui a permis de dater les textes avec précision, par
rapport aux Lettres rurales. Cela signifie que Pascal a commencé à rédiger
l'Epître presque avant la première Lettre au Pays, que le Traité a été écrit
après la deuxième Lettre au Pays, et que le Traité a été définitivement écrit
avant la cinquième Lettre au Pays. Les Écrits ont donc été rédigés en un an
tout au plus, en 1655 et 1656, en même temps que la première partie des
Lettres au pays. D'où la similitude thématique avec les quatre premières
Lettres champêtres, qui traitent également des questions de grâce.
Mesnard explique le manque d'intégration des textes par le fait que
l'attention de Pascal s'est portée sur la théologie morale dès la cinquième
Epître puis, à partir de 1656, après le miracle de la Sainte Epine, il s'est
tourné vers l'interprétation des miracles et a commencé à travailler sur
l'Apologie.
Dans un ouvrage contemporain, Pierre Nicole mentionne que Pascal
avait l'intention de donner une interprétation de la doctrine augustinienne
de la grâce qui la dépouillerait de la rigueur qui en rebute souvent
beaucoup et la rendrait plus acceptable et compréhensible pour le
peuple.79 Cette intention a certainement été déterminante dans la
rédaction de ces textes. En effet, les fragments du premier groupe ont été
motivés par quelques questions adressées à Pascal par une personne non
nommée, auxquelles la forme épistolaire fait référence. Selon Mesnard, il
s'agit du duc de Roannez, qui, comme on le sait, était en bons termes avec
Pascal et dont la conversion et la sympathie pour le mouvement janséniste
sont également dues à Pascal. Dans ce cas, il devait expliquer certains des
points problématiques de la doctrine agostonienne de la grâce d'une
manière claire et acceptable pour un public instruit mais non théologien. La
question du destinataire portait sur la manière de comprendre la
déclaration du Concile de Trente selon laquelle il n'est pas impossible aux
justes d'observer les commandements, et sur la question de savoir si et
comment l'Is- ten peut réellement abandonner les justes. En plus de ces
deux questions, il y avait un certain nombre de citations apparemment
contradictoires de Saint Augustin qui rendaient difficile la compréhension
de l'enseignement de l'évêque d'Hippone. 80 Ces questions et les citations
qui y étaient attachées ont motivé Pascal à discuter de la grâce. Il s'agit
d'un point de départ important pour la compréhension des Écritures, car
une lecture chronologique des fragments montre comment la position de
Pascal s'est progressivement cristallisée : les textes deviennent plus précis,
l'utilisation des concepts et les méthodes argumentatives employées plus
sophistiquées. Après la Lettre, il a essayé d'expliquer la question de la
possibilité d'observer les commandements dans un traité, sous une forme
plus rigoureuse, et ensuite, dans un autre traité, le Traité, il a traité la
question de la préordination d'une manière légèrement différente, avec un
degré extraordinaire de modification.
Le but des Écritures est donc de rendre compréhensibles et acceptables
les vues de saint Augustin sur l'amour. Cela était nécessaire parce que,
comme nous l'avons déjà vu dans le contexte des Lettres de Vi- dek, les
questions de grâce sont une affaire sérieuse de
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ont été au centre des débats ologiques de l'époque. Ko³akowski décrit la


question de la compatibilité de la grâce divine et du libre arbitre humain
comme l'un des problèmes les plus sérieux et les plus difficiles de la pensée
chrétienne.81 Il n'est donc pas étonnant que les débats sur cette question
soient si anciens pour la théologie chrétienne et qu'ils aient refait surface
à plusieurs reprises dans l'histoire de l'Église moderne. Avant de passer à
l'analyse des Écritures, il convient de clarifier les problèmes fondamentaux
qui ont été soulevés au sujet de la grâce dans la tradition théologique
chrétienne en général.
Bien que les théologiens distinguent plusieurs types de grâce, la grâce
est essentiellement l'action de Dieu sur l'âme humaine. La grâce peut
affecter l'âme de plusieurs manières : d'une part, dans la connaissance, où
elle a un effet cognitif, et d'autre part, dans l'action, où elle a un effet
éthique. Dans le premier cas, c'est par la grâce que l'âme prend conscience
de l'existence de Dieu, de la nature rédemptrice du Christ ou de la
corruption de la nature humaine ; dans le second cas, c'est la grâce qui
permet à l'homme de se conformer dans sa conduite, sa manière de vivre
et ses actions aux prescriptions de la religion, c'est-à-dire d'observer les
commandements. La question la plus fondamentale soulevée par l'effet de
la grâce sur l'âme concerne la manière dont cet effet affecte la volonté
humaine. Si la conduite requise par la religion ne peut être obtenue que par
la grâce, quel rôle reste-t-il à la volonté humaine et au libre arbitre de
l'homme dans l'action et la conduite religieusement authentiques ? Cette
question peut être divisée en deux parties : ce que la volonté peut faire
pour la justification (conversion), et dans quelle mesure elle doit
persévérer dans la justice après la justification. Le problème de la grâce
par la volonté pose la question de la liberté : si Dieu est à l'œuvre dans
l'âme humaine et motive les actions humaines, quelle place reste-t-il à la
liberté humaine et au libre arbitre ? L'opération de la grâce aboutit-elle à
une détermination où la volonté est incapable de vouloir autre chose que
ce que la grâce l'amène à vouloir, ou bien la volonté conserve-t-elle son
indépendance et s'oppose-t-elle même aux intentions de la grâce ?
Ces questions ont fait l'objet d'une attention particulière en raison de la
nature eschatologique de la théologie chrétienne. Les gens seront jugés
après la mort sur la base de leur vie sur terre, de leurs actions et de leur
foi, et il y aura ceux qui seront damnés et ceux qui seront sauvés. Selon la
tradition théologique chrétienne, cependant, le salut n'est pas possible
sans la grâce, puisque l'homme a perdu son innocence originelle en
tombant dans le péché, qu'il est tombé sous la puissance du péché qui le
transgresse et qu'il est donc, par sa nature dépravée, condamné. Si donc
l'homme est condamné sans la grâce et ne peut être sauvé que par la
grâce, quelle est la justice du jugement final qui condamne ou sauve les
hommes sur la base de leur vie terrestre et de leur foi ? Pour répondre à
cette question, il est toutefois nécessaire non seulement de résoudre le
problème de la compatibilité de la grâce et du libre arbitre, mais aussi de
pouvoir répondre à la question de savoir quels sont les principes de la
grâce, c'est-à-dire quels sont les principes du principe du libre arbitre.
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La volonté de Dieu est à l'œuvre. Qu'est-ce qui explique que certaines


personnes bénéficient de la grâce de la justification et de la persévérance
et d'autres non ? Y a-t-il un principe rationnellement explicable de la grâce
divine à l'œuvre, ou s'agit-il d'une profondeur et d'un mystère qui
dépassent l'entendement de l'esprit humain ? Il est clair que la grâce place
les penseurs théologiques devant un ensemble de problèmes très
complexes, et il est donc compréhensible qu'il n'y ait jamais eu de
réponses unanimes à ces questions.
Face à ces questions, Pascal lui-même a tenté d'y répondre dans l'esprit de
saint Augustin. Dans ce qui suit, l'Epître et le Traité seront analysés
ensemble en raison de la similitude de leur titre et de leur thème, puis le
Traité sera examiné. Nous mettrons ensuite en évidence deux problèmes
cruciaux : d'abord l'interprétation de la volonté et ensuite la méthode
pascalienne de la théologie.

1. LETTRE ET TRAITÉ SUR LA POSSIBILITÉ D'OBSERVER LES COMMANDEMENTS

Les thèmes de la Lettre et de l'Exhortation sont très similaires : toutes


deux concernent l'interprétation exacte d'une déclaration du Concile de
Trente. La Lettre va toutefois au-delà de l'interprétation du texte et peut
être divisée en trois unités thématiques : outre la décision synodale, elle
explique comment interpréter les passages apparemment contradictoires
de Saint Augustin et de l'Écriture, puis elle aborde le problème du soi-
disant " double abandon ".
Il me demande d'expliquer la déclaration du seizième chapitre de la
sixième session du Concile de Trente, qui dit : "Il n'est pas impossible au
juste d'observer les commandements" (Í, 131) - commence la Lettre.
Pourquoi une connaissance ou un ami demanderait-il à Pascal d'expliquer
un passage du Concile de Trente ? Le Conseil de Trente s'est réuni au
milieu du XVIe siècle, de 1545 à 1563. Elle avait été convoquée en raison
de la propagation de la Réforme, qui avait rendu nécessaire
l'enregistrement de la position officielle de l'Église catholique sur un certain
nombre de questions en opposition avec les enseignements théologiques
protestants. Le but premier du synode étant de se distancer des doctrines
luthériennes et d'énoncer des positions catholiques, les auteurs des
résolutions du synode ont cherché à éviter de s'impliquer dans des
questions qui faisaient l'objet de controverses au sein de l'Église
catholique. Cette intention n'a cependant pas contribué à la clarté des
déclarations, qui, tout en étant capables de rejeter clairement les
doctrines des protestants, laissaient ouvertes d'autres possibilités
d'interprétation. 82 Cependant, comme les déclarations synodales font
autorité dans un contexte théologique, c'est-à-dire qu'elles détiennent la
vérité sur une question donnée, leur interprétation correcte est cruciale.
Une partie du problème avec la citation dans la question à Pascal est
qu'elle peut être interprétée de plusieurs façons. La phrase n'est pas
explicitement mentionnée dans la résolution du Synode sur la
justification, mais n'est que brièvement résumée dans la
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Voir le début du chapitre 11, où l'on peut lire : " Si justifié que soit un
homme, il ne peut se considérer comme exempté de l'obligation des
commandements, que personne n'utilise la doctrine infondée, interdite
par les Pères sous peine d'excommunication, selon laquelle il est
impossible à un homme justifié d'observer les commandements prescrits
par Dieu. "83 Tel est donc le sens de l'affirmation selon laquelle
"Garder les commandements n'est pas impossible pour le juste". Dans ce
cas, l'ambiguïté vient de la manière dont les commandements sont
respectés. Traditionnellement, les commandements étaient contenus dans
les dix commandements, auxquels les livres mosaïques ont ajouté des
milliers de règles juridiques. Dans les Évangiles, les commandements ont
été réduits à deux : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme et de toute ta pensée" et "Tu aimeras ton prochain comme
toi-même". (Mt 22, 36-40). Dans la tradition chrétienne, les
commandements sont donc avant tout un commandement d'amour. La
question est de savoir s'il est possible d'accomplir pleinement le
commandement d'aimer Dieu et d'aimer les autres. Est-il possible de se
libérer de tout égoïsme et de ne vivre sans péché que par amour ? La
position synodale était rendue nécessaire par la vision de Luther selon
laquelle l'homme ne peut jamais agir de manière juste et sans péché, car il
pèche même avec ses bonnes actions en raison du péché qu'il subit. Le
Synode rejette clairement cet enseignement, affirmant qu'il n'est pas
impossible pour un homme justifié d'observer les commandements. Il ne
dit pas, cependant, ce que la possibilité et la capacité de respecter les
commandements impliquent en niant l'impossibilité. Sur cette seule
question, les explications des jésuites et des jansénistes diffèrent
considérablement. La possibilité de garder les commandements, selon la
conception jésuite, signifie qu'il est toujours possible pour l'homme de
garder les commandements, cela ne dépend que de sa volonté. Dans
l'interprétation janséniste, en revanche, cela signifie qu'il est possible à
l'homme d'observer les commandements, mais seulement si une grâce
efficace lui permet de le faire. Il s'agit donc bien d'une question de volonté
et de grâce de l'homme, qui touche essentiellement le point de divergence
entre les deux interprétations théologiques catholiques faisant autorité à
l'époque.
Loin du ton polémique des lettres de Vidé ki, les Écrits sont loin d'être
dominés par une intention pédagogique. Néanmoins, Pascal n'a de cesse
d'exprimer la doctrine augustinienne de la grâce contre l'interprétation
jésuite de la grâce. Lorsque le destinataire de la Lettre lui pose des
questions indiquant qu'il a du mal à accepter l'enseignement de saint
Augustin sur certains points, il semble pencher vers l'interprétation
jésuite. C'est pour cette raison qu'il n'est pas inapproprié de lire les Epîtres
comme une polémique, où le but est de démontrer de manière convaincante
la vérité de la théologie augustinienne par des moyens clairs et acceptables
pour le sens commun.
La réponse à cette question est extrêmement systématique. La phrase
prob- lematique affirme qu'il n'est pas impossible pour le juste d'obéir aux
commandements. Tout d'abord, Pascal enregistre le
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l'ambiguïté, puis clarifier les principes sur lesquels vous prouverez la


validité du rapport que vous estimez correct. Pour établir le sens correct,
il est nécessaire de voir le texte intégral du chapitre 11 du décret synodal
sur la justification, puis de voir quelles preuves ce chapitre donne à
l'appui de l'affirmation, quelles conclusions il en tire et quels canons il
énonce à cet égard. Pour Pascal, il est important de noter que le Concile fait
référence à Saint Augustin à plusieurs endroits, ce qui indique clairement
que la déclaration en question doit être interprétée dans l'esprit de Saint
Augustin.
Dans le Traité, qui ne traite que de l'interprétation, Pascal est encore
plus systématique. Il suit trois procédures différentes mais interdépendantes :
(1) une interprétation terminologique des termes utilisés dans la
déclaration, (2) un examen de ce qu'étaient l'objectif fondamental et
l'intention du Synode et des Pères en formulant cette déclaration, et enfin
(3) une interprétation du contexte et des autres textes des Pères à partir
desquels le véritable sens de la déclaration peut être déduit. Dans la
première procédure, l'argument principal est que l'affirmation "pas
impossible" n'implique pas logiquement que quelque chose est toujours
possible. La phrase ne peut donc pas impliquer que les justes peuvent, s'ils
le souhaitent, toujours obéir aux commandements. Dans la deuxième
procédure, il faut tenir compte du fait que le Concile de Trente a pris une
position contraire à celle de Luther, qui soutenait que l'observation des
commandements était impossible même pour les justes. Son objectif
fondamental était donc d'affirmer que les justes peuvent respecter les
commandements en agissant par amour, et non de dire qu'ils le peuvent
toujours. Enfin, l'analyse contextuelle du texte comprend une analyse de
l'ensemble du chapitre 11 et des canons qui l'accompagnent, ainsi qu'une
interprétation des textes connexes de saint Augustin, qui soutiennent
également le sens adopté par les jansénistes. Pascal conclut ses preuves : "
Concluons donc de ces décisions sacrées : que Dieu, par sa miséricorde
infinie, donne aux justes la pleine et parfaite faculté d'accomplir les
commandements quand il lui plaît, et qu'il ne la donne pas toujours aux
justes sur la base d'un jugement juste, quoique caché " (M, III, 722). En
d'autres termes, l'observance des commandements est possible par la
grâce, mais si la grâce n'est pas donnée à l'homme, leur observance est
impossible. La méthode et la cohérence suivies montrent aussi clairement
que, pour Pascal, les ambiguïtés et les contradictions n'ont pas leur place
en théologie. L'interprétation doit être aussi méthodique que la géométrie,
et le principe de non-contradiction doit être respecté comme dans le
raisonnement mathématique et scientifique.
Pascal formule ainsi les deux sens " éloignés " de l'affirmation
controversée : " Le premier sens [...] n'est rien d'autre que l'homme juste a
toujours la capacité immédiate, au moment de sa justice, d'accomplir les
commandements au moment suivant ". [...] Le second sens [...] n'est rien
d'autre que le fait que le juste, agissant en tant que juste, a l'occasion
immédiate d'accomplir les commandements des commandements.
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est capable d'accomplir les commandements dans l'acte qu'il accomplit


par amour" (Í, 132). Cette confusion de deux sens est intéressante car elle
introduit un élément inattendu : la temporalité. Selon l'interprétation
défendue par les Jésuites, la possibilité d'observer les commandements
est une possibilité future à partir du présent, tandis que la seconde
interprétation est que la possibilité est limitée au présent et exprime
simplement la possibilité d'un événement lorsqu'un commandement est
observé par une personne juste (par amour). L'élément temporel exprime
bien le rôle de la volonté humaine et/ou de la grâce dans l'observance des
commandements. Si l'observation des commandements est une
opportunité qui s'ouvre dans le présent et qui est valable à un moment
futur, il dépend de la volonté humaine que cette opportunité se réalise ou
non. Si, par contre, il s'agit seulement d'une possibilité actuelle, ce qui
n'implique pas une possibilité qui sera valable dans le prochain moment,
alors seule la grâce peut actualiser cette possibilité.
En introduisant un élément temporel, Pascal relie le problème de
l'observation des commandements à la question de la persévérance, c'est-
à-dire de la persévérance dans la justice. Dans ce cas, la question est de
savoir si une grâce spéciale est nécessaire pour la persévérance dans la
justice ou si elle est simplement une question de volonté humaine. Le
canon 22 du Synode condamne clairement ceux qui prétendent que le juste
peut persévérer dans la justice sans l'aide spéciale de Dieu : "Si quelqu'un
prétend qu'un homme justifié peut persévérer dans la justice sans l'aide
spéciale de Dieu, ou qu'il ne peut persévérer même avec l'aide de Dieu,
qu'il soit excommunié". 84 Si donc la volonté propre de l'homme ne suffit
pas pour persévérer dans la justice, alors la possibilité d'observer les
commandements ne dépend pas de la seule volonté, mais requiert l'aide
spéciale de Dieu. Et cette aide spéciale est parfois donnée par Dieu, parfois
non. "De tout cela, conclut Pascal, nous pouvons conclure, fidèles à la
résolution du Concile, que l'observance des commandements est toujours
possible pour le juste dans un sens, mais parfois impossible dans un
autre" (Í, 139).
A ce stade, Pascal considère comme prouvé que l'affirmation en
question doit être comprise non pas dans son sens jésuite mais dans son
sens augustinien. Cependant, le sens augustinien semble contradictoire,
puisqu'il implique que les commandements sont possibles dans un sens
mais impossibles dans un autre. Comme le destinataire de la lettre cite
plusieurs de ces passages contradictoires de saint Augustin, Pascal, au lieu
de conclure la lettre, estime nécessaire d'élucider le principe
herméneutique qui permet de comprendre que ces déclarations
apparemment contradictoires ne se contredisent pas en fait, mais sont en
parfaite harmonie. Étant donné que ce principe est central dans
l'ensemble de l'Écriture (et même ailleurs), il fera l'objet d'une analyse
séparée ci-dessous. En expliquant ce principe herméneutique, Pascal se
heurte à un nouveau problème qui, au cours de plusieurs années, a été
résolu.
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dont son correspondant s'est le plus inquiété. Et c'est la question de


l'abandon des justes par Dieu.
En abordant la question de l'abandon, la grâce est abordée non pas au
niveau de la psychologie mais au niveau du mécanisme de la volonté
divine, et cette question est donc étroitement liée au problème de la
prédestination. Au cours de ses édits, Pascal constate que l'observance des
commandements requiert la grâce de Dieu à tout moment, mais que si la
grâce permet à une personne d'observer un commandement à un moment
donné, elle ne lui permet pas nécessairement de le faire au moment
suivant. Par conséquent, la persévérance dans la justice requiert
également la grâce. Il est vain pour une personne de vouloir et de
s'efforcer de le faire, si Dieu ne lui donne pas la grâce dont elle a besoin
pour le faire, elle ne pourra pas persévérer. La question se pose cependant
de savoir comment cet enseignement est compatible avec la parole de
l'Évangile : " Demandez et l'on vous donnera " (Mt 7, 7). En répondant à
cette question, Pascal attire l'attention sur un point très important. Pour
comprendre l'enseignement de saint Augustin sur ce point, il est
nécessaire de garder à l'esprit que la relation entre Dieu et l'homme est
fondamentalement double : L'homme cherche Dieu de deux façons, et
Dieu cherche l'homme de deux façons", écrit-il ; "il y a deux façons pour
Dieu de quitter l'homme et deux façons pour l'homme de quitter Dieu ; il y
a également deux façons pour l'homme de persévérer avec Dieu, et deux
façons pour Dieu de persévérer en faisant du bien à l'homme" (Í, 140). Ces
deux moyens par lesquels l'homme cherche Dieu et persévère avec Dieu
sont la prière et l'action, et de la part de Dieu, la grâce donnée pour la
prière et la grâce donnée pour l'action. Pascal souligne que le principe
indiscutable de saint Augustin est ce que l'Évangile enseigne, à savoir que
celui qui demande quelque chose à Dieu dans la prière, Dieu lui donnera
ce qu'il demande. Si donc une personne prie pour la persévérance, Dieu lui
accordera nécessairement la grâce de la persévérance dans la justice.
Cependant, comme il y a deux façons pour Dieu de faire du bien à l'homme,
la grâce est nécessaire non seulement pour agir, mais aussi pour prier
pour la persévérance. Si donc Dieu donne à l'homme la grâce de la prière,
et si l'homme de sa propre volonté demande à Dieu la grâce de la
persévérance, il la recevra nécessairement et pourra persévérer dans la
justice. Si, par contre, il ne demande pas à Dieu, il risque de ne pas pouvoir
persévérer. C'est dans ce sens que la volonté humaine dans la persévérance
devient importante, puisque pour persévérer dans la justice, il faut coopérer
avec la grâce. Le double abandon se produit lorsque Dieu retire d'abord à
l'homme la grâce de la prière. En son absence, l'homme ne demande pas à
Dieu la grâce nécessaire pour persévérer, et par conséquent Dieu ne
donne pas à l'homme la grâce nécessaire pour garder les
commandements.
" Le premier abandon consiste en ce que Dieu ne préserve pas, après quoi
l'homme l'abandonne, cédant ainsi la place au second abandon, par lequel
Dieu abandonne l'homme " (Í, 150), écrit Pascal. Dans l'abandon
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La grâce et la volonté humaine sont impliquées, mais la volonté divine


commence l'abandon en retirant la grâce de la prière.
Dans cette explication, Pascal insiste sur le fait que la volonté humaine a
également un rôle à jouer dans l'observation des commandements, mais il
reconnaît que le premier pas dans l'abandon est celui de Dieu. Cela nous
amène à la question de la prédestination : quelle est la raison pour
laquelle Dieu abandonne parfois les justes, et pourquoi abandonne-t-il
certains et pas d'autres ? Avec cette question, nous nous interrogeons déjà
sur les motifs de la volonté de Dieu. Pascal, à l'instar de saint Augustin et
de ses disciples, refuse de répondre à cette question. La raison de
l'abandon des justes est entourée d'un profond mystère, qu'il est interdit
d'explorer. "C'est un mystère incompréhensible que Dieu préserve
certains des justes et pas d'autres." (I, 181), il écrit. À ce stade, la
rationalité théologique atteint également ses limites. La volonté de Dieu
ne peut être vue, ses principes d'action ne peuvent être compris. Bien
qu'incompréhensible, il ne faut pas voir d'arbitraire dans la volonté de
Dieu, mais seulement que la justice divine est incompréhensible et
insondable pour l'homme. En tout cas, elle ne suit pas les principes de la
justice humaine, puisque l'abandon est totalement indépendant du mérite
et de l'action. Mais Pascal rationalise le mystère d'une manière
intéressante, en le traitant comme un principe. Chez Saint Augustin, il est
clairement écrit que la cause du premier abandon est un mystère, et nous
devons donc l'accepter comme une vérité. Mais si c'est un mystère, alors il
n'est pas connaissable par l'homme, et par conséquent on ne peut pas dire
que les justes sont abandonnés pour une raison explicable, par exemple
parce qu'ils sont indignes. La grâce est gratuite, c'est-à-dire qu'elle ne
dépend pas du mérite, et donc la volonté humaine ne peut pas initier
l'acquisition de la grâce, ni avoir une raison de la conserver.
Sans doute cette doctrine paraît-elle cruelle, puisqu'elle met en doute
la justice de l'opération de la volonté divine si elle est fondée sur des
principes impénétrables à l'homme et incomparables avec les principes de
la justice humaine. En revanche, la position jésuite selon laquelle la grâce
est donnée à tous de manière égale, et qu'il appartient au libre arbitre de
chacun d'en faire usage, d'être sauvé ou damné, n'est pas du tout cruelle,
mais parfaitement raisonnable. Selon Pascal, elle l'est trop, à tel point
qu'elle flatte presque le bon sens. En mettant sur un pied d'égalité la
justice humaine et la justice divine, et en décrivant la nature divine en
termes de rationalité humaine, cette doctrine élimine le mystère et
naturalise le surnaturel. Sans pénitence, les pécheurs purifiés, sans amour,
les justes sanctifiés, l'armée des chrétiens sans la grâce de Jésus-Christ,
Dieu sans pouvoir sur la volonté humaine, la prédestination sans mystère"
(864/884), écrit laconiquement Pascal dans une section de ses Réflexions.
Au contraire, comme nous le verrons, Pascal soutient que nous ne
comprenons pas l'essence de la religion en subordonnant tout à la raison
et en éliminant de la religion tout ce qui est incompréhensible et mystérieux,

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mais pas si nous ne donnons place qu'au mystère, en violation des


principes de la raison, mais seulement si nous sommes capables de
concilier mystère et raison.

2. TRACTATE SUR LES PRÉ-COMMANDES

La question du double abandon, comme nous l'avons vu, touche


directement le problème du pré-enregistrement. Pascal a dû considérer
cette question comme tellement importante qu'il a résumé les
enseignements sur le sujet dans un argument séparé. Le Traité sur les pré-
commandes est le plus clair des trois textes. Ici, Pascal ne se concentre plus
sur l'interprétation d'une décision synodale, mais aborde les questions de
la prédestination, montrant comment les points de vue calvinistes et
jésuites diffèrent des doctrines de saint Augustin, puis défend l'opinion de
l'évêque d'Hippone. La discussion sur le problème de la prédestination est
très rigoureusement structurée : le problème est d'abord formulé, puis les
réponses possibles sont présentées, et enfin les arguments en faveur de la
position qui est considérée comme correcte sont exposés.
La toute première phrase énonce un axiome ou un principe : "Il est
hors de doute qu'il y a des hommes damnés et rachetés" (I, 101).
Évidemment, il ne s'agit pas d'un axiome pour l'esprit naturel, mais
seulement dans un contexte théologique. Dans un contexte théologique,
les axiomes sont différents de ceux qui se situent au niveau de la cognition
naturelle, puisqu'ils ne sont pas des énoncés évidents pour la raison
naturelle, mais pour Pascal, ils se comportent dans un contexte
théologique de la même manière que les axiomes naturels : les arguments
doivent être basés sur eux et ne peuvent pas les contredire. C'est à partir
de cette vérité fondamentale que se pose la question de l'argument : "Le
fait qu'il y ait des hommes condamnés et rachetés provient-il du fait que
l'Is- ten le veut ainsi, ou du fait que les hommes le veulent ?" (I, 104) La
question du salut et de la damnation est donc aussi une question de
volonté divine et humaine. Pour Pascal, il est évident que les deux volontés
sont impliquées dans le salut ou la damnation, puisque le salut ou la
damnation sont voulus par l'homme sauvé ou damné autant que par Dieu.
La question est donc précisément de savoir quelle volonté est prioritaire,
ou quelle volonté détermine l'autre. L'unité thématique des Écritures est
démontrée par le fait que Pascal fait remonter le problème de
l'observance des commandements, comme la question de la priorité, au
problème de la volonté. Après avoir formulé la question, trois positions
sont présentées : celles des calvinistes, des jésuites (que Luis de Molina,
célèbre jésuite du XVIe siècle, appelle les molinistes) et des disciples de
saint Augustin.
Selon l'enseignement calviniste, le salut et la damnation dépendent de
la seule volonté de Dieu. Dès la création, Dieu a "créé les uns pour la
damnation et les autres pour le salut", sans tenir compte du mérite
individuel ou du péché.
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et donc le salut et la damnation sont complètement indépendants de la


volonté humaine. Afin d'accomplir son dessein, Dieu a fait pécher Adam, et
a ainsi fait pécher tous les hommes. Puis, pour le salut de ceux qu'il avait
destinés au salut, il a envoyé Jésus-Christ, qui est mort pour les seuls élus.
Par l'œuvre de la rédemption, les élus, quels que soient leurs mérites et
leurs péchés, sont sauvés, et ceux qui sont destinés à la damnation sont
aussi nécessairement damnés. En langage théologique, on parle de double
prédestination, puisque la prédestination ne se réfère pas seulement au
salut mais aussi à la damnation.
Cette position est en totale opposition avec les molinistes, qui croient
que le salut et la damnation dépendent de la seule volonté de l'homme.
Selon eux, à la création, la volonté de Dieu a destiné chacun au salut en
fonction de ses mérites et de ses péchés. Par conséquent, Jésus-Christ a
voulu racheter tous les hommes et, par sa mort, tous ont reçu la grâce
suffisante pour le salut. Dès lors, chacun décide de son propre chef s'il
veut vivre dans le bien et être sauvé ou dans le mal et être damné. Dieu a
prédit dès la création qui utiliserait cette grâce à bon escient et qui ne le
ferait pas, destinant les premiers au salut et les seconds à la damnation.
Les molinistes distinguaient ainsi entre la prescience de Dieu et sa
prédestination. Entre les deux se trouve le libre arbitre de l'homme. La
prescience n'implique pas la détermination, puisque, suite à la prescience,
Dieu prédestine une personne au salut ou à la damnation sur la base
d'actions qui découlent de la libre volonté des hommes.
Après avoir décrit ces deux positions opposées, Pascal note que si la
première outrage la pensée ordinaire, la seconde la flatte trop. L'explication
est qu'alors que la doctrine calviniste de la double prédestination
présuppose un pur arbitraire de Dieu et méconnaît le sens naturel de la
justice de l'homme (en l'occurrence ce que Pascal appelle le sens commun,
ou sens commun), la doctrine moliniste est parfaitement en accord avec le
sens commun de la justice. La position adoptée par les disciples de saint
Augustin se distingue des deux et se situe à mi-chemin entre les deux.
Selon eux, l'homme et la volonté de Dieu sont impliqués dans le salut et la
damnation. L'enseignement de saint Augustin est fondé sur la distinction
entre deux états de la nature humaine : l'état à la création et l'état après la
chute. La première nature est pure, sans péché, juste et sincère ; la
seconde est corrompue, faible, dégoûtante et abominable aux yeux de
Dieu. La volonté divine de rédemption et de réprobation dépend de ces
deux états, tout comme l'efficacité de la volonté humaine de salut. Dans le
rêve de la création, Dieu voulait que tous les hommes soient sauvés sous
condition, mais après la chute, il aurait pu vouloir à juste titre la damnation
de tous les hommes. Dans l'état d'innocence, le salut de l'homme dépendait
de son libre arbitre, puisqu'Adam avait à sa disposition la grâce suffisante
nécessaire au salut ; en revanche, dans l'état de dépravation, la volonté
humaine est impuissante à réaliser le salut si une grâce efficace ne lui
vient pas en aide.

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La différence entre ces deux états provient du péché d'Adam, qui, de son
plein gré, a utilisé la grâce que Dieu lui a accordée pour faire le mal. En
raison du péché originel, tous les hommes sont nés avec une nature
dépravée et sont donc tous dignes de la damnation. Mais Dieu, dans sa
miséricorde, a choisi les uns et les a prédestinés au salut, mais a laissé les
autres dans leur état de dépravation et de péché. Jésus-Christ est mort sur
la croix uniquement pour les élus qui, par l'œuvre de la rédemption, ont
reçu et continuent de recevoir la grâce efficace par laquelle ils peuvent
garder les commandements et être sauvés. Les disciples de saint Augustin
concilient ainsi les volontés divine et humaine sur la question du salut et
de la damnation. Selon eux, "le salut est le résultat de la volonté de Dieu, et
la damnation le résultat de la volonté de l'homme" (Í, 109), puisque la
damnation est le résultat du péché d'Adam de sa propre volonté, et le salut,
par la grâce, est le résultat de la volonté de Dieu. Pascal rejette donc à la
fois la doctrine calviniste de la double prédestination et la doctrine
moliniste de la prédestination. La volonté divine n'est pas caractérisée par
le même degré d'auto-compulsion que Calvin, puisque le péché originel de
l'homme est le résultat de la volonté humaine, et donc la damnation de
tous les hommes serait juste. En même temps, l'élection des justes n'est
pas fondée sur le mérite, c'est-à-dire qu'elle n'est pas précédée de la
prévoyance de celui qui la fait. Puisque tous les hommes pourraient être
justement condamnés, la gratuité de la grâce ne viole pas le principe de
justice, mais laisse la volonté divine dans son insondable autonomie.
En présentant les différentes opinions, Pascal considère qu'il est
important d'examiner l'impact du péché originel sur l'homme, bien que la
différence d'opinion soit, en un sens, due aux différentes interprétations
du péché d'Adam. Ni les calvinistes ni les molinistes n'attachent autant
d'importance au péché d'Adam que les doctrines de saint Augustin, et il
n'y a donc pas de différence décisive entre la création de l'homme et son
état actuel, selon l'enseignement calviniste et moliniste. Cependant, Pascal
soutient que la différence entre les deux natures est immense, voire
incompréhensible, en raison du péché qui a été transmis, comme le montre
le fait que Dieu a dû se faire homme pour être racheté. Le péché originel et
la transgression sont donc des éléments clés pour comprendre la
prédestination, puisque c'est seulement en les prenant en compte que l'on
peut concilier les volontés humaine et divine, en évitant les opinions
extrêmes.
Pascal entreprend ensuite de prouver la vérité de l'opinion agostonienne.
Tout d'abord, il précise le procédé sur lequel il fonde sa preuve : " La
tradition successive depuis Jésus-Christ jusqu'à nos jours servira de règle à
cet égard. Nous montrerons que nous avons reçu cette doctrine de nos
pères, eux de ceux qui les ont précédés, eux des autres, des Pères de
l'Église, à qui elle a été transmise par les apôtres qui l'ont reçue de Jésus-
Christ, qui n'est autre que la vérité même " (I, 113). Dans le fragment "
Préface à l'étude de l'espace ", Pascal exigeait que les vérités théologiques
soient prouvées sur la base du principe d'autorité. Ici, nous avons un prix
beaucoup plus...
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est plus explicite sur ce qu'il entend par l'argument d'autorité : l'autorité
est fondée sur la tradition, puisque la tradition relie les textes des auteurs
faisant autorité à l'autorité de toute autorité : l'Évangile et Jésus-Christ,
source de toute vérité théologique. Cependant, la tradition n'est pas
simplement la transmission de la vérité révélée par Jésus-Christ, mais
aussi son déploiement dans les écrits d'interprètes faisant autorité :
" C'est pourquoi nous fondons cette doctrine sur le roc inébranlable de
l'Évangile et des écrits sacrés, mais nous ne l'expliquons pas en nous
appuyant sur notre propre esprit, sinon sur la base des anciens Pères de
l'Église, des Papes, des Conciles et des prières de l'Église " (ibid.). Dans la
Préface, Pascal ne soulignait pas encore que la vérité théologique
nécessite une interprétation, mais il montre ici comment procéder dans le
processus d'interprétation. Il ne faut pas se fier à son propre esprit, car cela
équivaudrait au procédé condamné dans la Préface, selon lequel la théologie ne
se fonde pas seulement sur la raison humaine et introduit de nouvelles
doctrines, mais doit aussi s'appuyer sur des autorités antérieures dans
l'interprétation. Pascal applique donc ici la même procédure que dans
l'Epître et le Traité : pour trancher une question, il examine ce que les
Pères et l'Eglise en ont pensé. Après avoir établi la règle utilisée dans la
preuve, la tâche peut être définie comme suit : " suivant la tradition, nous
devons montrer que tous les docteurs ont toujours affirmé comme une
vérité ferme que Dieu ne veut pas sauver tous les hommes, ou que Dieu
n'accorde pas à tous la grâce nécessaire à leur salut, ou que la
prédestination est sans la prescience des œuvres " (I, 114). Cette
formulation montre que Pascal s'est limité à réfuter la position des
jésuites, peut-être parce qu'il tenait pour acquise la fausseté de la doctrine
calviniste que l'Église avait condamnée avec tant de véhémence. Il cite
d'abord les censures de diverses autorités ecclésiastiques (Louvain, Douai,
Paris) qui ont ouvertement condamné la doctrine jésuite de la
prédestination, puis il utilise les enseignements de saint Thomas et de
Petrus Lombardus pour justifier le fait que l'élection au salut se fait sans
prévision des mérites ou des démérites. Comme l'Epître et la Préface, ce
texte est fragmentaire, et le Second Traité de l'édition hongroise n'explique
plus en détail que la partie centrale du premier, concernant
l'enseignement de saint Augustin.

3. LE PROBLÈME DE LA VOLONTÉ

L'un des concepts centraux de la grâce dans les Écritures est la volonté.
Il est important d'examiner de plus près la philosophie et la théologie de la
volonté de Pascal, car elles sont essentielles pour comprendre l'Apologie. Il
est presque certain que la naissance des Écritures a joué un rôle décisif
dans le développement final des convictions philosophico-théologiques de
Pascal sur la volonté.
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Nous avons déjà vu comment le problème de la grâce est inséparable de
la question de la volonté. Il se peut aussi que Pascal ait placé cette
question au centre de l'Écriture car les critiques de la doctrine agostinienne
de la grâce ont souvent soutenu que nous avions affaire ici à une doctrine
de la prédestination aussi déterministe que celle de Calvin, puisque les
jansénistes n'attribuent aucun rôle à la volonté dans le salut. Les Écritures
semblent être déterminées par le désir de Pascal d'attribuer à la volonté
humaine un rôle dans le respect des commandements et la persévérance,
plutôt que de dériver la damnation et le salut de l'interaction des volontés
divine et humaine. Dans cette entreprise, Pascal était pris entre deux feux :
d'une part, il devait défendre la doctrine agostonienne de la grâce contre
l'accusation de déterminisme calviniste, où l'effort humain pour le salut
était laissé sans aucun rôle, et d'autre part, il devait éviter le volontarisme
jésuite, où l'accent excessif mis sur le libre arbitre humain éliminait le
mystère de la volonté divine dans l'œuvre du salut. Le rôle de la volonté
humaine dans le salut est donc aussi une question de liberté : dans quelle
mesure la volonté humaine est-elle libre et dans quelle mesure est-elle
déterminée par la grâce.
En résolvant ce problème, Pascal suit l'approche de saint Augustin et
des jansénistes, en ce sens qu'il soutient que la volonté humaine est
fondamentalement transformée par la chute. Le péché originel a eu son
effet principalement sur le fonctionnement de la volonté, et donc la
corruption de l'état actuel des choses se manifeste aussi dans cette nature
modifiée de la volonté. L'essence du changement est que, alors que la
volonté était libre dans l'état de création, après la chute, elle était sous la
domination du désir. Dans la Lettre, Pascal explique longuement ce qu'il
entend par la liberté de la volonté dans la création. Cette liberté est la
liberté dite de neutralité ou d'indifférence, qui signifie que la volonté peut
décider pour ou contre dans chaque situation de décision sans aucune
contrainte externe ou interne. En d'autres termes, l'objet pour ou contre
lequel une décision est prise n'a aucune influence sur la volonté. La volonté
d'Adam était telle : " étant libre et affranchi de tout, cette aide directement
suffisante [c'est-à-dire la liberté de choix] lui permettait déjà de rester
dans la justice comme de s'en éloigner, sans être contraint ou attiré par l'une
ou l'autre " (I, 173). Cependant, à la suite de la Chute, l'homme a perdu sa
liberté de neutralité inhérente, car la volonté a été soumise au désir, qui lui
est désormais inextricablement lié. Pascal utilise deux termes des Écritures
pour décrire ce désir, delectatio et concupiscentia, qui se traduisent par
plaisir et bas désir. La domination du désir sur la volonté signifie que la
volonté est toujours orientée vers ce qui promet à l'homme plaisir,
délectation, bonheur. Dans les Réflexions, en langage non théologique.

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le dit ainsi : "Tout le monde cherche le bonheur. Tout le monde, sans


exception, est à la recherche du bonheur. En ce sens, la volonté a perdu sa
liberté de neutralité, puisque son action est toujours orientée vers un but,
c'est-à-dire déterminée par un objectif. L'objectif à atteindre détermine
toujours la décision de l'agent. "Car existe-t-il une affirmation plus
irréfutable que dans nos actions nous suivons toujours ce qui promet le
plus grand plaisir ? Car par là nous disons que nous faisons toujours ce qui
nous plaît le plus, c'est-à-dire que nous voulons toujours ce qui nous plaît,
c'est-à-dire que nous voulons toujours ce que nous voulons, et dans l'état
auquel notre âme est aujourd'hui limitée, il lui est impossible de vouloir
autre chose que ce qu'il lui plaît de vouloir, c'est-à-dire ce qui promet le
plus grand plaisir " (Í, 174). La volonté n'a aucune autonomie par rapport au
désir : elle ne peut pas vouloir autre chose que ce que le désir lui dicte.
Pour Pascal, la détermination de la volonté par le principe de plaisir
est un signe de la dépravation de l'homme par excellence et une
manifestation du péché qui l'imprègne. Car le désir est synonyme de
concupiscentia (désir vilain) ou de delectatio (plaisir), qui lie l'homme aux
plaisirs et aux satisfactions terrestres, à l'amour des créatures, le
détournant de la vraie joie et du bonheur : l'amour et le service de Dieu.
Parce que la volonté se confond avec la volonté du sujet, elle ne peut
s'empêcher de vouloir pécher. Ainsi, si l'homme est laissé à son libre
arbitre, il pèche nécessairement, dit Pascal, à la suite de saint Augustin.
C'est une caractéristique de l'état de péché que seul un désir plus fort peut
nous libérer de la domination du désir. Ce désir plus fort ne peut être
assuré que par la grâce, qui opère un changement fondamental dans
l'orientation de la volonté, c'est-à-dire du désir : la grâce fait de l'amour de
Dieu l'objet du désir, au lieu de l'amour des créatures. Désormais, la
satisfaction du désir qui détermine la volonté est déterminée par la prière,
l'observance des commandements, la persévérance, etc. Pascal, à la suite
de saint Paul, parle d'un nouvel esclavage : l'homme était jusqu'ici esclave
du péché, il devient maintenant esclave de la justice (Í, 173). Être esclave
de la justice, c'est prendre le plus grand plaisir aux œuvres de justice et
donc les accomplir involontairement. Il faut donc voir que la grâce ne
libère pas la volonté, car elle ne rétablit pas l'homme dans son état de
création. Au contraire, elle ne fait que changer l'objet du désir et maintient
ainsi la domination du désir sur la volonté. Pascal, cependant, ne voit
aucun déterminisme mécanique dans tout cela. Dans la quinzième épître
aux Terres, où il aborde la question de savoir si la volonté peut résister à la
grâce, il soutient qu'elle pourrait bien sûr y résister si elle le voulait. Mais
elle ne le veut pas, car lorsque la grâce touche l'âme, elle associe sa plus
grande joie à l'accomplissement de l'acte que la grâce implique. Puisque la
volonté désire volontairement la plus grande joie, elle agit librement sous
l'influence de la grâce, et non sous la contrainte. Mais ce volontariat n'est
pas, bien sûr, synonyme de neutralité.

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L'argument de Pascal peut sembler un peu sophistique, puisque


n'importe qui pourrait lui opposer - comme l'ont fait ses adversaires
jésuites - qu'il prêche finalement le déterminisme. De la même manière,
cependant, Leibniz a concilié la liberté humaine avec sa théorie selon
laquelle notre monde est le meilleur de tous les mondes possibles. Selon
Leibniz, Dieu a choisi et créé le meilleur de tous les mondes possibles au
moment de la création, non seulement dans un sens physico-
cosmologique, mais aussi dans un sens éthique. En d'autres termes, Dieu a
choisi et créé non seulement le meilleur ordre cosmologique du monde,
mais aussi le monde dans lequel l'histoire humaine et les événements
quotidiens, jusque dans les moindres détails, contiennent le plus de bien et
le moins de mal. Ainsi, dans le monde choisi, un seul cours des
événements est possible. Pourtant, dans ce meilleur des mondes, chacun
est libre d'agir. En effet, Dieu n'a pas déterminé la volonté humaine au
moment de la création, mais il a simplement prévu ce que chaque
personne choisirait et agirait selon le but de sa volonté, fondé sur le plaisir,
dans la situation donnée. C'est sur la base de cette prévoyance que Dieu a
pu calculer quel parcours historique dans l'ordre du monde physique
contiendrait le plus de bien et le moins de mal. 86 Pascal, comme Leibniz,
soutient que la volonté agit librement lorsqu'elle choisit volontairement
ce qui lui promet le plus de plaisir, mais il ne parle pas de la liberté en
termes neutres. Il était très important pour Pascal de concilier d'une
certaine manière la liberté de la volonté humaine avec la grâce, car il
devait se défendre contre les accusations molinistes qui assimilaient la
doctrine janséniste et calviniste.
Pascal n'était manifestement pas un rationaliste dans sa compréhension
de l'opération de la volonté, puisqu'il rejetait le principe selon lequel la
volonté doit être subordonnée à la raison afin d'agir moralement
correctement. En limitant la liberté de neutralité à l'état de création,
Pascal était non seulement anti-jésuite mais aussi anti-carthois. Descartes,
dans ses Réflexions sur la première philosophie, soutient que la volonté
humaine est infiniment libre, puisqu'il n'y a aucune limite à son
fonctionnement. C'est par la liberté infinie de la volonté humaine que se
manifeste la divinité de l'homme, c'est-à-dire que c'est sous cet aspect que
l'esprit humain ressemble le plus à son créateur. Selon Descartes, les
erreurs et les péchés proviennent du fait que la volonté, aveugle en elle-
même, s'étend au-delà de la raison ; en d'autres termes, elle prend des
décisions même lorsqu'elle manque d'une intuition intellectuelle claire et
évidente. Pour connaître la vérité et mener une vie droite, il est nécessaire
de limiter l'action de sa volonté à la sphère où la raison fournit des
informations indiscutables. Descartes pensait que cet état serait le plus
haut degré de liberté. 87 Pascal, en revanche, nie la neutralité de la liberté
de la volonté en raison de la détermination de la volonté comme fin, et il
considère qu'il est impossible, par principe, que la raison puisse
augmenter la liberté de la volonté.

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la méchanceté. La volonté est dominée par le péché à travers le désir, dont


la raison ne peut jamais la libérer. Cela nécessite l'intervention de la grâce.
Dans les fragments de Réflexions, l'interprétation de la volonté qui se
dégage des Écritures devient plus nuancée et plus riche. Un nouvel élément
apparaît dans la description du mécanisme de la volonté : le concept de
cœur. Pour Pascal, le cœur est une faculté spirituelle, comme la volonté,
l'imagination ou les émotions, et c'est la capacité d'aimer de l'âme
humaine. L'amour, tel que Pascal le conçoit, est étroitement lié au désir :
l'homme désire ce qu'il aime, et donc le cœur est la source fondamentale
du désir, et l'état du cœur détermine l'aura. Il existe deux états possibles
du cœur : le dépravé, lorsque son orientation est l'amour de soi, et le
justifié, lorsque son orientation est la divinité. La dépravation du cœur, qui
est la source du désir vilain, maintient la domination du péché sur la
volonté, puisque le cœur, captif de l'amour-propre, plie la volonté à
l'égoïsme. Seule la grâce peut en libérer le cœur, lorsqu'il se détourne de
lui-même et se laisse dominer par l'amour de Dieu et de l'homme. Le lien
entre le cœur et la volonté est à la base de la distinction entre les
différents ordres de valeurs, et de la signification morale de l'ordre du
cœur.

4. LE PRINCIPE HERMÉNEUTIQUE ET LOGIQUE DE LA DUPLICATION

Dans la discussion des Écrits sur la grâce, nous devons également


considérer une procédure méthodologique qui trouve également son
origine dans ce texte et qui joue ensuite un rôle important dans d'autres
écrits, mais surtout dans les Réflexions. Cette procédure est appelée le
principe de la duplication. Il s'agit d'une méthode herméneutique et
logique utilisée par Pascal pour réconcilier des contradictions, d'abord dans
un contexte théologique, puis dans un contexte apologique. Son rôle le plus
important, cependant, est de concilier les principes de la pratique
religieuse surnaturelle avec ceux du raisonnement géométrique naturel,
sans compromettre l'autonomie de l'un ou de l'autre. Jean Mesnard parle
même de la fusion du mysticisme et de la rationalité dans cette méthode
(M, III, 623).
La Lettre sur la possibilité de garder les commandements, dans certains
passages, montre que le correspondant était vivement préoccupé par les
contradictions de l'enseignement de saint Augustin, que ses adversaires
avaient mises en évidence contre les janissaires. Après avoir précisé que
l'affirmation " l'observation des commandements n'est pas impossible au
juste " doit être comprise dans son sens, Pascal s'attarde sur le sujet en
disant : " Je ne puis laisser passer un moment si opportun pour vous
révéler en détail les principes qui harmonisent si parfaitement toutes les
affirmations qui, bien qu'apparemment contradictoires, sont en fait liées
entre elles en une chaîne merveilleuse " (Í, 89).

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est un principe herméneutique fondamental de Pascal. "Tout auteur a un


sens dans lequel tous les endroits contradictoires du texte sont en
harmonie, ou, s'il n'y en a pas, il n'y a pas de sens du tout" (289/684),
écrit-il dans Réflexions. C'est vrai pour tous les auteurs, mais c'est surtout
vrai pour l'Écriture et les textes des Pères de l'Église, qui sont pourtant
apparemment pleins de contradictions. Pour comprendre ces textes, il
faut donc être capable de concilier les contradictions apparentes.
Ce principe herméneutique montre clairement que le principe logique
de non-contradiction est aussi valable en théologie que dans la méthode
géométrique. Cependant, pour parvenir à la non-contradiction, il faut une
interprétation cohérente des textes. Pascal montre comment il est possible
de concilier les contradictions chez Saint Augustin. Il résume ainsi les
affirmations contradictoires : chez saint Augustin, nous voyons que " Dieu
précède l'homme et l'homme précède Dieu ; que Dieu donne sans que
nous le demandions et ne donne que ce que nous demandons ; que Dieu
agit sans la coopération de l'homme et que l'homme coopère avec Dieu ;
que la gloire est à la fois une grâce et une récompense ; que Dieu quitte
l'homme le premier et que l'homme quitte Dieu le premier [etc.]À
première vue, ces affirmations s'excluent mutuellement. Il n'en est rien,
cependant, si l'on remarque que la portée des affirmations contradictoires
n'est pas identique, puisque les choses qui sont comprises comme étant
essentiellement une - en l'occurrence, la recherche de Dieu, la justification,
l'exaucement de la prière, la persévérance ou l'abandon de l'homme - sont
en fait de nature double. Il y a donc une différence entre parler de ces
choses en termes généraux, sans distinction, et en parler en termes
particuliers, en séparant et en distinguant ce qui appartient à l'homme et
ce qui appartient à Dieu. Pour prendre un exemple concret : " l'homme ne
va jamais devant Dieu " et
Le caractère contradictoire des affirmations "la bonne volonté de l'homme
précède de nombreux dons divins" disparaît lorsque l'on comprend que
"toutes nos bonnes actions ont deux sources : notre propre volonté d'une
part, et la volonté de Dieu d'autre part" (Í, 144-145). Dans la première
affirmation, donc, une vérité est formulée en termes généraux, sans
distinguer entre la volonté divine et la volonté humaine, tandis que dans
la seconde, on sépare la volonté humaine de la divine et on fait une
affirmation vraie sur la première. Mais si cette distinction n'est pas faite,
la contradiction reste non résolue.
Ces exemples montrent ce qui est nécessaire pour résoudre et
réconcilier des significations contradictoires : la compréhension que ces
significations se réfèrent à deux objets différents, c'est-à-dire la
duplication. La nature même de ces différences éclaire toutes les
difficultés et contradictions apparentes, qui ne sont pas en réalité des
difficultés et des contradictions, puisque deux énoncés qui paraissent
contradictoires appartiennent à l'un de ces modes et l'autre à l'autre " (Í,
141). Le contresens provient du fait que

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ce qui est en réalité deux est vu par l'interprète comme un seul. Les textes
auxquels s'applique cette procédure interprétative ont une manière
particulière de parler, qui tient au fait qu'ils ne rendent pas évidente la
dualité cachée dans le sujet de ces énoncés. Plus précisément, ils font des
déclarations soit en termes généraux, sans faire de distinction, soit en
termes particuliers, en assumant la dualité. Par conséquent, ces textes,
contrairement aux textes scientifiques, ne sont pas univoques, c'est-à-dire
qu'ils ne sont pas univoques, mais peuvent prendre au moins deux sens
opposés, selon l'objet auquel ils se réfèrent. Il est donc impossible pour le
lecteur profane de les interpréter correctement. L'Écriture, qui est pleine
de contradictions apparentes, est un modèle pour de tels textes, qui
doivent bien sûr être interprétés de la même manière, mais des textes
théologiques importants, notamment ceux des Pères de l'Église,
fonctionnent selon ce principe. Selon Pascal, le fait qu'un texte
théologique faisant autorité ne soit pas univoque mais contienne des
ambiguïtés (à condition qu'elles puissent être réconciliées par le principe
herméneutique du dédoublement) n'est pas son défaut mais sa force : cela
montre qu'il fonctionne sur le même principe que l'Écriture et, par
conséquent, qu'il exprime la même vérité.
Le principe de duplication est un procédé herméneutique dans l'Épître,
mais dans le Tractatus il devient une méthode efficace d'argumentation
contre les doctrines qu'il est destiné à réfuter. La méthode rhétorique
ingénieuse de Pascal consiste à opposer des doctrines opposées, puis à leur
appliquer le principe du doublement. Nous le voyons dans la question de la
préordination. D'un côté, il y a les calvinistes, qui attribuent le salut à la
seule volonté de Dieu, et de l'autre, les molinistes, qui attribuent le salut à
la seule volonté de l'homme. Voici deux extrêmes qui s'excluent
mutuellement. Leur thèse principale, selon Pascal, n'est pas qu'ils sont faux,
mais qu'ils n'adhèrent même pas au principe de duplication. En d'autres
termes, ils prennent pour un ce qui est en réalité deux : ils ne voient pas
que la nature humaine est double, selon qu'on la considère dans son état à
la création ou après la chute, et qu'il y a deux volontés impliquées dans
l'œuvre de salut ou de damnation, la divine et l'humaine, et non une seule.
Par conséquent, les deux points de vue opposés sont tous deux vrais, mais
seulement partiellement vrais, et s'excluent mutuellement. " C'est du
manque de distinction entre ces deux états [c'est-à-dire à la création et
après la chute] que naissent les erreurs dans les deux cas " (Í, 112),
souligne Pascal. " Et ne pensons pas qu'il suffit d'éliminer l'une de ces
deux erreurs pour arriver à la vérité " (M, III, 722), écrit-il dans
l'Argument.
La vérité, selon Pascal, est toujours au milieu : l'enseignement de Saint
Augustin est au milieu entre les opinions extrêmes des calvinistes et des
molinistes. Le milieu, en tant que lieu de la vérité, se trouve déjà dans les
écrits physiques (l'espace, par exemple, est au milieu entre l'étendue
matérielle et le néant), mais dans le Traité, il prend un sens plus profond,
car il est contextualisé théologiquement.
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Le milieu n'est pas une "maison à mi-chemin", ni une synthèse dialectique


des opposés, mais une compréhension capable de réconcilier les opposés.
En fait, le milieu est le lieu d'une compréhension qui a la capacité de
dupliquer et donc de voir les contradictions apparentes en harmonie. En
vérité, l'harmonie prévaut, excluant toute contradiction - un principe qui
traverse toute l'œuvre de Pascal. Ni les hérésies calvinistes ni les hérésies
molinistes ne peuvent à elles seules créer cette harmonie, et c'est
pourquoi, selon Pascal, " il suffit de les laisser s'effondrer " (Í, 109-110).
Dans les œuvres ultérieures, Pascal réutilise cette méthode argumentative
en plusieurs endroits : dans la conversation avec de Sacy, où les deux
points de vue extrêmes et opposés sont représentés par les doctrines
d'Épictète et de Montaigne, et dans le fragment 164/434, où il oppose
l'épistémologie et l'anthropologie dogmatiques et sceptiques. Dans chaque
cas, la vérité apparaît au milieu, en touchant l'objet du litige, et crée une
harmonie entre les opinions opposées.
Mais nous devons nous arrêter à l'acte de duplication. Le terme
"doublement" est un peu trompeur, car nous ne parlons pas d'une
opération, mais d'une perception, ou plus précisément d'une vision. Le
doublement n'est pas une opération logique, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas
d'un acte rationnel. Cela est encore moins évident dans le contexte
théologique des Écritures que plus tard dans les ouvrages exégétiques de
la Réflexion. Car la raison ne peut pas, sur des bases naturelles, voir
clairement qu'il y a deux sources d'action : le divin et l'humain, ou que la
nature humaine est différenciée dans son état à la création et après la
Chute. Le fait que l'homme ne voit pas et ne connaît pas ces différences est
lui-même une conséquence de la corruption de la nature humaine, car
avec le péché, "l'esprit fort, juste et éclairé de l'homme [...] s'est obscurci et
a sombré dans l'ignorance" (Í, 124). Pour reconnaître l'ambiguïté des
affirmations théologiques, il faut donc une aide de la grâce, qui ouvre les
yeux de l'homme sur les dualités. Dans ce cas, l'effet de la grâce n'est pas
éthique mais cognitif. Si on ne l'a pas, on est incapable de concilier les
contradictions apparentes qui constituent ainsi un obstacle à la
compréhension rationnelle. Si, par contre, l'esprit humain s'ouvre à la
vision des dichotomies, l'intellect doit alors, au cours de l'interprétation
du texte, créer la "merveilleuse chaîne" d'affirmations qui conduit au
véritable sens du texte.
D'où le développement par Pascal dans les Écrits d'une méthode
herméneutique et logique qui réconcilie l'expérience surnaturelle de la
réalité avec l'opération rationnelle de la raison naturelle. Par la grâce et la
duplication, de nouveaux fondements de la connaissance émergent sous la
forme de vérités axiomatiques, à partir desquelles la raison peut révéler
un nouvel ordre harmonieux dans le processus d'interprétation. Dans les
Réflexions, cela s'appelle...

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Pascal est l'ordre du cœur. En effet, le cœur, en tant que faculté spirituelle,
ne remplit pas seulement une fonction éthique liée à la volonté, mais
possède également une faculté cognitive. Cela devient plus évident dans le
fragment 142/282, où Pascal appelle la capacité du cœur à reconnaître les
vérités axiomatiques :
"Le cœur sent que l'espace a trois dimensions, et que la série des nombres
est infinie " (142/282). Les deux fonctions du cœur - éthique et cognitive -
sont en harmonie avec les effets éthiques et cognitifs de la grâce. La grâce
affecte en premier lieu le cœur : alors, d'une part, l'amour de soi est
remplacé dans le cœur par le rôle de Dieu, et, d'autre part, le cœur est
capable de voir les dualités, c'est-à-dire de reconnaître de nouvelles
vérités axiomatiques qui lui étaient auparavant cachées.
Déjà dans l'Epître et le Traité, Pascal souligne que la source du principe
de duplication comme méthode de compréhension des vérités
théologiques, et même la source de toute la religion chrétienne, est Jésus-
Christ. Voilà donc l'origine de toutes les contradictions apparentes que
l'Incarnation du Verbe, qui a uni Dieu à l'homme, la puissance à
l'impuissance, a mises dans les œuvres de la grâce" (Í, 146). Dans ce
passage, Pascal ne parle pas de la compréhension des contradictions, mais
de leur origine : le fondateur de la religion chrétienne a lui-même créé des
contradictions en sa personne, puisqu'il a uni en lui les natures humaine
et divine. Dans le Tractatus, Pascal souligne que l'histoire de l'Église a
toujours été caractérisée par des opinions extrêmes et contradictoires.
L'exemple le plus fondamental en est le fait que certains ne voyaient en
Jésus-Christ que l'homme, d'autres que Dieu (Í, 110). Aucune de ces
positions ne reconnaissait que la nature de Jésus-Christ était double : Dieu
et homme en une seule personne. Le Christ incarné contient donc la
contradiction qui est au cœur des textes sacrés qui témoignent de lui, et
qui a conduit aux erreurs concernant sa personne, son œuvre et les textes
sacrés. En même temps qu'il a établi les contradictions, il a également
fourni la clé de leur résolution et de leur harmonie : la clé de la
reconnaissance de la dualité de phénomènes apparemment identiques,
qui constitue la base d'une vision et d'une compréhension nouvelles. Ce
concept est encore balbutiant dans les Écritures, où la notion de figuration,
que Pascal reliera dans l'Apologie au principe herméneutique de la dualité,
n'est pas encore présente. En fait, la vision et la compréhension figuratives
dans les Réflexions constituent la base de toute l'herméneutique de Pascal, qui
est théologiquement ancrée.

***

En résumé, nous devons clarifier comment la période théologique de


Pascal a été transformée par la position fidéiste qu'il a adoptée lors de la
rédaction de la Préface à l'étude de l'espace. Le changement le plus
important a été sa reconnaissance du fait que la raison joue également un
rôle important en théologie et que son utilisation rigoureuse doit être
exigée, tout comme dans les sciences naturelles.
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dans la réflexion. La raison dans le contexte théologique, fidèle à la


méthode de connaissance de la vérité sur la base de l'autorité, a une
fonction herméneutique : sa tâche est l'interprétation correcte des textes
sacrés. Il ne suffit pas de regarder ce que disent ces textes, mais de les
interpréter : d'une part, pour éliminer les contradictions apparentes qu'ils
contiennent et, d'autre part, pour mettre leurs énoncés en accord avec
l'expérience empirique-scientifique de la réalité. C'est la tâche de la
raison. À cet égard, Pascal ne renie pas sa formation de mathématicien et
de physicien, puisqu'il reste fidèle à l'exigence de méthode rationnelle
dans ses textes théologiques et applique effectivement certains procédés de
la pensée géométrique, en les adaptant aux besoins du contexte
théologique. Cependant, la définition de l'usage théologique de la raison et
de la nécessité de la méthode en théologie est loin de combler le fossé entre
la raison naturelle et les vérités surnaturelles de la foi. Au contraire, à l'ère
de la théologie, la mesure de cette distance et la justification de son
existence deviennent de plus en plus précises. D'un point de vue tant
cognitif qu'éthique, Pascal éclaire la nature de la séparation entre les
vérités de la raison et les vérités de la foi : d'un point de vue cognitif, les
contradictions inhérentes aux textes sacrés bloquent la voie à la
reconnaissance et à la compréhension des vérités théologiques, et d'un
point de vue éthique, la fausse détermination de la volonté par le bas désir
rend impossible l'accomplissement d'actes moralement irréprochables. La
reconnaissance des vérités fondamentales de la foi, l'acquisition d'une
méthode de compréhension des textes sacrés, la reconnaissance d'une
moralité parfaite et l'accomplissement d'actes dictés par la volonté de Dieu
dépendent tous, sans exception, de la grâce de la volonté divine. Sans cette
grâce, la nature humaine est impuissante, incapable d'approcher les
vérités surnaturelles, que ce soit dans la cognition ou dans l'action.

200
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IV.Section

APOLOGIE
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VI. LE GENRE APOLOGÉTIQUE


ET LES ÉCRITS APOLOGÉTIQUES
MINEURS

La période apologique de Pascal date de 1658, après que les débats


houleux sur les Lettres du pays se soient apaisés. Le nom de cette période
provient du titre original des Réflexions, puisque Pascal a passé ses
dernières années à travailler à une apologie de la religion chrétienne.
Cependant, le caractère apologétique n'est pas seulement une caractéristique
des Réflexions, mais aussi de certains de ses écrits plus courts mais
importants de cette période, dont deux méritent d'être soulignés : sur la
Pensée géométrique et dans la Conversation avec M. de Saci sur Épictète et
Montaigne. Bien qu'ils diffèrent considérablement dans leurs thèmes, ils
partagent la même préoccupation : comment développer des arguments
rationnels à partir des fondements acceptés de la raison naturelle afin de
s'éloigner des vérités naturelles pour se rapprocher des vérités
surnaturelles. Dans les chapitres précédents, nous avons considéré, d'une
part, les œuvres scientifiques de Pascal, qui s'occupent exclusivement de
l'exploration des vérités naturelles, et, d'autre part, ses œuvres
théologiques, qui s'occupent de l'interprétation des vérités surnaturelles.
L'analyse de ces œuvres a révélé les convictions de Pascal, tant en ce qui
concerne la connaissance rationnelle fondée sur la théologie naturelle que
la compréhension théologique fondée sur les vérités révélées de la foi, et
la nature du fossé qui les sépare. Dans la dernière partie consacrée à la
pensée apologétique, nous devons examiner comment ces deux domaines
sont mis en relative harmonie, puisque le but de l'apologie religieuse n'est
rien moins que de justifier les vérités de la religion par des moyens naturels
et rationnels. Notre question principale sera donc de savoir comment
Pascal considère les vérités rationnelles naturelles et les vérités
surnaturelles de la foi comme conciliables dans le cadre d'un discours
apologétique. Comment est-il possible à la fois de maintenir la thèse d'une
séparation radicale des vérités et des vérités de foi et de développer une
procédure argumentative qui soit...
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qui tentent de les combiner dans un discours de persuasion ? Avant de


procéder à l'analyse de l'œuvre majeure de Pascal, les Réflexions, il faut
d'abord préciser ce que l'on entend par apologétique, c'est-à-dire par
pensée et discours apologétiques chez Pascal, et commencer par lire les
deux courts écrits mentionnés ci-dessus, qui contiennent chacun deux
arguments apologétiques typiques.

1. LA MANIÈRE APOLOGÉTIQUE DE PENSER ET DE PARLER

Afin de clarifier les caractéristiques fondamentales de la pensée et du


discours apologétique, il convient de revoir brièvement l'histoire de ce
genre, des origines à Pascal. L'apologie est avant tout une manière
rhétorique de parler. Selon Aristote, c'est un type de discours judiciaire,
plus précisément un discours de défense, dont le but est de réfuter les
allégations de l'accusation. 88 Le plaidoyer est par nature une adresse à une
ou plusieurs autres personnes, il a un caractère fortement argumentatif et
vise à persuader. La plus célèbre des excuses antiques, le dialogue de Platon
à la défense de Socrate, est devenue une œuvre fondatrice importante de la
tradition philosophique, montrant que les discours philosophique et
apologétique ne sont pas étrangers l'un à l'autre. Les excuses religieuses
ne sont pas, à proprement parler, des défenses médico-légales, mais elles
ont traditionnellement été invoquées dans des situations où une
communauté religieuse a fait l'objet d'attaques juridiques ou politiques,
ou a dû se défendre contre d'autres confessions. De l'antiquité, ce sont
surtout les excuses religieuses juives et chrétiennes qui ont survécu. Les
excuses religieuses chrétiennes remontent à l'émergence du christianisme
en tant que religion. Les premiers apologues de l'apôtre Pierre, conservés
dans les Actes des Apôtres, et le discours défensif d'Étienne le Martyr,
peuvent être considérés comme les précurseurs des apologues ultérieurs. 89
Le genre de l'apologie religieuse chrétienne a commencé à se répandre au
deuxième siècle, à une époque où les persécutions des chrétiens
commençaient dans l'Empire romain. Les apologistes chrétiens ont cherché à
convaincre les autorités séculaires, et souvent l'empereur lui-même, que
les accusations portées contre les chrétiens n'étaient que des calomnies et
que la religion chrétienne n'était pas plus vile que toute autre religion de
l'empire. Parmi les ouvrages écrits à cette époque, les deux apologies de
Justinien se distinguent. Tout d'abord, Justin a cherché à donner une
assise juridique à la question de la persécution des chrétiens, en
demandant qu'ils ne soient poursuivis que pour des violations de la loi
officielle, et que s'ils étaient reconnus innocents à cet égard, ils soient
reconnus comme citoyens de l'empire au même titre que les autres. En ce
sens, ses apologies sont étroitement liées à la tradition réthorique de ce
genre, mais elles ne s'arrêtent pas là. Justinien avance un certain nombre
d'arguments pour convaincre l'empereur de l'excellence morale des
chrétiens, de la pureté idéologique de leur religion, voire de la supériorité
de la religion chrétienne sur les autres religions. 90
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Dans les textes apologétiques du deuxième siècle, l'argumentation de


l'apologétique religieuse chrétienne émerge progressivement. Ces textes
s'adressent manifestement à des représentants d'autres religions - païens
ou hérétiques d'un point de vue chrétien - et leurs auteurs ne peuvent
donc pas faire appel aux vérités de la foi chrétienne. Puisque leur objectif
est de défendre et de persuader, ils ne peuvent argumenter que sur des
bases naturelles et de manière rationnelle. Bien que la tradition
théologique judéo-chrétienne ne s'appuie pas sur la théologie naturelle
dans la même mesure que la tradition gréco-romaine, nous trouvons la
théologie naturelle chez les auteurs chrétiens. 91 La preuve de l'existence de
Dieu fondée sur l'ordonnancement du cosmos ne fait cependant que
prouver la légitimité de la religion, pas nécessairement de la religion
chrétienne. Plus importants sont les arguments historiques et moraux
souvent utilisés. Les arguments historiques sont basés sur
l'accomplissement de la prophétie par la venue de Jésus-Christ. Ils étaient
principalement utilisés contre les Juifs, puisqu'ils présupposaient
l'acceptation par les Juifs de la Bible en tant que révélation, mais les auteurs
chrétiens, avec une justification suffisante, ont également utilisé de tels
arguments contre d'autres. Dans l'argument moral, l'excellence de la
religion chrétienne était justifiée sur la base de la perfection morale et de
l'intégrité de l'enseignement de l'Évangile et, dans son sillage, du mode de
vie chrétien. Cet argument, qui fait écho à la première critique de la
religion par Xénophane et Platon, a été principalement utilisé pour
argumenter contre la religion gréco-romaine. Cet argument se fondait sur
l'attente que la vraie religion devait également enseigner une conduite
moralement correcte de la vie : alors que dans les mythes religieux gréco-
romains, les actions des dieux sont loin d'être caractérisées par
l'excellence morale, les textes sacrés chrétiens exposent un enseignement
moral parfait.
Le genre a été perfectionné à l'époque de la patristique, puis à l'époque
de la philosophie scolastique. Des apologies de grand volume, comme celle
de la Cité de Dieu de saint Augustin et la Summa contra gentiles de saint
Thomas, ont été produites. Le premier défend la religion chrétienne contre
l'accusation selon laquelle les chrétiens sont responsables de la chute de
Rome en 410. La Somme de saint Thomas, sous-titrée Livre sur la vérité et
la foi catholique contre les erreurs de l'infidèle, argumente contre Averroès en
utilisant les outils de la raison naturelle. La structure argumentative de
base de l'apologétique religieuse est très clairement décrite dans le
Proslogion de Saint Anselme. Les vérités de la foi sont fondées sur l'autorité
des Écritures et ne nécessitent donc pas de justification rationnelle. Les
théologiens, cependant, suspendent parfois leur autorité et tentent de
soutenir les vérités de la foi avec des arguments purement rationnels.
Anzelm n'écrit pas une apologie, mais en supposant qu'il y a des fous qui
"disent dans leur cœur : il n'y a pas de Dieu", il ouvre la voie à une
justification rationnelle de l'existence de Dieu. 92 Les apologistes ferment
donc temporairement leur propre croyance en l'autorité, puis se
contentent de la base argumentative généralement admise pour fonder
leurs arguments sur celle-ci et sur l'usage naturel de la raison. En
attendant, la direction de leurs arguments est essentiellement déterminée
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par les vérités intrinsèquement entre parenthèses de leurs croyances.

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Les résultats de cette procédure argumentative sont les arguments


rationnels en faveur de Dieu, bien que dans la théologie et la philosophie
médiévales, ils ne soient pas simplement apologétiques.
La fin de la Renaissance et le début de la période moderne ont vu un
changement fondamental dans la nature du discours apologétique.
L'évolution de la vision médiévale du monde a affaibli la nature autoritaire
de la révélation, ce qui aurait nécessité un raisonnement apologétique plus
efficace. De plus, à la suite de ces processus, les arguments traditionnels
sont souvent devenus intenables. Avec la réapparition et la diffusion du
scepticisme au XVIe siècle, la question s'est posée de la capacité de la
raison naturelle à produire des arguments susceptibles de convaincre
efficacement les libres penseurs et les athées de l'existence de Dieu et de la
vérité de la religion. Face à ces défis, le discours apologétique a subi une
transformation fondamentale, que l'on peut observer clairement dans les
textes apologétiques de Montaigne et de Pascal. 93 Une œuvre importante à
c e t
égard est l'Apologie de Raimond Sebond de Montaigne, qui, étant l'une
des œuvres les plus importantes des Essais, a également eu une influence
majeure sur Pascal. 94 Dans cet essai, Montaigne défend la Theologia
naturalis sive liber crea- turarum (1487) de Raimond Sebond, un professeur
de théologie toulousain du XVe siècle. L'œuvre de Raimond Sebond est une
apologia classique : son objectif principal est de fournir des arguments
rationnels en faveur de la cohérence entre la nature et la révélation. Son
argumentation repose sur l'opinion de la fin du Moyen Âge selon laquelle
la nature est en fait un système de signes et peut être lue comme un livre,
à condition de connaître la signification des signes. Et le sens du livre de la
nature est exactement le même que celui des Écritures. Pour montrer la
correspondance entre les significations des deux livres, l'auteur utilise des
arguments de théologie naturelle basés sur le fait que nous pouvons
déduire l'existence et la nature de Dieu directement des phénomènes et
des signes de la nature. L'œuvre de Sebond était particulièrement
importante pour Montaigne, qui l'a traduite en français à la demande de
son père, et qui a dû ressentir le besoin de défendre l'apologue lorsque
plusieurs de ses contemporains ont lancé une attaque féroce contre ses
méthodes d'argumentation. Montaigne écrit ainsi une apologie de
l'apologie dans son essai. Mais il a vécu presque un siècle plus tard que son
protégé, alors que le monde avait profondément changé. Montaigne savait
que ce serait une entreprise futile que de réutiliser ou même de défendre
les arguments utilisés par Sebond. Au lieu de cela, il a eu recours à une
stratégie différente : il a contre-attaqué. L'excuse de Montaigne était
principalement motivée par un contre-argument à la position athée selon
laquelle les arguments de Sebond n'ont convaincu personne de l'existence
de Dieu. Dans son attaque, Montaigne s'en prend plutôt au moyen par
lequel cette objection a été formulée, à savoir la raison humaine. D'où le
ton très sceptique de l'essai, puisque Montaigne utilise tous les arguments
sceptiques pour montrer que la faiblesse inhérente à la raison humaine
rend impossible la connaissance des vérités, même naturelles.
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et elle n'est même pas capable de décider de l'existence de Dieu. Son


objectif principal est de briser la confiance fondée sur la foi dans le
pouvoir de la raison. Le seul problème est que non seulement ses
adversaires mais aussi Sebond lui-même deviennent la proie de
l'argument montaignien, puisqu'en montrant que la raison humaine
naturelle est aussi incapable de prouver l'existence de Dieu que de
prouver sa non-existence, les arguments de Sebond sont également
invalidés. Dans sa conception, Montaigne adopte une position fidéiste,
affirmant que Dieu seul peut nous éclairer sur l'existence et la nature de
Dieu, mais que la nature et la raison humaines, par leur faiblesse, sont
incapables d'acquérir une connaissance certaine de cette matière. 95
Malgré son caractère très sceptique, l'œuvre de Montaigne n'abolit
cependant pas le genre apologétique, mais se contente de souligner qu'il
n'est plus possible d'argumenter la vérité de la religion de manière
traditionnelle. Les apologistes qui l'ont suivi ont souvent eu recours à la
méthode du scepticisme, qui n'est évidemment pas un moyen de prouver les
vérités religieuses, mais qui peut être utile pour ébranler la position confiante
d'un adversaire. Après Montaigne, son ami et suiveur Charron utilise les
arguments sceptiques à des fins apologiques, notamment dans Les trois
vérités contre les athées, idolâtres, juifs, mahométans, hérétiques,
schismatiques, publié en 1593.
Au tournant de la fin de la Renaissance et du début de la période
moderne, le genre de l'apologie religieuse a donc été fondamentalement
transformé. Elle s'est considérablement éloignée de sa forme originelle,
l'oraison judiciaire, et à côté des arguments positifs, des arguments
stratégiques sont également apparus pour affaiblir la position de
l'adversaire. Pascal, à la suite de Montaigne, est l'héritier de ce style de
discours apologétique. Partageant la conviction du grand humaniste que le
fossé entre les vérités de la raison et les vérités de la foi était
impénétrable, il a également utilisé à plusieurs reprises des arguments
sceptiques dans son apologie, et il considérait que les arguments
stratégiques visant à saper la position de l'adversaire étaient au moins aussi
importants que l'utilisation de tout argument positif. Mais on ne peut en
aucun cas dire qu'il était un disciple de Montaigne et qu'il voyait dans le
recours au scepticisme la seule possibilité d'apologie, alors que, comme
nous le verrons, pour Pascal l'apologie était précisément le progrès du
fidéisme. L'apologie de Pascal va bien au-delà de l'apologie chrétienne
sceptique de l'époque de Montaigne.
Avant de résumer les aspects qui peuvent servir de base à l'analyse du
discours apologétique, nous devons nous tourner vers un texte de Pascal
qui apporte des contributions importantes à la compréhension de sa
méthode apologétique. Contrairement aux discours purement spéculatifs,
théoriques et scientifiques, le but principal de l'apologie est de persuader.
Pascal s'est sérieusement intéressé aux conditions permettant de
persuader les autres, et il a résumé son point de vue à ce sujet dans un
court article sur l'art de la persuasion. Dans cette œuvre, Pascal sort les
vérités de la foi du champ de l'art de la persuasion :
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"Je ne parlerai pas ici des vérités divines, et loin de moi, écrit-il, de les
renvoyer à l'art de persuader, puisqu'elles sont infiniment au-dessus de la
nature : Dieu seul peut placer ces vérités dans l'âme d'une manière qui lui
soit agréable" (Í, 60). Pascal répète ici une conviction qu'il avait déjà
connue, à savoir que seule la grâce peut révéler à l'individu les vérités
fondamentales de la foi. Par conséquent, l'apologie, qui est l'art de la
persuasion, ne peut en aucun cas entreprendre de persuader directement
des vérités de la foi. Pour l'apologiste, il ne reste que l'art de la persuasion
humaine. Quel en est le signe ?
" Chacun sait que les opinions entrent dans l'âme par deux portes qui
sont aussi les deux principales facultés de l'âme : la porte de la raison et la
porte de la volonté " (ibid.), écrit Pascal, suivant apparemment une
doctrine cartésienne. Selon Descartes, deux facultés de l'âme sont
impliquées dans le jugement de la vérité ou de la fausseté des propositions,
c'est-à-dire dans leur acceptation ou leur rejet : la volonté et l'intellect. Nos
erreurs proviennent du fait que la volonté s'étend au-delà de la portée de la
raison et accepte comme vraies des choses que la raison n'a pas examinées
attentivement. Pascal voit les choses de la même manière : " Parmi ces
voies, celle de la raison est la plus naturelle, puisque nous ne devons
accepter que des vérités prouvées ; mais la voie de la raison, bien que
contraire à la nature, est plus générale, puisque la force persuasive des
arguments humains n'est presque jamais due à leur force probante, mais
plutôt à leur commodité [...] c'est par le caprice imprévisible de la volonté
que les hommes acceptent des vérités sans le consentement de la raison "
(Í, 60-61). Pascal, cependant, n'est pas d'accord avec Descartes pour dire
que la seule façon correcte de persuader est d'exiger la subordination de
la volonté à la raison. Comme ces deux facultés sont relativement
indépendantes dans l'acceptation des vérités, il existe des méthodes de
persuasion distinctes, selon que l'on veut les accepter par la raison ou par la
raison.
Pour appliquer efficacement ces méthodes, il est nécessaire de bien
comprendre les principes des deux facultés spirituelles. Les principes de
la raison sont les vérités fondamentales ou axiomes universellement
acceptés. Si l'on peut montrer qu'une affirmation en question découle
nécessairement de ces axiomes, le sujet l'acceptera comme vraie
involontairement, et dans ce cas, la persuasion aboutira à un résultat
immédiat. Les principes de la volonté sont définis par Pascal comme des
désirs naturels, tels que le désir de plaisir, de délectation ou de bonheur,
conformément à la tradition théologique de la théologie agnostique. Il
découle de ce principe que la volonté accepte comme vraies les choses qui
correspondent au désir de plaisir, de délectation ou de bonheur. La
persuasion parfaite serait possible si la vérité à persuader était à la fois
vraie pour l'intellect et bonne pour la volonté. Mais c'est rarement le cas ;
et dans le cas des vérités religieuses, c'est l'inverse qui se produit.

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Poste. D'où l'inefficacité de la persuasion sur les vérités religieuses, Pascal


dit : "En fait, nous ne croyons qu'à ce qui nous plaît. C'est pourquoi nous
sommes si loin d'accepter les vérités de la religion chrétienne, puisqu'elles
sont tout à fait opposées à nos plaisirs" (Í, 61). La religion exige une vie
ascétique, ce qui est contraire au désir de satisfaction de la volonté
humaine. Ce n'est pas seulement que les vérités de la religion ne peuvent
pas être liées à des axiomes naturels, mais aussi que leur acceptation est
empêchée par le fonctionnement de la volonté basé sur le plaisir. Pascal
évalue ainsi soigneusement les conditions dans lesquelles il est possible
de cultiver l'apologie. Sa conclusion est évidente : il ne suffit pas de
chercher à convaincre la raison. Si la volonté n'est pas persuadée, le
raisonnement purement rationnel est futile. Il faut donc concevoir une
stratégie qui vise à convaincre la volonté aussi bien que la raison, tout en
gardant à l'esprit que seule la grâce divine peut convaincre efficacement
l'âme des vérités religieuses.
Résumons les caractéristiques de la pensée et de la parole
apologétiques. L'apologétique religieuse est un discours rhétorique qui
défend la religion tout en visant à convaincre l'adversaire. L'apologiste est
obligé de mettre entre parenthèses ses propres croyances sur les vérités de
la foi afin d'argumenter rationnellement pour les vérités de la foi en
s'adressant à l'adversaire sur ses fondements naturels. Lorsque les
arguments rationnels en faveur des vérités religieuses s'avèrent
inadéquats, les apologistes ont souvent recours à des arguments
stratégiques destinés à affaiblir la position de l'adversaire. Dans l'Apologie
de Pascal, tous ces aspects sont défendus, avec en plus la tentative de
persuader la raison qui devient dominante à côté de la tentative de
persuader l'apologiste. L'analyse de l'apologétique de Pascal sera basée sur
ces aspects.
Il convient toutefois de noter que le discours apologétique peut être
considéré autant comme une façon particulière de penser que comme une
façon de parler. En effet, dans la mesure où les vérités ultimes de la foi y
sont mises entre parenthèses et où l'argumentation fonctionne sur une
base naturelle et rationnelle, l'apologétique peut être comprise comme
une philosophie. D'une part, les grands systèmes philosophiques ne sont
pas étrangers au fait que leur élaboration est motivée par une intuition
globale d'origine non rationnelle. Nous pensons ici à la philosophie de
Platon, d'Aristote, de Spinoza ou même de Hegel. D'autre part, il est
parfois difficile de faire la distinction entre l'apologie et la philosophie.
Aujourd'hui encore, il y a un débat pour savoir si les Réflexions sur le
premier fils de la philosophie de Descartes ne sont pas une apologie
chrétienne. 96 Descartes lui-même encourage cette interprétation dans sa
lettre dédicatoire à la faculté de théologie de la Sorbonne, qui sert également
de préface à l'ouvrage.97 La tentative de Descartes de prouver l'existence de
Dieu et l'immortalité de l'âme sur une base naturelle, de manière
strictement rationnelle, répond également aux exigences formelles
traditionnelles de l'apologétique. La plénitude philosophique de la pensée
ne se mesure pas nécessairement au fait que la raison est son propre...
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de révéler des vérités entièrement nouvelles, mais aussi dans sa capacité à


soutenir rationnellement des vérités qui ne sont pas d'origine rationnelle. Il
est donc important de souligner que l'apologie de Pascal ne doit pas être
considérée comme un dispositif purement rhétorique, dont l'auteur
connaît la vérité à l'avance et est même prêt à utiliser des mots pour s'en
convaincre. Plus précisément, ses efforts pour rationaliser des vérités
d'origine non rationnelle doivent être considérés comme une réalisation
philosophique majeure.
Dans ce qui suit, nous analyserons deux des écrits les plus marquants de la
période apologique : sur la pensée géométrique et la Conversation avec M. de Saci
sur Épictète et Montaigne. Aucun des deux textes ne peut être considéré
comme une apologie stricte en termes de genre : le premier servait
d'introduction à un manuel de géométrie, et le second contient la
conversation de Pascal avec son directeur spirituel. La datation des deux
textes est incertaine, et il est possible qu'ils aient été écrits dans la période
dite théologique, vers 1655-56. Cependant, il y a une raison pour laquelle
ces textes sont analysés ici, immédiatement avant les Réflexions. La raison
en est que dans les deux cas, nous trouvons des modes d'argumentation
qui anticipent directement certains des processus de pensée de l'Apologie.
Bien que le plan concret de Pascal pour l'Apologie n'ait été formulé que
plus tard, tout indique qu'au moment où ces textes ont été écrits, Pascal
était déjà sérieusement préoccupé par la possibilité d'essayer de justifier
les vérités religieuses de manière rationnelle, dans les termes qu'il avait
précédemment soulignés. Les deux écrits se caractérisent par le fait que
l'argumentation repose sur des fondements naturels, tandis que divers
procédés sont utilisés pour se rapprocher des vérités surnaturelles. Nous
aborderons d'abord le Raisonnement géométrique, qui est l'argument le
plus purement géométrique, puis le dialogue avec M. de Saci, qui passe des
vérités naturelles aux vérités de la foi sur une base plus éthique, en
utilisant le principe du doublement.

2. SUR LA PENSÉE GÉOMÉTRIQUE

Sur le raisonnement géométrique est l'un des textes les plus


rigoureusement structurés et les plus clairs de Pascal. Il y résume les
caractéristiques de la méthode géométrique, la méthode qui a joué un rôle
si important dans ses écrits mathématiques et physiques. Une différence
significative, cependant, est que ce ne sont pas les questions d'application
de cette méthode qui sont ici l'objet d'étude, mais la nature de la méthode
elle-même, et avec elle la nature de la rationalité humaine. Une autre
différence importante est que la compréhension du concept d'infini est
transformée par rapport aux écrits antérieurs. Elle n'est plus seulement la
base d'une méthode mathématique, celle des indivisibles, en tant que
quantité finiment petite, ni du développement infini de la recherche
rationnelle.
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mais elle a aussi un rôle épistémologique : elle délimite et encadre la


recherche rationnelle. Cela ouvre la voie à Pascal pour attribuer à ce
concept une fonction apologique. En partant des fondements naturels et en
explorant systématiquement les possibilités de la raison humaine, son
raisonnement dans De la pensée géométrique arrive aux limites de la
connaissance rationnelle, au point où l'attitude de l'homme face à la
connaissance doit fondamentalement changer. Ce processus est retracé ci-
dessous. Dans l'introduction, Pascal promet de décrire une manière
d'étudier la vérité. Mais celle-ci peut être de plusieurs types : analytique,
où le but est de découvrir des vérités inconnues, ou synthétique, où le but
est de prouver les vérités que nous possédons déjà et de les distinguer des
fausses connaissances. Pascal ne traite que de la seconde. Cet objectif
préfigure le fait que la méthode analysée ici ne va pas dans l'inconnu pour
découvrir des vérités nouvelles et inédites, mais qu'elle vise avant tout à
prouver rationnellement et à unifier les vérités déjà connues. Par
conséquent, l'examen de cette méthode est également un examen de la
rationalité elle-même en tant que système complet de vérités rationnelles. Ce
système ou ordre peut être assimilé à l'édifice idéal de la science, qui, par
définition, comprend toutes les vérités rationnellement connaissables. De
nombreux penseurs modernes ont cherché à
les fondations et la construction de ce "bâtiment".
Alors comment prouver les vérités que vous avez déjà trouvées ? Pour
présenter la méthode Pascal, il est nécessaire de reprendre le raisonnement
que j'ai déjà décrit dans la sous-section II.1. Selon Pascal, les vérités
peuvent être prouvées de manière convaincante par la seule méthode de la
géométrie, mais la discussion de la méthode géométrique nécessite la
présentation d'une méthode encore plus parfaite, qui ne peut cependant
pas être pratiquée par l'homme, " car ce qui est au-delà de la géométrie est
au-delà de nous " (Í, 39). De cette remarque, il ressort que pour Pascal, la
méthode géométrique épuise les capacités naturelles de l'esprit humain :
atteindre les limites de la géométrie, c'est atteindre les limites de la
rationalité et de la pensée humaines. La méthode dite parfaite est "au-
delà" de la rationalité humaine, mais sa compréhension est nécessaire
pour expliquer la méthode géométrique. Quelle est l'essence de cette
méthode ? La méthode dite parfaite repose sur deux principes de base, la
définition et la preuve : "on ne doit employer aucune expression dont le
sens n'a pas été clairement expliqué au préalable, [et] aucune affirmation
ne doit être faite qui n'ait été prouvée par des vérités connues" (Í, 40). Ces
deux conditions découlent du critère de l'évidence : les définitions
garantissent la clarté absolue des affirmations vraies, et les preuves
assurent une certitude indiscutable. Si l'homme, en appliquant cette
méthode, devait achever l'ensemble du processus de raisonnement, un
système fermé de vérités parfaitement claires et parfaitement prouvées
serait établi. Dans ce système

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chaque vérité aurait une preuve parfaite, et répondrait donc pleinement


aux exigences du critère de la preuve. Il faut voir que le produit de la
méthode parfaite est identique à l'idée de rationalité parfaite. Cette idée
découle de la raison elle-même et formule l'exigence de preuve de la
raison. C'est l'idée de la totalité de toutes les connaissances probantes, où
la raison peut se reposer, et dans laquelle il n'y a pas de place pour le
doute, ni pour le désir de poursuivre la recherche.
" Cette méthode, bien qu'elle paraisse belle, est absolument impossible
" (Í, 42), poursuit Pascal, car elle implique l'exigence d'une régression à
l'infini (regressus ad infi- nitum), tant dans les définitions que dans les
preuves : dans les définitions, le terme à définir doit être défini au moyen
de termes déjà définis, et dans les preuves, les énoncés doivent être
prouvés sur la base de vérités déjà prouvées. La ligne va à l'envers jusqu'à
la fin. Puisque l'intellect humain fini est incapable de fournir un nombre
infini de définitions et de prouver un nombre infini de vérités, il est
intrinsèquement incapable de répondre à ses propres exigences. Il y a
donc une contradiction interne à la raison humaine : elle a l'idée d'une
méthode parfaite, qui est déterminée par sa propre nature, mais c'est
précisément à cause de sa propre nature qu'elle est incapable de satisfaire
cette idée. Avec l'idée de la méthode parfaite, Pascal prouve a priori que la
rationalité parfaite, ou l'édifice complètement fermé de la science
rationnelle, contient une auto-contradiction et est donc impossible à
réaliser.
Cependant, un aperçu de l'idée de la méthode parfaite est nécessaire
pour rendre la méthode de la géométrie claire. 98 L'impossibilité a priori de
la méthode parfaite n'implique pas, contrairement à ce que nous attendions,
le scepticisme, mais une version de la méthode parfaite, qui n'est dite
parfaite qu'avec des restrictions. "Il semblerait d'après tout cela que
l'homme soit incapable, pour quelque raison inhérente et insurmontable,
de traiter une science quelconque dans un ordre parfaitement fermé. Mais
il ne s'ensuit pas que nous devions rejeter toute sorte d'ordre" (Í, 42),
écrit Pascal. Car il existe une science et la méthode qu'elle a définie qui
peuvent résister à la tentation du scepticisme. C'est la science et la
méthode de la géométrie. Comment la méthode géométrique évite-t-elle
l'exigence de régression infinie sans se laisser distancer par la méthode
parfaite en termes de certitude ? Selon Pascal, ce n'est pas le mérite de la
raison, mais de la nature : cette dernière compense ce que la raison ne peut
atteindre. Car la nature fournit à la raison, d'une part, des expressions
rudimentaires qu'il est impossible et superflu de définir et, d'autre part,
des principes clairs qu'il est impossible et superflu de prouver. La
méthode géométrique est basée sur ces derniers, car elle ne définit pas ces
termes et ne prouve pas les principes

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(ou axiomes), mais les utilise pour définir tous les autres termes et
prouver toutes les autres vérités. Selon Pascal, c'est grâce à ce procédé
que la géométrie contient la vérité la plus parfaite dont l'homme dispose, ce
qui conduit au plus haut degré de certitude pour l'homme.
La méthode géométrique est donc la plus proche de la méthode
parfaite, la seule différence étant que la méthode géométrique s'appuie sur
des vérités dites premières, c'est-à-dire des axiomes, sur lesquels reposent
les preuves. Selon Pascal, ces vérités premières découlent de la nature. La
question se pose de savoir ce que l'on entend exactement par nature. Dans
le texte, l'expression "lumière naturelle", que Descartes utilise également
pour décrire la rapidité avec laquelle l'esprit reconnaît les vérités
élémentaires et axiomatiques, est utilisée à plusieurs reprises en relation
avec la reconnaissance des concepts et des vérités fondamentales. Dans
ses Règles pour la conduite de la raison, il l'appelle intuition, ce qui, en
utilisant le latin intuire, signifie un type particulier de vision mentale. Dès que
l'intellect aperçoit des vérités élémentaires, il les voit immédiatement à
travers sa clarté naturelle. Pour voir des vérités complexes, cependant, il
faut une preuve (déduction). Pour Descartes, la clarté naturelle est donc la
clarté naturelle de la raison, et l'intuition est la capacité élémentaire de la
raison à reconnaître la vérité. Si Pascal emprunte manifestement à
Descartes le terme de " clarté naturelle ", il ne l'applique jamais à la raison.
Tout au long du texte, il attribue cette clarté à la nature, et non à la raison.
99 Il s
'agit d'une décision très consciente de la part de Pascal, qui joue un rôle
majeur dans sa pensée apologétique. Le concept de nature comme source
de connaissance était déjà apparu dans la Préface à l'étude de l'espace, bien
qu'il y soit lié à la connaissance animale, ou plus précisément à la science,
plutôt qu'à la connaissance humaine. Pascal interprète la connaissance
instinctive des animaux, comme la capacité des abeilles à construire des
ruches, comme une science "fragile" qui découle de la nature. Elle n'est
disponible pour les animaux que lorsqu'ils en ont besoin, et est ensuite
immédiatement perdue. Cela explique pourquoi les animaux,
contrairement aux humains, ne sont pas en mesure de développer leurs
connaissances : c'est la nature qui les maintient au niveau de perfection
qui leur est destiné (voir I, 31). La nature a ici un sens complexe : il s'agit
de la nature dans son ensemble en général, et de la nature animale en
particulier, qui, par l'instinct, permet aux animaux d'accomplir un certain
nombre d'actions. Le parallèle analogique entre la nature dans la Préface et
la nature dans la Pensée géométrique est évident. Dans ce dernier cas, la
nature se réfère spécifiquement à la nature humaine, qui fournit à
l'intellect des connaissances de source instinctive. Nous verrons plus loin
que la nature, comme dans le cas des animaux, joue un rôle important non
seulement en fournissant la cognition mais aussi en la limitant, dans le but
de maintenir l'homme dans l'état dégradé de perfection auquel il est
destiné après la Chute. La nature,

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en tant que source de connaissances élémentaires, peut toutefois être


clarifié par un fragment des Réflexions. Dans ce fragment, Pascal utilise une
autre expression pour désigner la source de la connaissance élémentaire,
axiomatique : le concept du cœur, qu'il oppose au concept de la raison.

"Nous connaissons la vérité non seulement avec notre intellect, mais


aussi avec notre cœur. C'est de cette manière que nous parvenons à la
connaissance des premiers principes, et notre intellect raisonneur, qui n'a
rien à voir avec eux, tente en vain de les détruire. [...] Car la connaissance
des premiers principes - de l'espace, du temps, du mouvement, du nombre
- est aussi solide que toute autre qui découle de nos preuves. Et la raison
doit s'appuyer sur cette connaissance du cœur et de l'instinct, et y fonder
tout son discours. Le cœur sent que l'espace a trois dimensions et que la
série des nombres est infinie, et l'intellect prouve qu'il n'existe pas deux
nombres carrés dont l'un est le double de l'autre. Les principes sont
ressentis, les affirmations sont prouvées, et tout cela avec certitude, bien
que de manière différente." (142/282)

Selon ce passage, la connaissance des vérités axiomatiques est le


résultat d'une sorte de sentiment intuitif issu de la nature, et non d'un
discernement rationnel. Pascal interprète donc l'origine des vérités premières
d'une manière totalement différente de Descartes : elles ne sont pas le
résultat d'une vision intellectuelle, mais d'un sentiment. La source de ce
sentiment est le cœur. Le cœur, qui, dans la terminologie pascalienne,
désigne une faculté spirituelle dont la fonction première est le désir et
l'amour, assume ici aussi un rôle cognitif : ses sentiments naturels
fournissent les premiers principes de la pensée géométrique. 100 La nature,
qui, selon la Pensée géométrique, est la source des vérités premières, est
donc la nature humaine, qui dote la raison d'expressions élémentaires et
de vérités premières sous forme de sentiments instinctifs, issus du cœur.
L'intellect est ainsi sauvé de la contrainte de la régression à l'infini, mais
doit fonder ses preuves sur des vérités d'origine étrangère à lui-même. Le
fait que la nature fournisse les premières vérités à l'intellect sous la forme
d'un sentiment instinctif a deux conséquences : d'une part, l'incapacité de
l'intellect à vérifier ces vérités, qui ne sont pas d'origine rationnelle ;
d'autre part, pour la même raison, l'incapacité à en douter.
Il faut souligner à nouveau que pour Pascal, l'origine non rationnelle
des vérités fondamentales ne conduit pas au scepticisme. L'ordre de la
géométrie, comme il l'affirme dans la Pensée géométrique, n'est pas inférieur
à la vérité en termes de certitude, et par conséquent la certitude absolue
des vérités fondamentales est aussi une garantie de leur vérité. C'est à
partir d'eux, par le biais de bi-consistances, que l'ordre le plus parfait que
l'homme puisse atteindre peut être construit. Cet ordre est
intrinsèquement vrai, mais sa perfection n'est pas absolue, mais
simplement humaine : "l'ordre de vérité qu'il contient ne contribue à
aucune perfection surhumaine, mais contient tous les éléments de la vie
humaine".
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Pascal place cette connaissance, comme la vraie connaissance accessible à


tous les hommes, au milieu entre deux extrêmes, l'un étant la méthode
parfaite, qui définit tout et prouve tout, et l'autre étant les formes de
connaissance qui, ne connaissant pas la méthode géométrique, ne
définissent rien et ne prouvent rien, et n'arrivent donc pas à la vérité.
Il semble donc que, bien que l'idée d'une rationalité parfaite, qui
découle de la raison, soit inatteignable pour l'homme, l'intellect humain
n'est pas exclu de la possibilité de connaissance, puisqu'il est capable de
prouver des vérités complexes de manière probante, en partant des
vérités de base fournies par la nature, et qu'il est capable de cognition
rationnelle. Cependant, au lieu de considérer que la science rationnelle y
est fondée et que l'étude de la nature est justifiée, Pascal revient à
l'examen des principes de la géométrie.
Une remarque en passant permet de préciser ce qu'est la géométrie :
dans l'usage courant de l'époque, elle est généralement comprise comme
un synonyme de mathématiques, qui se divisent en trois sous-sciences :
l'arithmétique, la mécanique et la géométrie au sens étroit. Chacune de ces
disciplines utilise la méthode géométrique, mais elles diffèrent par leur
sujet. L'arithmétique s'intéresse à la nature du nombre, la mécanique au
mouvement et la géométrie à la nature de l'espace. Une autre remarque
montre que Pascal ne limite pas le champ d'application de ces disciplines
au domaine a priori des mathématiques, mais l'étend à la nature physique.
La justification de cette extension, au moins dans le cas de l'espace, a déjà
été discutée dans le cadre des écrits sur la physique de l'espace vide. Le
texte sur la pensée géométrique ne traite pas de cela, mais s'interroge
plutôt sur la nature de ces trois objets.
Surtout, le nombre, le mouvement, l'espace sont des termes qui, étant
des éléments, sont évidemment indicatifs de leur sujet et n'ont donc pas
besoin d'être définis : " La géométrie suppose donc que nous savons bien
ce que nous entendons par les mots mouvement, nombre et espace, et
sans perdre de temps à les définir, elle pénètre dans leur domaine naturel
et révèle leurs merveilleuses propriétés " (ibid.Le fragment de Réflexions
cité plus haut appelle ces trois objets premiers principes (premier
principe). Il s'ensuit que les trois sciences de la géométrie sont en fait
orientées vers l'étude des principes et l'investigation de la nature de ces
choses élémentaires que le cœur offre à la connaissance. La première idée
qui se dégage de l'étude de ces trois sujets est qu'ils sont intimement liés
les uns aux autres, puisqu'il est impossible de concevoir le mouvement
sans l'espace et l'unité (c'est-à-dire l'origine des nombres). C'est ici que
nous comprenons que ces trois choses incluent également le temps, sans
lequel le mouvement ne serait pas possible. C'est la relation étroite entre
ces quatre choses qui permet d'unifier l'univers entier. La deuxième idée
suit immédiatement, et concerne la propriété commune la plus
caractéristique de ces quatre choses : l'incrémentabilité et la divisibilité
infinies. Le reste du texte traite exclusivement de cet aperçu.

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Que nous voulions augmenter ou diminuer un nombre (par


multiplication ou division), une étendue d'espace donnée, une vitesse de
mouvement ou une durée de temps, il est évident que nous n'arriverons
jamais à une quantité si grande ou si petite qu'elle ne pourra plus être
augmentée ou diminuée. "En un mot, quels que soient le mouvement, le
nombre, l'espace ou le temps, il y a toujours un plus grand que et un moins
grand que, de telle sorte qu'ils se situent tous entre l'infini et le néant" (Í,
50). Cette affirmation ne peut être prouvée, mais elle n'a pas besoin de
l'être, puisqu'elle va de soi. "Le cœur comprend que l'espace a trois
dimensions et que la série des nombres est infinie", lit-on dans le fragment
142/282. Ainsi, l'incrémentabilité et la divisibilité infinies de ce que nous
appelons les principes fondamentaux (espace, nombre, mouvement, temps)
est un axiome basé sur les is- ments naturels. Cependant, selon Pascal,
c'est un axiome particulier qui se distingue des autres, puisqu'il est à la
base de la géométrie dans son ensemble : " Ces vérités [c'est-à-dire les
divisibilités infinies et les incréabilités infinies] ne peuvent être prouvées,
et pourtant elles constituent le fondement et les principes de la géométrie
". [Le principe de la divisibilité et de l'augmentabilité infinies se distingue
cependant des autres principes de la connaissance rationnelle non
seulement parce qu'il les précède dans l'ordre de la connaissance en tant
que premier absolu, mais aussi parce qu'il est incompréhensible par
rapport aux autres. Les exemples que Pascal donne des axiomes en général
sont tous clairs et compréhensibles : la partie est inférieure au tout,
l'espace a trois dimensions, si on donne des quantités égales, les résultats
seront égaux, etc. L'homme est cependant incapable de comprendre
comment il est possible qu'un espace, une vitesse, une durée finis soient
divisibles à l'infini. "Il n'y a aucun métrologue qui ne croit pas que l'espace
puisse être divisible à l'infini. Nous ne pouvons pas plus devenir tels sans
accepter ce principe que nous ne pouvons devenir humains sans âme. La
raison principale pour laquelle il est impossible de comprendre la
divisibilité infinie est que, si nous l'acceptons, nous sommes incapables de
déterminer le constituant final de l'espace, ce qui est contraire à l'idée que
nous nous en faisons naturellement ; et que nous devons supposer une
partie infinie de l'espace dans chaque espace fini, ce qui semble à première
vue contradictoire. A ce stade, une nouvelle fissure dans la méthode
géométrique apparaît. Après que les mesures élémentaires de la nature
ont permis à la raison d'éviter la nécessité d'une régression infinie, elle est
à nouveau confrontée à l'infini, maintenant dans les principes eux-mêmes.
La géométrie, science qui met en œuvre la méthode la plus parfaite dont
l'homme dispose, rencontre immédiatement, dans l'examen des propriétés
les plus élémentaires et les plus évidentes de ses propres objets, un
obstacle qui va à l'encontre de son besoin de preuves : elle doit accepter
comme principe une vérité qui, bien que clairement visible pour elle, est
incompréhensible.

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Plus tôt, Pascal a déclaré que les axiomes ne sont pas prouvables parce
que nous ne pouvons pas trouver de vérités plus simples à partir desquelles
les déduire. Tout le monde les accepte comme étant vraies. Toutefois, la
situation est différente dans le cas de l'incrémentalité et de la divisibilité
infinies, car certains doutent de la véracité de ce principe. Pascal fait ici
implicitement référence au Chevalier de Mére qui, dans une lettre qui lui est
adressée, nie la possibilité d'une divisibilité infinie de l'espace (voir M, III,
348-360). Il est donc nécessaire de justifier ce principe. Étant donné que
la nature axiomatique du principe en question et son inconcevabilité
rendent sa preuve directe impossible, seule la méthode de la preuve
indirecte peut être utilisée à cette fin. Cela consiste à supposer le contraire
de l'affirmation à prouver et à montrer qu'il entraîne des conséquences
absurdes et est donc faux, de sorte que (en vertu du principe de non-
contradiction) l'affirmation initiale doit être tenue pour vraie.
L'incrémentabilité infinie ne posant pas autant de problèmes que la
divisibilité infinie, Pascal se préoccupe surtout de cette dernière, et
préfère prouver la divisibilité infinie de l'espace. Son principal argument
est le suivant : supposons que le démembrement d'un espace fini conduise
à une partie finie de cet espace qui n'est plus divisible. En vertu de son
indivisibilité, il ne peut avoir aucune partie et ne peut donc avoir aucune
extension. Cette hypothèse est satisfaite par le point, qui, selon
l'hypothèse, doit être considéré comme un constituant de l'espace. Mais
cela est impossible, puisqu'il est impossible de construire l'espace à partir
de points indivisibles sans extension. C'est facile à voir : deux points sans
extension ne peuvent jamais devenir une extension, puisqu'ils ne peuvent
pas être en contact l'un avec l'autre. Comme ils n'ont aucune partie à
toucher, les points placés les uns à côté des autres ne se touchent pas ou
tombent ensemble. Ainsi, deux points, ou un nombre quelconque de
points, forment un point sans extension, tout comme un seul point. Il
s'ensuit qu'un point ne peut être un constituant de l'espace et ne peut être
considéré comme une partie de l'espace.
Dans son argumentation, Pascal applique la même connaissance sur
laquelle se base la méthode des indivisibles dans la solution mathématique
des problèmes de l'arc de cercle, et que nous avons déjà analysée en détail
dans les lettres d'Amos Dettonville.101 L'essence de celle-ci est que le point et
l'extension ne sont pas des quantités comparables, puisque le point ne
peut pas dépasser une extension finie de n'importe quelle taille même par
une multiplication arbitraire. Comme l'hypothèse selon laquelle le point
peut être atteint en disséquant une partie finie de l'espace impliquait des
conséquences absurdes, il faut accepter comme vrai le principe de
divisibilité finie. Pascal étend cette conclusion aux cas du temps, du
mouvement et du nombre : de même que le point ne fait pas partie de
l'espace et n'est pas comparable avec lui, un instant ne fait pas partie du
temps, le repos ne fait pas partie du mouvement, et zéro n'est pas
comparable avec le nombre. Le point, l'instant, l'immobilité et le zéro ne
sont rien en termes d'espace, de temps, de mouvement et de nombre. "Ces
choses se correspondent parfaitement, puisque toutes ces grandeurs sont
divisibles à l'infini sans atteindre par là leurs propres indivisibilités, et se
situent donc à mi-chemin entre l'infini et le néant" (Í, 57).
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Le principe de divisibilité infinie et d'accroissement infini détermine


donc essentiellement les sujets auxquels s'adressent les sciences de la
géométrie. Pascal ajoute un point supplémentaire : "ces deux infinis [de la
division et de l'augmentation], même s'ils sont infiniment différents, sont
interdépendants de telle sorte que la connaissance de l'un entraîne
nécessairement la connaissance de l'autre" (Í, 57-58). Pascal donne deux
exemples illustratifs pour le prouver, l'un en termes de nombre et l'autre
en termes de division et d'augmentation dans l'espace. Lorsque, dans le
cas de la division d'un nombre arbitraire, le nombre au dénominateur est
incrémenté, le résultat est un nombre de plus en plus petit. Et lorsque
nous observons un navire qui s'éloigne de nous, nous le voyons se
rapprocher progressivement de l'horizon. Si l'on ne tient pas compte de la
sphéricité de la terre et que l'on permet au navire de rester visible à
n'importe quelle distance, on constate que sa distance apparente à
l'horizon diminue proportionnellement à l'augmentation de sa distance à
nous. Les deux infinis sont donc un seul et même infini, qui ne semble
peut-être différent que de notre point de vue fini. C'est dans cet infini que
Pascal voit l'unité de l'univers, car c'est cette unité qui imprègne et définit
l'espace, le mouvement, le nombre, le temps en termes de grandeur et de
petitesse, autrement dit, tout ce qui compose l'univers.
Pascal appelle cela le plus grand miracle de la nature. L'idée maîtresse
des analyses et des arguments présentés ici semble être de rendre ce
miracle visible.
"Ainsi, nous trouvons dans toutes les choses des propriétés communes qui
rendent l'esprit humain réceptif aux plus grandes merveilles de la nature"
(Í, 48). La reconnaissance de l'émerveillement s'accompagne d'un
étonnement, et cet étonnement est étroitement lié à la prise de conscience
que l'infini reconnu dans les principes de la géométrie et de la nature est
incompréhensible et incompréhensible. La compréhension du principe de
double infini révèle que l'espace, le temps, le mouvement et le nombre
sont, tous et chacun, " situés au milieu entre l'infini et le néant " (Í, 57). Ici,
les concepts d'infini et de néant ne sont pas ontologiques, l'infini n'étant
pas l'existence pure (au sens cartésien) et le néant la non-existence
absolue, mais un autre genre ou ordre auquel il est impossible d'accéder à
partir de ce genre ou ordre. La position médiane marque le stade de la
cognition rationnelle humaine par excellence : le milieu fini dans lequel la
vraie cognition est possible sur la base des principes fournis par la nature.
Derrière et sous cette connaissance, cependant, il y a l'infini qui imprègne
tout. Lorsque l'arithmétique découvre les lois du nombre, que la
mécanique mathématise le mouvement et que la géométrie explore la
nature des formes géométriques, c'est dans le milieu fini. Toutefois, les
connaissances acquises ici ne concernent pas la nature infinie, mais
uniquement les "modifications" finies de celle-ci. La cognition scientifique
ne parvient donc pas à atteindre l'essence des objets qu'elle explore, car le
fini occulte l'infini.
Pour Pascal, le concept de nature a donc un double rôle
épistémologique : d'une part, il offre la possibilité d'une connaissance
rationnelle en
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lui fournit des principes, et d'autre part, par sa nature infinie, elle lui
impose des limites et des contraintes. Ainsi, si les sciences géométriques
ignorent l'infini dans leur recherche des objets qui unifient le produit
(espace, nombre, mouvement, temps), elles passent à côté de leur objet
réel, puisqu'elles les traitent comme finis, alors que leur essence est
l'infini. La version de la pensée géométrique décrite par Pascal, à cet égard,
est précisément un test de la mesure dans laquelle la nature infinie peut
être connue par la raison humaine. Cette investigation conduit à la
reconnaissance de la propriété commune inhérente à tous les objets, dont
la conséquence est l'admiration. "Voyez l'admirable relation que la nature
a établie entre ces choses, et ces deux merveilleux infinis qu'elle a placés
devant l'homme, non pour être compris, mais pour être admirés" (ibid.).
L'admiration survient lorsque, en entrevoyant la propriété commune
cachée de toutes les choses, nous sortons de notre vision finie d'elles et,
atteignant les limites de la connaissance humaine possible, nous
comprenons que la nature ne sera jamais épuisée et comprise par notre
cognition.
Vous pouvez voir comment Pascal pousse la réflexion aux limites de la
compréhension d'une manière rigoureusement systématique. Dans les
premières lignes du texte, il a déjà indiqué qu'il considère l'investigation
des possibilités et des limites de la pensée géométrique comme
équivalente à une investigation de la faculté cognitive rationnelle de
l'esprit humain, et que les résultats peuvent donc être appliqués à
l'homme lui-même. Cela conduit à la conclusion ultime : "Ceux qui [...]
voient clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance
de la nature dans ce double infini qui nous entoure de toutes parts, et
cette merveilleuse observation leur apprendra à se connaître eux-mêmes,
comme étant placés entre l'infini et le néant, entre l'infini et le néant en
extension, entre l'infini et le néant en nombre, entre l'infini et le néant en
mouvement, entre l'infini et le néant en temps". Par ce moyen, nous
pouvons apprendre à nous admettre tels que nous sommes vraiment
dignes, et ainsi développer en nous une conscience qui vaut plus que
toutes les parties restantes de la géométrie" (Í, 59). Ici, la recherche
curieuse d'une compréhension positive de la nature se transforme en
admiration, et ce sentiment d'admiration est une véritable expérience
limite de la pensée, puisque l'esprit, face à l'infini, fait l'expérience de sa
propre finitude et limitation. L'exploration géométrique de l'infini conduit
à un acte de connaissance de soi, dans lequel on acquiert une connaissance
très importante de soi-même. La pensée géométrique, correctement
comprise, mène au-delà de la géométrie et aboutit à une conscience "qui vaut
plus que tout le reste de la géométrie".
La pensée géométrique seule ne conduit pas à des vérités
surnaturelles. Pourtant, elle a une valeur apologique, dans la mesure où à
un moment donné - précisément lorsqu'elle est confrontée à l'infini - elle a
des conséquences existentielles. On peut aussi dire que la pensée
géométrique, en explorant ses propres possibilités, conduit au-delà d'elle-
même et, confrontée à l'infini, s'ouvre au merveilleux de la nature.
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Vous pouvez voir comment l'interprétation de l'infini par Pascal est


transformée. Dans sa Préface à l'étude de l'espace, l'infini est présenté
comme une possibilité infinie pour le développement de la cognition
humaine, et Pascal défend même l'homme cognitif qui est "créé pour
l'infini". Dans le même temps, la recherche scientifique sur l'infini de la
nature a été définie comme ne croisant jamais les vérités surnaturelles. La
séparation radicale des deux types de connaissance donne à la pensée
pascalienne de l'époque son caractère fidéiste. Dans l'ère apologique, par
contre, l'infini devient un concept très important et prend une valeur
apologique. Car dans l'examen systématique de l'infini, la pensée acquiert
une frontière spécifique, qui a de graves conséquences existentielles.
L'infini, pour ainsi dire, fait dévier la pensée cognitive rationnelle de son
cours habituel et l'oriente vers un problème insoluble dans le milieu
naturel parce qu'incompréhensible et incompréhensible. En même temps,
la pensée rationnelle devient nécessairement autoréflexive et reconnaît sa
propre finitude. Telle est l'essence de l'expérience limite de la raison : elle
reconnaît l'écart entre ses propres capacités et la réalité à connaître. Cette
prise de conscience ne conduit évidemment pas à des vérités
surnaturelles, mais elle libère la raison humaine de sa vanité rationnelle et
ouvre la voie à un autre ordre de connaissance, dont la connaissance
naturelle est séparée par l'infini.

3. DÉBAT AVEC M. DE SACI SUR ÉPICTÈTE ET MONTAIGNE

La Conversation avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne est l'un des


plus célèbres écrits de Pascal. Il relate la conversation de Pascal avec son
propre directeur spirituel, le célèbre théologien janséniste Isaac le Maistre
de Saci, et est conservé dans les mémoires du secrétaire de de Saci,
Nicolas Fontaine. Le récit du secret encadre et par endroits complète la
conversation, qui contient principalement les réflexions de Pascal et les
commentaires de de Saci à leur sujet. Aucune information précise n'ayant
été conservée sur la date ou la manière dont le texte a été écrit, de
nombreuses hypothèses ont été avancées pour les expliquer, que nous ne
discuterons pas ici. 102 Il suffit d'accepter le minimum qui sert de base à
l'interprétation du texte : personne ne doute que le Discours a été écrit
après 1654, et s'il est possible qu'il ait été motivé par une conversation
spécifique, il est presque certain qu'il ne s'agit pas de la transcription
d'une conversation, mais d'un texte écrit à l'origine par Pascal, auquel de
Saci a ajouté des commentaires, également par écrit. Tout porte à croire
que c'est à partir de ces sources écrites que Fontaine a ensuite compilé la
version finale du texte.
Par conséquent, la structure du contenu de la Conversation est
remarquablement diversifiée. Le passage de Pascal est lui-même une
structure dialectique : Pascal

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Il oppose les points de vue éthiques d'Épictète et de Montaigne et, par


conséquent, il déplace l'argumentation du plan philosophique au plan
théologique, ce qui donne à la réflexion un caractère apologétique. Par
ailleurs, la position de Pascal contraste fortement avec les convictions de
de Saci. De Saci tend à ne considérer comme valables sur les questions en
jeu que les enseignements de Saint Augustin et les vérités théologiques
qu'il représente, tandis que Pascal défend sans réserve la valeur
apologétique de la philosophie, et en particulier des deux philosophes qu'il
cite. Ces caractéristiques à elles seules mettent en évidence le caractère
apologétique du Discours. Non seulement parce que nous avons affaire à
un mode de pensée qui cherche à passer des fondements naturels
(philosophiques) aux vérités surnaturelles (théologiques) et à évaluer les
possibilités d'une telle transition, mais aussi parce que Pascal poursuit ici
l'apologie de l'apologie, dans la mesure où il tente - avec beaucoup
d'obstination (et tout autant de succès) - de convaincre l'éminent
théologien janséniste que la lecture des œuvres des philosophes n'est pas
inutile pour l'acquisition des vérités chrétiennes.
Contrairement à la Pensée Géométrique, l'argument apologétique de la
Conversation n'est pas géométrique, mais anthropologique. Le tournant ici
n'est pas la confrontation de la pensée rationnelle avec l'infini, qui vise à
sortir la pensée naturelle de ses schémas rationnels établis, mais le
caractère contradictoire des implications éthiques de la nature humaine. Il
est cependant frappant de constater que Pascal emploie dans cette œuvre la
même méthode argumentative que celle que nous avons rencontrée dans la
troisième partie des Écrits sur la grâce, dans son texte théologique sur la
prédestination, le Traité sur la prédestination, que nous avons appelé le
principe du dédoublement. Comme cette méthode a très probablement été
développée par Pascal lors de la rédaction du Traité de la grâce, il semble
également probable que le Discours ait été écrit après le Traité. La
nouveauté du Discours par rapport aux Ecrits est que c'est la première fois
que Pascal expérimente dans un contexte apologique une méthode déjà
utilisée en théologie. Les Conversations peuvent donc être analysées en
termes d'application de cette méthode.
Le texte est introduit par plusieurs pages de récit de Fontaine, dans
lesquelles il décrit les circonstances de l'arrivée de Pascal au monastère de
Port-Royal des Champs et la méthode d'accompagnement pastoral de de
Saci. Fontaine décrit comment de Saci a commencé à parler de sa propre
profession à tous ceux qu'il rencontrait, et a ensuite transformé le dialogue
qu'il a initié en une discussion sur la religion. On remarque qu'il
n'interroge pas Pascal sur les mathématiques ou la physique, mais sur la
philosophie : "Il jugea donc bon d'interroger M. Pascal sur son propre
domaine et de lui parler des lectures philosophiques qui le préoccupaient le
plus" (Í, 81). Pascal se mit donc à lui parler de philosophie, et en particulier de
deux philosophes : Épictète et Montaigne. Ces auteurs qu'il connaissait bien
et qui l'avaient engagé. Dans un premier temps, Pascal tente simplement
de résumer les vues philosophiques de ces deux auteurs, que de Saci ne
connaît pas. Bien que dans les deux cas il aborde leur relation à Dieu, son
objectif principal est d'expliquer leurs doctrines éthiques.
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semble être présenté sans aucune intention secondaire. En fait, le choix de


ces deux penseurs est en soi intentionnel, car Épictète et Montaigne sont les
représentants de deux "sectes" philosophiques totalement opposées l'une
à l'autre et qui, comme nous le verrons plus loin, sont les seules dont on
peut dire qu'elles "ne contredisent pas la raison" (Í, 92), à savoir le
dogmatisme et le scepticisme. Nous avons donc affaire à deux doctrines
anthropologiques et éthiques parfaitement rationnelles, mais
contradictoires.
La question fondamentale de l'analyse de Pascal est de savoir dans
quelle mesure les principes éthiques peuvent être définis en théorie et mis
en pratique sur une base naturelle. L'homme est-il capable de reconnaître
en son propre pouvoir ce qu'il doit faire, et une fois qu'il l'a reconnu, est-il
capable d'accomplir son devoir éthique, atteignant ainsi la perfection au
sens éthique ? Il convient de garder à l'esprit la réponse de Pascal à ces
questions, déjà connue par ses ouvrages théologiques : la perfection
éthique est le plein accomplissement du péché dans la vie et dans l'action,
que seule la grâce peut permettre à l'homme d'atteindre. Sans la grâce,
l'homme est par nature égoïste et incapable de vivre une vie éthiquement
irréprochable. Cette conviction, dérivée de saint Augustin, est commune à
Pascal et à de Saci, et c'est d'une correspondance partielle avec cette
position que découle la vérité de l'enseignement éthique dogmatique
d'Épictète et de l'enseignement éthique sceptique de Montaigne.
Dans la Conversation, Pascal résume d'abord les vues d'Épictète. Dans
son argumentation, la pensée d'Épictète se caractérise par un optimisme
total en matière d'éthique, puisqu'il enseigne que l'homme est capable de
reconnaître les règles de bonne conduite et de les mettre en pratique. Le
but de la vie est de reconnaître et de suivre la volonté de Dieu, et Dieu a
mis à la disposition de l'homme tous les moyens nécessaires pour y
parvenir. Si l'homme est capable de reconnaître et de distinguer ce qui est
en son pouvoir et ce qui ne l'est pas, il peut atteindre la perfection et
atteindre la folie avec les facultés dont il a le libre contrôle, à savoir la
raison et la volonté. C'est ainsi que l'homme peut connaître et aimer Dieu,
se soumettre entièrement à sa volonté, être justifié, devenir saint et
parfait. Au cours de cet exposé, Pascal porte également un jugement sur
Épictète : d'une part, il le loue pour avoir reconnu correctement les
devoirs éthiques de l'homme, et d'autre part, il le qualifie de
présomptueux et d'arrogant pour avoir considéré comme possible leur
pleine réalisation.
L'exposé de Montaigne est beaucoup plus étendu, et se divise en deux
parties substantielles : l'épistémologie et l'éthique. Selon Pascal,
Montaigne cherche avant tout à répondre à la question " quelle morale
doit prescrire la raison sans la lumière de la foi " (Í, 83). L'essence de sa
pensée étant le doute universel, Pascal décrit d'abord la méthode et les
résultats du doute chez Montaigne d'un point de vue épistémologique.
Montaigne veut renverser toutes les certitudes : il remet en cause la
fiabilité des connaissances les plus élémentaires, la validité des plus
basiques
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la vérité des différentes doctrines religieuses (hérétiques), la solidité des


fondements de l'ordre social et la puissance cognitive des sciences. Pascal
passe en revue les principaux arguments sceptiques de Montaigne : ceux
fondés sur l'indétermination de la nature de l'âme, la faillibilité de nos
sens, l'incomparabilité de nos idées dites communes, l'invérifiabilité de la
vérité des axiomes, la confusion du rêve et de la vie éveillée, etc. En même
temps, Pascal interprète Montaigne de manière assez libre, puisqu'il lui
attribue un argument sceptique que Montaigne n'a jamais utilisé, à savoir
la fameuse hypothèse descartésienne du mauvais démon : " Et puisque la
foi seule nous assure que ces axiomes nous ont été donnés comme vrais
par un Être bon à tous égards [...] qui peut dire si [...] ils n'ont pas été
inventés par un être mauvais et trompeur, les falsifiant délibérément pour
nous tromper ? "." Cet emprunt indique que l'intention de Pascal n'était
pas de donner une image fidèle de la pensée de Montaigne, mais de
dessiner à travers lui la figure du sceptique " sanglant ". Ce que Pascal
apprécie avant tout dans cette opération efficace du scepticisme, c'est
qu'elle fait voir à l'intellect sa propre faiblesse. Cela a des conséquences,
sinon éthiques, du moins pédagogiques : l'homme est contraint
d'abandonner sa position moralisatrice dans la cognition et le jugement.
La question de savoir si l'homme est capable de connaître les principes
de la vraie morale de manière positive reçoit donc une réponse négative de
Montaigne. Mais cela ne signifie pas que Montaigne n'a pas de philosophie
morale. C'est la deuxième partie thématique de l'analyse de Pascal, où la
question est de savoir quel type de moralité découle d'une position aussi
radicalement sceptique. Dans la conception de Pascal, les principaux
éléments de l'éthique montaignienne sont la tranquillité, la liberté de la
sensibilité et le confort. Les grandes questions de la vie doivent être prises
à la légère, rien ne doit être réfléchi, les jugements doivent être faits aussi
directement et naturellement que possible. Nous devons éviter
l'excentricité et donc adhérer à la religion, aux coutumes et aux mœurs de
notre pays. Que la vertu soit naïve, intime, joyeuse et sereine, et que nous
nous en tenions à la contemplation et à l'oisiveté tranquille. Selon Pascal,
ces principes éthiques sont une conséquence directe du scepticisme, car
ils ne reposent sur aucun principe positif de vie, mais sur la passivité, la
contemplation, le recueillement et la tranquillité. Au cours de son analyse,
Pascal souligne combien il apprécie la manière dont Montaigne montre la
faiblesse de la cognition humaine, mais il ne voit pas la moralité qui
découle du scepticisme comme ayant une telle valeur.
Après avoir présenté la pensée des deux philosophes, qui présente un
contraste saisissant, de Saci intervient en premier, réagissant
principalement à ce qu'il dit de Montaigne. Il ne renonce pas un instant à sa
position théologique et, bien qu'il dise apprécier la discussion de Pascal
sur Montaigne, il ne se laisse pas emporter par son éloquence. Pour lui,
Montaigne reste un personnage pitoyable qui " s'est poignardé dans le dos
avec son... ".

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avec des épines qui sortent de lui-même" (I, 88), dont "les raisonnements
ne jaillissent pas des sources de l'humilité et de la piété" (I, 89), qui a mis
son esprit sous l'emprise du diable, et dont les enseignements sont comme
des viandes délicieuses mais empoisonnées servies sur des plateaux de
luxe. Tout en se basant sur Saint Augustin, dont il est la référence
fondamentale, et dont les enseignements sont porteurs de vérité,
contrairement aux erreurs des philosophes séculiers.
Pascal, cependant, n'est pas facilement convaincu que les
enseignements d'Épictète et de Montaigne sont du diable. Malgré les
remarques de son directeur spirituel, il commence à soutenir que la
lecture de ces deux auteurs n'est pas totalement dénuée de pertinence
pour les vérités chrétiennes. Pour le comprendre, il faut toutefois les
considérer à un niveau supérieur. Pascal s'est borné jusqu'ici à les présenter
indépendamment l'une de l'autre, mais désormais il confronte ces deux
doctrines. Tout d'abord, il note qu'Épictète et Montaigne sont les deux
seules écoles philosophiques dont les doctrines éthiques sont pleinement
en accord avec la raison. Si la question est de savoir quel type de morale la
raison peut déterminer sur une base naturelle, c'est un choix entre ces
deux voies : " ou bien nous choisissons qu'il y a un Dieu, et alors le bien le
plus élevé est atteignable par ce moyen, ou bien que son existence est
incertaine, auquel cas le bien le plus élevé doit aussi être incertain,
puisqu'il est impossible de l'atteindre " (Í, 93). Deux morales parfaitement
rationnelles et fondées sur la raison s'opposent donc l'une à l'autre, mais
elles sont complètement opposées et s'excluent mutuellement. La
première est dogmatique, car elle affirme que l'homme est capable de
connaître les principes moraux par des moyens naturels et de les
observer, tandis que la seconde est sceptique, car elle nie que l'homme
soit capable de connaître ces principes et, par conséquent, ne puisse
tenter de les observer.
En réduisant l'éthique stoïcienne d'Épictète et la vertu sceptique de
Montaigne à ces deux problèmes (c'est-à-dire à la cognitivité théorique et
à la réalisation pratique des principes éthiques), Pascal met en place la
même contradiction que dans le cas des doctrines jésuite et calviniste de
la prédestination. Dans les deux cas, la perfection morale est en cause.
Alors que les jésuites faisaient dépendre l'intégrité morale et le salut de la
seule volonté humaine, en dotant la nature humaine de la capacité de le
faire, les calvinistes tiraient tout cela entièrement de la volonté de Dieu,
considérant la volonté humaine comme totalement impuissante dans
l'œuvre du salut. De même, alors qu'Épictète considère que l'atteinte de la
perfection morale est entièrement dans la capacité de l'homme,
Montaigne dénie cette capacité à la nature humaine. Dans les deux cas, on
oppose deux vérités qui ne sont que des vérités partielles. Dans les deux
cas, une qualité réelle de la nature humaine est mise en avant au
détriment d'une autre qualité réelle, opposée. Par conséquent, les deux
vérités sont incompatibles. La solution de Pascal dans le Discours est
exactement la même que dans le Traité : "toutes les erreurs de ces deux
sectes sont nées de ce qu'elles n'ont rien à faire avec la vérité".
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En d'autres termes, la nature humaine, sur les possibilités morales de


laquelle Épictète et Montaigne ont formulé deux doctrines opposées, n'est
pas unitaire mais double. Il y a deux natures dans l'homme : une partie
puissante et forte, un vestige de la nature originelle de la Chute, et une
autre partie misérable et faible, une caractéristique de la nature post-
chute. Épictète voit dans l'homme le premier, Montaigne le second, et
donc tous deux ont raison, mais ils ont tort de ne pas voir que l'homme
fait aussi partie d'une nature contraire à celle qu'ils viennent de
reconnaître.
De l'union des deux morales, prétend Pascal, si cela était possible, on
arriverait à la vérité et à la morale parfaite. Mais c'est impossible car les
deux doctrines s'annulent mutuellement. Épictète a raison dans ce qu'il dit
que nous devons faire, mais il a tort de penser que c'est faisable. Montaigne a
raison de voir que l'homme est incapable de découvrir et de pratiquer la
bonne moralité par ses propres forces, mais il a tort de renoncer à la
recherche de la moralité comme conséquence. La plus grande vertu
d'Épictète est sa détermination du principe de moralité juste (Dieu est le
bien suprême), sa plus grande faute est la présomption et l'orgueil ; la plus
grande vertu de Montaigne est sa reconnaissance de la faiblesse de la
cognition et de l'action humaines, sa plus grande faute est la paresse
morale et la paresse. Les deux doctrines sont vraies et fausses, fortes et
faibles à la fois : "à cause de leurs insuffisances, elles sont incapables de se
maintenir, mais à cause de leurs contradictions, elles ne peuvent s'unir, et
donc elles s'annulent et se dissolvent mutuellement" (Í, 94). Et c'est
précisément cette opposition irréconciliable entre elles qui lie ces
doctrines aux vérités de la foi : en s'annulant et en se détruisant
mutuellement, elles " font place à la vérité de l'Évangile " (ibid.). Cette
phrase pourrait être la devise de l'Apologie Pascal : les vérités
contradictoires sont incapables de se concilier et créent donc une
confusion dans l'intellect (puisqu'il s'agit de deux vérités établies par
l'intellect) ; cette confusion, étant insoluble au niveau des vérités
naturelles, ouvre l'intellect à une vérité supérieure. Cet ordre supérieur
est l'ordre des vérités surnaturelles. L'Évangile est capable de résoudre la
contradiction de l'ordre naturel en le mettant en harmonie avec le
principe de duplication :
" la vérité de l'Évangile crée de tout cela une sagesse vraiment céleste,
dans laquelle les contradictions qui se sont révélées inconciliables dans les
doctrines humaines sont soudainement mises en harmonie " (ibid.).
Lorsqu'on se rend compte que l'homme a deux natures contradictoires,
les affirmations contradictoires concernant l'homme cessent d'être
contradictoires, puisqu'elles ne se réfèrent pas au même sujet mais à des
sujets différents : " tout ce qui est faillible appartient à la nature, tandis
que ce qui est puissant appartient à la grâce " (I, 95). Cette prise de
conscience, cependant, ne peut jamais être réalisée au niveau du
raisonnement naturel.

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Dans le contexte théologique du Tractatus, Pascal n'a pas expliqué


comment l'homme est capable de reconnaître la dualité dans la nature.
Mais il souligne ici que seule la grâce peut nous apprendre à comprendre
cette dualité : "Voici la communion nouvelle et surprenante dont Dieu seul
peut nous éclairer" (ibid.). Pour celui dont l'esprit est ouvert par la grâce à
la reconnaissance des dualités, les contradictions sont résolues et les
doctrines conflictuelles sont réconciliées, même si "à un niveau infiniment
inférieur, elles étaient incapables d'être en alliance les unes avec les
autres" (ibid.).Pascal précise ici qu'il n'y a pas de passage direct du niveau
de la pensée naturelle à celui des vérités surnaturelles, car les
contradictions que les alternatives correspondant à la raison présentent à
la pensée naturelle rendent la compréhension impossible à ce niveau. La
distance entre les deux niveaux est infinie, puisqu'il faut la grâce pour la
franchir.
Néanmoins, il y a une transition des vérités naturelles aux vérités de la
foi, de la philosophie à la théologie. Les vérités naturelles contrastées
pointent vers le centre de toute vérité, qui se trouve dans la théologie. " La
philosophie menait insensiblement à la théologie. Il est difficile de ne pas
passer dans ce domaine, de ne pas discuter une vérité quelconque,
puisque la théologie est le centre de toute vérité" (ibid.), affirme Pascal. Le
passage de l'un à l'autre a lieu après un changement de perspective ou
d'ordre dans l'argumentation. Pascal présente d'abord les deux doctrines
éthiques simplement en elles-mêmes, puis il les confronte et interprète
leurs contradictions d'un autre point de vue. La réconciliation des
contradictions est possible parce qu'une perspective supérieure est
donnée à partir de laquelle les vérités restent des vérités, mais leur
contradiction est supprimée, puisqu'il est montré qu'elles se réfèrent à
des objets différents. Le principe de duplication est ici déjà la base d'un
mode d'argumentation typiquement apologique. En substance,
l'argumentation suspend pour un temps la façon particulière de voir la
théologie, puis montre qu'il existe une connaissance valable en son
absence, mais qu'elle n'est pas unique, mais porteuse d'alternatives, dont
les résultats sont contradictoires et mutuellement exclusifs. Les vérités
contradictoires, cependant, indiquent une vérité supérieure précisément
parce qu'elles sont vraies. Dans ce raisonnement, cette vérité supérieure
n'est présente qu'après coup, comme une direction du raisonnement.
Cependant, après que la contradiction a été aiguisée, un changement
soudain de perspective se produit, montrant que la contradiction peut être
résolue, mais cela nécessite une autre façon de voir et une autre façon de
penser. Dans un contexte apologétique, l'opération de dédoublement est
donc complétée par ce que l'on appelle un changement de perspective ou
d'ordre. Dans la Conversation, Pascal le fait facilement, puisqu'il suppose à
juste titre que son interlocuteur connaît l'ordre et la perspective de la
vérité théologique. Dans les Réflexions, cependant, ce changement de
perspective passe généralement inaperçu.

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Nous devons souligner qu'il ne s'agit pas d'un artifice rhétorique pour
Pascal de prétendre que la théologie est le centre de toute vérité. Ce qu'il
entend par là est expliqué très clairement dans le Discours. La théologie,
dans son sens premier, est un discours sur la nature divine. Le centre de la
théologie est donc Is- ten lui-même. Dire que la théologie est le centre de
toute vérité, c'est dire que les vérités naturelles contradictoires se
réconcilient en Dieu. Pour Pascal, cela découle de la personne et de la
nature de Jésus-Christ. Dans notre analyse du Traité sur la prédestination,
nous avons déjà souligné que la personne de Jésus-Christ est la même
contradiction que la nature humaine, puisqu'en lui sont unies deux
natures opposées : la divine et l'humaine. Selon le texte du Discours, la
double nature de l'homme est une image de " l'unité inexprimable " des
deux natures, divine et humaine, en Jésus-Christ. La manière dont l'unité
de ces deux natures contradictoires se réalise dans le Christ est
incompréhensible, et pourtant c'est la clé pour comprendre la nature
humaine. Mais il ne faut pas penser ici à une opération logique, puisque
Jésus-Christ est la clé de la compréhension par la grâce. Quiconque est
touché par la grâce vient à connaître Jésus-Christ, et par cette
connaissance, ses yeux s'ouvrent aux dualités et la double nature de
l'homme lui est révélée. En son absence, l'essence de la nature humaine,
avec ses déterminants psychologiques et moraux, est enveloppée
d'incompréhensibilité.
Mais Saki n'a pas été convaincu par tous les arguments qu'il a entendus
jusqu'à présent. Dans son commentaire final, il compare Pascal à un
médecin qui mélange du poison à la médecine, mais il est convaincu que
personne d'autre que lui ne devrait lire les philosophes en question avec un
quelconque bénéfice pour la foi. Le fils du philosophe, dit-il, est un grand
tas d'ordures d'où s'élève une fumée noire qui empoisonne la foi de tous
ceux qui ne sont pas encore suffisamment résistants et qui pourraient
facilement devenir "la proie des démons et la nourriture des vers" (Í, 96).
Pascal ne démord toujours pas de sa position et, en réponse à cette
objection, il expose ce qu'il considère comme l'utilité apologétique de ces
deux penseurs. La vertu apologique des deux auteurs est de confondre.
Épictète confond ceux qui cherchent le but de leur vie dans les choses
extérieures plutôt qu'en Dieu, et Montaigne confond ceux qui font trop
confiance au pouvoir cognitif de la raison naturelle et qui utilisent leur
raison pour forger des arguments anti-religieux. Puisque la pensée des
deux conduit à de graves erreurs morales, les deux sont dangereux en soi.
On ne peut les rendre utiles qu'en les plaçant côte à côte, c'est-à-dire en
lisant ces deux auteurs en parallèle, puisqu'ils se font également face et
critiquent leurs erreurs respectives. "Mais même ainsi, on ne peut pas dire
qu'ils conduisent à la vertu, mais seulement qu'ils confondent la vie du
péché : l'âme, fouettée par ces forces contraires, dont l'une s'attaque à
l'orgueil et l'autre à la paresse, ne peut trouver de réconfort dans l'un ou
l'autre de ces péchés, ni échapper à l'un ou à l'autre" (Í, 97). La valeur
apologique de la philosophie peut se définir dans cette double aporie : deux
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une perturbation en sens inverse, qui prive l'âme de sa tranquillité, et en


même temps l'ouvre à une vérité supérieure.

***

Avec les analyses ci-dessus, nous avons essayé de montrer que la


Pensée géométrique et le Discours peuvent être considérés comme une
préparation à la grande Apologie. Deux modes d'argumentation
typiquement apologétiques peuvent être observés dans ces textes. La
première reste sur le terrain de la rationalité naturelle et s'appuie sur des
vérités clairement discernables. Le but de cette procédure est de montrer
comment la raison, opérant avec une méthodologie géométrique
cohérente, atteint nécessairement ses propres limites dans la recherche
scientifique de la nature. La pensée rationnelle, confrontée à l'infinitude
de la nature, acquiert une sorte d'expérience des limites. Cette expérience
est aussi une expérience de l'au-delà, puisqu'il devient clair que la réalité
transcende la portée de la cognition rationnelle finie. L'autre méthode de
raisonnement, en revanche, est basée sur un changement de perspective
grâce au principe du doublement. Bien que l'argumentation s'inscrive ici
dans un contexte anthropologique et éthique, une condition importante
de cette méthode est également l'adhésion constante à des principes
rationnels. En effet, un élément essentiel est que deux positions, toutes
deux conformes à la raison et donc considérées comme vraies, soient en
conflit. Il convient de souligner que Pascal considère effectivement les
enseignements éthiques d'Épictète et de Montaigne comme vrais, même
s'ils se contredisent. Mais c'est précisément ce que Saci refuse d'accepter,
c'est-à-dire d'attribuer une vérité, même partielle, à des auteurs " païens ".
L'autre élément rationnel est l'application cohérente du principe de non-
contradiction. Ce principe stipule que deux déclarations contradictoires
sur le même sujet ne peuvent être vraies en même temps. C'est en
appliquant ce principe que Pascal établit l'aporie au niveau du
raisonnement naturel, et c'est en appliquant le même principe qu'il rend
compte de la contradiction au niveau de la théologie, en disant que les
objets des propositions ne sont pas les mêmes mais différents. Cette
résolution nécessite toutefois un changement de perspective, car l'objet
considéré (la nature humaine) apparaît simple du point de vue naturel et
ce n'est que dans une perspective supérieure qu'il apparaît double. Les
deux méthodes de raisonnement joueront un rôle important dans
l'Apologie.
Enfin, deux remarques s'imposent ici : l'analyse pascalienne des
Discours par rapport à Montaigne montre clairement que Pascal ne doit
pas être considéré comme un suiveur apologique de Montaigne. Pascal -
comme nous le verrons - fait appel au scepticisme, mais ses méthodes
apologiques vont bien au-delà de la simple application du scepticisme. 103 Le
scepticisme, selon lui, conduit à la paresse morale, qu'il considère comme
une erreur grave. Pour Pascal, il est important de
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La quête de la vraie moralité et la poursuite d'une vie moralement


correcte, même lorsque nous sommes manifestement coupés, pour des
raisons naturelles, de la possibilité de découvrir et de réaliser la vraie
moralité. " Efforçons-nous de penser juste : voilà le principe de la moralité
" (232/347), écrit-il dans Réflexions. Ce commentaire fait référence à la
rationalité de la pensée apologétique. Les analyses ci-dessus illustrent la
mesure dans laquelle Pascal applique ses connaissances et ses méthodes
mathématiques et physiques dans un contexte apologétique. Tout au long
de son travail, il insiste sur l'exigence d'une rationalité stricte, bien qu'il
s'intéresse principalement aux limites de cette rationalité et à la manière
dont ces limites peuvent être touchées et testées par un raisonnement
cohérent. Cela confirme à son tour notre position selon laquelle
l'argumentation apologétique est incompréhensible sans la connaissance
des méthodes développées et appliquées dans les travaux scientifiques de
Pascal.

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VII. LES PENSÉES

La dernière œuvre de Pascal, les Réflexions, est, depuis sa première


publication, l'un des ouvrages fondateurs de la bureaucratie et de la
philosophie européennes. Elle est considérée comme le magnum opus de
Pascal, non seulement parce qu'elle est la plus connue de toutes ses
œuvres, mais aussi parce qu'il la considérait comme son œuvre la plus
importante à ce jour. Il s'agit en quelque sorte d'une synthèse de sa
pensée, dans laquelle il a puisé dans toutes ses connaissances antérieures,
tant sur le plan de la forme et de la méthode que sur celui du contenu.
Cependant, sa réputation et sa popularité lui font souvent oublier que cette
œuvre est une véritable énigme. A tel point qu'une analyse déconstructive
pourrait même montrer qu'elle n'existe pas. Pour que Pensées existe en
tant qu'œuvre à part entière, il faudrait qu'elle ait une unité cohérente qui
lui donne l'identité dont elle a besoin pour exister. En son absence, on
peut tout au plus parler de pensées, et non de Pensées. Et si nous parcourons
les différentes éditions, de la première édition de 1670 à nos jours (Louis
Lafuma en comptait 82 en 1954, et le nombre a considérablement
augmenté depuis lors)104, nous constatons que les Pensées ont toujours
pris des formes textuelles différentes. Cependant, la différence entre les
éditions n'est pas (seulement) due à la précision variable de la
reconstruction philologique du texte original, mais à la modification
constante de la structure du texte, qui se traduit toujours par des versions
différentes. Cela peut s'expliquer par le fait que Pascal n'a pas terminé
l'œuvre majeure de sa vie. Il n'en a pas non plus donné le titre lui-même,
puisque, comme nous le savons, il travaillait à une apologie de la religion
chrétienne, mais il n'a jamais écrit le titre exact qu'il destinait à son œuvre. Le
titre Pensées (Reflections) provient de la première édition, qui se lisait :
Pensées de M. Pascal sur la Religion et sur quelques autres sujets, qui ont été
trouvées après sa mort parmy ses papiers. Cependant, l'incomplétude seule ne
suffirait pas à donner à l'œuvre un tel degré d'unité et d'identité.

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deviennent un problème. Il existe, en effet, des chefs-d'œuvre inachevés :


en musique, par exemple, le Requiem de Mozart ; en littérature, Bouvard et
Pécuchet de Flaubert ; en philosophie, Le Visible et l'Invisible de Merleau-
Ponty, qui sont loin de présenter à la postérité une énigme similaire. Le
manuscrit, incomplet à un moment donné, est soit complété, soit publié
par fragments, mais cela n'affecte pas l'unité de l'œuvre. Dans le cas des
Réflexions, l'incomplétude est d'une autre nature. Tous les problèmes
proviennent de la nature aphoristique du texte. Dans la forme sous laquelle
le manuscrit de Pascal nous a été transmis, il ne s'agit pas d'un texte continu,
mais de quelque 800 à 1 000 fragments retrouvés dans sa chambre après
sa mort. Elles sont parfois très courtes, d'un ou de quelques mots
seulement, et parfois plus longues, jusqu'à quatre ou cinq pages. La
question la plus importante n'est donc pas de savoir comment Pascal
aurait terminé son œuvre, mais dans quel ordre les fragments seraient
apparus dans la version finale. Ceci explique l'extraordinaire diversité des
apparences des Réflexions : plus il y a d'éditions, plus l'ordre des
Réflexions est différent, et donc, pourrait-on dire, plus il y a d'éditions de
l'œuvre de Pascal.
Il faut donc se poser la question : existe-t-il de véritables Pensées ?
Existe-t-il une véritable Pensée, en tant qu'œuvre unifiée, ou n'y a-t-il que
des pensées ? Ce problème a été une préoccupation majeure des éditeurs et
des interprètes du texte depuis la mort de Pascal. La confusion n'est
qu'accrue par le fragment 696/22, dans lequel nous lisons :
"Personne ne devrait m'accuser de dire quelque chose de nouveau. La
disposition des matières est nouvelle (The disposition of the materials is
new). Dans un jeu de balle de parachute, les deux joueurs frappent la même
balle, mais l'un d'eux la place mieux. C'est comme s'ils disaient que j'ai utilisé
de vieux mots. C'est comme si vos pensées dans un arrangement différent
n'aboutissaient pas à un corps de discours complètement différent, tout
comme les mêmes mots dans un arrangement différent expriment une idée
différente." Pascal lui-même affirme donc que la nouveauté et l'essence de
son œuvre ne résident pas dans ce qu'elle dit, mais dans son agencement.
Si l'agencement des idées est modifié, le résultat est un discours différent,
qui ne reflète pas nécessairement l'ins- tancia originale. Cela place à son
tour l'interprète des Pensées dans une véritable aporie, puisque le but de
l'interprétation est de découvrir l'unité et le sens profond d'un texte
donné.
La pensée en tant qu'œuvre existe, bien sûr, non seulement dans la
disposition de ses parties élémentaires, mais aussi dans le texte lui-même.
Ce dernier, contrairement à l'ordre des pensées, a été préservé et
reconstitué de manière relativement rassurante, puisque nous disposons
non seulement du manuscrit original mais aussi de deux copies
contemporaines. Il n'est pas non plus nécessaire de prouver la valeur
littéraire de l'ensemble des Réflexions, qui peut également être
indépendante de la relation entre les parties. Beaucoup ont déjà souligné
que le style de Pascal est unique et inégalé. Et en effet, si les fragments
individuels sont traités comme des unités autonomes, eux aussi, à leur
manière, portent et expriment l'atmosphère de l'œuvre dans son
ensemble. Le style aphoristique est souvent un dispositif rhétorique très
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important.

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Je suppose que ça crée un effet. Les courtes lignes de pensée prennent


souvent la forme d'associations lâches, les fragments de quelques phrases ou
même un ou deux mots indiquent simplement quelque chose sans
élaboration, et se terminent souvent par une question bien posée. L'idée
n'est pas toujours exprimée, elle est souvent cachée et seulement évoquée.
Souvent, la question posée, même si elle est verbeuse, est plus importante
que la réponse donnée ou possible. Avec de telles solutions stylistiques, la
pensée nous invite à réfléchir ensemble, nous invite à ajouter ce qui nous
manque à nous-mêmes. D'une certaine manière, donc, le silence et la
réduction au silence font aussi partie de l'œuvre, et le silence qui fait
partie intégrante de la virginité momentanée de la lecture entre deux
fragments. De ce point de vue, nous pouvons même considérer la
formalité littéraire comme une caractéristique plus importante du texte
que la disposition des fragments, et donc même faire abstraction du
problème de l'ordre. Pendant longtemps, les Pensées ont été interprétées
principalement dans cet esprit, ce qui a donné lieu à un certain nombre
d'interprétations très suggestives mais aussi très subjectives. Dans le cas
des Réflexions, il est clair que la forme stylistique du texte ne doit pas être
négligée et que la valeur littéraire du texte doit être prise en compte lors
de son analyse. Mais si l'on ignore le problème de la disposition des
fragments, si l'on ne prend que le texte des fragments comme base
d'interprétation, l'essentiel des Réflexions disparaît de l'horizon
interprétatif. Le fragment cité plus haut fait de la question de l'ordre des
Réflexions la première exigence, puisque, selon Pascal, c'est l'essence
même de son œuvre. Dans les analyses suivantes, je vais donc essayer de
montrer que les Réflexions ont un ordre très consciemment conçu et, en
même temps, une structure rationnelle, déterminée par la stratégie
argumentative apologique développée par Pascal.
Ces remarques préliminaires montrent qu'une analyse complète des
Réflexions nécessite un haut degré de précaution. Dans les chapitres
précédents, nous avons exposé les conditions préalables à une telle
analyse. Nous avons examiné les méthodes utilisées par Pascal pour
résoudre les problèmes mathématiques. Nous avons examiné les
procédures qu'il a développées en physique et ses vues sur la philosophie
de la nature. Nous avons soutenu, d'une part, que les solutions rationnelles
qu'il a utilisées dans ses travaux mathématiques et physiques se reflètent
dans l'Apologie et, d'autre part, que la connaissance naturelle est la base de
l'argumentation apologique. Nous avons ensuite examiné les doctrines
fondamentales de la théologie de Pascal en tant que vérités qui sont la
cible d'une argumentation apologétique. Enfin, nous avons fait le point sur
les caractéristiques argumentatives qui définissent la nature du discours
apologétique dans la tradition et chez Pascal, et examiné les modes
d'argumentation apologétique que Pascal a employés dans des textes
indépendants de l'Apologie. Ces explorations préliminaires nous ont fourni
un aperçu des principes, des objectifs et des buts de la pensée apologétique, et
ont mis en évidence les problèmes philosophiques fondamentaux auxquels
Pascal a été confronté dans le contexte de la pensée apologétique.
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grillé. Si donc nous définissons le problème central de l'interprétation des


Pensées en termes d'ordre des Pensées, c'est-à-dire si nous visons à révéler la
structure rationnelle-argumentative qui est décisive pour l'argumentation
apologétique, nous devons garder tous ces aspects à l'esprit dans notre
analyse.
Je vais analyser les Réflexions en trois étapes principales. Tout d'abord,
je résumerai les principaux problèmes de la tradition textuelle et de
l'édition textuelle ; ensuite, je ferai un résumé thématique des chapitres de
l'Apologie ; et enfin, j'analyserai les méthodes argumentatives.

1. TEXTE ET PUBLICATION DES IDÉES

C'est le 24 mars 1656, date des Lettres de la campagne, que s'est


produit l'événement au cours duquel la nièce de Pascal a été
soudainement guérie d'une grave maladie des yeux, connu sous le nom de
Miracle de St. Selon Gilberte, cela a conduit Pascal à réfléchir sur les
miracles et, comme beaucoup, même au sein de l'Église catholique,
doutaient de la nature miraculeuse de l'événement, il a commencé à écrire
une œuvre polémique sur les miracles. Ce plan a toutefois évolué
progressivement. Peu après, Pascal décide d'écrire une œuvre majeure
défendant la religion chrétienne contre les athées et les ennemis de la
religion. L'Apologie fut achevée en 1657/58 et il y travailla jusqu'à sa mort,
bien qu'il ait interrompu son travail pendant de longues périodes en
raison de son écriture sur l'Arc de Corps et de sa maladie, qui réapparut
en 1660. L'entourage de Pascal connaissait bien le plan de l'Apologie, car
en mai 1658, il donna une conférence à ses amis à Port-Royal, où il expliqua
les grandes lignes de l'œuvre, et dans la dernière année de sa vie, il
s'assura l'aide de quelques-uns de ses amis et de sa sœur, qui en notèrent
des fragments sous la dictée. Cependant, personne ne disposait
d'informations précises sur le titre exact de l'œuvre, la forme finale qu'il
entendait lui donner, ou la forme sous laquelle il entendait la publier.
Après la mort de Pascal, les membres de sa famille ont trouvé un grand
nombre de manuscrits dans son bureau. Certains d'entre eux contenaient
manifestement d'autres textes et d'autres faisaient partie de l'Apologia.
Même à première vue, le problème du tri de l'héritage survivant posait un
sérieux problème aux héritiers. Ce travail a été entrepris par Étienne
Périer, neveu de Pascal, et a été réalisé avec le plus grand soin.
Comme en témoigne Étienne Périer, les parties de l'Apologie ont été
trouvées sans ordre ni cohérence apparents : "Nous les avons trouvées
toutes ensemble, dans des reliures différentes, mais sans ordre ni
cohérence [...] Et tout cela était si imparfait et si difficile à lire que nous
avons eu beaucoup de peine à le démêler", écrit-il dans la préface de la
première édition des Réflexions, avant de poursuivre

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dit : "Notre premier travail a été de les copier tels qu'ils étaient, dans le
même état de désordre dans lequel nous les avons trouvés". 105 Grâce à cela,
deux copies contemporaines ont survécu. Le problème du bon ordre de
publication de l'Apologie était déjà une difficulté majeure pour les
préparateurs de la première édition. Toute une équipe a travaillé à la
première édition des Réflexions : Étienne Périer, déjà cité, les amis
personnels de Pascal, le duc de Roannez et Filleau de la Chaise, et les deux
éminents théologiens jansénistes Arnauld et Nicole. La première édition a
été achevée en 1670. Il était incomplet car de nombreux fragments ont été
omis, en partie pour des raisons formelles et en partie pour des raisons
politiques. C'est ce qu'on appelle l'édition de Port-Royal, dont Étienne
Périer a écrit la préface. Déjà lors de la préparation de la première édition,
il est apparu que les manuscrits laissés en héritage comprenaient des textes
qui n'appartenaient pas à l'Apologie. Par exemple, des notes et des
réflexions sur les Feuilles rurales, ou des extraits de l'ouvrage sur les
miracles, précédemment rejeté. Comme ils ont également été jugés dignes
d'être publiés, la première édition a été intitulée Réflexions de M. Pascal
sur la religion et quelques autres sujets. Les Réflexions sur l'Apologie et
celles sur des sujets non apologiques ont depuis été publiées ensemble
sous le titre Réflexions.
L'édition de Port-Royal reposait sur un principe qui est resté le fil
conducteur de la publication des Réflexions pendant près de deux siècles et
demi par la suite. Comme les fragments n'étaient pas destinés à être
publiés dans l'ordre dans lequel ils avaient été trouvés, qui semblait trop
chaotique, ils ont été disposés arbitrairement en unités thématiques qui
ont servi de chapitres pour l'édition. 106 Ce principe de publication était
basé sur l'hypothèse que Pascal n'avait pas établi d'ordre entre les
fragments ou, s'il en existait un, qu'il était perdu et impossible à
reconstruire. Par conséquent, les éditeurs ont été libres d'établir l'ordre
des fragments pendant longtemps, et il y a eu autant de versions des
fragments que d'éditeurs des Reflets. À cet égard, l'édition la plus réussie
est celle de Léon Brunschvicg, qui a organisé les fragments en 14 unités
thématiques. Cette édition est la seule édition hongroise complète du
Gondolatok à avoir été publiée. 107 L'édition de Brunschvicg, qui a été
incluse dans les trois derniers volumes de la première édition complète
moderne en 14 volumes de Pascal, publiée en 1904,108 a été très populaire
et sa numérotation a servi de base de référence au Gondolatok pendant de
nombreuses années. Peu après, cependant, les éditeurs ont
progressivement rompu avec la procédure d'édition arbitraire basée sur la
classification et ont commencé à explorer à nouveau la possibilité de
reconstruire l'ordre des œuvres tel que Pascal l'avait prévu. Bien que le
témoin le plus autorisé, Étienne Périer, ait affirmé que les fragments ont été
trouvés dans un désordre total, nous disposons encore de certains
documents qui peuvent nous aider à comprendre l'ordre. La première est
constituée par les Réflexions elles-mêmes, puisque dans plusieurs
fragments nous trouvons des références spécifiques à la structure prévue
de l'œuvre, et la seconde est un document contemporain résumant une
conférence que Pascal a donnée sur l'Apologie à ses amis à Port-Royal.
Jacques
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L'édition de Chevalier en 1925 est basée sur cette dernière.109 Le contenu de la


conférence de Port-Royal est rapporté par Filleau de la Chaise dans son
Discours sur les Pensées de M. Pascal110 , un texte important pour
l'interprétation des Pensées.
Filleau de la Chaise, en tant qu'un des rédacteurs de la première
édition, souligne combien les fragments des Réflexions sont désordonnés.
Néanmoins, il considère que la structure et le cheminement de l'Apologie
peuvent être reconstitués sur la base de la conférence de Port-Royal, dans
laquelle Pascal a esquissé la pensée de l'œuvre et présenté ses stratégies
argumentatives. Toutefois, selon lui, la divergence entre le processus de
pensée présenté dans ce document et les documents conservés est si
grande qu'il est impossible et inutile de tenter de suivre le processus de
pensée original dans l'édition des Réflexions. Avant de présenter le
cheminement de la pensée, il rappelle que Pascal considérait qu'il n'était
pas rentable d'argumenter pour défendre la religion en termes géométriques
ou en utilisant des arguments métaphysiques, qui agissent sur l'intellect et
non sur le cœur. Puisque le but de Pascal est avant tout de convaincre le
cœur - puisqu'il faut faire sentir (faire sentir) Dieu, et non le prouver (faire
sentir) - il ne considère comme utiles que les arguments historiques et
moraux. Après les avoir clarifiés, Filleau de la Chaise suit le fil conducteur
prévu pour l'œuvre, que Pascal affirme avoir passé plus de deux heures à
expliquer à son auditoire. Le point de départ était une description de la
nature humaine, dans laquelle Pascal révélait de profondes contradictions
: l'homme est à la fois admirable et ridiculement inférieur, il aspire à la
vérité et au bonheur, alors qu'il ne possède que des mensonges et que la
misère est sa classe. Ces contradictions étant intolérables pour l'homme, il
est contraint de rechercher la vérité et le vrai bonheur. Les doctrines
philosophiques ont jusqu'à présent été incapables de révéler les
contradictions de la nature humaine et d'apporter des réponses
rassurantes aux questions fondamentales de la nature humaine. Lorsque
nous nous tournons vers les religions, les réponses qu'elles apportent
nous laissent avec un même sentiment d'incomplétude. Mais une religion
fait exception : la religion juive, dont le livre saint est capable d'expliquer
les mystères insolubles de la nature humaine. Cette explication repose sur
le fait que Dieu a créé l'homme à son image, initialement parfait, mais que
la créature s'est ensuite rebellée contre son créateur, perdant sa nature
originelle et étant réduite à un état dégradé. Par l'héritage du péché, la
double nature de l'homme est encore présente aujourd'hui, car il a
l'empreinte de sa nature originelle sous la forme de la nature divine, et
une nature qui est le résultat du péché, ce qui le rend incapable de
connaître la vérité et de vivre une moralité parfaite. L'Ancien Testament
n'explique pas seulement les contradictions de la nature humaine, mais
montre aussi un moyen de sortir de cette situation. Il contient de
nombreuses prophéties qui se réalisent dans les textes du Nouveau
Testament. La vérité du Nouveau Testament est à la fois confirmée par ces
prophéties et confirmée par la
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la nature parfaite de l'enseignement moral. En effet, Jésus-Christ nous


montre la voie pour sortir de l'état actuel de dépravation de l'homme, à
savoir la conversion du cœur et la pratique de l'amour.
Telles sont les grandes lignes de la réflexion présentée par Filleau de la
Chaise. Jacques Chevalier a tenté de reconstituer la structure originelle de
l'Apologie sur cette base, puisqu'elle est entièrement attribuable à Pascal et
qu'elle reprend, à certains endroits, les arguments et les processus de
pensée des Réflexions. Cependant, cette procédure s'est avérée loin d'être
parfaite. D'une part, comme le souligne Filleau de la Chaise, il est presque
impossible de reconstituer les fragments de la pensée exposés dans la
conférence, et d'autre part, il est possible de montrer que Filleau de la
Chaise n'a pas assisté à la conférence donnée par Pascal, mais a entendu le
résumé de la conférence par quelqu'un d'autre, huit ou neuf ans après
qu'elle ait été donnée. L'auteur avait donc une connaissance de seconde
main de la conférence, et on peut se demander dans quelle mesure la
personne auprès de laquelle il a obtenu ses informations (et dont
l'identité est inconnue) a pu reconstituer la conférence de manière
crédible près d'une décennie plus tard. Certains ont même hasardé
l'hypothèse que Filleau de la Chaise avait compilé l'idée de la performance
à partir des fragments survivants eux-mêmes. L'authenticité du syllabus
qui subsiste est donc très douteuse. En raison du manque de fiabilité de
cette méthode, des recherches plus approfondies étaient nécessaires si
l'on ne voulait pas revenir à l'ordre arbitraire.
En 1948, deux chercheurs, Paul-Louis Couchoud et Louis Lafuma, font
une découverte qui révolutionne la publication et l'interprétation de
Réflexions. Jusqu'alors, éditeurs et interprètes avaient négligé un
commentaire d'Étienne Périer, parce qu'ils n'en avaient pas bien compris
le sens. Dans la préface de l'édition de Port-Royal, le neveu de Pascal, dans
un passage déjà cité, affirme que les fragments "ont été trouvés tous
ensemble, dans différentes reliures (liasses)". Le terme en question était
"liasse", dont l'interprétation correcte exigeait une connaissance des
conventions de l'époque ainsi que de la méthode de travail de Pascal.
Couchoud a reconstitué, à l'aide de peintures de l'époque, comment les
manuscrits de l'époque étaient souvent rangés dans le bureau, cousus
ensemble avec du fil et accrochés à des ficelles. Ces liasses de papier
cousues étaient appelées liases. Le commentaire d'Étienne Périer
témoigne donc du fait que Pascal avait l'habitude de lier certains (ou tous)
les fragments dans de telles liasses. Il est donc loin d'être vrai que les
pensées gisaient sans ordre dans la chambre de Pascal. Comme il était
d'usage à l'époque, Pascal utilisait de grandes feuilles de papier, appelées
folios, pour son travail. Il y a écrit ses pensées, les unes après les autres,
séparées les unes des autres par une ligne horizontale. Lorsque les
papiers étaient pleins, il les découpait en petits morceaux et cousait les
feuilles ainsi obtenues, qui contenaient un ou plusieurs fragments, avec du
fil et une aiguille. Les petits trous dans les coins supérieurs des manuscrits
originaux montrent clairement que Pascal a agi de la sorte.
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et qui ont été créés pendant le processus d'épissage. Il s'ensuit que Pascal
a organisé les fragments sur les papiers en chapitres, et que les liasses
correspondaient à un chapitre.
Les unités créées par les liasses de papier ont été physiquement
détruites au cours de l'histoire. Au début du XVIIIe siècle, Louis Périer (fils
d'Étienne Périer) a soigneusement assemblé les manuscrits des Réflexions ;
il a découpé les papiers surdimensionnés et les a ensuite collés ensemble
dans un grand livret de sorte que les deux côtés des feuilles de papier
restent visibles. Grâce à ce travail minutieux, les manuscrits ont été
préservés, mais leur ordre original a été perdu. Après avoir déchiffré la
signification de la liasse, les chercheurs ont commencé à se demander si
l'ordre original défini par les liasses n'avait pas en quelque sorte survécu.
C'est alors qu'ils s'intéressent aux deux copies réalisées par Étienne Périer
immédiatement après la mort de Pascal, toujours "telles quelles, dans le
même état de désordre où elles ont été trouvées". Il ressort de cette
remarque que les copies ont conservé l'ordre original des chapitres dans
les Liassés. Les deux copies n'ont manifestement pas été réalisées l'une à
partir de l'autre et sont donc indépendantes l'une de l'autre, mais l'ordre
des fragments est en revanche identique, à quelques différences mineures
près. Toutefois, les deux exemplaires sont réalisés selon des principes
différents : le premier est constitué de cahiers, contenant chacun un
chapitre ; le second est un exemplaire unique, alors que les chapitres s'y
trouvent également, séparés les uns des autres. En examinant les deux
copies, on a remarqué que les premiers des quelque 380 fragments (soit
un tiers du total) sont dans le même ordre dans les deux copies et sont
divisés en chapitres : 27 chapitres en tout. Au tout début des deux copies,
cependant, il y a une table des matières avec 27 titres, mais le manuscrit
original de cette table n'a pas survécu. L'hypothèse la plus probable est
que ces titres figuraient sur de petits feuillets de papier joints à une seule
liasse, et qu'ils ont été perdus lors du découpage des liasses.
Il est donc presque certain que c'est au cours de ces recherches que
Lafuma a retrouvé l'ordre des liaisons établi par Pascal. Il est également
très probable que Pascal ait effectué cette classification en juin 1658, dans
le but de classer les fragments qu'il avait écrits jusqu'à cette date. Les
fragments écrits plus tard auraient probablement été classés dans ces
chapitres. Il y a donc 27 chapitres que Pascal a arrangés et auxquels il a
donné des titres. Les fragments de ces chapitres se rapportent tous à
l'Apologie, et les titres des chapitres tracent la courbe de la pensée de
l'Apologie. La découverte de Lafuma en 1948 a donné un nouvel élan à la
publication et à l'interprétation des Réflexions. Son édition de 1951 et sa
version populaire de 1963 sont basées sur ce principe, en suivant la première
copie. 111 Depuis les années 1950, les chercheurs ont presque unanimement
accepté que
les 27 premiers chapitres des copies, ainsi que leurs titres, sont le résultat
du travail de classification de Pascal. 112 Cependant, les autres chapitres, qui

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L'ordre des deux copies diffère sensiblement, et les avis sont partagés.
Lafuma a divisé tous les fragments des Réflexions en deux grandes parties
: les fragments classés par Pascal et les fragments non classés, bien qu'il soit
d'avis que Pascal n'a classé que les 27 chapitres en ligatures, et non les
autres, car sa maladie l'en empêchait. Jean Mesnard et Phillippe Sellier, en
revanche, étaient convaincus que Pascal avait rangé tous les fragments
dans l'ordre, sans exception, et qu'aucun d'entre eux n'avait "erré" dans sa
chambre. C'est juste que les fragments en dehors des 27 premiers
chapitres n'avaient pas encore trouvé leur place dans le fil conducteur de
la pensée, ou n'y avaient pas leur place. Mais Pascal les a néanmoins placés
dans des chapitres séparés et les a reliés par un lien. L'enjeu de ce débat est
de savoir laquelle de ces copies peut être considérée comme la plus
authentique à des fins de classification et laquelle doit servir de base à
l'édition la plus autorisée : la première, qui confirme l'opinion de Lafuma,
ou la seconde, qui s'appuie sur l'opinion de Mesnard et Sellier. La
première copie était considérée comme plus importante non seulement
par Lafuma, mais aussi par l'éditeur d'une autre édition faisant autorité,
Michel Le Guern.113 En revanche, Philippe Sellier a produit une édition des
Réflexions basée sur la seconde copie.114 A mon avis, cette dernière fournit la
version la plus précise du texte et la structure la plus transparente des
Réflexions. Sur la base de la deuxième copie, Sellier a identifié cinq sections
principales dans les Réflexions : (1) le projet de 1658, qui contient les
fragments sérialisés de l'Apologie en 27 chapitres, (2) les chapitres mis de
côté en 1658, qui contiennent des notes sur les miracles pour un traité
polémique sur les miracles qui avait été commencé plus tôt puis
abandonné, (3) les chapitres contenant des réflexions mixtes écrits entre
1658 et 1662, dont la relation avec l'Apologie est incertaine, (4) des
chapitres écrits entre 1658 et 1662 qui font partie de l'Apologie et que
Pascal avait probablement l'intention d'incorporer plus tard dans
l'Apologie, et enfin (5) des fragments qui ne sont pas inclus dans la
seconde copie. C'est cette édition que nous utiliserons pour notre analyse
dans ce qui suit.
Il faut également noter qu'après le communiqué de Lafuma, il y a eu
des communiqués qui ne suivent pas le principe généralement admis.
C'est le cas de l'édition de Françis Kaplan, qui rejette l'hypothèse de
Lafuma selon laquelle les copies ont conservé la classification de Pascal.
Au lieu de cela, Kaplan a tenté de reconstruire l'ordre originel sur la base
des fragments des Réflexions, sur la base des fragments qui contiennent des
références explicites à la structure de l'Apollo- gia (marques de section,
fragments de préface, titres de chapitres, etc.).115 Cette approche n'est pas
très convaincante car, comme Kaplan le reconnaît lui-même, les
indications survivantes sont souvent très contradictoires et permettent
donc de déterminer plusieurs ordres possibles. Un autre résultat notable
est plutôt une expérience. Emmanuel Martineau a tenté de reconstituer les
Réflexions comme un texte continu, en se basant sur l'hypothèse originale
d'Étienne Périer selon laquelle les fragments n'étaient qu'un rappel des
idées de Pascal lui-même.
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pour écrire un texte continu ultérieur. Martineau a donc tenté de


rassembler les fragments dans un souci de continuité.116 Bien que les
éditions de Kaplan et Martineau puissent être considérées comme des
curiosités plutôt que comme des versions scientifiquement établies du texte,
elles soulignent que les éditions de Lafuma, Le Guern et Sellier ne reposent
pas sur une certitude définitive, mais seulement sur une hypothèse très
forte, contre laquelle il n'est pas impossible d'opposer des contre-
arguments. Cependant, les contre-arguments n'ont pas réussi jusqu'à
présent à renverser l'opinion généralement admise. Néanmoins, les
éditions qui suivent les intentions de Pascal et se basent sur l'une des deux
copies ne doivent pas oublier qu'elles ne contiennent pas non plus l'ordre
définitif de l'œuvre. Pascal a travaillé sans cesse à son œuvre, et sa mort a
interrompu son travail. Ce que les deux copies enregistrent n'est rien
d'autre que l'état final, mais pas l'état fini.
On ne saurait trop insister sur l'importance de la découverte de
Lafuma. Car il a révélé un aspect de la Pensée que, à la suite de Pascal,
nous devons considérer comme son essence : l'ordonnancement des
fragments selon l'intention de Pascal. Grâce à cette découverte, nous
pouvons maintenant interpréter les fragments non seulement en fonction
de ce qu'ils disent et de la façon dont ils sont littérarisés, mais aussi en
fonction de leur contexte : où ils se situent dans la pensée de l'Apologie,
dans quel chapitre ils appartiennent, et quels autres fragments les
entourent. Le contexte ajoute donc beaucoup à la signification de chaque
fragment, et comme il n'est pas arbitraire mais suit la saga pascalienne, il
est important d'en tenir compte dans l'interprétation. En même temps, la
reconstruction de l'ordre des fragments rend intelligible les stratégies
rationnelles-argumentatives que Pascal a voulu mettre en œuvre dans
l'Apologie. En suivant les liaisons, nous pouvons découvrir un certain
nombre de procédures argumentatives qui étaient auparavant restées
invisibles en raison de l'ordre arbitraire. La découverte de Lafuma donne
donc un sens à la question de l'ordre originel de l'Apologie. Quel est l'ordre
dans lequel Pascal, à son avis, a créé quelque chose de nouveau ?

2. ORDRE THÉMATIQUE DES IDÉES

Dans ce qui suit, j'aborderai les Pensées selon deux approches. D'abord,
par ordre thématique et ensuite, par ordre argumentatif. Dans un premier
temps, je tracerai l'arc de pensée que dessinent les chapitres définis par 27
Liasse, en résumant un par un les principaux thèmes de chaque chapitre.
Ils constituent le projet de l'Apologie de 1658. J'examinerai ensuite les
thèmes des chapitres qui n'appartiennent pas aux Liaisons du point de vue
de leur relation avec le projet de 1658, avec une analyse particulière du
fragment dit de réception. Cela donnera une idée de la structure prévue de
l'Apologie. Vient ensuite une deuxième approche de l'ordre argumentatif
des Réflexions.
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Je suis passé par là. Ce n'est que de cette manière que l'on peut dégager la
procédure apologétique-argumentative particulière que Pascal a
développée pour faire face au problème de la discontinuité entre les
vérités naturelles et surnaturelles.

2.1. Projet d'excuses 1658

Les chapitres intitulés décrivent l'arc intellectuel de l'Apologie. La table


des matières, qui survit dans les deux copies et qui est conservée dans la
deuxième copie sous la forme suivante, sert de guide :

A.P.R.
Commandez
Commencez à
S'incliner devant la raison et
Appelez
l'utiliser Excellence
Transition
Tristesse
La nature s'est détériorée
L'ennui Le mensonge des autres
religions Rendre la
religion aimable
(Opinion saine de la
population) Principes de base
La base des causes La loi figurative
Tradition rabbinique
Grandeur
Persistance
Les preuves de Moïse
Opposants
La preuve de Jésus-Christ
Prophéties
Divertissement
Chiffres
Moralité
Philosophes
chrétienne
Conclusion
Le bien principal

Les titres doivent être lus colonne par colonne, de haut en bas. Ils
forment vraisemblablement deux colonnes car, dans l'étude de Pascal, les
liases étaient suspendues à deux cordes déployées. Cela n'a aucune autre
signification. Le titre entre parenthèses ("Les opinions saines du peuple")
est une version antérieure du titre "Le fondement des causes". " Le titre "
La nature est corrompue " ne comprend pas les fragments,
vraisemblablement destinés par Pascal à être écrits plus tard. Ainsi, un
total de 27
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chapitre. Avant de les passer en revue un par un, je tiens à préciser que
mon objectif, dans l'aperçu qui suit, n'est pas d'analyser les fragments en
profondeur. L'espace dont je dispose ne me le permet pas. Je me
concentrerai uniquement sur la manière dont les fragments de chaque
chapitre sont organisés par thème, et je ne donnerai qu'un bref résumé
des principaux processus de pensée des fragments. Cette discussion
thématique montrera à quel stade spécifique de la pensée et de
l'argumentation apologétique appartiennent les fragments. Car le sens
d'un fragment ne dépend pas seulement de sa signification autonome,
mais aussi de son contexte, qui est déterminé par deux choses : d'une part,
le thème du chapitre auquel il appartient et, d'autre part, les autres
fragments qui l'entourent.

1. Ordre (Order)117

Le premier chapitre ne s'inscrit pas dans le fil de la pensée de


l'Apologie ; son titre renvoie à l'ordre du travail en cours. Pascal a
rassemblé ici ses idées sur la structure, la forme et les méthodes
argumentatives possibles de l'Apologie. Le fragment 40/60 est le plus
frappant à cet égard : "Première partie : la misère de l'homme sans Dieu.
Deuxième partie : Le bonheur de l'homme avec Dieu. En d'autres termes,
première partie : De la corruption de la nature par la nature. Deuxième
partie : Qu'il y a un Sauveur, selon les Écritures." En conséquence,
l'Apologie aurait été divisée en deux parties (du moins selon le projet de
1658) : la première aurait porté sur l'exploration de la nature humaine et
la prise de conscience de la misère de l'existence humaine, et la seconde
sur la sortie de la misère et le bonheur que Dieu apporte. Les titres des
liasses, bien que non strictement, suivent cette division. En effet, les treize
premiers chapitres (sans compter le chapitre "Ordre") contiennent une
analyse de la nature humaine sans aspects religieux, jusqu'au chapitre
"Passage". Ensuite, les chapitres traitent de la religion et de la vérité de la
doctrine chrétienne. La structure suit la ligne de raisonnement
apologétique, passant des vérités naturelles aux vérités surnaturelles. Dans
le chapitre "Ordre", plusieurs titres font référence à des passages qui
seront écrits plus tard : "Lettre à la recherche de Dieu" (38/184) et "Lettre
soulignant l'utilité des preuves". Par la machine" (41/248). Ces deux lettres ont
effectivement été écrites plus tard. L'une d'entre elles se trouve dans les
fragments 681/195 et 682/195, et l'autre est identifiée avec le célèbre
fragment de réception (680/233). Le contenu de cette dernière lettre est
également mentionné dans un autre fragment : "Ordre. Après la lettre sur
la recherche de Dieu, une autre lettre sur la manière de surmonter les
obstacles, qui n'est rien d'autre qu'un discours sur la machinerie : la
préparation de la machinerie et la recherche du sens " (45/246). Nous
verrons plus loin que Pascal attribue au corps un important pouvoir de
persuasion, qu'il utilise pour
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voulait utiliser pour la persuasion apologique. Plusieurs fragments


traitent de la possibilité de persuader sur les vérités religieuses. Selon le
fragment 46/187, un objectif important est de montrer que la religion n'est
pas contraire à la raison et que, parce qu'elle contient la promesse du vrai
bien, elle est digne de notre amour. En même temps, il souligne que les
vérités religieuses sont inaccessibles par le raisonnement naturel, et que
l'argument théologique de la nature, par lequel nous déduisons l'existence
de Dieu à partir de la forme de la nature, doit être rejeté (38/244), et qu'il
faut bien voir que la foi ne repose pas sur des preuves, car si les preuves et
les arguments sont humains, la foi est un don de Dieu (41/248). Cette
dernière remarque découle nécessairement de la doctrine de la grâce dans
la théologie agosto-janséniste dont nous avons déjà traité et qui détermine
le fond théologique de toute l'Apologie.
Le discours apologétique commence après le chapitre "Ordre". Le point
de départ du processus de pensée de Pascal est l'analyse de la nature
humaine et de la vie quotidienne de l'homme. Ces analyses couvrent les
huit premiers chapitres. Pascal commence sur un pied d'égalité, non
seulement parce que la pensée et le discours apologétiques exigent une
suspension temporaire des vérités religieuses, mais aussi parce qu'il
essaie de faire en sorte que le discours soit coréfléchi avec son
destinataire. Tout ce qui est discuté au début du travail est
compréhensible et acceptable par tous. Ainsi, la question fondamentale
dans les premiers chapitres n'est pas l'existence de Dieu ou la vérité de la
religion chrétienne, sinon la nature humaine. Qu'est-ce qui caractérise la
nature humaine ? Quel est le fondement des actions humaines ? Quel est le
but de la vie humaine ? Quel est le fondement de l'État, du droit, de la
justice, de la moralité ? Qu'est-ce qui caractérise le rapport de l'homme au
bonheur, à la justice, à la souffrance, à la mort ? Le cheminement de la
pensée et la stratégie argumentative des premiers chapitres rappellent à
bien des égards la procédure que nous avons rencontrée dans la
Conversation avec de Sacy : Pascal met en évidence la faiblesse, la misère, la
limitation de la nature humaine ("Foi", "Misère", "Fatigue"), d'une part, et
souligne sa grandeur ("Le fondement des causes", "Grandeur"), d'autre
part.

2. Foi (Vanité)118

La fidélité humaine est un vieux motif de la littérature judéo-chrétienne.


Les termes vanitas ou vanité sont difficiles à traduire en hongrois, car ils
désignent à la fois un trait de caractère : la vanité, et le manque de quelque
chose de valeur : la vanité. Selon le livre de l'Ecclésiaste, les actions
humaines sont des entreprises futiles, la vie humaine dans son ensemble
n'est que vanité, car tout se perd dans la mort. L'idée que la finitude de la vie
humaine et la mort rendent les objectifs humains, et même la vie dans son
ensemble, futiles, est la vanitas.
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la littérature de la Bible à Kölcsey. Mais ce n'est pas le cas avec Pascal. Car
le message principal des fragments du chapitre "La foi" est que toute vie
humaine est basée sur l'illusion. C'est peut-être le terme "illusion" qui
traduit le mieux le sens de la "vanité" de Pascal, puisque, selon lui, la
fidélité de l'homme se manifeste le plus clairement lorsqu'il se laisse aller
à des illusions dans les domaines les plus divers de la vie. Dans ce
chapitre, il analyse tout d'abord les domaines dans lesquels l'illusion
apparaît, sa source et le rapport de l'homme à cette illusion. L'illusion
imprègne presque tous les aspects de l'existence humaine, ce qui signifie
que l'homme comprend mal les phénomènes fondamentaux de sa propre
vie. Il croit les comprendre et les connaître alors qu'ils ne sont pas du tout
ce qu'ils semblent être. La croyance, donc, n'est rien d'autre que l'illusion
que l'illusion est la réalité. Cette déception de soi est à la fois la
conséquence et le signe principal de la foi. Que signifie précisément Pascal
? Le fragment central de ce chapitre, intitulé "Imagination" (78/82), est
l'un des textes les plus célèbres des Réflexions. Pascal y analyse la relation
entre l'imagination et la raison, en soutenant que l'imagination est une
puissance trompeuse qui, dans la plupart des cas, domine la raison : elle la
trompe, la contrôle et la guide. La domination de l'imagination sur
l'intellect crée l'illusion dont l'homme est la proie dans les sphères les plus
variées de la vie. Pascal donne de nombreux exemples pour illustrer
comment nous obéissons à notre imagination plutôt qu'à notre raison.
L'exemple le plus visible est la sphère publique socio-politique. En un
sens, la hiérarchie sociale et le prestige social de certaines professions
sont le fruit de l'imagination plutôt que de valeurs réelles : "si les
médecins ne portaient pas des blouses et des prêtres, et si les avocats
n'avaient pas des chapeaux carrés et de longues robes quatre pièces, ils
n'auraient jamais pu persuader les gens qui ne peuvent résister à une
apparence aussi authentique. S'ils étaient en possession de la vraie justice,
et si les médecins connaissaient le véritable art de guérir, ils ne seraient
pas obligés de porter des chapeaux carrés." L'imagination donne
l'impression qu'il existe un véritable savoir derrière certaines fonctions
sociales. Ainsi, sur la base de la foi, certains phénomènes sociaux sont
considérés comme fondés, même si leur fondement n'est qu'apparent.
L'illusion de l'ancrage est dominante dans plusieurs domaines. Pascal
souligne que nous manquons autant de mesure dans la cognition naturelle
que dans la justice et la moralité (55/381, 62/436). Il est donc illusoire de
penser que notre cognition est authentique ou que nos jugements de
justice et de moralité reposent sur des valeurs solides. La morale, par
contre, est relative, la manière dont nous jugeons le sens moral d'une
action dépend parfois de la situation d'un objet naturel (rivière, chaîne de
montagnes) (54/292, 84/293), et le fondement de la justice n'est rien
d'autre que la coutume, dans laquelle il n'y a rien de rationnel. Le
fondement de nos actions est tout aussi illogique. L'homme se considère
comme un être rationnel et agit rationnellement, alors qu'il est souvent
motivé par des futilités ridicules.
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"Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face de la terre aurait été
différente" (79/163, 32/162).119 Être appelé, c'est donc s'ignorer soi-
même et ignorer les caractéristiques essentielles de sa vie. La fidélité
conduit à une sorte d'aveuglement, puisque l'essence de l'illusion est
d'ignorer que l'on est victime de l'illusion : " Celui qui ne voit pas la fidélité
du monde est lui-même d'une nature très fidèle " (70/164). 70 (7064) En
révélant la fidélité du monde, Pascal n'entend pas remplacer l'illusoire par
une interprétation réaliste de la réalité, mais souligner un trait fondamental
de la nature humaine : l'homme se croit rationnel, pense que le cadre de sa
vie est bien établi, alors que c'est une illusion. L'homme ne vit pas
rationnellement, la vie humaine est dépourvue de principes rationnels.

3. Chagrin (Misère)120

Le troisième chapitre est étroitement lié au précédent. La seule


différence est que Pascal souligne qu'être fidèle rend un homme
malheureux. Le fragment le plus important de ce chapitre met en évidence
le caractère infondé de la justice humaine (94/294). Pascal, à la suite de
Montaigne, adopte une position fondamentalement sceptique quant à la
possibilité que la justice sociale, en tant que base de l'ordre social,
exprime un système de valeurs solide et objectif. Si c'était le cas, c'est-à-
dire si l'on pouvait connaître la justice universelle, alors les principes de la
justice seraient les mêmes dans toutes les sociétés. Et nous voyons que cela
est différent pour chaque nation, et varie même d'un âge à l'autre. La
justice ne peut être dérivée de la tradition, du droit naturel ou de la raison.
Les principes de justice découlent de la seule habitude, et seules les
autorités font croire au peuple qu'ils ont une base solide (100/326). L'idée
que ce sont les autorités qui décident de ce qui est juste et de ce qui ne l'est
pas nous conduit au sujet de la tyrannie (91/332, 92/332). Pascal définit la
tyrannie comme le désir d'étendre la portée d'un ordre particulier au-delà
de ses propres frontières, en soumettant d'autres domaines à une
domination injustifiée : "La tyrannie est le désir d'une domination
universelle en dehors de son propre ordre [...] La tyrannie, c'est quand
une chose ne peut être réalisée que d'une seule manière, mais qu'on veut
la réaliser d'une autre. La tyrannie, qui a ici plus qu'une fonction politique,
naît du manque de respect pour l'incompatibilité de différentes valeurs,
par exemple du désir de faire des lois justes au moyen du pouvoir,
d'inspirer le respect au moyen de la beauté, d'inspirer la foi religieuse au
moyen de la science, ou d'inspirer l'amour au moyen de la force. La
classification des mérites et des valeurs en ordres hétérogènes, et l'accent
mis sur la nécessité de respecter la portée des ordres de valeurs,
anticipent la signification théorique des trois ordres. Cette fragmentation

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Ils ne sont qu'une métaphore de la misère de l'homme résultant de sa foi.


C'est ici, cependant, que le thème de la descente de l'homme dans l'infini
apparaît pour la première fois, rendant évident l'état angoissant et
misérable de l'existence humaine : " Quand je réfléchis à la brièveté de ma
vie, qui se perd dans l'éternité qui me précède et me suit, ou quand je
pense au petit espace que remplit mon existence, immergée dans
l'immensité de l'espace infini, je suis horrifié et je me demande pourquoi
je suis ici et pas ailleurs, car il n'y a aucune raison pour que je vive ici et
pas là, pourquoi maintenant et pas à un autre moment... ". Qui m'a mis ici ?
La confrontation de la vie finie de l'homme avec l'infini est une référence
concrète à la nature illusoire de l'existence humaine : le cadre de notre
existence est toujours fini, alors que l'espace et le temps sont infinis, en
comparaison desquels notre vie finie n'est rien. Le démasquage de cette
illusion conduit à la reconnaissance de la nature misérable de l'existence
humaine.

4. Insomnie (ennui)121

Le quatrième chapitre, très court (seulement trois fragments),


poursuit l'exploration des phénomènes de la foi et de la misère humaine
qui en résulte. Le thème de l'ennui n'est réellement exploré qu'au chapitre
huit, en relation avec le divertissement, et n'est abordé ici que dans le
fragment 114/128. L'homme s'ennuie lorsqu'il doit se détacher de ses
loisirs préférés et retourner à ses occupations ordinaires et habituelles. En
fait, l'ennui désigne le vide qui rend impossible de trouver du plaisir dans
son travail habituel. Il convient de noter ici que le mot "ennui" avait à
l'époque un sens beaucoup plus fort que notre mot "ennui" aujourd'hui. Il
exprime non seulement le désagrément de l'accoutumance ou de
l'oisiveté, mais aussi l'angoisse du vide. Cette anxiété est, selon Pascal,
l'une des caractéristiques fondamentales de l'existence humaine, et elle
joue un rôle majeur dans les illusions qui nous entourent. Les illusions,
comme le divertissement (qui est lui-même un moyen efficace de créer
des illusions), servent à nous faire oublier l'anxiété.

5. La raison des effets (The basis of causes)122

Une explication plus longue est nécessaire pour clarifier l'expression


du titre du chapitre cinq. Tout d'abord, il est important de savoir que, dans
la description d'un phénomène, Pascal distingue sa cause et sa raison.

246
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tandis que la base renvoie à une source plus profonde à laquelle la chose
en question peut être rattachée. Cette distinction ne se réfère pas à la
causalité physique mais aux phénomènes humains, sociaux. Selon ce point
de vue, voir la cause d'une chose ne signifie pas nécessairement en
connaître la base profonde. La base d'un phénomène (opinion,
comportement, etc.) est toujours cachée et nécessite une réflexion
sophistiquée et profonde pour être reconnue. La causalité est avant tout
une méthode permettant de découvrir les déterminants profonds des
phénomènes humains. Dans ce chapitre, nous examinerons deux exemples
: la hiérarchie sociale et le divertissement. Dans le cas de la première, la
question est la suivante : quel est le fondement de la hiérarchie sociale et,
par conséquent, quelle est la bonne attitude à son égard : l'accepter ou la
rejeter ? Pascal pense ici à la société de son temps. La différence
hiérarchique entre les personnes qui détermine l'ordre social est-elle
juste et donc digne de respect ? Nous pouvons donner des réponses
différentes à cette question, en fonction de ce sur quoi nous fondons notre
opinion. Il existe une gradation entre les différentes réponses possibles,
en fonction du degré de clarté qui caractérise l'opinion en question. Il
convient de citer intégralement le fragment qui exprime le plus clairement
cette gradation :

"Les gens respectent les personnes de naissance distinguée. Les semi-


éclairés les méprisent, en disant : la naissance n'est pas le talent de la
personne, sinon l'œuvre du hasard. Les éclairés les respectent, non pas à
cause du peuple, mais à cause d'une arrière-pensée. Les moralisateurs, qui
ont plus de zèle que de science, les méprisent malgré l'arrière-pensée des
éclairés, parce qu'ils fondent leur jugement sur une nouvelle sorte de
clarté dont la piété les remplit. Mais les parfaits chrétiens respectent le
supérieur par une lumière encore plus élevée. Ainsi les opinions et les
dissidences sont liées entre elles selon la lumière sur laquelle elles sont
fondées. " (124/337)

Les différentes opinions sur la question forment une structure


hiérarchique. Au premier niveau se trouve l'opinion saine des gens,
fondée sur l'habitude plutôt que sur la réflexion rationnelle. Leur réponse
à la question de savoir s'il faut respecter la hiérarchie sociale est oui. Au
deuxième niveau se trouvent les opinions des semi-éclairés, qui pensent
déjà, mais se trouvent à un niveau de réflexion inférieur. Le troisième
niveau est celui des illuminés, qui pensent que la réponse est oui, sur la
base d'une " pensée rétrograde ", qui est peut-être que la hiérarchie
sociale et son respect assurent la paix sociale, qui est le bien ultime (voir
la " hiérarchie sociale " dans la " hiérarchie sociale ").Le neuvième niveau
est l'opinion des moralisateurs, qui ne jugent plus sur la base de la clarté
naturelle, mais dont le jugement est plus zélé que scientifique. Selon eux, il
n'est pas nécessaire de respecter la hiérarchie sociale car

247
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elle ne vient pas de Dieu. Enfin, il y a surtout les opinions des vrais
chrétiens, qui croient que l'ordre social doit être respecté, même s'il ne
vient pas de Dieu, et qui tirent leur jugement d'une lumière encore plus
élevée. Les réponses à la question de savoir si l'ordre social mérite d'être
respecté présentent donc, à différents niveaux, une alternance dialectique :
oui, non, oui, non, oui. Cela montre que la "base de causalité" implique
deux choses : d'une part, une méthode interprétative pour une
exploration plus profonde des phénomènes humains, et d'autre part,
l'ordre structurel qui est révélé par les opinions à différents niveaux. Dans
cette structure, toutes les opinions sont vraies, puisque les causes
immédiates qui donnent lieu à chaque opinion sont fondées. En même
temps, chaque opinion n'est que partiellement vraie, ou on pourrait dire
seulement vraie à son propre niveau, et est donc au moins aussi fausse
que vraie, parce qu'elle se révèle non fondée et fausse lorsqu'on la
considère à un niveau supérieur. Cela nécessite de monter dans la
hiérarchie des opinions. La base de causalité indique donc une méthode
capable d'évaluer les divers degrés de vérité des différentes opinions et de les
combiner dans un ordre hiérarchique. Comme cette procédure est
importante pour l'ensemble de l'argumentation apologétique, nous y
reviendrons dans l'analyse de l'ordre argumentatif. À ce stade de l'arc
thématique de l'Apologie, la base de l'argumentation a une fonction
importante : elle représente un pas supplémentaire dans le démasquage
des illusions, mais elle ne révèle plus seulement la misère humaine, elle
met aussi en évidence la grandeur humaine. Ce faisant, elle place toutes les
opinions sous un double éclairage, les montrant à la fois vraies et fausses,
fondées et illusoires. Car à son propre niveau, toutes les opinions sont
fondées, et ce n'est qu'à partir d'un niveau supérieur que leur fausseté est
révélée. C'est pourquoi Pascal affirme dans plusieurs fragments que les
opinions des masses, méprisées par beaucoup, peuvent être considérées
comme saines et vraies sous un certain rapport (117/327, 125/336). De
cette manière, nous pouvons argumenter pour la misère de l'homme aussi
bien que pour sa grandeur.

6. Grandeur124

En permettant la reconnaissance de la grandeur humaine en plus de la


misère, la méthode de la base de causalité conduit au chapitre sur la
"Grandeur". La grandeur humaine est inséparable de la misère, puisque c'est
précisément en elle que l'homme est capable de reconnaître les illusions
qui définissent sa vie et de comprendre sa propre condition misérable,
grâce à l'autoréflexion et à la réflexion. "La grandeur de l'homme réside
dans la reconnaissance de sa misère. C'est dans ce chapitre qu'apparaît
pour la première fois le motif du roseau pensant, qui suggère que la
dignité humaine est le résultat du pouvoir de la réflexion.

248
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réside dans sa vitesse. L'homme ne doit pas espérer la grandeur par la


possession de biens matériels ou de pouvoir, mais plutôt la chercher dans
sa pensée, qui le distingue dans la nature : " [Avec] son espace fini,
l'univers m'embrasse et m'absorbe comme un point, mais moi, par ma
pensée, je l'attrape " (145/348). L'image de la misère est cependant
relative : ce n'est que par rapport à quelque chose que je peux sentir ma
situation misérable. Le sentiment de misère est comme celui du roi
détrôné, car il renvoie à un état d'être supérieur au présent. La
reconnaissance de la misère est une preuve, par la réflexion, de la grandeur
de l'homme, ou plutôt de sa grandeur passée, qui est aussi une base de
référence dans son état actuel. Avec la métaphore du roi détrôné, Pascal
fait clairement référence à la vérité théologique de la Chute, même si, à ce
stade de l'apologie, il n'en parle pas encore ouvertement. Plusieurs
fragments traitent d'une réfutation partielle du scepticisme. Alors que les
chapitres sur la "foi" et la "tribulation" contiennent des arguments en
faveur du scepticisme, le chapitre sur la grandeur souligne la possibilité
d'une connaissance positive. Dans son analyse de la Pensée géométrique,
nous avons déjà cité le fragment 142/282, où Pascal oppose la cognition
par le cœur à la cognition par l'intellect : "Nous connaissons la vérité non
seulement par notre intellect, mais aussi par notre cœur", écrit-il. Les
premiers principes de notre connaissance ne sont pas reconnus par
l'intellect, mais ressentis par le cœur. L'intellect doit fonder son ordre
discursif sur eux sans remettre en cause ces savoirs. Cela sert, selon
Pascal, à apprendre à l'intellect l'humilité et à ne pas chercher à porter un
jugement sur tout. Dieu a jugé bon que tout soit connu par le sentiment du
cœur, mais la nature s'y oppose et permet d'acquérir très peu de
connaissances de cette manière. Cela nous amène au problème de la
religion : la vérité de la religion ne peut venir de Dieu qu'à travers le
sentiment du cœur. Si, par contre, on ne l'a pas, on ne peut que s'en
assurer par le raisonnement, mais cela ne peut remplacer le fait que Dieu
lui-même place ces vérités dans le cœur. Malgré les apparences, ce
fragment traite aussi de la grandeur humaine. D'une part, parce qu'elle se
réfère à l'état au moment de la création, lorsque l'homme possédait
encore la vérité et le bonheur directement par le sentiment du cœur ; et,
d'autre part, parce qu'elle indique le vestige de l'état originel dans la
nature actuelle sous la forme de vérités que le cœur peut discerner. En
même temps, il n'insiste pas sur le rôle négatif de la seule raison, car
l'homme, incapable d'élargir l'éventail des vérités connues par le cœur, ne
peut s'approcher de la vérité que par le bon usage de sa raison. Pascal fait
également référence à la démarche apologétique : bien que nous soyons
coupés de la vérité ultime par les limites du cœur, il revient
temporairement à la raison de rechercher ces vérités avec humilité ou, le
cas échéant, d'essayer de les communiquer.

249
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7. Contrasts (Contrariétés)125

Ce chapitre est un nœud important dans les réflexions menées jusqu'à


présent. Comme nous l'avons déjà indiqué, la méthode suivie ici est très
semblable à celle employée dans la Conversation avec de Sacy : après que les
chapitres précédents aient exploré les deux caractéristiques totalement
opposées de la nature humaine, la misère et la grandeur, on souligne ici le
contraste irréconciliable entre elles. La misère et la grandeur, comme
nous l'avons vu, sont étroitement liées. Selon l'approche naturelle, la
misère vient du fait que l'on fonde sa vie sur des illusions, tandis que la
grandeur vient de la capacité à reconnaître les illusions et à se faire une
image de sa misère : "La misère découle de la grandeur, et la grandeur de
la misère. [...] L'homme reconnaît sa misère. Sa misère est incontestable,
mais sa grandeur l'est aussi, parce qu'il la reconnaît" (155/416).
Cependant, la double nature de l'homme exige une explication plus profonde,
qui est développée dans le long train de pensées du fragment 164/434. Ce
fragment est très proche de la procédure argumentative des Discours. Ici,
Pascal ne cite pas Épictète et Montaigne, mais oppose les dogmatiques et
les sceptiques (pyrrhonistes) en général. Les premiers prétendent avoir
une connaissance positive de la réalité et de la nature humaine, tandis que
les seconds doutent de toute certitude. Tout d'abord, les arguments des
pyrrhonistes sont présentés (argument du rêve, hypothèse du mauvais
démon, etc.), qui sont très forts, mais que les dogmatiques utilisent pour
contrer la force de l'attitude naturelle. Nous pouvons concocter des
arguments sceptiques élaborés, affirment-ils, mais si nous sommes
honnêtes, nous devons admettre qu'il existe une cognition naturelle qui ne
nous trompe pas. À cela, les sceptiques répondent que l'origine de la nature
humaine est totalement impartiale, et donc que l'ensemble de la cognition
naturelle l'est aussi. Les deux positions opposées constituent une
alternative dans laquelle chacun doit prendre position, puisque la nature
humaine elle-même devient l'enjeu : il faut se ranger du côté des
sceptiques ou du côté des dogmatiques. Mais le choix rassurant est
impossible, car il est clair que le doute parfait est aussi irréalisable que le
dogmatisme pleinement établi. Cette contradiction est irrésoluble, ce qui
est d'autant plus inquiétant qu'elle révèle deux traits contradictoires et
inconciliables de la nature humaine. "Car quelle chimère que l'homme,
quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions,
quelle merveille magnifique, juge de toutes choses, ver stupide de la terre,
trésorier de la vérité, cloaque de l'erreur et de l'incertitude, gloire et
déchet de l'univers !". - s'écrie Pascal. Ici, dans l'interprétation de la nature
humaine, nous en arrivons à l'absurdité totale : "Sache donc, fière
créature, quel paradoxe tu es pour toi-même ! Humilie-toi, raison
impuissante ! Tais-toi, créature stupide !

250
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set ! Apprenez enfin que l'homme est infiniment supérieur à l'homme, et


écoutez votre Maître pour comprendre votre vraie nature, qui vous est
inconnue !" Bien que l'argumentation soit rigoureusement construite, on
constate que Pascal n'hésite pas à utiliser des procédés littéraires et
rhétoriques pour convaincre. "Écoutez Dieu !" s'écrie-t-il alors. Ce point
marque ce qu'on appelle le changement d'ordre, dont nous avons déjà
rencontré l'équivalent dans le Discours. Jusqu'à présent, l'argumentation a
été menée exclusivement sur le plan naturel, en résumant en quelque
sorte les chapitres précédents de l'Apologie. À ce niveau, la contradiction
irrésoluble de la nature humaine a été révélée, qui ne peut être résolue qu'à
partir d'un ordre supérieur, à savoir au moyen du principe de duplication.
"N'est-il pas plus clair encore que le Soleil que la nature de l'homme est
double ? - Pascal poursuit : "Car si la nature humaine n'avait jamais été
corrompue, l'homme vivrait encore dans l'innocence, la justice et le bonheur
avec certitude. Si, en revanche, il avait été dépravé de toute éternité, il
n'aurait aucune idée de la justice ou du bonheur. " La contradiction est
donc résolue si l'on comprend que l'homme a deux natures opposées. La
raison en est le péché originel : l'homme porte en lui les traces de sa
nature originelle, tandis que la nature corrompue après la chute est la
dominante. En changeant d'ordre, nous passons de l'ordre naturel à
l'ordre surnaturel-théologique, à partir duquel la dualité de la nature
humaine est éclairée. De cette façon, nous expliquons les phénomènes
contrastés de la misère et de la grandeur explorés dans les chapitres
précédents. Pascal ne s'arrête cependant pas là, mais montre que la
doctrine du transfert du péché, bien qu'étant l'un des plus grands mystères,
qui choque l'intellect autant que le sens naturel de la justice, est une
condition indispensable pour comprendre la nature humaine. Ce mystère,
qui défie toute tentative d'interprétation, est la clé de la compréhension
de la nature humaine. "Il n'y a sûrement pas de doctrine plus scandaleuse.
Pourtant, sans le plus incompréhensible de ces mystères, nous resterions
incompréhensibles. Le nœud de notre nature est emmêlé dans ce vortex,
démêlé au-delà du démêlage. De telle sorte que l'homme lui-même est
plus incompréhensible sans ce mystère que ce mystère n'est
incompréhensible pour l'homme." Le principe du dédoublement est donc
au cœur de l'argumentation apologétique : il est la raison du démêlage et
de la collision des opposés, puis de leur réconciliation dans un sens
supérieur.

8. Divertissement (Entertainment)126

Au chapitre huit, Pascal poursuit son analyse du pseudo-laptus naturel


de l'homme. Selon Pascal, la quasi-totalité des activités humaines sont des
divertissements, y compris les activités de loisirs, le travail et la vie
quotidienne.

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les activités, les jeux, la chasse, les diverses formes de vie sociale, ainsi que
le travail de bureau ou les formes d'emploi qui ne sont pas destinées à la
subsistance. Presque toute activité qui détourne l'attention de soi et la
porte vers le monde extérieur est considérée comme un divertissement.
En conséquence, l'homme est déplacé dans le monde, ne se concentrant
pas sur lui-même, son état naturel, mais l'oubliant et se donnant à l'objet
de son activité. Le contraire de l'amusement est donc l'oisiveté solitaire, "
s'asseoir tranquillement dans une chambre " (168/139), lorsque, sans être
un objet d'amusement, l'attention humaine est focalisée, involontairement
ou volontairement, sur elle-même, c'est-à-dire sur la nature humaine. Le
divertissement, en tant que description de la manière d'être de l'homme
au quotidien, continue de servir à révéler les illusions qui imprègnent la
vie humaine. Le caractère illusoire du divertissement provient du fait que
son objectif est le bonheur, mais qu'il ne conduit jamais au bonheur ; au
contraire, il accroît la misère humaine. En ce sens, il s'agit d'une stratégie
d'action plutôt irrationnelle. Mais si l'on soumet le divertissement à la
critique de l'irrationalité, on ne regarde, selon Pascal, que sa cause
immédiate, sans voir le fondement plus profond du divertissement comme
cause. Pour comprendre pourquoi l'homme se tourne vers le
divertissement, nous devons interroger la nature humaine. La cause du
divertissement est un besoin constant d'activité, dont la base profonde est
révélée par la dualité de la nature humaine. Dans son état inné, l'homme
est caractérisé par un désir fondamental et inextinguible de bonheur, qui
s'accompagne de la connaissance que le bonheur se trouve dans la
tranquillité. Cependant, l'une des principales caractéristiques de la nature
actuelle de l'homme est la finitude, la mortalité, accompagnée de la
connaissance de l'inévitabilité de la mort : tout cela est la source de la
misère humaine. Ces deux natures donnent naissance à deux instincts
opposés : l'un qui incite à l'immobilité, parce qu'il suggère que le bonheur
se trouve dans le calme, et l'autre qui incite à l'activité, afin d'échapper au
sentiment de misère qui, en l'absence d'activité, face à la mort, nous
remplit. C'est l'effet combiné de ces deux instincts, cachés au fond de
l'âme, qui donne naissance au divertissement : pour échapper à leur
propre sentiment de misère, les gens se détournent d'eux-mêmes et se
tournent vers l'activité pour trouver le bonheur, la paix ultime de l'esprit.
Cette analyse montre déjà à quel point cela conduit à l'illusion : les gens ne
se regardent pas et cherchent la paix dans le mouvement de l'activité.
L'activité de divertissement ne conduit pas au bonheur, mais ne fait
qu'accroître la misère, car l'activité constante d'acquisition d'objets
extérieurs (reconnaissance, pouvoir, richesse) rend l'homme vulnérable à
des circonstances indépendantes de lui qui peuvent à tout moment
empêcher la satisfaction du désir qui sous-tend l'activité ou le priver du
plaisir (165/170). Pascal cite le cas du roi comme exemple de la mesure
dans laquelle les biens que l'on peut obtenir ne nous donnent pas ce que nous
en attendons. Le qui...

252
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parce qu'il a tout ce qu'un homme peut désirer : la richesse, la gloire, la


célébrité et la reconnaissance. Mais même avec toutes ces richesses, le roi
n'aime pas être sans divertissement. Il désire l'amusement, c'est-à-dire
l'activité et l'occupation artificielle de son attention, tout autant que son
plus humble sujet, même si on pourrait penser qu'il est le plus heureux des
hommes. Le roi qui s'ennuie est aussi malheureux que n'importe qui d'autre
: lui aussi ressent l'inévitabilité de sa propre mort. Le divertissement joue
donc un rôle important d'illusion, dans la mesure où il détourne
l'attention de la misère et de la mort. L'analyse du divertissement permet
toutefois de mieux comprendre la nature de l'ennui. L'ennui vécu dans
l'oisiveté solitaire est insupportable et angoissant car l'attention n'est pas
liée à un objet extérieur, et l'on est donc nécessairement confronté à sa
propre mort. La source de l'angoisse se trouve dans le cœur humain,
précisément dans sa corruption. "Oh, comme le cœur humain est vide, et
comme il est plein d'ordures !" s'écrie Pascal (171/143), qui affirme que
l'intolérabilité de la tranquillité est due au poison de l'ennui qui monte du
fond du cœur et empoisonne l'esprit (168/139). Une fois qu'on a compris
cela, on est moins critique à l'égard du discours humain : "Voici toutes les
choses que les hommes ont inventées pour se rendre heureux. Et tous
ceux qui se prétendent philosophes et pensent que les gens agissent de
manière irrationnelle lorsqu'ils passent toute la journée à courir après un
lapin qu'ils ne veulent pas acheter, ne connaissent pas du tout notre
nature. Ce lapin ne nous empêchera jamais de penser à la mort et aux
maux qui nous menacent, alors que la chasse nous protégera." D'un certain
point de vue, la chasse est en effet hautement déraisonnable, puisque nous
cherchons à atteindre le bonheur par elle, alors que nous ne faisons
qu'accroître notre malheur par elle. D'un autre point de vue, cependant, si
nous explorons sa base plus profonde et comprenons comment il est
enraciné dans la nature humaine, il semble déjà raisonnable, puisqu'il est
compréhensible que l'homme trouve l'ennui difficile à supporter et soit
poussé par de grandes forces vers le divertissement. Mais la hiérarchie des
opinions ne s'arrête pas là. Car si nous comprenons que la nature humaine
désire la tranquillité, il est encore plus raisonnable de choisir la
tranquillité et l'ennui, même s'il est chargé d'anxiété. D'autant plus que ce
choix va à l'encontre de l'illusion et découle d'une connaissance plus
profonde de la nature humaine. La tranquillité et l'ennui ne conduisent
évidemment pas au bonheur, mais ils constituent un mode de vie plus
authentique et une attitude plus rationnelle face au bonheur que le
divertissement. La hiérarchie des opinions sur le divertissement montre que,
dans son analyse du divertissement, Pascal utilise déjà la méthode de la
base de causalité, qui lui permet de pointer, dans le contexte d'un
phénomène, à la fois la jeunesse et la grandeur humaines.

253
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9. Philosophes (Philosophes)127

Les deux chapitres suivants sont étroitement liés. Après avoir examiné
les problèmes fondamentaux inhérents à la nature humaine, Pascal se
demande comment les enseignements de la rationalité naturelle auraient
pu répondre aux questions qui en découlent. Le chapitre neuf examine les
enseignements anthropologiques et éthiques des différentes philosophies.
La grande majorité des fragments traite des stoïciens, reprenant les
critiques formulées à leur égard dans l'Entretien : les stoïciens
reconnaissaient à juste titre que la volonté de Dieu doit être suivie dans la
vie, mais ils avaient tort de penser que cela pouvait être réalisé par le seul
effort humain. Leur principale erreur est que, ne connaissant pas la nature
humaine, ils n'ont pas vu que sa corruption empêchait l'homme d'aimer,
d'adorer et de suivre Dieu. En critiquant la doctrine stoïcienne, Pascal
critique également une situation apo- logique fondamentale : celle d'une
personne d'une position supérieure qui déclare qu'il faut connaître Dieu
et suivre sa volonté dans la vie. Un tel enseignement est défectueux
précisément parce qu'il ne tient pas compte de la faiblesse de l'homme
pour accomplir la volonté divine : l'homme est incapable de rompre avec
la parole et de se détourner des choses extérieures pour regarder vers
l'intérieur. On ne peut s'attendre à cela que de la part d'un homme qui ne
connaît pas la véritable signification de l'amusement, comme indiqué dans
le chapitre précédent : "Les philosophes". Nous sommes pleins de choses
qui nous poussent à l'extérieur. Notre instinct intérieur nous dit que nous
devons chercher notre bonheur à l'extérieur. Nos passions nous poussent
vers l'extérieur, même lorsqu'elles n'ont pas d'objet pour les fouetter. Les
objets extérieurs en eux-mêmes nous attirent, même lorsque nous n'y
pensons pas. C'est donc en vain que les philosophes disent : retournez à
vous-mêmes, là vous trouverez votre plus grand bien. Le plus grand
défaut de l'éthique philosophique (c'est-à-dire de l'éthique stoïcienne) est
donc qu'elle ne montre aucune compréhension de la faiblesse de la nature
humaine. Pascal dit qu'ils ont raison à un certain égard, mais seulement à
un certain égard. Si nous considérons la question de l'éthique à un niveau
plus élevé, leur erreur est déjà apparente : ils ne reconnaissent pas la
dualité de la nature humaine et ne voient donc pas avec exactitude la
véritable détermination de l'homme. Ce chapitre met en évidence la
position que Pascal, en tant qu'apologiste, refuse de prendre. Il rejette la
position de l'orateur, où un apologiste ou un prédicateur, parlant depuis
une instance supérieure, critique ceux qui errent, ne connaissent pas et ne
suivent pas la vérité.

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10. Le souverain bien (The Supreme Good)128

Ce chapitre poursuit la critique des philosophies fondées sur


l'utilisation de la raison naturelle, notamment en ce qui concerne la manière
dont elles ont défini le bien suprême de l'homme. C'est dans ce même
chapitre que l'accent sur l'importance de la foi, précisément par rapport
au bien ultime, est présenté pour la première fois. Ce chapitre ne
comporte que deux fragments, mais sur le plan thématique, le fragment
111/73, qui appartient au chapitre "Tribulation" mais en a été retiré par la
suite, peut également être inclus ici. Le fragment 181/245 est un texte plus
long, intitulé "Sur le fait que sans la foi, l'homme ne peut connaître ni le
vrai bien ni la justice", et dans lequel nous trouvons maintenant une
argumentation apologique pleinement développée. L'argument se fonde
sur le désir incontestable de bonheur de l'homme. Tout le monde, sans
exception, peut chercher à l'atteindre par des moyens différents. Chacun
s'efforce d'atteindre cet objectif. C'est pourquoi le même désir est à
l'œuvre chez ceux qui sont au fond en guerre et chez ceux qui ne le sont
pas, mais sous des angles différents. La volonté ne fait jamais un seul pas
en dehors de cet objectif. Elle motive chaque action de chaque homme.
Même ceux qui se pendent." Pascal lie le désir du bonheur, qui est la
caractéristique essentielle de l'homme, à l'opération de la volonté,
affirmant que la volonté est déterminée par le désir du bonheur. D'où son
problème principal du bien : l'homme, poussé par le désir du bonheur, se
met naturellement à chercher ce qui le rend vraiment heureux. Cela a
donné lieu aux enseignements éthiques de diverses philosophies, qui ont
défini le bien suprême comme un état de bonheur de diverses manières :
certains l'ont défini en termes de vertu, d'autres en termes de plaisir, d'autres
en termes de suivre la nature, etc. (111/73) Le problème ne vient pas
seulement de l'extrême diversité de ces définitions, mais plus encore du
fait qu'aucune d'entre elles n'a jusqu'à présent rendu l'homme vraiment
heureux. Pascal conclut que l'homme est naturellement incapable de
reconnaître et d'atteindre le bien suprême. Bien que, selon lui,
l'implication soit presque irréfutable, l'homme n'a pas encore renoncé à
essayer de déterminer le bien suprême au moyen de la raison. De la
multiplicité et de l'inefficacité des enseignements sur ce point, il faut
conclure, d'une part, que l'homme n'est pas naturellement capable de
bonheur et, d'autre part, que le désir inassouvi de bonheur est un trait de
la nature, un vestige de l'état de création de l'homme. Cela montre aussi la
solution : seule la foi, c'est-à-dire Dieu, peut rendre l'homme heureux. Le
cheminement de la pensée de Pascal mène des connaissances naturelles
aux vérités théologiques, car c'est la seule façon d'expliquer le problème du
bien ultime. L'homme était heureux au moment de sa création, mais il n'y a
plus qu'une trace vide de ce bonheur dans son âme. De la nature de cette
trace découle la manière dont le désir de bonheur peut être satisfait.
L'image des choses finies
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pour remplir l'espace vide du bonheur, car peu importe la quantité


d'autres joies que nous accumulons, le vide reste non rempli. " Ce vide
infini ne peut être rempli que par un objet infini et éternel, c'est-à-dire
Dieu lui-même " (181/245).

11. A.P.R. (A.P.R. )129

La résolution de l'abréviation dans le titre de ce chapitre est encore


débattue. L'hypothèse la plus probable est qu'il faut lire "À Port-Royal"
("pour Port-Royal"), et qu'il s'agit de la conférence que Pascal a donnée
sur ses travaux en cours au monastère de Port-Royal. Le fait que le
fragment contienne également la phrase "A.P.R. Tomorrow" conduit
certains à penser que ce fragment contient des notes de cette même
conférence. Le chapitre consiste en un seul long fragment qui enregistre
les étapes importantes de l'argumentation apologétique. Elle s'inscrit
également dans l'ordre des chapitres, puisque la première phrase renvoie
à la discussion précédente : "A.P.R. APR Beginning". Après avoir oublié
l'incompréhensibilité [de l'homme]." Néanmoins, le ton du texte suggère
que les personnes visées ici ne sont pas tant des incroyants que des initiés.
En conséquence, le langage se déplace légèrement de l'apo- logique au
théologique. Au cœur de ce processus de pensée se trouve la vraie
religion. La nature contradictoire et donc incompréhensible de l'homme
détermine les conditions que doit remplir toute religion. Tout d'abord, elle
doit connaître précisément la double nature de l'homme et en expliquer
l'origine ; elle doit dire en quoi consiste le vrai bonheur de l'homme et ce
qu'il doit faire pour l'atteindre, tout en tenant compte de la faiblesse et de
l'obscurité de la nature humaine ; enfin, en indiquant le chemin du
bonheur, elle doit aussi dire comment l'homme peut surmonter sa
faiblesse fondamentale. Une fois ces conditions clarifiées, la question se
pose : quels sont les courants philosophiques ou les enseignements
religieux qui les ont remplies ? Il a déjà été démontré que les philosophies
en sont incapables, mais on peut en dire autant des religions. Désormais, le
texte passe à la première personne du singulier, parlant de la sagesse
divine qui seule peut répondre aux exigences de la vérité vraie. Il nous est
donné une description précise de la condition originelle de l'homme, des
circonstances de la Chute et du développement de la nature actuelle. La
chute est le péché d'orgueil : l'homme n'a pas accepté sa position
subordonnée et a voulu devenir l'égal de Dieu, et a donc été soumis à la
domination des créatures finies. Cet assujettissement est assuré par la
concupiscence du désir vilain, qui se mêle inextricablement à la volonté et
enchaîne l'homme aux créatures. Cependant, comme il conserve un vague
instinct de son état originel, sa condition actuelle est caractérisée par une
dualité contradictoire. La vaine recherche de l'homme pour trouver la
lumière en lui-même ne peut que le conduire à la seule vision correcte de
la nature.

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par la lumière : qu'en elle-même, elle ne peut trouver ni la vérité ni le bien.


C'est donc en vain que l'homme se tourne vers les enseignements des
philosophes, qu'il ne trouvera aucune réponse à la question de la vérité et
du bonheur, car il ne peut l'espérer que de Dieu. Dans la dernière partie
du fragment, la sagesse divine discute de la possibilité de persuader sur la
vérité de la foi, ce qui contient des affirmations importantes sur la nature
du raisonnement apologétique. La sagesse divine n'entend pas imposer la
foi de manière tyrannique, c'est-à-dire qu'elle ne veut pas que l'homme
accepte la vérité divine sans argument. En même temps, il n'a pas
l'intention de tout justifier par des arguments. Cette dualité est mise à
contribution dans le processus de persuasion, d'abord en révélant les
signes divins de son existence par des preuves convaincantes, ensuite en
suscitant le respect de son autorité par des miracles, et enfin en rendant
crédibles les vérités surnaturelles sur la base de ceux-ci. Enfin, Pascal,
dans un style impersonnel, aborde la question théologique de la
possibilité du salut : les êtres humains sont si indignes du salut qu'il est
juste que Dieu refuse le salut à certains, et l'accorde à d'autres, même si
leurs actions et leur vie ne l'ont pas mérité. Ce double standard était
également en vigueur lors de l'incarnation de Jésus-Christ. Par son
incarnation, Dieu a pris une forme dans laquelle sa divinité n'était pas
reconnaissable par tous. Les dernières lignes décrivent cette apparence
cachée, anticipant la doctrine du Dieu caché. " Comme il a voulu
apparaître en se cachant à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, mais à
ceux qui le fuient de tout leur cœur, il a réduit sa cognitivité en rendant
certains traits de lui-même visibles à ceux qui le cherchent, mais en les
cachant à ceux qui ne le cherchent pas ". La lumière suffit à ceux qui
veulent voir à tout prix, et l'obscurité suffit à ceux qui sont d'une
disposition contraire." Dans ce fragment, Pascal s'exprime clairement en
dehors du discours apologétique et aurait vraisemblablement modifié le
style du texte par la suite.

12. Commencement (Commencement)130

Le cheminement de la pensée dans ce chapitre est toujours basé sur les


dons de la nature humaine, mais il est maintenant dirigé vers Dieu. Le titre
s'explique peut-être par la première phrase du fragment 194/189 ("A
commencer par la pitié pour les infidèles, dont la pseudo-pauvreté les rend
plutôt malheureux."), bien que cela ne permette pas de savoir à quoi se
réfère exactement la phrase d'ouverture. Étant donné que Pascal utilise de
nombreuses déclarations eddiques dans son argumentation, il est peu
probable qu'il se réfère ici au début de l'Apologie. En fait, il s'agit ici d'une
ébauche d'une lettre ultérieure, intitulée "Lettre à la recherche de Dieu"
(681/194). Dans ce chapitre, nous trouvons des arguments en faveur du
fait que, au cours de notre vie et dans le cadre de l'histoire de l'humanité,
nous devons faire face à des problèmes de santé publique.
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Il est déraisonnable de chercher Dieu, et déraisonnable de ne pas le


chercher. Selon Pascal, il y a trois sortes de personnes : celles qui ont
trouvé Dieu et le servent ; celles qui ne l'ont pas trouvé mais le cherchent ;
et celles qui ne cherchent pas Dieu. Ceux du premier groupe vivent
raisonnablement et heureusement, ceux du deuxième groupe vivent
raisonnablement mais heureusement, tandis que ceux du dernier groupe
sont déraisonnables et malheureux. La rationalité de l'existence de Dieu
est soutenue par deux arguments : l'un fondé sur le malheur et l'autre sur
le caractère inévitable et inconnaissable de la mort. Dans un sens, la vie de
l'homme est malheureuse et dominée par le désir de bonheur. Puisqu'il
faut nécessairement trouver une solution à cette situation, il semble
raisonnable de chercher le bonheur dans la connaissance de Dieu. D'autre
part, l'homme doit mourir, et l'on ne sait pas ce qui l'attend après la mort.
S'il y a un Dieu, le sens de la mort change. Et selon les présupposés que
nous acceptons sur le temps restant de la vie en ce monde et sur le sens de
la mort, nous devons vivre la vie de manière différente (187/237). La
recherche de Dieu est donc rendue nécessaire et rationalisée par notre
ignorance de la mort et des événements eschatologiques : " Tu dois te
donner la peine de chercher à cause de la division des jeux, car si tu meurs
sans avoir adoré le vrai principe, tu périras ". Outre ce fragment, on trouve
plusieurs références à la division des jeux (partis : 187/237, 190/236),
c'est-à-dire au calcul mathématique des probabilités, que Pascal utilise ici
pour justifier la rationalité d'un mode de vie consacré à la recherche de
Dieu. Cela anticipe peut-être la place du fragment de pari dans le train de
pensée de l'Apologie. La rationalité de la quête et le caractère
déraisonnable de la communion sont également saisis par Pascal dans la
métaphore d'un homme emprisonné et en attente de jugement. Cet
homme ne sait pas si la sentence a déjà été prononcée à son encontre qui,
s'il s'agit d'une condamnation à mort, sera exécutée dans l'heure. Si cette
heure est suffisante pour qu'il retire la phrase, il n'est pas naturel qu'il
utilise le temps dont il dispose pour jouer aux cartes au lieu d'essayer de
se renseigner sur la phrase. Et ceci, suggère la métaphore, est l'action de
tous ceux qui sont incrédules et indifférents, qui choisissent le
divertissement plutôt que la recherche de Dieu. Il s'agit d'une attitude
personnelle totalement irrationnelle qui, parce qu'elle ne peut être
expliquée, indique une cause surnaturelle : "C'est le poids de la main de Dieu
sur nous", ajoute Pascal (195/200).

13. Soumission et usage de la raison (Bowing to and using reason)131

Le titre du chapitre est complété par un fragment et la seconde copie :


"S'incliner devant la raison et l'utiliser, voilà le vrai christianisme". La
raison a joué un rôle important dans la pensée de l'Apologia jusqu'à ce
point, puisque les arguments anthropologiques et apologétiques avancés
étaient basés sur l'utilisation cohérente de la raison. Ce chapitre réfléchit à
la question des conditions du bon usage de la raison. L'apologétique
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L'argumentation devient de plus en plus complexe : elle continue de


tourner autour de la nature humaine, mais elle ne concerne plus seulement
des problèmes anthropologiques mais aussi épistémologiques. L'analyse
des œuvres antérieures a permis de clarifier un certain nombre de choses
sur le statut pascalien de la raison. Nous avons vu que Pascal insiste sur
l'utilisation systématique de la raison, non seulement dans les preuves
scientifiques mais aussi dans les arguments théologiques. En même temps,
Pascal ne considère pas que la raison soit capable d'arriver à l'intuition ou
à la preuve des vérités surnaturelles de la foi par ses propres moyens
naturels. " Le chapitre sur " L'inclinaison et l'usage de la raison " se
concentre sur cette situation particulière de la raison. Son postulat de
base est que le christianisme est un mode de pensée particulier qui exige à
la fois l'utilisation et la flexion de la raison, et que lui seul connaît les
limites et le véritable pouvoir de la raison. Pascal confronte l'exigence de
l'usage et de l'inclinaison aussi bien aux athées qu'aux chrétiens qui ne
prêtent pas suffisamment attention au bon usage de la raison (par lesquels
il entend évidemment les jésuites). Exclure la raison, ne rien accepter d'autre
que la raison" (214/253). Ceux qui n'acceptent que la raison, c'est-à-dire qui
croient que la raison est capable de tout connaître, témoignent de leur
propre orgueil et de leur aveuglement. Et ceux qui ne tiennent pas compte
de la raison dans leur enseignement se ridiculisent et ridiculisent la
doctrine qu'ils épousent. L'intuition épistémologique très importante que
Pascal avait déjà révélée dans sa Pensée géométrique est que la raison, dans
son utilisation cohérente et systématique, atteint ses propres limites.
Selon lui, c'est dans cette capacité que réside le véritable pouvoir de la
raison. "L'étape ultime de la raison est la reconnaissance que les choses
infinies la transcendent. S'il ne s'en rend pas compte, il reste faible. Si les
choses naturelles le transcendent, que dirons-nous des choses surnaturelles
?" (220/267) Si l'intellect se croit fort, il ne fait que témoigner de sa
faiblesse, mais s'il reconnaît sa finitude et sa faiblesse, il prouve sa force.
C'est pourquoi Pascal dit que " rien n'est si semblable que cette
déclaration de la raison " (213/272). L'essence de la raison naturelle est la
reconnaissance de sa propre finitude. Mais cette reconnaissance est aussi
un geste d'inclination (soumission) et de renoncement (désaveu), puisque
la raison accepte que la réalité dépasse son pouvoir cognitif et renonce à
poursuivre sa recherche. Mais le geste de s'incliner n'est pas synonyme de
suspension sceptique du jugement. En s'inclinant, l'intellect ne perd pas
de vue l'objet qui se retire de sa cognition, mais conserve son ouverture
sur lui. Il s'agit d'une opération qui s'apparente davantage à un
émerveillement, où un phénomène entrave l'intellect précisément en
raison de son incompréhensibilité, qu'à une suspension du jugement, où
l'intellect abandonne définitivement la cognition. La principale vertu
d'une raison vraiment intelligente, selon Pascal, est de connaître
précisément la portée des opérations qu'elle est appelée à effectuer. En
d'autres termes, selon la terminologie de Pascal, elle est libre de toute
tyrannie. "S'incliner. Vous devez être capable [...] de douter là où vous
devez douter, de faire confiance là où vous devez faire confiance.
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se battre quand il le faut, s'incliner quand il le faut. Celui qui ne le fait pas
ne comprend pas le pouvoir de la raison. Il y a ceux qui s'opposent à ces
trois principes, soit en soumettant tout au doute, sans être versés dans la
preuve, soit en doutant, sans savoir où s'incliner, soit en s'inclinant partout,
sans savoir où juger " (201/268). Seule la pensée appelée " cross-fact "
peut exercer correctement le doute, la preuve et l'inclinaison. Il en ressort
que, pour Pascal, le fait croisé n'est pas une déférence aveugle à l'autorité,
où il y a une rupture ouverte avec la raison, mais une forme de pensée qui
connaît précisément les limites et les pouvoirs de la raison, qui est capable
de suspendre le jugement aussi bien que de porter des jugements
corrects, et qui est capable de renoncer à d'autres connaissances là où le
savoir humain s'avère inadéquat, en s'abandonnant à l'admiration pour la
réalité de la nature au-delà d'elle-même. Cette pensée caractérise la vraie
religion : "Si nous soumettons tout à la raison, il n'y aura rien de
surnaturel ou de mystérieux dans notre religion. Si nous violons les
principes de la raison, notre religion deviendra absurde et ridicule."
(204/273).

14. Excellence (Excellence)132

Le titre exact de ce chapitre est Excellence de cette manière de prouver


Dieu, et sa question centrale est de savoir comment prouver l'existence de
Dieu. Il va sans dire que dans une apologétique, cette question se pose. Il a
déjà été souligné à plusieurs reprises que, pour Pascal, la raison naturelle
ne peut pas aller jusqu'à prouver l'existence de Dieu. Les arguments dits
métaphysiques en faveur de Dieu sont faibles. Les preuves métaphysiques
de Dieu sont si éloignées de la pensée humaine et si métaphysiques
qu'elles présentent peu d'intérêt (frappent peu). Mais même si elle était
utile à certains, elle ne le serait que jusqu'au moment où ils en verraient la
preuve devant leurs yeux. Une heure plus tard, cependant, ils craignent
d'avoir été trompés" (222/543). Le défaut le plus fondamental de ces
arguments est qu'ils tentent de prouver Dieu sans Jésus-Christ. Nous
devons rappeler la distinction que l'on trouve dans le Mémorial : "Le Dieu
d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, pas celui des philosophes et
des savants. [...] le Dieu de Jésus-Christ." Les arguments métaphysiques
sur Dieu ne font référence qu'à l'Is- ten des philosophes, mais pas au Dieu
vivant. Ce Dieu ne peut être connu que par Jésus-Christ : "Il est non
seulement impossible, mais inutile de connaître Dieu sans Jésus-Christ"
(224/549). Les preuves de Jésus-Christ sont avant tout des prophéties.
"Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ
n'avaient que de faibles preuves. Mais afin de témoigner de Jésus-Christ.

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nous avons les prophéties, qui sont des arguments solides et tangibles.
Puisque ces prophéties se sont réalisées et ont été prouvées par
l'événement, elles sont un signe de la certitude de ces vérités et sont une
preuve de la divinité de Jésus-Christ. Prouver Dieu par Jésus-Christ
signifie non seulement utiliser des arguments historiques plutôt que des
arguments métaphysiques abstraits, comme dans les apologies
traditionnelles, mais aussi tenir compte de la nature humaine et garder à
l'esprit la caractéristique selon laquelle les arguments purement
rationnels ne sont pas convaincants pour les vérités surnaturelles. C'est la
fragilité, la faiblesse et la dépravation de la nature humaine. " La
connaissance de Dieu sans notre misère nous rend arrogants. Reconnaître
notre misère sans connaître Dieu conduit au désespoir. La connaissance
de Jésus-Christ est le centre, car en lui nous trouvons Dieu et notre propre
misère" (225/527). Les analyses de la nature humaine effectuées jusqu'ici
ont donc servi, indirectement mais pas entièrement, à prouver Jésus-
Christ. Car l'exploration de la misère ne conduit pas seulement à une
cognition abstraite, mais présente aussi des caractéristiques existentielles.
En d'autres termes, elle sert non seulement à convaincre l'intellect, mais
aussi la volonté.

15. Transition (Transition)133

Le titre exact du chapitre suivant est Transition de la connaissance de


l'homme à Dieu (Transition from the knowledge of man to God). Comme son
titre l'indique, ce chapitre se situe au milieu entre les deux sections sur la
nature humaine et la religion, et constitue donc une partie
stratégiquement importante du processus de pensée de l'Apologie. Le
thème central du chapitre est la relation entre l'homme et le monde, et
c'est ici que nous trouvons le fragment "Disproportion de l'homme"
(230/72), l'un des passages les plus célèbres des Réflexions. Comme ce texte
constitue le cœur de l'ensemble du chapitre, il convient de suivre le fil de sa
pensée. L'incommensurabilité de l'homme est étroitement liée à De la pensée
géométrique, puisque le concept d'infini est au centre des deux, à la
différence que si l'infinité des objets mathématiques (espace, temps,
mouvement, nombre) y était le problème principal, ici c'est l'infinité de
l'espace physique et du monde qui est l'objet de l'analyse. L'ensemble de
l'argumentation conduit à un résultat apparemment sceptique : l'infini
rend la réalité physique infiniment inconnaissable pour l'homme. Or, dans
les chapitres précédents, nous avons vu que Pascal distingue entre une
suspension sceptique du jugement et une inclinaison de la raison. La
reconnaissance correcte de l'infinitude du monde n'impose pas une
suspension définitive du jugement, mais une inclinaison de l'intellect, et
s'accompagne d'affections d'étonnement et d'horreur. Le fragment est
divisé en trois sections thématiques

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Le premier est une description de la contemplation d'un monde infini, le


deuxième est une conclusion épistémologique tirée du fait de l'infini, et le
troisième est un commentaire anthropologique, toujours avec des
implications épistémologiques.
L'intérêt de la contemplation du monde infini est de mettre en
évidence l'incomparabilité entre la finitude humaine et l'infinité du
monde. C'est pourquoi, dans le raisonnement, le train de la pensée revient
toujours de l'objet de la contemplation à l'homme, afin de rendre
perceptible le rapport incompréhensible entre les deux. Pascal décrit sa
contemplation du fini selon deux perspectives : l'une ouverte sur
l'infiniment grand, l'autre sur l'infiniment petit. Dans la contemplation, la
vision joue un rôle décisif dans la description, tant au sens sensoriel qu'au
sens intellectuel. La vision vers la grandeur infinie se déroule par étapes :
d'abord, nous essayons de saisir l'univers par la vision sensorielle. Notre
vision sensorielle ne peut cependant percevoir qu'une partie des espaces
qui existent, ses limites n'étant définies que par le ciel visible. Pour
contempler la réalité de l'espace, nous devons donc recourir à notre
imagination : l'espace visible est infiniment dépassé par l'espace que nous
pouvons nous représenter par notre imagination. Mais cela n'épuise pas
non plus la réalité, et l'espace que nous essayons de saisir avec notre
entendement s'étend au-delà : l'imagination ne peut pas entrer dans
l'infini, mais nous essayons de concevoir un espace infini malgré son
inconcevabilité. Cependant, cet effort est voué à l'échec, car l'espace réel et
infini du monde transcende tous les concepts humainement concevables
et s'avère irréductiblement incompréhensible. À ce stade, l'argument
revient à l'homme : comparés à l'infini de son univers, l'homme lui-même
et le monde qu'il connaît comme le sien semblent ridiculement petits,
voire négligeables : " Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? ". - la question
se pose. La contemplation de l'infini se poursuit alors, mais l'attention se
tourne dans la direction opposée, vers l'infiniment petit. Ici aussi, nous
faisons l'expérience de la même gradualité que dans le cas de la grande
perspective de l'infini. Ici, la vision est orientée vers l'infime et fait
immédiatement appel à l'imagination. Par exemple, la vapeur minuscule
d'une goutte de sang dans une veine de la patte d'un acarien, que
l'imagination réduit à sa composante finale. Mais cela ne signifie pas le
dernier, le plus petit élément de la nature, puisque dans ce minuscule
morceau d'air, nous trouvons un univers infini, avec les cieux, les corps
célestes, la terre, le menton, et enfin les acariens, dans la dernière
minuscule particule de sang qui circule dans le pied de laquelle ne se
cache à nouveau qu'un univers infini, cieux, terre, acariens, à l'infini. Si le
regard revient maintenant à l'homme, à la lumière de ces réalisations,
l'homme, qui tout à l'heure ne semblait rien par rapport à l'univers
infiniment grand, se révèle maintenant une immensité infinie, un univers.
La contemplation dans les deux sens se noie dans un tourbillon infini. Le
processus par lequel l'infinité de la

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En mettant l'homme en relation avec le tourbillon de l'infiniment grand et


de l'infiniment petit, Pascal entend subvertir radicalement l'auto-
évaluation de l'homme : "Celui qui se regarde ainsi sera terrifié de lui-
même, et s'il comprend qu'il est placé entre les deux tourbillons de l'infini
et du néant par le poids du corps que lui confère la nature, il tremblera à
la vue de ces merveilles, et je crois que sa curiosité se transformera en
émerveillement, et qu'il se sentira plus enclin à les contempler en silence
qu'à les chercher en espérant." C'est à ce moment-là que l'intellect en
vient à reconnaître la nécessité de s'incliner. S'il prend la mesure de sa
relation réelle avec l'univers, ou plutôt de l'absence de toute relation
réelle entre lui et l'univers, il est envahi par un sentiment à la fois
d'admiration et d'horreur. La réaction rationnelle est la même que celle
suggérée par la pensée géométrique face à l'infini : l'univers n'est pas à
rechercher avec présomption, mais à contempler en silence, avec un
mélange de crainte et d'horreur. La juxtaposition de deux infinis, l'un
opposé à l'autre, marque la position de l'homme dans l'existence réelle :
l'homme se situe au milieu (au milieu) entre deux infinis, à équidistance de
l'infiniment grand et de l'infiniment petit.
Dans la deuxième unité thématique, Pascal définit les possibilités de la
cognition humaine à partir de cette position intermédiaire. Pour évaluer
dans quelle mesure l'intellect humain est capable de connaître la nature,
nous devons tenir compte de l'incompressibilité de l'homme et du monde
infini. En négligeant cela, beaucoup ont tenté une connaissance rationnelle
de la nature dans son ensemble. Cette approche dogmatique est vouée à
l'échec et est un signe d'orgueil humain. La cognition humaine se
caractérise par une position intermédiaire entre l'infiniment grand et
l'infiniment petit, tout comme le corps humain. Les sciences de la nature
(et ici Pascal pense surtout aux mathématiques) peuvent énoncer un
nombre infini d'affirmations vraies, mais leurs principes sont également
caractérisés par l'infini. Ces principes qui apparaissent comme des
principes premiers ne sont pas autonomes, mais reposent sur d'autres, qui
reposent à leur tour sur d'autres, et ainsi de suite à l'infini, de sorte qu'il n'y
a en fait aucun premier parmi eux. La double infinité contraint donc la
cognition spirituelle pure à une position intermédiaire. Il en va de même
pour la cognition sensuelle. "Notre esprit occupe la même place dans
l'ordre des choses spirituelles que notre corps dans l'étendue de la
nature." Car nos sens sont incapables de percevoir des stimuli extrêmes.
Une lumière trop vive nous aveugle, un bruit trop fort nous rend sourds,
une lumière trop faible nous empêche de voir, un son trop faible nous
empêche d'entendre. Il en va de même pour la sensation de chaud et de
froid dans le cas du toucher, pour les changements de distance dans le cas
de la vision, pour le fait d'être trop vieux ou trop jeune, etc. La cognition
humaine ne fonctionne correctement que dans le milieu fini, mais dès que
nous essayons de transcender le milieu de la finitude en cherchant des
principes solides et inébranlables pour la construction de la nature, ou
d'étendre la cognition rationnelle à l'ensemble de la nature, nous échouons
inévitablement. D'autant plus que
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tout dans la nature est connecté. Par le biais de la causalité ou d'autres


relations, chaque partie est reliée à toutes les autres parties, et il est donc
impossible de connaître l'ensemble de la nature sans connaître ses
parties, et ses parties sans connaître l'ensemble de la nature. Le résultat le
plus important de la réalisation de la nature infinie est que l'homme
reconnaît ses propres limites et la place où la nature l'a placé. L'homme
doit accepter sa position et occuper la place qui lui est assignée. Dans le
cadre de la finitude, l'homme est capable d'une certaine cognition, mais
s'il tente de la dépasser, il ne fait que témoigner de sa vanité et échoue
nécessairement. L'attitude correcte suggérée par Pascal dans ce contexte
est donc un juste milieu entre un scepticisme exagéré et un dogmatisme
prétentieux. Pour la raison, l'attitude rationnelle est une inclinaison
devant l'infini de la nature.
La troisième partie thématique du fragment présente un autre
argument en faveur de l'inconnaissabilité de la nature, cette fois-ci fondé
non pas sur l'infini mais sur la nature humaine : l'homme est incapable de
connaître la nature parce que celle-ci est constituée de choses matérielles
et, en tant que telle, est simple. L'homme, au contraire, est composé de
deux natures opposées, le corps et l'âme, et est donc caractérisé par la
complexité. En effet, il est impossible que notre corps, qui est matériel,
soit capable de penser par lui-même, et de connaître quoi que ce soit sans
une âme. L'homme, organisme complexe, semble incapable de connaître
les choses simplement physiques et les choses simplement spirituelles. Il
se présente à lui-même les choses corporelles comme des idées
spirituelles, et aux choses spirituelles, en cherchant à les connaître, il mêle
involontairement des éléments d'origine corporelle. Cela nous amènerait
à conclure que, en vertu de sa nature complexe, il est au moins capable de
connaître des choses de nature complexe, comme la nature humaine elle-
même. Mais au contraire, c'est son plus grand mystère. "L'homme est pour
lui-même l'objet le plus gâché de la nature, puisqu'il est incapable de
comprendre ce qu'est un corps, encore moins ce qu'est un esprit, et
encore moins comment un corps peut s'unir à un esprit. C'est la difficulté
de toutes les difficultés, alors qu'elle est son propre être." La conclusion
finale du fragment intitulé "L'incompréhensibilité de l'homme" est que
l'homme est incapable de comprendre ni l'ensemble de la nature ni sa
propre nature, et c'est de cette prise de conscience que découle la
nécessité pour l'intellect de s'incliner devant l'infini de la nature. A la fin
de ce chapitre, trois fragments sont présentés qui sont directement liés aux
conclusions finales du fragment 230/72. Les fragments 231/347 et
232/347 développent plus en détail l'analogie du roseau pensant.
L'intuition de l'incompréhensibilité ultime de la nature et de l'univers ne
signifie pas que l'homme doive renoncer à penser. Après tout, la pensée
représente toute la dignité et le surplus infini de l'homme par rapport à
l'univers infini. La pensée n'est pas une recherche prétentieuse de la
nature infinie,

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mais doit être orientée vers la connaissance de soi de l'homme :


"Efforçons-nous de penser correctement, voilà le principe de la moralité".
Le fragment 233/206, qu'André Gide a qualifié de plus belle phrase de la
littérature française, révèle l'affect d'horreur devant l'infini du monde : "
Le silence éternel de ces espaces infinis me remplit de terreur. " Et le
dernier fragment (234/517) enregistre l'état dans lequel l'homme
s'incline devant l'infini, rempli d'une crainte mêlée d'admiration, mais
regardant toujours vers l'infini, dont il attend l'arrivée : "Console-toi, car tu
ne dois pas attendre de toi-même, au contraire, tu dois attendre de toi-
même en n'attendant rien." Il s'agit vraisemblablement du chapitre qui
conclut la première partie de l'Apologie.

Dans la deuxième partie de l'Apologie, la thématique de


l'argumentation change fondamentalement. Après avoir souligné dans la
première partie l'incompréhensibilité de l'homme et la nécessité de
s'incliner devant la raison, Pascal passe aux arguments en faveur de la
vraie religion. Nous trouvons d'abord des arguments contre les autres
religions. Ensuite, plusieurs chapitres abordent le problème de savoir
pourquoi la religion chrétienne, bien qu'étant la seule vraie religion, ne
possède pas les caractéristiques qui rendent sa supériorité évidente. Enfin,
nous trouvons des arguments positifs en faveur de la vérité des Écritures
et de la nature divine de Jésus-Christ.

16. Fausseté des autres religions (The falsehood of other religions)134

L'argument du chapitre "La fausseté des autres religions" repose sur


un principe énoncé précédemment, à savoir : "Je vois plusieurs religions
contradictoires, et par conséquent toutes sont fausses, sauf une" (229/693),
ce qui montre clairement que Pascal considère que le principe logique de
non-contradiction s'applique également aux enseignements religieux,
c'est-à-dire que les enseignements religieux contradictoires s'excluent
mutuellement et qu'un seul d'entre eux peut être vrai. L'argument est
parallèle à celui de l'"A.P.R.". chapitre, dans la mesure où les conditions
naturelles que doit remplir une vraie religion y sont également exposées.
S'il y a un Dieu, la vraie religion doit enseigner à l'aimer. Mais puisque
l'homme est incapable de le faire, à la fois parce qu'il n'ose pas aimer Dieu
et parce qu'il ne peut aimer que lui-même, il doit aussi être capable de
montrer la raison de son incapacité à le faire. En outre, il doit également
fournir un remède à la faiblesse qui empêche l'homme de connaître et
d'aimer Dieu (237/489, 247/491, 248/433, 249/493). Ce fragment, qui
reprend en partie la ligne de pensée de la Conversation avec M. de Saci,
critique les traditions philosophiques (stoïciens, épicuriens, académiciens)
pour leur incapacité à reconnaître la double nature de l'homme, ce qui
conduit soit à l'auto-indulgence, soit à la paresse morale. Ni les tendances
philosophiques, ni les courants philosophiques de l'époque, qui sont les
conditions préalables à un véritable enseignement éthique et à une
véritable religion, ne sont...
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que les religions ne pouvaient pas égaler. A une exception près : la religion
chrétienne. Dans ce chapitre, Pascal confronte en fait le christianisme non
pas à plusieurs religions, mais à une seule : la religion musulmane. S'il n'y
a qu'une seule vraie religion, alors il existe des arguments en faveur de
l'excellence de la religion chrétienne : comme l'autorité de la tradition, les
prophéties accomplies et les témoignages (235/595, 236/592). Si nous
comparons les Écritures avec le Coran, nous y trouvons à la fois des
obscurités et des clartés. Puisque les choses obscures de l'un et de l'autre
semblent également obscures, nous devons comparer les choses claires,
celles qui peuvent être comprises par la cognition naturelle. À cet égard,
les enseignements clairs que l'on trouve dans le Coran sont faibles au
niveau du raisonnement, tandis que ceux que l'on trouve dans la Bible
sont admirables et contiennent des prophéties accomplies. Les parties
vagues de la Bible sont donc aptes à expliquer les parties obscures, alors
que les parties claires du Coran ne le sont pas (251/598).

17. Rendre la religion aimable (Making religion lovable)135

Le dix-septième chapitre est très inachevé, ne contenant que deux


fragments. Le titre doit être une référence à la croyance de Pascal selon
laquelle le rôle a une dimension cognitive aussi bien qu'éthique. Le fragment
617/864 dit : "La vérité est maintenant si obscurcie et le mensonge si
répandu qu'il est impossible de connaître la vérité si nous ne l'aimons pas".
On trouve une affirmation similaire dans son ouvrage Sur l'art de la persuasion
: "les saints affirment, en ce qui concerne les choses divines, qu'il faut les
aimer pour les connaître, et que c'est seulement par l'amour que l'on peut
entrer dans la vérité" (Í, 61). Il ne suffit donc pas de rendre la vérité de la
religion bi- nique, il faut aussi la rendre aimable pour qu'elle soit acceptée.
D'où le rôle central du cœur dans l'argumentation apologique, qui ne
deviendra clair que plus tard. Les deux fragments qui accompagnent ce
chapitre fournissent néanmoins peu d'informations sur la manière de
rendre la religion aimable. Le premier souligne que, si la religion fondée
par Moïse ne s'adressait qu'aux fils d'Abraham, Jésus-Christ a offert son
sacrifice sur la croix pour tous (254/774) ; le second rappelle que ni les
païens ni les juifs ne peuvent espérer être sauvés de la misère humaine,
seuls les chrétiens le peuvent (255/747). À la fin de ce fragment, une note
renvoie le lecteur au chapitre "Éternité".

18. Fonds (Fondements)136

Le titre de ce chapitre fait référence à la fois aux fondements de la


religion chrétienne et aux fondements de l'argumentation en faveur de la
vérité de la religion chrétienne. Ce fondement, même si ce n'est pas dans
un sens strictement rationnel, permet au chrétien d'être à l'écoute de ses
besoins.
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plaidant pour la distinction de la religion. La religion païenne, par laquelle


Pascal entend la religion gréco-romaine, n'a aucun fondement. La religion
musulmane a deux bases : Mahomet et le Coran. Mais Muhammad n'a pas
de prophéties accomplies, pas de miracles, pas d'enseignement sur les
mystères sanctionnés par la religion. La religion juive doit maintenant
être jugée sous deux angles : d'une part, par le peuple et, d'autre part, par
la tradition de ses saints. Si la moralité de la religion juive et son
enseignement sur le bonheur dans la tradition du peuple est ridicule,
soutient Pascal, dans la tradition de ses saints elle est admirable. La
religion chrétienne se distingue par le fait qu'elle est fondée sur une telle
religion divine (276/601). L'argument en faveur de la vérité de la religion
chrétienne découle du problème de l'obscurité de tout enseignement
religieux. La question se pose : s'il existe une vraie religion, pourquoi sa
vérité n'est-elle pas claire pour tous les hommes ? S'il y a un Dieu,
pourquoi ne déclare-t-il pas son existence sans aucune ambiguïté ? La
réponse de Pascal à cette question est, tout d'abord, que l'origine de
l'ambiguïté et de l'ambigüité existantes peut être comprise à partir de
l'Écriture elle-même.
" Nous ne comprenons rien aux œuvres de Dieu si nous ne considérons
pas comme un principe qu'il a voulu aveugler les uns et éclairer les autres
" (264/566). Ainsi, le fait que la vérité de la vraie religion ne soit pas pour
tous relève de la volonté divine. En laissant la vraie religion, et avec elle la
vérité ultime, dans l'obscurité, Dieu a voulu nous enseigner que la
connaissance de la vérité par l'esprit seul est insuffisante et même
nuisible, car l'homme doit arriver à connaître et à embrasser la vérité par
le biais de l'aca- tion. " Dieu veut influencer la volonté plutôt que l'esprit ;
une parfaite clarté profiterait à l'esprit mais nuirait à la volonté. Forcer les
présomptueux à se soumettre." (266/581) D'où la nature de l'incarnation
de Jésus-Christ : certains ont reconnu en lui sa divinité, d'autres non. La
clarté et l'obscurité imprègnent ainsi l'apparence de Jésus-Christ, tout
comme les textes bibliques et les autres vérités religieuses.
"Assez de lumière pour éclairer les élus, et assez pour les amener à
l'humilité. Les ténèbres suffisent pour aveugler les réprouvés, et la lumière
suffit pour les condamner et rendre leurs fautes impardonnables "
(268/578). Pascal utilise ici le principe théologique janséniste du salut et
de la damnation comme argument apologique. L'explication de
l'apparente confusion entre le sentiment d'appartenance et la sécularité
conduit également au concept théologique d'un Dieu caché. Le Dieu caché
est en fait Jésus-Christ, dont l'apparition a été annoncée par les prophètes
: "Que disent les prophètes de Jésus-Christ ? Qu'il sera clairement Dieu ?
Non. Mais qu'il est un Dieu vraiment caché, qui est incompris, qui n'est pas
du tout considéré comme Dieu, qu'il sera une pierre d'achoppement sur
laquelle beaucoup trébucheront, etc. ". (A ce niveau d'argumentation, l'Is-
ten caché fonctionne comme un argument apologétique contre les autres
religions. Puisque Dieu n'est pas manifestement présent dans le monde, la
religion qui connaît la dissimulation de Dieu et en connaît la raison doit
être considérée comme la plus crédible. "Puisque Dieu est ainsi
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est caché, aucune religion n'est vraie qui ne dit pas que Dieu est caché, et
aucune religion n'est édifiante qui ne dit pas pourquoi Dieu est caché. Le
nôtre fait tout cela. Vere tu es Deus absconditus" (275/585). Pascal
applique cet argument non seulement aux autres religions mais aussi aux
croyants : étant donné qu'un élément important de la doctrine chrétienne
est l'accent mis sur le caractère caché de Dieu, on ne peut pas lui
reprocher de manquer de clarté (260/751). L'argument en faveur de la
vérité de la religion se fonde donc sur un compte rendu de l'obscurité des
vérités religieuses, c'est-à-dire le fait que ces vérités ne peuvent être
prouvées par des moyens naturels.

19. La loi figurative (figurative law)137

Le même problème est abordé dans le chapitre suivant, mais sous un


angle différent. Dans son titre, le mot loi fait référence à la loi biblique
mosaïque, mais le chapitre ne porte pas seulement sur la loi, il expose
également les principes de l'interprétation biblique chez Pascal. Le
problème de l'ambiguïté des vérités religieuses s'inscrit ici dans un
contexte herméneutique, puisque la question principale du chapitre est de
savoir pourquoi la Bible n'exprime pas clairement ces vérités. Le mélange
d'obscurité et de clarté n'est pas seulement une caractéristique de la
doctrine religieuse et une référence au caractère caché de Dieu dans la
nature, mais aussi une caractéristique de l'Écriture, c'est-à-dire de la
révélation, puisque son texte est plein d'ambiguïtés, d'incohérences et de
contradictions internes. Dans le contexte des Écritures sur la grâce, nous
avons déjà vu les principes herméneutiques que Pascal applique à
l'interprétation des textes sacrés. Le principe de base de l'interprétation
de tout texte est de concilier les contradictions qui y apparaissent. Nous
avons déjà cité ces lignes dans ce chapitre :
"pour comprendre le sens d'un auteur, il faut réconcilier tous les passages
contradictoires. [...] Tout auteur a un présent dans lequel tous les passages
contradictoires sont en harmonie, ou, s'il n'y en a pas, il n'y a pas de sens
du tout " (289/684). Et la Bible a clairement un sens cohérent. Cependant,
ce sens est indéchiffrable pour une approche scientifique, car les
ambiguïtés du texte rendent impossible une interprétation cohérente. Dans le
cas du Traité de la préordination, nous avons déjà vu que les textes sacrés
contenant des contradictions sont compris à travers le principe
herméneutique du dédoublement, qui permet de comprendre que les
sujets sur lesquels le texte fait des déclarations contradictoires sont en fait
de nature double. Dans ce chapitre, Pascal complète ce principe par sa
théorie de la figuration. Le terme latin figura est une traduction du mot
grec tupos. Il a d'abord été utilisé par saint Paul en un seul endroit pour
désigner Adam, qu'il appelait le précurseur du Christ, la figura (voir Rm
5,14), puis tous les personnages bibliques qui pouvaient être associés de
la même manière au Christ : Noé, Job, Jonas, etc.
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Dans un sens plus large, c'est un symbole, un symbole qui va au-delà de


lui-même. Une autre source de la figure de Pascal est l'ouvrage de saint
Augustin, De la doctrine chrétienne, dans lequel le père de l'Église consacre
une longue analyse aux signes et symboles ambigus de la Bible. Pascal
compare la figure à une effigie ou à un portrait. "Un portrait est une
présence et une absence, une satisfaction et une insatisfaction. La réalité
exclut l'absence et l'insatisfaction" (291/678). Les figures fonctionnent de
manière similaire. Ils représentent quelque chose, mais leur véritable
signification ne réside pas dans leur apparence concrète mais dans la
réalité qu'ils représentent. Pour Pascal, le texte de la Bible devient
cohérent par la reconnaissance de la figuration. Sur la base de la figuration
comme principe herméneutique, il faut distinguer deux sens dans
l'Écriture : le sens de la parole et le sens de l'esprit. Le sens littéral est la
figuration du sens spirituel. Il faut éviter deux extrêmes dans
l'interprétation : soit tout prendre au pied de la lettre, soit tout comprendre
spirituellement, comme le font les kabbalistes (284/648, 286/649). Le
véritable sens du texte se situe quelque part entre ces deux extrêmes.
Pascal ne soutient pas que le texte dans son ensemble a un double sens :
un sens superficiel et un sens profond, mais que le texte doit être
interprété littéralement ou symboliquement. C'est ce que l'on entend par
une interprétation entre deux extrêmes. La difficulté réside dans la
capacité à discerner où le texte doit être compris au sens propre et au sens
figuré. Pour ceux qui interprètent le texte par des moyens naturels, seul le
sens littéral est révélé. Comme il est impossible de distinguer les figures
des non-figures, le sens premier est plein de contradiction et d'ambiguïté.
Par conséquent, Pascal considère le texte de l'Écriture comme un chiffre,
dont la véritable signification ne peut être comprise qu'en connaissant la
clé. C'est aussi un principe important de l'interprétation que l'Écriture doit
révéler son propre sens, c'est-à-dire que nous ne pouvons nous fier qu'à un
sens qui est dérivé de l'Écriture elle-même (283/900, 303/687). Le texte lui-
même affirme que le sens du texte n'est pas évident mais caché : " Un
chiffre avec un double sens ". L'un des sens est clair, ce qui signifie que le
sens est caché" (296/677). Les lois mosaïques, l'holocauste et le royaume
à venir du Messie sont des figures d'honneur. Celui qui les comprend dans
leur sens littéral et concret trouvera de nombreuses contradictions dans
le texte de l'Écriture : la loi est éternelle et changera, Dieu aime les
holocaustes et ne les aime pas, le Messie viendra comme un roi glorieux et
prendra la forme d'un pauvre serviteur (290/685). Du fait que ces
affirmations s'excluent manifestement l'une l'autre, c'est-à-dire que
l'observation de la loi et la présentation des sacrifices satisfont et
déplaisent à Dieu, il est clair qu'il s'agit de chiffres qui ont un double sens.
Leur véritable signification ne peut être comprise qu'à partir du Nouveau
Testament. C'est là que les prophéties de l'Ancien Testament
s'accomplissent avec la venue de Jésus-Christ, et c'est là que la véritable
signification de ces chiffres devient claire. La clé du mystère est donc
Jésus-Christ lui-même, qui est la clé de voûte de l'humanité.
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et le principe de figuration dans sa propre nature divine et humaine. " En


Jésus-Christ, toutes les contradictions sont réconciliées " (289/684). Il
réconcilie les contradictions, il déclare le vrai sens de l'Écriture et il nous
enseigne la méthode pour interpréter correctement le texte. Le but et
l'objet ultime de l'Écriture est l'amour, et donc tout ce qui n'atteint pas
l'amour doit être interprété comme une figure (298/680, 301/670).

20. Tradition rabbinique (Rabbinage)138

Après avoir clarifié les bases du discours sur la vraie religion (obscurité,
dissimulation, figuration), Pascal passe aux arguments historiques. Il s'agit,
d'une part, de la permanence de la religion chrétienne, de l'authenticité
fragmentaire des Écritures de l'Ancien et du Nouveau Testament, et de
l'accomplissement des prophéties. Dans le chapitre sur "l'érudition
rabbinique", seuls deux fragments traitent de l'interprétation rabbinique
de la Bible. Le premier contient certaines des notes personnelles de Pascal
sur les traditions talmudiques, et le second retrace l'interprétation du
péché originel dans la tradition rabbinique. Selon certains passages du
Talmud et du Midrash, le cœur humain est mauvais à dessein, et le mal du
cœur est souvent exprimé par la métaphore du mauvais levain. Bien que la
fonction de ce chapitre dans l'argumentation apologique ne soit pas tout à
fait claire, nous pouvons déduire du deuxième fragment que Pascal
essayait d'établir la continuité de l'enseignement théologique sur la
transmission du péché, qui était important pour lui, en montrant que non
seulement les théologiens chrétiens mais aussi les interprètes rabbiniques
lui avaient déjà attribué une signification importante. Cela nous amène à
l'argument du chapitre suivant.

21. Permanence (Perpétuité)139

L'affirmation principale de ce chapitre est que la religion chrétienne a


toujours existé. L'essence de la religion chrétienne est qu'elle considère
que l'homme est tombé de l'état de di- férence de la création, et qu'il est
tombé dans un état de misère et de souffrance, éloigné de Dieu, mais
racheté de cet état par le Messie et restauré dans la gloire. Puisque la
venue du Messie est promise dès le commencement du monde, et qu'il y a
eu des hommes qui ont cru en lui dès le commencement, la religion chrétienne
existe depuis le commencement du monde (313/613). Cette permanence est
un signe divin, d'autant plus qu'elle est contraire aux dispositions et aux
plaisirs naturels de l'homme (316/605), et qu'il n'y a donc aucun motif
naturel pour qu'elle perdure. Pascal montre que même dans les temps
d'avant la Loi, il y avait des saints qui croyaient au Messie, et ensuite

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Moïse a préparé sa venue avec les lois (du moins leur signification
spirituelle), et les prophètes ont spécifiquement prédit sa venue. Tout cela
a été accompli par l'incarnation de Jésus-Christ, qui a accompli des
miracles et dont l'enseignement a conduit à la conversion des nations
païennes. La foi qui existait dès le début et l'accomplissement des
prophéties prouvent donc définitivement la messianité de Jésus-Christ
(314/616). Par cette constance, Pascal voit le christianisme dans la religion
juive. Les Juifs de la chair ne reconnaissaient même pas le caractère
figuratif de l'Ancienne Loi et l'interprétaient littéralement ; les Juifs de
l'esprit, les saints de la religion juive, en revanche, connaissaient le
véritable sens de l'Ancienne Loi et pouvaient donc être considérés comme
des chrétiens de l'Ancienne Loi. De même, dans le christianisme, il y a des
chrétiens charnels et spirituels. Par le terme de chrétiens charnels, Pascal
désigne les jésuites, qui, en suspendant la validité de la loi nouvelle, la loi
de la semence, " donnent une exemption de l'amour de Dieu "140 (318/609,
321/608). La foi des vrais juifs est cependant la même que celle des vrais
chrétiens, en ce qu'ils ont toujours attendu le Messie, dont ils espéraient
voir naître l'amour de Dieu dans leur cœur (319/607).

22. Les preuves de Moïse (Preuves de Moïse)141

Dans ce chapitre, Pascal défend l'authenticité de l'Ancien Testament.


L'argument avancé ici est que les événements conservés dans les cinq
livres de Moïse, la Torah, sont basés sur le témoignage de personnes
crédibles. Pour ce faire, il est nécessaire de croire que Moïse, l'auteur de
ces livres, que Pascal voyait non seulement comme un prophète mais
aussi comme un historien dans le sillage de la Genèse142 , recevait ses
informations de sources fiables lorsqu'il racontait des événements qui
étaient, par comparaison, longtemps passés. Les nombreuses générations
successives diminuent la crédibilité de la narration d'un événement passé,
mais à l'époque d'avant Moïse, les patriarches étaient normalement d'un
âge avancé, et par conséquent les histoires anciennes étaient transmises
par quelques générations, ce qui contribuait à préserver leur exactitude
(322/626). C'est pourquoi Moïse décrit les récits de la création et du
déluge de façon très détaillée et très précise (324/624). Sem, qui a
rencontré le Lamech qui a connu Adam, a aussi rencontré Jacob, qui a
connu les contemporains de Moïse, " et donc le déluge et la création sont
vrais " (327/625), dit Pascal.

23. Preuves de Jésus-Christ (The Evidence of Jesus Christ)143

Ce chapitre est considéré comme l'un des plus importants de


l'Apologie, car les arguments y sont directement axés sur l'essence de la
foi chrétienne, Jésus-Christ. Comme dans le chapitre précédent, qui traite
des livres mosaïques
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l'authenticité historique de Jésus-Christ, ici aussi la réalité historique de


Jésus-Christ est un aspect important. En outre, les arguments présentés ici
ont également pour fonction d'établir le statut messianique de Jésus et
d'expliquer la nature spécifique de son incarnation. L'importance de ce
chapitre est illustrée par le fait qu'il expose le concept pascalien spécifique
de l'ordre, fondé sur la distinction entre trois ordres différents : le corps
(ou la chair), l'esprit (ou la raison) et le cœur (ou l'amour). Comme nous
reviendrons plus tard sur le problème de la ren- dec, nous ne les
considérerons ici que dans le contexte de l'argumentation de ce chapitre.
Pour comprendre Jésus-Christ, il est nécessaire de clarifier pourquoi sa
personne est obscurcie. Ni son apparition dans l'histoire ne le rend
évident pour tous, ni les textes qui relatent ses actes ne montrent de
manière absolument claire qu'il est le Fils de Dieu, le Messie, l'Homme-
Dieu, le Sauveur et le Rédempteur de l'homme. Ce problème s'explique
par la distinction des ordres. Les ordres sont une sorte de systèmes de
valeurs et de perspectives d'interprétation incomparables : la grandeur et
la valeur définies dans un ordre sont considérées comme de l'indifférence ou
de l'infériorité dans un autre ordre. Jésus-Christ est venu dans son propre
ordre, dans lequel sa sainteté, son absence de péché et son humilité
représentaient les valeurs les plus élevées. Mais vues d'un autre ordre, où
les valeurs sont déterminées soit par des désirs d'ordre matériel, soit par
les exigences de la recherche spirituelle, elles apparaissent comme
totalement sans valeur. La grandeur de l'ordre de Jésus-Christ reste donc
invisible pour la chair et l'intellect ; elle n'est reconnaissable que pour le
cœur, car son ordre est un ordre d'amour. Cela explique pourquoi, lors de
son incarnation, il n'était reconnaissable que par ceux qui pouvaient voir
avec les "yeux du cœur", puisqu'il restait invisible aux yeux de la chair et de
l'esprit (339/764). Cela explique aussi pourquoi sa divinité n'est pas
clairement reconnaissable dans les Évangiles. Pascal fait ouvertement
référence à l'apparente incompatibilité des Évangiles (349/755), tout en
soulignant que l'ordre des Écritures n'est pas un ordre rationnel. Le fait
que les Écritures semblent ne pas avoir d'ordre, c'est-à-dire qu'elles ne
sont pas caractérisées par une cohérence rationnelle mais qu'elles sont
pleines d'incohérences et de contradictions apparentes, ne signifie pas
qu'elles n'ont pas d'ordre, mais seulement qu'elles sont caractérisées par
un ordre différent. Cet ordre ne s'adresse pas à l'intellect, car il ne veut
pas que le lecteur voie des vérités probantes, mais au cœur, puisque la
vérité n'est pas d'abord à connaître mais à aimer. L'ordre de Jésus-Christ
et l'ordre des textes le concernant sont donc les mêmes : l'ordre de l'amour
(329/283). Outre les arguments fondés sur l'ordre, Pascal cherche
également à établir l'authenticité historique des Évangiles. Deux fragments
tentent de réfuter l'accusation selon laquelle la résurrection de Jésus-Christ
aurait été simplement inventée par les apôtres. Cette affirmation est
hautement absurde, ou du moins difficile à imaginer, d'abord parce que
les apôtres n'ont pas acquis la richesse matérielle ou le pouvoir en les
"inventant", mais en les soumettant à la persécution, à l'emprisonnement et
à la torture.
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D'autre part, parce que proclamer la résurrection de quelqu'un est une idée
absurde, dont, si elle avait été inventée, il aurait été difficile pour
quiconque d'en convaincre les gens (341/801, 353/802). D'autres
arguments importants en faveur de Jésus-Christ sont les miracles qu'il a
accomplis, qui prouvent qu'aucun simple mortel n'aurait pu faire ce qu'il a
fait (352/600), et les prophéties (346/752, 350/699), qui nous mènent au
chapitre suivant.

24. Prophéties (Prophéties)144

Pascal appelle les prophéties la preuve la plus importante de Jésus-


Christ (368/706), et elles ont déjà été mentionnées dans les chapitres
précédents. Pascal considère les milliers d'années de tradition juive
concernant la venue du Messie comme des prophéties concernant Jésus-
Christ dans son ensemble (364/710). Plus concrètement, les prophéties
bibliques peuvent être divisées en deux parties : celles concernant la
venue de Jésus-Christ et celles concernant les prophéties de Jésus-Christ.
Pour comprendre la nature divine de Jésus-Christ, les prophéties qu'il a
accomplies suffisent. Mais il est encore plus fermement confirmé par les
prophéties de sa venue (361/734). Pascal cherche à rassembler, par
référence, tous les textes de l'Ancien Testament qui peuvent être
interprétés comme des prophéties concernant Jésus-Christ. Les
prophéties annoncent à la fois le moment de sa venue et décrivent les
événements de sa vie et de son enseignement, dont le premier est défini de
différentes manières par plusieurs prophéties : le quatrième royaume des
Juifs, la fin du règne du roi de Juda, la destruction du second Temple, etc.
Bien qu'il soit plutôt présomptueux de fixer autant de conditions pour la
survenue d'un événement, elles ont toutes été remplies à la naissance de
Jésus-Christ (367/709, 370/724, 371/738, 373/723). Les prophéties liaient la
venue de Jésus-Christ aux effets suivants : il mettrait fin à l'idolâtrie, il
serait le roi des Juifs, il conclurait une nouvelle alliance, il enseignerait les
voies parfaites, les nations se prosterneraient devant lui, etc. (355/730,
356/733, 357/730, 378/729). Toutes ces choses se sont produites : les
hommes ont consacré leur vie à Dieu, les riches ont renoncé à leurs biens,
les enfants ont quitté la maison de leurs parents pour aller en ermitage, les
nations sont venues à Dieu, les rois se sont soumis à lui, etc. Tout cela a été
rendu possible par l'effusion de l'Esprit de Dieu (esprit) sur la terre
(370/724). L'accomplissement ultime de la prophétie s'est manifesté par
le fait que la loi est devenue une loi intérieure, la loi du cœur. Cette
prophétie se référait évidemment à la loi chrétienne que Jésus-Christ a
proclamée par l'amour (360/732, 378/729).

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25. Figures particulières (Special figures)145

Ce chapitre se compose de deux fragments seulement. L'expression


"figures spéciales" se réfère probablement aux symboles figuratifs
auxquels Pascal attribue une importance particulière pour l'interprétation
de la prophétie et de l'Écriture : la dualité de la loi, la dualité des tables de
la loi, la dualité du Temple, etc. (381/652). Le rôle de ce chapitre, qui reste
inachevé, dans l'argumentation apologétique reste assez obscur.

26. Morale chrétienne (Christian morality)146

L'avant-dernier chapitre est le point final de l'argumentation


apologétique. Comme son titre le suggère, il résume la nature de la
doctrine chrétienne et les principes du leadership chrétien. Le chapitre est
divisé en deux sections thématiques. Dans la première, Pascal souligne que
la doctrine chrétienne est en parfaite harmonie avec les besoins de la
nature humaine. Comme nous l'avons déjà vu à plusieurs reprises,
l'homme est par nature enclin à la fois à une présomption hautaine et à un
sentiment désespéré de sa misère. La doctrine chrétienne remédie à ces
deux extrêmes : si elle commande à l'homme de sentir sa misère, elle lui
demande aussi de désirer devenir semblable à Dieu (383/537). Cette
double exigence s'applique ici aux créatures, puisque l'homme est non
seulement capable d'obtenir la grâce, mais qu'une fois qu'il l'a obtenue, il
est constamment exposé à la possibilité de la perdre, et doit donc être
constamment vigilant pour travailler à son salut. Le vrai chrétien croit
donc sans aucun orgueil qu'il est uni à Dieu, tandis qu'il se considère sans
aucune bassesse égal aux vers (386/524, 390/538). La deuxième section
thématique déploie une métaphore complexe, à savoir la métaphore des
membres pensants (les membres finaux). L'origine de cette métaphore se
trouve au chapitre 12 de la première lettre de saint Paul aux Corinthiens.
Ici, Paul appelle l'Église le corps du Christ, dont les fidèles sont les
membres. Pascal traduit cela dans ses propres termes afin d'illustrer la
répub- lique chrétienne et l'essence de la morale chrétienne. La république
chrétienne est gouvernée par Dieu, et deux lois suffiraient à la gouverner, au
lieu de la loi numérique socio-politique (401/611, 408/484). Par ces deux
lois, Pascal entend évidemment les deux lois fondamentales de l'Évangile,
dont la première prescrit l'amour de Dieu et la seconde l'amour du
prochain. La manière de suivre ces lois est illustrée par la métaphore des
membres pensants.

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Nous sommes jai du tout, et nous devons observer comment chaque


membre doit s'aimer lui-même" (401/480). La métaphore des membres
pensants définit donc le principe et l'étendue de l'amour et de l'amour de
soi. Pour Pascal, il est important que les membres, qui représentent le
peuple, aient une réflexion et une conscience de soi. D'où leur erreur
naturelle : ils ne reconnaissent pas qu'ils font partie d'un ensemble plus
vaste et se considèrent comme le tout. De ce fait, leur comportement est
caractérisé par l'irrationalité. Parce qu'ils ont un amour-propre naturel, ils
le dirigent vers eux-mêmes, ils se font un corps, et ils cherchent à se faire
du bien plutôt qu'aux autres membres et au corps dans son ensemble. En
raison de cette erreur, ils gardent la nourriture pour eux au lieu de la
donner aux autres membres, ce qui non seulement commet une injustice
permanente, et leur comportement non seulement témoigne de leur
misère, mais ils se font du tort à eux-mêmes, et au lieu de l'amour pour eux-
mêmes, ils témoignent de la haine de soi. La véritable connaissance de soi,
c'est lorsqu'un membre se rend compte qu'il n'est pas un tout, mais
seulement une partie d'un plus grand tout. Cette prise de conscience
change fondamentalement la nature et la direction des actions qui
découlent de l'amour de soi. Les membres individuels, par amour de soi,
aimeront le corps dont ils tirent leur être et leur vie, et s'aimeront eux-
mêmes comme le corps les aime (392/482, 404/483). L'amour de soi
rationnel est donc l'amour des autres membres et du corps dans son
ensemble. " Le corps aime la main, et si la main avait une volonté, elle
devrait s'aimer comme l'âme l'aime ; tout amour est injuste qui s'étend
au-delà " (406/483). Si la métaphore est dissoute, le corps ne devient rien
d'autre que Jésus-Christ. Selon la morale chrétienne, il faut donc aimer
Jésus-Christ en premier lieu, aimer l'autre personne en Jésus-Christ et
déterminer la mesure de l'amour de soi en fonction de l'amour de Jésus-
Christ pour l'individu. Alors que l'amour de soi déraisonnable et
particulariste produit le désordre, l'amour du corps met de l'ordre parmi
eux en harmonisant les volontés particularistes. Cet état se traduira par
l'harmonie de toutes les volontés individuelles, qui seront identiques à la
volonté de Jésus-Christ. L'ordre qui en résulte sera identique à l'ordre de
la polarité chrétienne, dans laquelle les membres rationnels suivent
fidèlement les deux lois du royaume.

27. Conclusion (Conclusion)147

Le titre du dernier chapitre est un autre argument en faveur du fait


que les titres des Lissae proviennent de Pascal : ce chapitre est
manifestement destiné à conclure l'Apologie. Le premier fragment pourrait
être la devise de toute l'Apologie : "Combien loin de la connaissance de l'Is-
ten est son amour" (409/280). Cette phrase, comme tout le chapitre, fait
écho à la distinction fondamentale du Mémorial entre le Dieu des
philosophes et des savants et le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. La
philosophie dans son
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La théologie rationnelle ne peut au mieux que conduire à la


reconnaissance de l'existence de Dieu, ce qui est infiniment loin de la
véritable conversion : l'amour du vrai Dieu. La conversion est l'état dans
lequel le cœur comprend la réalité et la présence de Dieu. Le fragment
410/470 nous rappelle un court écrit sur la conversion du pécheur : "La
vraie conversion, c'est quand nous sommes anéantis devant cet être
universel que nous avons si souvent offensé, et qui pourrait à tout
moment nous rejeter avec justice ; et quand nous nous apercevons que
sans lui nous ne sommes rien, et que nous seuls méritons de lui la
disgrâce." C'est seulement cette conversion, qui fait naître l'amour de Dieu
dans l'homme, qui assure la vraie connaissance de Dieu, c'est-à-dire que
Dieu ne peut être connu que par l'amour. Cet amour, qui est une
disposition particulière du cœur, ne peut être donné à l'homme que par
Dieu. Il n'est donc pas surprenant que de nombreuses personnes croient
sans jamais avoir entendu de preuves de l'existence de Dieu, lu les
Écritures ou rendu compte de leur foi. Pour ces personnes, la foi est
donnée par Is ten dans leur cœur (412/284, 413/286, 414/287). La
conclusion de l'Apologie est que sans le soutien de la grâce de Dieu, toute
apologie reste faible. Les modes de raisonnement apologétiques peuvent
susciter chez l'homme le désir de chercher Dieu, ouvrir l'esprit à l'infini,
conduire l'intellect au caractère raisonnable de la foi, mais ils ne peuvent
donner la foi elle-même à personne, car ils doivent changer le cœur
humain, ce que seule une puissance surnaturelle peut faire.

2.2. Sans titre chapitres

L'examen des 27 liasses a permis de comprendre comment Pascal


entendait construire l'Apologie. Bien que les chapitres titrés ne
représentent qu'un tiers des fragments totaux des Réflexions, ils
définissent néanmoins la structure de l'ensemble de l'œuvre. Les deux tiers
restants de la section sont loin d'être cohérents. Ces chapitres ne sont donc
abordés ici qu'en passant, afin de se faire une idée de la classification des
fragments restants sur la base de la deuxième copie. L'édition des
Réflexions de Sellier, qui suit la deuxième copie, divise les fragments en
dehors de l'ébauche de 1658 en quatre parties. Cette division est basée
sur l'hypothèse que les chapitres qui survivent dans la copie ont également
été compilés par Pascal sur la base de leur relation avec le projet de 1658 de
l'Apologie.
La première partie contient les fragments que Pascal a mis sur papier
avant la rédaction de son Apologie sur le miracle de la Sainte Épine. La
majorité des chapitres de cette section traitent donc des miracles. Comme
le miracle de la Sainte Épine s'est produit pendant la période de la
controverse sur les Lettres de la Campagne, les jansénistes y ont vu une
confirmation divine de leur propre foi et doctrine. Les Jésuites, cependant,
ont mis en doute la nature miraculeuse de l'événement. Pascal a voulu
répondre par une polémique. Pendant les préparatifs
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D'après les fragments qui nous sont parvenus, il se préoccupait surtout de


savoir si un miracle pouvait être considéré comme une preuve de la vérité
d'une doctrine, et donc des conditions dans lesquelles un miracle pouvait
être considéré comme un miracle et non comme un événement naturel.
Un examen détaillé de ces fragments n'est donc pas négligeable, car ils
montrent comment le projet initial de Pascal a évolué et comment est
apparue la nécessité d'écrire une apologie religieuse contre non
seulement les jésuites mais aussi les athées libertins.
La deuxième partie contient les idées mélangées, sans le moindre signe
de classification, qui ont été écrites entre 1658 et 1662. Parmi ces
réflexions, il y en a beaucoup qui sont apparemment indépendantes de
l'Apologie (elles enregistrent les notes de lecture de Pascal ou d'autres
idées), mais il y a aussi des fragments qui peuvent être liés à l'Apologie. Ils
sont soit liés aux thèmes des fragments du chapitre 27, soit ils contiennent
les expressions d'un passage spécifique, comme dans le fragment
644/62&242, qui contient des fragments de préfaces de la première et de
la deuxième partie de l'Apologie. Cette partie comprend également deux
chapitres traitant de la différence entre la pensée géométrique et la pensée
sophistiquée (669/49&7&2, 670/1, 671/4&356) et un court chapitre
rassemblant quelques idées sur l'autorité.
La troisième partie est la plus importante pour l'Apologie. Les fragments
trouvés ici font tous partie de l'Apologie, datant de 1658 à 1662, et ils
développent et approfondissent les thèmes de la version de 1658. Cette
partie se compose de 17 chapitres, mais peut être divisée thématiquement
en sept unités. Le premier chapitre est intitulé "Discours sur la machine",
qui n'est autre que le fragment de réception (680/233). Le second est intitulé
"Lettre de la recherche de Dieu" (681/194, 682/195&229). Pascal avait déjà
fait référence à ces deux textes dans le chapitre "Ordre". De
La "Lettre pour chercher Dieu" résume et complète de manière discursive
les arguments que nous avons déjà connus lors de la discussion du
chapitre "Commencement". Le troisième chapitre contient un fragment plus
long d'une préface à la deuxième partie de l'Apologie (690/556). 149 Dans
l'argumentation, Pascal place la doctrine de la religion chrétienne entre
deux extrêmes : l'un qu'il appelle athéisme, qui nie l'existence de Dieu, et le
second dé- isme, qui soutient que l'existence de Dieu est clairement
reconnaissable à partir de la nature. Ces deux éléments sont (en un sens)
contraires aux enseignements de la religion chrétienne. En effet, la doctrine
chrétienne repose sur deux vérités fondamentales : premièrement, que la
nature est corrompue et que l'on ne peut donc pas reconnaître Dieu à
partir de la nature, et deuxièmement, qu'il existe un Sauveur qui ouvre les
yeux de l'homme à la réalité de Dieu. Ainsi, si les athées soutiennent
contre les chrétiens qu'il n'y a pas de base visible pour leur croyance en
Dieu, ils ne peuvent pas saper la vérité de cette religion, puisqu'ils font la
même affirmation que la religion chrétienne. Cet argument athée n'est
valable que contre les déistes. La religion chrétienne comporte deux
volets
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la vérité du caractère caché de Dieu, ce qui signifie que les arguments du


Dieu naturel ne sont pas adaptés pour prouver Dieu et convaincre l'athée
endurci. Dieu n'est connu que par Jésus-Christ, et donc tout argument qui
ne pointe pas vers lui est futile et inutile pour le salut. La quatrième unité
thématique traite de la religion juive et complète les arguments présentés
dans les chapitres "Fondements" et "Persistance". Les fragments
soulignent ici que la religion juive est en fait une forme contemporaine du
christianisme et que la religion des vrais juifs et des vrais chrétiens est
donc une seule et même religion. La cinquième unité consiste en un seul
court chapitre sur la dépravation. Les fragments abordent principalement
des thèmes liés aux chapitres "Fidélité", "Affliction" et "Grandeur". La
sixième unité traite des prophéties. La plupart des fragments présentés ici
sont des traductions des Prophéties que Pascal a réalisées à partir de la
Vulgate pour son propre usage. La troisième section se termine par un
chapitre de réflexions sur la loi figurative.
Enfin, la quatrième partie contient les fragments qui ne figurent pas
dans la deuxième copie. Ils proviennent de divers manuscrits qui ont été
retrouvés par la suite. Ils comprennent, par exemple, les notes que Pascal
a apportées aux Lettres de la campagne, le Mémorial, une méditation plus
longue sur le Mystère de Jésus, et plusieurs fragments plus courts.

2.3. L'argument du pari

Le fragment 680/233 mérite une attention particulière parce qu'il


s'agit peut-être du texte de Pascal le plus influent d'un point de vue
philosophique, et parce qu'il n'a pas sa place parmi les chapitres titrés où
nous aurions pu présenter l'argumentation exposée ici. L'argument de ce
fragment est encore utilisé ou débattu dans des ouvrages de philosophie
de la religion, et c'est le seul texte de Pascal à avoir une réception sérieuse
dans la pensée analytique. 150 Dans L'argument de la réception, Pascal applique
la méthode de calcul des probabilités, qu'il a en partie inventée, à la question
métaphysique de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme humaine.
Son affirmation de base est que, puisque cette question est indécidable
par des moyens naturels, l'homme est obligé de parier sur l'une des
possibilités. La méthode de la division du jeu appliquée à la situation
actuelle est utilisée pour montrer qu'il est plus raisonnable de parier sur
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme que sur le contraire. Il est clair
que nous avons affaire à un argument apo- logique, mais sa place précise
dans le train de pensée de l'Apologie est incertaine. Dans le chapitre
"Ordre", Pascal fait référence à une lettre qui sera écrite dans le futur,
dont le but est de supprimer les obstacles à la foi, notamment au moyen
de la "machine", et qui peut certainement être considérée comme
identique au fragment sur la réception. L'argument de la réception est
donc un lien

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Le pouvoir de persuasion du corps humain, que Pascal concevait comme


une machine, fonctionne par accoutumance. C'est pourquoi, dans l'édition
Sellier, ce texte est intitulé "Discours sur les machines". Le manuscrit du
fragment de réception est extrêmement chaotique : il se compose de
plusieurs morceaux de papier dépliés avec des écritures dans toutes les
directions et sans surface blanche. Bien que Pascal ait par la suite apporté un
certain nombre de compléments aux idées qui forment la trame du texte,
il n'a pas eu le temps de clarifier l'ensemble. C'est pourquoi, dans de
nombreux cas, l'ordre des passages n'est pas tout à fait clair, et le
cheminement de la pensée reste inexpliqué à plusieurs endroits (voir la
photographie d'une partie du manuscrit en quatrième de couverture). Le
cheminement de la pensée du fragment peut être divisé en trois parties.
La première partie soutient que la question de l'existence ou non de Dieu
ne peut être tranchée par des moyens naturels, la deuxième partie fournit
une justification mathématique de la rationalité d'un pari sur Dieu, et la
troisième partie traite des conditions et conséquences éthiques du pari.
Avant d'aborder ces trois parties, il convient de souligner que l'argument
du pari n'est pas un argument théiste, c'est-à-dire qu'il ne vise pas à
prouver l'existence de Dieu. Cela n'est pas surprenant, puisque nous avons
déjà discuté des vues de Pascal sur l'argument divin. Nous devrions plutôt
voir dans l'argument des paris une tentative d'établir la rationalité de la
poursuite d'une vie moralement irréprochable,
ce qui, de manière non accessoire, conduit à l'ouverture à la grâce.
Dans la première partie, l'indémontrabilité rationnelle de l'existence
de Dieu découle de l'incomparabilité du fini et de l'infini. La finitude
caractérise la connaissance humaine, l'infini la totalité de la réalité,
comme le laisse entendre la première phrase du fragment, "Infini rien",
qui est traditionnellement le titre du fragment entier. Il ressort déjà de la
Pensée géométrique et du fragment intitulé " L'inconcevabilité de l'homme "
(230/72) que Pascal considère la nature comme infinie. Il considère
l'infinité de la nature, telle qu'elle se manifeste dans les objets
fondamentaux de la géométrie (espace, temps, nombre, mouvement) ou
dans l'espace physique, comme un principe fondamental, ou axiome. Il est
donc certain que l'infini imprègne tout dans la nature, et que l'infini existe
donc. L'existence de l'infini est mise en évidence par l'infini arithmétique
dans le fragment de pari : "nous savons que l'affirmation selon laquelle la
suite des nombres est infinie est fausse, et il est donc vrai qu'il existe un
infini numérique". Nous savons donc que l'infini existe, mais nous ne
connaissons pas sa nature : "nous ne savons pas ce qu'il est : il ne peut pas
être pair et il ne peut pas être impair, car si nous en ajoutons un, sa nature
ne change pas "151 . Distinguant l'infini naturel de l'infini d'une part et de
Dieu d'autre part, Pascal fait les observations suivantes :
"Nous connaissons l'existence et la nature du fini parce que nous sommes
nous-mêmes finis et étendus. Nous connaissons l'existence de l'infini, mais
nous ignorons sa nature, car il est étendu comme nous, mais n'a pas de
frontières comme nous. Mais nous ne connaissons ni l'existence ni la
nature de Dieu, car il n'a ni étendue ni limites." De tout cela, nous pouvons
déduire ce qui suit : Pascal ne parle de l'infini que par rapport à la nature,
c'est-à-dire que seulement
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comme un vaste infini, et fait ainsi une distinction claire entre l'infini et
Dieu. Il s'éloigne ainsi manifestement de Descartes, qui est le seul à
qualifier Dieu d'infini, non pas au sens d'extension mais au sens de
complétude, et dont l'argument en faveur de Dieu repose également sur
cet attribut de Dieu. Au contraire, comme nous l'avons dit plus haut, c'est
en fait la nature infinie de la nature qui nous empêche d'obtenir une
certitude sur Dieu, puisque la nature finie est coincée entre la cognition
humaine finie et Dieu, et donc que ni l'existence de Dieu ni la nature de
Dieu ne peuvent être connues naturellement. Pascal en conclut, sur la base
de la clarté naturelle : " Si Dieu existe, il est infiniment incompréhensible,
parce que, n'ayant ni parties ni parties, il n'a aucun rapport commun avec
nous ". Nous sommes donc incapables de savoir s'il existe ou non." Il
convient de noter que l'inconcevabilité de l'infini rend impossible non
seulement d'affirmer avec certitude l'existence de Dieu, mais aussi de la
nier. La raison se trouve ici dans une impasse, où elle doit reconnaître sa
propre finitude et son impuissance. "Dieu est ou Dieu n'est pas. Vers
lequel penche-t-on ? La raison ne peut offrir aucun indice. Un chaos infini
nous sépare de la réponse." Sur la base de l'infini, Pascal conduit l'intellect
fini à un point de non-retour, où il doit renoncer à la possibilité de
connaître.
Mais à ce stade, l'argument prend une tournure dramatique. Pascal
traduit de manière inattendue le problème en une situation de jeu : "Au
bord de ce paysage infini, on joue à un jeu de hasard dont le résultat est
pile ou face. Lequel choisirez-vous ?" Parallèlement à ce virage,
l'argumentation devient dialogique. Le destinataire est un athée dont la
pensée est caractérisée par une modestie constante, et le destinataire est
l'apologiste qui soutient que la foi des croyants chrétiens n'est pas du tout
contraire à la raison. Plus précisément, si les croyants à ce jeu de hasard
ont parié sur l'existence de Dieu, leur choix n'est ni moins ni plus
rationnel que celui de ceux qui nient l'existence de Dieu, puisque la raison
ne peut fournir aucune preuve pour ou contre. L'interlocuteur rationaliste
et incroyant soutient au contraire que les croyants ne sont pas contre la
raison en pariant sur Dieu, mais en pariant tout court. Si la raison ne peut
pas trancher cette question, alors la décision appropriée pour elle serait
de suspendre son jugement, ce qui équivaut à ne pas parier du tout. C'est
ici que l'on peut conclure le fil de la pensée de la première partie, qui
montre, dans l'ensemble, que l'intellect naturel ne peut pas trancher la
question de l'existence de Dieu, et que, par conséquent, la seule voie
appropriée pour lui serait de suspendre son jugement sur cette question.
Dans la deuxième partie, la justification mathématique de la rationalité
du pari est présentée. Ses deux premières phrases répondent à l'objection
ci-dessus, par laquelle l'interlocuteur rejette le pari. "Oui, mais vous devez
parier. Ce n'est pas volontaire, vous êtes embarqué."

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- répond l'apologiste. Pascal soutient ici qu'un pari pour ou contre Dieu
n'est pas arbitraire, c'est-à-dire qu'on est obligé de parier même si on ne
veut pas parier. C'est un élément très important dans l'argumentation qui
suit, puisque le calcul mathématique de la rationalité du pari repose en
partie sur cette nécessité, comme le texte le souligne à plusieurs reprises.
Néanmoins, Pascal n'est pas en mesure de justifier cette nécessité. Pour le
dire simplement, un pari pour ou contre Dieu est un acte existentiel,
puisque l'homme parie sa vie sur ce pari, et donc le rejet du pari est aussi
un pari contre Dieu. C'est également vrai, mais Pascal aurait pu
argumenter de manière plus précise la nécessité d'un pari. Dans la lettre
qui nous exhorte à chercher Dieu, nous lisons ces lignes : " Toutes nos
actions et toutes nos pensées doivent suivre des voies si différentes, selon
que nous espérons ou non les biens éternels, qu'il est impossible de faire
un seul pas en tant qu'être de jugement et de raison sans adapter ces
facultés à l'aspect qui doit être notre objet ultime " (681/194). Ces lignes
expliquent pourquoi l'homme est obligé de parier. Car la volonté humaine est
déterminée par le désir du bonheur : l'homme ne peut s'empêcher de vouloir être
heureux (181/425), et puisque la volonté humaine est orientée vers un but,
toute la conduite de la vie est déterminée par ce que nous attendons du
bonheur. La nature humaine, cependant, est telle qu'elle ne sait pas ce qui
la rendra complètement heureuse. Si nous acceptons qu'il y a un Dieu et
que nos âmes sont immortelles, alors nous attendons le bonheur de
quelque chose de très différent de la croyance qu'il n'y a pas de Dieu et
que nos âmes périront avec nos corps. Dans le premier cas, le lieu du
bonheur se trouve dans l'au-delà, ce qui doit être gagné en vivant ici, et
dans le second, il ne peut être ailleurs que dans la vie sur terre, ce qui rend
raisonnable un mode de vie hédoniste. Que nous le voulions ou non, nous
devons et nous décidons de la nature du bonheur, malgré notre ignorance
de celui-ci, puisque nos actions quotidiennes vont dans le sens d'un
bonheur déterminé consciemment ou inconsciemment. Cela explique
donc la compulsion à parier.
L'apologue souligne immédiatement que par la réception nous décidons
non seulement du juste mais aussi du bien, c'est-à-dire que la réception
engage non seulement l'intellect mais aussi la volonté. Mais la raison,
comme on l'a montré dans la première partie de l'argument, est
indifférente au pari, puisqu'elle ne peut argumenter ni contre Dieu ni pour
Dieu. Si nous considérons ce qui rend possible, voire nécessaire, la
poursuite de l'argumentation après que l'inertie de la raison a été admise,
nous voyons que ce n'est autre que le principe fondamental de la volonté :
le désir de bonheur. Dans la suite de l'argumentation, la question du
bonheur par la volonté se trouve ainsi au centre. L'homme étant incapable
de ne pas rechercher le bonheur, mais en même temps incapable
d'acquérir rationnellement la certitude de ce qui constitue pour lui le vrai
bonheur, il est contraint de l'accepter. La question n'est donc pas de savoir
si Is- ten existe ou non, mais de quelle possibilité nous pouvons attendre
le plus de bonheur.
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plus de bonheur, c'est-à-dire ce sur quoi il est raisonnable de parier en


fonction du désir de bonheur. En faisant intervenir le principe de la
volonté, Pascal déplace le problème du champ de la rationalité pure au
champ de la raison, où il doit à nouveau invoquer la raison. Cela signifie
également que le pari n'est pas seulement une expérience de la raison,
mais aussi un engagement de la volonté dans un mode de vie. C'est
l'aspect existentiel du pari.
Après les avoir clarifiées, Pascal recourt à la méthode mathématique de la
division des jeux, qu'il adapte selon les cas. Comme nous l'avons vu, dans la
répartition des jeux, il y a toujours plusieurs jeux à calculer, et les chances
de gagner et de perdre sont les mêmes (50-50%) pour chaque jeu. La
méthode utilisée ici est celle qui consiste à répartir les enjeux placés par
deux (ou plusieurs) joueurs sur la base du résultat possible des jeux
restants. La situation actuelle est différente en ce sens qu'il n'y a qu'un seul
jeu et que ni les chances de gagner et de perdre ni les marges de victoire
et de défaite ne sont les mêmes. Pascal fonde donc la détermination de la
probabilité d'un pari sur ces deux problèmes et non sur la détermination de
la répartition des paris. Le raisonnement est assez complexe et le texte
n'est pas toujours clair car il n'est pas très élaboré. Nous nous
contenterons ici d'en résumer les grands principes.
L'objectif principal de l'argument est de montrer que dans une
situation de pari donnée, lorsque le pari n'est pas arbitraire, il est plus
raisonnable de parier sur Dieu, c'est-à-dire de parier qu'il y a un Dieu que
de ne pas parier qu'il n'y en a pas. Dans le jeu en question, le joueur parie
sa propre vie limitée. S'il parie sur Dieu et gagne, il obtient une vie
éternellement heureuse, c'est-à-dire le salut ; s'il perd, c'est-à-dire s'il
s'avère que Dieu n'existe pas, il perd la vie finie sur laquelle il a parié,
c'est-à-dire qu'il fonde sa vie sur une illusion et qu'il ne peut pas profiter
des plaisirs de ce monde. Il faut d'abord considérer les chances de gagner
et de perdre. Si nous parions sur Dieu, les chances de perdre sont plus
grandes que les chances de gagner, mais les deux chances ne sont pas
incomparables car toutes deux sont finies. 153 Si, par conséquent, nous ne
prenons comme base que les chances de gagner et de perdre, il ne serait
pas raisonnable de parier sur Dieu. Cependant, la relation de rationalité
est modifiée si l'on considère non seulement les chances de gagner et de
perdre, mais aussi le degré de gain et de perte. Le taux de perte potentielle
est fini, puisque si le joueur perd, il perd la vie finie qu'il a mise dans le
pari, alors que le taux de gain est infini, puisqu'il représente la possibilité
d'une vie éternelle infiniment heureuse. C'est l'infini du côté des bénéfices
qui provoque le retournement de situation. Puisque les chances de gagner
et de perdre ne sont pas comparables (l'infini s'oppose à l'ancien), il est
évident de savoir sur quoi il est raisonnable de parier. Dans un jeu où il y a
une chance finie de perdre contre un plus petit nombre de chances de
gagner, mais où le gain est infini et la perte possible n'est que finie, la
raison exige que nous parions sur le gain infini, c'est-à-dire Dieu.

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Après avoir répondu à une autre objection possible, l'apologiste conclut sa


justification du caractère raisonnable d'un pari sur l'existence de Dieu par
cette phrase : "Il est concluant, et si l'homme est capable de quelque
vérité, c'est bien celle-là".
La troisième partie commence par la réflexion de l'interlocuteur sur les
preuves. Étant un penseur méthodique, il trouve les preuves
convaincantes, mais hésite à les accepter. Tout d'abord, il veut savoir s'il
est possible de regarder derrière les cartes pour plus de certitude.
L'apologiste répond que les Écritures offrent la possibilité de le faire (bien
sûr, nous savons maintenant que c'est aussi le cas de manière limitée).
L'opposant s'époumone : " Mes mains sont liées et ma bouche est
silencieuse ". Je suis obligé de recevoir, je ne suis pas libre, et je ne suis pas
délié. Je suis fait de telle manière que je suis incapable de croire. Que veux-
tu que je fasse ?" Cette remarque montre clairement que, bien que
l'argument précédent repose sur le principe de la volonté, il n'est
convaincant que pour l'intellect. Puisque l'intellect ne peut pas influencer
la volonté, cette dernière s'oppose encore à un pari sur Dieu, puisque le
pari est contraire au principe de plaisir qui anime la volonté. La réponse
de l'apologiste est : "Vous avez raison. Mais vous devriez au moins
comprendre que votre manque de foi est causé par vos passions, puisque
la raison le suggère, mais que vous n'en êtes pas capable. Ne cherchez donc
pas à vous convaincre par des arguments venant de Dieu, mais en
modérant vos passions." Plus précisément, il vous conseille de prendre
l'exemple des croyants qui ont mis tous leurs biens en jeu, alors qu'ils
étaient eux aussi caractérisés par la même croyance-non-connaissance
que votre interlocuteur. Suivez leur exemple, faites semblant de croire en
Dieu, faites le signe de la croix, tombez à genoux, allez à la messe, etc.
"Tout cela vous donnera naturellement la foi et vous rendra mécanisé
(vous ab^^^etira)".
Nous devons nous arrêter un instant sur le terme "mécanise", car il a
longtemps posé de sérieux problèmes aux interprètes. Le sens littéral du
verbe "ab^^^etir" est "me rendre fou", et ses sens figurés sont "me rendre
stupide", "me rendre muet",
"brutal". Étienne Gilson a été le premier à donner une explication
plausible à son apparition ici.154 Pascal, à la suite de Descartes, voit le corps
humain comme une machine ou un automate très complexe, tirant ses
principes de mouvement de lois mécaniques du mouvement,
indépendantes de l'être. C'est ce que l'on observe le mieux dans le cas des
animaux, qui, selon Descartes, n'ont pas d'âme. Pascal lie étroitement le
phénomène de l'habitude (coutume) aux mécanismes corporels, puisque nos
habitudes s'expriment le plus souvent par des mouvements corporels.
L'accoutumance rend naturelles certaines séquences d'actions, ce qui a un
certain pouvoir de persuasion sur l'âme, ou plus précisément sur la
volonté. Dans l'un de ses fragments, il écrit : "Pour atteindre Dieu, nous
devons relier l'extérieur à l'intérieur, c'est-à-dire nous agenouiller, prier
avec la bouche, etc., afin que l'homme orgueilleux, qui ne voulait pas se
soumettre à Dieu, soit ainsi soumis aux créatures. Attendre le salut de
cette extériorité est une superstition, refuser de la relier à l'intérieur est
de l'orgueil" (767/250). La conversion concerne l'homme tout entier, pas
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seulement son âme,

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mais aussi son corps : intérieur et extérieur. C'est pourquoi le corps doit
être préparé à la conversion, et pas seulement l'âme. Il y a trois manières
de croire : la raison, l'habitude et la suggestion [...] il faut ouvrir sa raison
aux évidences, s'y fortifier par l'habitude, mais par l'humilité s'ouvrir aux
suggestions, car elles seules obtiendront l'effet véritable et salvateur "
(655/245). Pascal donne ainsi lui-même une définition du sens de " abntir ".
Si l'intellect est convaincu du caractère raisonnable de la foi, mais que la
volonté y reste opposée, il faut habituer la volonté à la soumission par la
volonté du corps, et ce en adaptant ses actions corporelles à la réception,
en plus de son intellect. Cela peut être un moyen efficace de modérer les
passions qui s'opposent au pari. S'obséder ou se mécaniser, c'est donc
mettre le corps lui-même au service du pari.
Lorsque l'interlocuteur continue à émettre des réserves sur le pari,
l'apologiste présente un dernier argument pour défendre le pari. Ce que
l'on a appelé la possibilité de perdre une vie finie n'est pas vraiment une
perte. Car en pariant sur Dieu, on gagne même dans cette vie. Il ne suivra
pas la voie de l'hédonisme, mais sera caractérisé par l'excellence morale :
"Il sera fidèle, honnête, modeste, reconnaissant, bienveillant, sincère et un
véritable ami. Ne s'adonnera-t-il pas en effet à des plaisirs souillés, à des
gloires et des plaisirs mondains, mais n'aura-t-il pas d'autres plaisirs ? ".
S'il est donc vrai que dans un pari sur Dieu, il n'y a pas de perte réelle,
mais seulement apparente, du côté de la perte par rapport au gain infini,
le caractère raisonnable de ce choix est finalement justifié.
Puisque le pari est en fait une métaphore, il vaut la peine de résumer
ce que l'argument apologique à son sujet soutient. Dans les paris, on met en
jeu sa propre vie. Lorsqu'il se rend compte que sa vie est caractérisée par
une situation existentielle de type "ou bien", pour reprendre le terme de
Kierkegaard, il doit choisir entre deux options : il lie le bonheur ultime qui
détermine sa stratégie de vie soit à une vie mondaine, soit à une vie après la
mort. Le jeu n'est décidé, sans aucun doute, qu'au moment de la mort, et le
pari, dans lequel toute la vie humaine est en jeu, est donc ouvert à la mort.
Il ressort de tout cela que le pari n'est pas un argument en faveur de Dieu,
puisqu'il n'implique aucune certitude de Dieu. La personne qui parie sur
Dieu vit de l'acte de parier comme si Dieu existait, sans avoir aucune
certitude quant à l'existence réelle ou non de Dieu. Le pari est donc le
fondement rationnel d'un mode de vie qui aspire à la perfection morale.
Mais bien sûr, il n'y a pas que cela. Comme nous l'avons vu, Pascal se
préoccupe avant tout de savoir comment convaincre l'ennemi principal
dans une argumentation apologétique, à savoir les passions et la volonté. Il
admet finalement que ce n'est pas possible, mais il s'efforce néanmoins de
cibler la dépravation du cœur, car c'est la source de la principale
résistance de l'homme à accepter la vérité de la religion.

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Après avoir parcouru les chapitres du projet de 1658, et les parties des
Gon- dolates en dehors de ce projet, nous avons les principales étapes de
l'Apologie de Pascal et les principales étapes de l'argumentation.
L'argument part d'un point de départ naturel. À partir d'un examen de la
nature humaine et d'une analyse de la position naturelle de l'homme dans
le monde, le raisonnement conduit à la nécessité de prendre en compte les
vérités théologiques. Il procède ensuite à une tentative de prouver la vérité
de la religion, d'une part au moyen du contexte historique et d'autre part au
moyen de l'herméneutique de l'interprétation de l'Écriture. Cet arc peut
être comparé à la pensée des apologies traditionnelles, qui défendaient les
vérités religieuses sur des bases naturelles. En reconstruisant l'ordre
thématique, on retrouve un certain nombre d'arguments qui étaient
également utilisés par les apologies traditionnelles (arguments
historiques, arguments fondés sur la prophétie, la morale religieuse, etc.),
mais aussi des arguments développés spécifiquement par Pascal (la nature
contradictoire de la nature humaine, l'angoisse de la mort et de l'infini,
l'argument de la réception, etc.)Une telle reconstruction de l'ordre
thématique court néanmoins le risque de ne pas accorder une attention
suffisante au défi majeur du raisonnement apologétique, qui est, selon
Pascal, la séparation des vérités naturelles et des vérités de foi, écart
insurmontable pour le raisonnement rationnel. En effet, l'arc relativement
ininterrompu de l'ordre théiste donne l'impression que le raisonnement
peut atteindre sans entrave les vérités de la foi. D'où la nécessité de
poursuivre l'examen des moyens par lesquels Pascal a cherché à résoudre
le problème de l'impénétrabilité des vérités naturelles et surnaturelles.

3. L'ORDRE ARGUMENTATIF DES IDÉES

Nos analyses précédentes ont montré clairement que Pascal, en


écrivant son Apologie, a toujours eu à l'esprit le problème de
l'inconciliabilité entre les vérités de la raison et les vérités de la foi. Un
autre fragment, qui se réfère également à la méthode apologétique de
Pascal, évoque également la particularité de l'ordre de l'œuvre : " [...]
j'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une
confusion sans but ". C'est l'ordre de tout qui marquera toujours mon sujet
par son désordre. Je ferais trop d'honneur à mon sujet de le traiter dans
l'ordre, puisque je veux montrer qu'il ne s'y prête pas" (457/373). Dans ce
court fragment, nous pouvons distinguer trois concepts d'ordre : la
confusion sans but, qui est le contraire de l'ordre, l'ordre naturel et l'ordre
véritable. Pascal appelle l'ordre de sa propre pensée l'ordre vrai, qui
apparaît comme sans ordre par rapport à l'ordre naturel. Le fragment
prévient que cet ordre véritable ne doit pas être confondu avec une
confusion sans but, car cette

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n'est pas l'opposé de l'ordre naturel, mais le dépasse. Dans ce qui suit,
nous devons répondre à la question de savoir en quoi consiste l'ordre
véritable, c'est-à-dire ce qui caractérise le concept particulier d'ordre qui
est le trait le plus intrinsèque de l'argument apologétique pascalien.
Comme nous le verrons, le problème du fossé entre les vérités naturelles
et les vérités surnaturelles est le problème que ce concept d'ordre est
censé représenter et rendre gérable. Sur cette base, nous interpréterons les
méthodes les plus importantes du raisonnement apo-logique : la
traduction continue des arguments en contre-arguments, le fondement de
la causalité, les principes herméneutiques du dédoublement et de la
figuration. Tout cela conduit à une compréhension de l'ordre du cœur, qui
est le but ultime du discours apologétique.

3.1. Les trois ordres

Des analyses précédentes, il ressort que Pascal attache une grande


importance à la question de l'ordre, qu'il s'agisse de l'ordre du discours,
de l'argumentation ou de la pensée, tout au long de son œuvre. Le
problème de l'ordre a joué un rôle important, directement ou
indirectement, dans ses écrits mathématiques et physiques ainsi que dans
ses travaux théologiques. Mais le concept d'ordre qui constitue la base
argumentative des Réflexions est beaucoup plus complexe que les
observations précédentes sur l'ordre. Son exposé le plus détaillé se trouve
dans le chapitre intitulé "Les preuves de Jésus-Christ", mais son rôle n'est
pas limité à ce chapitre, mais constitue une caractéristique de
l'argumentation apologétique dans son ensemble. Ce concept particulier
d'ordre sous-tend la plupart des méthodes argumentatives de l'Apologia.
Pascal distingue trois ordres : l'ordre du corps, l'ordre de l'âme et l'ordre
du cœur. Pour comprendre ce concept, il faut considérer plusieurs choses :
d'où vient le principe de la distinction entre les trois ordres, ce que le terme
ordre signifie dans chacun des trois cas, et ce qui caractérise chacun de
ces ordres. Le principe de la distinction des ordres remonte à plusieurs
sources : anthropologique, ontologique et mathématique, ce qui leur
confère un caractère très complexe. Pour bien comprendre cela, il faut
avoir une vision cohérente des différentes nuances de sens qui ont des
origines différentes. Tout d'abord, nous devons examiner l'origine
anthropologique, qui est étroitement liée au concept pascalien de la
volonté. Il faut rappeler la conviction pascalienne, déjà soulignée, que la
volonté a perdu sa liberté originelle depuis la Chute et a été subordonnée
à la concupiscence. En conséquence, le fonctionnement de la volonté est
déterminé par le principe de plaisir (ou le désir de bonheur). Même la grâce
ne lui rend pas sa véritable liberté, mais la libère seulement de la
domination du désir vilain et la place sous la domination d'une autre
domination, celle de l'amour divin. Désormais, la volonté est déterminée
par un autre désir : le désir de s'identifier à la volonté de Dieu. 155 Une
forme précoce de la distinction des ordres est liée à la domination du désir
de base sur la volonté. Dans le fragment 761/460, Pascal écrit : "Le dol-
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Il y a trois ordres de choses : la chair, l'esprit, la volonté. Les riches et les


rois sont des hommes de chair : leur objet est la chair. L'objet du curieux
et du scientifique est l'esprit. L'objet du sage est la justice. [...] Dans les
choses de la chair, le sujet est purement le désir. Dans le spirituel, la
curiosité est pure. Dans la sagesse, l'orgueil est pur." Ce fragment
distingue les ordres en fonction de trois manifestations différentes du
désir de base. Dans le premier, le désir prédominant est celui du corps, et
vise à la satisfaction des plaisirs corporels et à l'acquisition de biens
matériels ; dans le second, il est celui de l'esprit, et vise à la satisfaction de
la curiosité par la connaissance et l'éducation ; dans le troisième, il est lié
à la sagesse, et vise à l'acquisition des vertus du jugement droit et de la
justice. Cette première division des ordres est ensuite transformée : le
troisième ordre, celui de la volonté, est remplacé dans le fragment
339/793 par celui du cœur. C'est ainsi que se dessine le concept pascalien
définitif de l'ordre. La différence avec la division précédente est que dans
l'ordre du cœur, la volonté n'est plus déterminée par le désir de base, mais
par le désir déterminé par la grâce, c'est-à-dire le désir de s'identifier à la
volonté de Dieu.
Sur cette base, il est maintenant possible de définir précisément ce que
signifie l'ordre dans le contexte de la volonté. La différence entre les
ordres est constituée par la différence dans le fonctionnement de la
volonté, dans la mesure où la volonté est déterminée par des désirs
différents avec des buts (ou objets) différents dans des ordres différents.
Ce désir naît des besoins du corps dans l'ordre de la chair, des besoins de
l'intellect dans l'ordre de l'esprit, et des besoins du cœur racheté par la
grâce dans l'ordre du cœur. Cette distinction permet aux ordres de
prendre d'autres significations : ils représentent, d'une part, des êtres
humains, d'autre part, des systèmes de valeurs et, enfin, des stratégies
d'action. Les différents ordres comprennent différents groupes de
personnes, en fonction de la volonté ou du désir qui détermine leur mode de
vie. L'ordre du corps est constitué des riches, des rois et des soldats,
l'ordre de l'esprit est constitué des intellectuels et des penseurs, et l'ordre
du cœur est constitué des saints. Les différentes orientations de la volonté
dans les ordres définissent des systèmes de valeurs différents, qui
s'organisent toujours autour de la valeur suprême. Dans le premier ordre,
il s'agit de biens matériels, dans le deuxième ordre de connaissances
spirituelles, et dans le troisième ordre d'Is- ten. Les systèmes de valeurs
exigent des stratégies d'action différentes dans la vie, car la volonté qui
sous-tend les actions est dominée par des désirs différents dans chaque
ordre. Ainsi, chaque ordre est caractérisé par une rationalité ou une
rationalité pratique particulière et distincte. La rationalité des actions dans
les différents ordres est déterminée par la mesure dans laquelle elles
servent à atteindre ou à réaliser la valeur la plus élevée de cet ordre. Enfin,
dans chaque ordre, il existe une hiérarchie entre les personnes selon la
mesure dans laquelle elles sont capables d'embrasser ou de réaliser les
valeurs de cet ordre. Pascal parle des excellences ou des grandeurs d'un
ordre dans ce sens. Dans une autre approche, nous pouvons découvrir dans
l'arrière-plan des ordres de Pascal des traces des deux substances de
l'ontologie de Descartes, la substance matérielle extensive et la substance
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spirituelle contemplative. Dans le fragment 339/793, Pascal utilise ce so-

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Il conclut : "Tous les corps réunis sont incapables de concevoir la moindre


pensée. C'est impossible, car il appartient à un autre ordre. Tous les corps
et tous les esprits réunis ne sont pas capables du moindre mouvement
d'amour [charité] ; c'est absolument impossible, parce qu'il appartient à
un autre ordre surnaturel. " Il ne s'agit pas ici d'ordres de valeurs ou de
groupes de personnes, mais - du moins en ce qui concerne les deux
premiers ordres - des deux ordres de réalité distincts que Descartes a
séparés l'un de l'autre en termes de substance : l'ordre de la matière et
l'ordre de l'esprit. Pascal ajoute un troisième ordre, qu'il appelle
surnaturel, et qui n'est plus ontologique mais éthique : l'ordre de l'amour.
Avec ce troisième ordre, Pascal dépasse l'interprétation ontologique
dualiste de la réalité, qui brise en fait le cadre métaphysique traditionnel
de la compréhension de l'être. 156 Néanmoins, la séparation des trois
ordres se fait ici aussi en termes d'action, puisque la différence distinctive
entre les trois ordres est l'action qui peut y être réalisée : l'existence
passive, la pensée et l'amour. De cette façon, la signification ontologique-
éthique du concept d'ordre est étroitement liée à sa signification théorique
de valeur et anthropologique.
La troisième origine du concept d'ordre est d'ordre mathématique, et
remonte à la différence entre les sexes géométriques. Pour comprendre
cela, il faut rappeler le principe qui était un principe important de la
méthode des indivisibles, et qui concernait l'obligation de distinguer les
quantités de sexes différents. Selon ce principe, les quantités dont l'une ne
peut dépasser l'autre lorsqu'elle est multipliée par une quantité
quelconque sont de sexe différent. Ces quantités géométriques sont le
point, la ligne, le plan et l'espace. Un point ne peut pas former une ligne
étendue par une quelconque multiplication, une ligne ne peut pas devenir
un plan par multiplication, et un plan ne peut pas devenir un solide. Ces
genres sont radicalement séparés, il n'y a pas de passage de l'un à l'autre,
comme l'exprime l'infini qui les sépare. Pascal applique cette propriété
des sexes aux ordres. Comme pour les sexes géométriques, la relation
entre les ordres est caractérisée par l'hétérogénéité, comme l'indique la
première phrase du fragment 339/793 : "La distance infinie entre le corps
et l'esprit est un symbole figuratif de la distance infinie infinie entre
l'esprit et l'amour, puisque l'amour est surnaturel." La distance "infinie"
des ordres renvoie à leur relation hétérogène, et la distance "infiniment
infinie" sépare les ordres naturels de l'ordre surnaturel. Comment cette
relation hétérogène s'applique-t-elle lorsque nous considérons les ordres
comme des ordres de valeurs ? De même qu'il n'y a pas de passage direct
du point à la droite, de la droite au plan, etc., il n'y a pas de passage entre
les ordres de valeurs. Cela signifie que les ordres de valeurs ne sont pas
traduisibles l'un dans l'autre, c'est-à-dire que les valeurs d'un ordre
restent invisibles lorsqu'elles sont vues de l'autre ordre. Pour illustrer cela,
Pascal donne l'exemple de la façon dont les rois et les généraux d'Arkhi-

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Les découvertes mathématiques abstraites du médium étaient totalement


indifférentes, tout comme les hommes de l'esprit, les scientifiques, sont
indifférents aux valeurs des actions fondées sur la foi. "Il y a ceux qui ne
devraient admirer que la grandeur physique, comme si la grandeur
spirituelle n'existait pas. D'autres admirent la grandeur de l'âme, comme
s'il n'y avait pas une grandeur infiniment plus grande dans la sagesse"
(ibid.) L'hétérogénéité des systèmes de valeurs est donc due au fait que
les valeurs qu'ils manifestent ne sont pas compréhensibles de l'extérieur.
L'origine mathématique du concept d'ordre entraîne une séparation
radicale des ordres. Cependant, si nous examinons attentivement le
fragment 339/793, nous pouvons observer que les ordres ne sont pas
complètement indépendants. Ce qui établit un lien entre eux n'est autre que
la vision. 157 La métaphore de la vision est fortement dominante dans le
texte, ce qui est dû au fait que chacun des trois ordres est caractérisé par
une manière particulière de voir : l'ordre du corps est caractérisé par le
physique, l'ordre de l'esprit par le spirituel, et l'ordre du cœur par la
vision du cœur. Les valeurs d'un ordre donné ne sont révélées qu'à ces
visions. De même que la vision spirituelle ne peut voir la grandeur de
l'amour, les valeurs de l'esprit et de l'amour restent invisibles à la vision
corporelle. Mais si nous inversons ces concepts, ce n'est pas la même
chose. Celui qui a la vision du cœur voit les valeurs de l'esprit et du corps,
et celui qui a la vision de l'âme voit les valeurs du corps, même s'il ne les
considère pas comme des valeurs en soi. Malgré leur séparation radicale,
une hiérarchie peut être établie entre les ordres sur la base des autres
ordres à partir desquels un ordre peut voir. Cette relation hiérarchique est
encore analogue à celle des sexes géométriques : s'il n'est pas possible de
passer du point à la ligne par multiplication quantitative, le point peut être
interprété à partir de la ligne comme sa limite. Il en est de même entre
une ligne et un plan et entre un plan et un corps. Ainsi, dans la relation des
ordres, au sommet se trouve l'ordre du cœur, car de là, les trois ordres de
valeurs sont visibles, au milieu se trouve l'ordre de l'esprit, car de là,
seules les valeurs de l'ordre du moi et du corps sont visibles, et en bas se
trouve l'ordre du corps, dont seules les valeurs matérielles sont révélées.
Les trois origines différentes du concept d'ordre de Pascal semblent
donner aux ordres une signification à la fois très complexe et cohérente. Il
y a donc trois ordres d'être (tandis que le troisième transcende les
catégories substantives de l'être), qui peuvent être assimilés à trois
systèmes de valeurs impliquant différentes stratégies d'action et de
rationalité pratique. Ces ordres sont radicalement séparés les uns des
autres, mais ils sont dans une relation hiérarchique car ils sont chacun
caractérisés par une vision particulière. En outre, les ordres sont porteurs
d'une signification supplémentaire étroitement liée à la manière dont ils
sont vus : en vertu de la manière dont ils sont vus, ils expriment aussi une
manière d'interpréter. C'est la signification d'une hiérarchie.
"Les preuves de Jésus-Christ", chapitre 329/283, qui traite également des
ordres. Le but de ce fragment est de réfuter l'affirmation selon laquelle il
n'y a pas d'ordre dans les Écritures.
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que les Écritures n'ont pas d'ordre. Le cœur a son propre ordre, l'esprit a
son propre ordre, basé sur des principes et des preuves. L'ordre du cœur
est différent. On ne prouve pas que l'on doit être aimé en énumérant dans
l'ordre les raisons d'aimer. Ce serait ridicule." Pascal oppose ici deux ordres :
celui de l'esprit et celui du cœur. Les deux ordres, dans ce cas, sont des
modes de pensée qui trouvent leur expression dans le discours de l'ordre en
question. L'ordre de l'esprit est basé sur des principes et des démonstrations.
De cette définition, il est clair que Pascal se réfère à l'ordre de la géométrie
qu'il a défini de manière si approfondie dans la Pensée géométrique. L'ordre
de l'esprit désigne donc une manière de comprendre, une manière de
penser et une manière de parler, et, en relation avec celles-ci, une manière de
lire et une manière d'interpréter. Cet ordre a sa propre gamme
d'utilisations, mais ne s'étend pas à l'amour. Même si nous argumentons
de manière rigoureuse et cohérente, le cœur est laissé froid par ces
arguments. Car le cœur a un ordre très différent. Ce n'est pas l'ordre de
l'esprit, sinon l'ordre du cœur, qui organise le texte de l'Écriture.
L'ordre du cœur est décrit par Pascal : " L'ordre de Jésus-Christ et de
saint Paul est l'ordre de l'amour, non de l'esprit, car ils voulaient chauffer,
non enseigner. C'est l'ordre de Saint Augustin. L'essence de cet ordre est
qu'il fait une digression à chaque point qui se rapporte à la fin, afin de
continuer à pointer." La digression est un terme rhétorique : elle désigne
une interruption dans le fil de la pensée d'un discours, une digression, un
écart par rapport au fil logique de la discussion. Dans le cas présent, le
texte de l'Écriture est caractérisé par de nombreuses digressions de ce
genre : le discours n'est pas logique, il est plein de contradictions,
d'incohérences et de répétitions. En conclusion, il ne semble pas y avoir
d'ordre dans ce discours apparemment illogique. Mais cela ne semble être
le cas que si l'on considère l'ordre de l'esprit. Les Écritures contiennent un
ordre parfait qui n'est révélé qu'à ceux qui sont capables de voir dans
l'ordre du cœur. Car la place des digressions n'est pas aléatoire, mais
déterminée selon un principe : chacune pointe vers un point commun, la
fin. Et cette fin est Dieu lui-même : Jésus-Christ. Quiconque le voit est
capable de comprendre l'ordre des digressions, c'est-à-dire d'expliquer
pourquoi il y a une contradiction dans le texte à un endroit donné et
comment on peut la résoudre. Ainsi, l'ordre du texte est rassemblé en un
tout cohérent. Pascal explique également pourquoi il y a une rupture entre
les deux ordres et pourquoi l'Écriture est écrite dans l'ordre du cœur.
Jésus-Christ et saint Paul ne voulaient pas "enseigner" mais "inciter", c'est-
à-dire qu'ils ne voulaient pas influencer l'intellect, ils ne voulaient pas
convaincre l'intellect, sachant qu'il ne suffisait pas de la foi, mais de la
volonté et du cœur. Les digressions déroutent l'intellect, qui est incapable
de trouver un sens cohérent dans le texte, et indiquent ainsi que le
véritable sens est à trouver dans un autre ordre.
En raison de la distinction entre l'ordre de l'esprit et l'ordre du cœur,
le texte de l'Écriture pourrait être comparé à une suite de chiffres qui, à
première vue, semble aléatoire, puisque nous ne connaissons pas son
algorithme. En attendant,
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Tant que nous ne l'aurons pas trouvé, nous ne pourrons pas dire si nous
avons affaire à une suite aléatoire de chiffres ou à une série. Cependant,
une fois que nous reconnaissons le principe d'ordonnancement,
l'algorithme, le désordre devient soudainement de l'ordre, car nous
comprenons pourquoi le nombre donné se trouve à la place donnée dans
la séquence. La différence entre une séquence arithmétique compliquée
dont l'algorithme est inconnu et les Écritures est que dans ce dernier cas,
le principe d'ordonnancement ne peut en aucun cas être reconnu
rationnellement, alors que dans le premier cas, il le peut. L'algorithme, ou
centre et principe de l'ordre du cœur, est Jésus-Christ, qui ne peut être
reconnu par le cœur que par la grâce et le rôle du cœur. C'est ici que
s'applique le principe, souvent souligné par Pascal, selon lequel la vérité
ne peut être connue que par l'amour, ou, comme il l'écrit dans L'art de
raisonner, "ce n'est que par l'amour que nous pouvons entrer dans la
vérité" (Í, 61). C'est par l'amour que le cœur reconnaît le principe par
lequel le désordre établi par l'ordre de l'esprit se révèle comme ordre,
ordre véritable, dans l'ordre du cœur.
Après avoir clarifié tout cela, nous pouvons revenir au fragment dans
lequel Pascal explique sa propre écriture : "J'écrirai ici mes pensées avec
ordre, et non peut-être dans une confusion sans but. C'est l'ordre véritable,
qui marquera toujours mon sujet par son désordre. Je ferais trop
d'honneur à mon sujet si je le traitais dans l'ordre, car je veux montrer
qu'il n'y est pas soumis " (457/373). Le sens de ces lignes est maintenant
assez clair d'après ce qui précède : tout comme l'Écriture, la pensée de
Pascal n'est pas marquée par un ordre rationnellement cohérent.
L'Apologie n'est pas structurée géométriquement, pas dans l'ordre de
l'esprit. Elle ne cherche pas à créer un système, les arguments ne
s'emboîtent pas de façon transparente, la vérité à prouver ne peut être
déduite de principes naturels. Il y a souvent un semblant d'ordre parmi les
fragments (même parmi ceux que Pascal a organisés en chapitres). Mais il
ne s'agit pas d'une confusion sans but, ni d'un désordre chaotique, ni d'une
succession aléatoire d'idées, mais d'un ordre véritable. L'ordre de
l'Apologie de Pascal est le même que celui de l'Écriture ou de saint
Augustin. De même que les digressions de l'Ecriture ne mènent qu'à une
seule fin, le désordre apparent de Pascal mène à l'objet ultime : Jésus-
Christ. C'est en lui que l'Apologie acquiert son sens et sa signification. En
résumé, nous pouvons donc dire que dans l'Apologie, Pascal a essayé
d'atteindre le même ordre que celui qui, selon son interprétation, est
caractéristique des textes sacrés, avec la différence que dans ce cas, cet
ordre sert des fins apologiques. Pascal s'y référait donc avec sa remarque
apparemment énigmatique selon laquelle la nouveauté de son œuvre ne
réside pas dans sa matière, c'est-à-dire non pas dans le contenu des idées
mises par écrit, mais dans l'ordre des idées et du discours (696/22).
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3.2. Le perspectivisme et les causes de la base

Les ordres qui sous-tendent l'apologie de Pascal sont à la fois des


visions particulières, des attitudes interprétatives et des systèmes de
valeurs. En termes de réalité, un ordre est une façon d'interpréter la vie et
la réalité, sur laquelle repose tout un mode de vie, avec ses propres
stratégies de choix et d'action et sa propre rationalité de base. Les ordres
peuvent donc être identifiés à une perspective de la réalité à partir de
laquelle la vie dans son ensemble reçoit un sens et une signification qui lui
sont propres. L'argument apologétique repose sur l'idée que, si d'un certain
point de vue ces perspectives sont parfaitement indépendantes les unes des
autres, d'un autre point de vue elles sont caractérisées par une relation
hiérarchique. Il existe en effet un point de distinction d'où émerge leur
hiérarchie.
Pascal imagine les perspectives définies par les ordres sur le paysage
des tranches coniques. 158 Les tranches de cône (cercle, ellipse, parabole,
hyperbole) sont formées lorsqu'un plan est coupé par un cône. 159 Si le plan
d'une tranche conique est conçu comme une perspective et que vous êtes
positionné dans l'une d'elles, vous ne pouvez voir la tranche conique que
depuis cette perspective, pas les autres. Si nous sortons de la perspective
des tranches de cône pour nous placer dans une perspective externe, la
différence de perspective nous est révélée, mais leur relation reste
ininterprétée. Il existe cependant un point de distinction, le sommet du
cône, à partir duquel se révèle l'unité de toutes les perspectives. Dans
cette perspective privilégiée, les tranches finies et infinies du cône
deviennent traduisibles l'une dans l'autre, puisque d'ici il devient évident
que chaque tranche du cône est une image du cercle de base formé sur le
plan qui coupe le cône. Ainsi, si vous regardez les tranches du cône depuis
le sommet du cône, vous n'aurez aucune difficulté à faire correspondre le
cercle avec l'ellipse, l'ellipse avec la parabole, la parabole avec l'hyperbole,
etc. Les perspectives définies par les ordres sont liées de manière
similaire. La perspective d'un ordre ne montre pas l'autre ordre ou, si elle
le montre, il est impossible de dire comment les ordres sont liés les uns
aux autres. Toutefois, en raison de la hiérarchie des ordres, il existe un
point de référence à partir duquel la relation entre les ordres peut être
interprétée. Ce point est la direction et le centre de l'argumentation
apologétique, et il n'est autre que le centre de la religion chrétienne :
Jésus-Christ, c'est-à-dire Dieu lui-même.
Les ordres comprennent des vérités comme autant de perspectives
possibles pour interpréter la réalité et la vie. Cependant, en raison de la
nature partielle de ces perspectives, ces vérités ne sont que des vérités
partielles, et la vérité saisie dans les ordres est toujours mélangée à un
certain degré de fausseté : "Ici, toutes les choses sont en partie vraies et en
partie fausses". La vérité essentielle n'est pas comme cela : elle est
entièrement vraie et totalement vraie. Ce mélange déshonore et détruit.
Rien n'est purement vrai, et donc rien n'est vrai au sens de la vérité pure.
[...] Nous ne possédons qu'en partie le vrai et le bon, mêlés au faux et au
mauvais.
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Puisque, selon Pascal, la vérité d'une chose dépend toujours de l'ordre dans
lequel on la regarde, l'Apologie repose sur une conception perspectiviste de
la vérité. Les vérités que l'on peut connaître dans une perspective donnée
sont partielles, mais la hiérarchie des perspectives les hiérarchise,
notamment par rapport à la vérité ultime. Cette structure de la vérité
comprise en perspective est à la base de nombreuses techniques
argumentatives de l'Apologie.
Une phrase d'un fragment du chapitre " Les fondements des causes "
fait référence à une telle technique d'argumentation : " le renversement
continuel du pour au contre " (127/328). Une des ambitions souvent
soulignées par Pascal dans la première partie de l'Apologie est de ne
laisser aucun répit au destinataire du discours. En termes
d'argumentation, cela signifie que quelle que soit la position du débatteur
sur les questions fondamentales de la vie, l'argument apologétique
cherche toujours à ébranler son opinion :
"S'il te loue, je l'humilierai. S'il s'humilie, je l'élèverai. Et je le contredis
tout le temps, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre
incompréhensible" (163/420). Ce procédé apparaît le plus clairement
dans les jugements sur la dignité et la grandeur de la nature humaine, les
valeurs morales, l'ordre social, le phénomène du divertissement, etc.
Qu'est-ce que cela signifie de transformer sans cesse des arguments en
leur contraire ? Pascal proclamerait-il, comme les sophistes, qu'il peut
argumenter pour et contre toute chose sur des bases purement
rhétoriques ? Si cette méthode est interprétée dans une perspective
fondée sur les ordres, le soupçon de sophisme est levé. Dans chaque
perspective, l'observateur se voit présenter la vérité, qui n'est qu'une
partie de la vérité totale. L'argument en faveur d'une chose est toujours
fondé sur la vérité de cette perspective, et le contre-argument sur la vérité
qui appartient toujours à la chose, mais qui n'est pas visible depuis cette
perspective et qui est contraire à sa vérité. Le fragment 579/9 résume
l'essence de cette méthode argumentative : "Quand nous voulons
répondre utilement en montrant à l'autre qu'il a tort, nous devons
observer de quel côté il regarde la chose. Car de ce côté-là, il a surtout
raison, et il faut admettre qu'il a raison, mais il faut aussi lui révéler le côté
d'où il se trompe. De cette façon, il sera satisfait, car il verra qu'il n'a pas
tort, mais qu'il n'a pas examiné la question sous tous ses angles." Le but de
transformer un argument en contre-argument est d'ébranler le calme et la
confiance de la personne à qui l'on s'adresse, et aussi de lui faire
comprendre qu'elle n'a fondé son opinion que sur une perspective
partielle, alors qu'il existe d'autres perspectives. En d'autres termes, il est
possible d'interpréter quelque chose à partir d'un autre ordre, plus élevé.
La conversion continue des arguments en contre-arguments est donc
basée sur un changement de perspective ou d'ordre dans le cours de
l'argumentation. Le fait que cela n'aboutisse pas à un sophisme est garanti
par la vérité la plus fondamentale (essentielle), qui est la base de
l'argumentation en permanence.

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La technique qui consiste à traduire continuellement les arguments en


contre-arguments est présentée dans toute sa richesse dans la méthode de
la base des causes. Pour comprendre cela, nous devons revenir
brièvement à l'exemple que nous avons déjà partiellement décrit dans la
discussion du chapitre "Le fondement des causes". Le problème formulé
dans le fragment 124/337 était de savoir si la hiérarchie sociale mérite le
respect, c'est-à-dire si nous devons faire preuve de respect envers les
personnes d'origine privilégiée. Pas- cal a listé cinq opinions différentes à ce
sujet : (1) selon les gens du peuple, oui, et cela sur la base de la coutume ;
(2) selon les semi-éclairés, non, parce que la noblesse ne repose pas sur le
mérite mais sur la naissance, c'est-à-dire sur le hasard ; (3) selon les
éclairés, oui, parce qu'ils croient que la fonction de la hiérarchie est pour
la paix ; (4) selon les moralisateurs, non, parce que la noblesse ne vient
pas de Dieu ; (5) selon les vrais chrétiens, oui, parce qu'ils tirent leurs
jugements de la sagesse divine. Le fragment se termine par cette phrase :
"Ainsi, les opinions opposées sont liées entre elles selon leur degré de
laïcité". Selon la méthode de la base de causalité, les opinions opposées
forment une structure hiérarchique. À l'arrière-plan de cette structure,
différents ordres apparaissent. La première opinion est formulée dans
l'ordre du corps, la deuxième et la troisième dans l'ordre de l'esprit, et la
quatrième et la cinquième dans l'ordre du cœur. Toutefois, selon la clarté
qui sous-tend les avis, des perspectives peuvent être distinguées au sein
des ordres (voir la distinction entre les deuxième et troisième avis, et les
quatrième et cinquième avis). Puisque toutes les perspectives sont
partielles, les opinions qui y sont exprimées se manifestent sous forme de
croyances lorsqu'elles sont examinées depuis une perspective supérieure.
Ce n'est que dans la perspective la plus élevée qu'il est révélé que toutes les
opinions sont vraies. Le peuple a raison quand il respecte les nobles, les
semi-éclairés ont raison quand ils demandent aux nobles de rendre
compte de leur excellence morale, etc. Toute opinion n'est donc qu'une
vérité partielle, et par conséquent toute opinion qui lui est contraire est
également vraie. Cependant, les vérités opposées ne sont pas articulées au
même niveau. Comme ils sont basés sur différents degrés de clarté, ils sont
placés à différents niveaux et organisés en hiérarchies. Mais leur hiérarchie
n'est révélée qu'à ceux qui sont capables d'interpréter les perspectives des
différents ordres et de voir leur interrelation. Cela n'est possible que dans
la perspective de l'ordre le plus élevé et de sa vérité centrale.
Le fondement de la causalité donne à l'argumentation de la première
partie de l'Apologie une extraordinaire souplesse sans le danger du
sophisme. Une opération importante de l'argumentation est le changement
d'ordre dans l'argumentation. Cela signifie que le point de vue de l'un ou
l'autre ordre prévaut au cours de l'argumentation. L'Apologie évite ainsi la
critique impopulaire de ceux à qui le discours s'adresse, puisqu'elle
reconnaît la justesse de ses adversaires. Pascal ne se contente pas de
compatir à la misère humaine et aux phénomènes qui en découlent, il
condamne également les penseurs qui, en raison de leur mode de vie et de
leur comportement déraisonnables, critiquent avec mépris les adversaires
de l'apologue.
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les égarés. Il considère qu'il est plus important de montrer que le respect
habituel des privilégiés, le divertissement ou la prise de risque pour un
bien-être futur incertain, toutes formes d'action que les penseurs ont
tendance à rejeter parce qu'elles sont irrationnelles, sont des stratégies
d'action très raisonnables. Pour le reconnaître, il faut cependant se placer
dans la perspective de l'ordre en question, à partir de laquelle la rationalité
de ces actions devient apparente (134/324). Dans cet inter-ordre, Pascal
évite la confrontation rigide des prédicateurs avec les croyants : il préfère
faire preuve de compréhension pour leurs positions et montrer de leur
point de vue les lacunes du fondement de leurs opinions. Le changement
d'ordre dans l'argumentation se fait dans deux directions. D'une part, il y a
une "descente" vers un ordre inférieur, puis une "remontée" soudaine
vers un ordre supérieur. Il s'agit, d'une part, de montrer que la
perspective de l'ordre en question est incomplète et qu'il existe des ordres
supérieurs et, d'autre part, d'attirer l'attention sur le fait qu'il n'y a pas de
transition directe entre les ordres, mais qu'ils sont séparés par une
rupture.

3.3. Le principe du doublement et le chiffre

Les deux méthodes ci-dessus, fondées sur la distinction des ordres, sont
mises en avant dans la première partie de l'Apologie, où l'argumentation
est principalement anthropologique. Dans la deuxième partie de
l'Apologie, où il s'agit de défendre la vérité de la religion, Pascal introduit
de nouvelles méthodes, toujours fondées sur la distinction des rangs. Ces
méthodes sont les principes du doublage et de la figuration.
Il a déjà été souligné dans le chapitre "Droit figuratif" que le principe
logique et herméneutique du dédoublement est étroitement lié à la méthode
figurative d'interprétation. L'essence du principe de doublement est de
révéler que plusieurs affirmations vraies contradictoires peuvent être
faites sur une chose donnée, mais que ces vérités sont incompatibles car
elles s'excluent mutuellement. Il existe en fait plusieurs perspectives
possibles, chacune d'entre elles révélant une vérité sur une chose donnée.
D'un point de vue supérieur, cependant, la véritable nature de la chose est
révélée, puisqu'il est démontré que la chose en question n'est pas simple
mais complexe. Puisqu'il est clair que les vérités opposées se réfèrent à
des domaines différents, elles peuvent facilement être réconciliées. Le
principe du dédoublement reflète donc également la différence de
perspectives et d'ordres. Pascal perfectionne cette méthode
argumentative et ce principe herméneutique en développant le principe
de figuration.
Les figures, comme nous l'avons déjà mentionné, sont des objets des
Écritures dont la signification va au-delà d'eux-mêmes. Il peut s'agir de
figures, d'événements, de prescriptions, de prophéties, etc. Dans leur
essence, les figures sont
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des symboles dont la fonction symbolique n'est pas évidente mais reste
cachée. En raison de cette dissimulation, ils peuvent être interprétés de
deux manières différentes : ils peuvent être considérés en eux-mêmes,
c'est-à-dire dans leur sens premier, littéral, et ils peuvent être compris
dans leur complexité, c'est-à-dire en tant que symboles. Pour
l'interprétation naturelle, elles ne sont valables que dans leur sens
premier, puisque rien n'indique que les figures sont des symboles.
Cependant, le texte ne peut être interprété à la lumière de leur sens
premier, car les figures cachées signifient que le texte de l'Écriture est plein
de digressions (contradictions, incohérences, incohérences) qui font
dérailler l'interprétation dans l'ordre de la raison. Les digressions
provoquées par les figures sont néanmoins des signes importants : elles
indiquent que nous avons bien affaire à une figure, c'est-à-dire à un
symbole à double sens. Si le texte est interprété depuis un ordre supérieur,
la nature symbolique et le double sens des figures sont révélés à la vision
de cet ordre. Cela permet de réconcilier les contradictions qui leur sont
associées, puisqu'il devient clair que certaines des déclarations
contradictoires les concernant se réfèrent aux aspects primaires (littéral,
concret) et d'autres aux aspects secondaires (symbolique, spirituel) de la
figure. L'interprétation de l'Écriture sur le modèle des figures fonctionne
donc de manière similaire à celle du principe de duplication dans le cas de
choses de nature complexe.
Selon Pascal, la cryptographie des Écritures est due au fait que les
figures sont indiscernables à la vision naturelle des objets qui, n'étant pas
des symboles, n'ont qu'un seul sens. Les figures sont en fait des
préfigurations de l'Ancien Testament dont le sens véritable apparaît dans le
Nouveau Testament : la loi mosaïque, les holocaustes, les prophéties de la
venue du Messie, etc. Cependant, la véritable signification des chiffres ne
se révèle pas naturellement, même dans le Nouveau Testament. La
signification secrète et spirituelle des chiffres a été révélée par Jésus-
Christ lui-même. Il a expliqué que l'essence de la loi mosaïque n'est pas
l'observation méticuleuse de milliers de règles, mais l'action de l'amour,
que la pureté du sacrifice ne dépend pas de la pureté des animaux
sacrifiés, mais de la pureté du cœur, etc. Les contradictions de l'Ancien
Testament sont réconciliées en Jésus-Christ par la révélation des chiffres.
Puisque, selon Pascal, le vrai sens d'un texte est celui dans lequel toutes les
contradictions du texte trouvent un accord harmonieux, Jésus-Christ doit
être pris comme le vrai sens de l'Écriture : " Le vrai sens n'est pas celui des
Juifs, mais en Jésus-Christ toutes les contradictions trouvent un accord
harmonieux " (289/684).
Ainsi, Jésus-Christ a une double relation avec le sens de l'Écriture : il
est le sens ultime de l'Écriture, et il est la clé du texte de l'Écriture. Cette
double relation montre que, dans l'interprétation de Pascal, l'Écriture
comprise comme un texte chiffré n'est pas comparable à tout autre texte
codé. Pour comprendre le texte de l'Écriture, il faut connaître la clé ; pour
comprendre le texte de l'Écriture, il faut connaître la clé.
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oser la clé, vous devez comprendre le texte. Cette circularité apparente


montre que, contrairement aux autres cryptographies, l'Écriture est
inintelligible dans l'ordre de la raison, parce qu'elle est écrite dans un
autre ordre, vers lequel il n'y a pas de chemin continu depuis l'ordre de la
raison, mais seulement un saut. Pour comprendre ce texte, il faut que
l'homme soit libéré de sa dépravation, que son cœur soit libéré par la
grâce de l'esclavage du désir vilain, et qu'il soit rempli de l'amour de Dieu.
L'interprète, par la grâce, entre dans l'ordre du cœur, où les
contradictions de l'Écriture trouvent une unité harmonieuse et où le sens
ultime devient clair. Dans l'ordre du cœur, l'amour (charité) règne en
maître. Puisque tout ce qui n'atteint pas la charité est une figure, c'est la
charité qui distingue les objets à comprendre dans leur sens littéral et
spirituel. Dans l'ordre du cœur, l'amour devient ainsi un principe
herméneutique.
Dans l'ordre du cœur, il y a une vision particulière et une
compréhension particulière. Pour cette vision, la vraie nature des choses
est révélée et les symboles sont compris. C'est la base d'une nouvelle
compréhension, non seulement des Écritures, mais de la réalité dans son
ensemble. Cette interprétation reste toutefois limitée, c'est-à-dire que la
vérité ultime ne se révèle pas dans sa plénitude, même dans l'ordre du
cœur. Cela est dû au fait que Jésus-Christ, dans son incarnation, est apparu
de manière figurative. Cette apparence figurative est le résultat du fait que
Dieu n'a pas révélé sa pleine gloire à l'homme, mais s'est vidé de lui-même
et a pris forme humaine. Jésus-Christ était donc une représentation
figurative de Dieu, dans la mesure où sa forme humaine dissimulait sa réalité
divine, ou était porteuse d'un sens au-delà de lui-même, que seuls ceux qui
étaient capables de le contempler avec les yeux du cœur pouvaient
percevoir. Cette apparence figurative fait de Jésus-Christ un Dieu caché.
"Dieu s'est caché derrière le voile de la nature qui l'avait enveloppé
jusqu'au jour de l'Incarnation, mais à son apparition, il s'est caché encore
plus, en assumant une nature humaine. Il était plus reconnaissable comme
invisible que lorsqu'il se rendait visible" (Í, 228), écrit Pascal à
Mademoiselle Roannez. Du fait que le principe de la vision et de la
compréhension figuratives a été lui-même révélé de manière figurative à
l'homme, il s'ensuit que l'ordre qu'il révèle n'est pas l'ordre le plus élevé.
Bien que la vision soit la plus spirituelle dans l'ordre du cœur, elle reste
limitée. La caractéristique des visions naturelles (corporelles ou
spirituelles) est qu'elles ne peuvent pas distinguer les figures des non-
figures. Dans l'ordre du cœur, les figures se révèlent et se distinguent des
objets simples, mais la vision de cet ordre ne voit la vérité qu'à travers des
symboles, " brouillés par un miroir ". Il existe cependant un ordre de
vision encore plus élevé, pour lequel Dieu se révèle "de face à face". Cette
vision est liée à l'ordre de la gloire. Dans la gloire, nous connaîtrons sa
nature" (680/233), écrit Pascal dans le pari-fraction. 160 L'ordre de la gloire
transcende infiniment l'ordre du cœur, tout comme l'ordre du cœur
transcende infiniment l'ordre naturel du cœur.
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deket. Ce n'est qu'après la mort, dans l'état de salut, que l'homme accède à
l'état de gloire.

3.4. Ordre du cœur

L'ordre le plus élevé dont dispose l'homme, selon Pascal, est l'ordre du
cœur, et c'est donc cet ordre qui est au cœur de l'Apologie. C'est à partir de
cet ordre que l'Apologie est écrite, et c'est le but ultime de toute
argumentation apologétique. Cet ordre garantit que l'argumentation ne
perd pas de vue le fossé infranchissable entre les vérités naturelles et les
vérités de foi, ni la vérité ultime vers laquelle l'argumentation apologétique
est dirigée. C'est donc cet ordre que nous devons finalement examiner en
précisant ce que Pascal entend par le concept de cœur.
Dans son sens premier, le cœur désigne une faculté spirituelle. Les
facultés spirituelles sont les différentes facultés de l'âme, telles que, selon
Descartes, l'intellect, la volonté, l'imagination, la sensualité. L'âme agit par
l'intellect, par la volonté elle s'influence elle-même et influence le corps,
par l'imagination elle se présente des images à elle-même, et par les sens
elle est influencée par le monde extérieur. Chez Descartes, cependant, le
cœur n'est pas inclus parmi les facultés spirituelles. Ce statut lui est
attribué par Pascal dans ses Réflexions, et il est doté d'une fonction très
variée. Le cœur est principalement associé aux émotions, aux sentiments
et aux affections. Sa caractéristique la plus importante est sa capacité à
ressentir et à aimer (sentiment) : l'âme ressent et aime à travers le cœur.
En plus des sentiments, le cœur joue un double rôle dans la psychologie
pascalienne : un rôle cognitif d'une part et un rôle éthique d'autre part.
Ces deux rôles doivent d'abord être compris de manière isolée, afin que
leur unité puisse ensuite devenir claire en ce qui concerne la distinction
des ordres et l'Apologie dans son ensemble.
Dans la dix-huitième épître aux Terres, Pascal distingue trois sortes de
certitude (certitude) : la certitude de la perception, la certitude de la raison
et la certitude de la foi :
"Les deux premières certitudes appartiennent au domaine de la
connaissance naturelle : la certitude des sens est fournie par l'expérience
des sens, et celle de la raison par des déductions, c'est-à-dire par des
preuves systématiques. La certitude de la foi, par contre, est la propriété
de la connaissance surnaturelle : elle ne peut être produite que par le
pouvoir révélateur de la grâce. La pensée conserve la séparation de ces
domaines, mais la description du processus de cognition devient plus
nuancée. La pensée géométrique avait déjà ouvert la voie, dans la mesure
où elle attribuait la connaissance évidente des principes (axiomes) de
l'ordre de la géométrie à la nature plutôt qu'à la raison. Dans les pensées, le
concept de nature a été remplacé par le concept de cœur. A

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142/282 "Nous connaissons la vérité non seulement avec notre esprit, mais
aussi avec notre cœur. C'est de cette dernière manière que nous arrivons à
connaître les premiers principes [...] Le cœur sent que l'espace a trois
dimensions et que l'espace des nombres est infini." Les principes sont
donc connus non pas par l'intuition de l'intellect, mais par le sentiment du
cœur. Ainsi, le sentiment du cœur a une fonction cognitive chez Pascal. Le
même fragment souligne également que l'homme est créé par nature pour
tout connaître de cette manière directe.
" Il a plu à Dieu que nous sachions tout [...] par instinct et par sentiment.
Mais la nature nous a privés de ce don, et nous a donné très peu de
connaissances de ce genre." Au début, l'homme avait la connaissance de la
vérité par le sentiment du cœur, mais la chute de l'homme a limité la
connaissance qui peut être acquise directement par le sentiment du cœur.
Par conséquent, le nombre de principes qui peuvent être directement
connus par le sentiment du cœur est fini. La corruption s'étend donc à la
cognition, et établit une distinction entre la connaissance naturelle et la
connaissance surnaturelle. Selon Pascal, Dieu n'est pas connaissable par la
raison parce que sa connaissance doit être fondée non pas sur une
certitude indirecte par déduction mais sur une certitude directe par le
sentiment du cœur (voir 222/543), c'est-à-dire que nous ne pouvons
connaître Dieu avec certitude que si nous le connaissons par des principes
et non par des vérités déduites. Ce n'est que par la grâce que le cœur peut
sortir du cercle de corruption qui limite sa connaissance immédiate, et qui
lui donne un sens nouveau : le sens de Dieu. Comme en témoigne le
Mémorial, la conversion s'accompagne d'un sentiment d'évidence de
l'existence de Dieu : "Certitude, certitude, sentiment, joie, paix" (Í, 21). La
certitude fondée sur un nouveau sentiment du cœur est la pseudo-
puissance de la foi : "Dieu est ressenti par le cœur, non par l'intellect. C'est
la foi et rien d'autre : Dieu est ressenti par le cœur et non par l'intellect "
(680/278). Ce principe surnaturel, inaccessible aux sens naturels du
cœur, est le centre de toute vérité et le principe régulateur de l'ordre du
cœur. Grâce à sa perspicacité, les contradictions sont résolues, les
incohérences sont organisées en un tout cohérent, et les phénomènes
apparemment désordonnés sont mis en ordre. En termes cognitifs, l'ordre
du cœur est donc pleinement analogue à l'ordre géométrique de l'esprit,
puisque cet ordre est également fondé sur le principe ressenti par le cœur
et l'utilisation cohérente de la raison.
L'autre fonction du cœur est l'éthique, qui est étroitement liée au
fonctionnement de la volonté. Nous avons vu que dans les Lettres de la
campagne et dans ses écrits sur la grâce, Pascal attache une grande
importance au problème de la volonté. Dans les Gondolae, outre la
connaissance des principes, le fonctionnement de la volonté peut être
ramené au cœur, à travers le concept de désir. Puisque le cœur devient la
source du sentiment dans les Réflexions, c'est du cœur que peuvent provenir les
différents désirs et la volonté. Les désirs, en dominant la volonté, entraînent
la corruption de la nature humaine et servent de base à la différenciation
des ordres en fonction des valeurs. Dans les ordres naturels, le désir de base
domine : soit
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sous la forme de désirs corporels (désir de richesse, de pouvoir) ou


spirituels (convoitise, désir de connaissance). Ces désirs viennent du cœur.
Dans une lettre écrite à l'occasion de la mort de son père, Pascal décrit
comment, dans la chute, l'amour infini de Dieu dans l'homme a été
remplacé par l'amour infini de soi (Í, 261). Les bas désirs qui jaillissent du
cœur sont l'expression de cet amour de soi ou amour-propre, qui rend
toute la nature humaine amoureuse d'elle-même. Le centre de la
dépravation humaine est donc le cœur lui-même, ou, pour le dire
autrement, c'est la dépravation du cœur qui provoque la dépravation de
toute la nature humaine. Puisque le cœur détermine la volonté par sa
propre dépravation, il est impossible pour l'homme d'échapper
naturellement à cette condition. Il faut une force surhumaine pour changer
la disposition fondamentale du cœur et remplacer l'amour de soi par
l'amour de Dieu et l'amour des autres. C'est ce qui se passe lorsque la
grâce touche le cœur : l'homme est libéré de son égoïsme naturel et entre
dans un ordre moral. Bien que sa volonté ne devienne pas libre, car elle
est toujours dominée par le désir du cœur, la nature de ce désir n'est plus
déterminée par le corps ou l'esprit, et son but n'est plus le moi, mais Dieu.
Cet ordre est celui de la moralité parfaite : celui de l'amour, qui n'est plus
seulement un sentiment, sinon la force qui permet à l'âme d'agir
moralement. C'est de cette force que naissent les "motions d'amour"
(339/793) : la capacité d'obéir aux commandements évangéliques et de
persévérer dans la justice.
La dépravation du cœur implique donc une distinction entre l'ordre
naturel et l'ordre surnaturel dans ses fonctions tant cognitives qu'éthiques
: dans le domaine de la cognition, elle limite l'éventail des principes qui
peuvent être directement acquis, dans le domaine de la morale, elle rend
la nature humaine égoïste. La rédemption du cœur entraîne un
changement radical de ses deux fonctions, et représente une transition
vers l'ordre surnaturel. Dans cet ordre, le principe le plus élevé est révélé
par le sentiment du cœur, et l'amour de soi est remplacé par l'amour de
Dieu. La foi est la caractéristique principale de l'ordre du cœur, que Pascal
relie au sentiment du cœur. La signification cognitive et morale de l'ordre
du cœur montre finalement que, pour Pascal, connaître Dieu et faire sa
volonté sont inséparables. Connaître Dieu simplement dans l'ordre de la
raison, c'est le connaître stérilement, et s'efforcer de mener une vie
morale parfaite sans connaître Dieu, c'est s'efforcer en vain. Tout cela met
en évidence ce que signifie la foi pour Pascal. La foi est la certitude directe
de Dieu lorsque le cœur ressent Dieu et que l'amour de Dieu y devient
décisif. Pour Pascal, donc, la foi n'est pas dogmatique. Tenir un dogme
pour vrai n'est pas la même chose que la foi. D'après la définition ci-
dessus, la foi est une façon de voir, une façon de penser et une façon de
vivre. La foi en tant que manière de voir et de penser est désormais une
manière de réinterpréter les phénomènes du monde et les phénomènes
humains, comme on réinterprète le texte de l'Écriture. Ainsi, l'ordre de la
création est révélé dans l'univers infini, tout comme l'ordre de la
révélation est révélé dans les Écritures. Et la foi en tant que mode de vie
signifie que l'homme
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ber vit l'amour, ou du moins fait de son mieux pour respecter le


commandement de l'amour. Dans l'ordre du cœur, la connaissance et la
vie sont ainsi imbriquées dans la vraie sagesse.

***

La nouveauté des Pensées n'est pas dans le contenu des pensées, mais
dans l'ordre de celles-ci, dit Pascal. L'ordre thématique conservé par les
deux copies, et l'ordre argumentatif développé par Pascal, ont montré la
nouveauté de cette œuvre. La distinction entre ces trois ordres est
nécessaire parce qu'ils mettent en évidence la différence radicale entre les
vérités naturelles de la raison et les vérités surnaturelles de la foi. Les
méthodes argumentatives qui se fondent sur la distinction des ordres sont
par nature attentives à cette différence. En appliquant des méthodes
argumentatives fondées sur les trois ordres, une rationalité unifiée émerge
des Réflexions, qui sont constituées de plusieurs ordres rationnels
intrinsèquement cohérents, mais reliés de manière hétérogène. Ces ordres
sont fragmentés les uns par rapport aux autres, mais vus d'une perspective
donnée, ils sont parfaitement cohérents. Le centre de l'Apologie de Pascal
est le point à partir duquel cette perspective se déploie. Toute
argumentation part de ce point, s'organise à partir de ce point, et c'est son
objectif final. L'ordre qui constitue la nouveauté et l'originalité des
Réflexions ne se révèle également que depuis ce centre. Cet ordre est à la
fois l'ordre du cœur lui-même et l'ordre unifié et hiérarchique des trois
ordres hétérogènes.

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CONCLUSION

La pierre angulaire des grands systèmes rationalistes du début de l'ère


moderne était la sagesse. Au sens traditionnel, la sagesse (sophia,
sapientia) signifiait à la fois la connaissance et le savoir vivre. Les
penseurs que nous appelons aujourd'hui rationalistes s'intéressaient à la
manière dont la sagesse pouvait être atteinte par l'utilisation purifiée,
cohérente et correcte de la raison. Cependant, ils ont défini la sagesse de
différentes manières : Descartes comme la connaissance et la réalisation
de la moralité parfaite qui couronne l'édifice de la science, Spinoza comme
la connaissance adéquate de l'idée de Dieu, c'est-à-dire la vision
intellectuelle de Dieu, Malebranche comme la reconnaissance et la
poursuite de la Raison universelle qui gouverne le monde, et Leibniz
comme la connaissance et la réalisation de l'harmonie qui détermine l'ordre
du monde dans notre pensée et dans notre vie. Malgré leurs différences, ces
penseurs avaient en commun de voir la sagesse non seulement comme une
connaissance adéquate de la réalité, mais aussi comme une manière de
vivre sainement, c'est-à-dire une perfection morale, et de considérer
l'intellect humain comme capable de l'atteindre et de la réaliser. Notre
analyse de Pascal a montré que le but ultime de la pensée de Pascal était
aussi la sagesse. Un trait rationaliste de la pensée de Pascal est qu'il s'est
aussi sérieusement préoccupé du problème de savoir comment il est
possible d'arriver à la sagesse en argumentant à partir du fondement de la
raison naturelle, au niveau de la cognition ou de la persuasion. Pascal a
défini la sagesse comme un ordre, à savoir l'ordre du cœur. Cet ordre est
l'expression de la sagesse, car il comprend une manière spécifique de voir
la réalité, une façon de penser connectée et un mode de vie basé sur un
ensemble de valeurs. Pourtant, la pensée pascalienne se distingue
nettement de la pensée rationaliste en ce qu'elle ne considère pas la
raison humaine comme capable d'atteindre la sagesse. En partie parce
qu'il croit que la réalité est au-delà de la capacité cognitive finie de
l'homme.
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303
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capacité : il est aussi incapable de connaître pleinement le monde par ses


moyens naturels que de connaître sa propre réalité. D'autre part, parce
que l'homme ne peut pas vivre moralement en s'appuyant uniquement
sur sa raison : le côté obscur, passionné et égoïste de sa nature l'en
empêche. Il ne s'ensuit pas, cependant, que Pascal croit que l'homme est
définitivement coupé de la sagesse. Il possède une faculté, qui dans sa
pensée s'appelle le cœur, par laquelle il peut bénéficier de la sagesse. Par
la faculté de compréhension du cœur, il peut connaître Dieu, le principe
ordonnateur ultime de la réalité, et par la capacité d'amour, il peut
réaliser l'amour de Dieu et de l'homme, la moralité parfaite. Mais ni la
volonté ni la raison ne peuvent agir sur le cœur. Pour que le cœur
parvienne à comprendre le principe ultime de la réalité et que l'amour y
prévale, bref, pour que le cœur accède à la sagesse, il faut une puissance
surnaturelle, que Pascal appelle la grâce.
En incluant et en soulignant le rôle du cœur, Pascal rompt avec le
rationalisme, mais en insistant sur un usage cohérent et rigoureux de la
raison, sa pensée a des accents rationalistes. En soulignant le fondement
gracieux de l'ordre du cœur, nous ne devons pas oublier qu'il s'agit
également d'un ordre, donc caractérisé par la rationalité. L'ordre du cœur
n'est pas seulement une manière de voir et une manière de vivre, mais
aussi une manière de penser, que le bon usage de la raison lui procure. La
sagesse exige donc non seulement la vision du cœur, mais aussi
l'utilisation cohérente et correcte de la raison. Ce n'est que par l'harmonie
du cœur et de l'intellect que l'ordre du cœur peut être atteint, et ce n'est
que par là que l'ordre du cœur peut devenir le plus heureux, le plus
raisonnable, le plus digne d'amour et le plus parfait en amour, bref, sage,
comme le dit Pascal des vrais chrétiens : les saints. L'ordre de la sagesse
combine ainsi l'irrationnel avec le rationnel, la compréhension du cœur
avec le bon usage de la raison, l'expérience religieuse avec la pensée
cohérente et logique. Ainsi, l'amour de la sagesse et la sagesse de l'amour
se rencontrent dans cet ordre.

304
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NOTES

1
L'utilisation de l'expression "science naturelle" doit être expliquée
pour deux raisons. D'une part, parce que le terme n'existait pas au XVIIe
siècle et n'est apparu que deux siècles plus tard, et d'autre part, parce que
je l'utilise comme un terme fourre-tout pour les mathématiques et la
physique, alors que les mathématiques ne sont pas une science naturelle.
Néanmoins, il est nécessaire de l'utiliser car, chez Pascal, les
mathématiques et la physique doivent être séparées de la théologie. Le
terme "science" ne convient pas en soi à cette fin, même si la théologie est
aussi une science. Mais en même temps, Pascal comprend aussi les
mathématiques comme une science de l'étude de la nature, grâce au sens
très large dans lequel Pascal utilise le terme nature. Pour lui, les concepts
fondamentaux de la géométrie (nombre, espace, temps, mouvement) font
partie de la nature (voir l'analyse de ce point dans l'article sur la pensée
géométrique).
2
Pascal : Réflexions, Budapest, Gondolat, 1978, trans. László Pődör.
3
Pascal : Lettres de la campagne, Budapest, Palatinus, 2002, trans. Dr. Péter Rácz.
4
Pascal : Écrits sur la passion amoureuse, la pensée géométrique et la grâce,
Budapest, Osiris, 1999, trans. Osiris, traduit par Andrea Tímár, Tamás
Pavlovits.
5
Pascal : Une comparaison entre les premiers chrétiens et les chrétiens
d'aujourd'hui, Felsőörs, Aeternitas, 2005, trans. Tamás Csabai, János
Reizinger, Eni- stone Bede-Fazekas.
6
Jacques Attali : Blaise Pascal ou l'esprit français, Budapest, Europa,
2003, trans. Zoltán Vargyas, Zsuzsanna N. Kiss.
7
Leszek Kolakowski : Dieu ne nous doit rien, Budapest, Europa, 2000,
trans. Endre Liska.
8
Pavlovits Tamás : Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2007.
9
Pascal : CEuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 4 volumes :
1964, 1970, 1991, 1997, éd. J. Mesnard.
10
Montaigne : De l'éducation des enfants, Dans les Essais, I, Pécs,
Jelenkor, 1999, dans l'ordre : 197, 200, 217.
11
Ibid., 196.
12
Ibid. 197-198.
13
Jean Mesnard : Pascal, Paris, Hatier, 1967, 17.
14
La traduction a été légèrement modifiée.
15
Titre complet : Brouillon projet d'une atteinte aux événements des
rencontres du cône avec un plan. Edition moderne de Desargues : L'oeuvre
mathé- matique, Paris, PUF, 1951, éd. R. Taton.

305
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16
A. Baillet : Vie de Monsieur Descartes, Paris, La Table Ronde, 1946, 144-145.
17
Voir la lettre de Leibniz à Étienne Périer, neveu de Pascal, datée du 30
août 1676, Paris.
18
Jacqueline a demandé la clémence de son père dans une épigramme
qu'elle a écrite elle-même.
19
Voir à ce sujet P. Rossi, The Philosophers and the Machines, Budapest, Kossuth,
1975.
20 L'
Augustine de C. Jansen a été publiée pour la première fois à Louvain
en 1640, mais un an plus tard, elle était également publiée à Paris.
21 L
'ouvrage a été publié en trois volumes en 1637, 1641 et 1645.
22
Sur ce point, voir Henri Gouhier : Pascal et les humanistes chrétiens,
l'affaire Saint-Ange, Paris, Vrin, 1974.
23 Pour
en savoir plus sur cette question, voir Dániel Schmal, Natural Law
and Providence, A Physical-Theological Debate in the Early Enlightenment,
Budapest, L'Harmattan, 2006.
24
Le terme "divertissement" est une référence évidente aux fragments
de Reflections on Entertainment.
25
Voir Baillet, op. cit., 242.
26
Lettre à Carcavy, 17 août 1649.
27 Pour
plus de détails sur ce débat, voir M, II, 655-658.
28
Selon une anecdote d'une authenticité douteuse, alors que Pascal
traversait le pont de la Seine à Neuilly, les chevaux de son attelage ont failli.
Les deux chevaux de tête sont tombés dans l'eau, mais la voiture s'est
accrochée au bord du pont et Pascal s'en est sorti sans aucune blessure.
Selon les archives de Clermont, cet incident a conduit Pascal à renoncer à
sa vie sociale. Cependant, le texte ne fait pas le lien entre l'accident et la
conversion, et ne précise pas à quel moment de la vie de Pascal l'accident
s'est produit.
29 Pour les
photocopies des textes originaux, voir Í, 22-23.
30
Cf. Exode 3, 1-6.
31
Cum occasione bulla, 1653.
32 Dans les
deux cas, il s'agit de la possibilité d'observer les commandements
religieux.
33
Pour cette raison, ces écrits sont traditionnellement publiés avec les
Lettres rurales. Malheureusement, l'édition hongroise (ni l'originale ni la
version rééditée) ne suit pas cette coutume.
34
Ce passage ne figure pas dans la version du texte sur laquelle se base
la traduction hongroise : M, I, 584.
35
Filleau de la Chaise : Discours sur les Pensées de M. Pascal, Paris,
Édition Bossard, 1922.
36
Id. à 31.
37
Étienne Périer : Préface de l'édition de Port-Royal, In : Pascal : CEuvres
complètes, Paris, Seuil/L'Intégrale, 1963, éd. Louis Lafuma, 495.
38
Sur les problèmes de publication du texte, voir la sous-section VII.1.

306
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39
La traduction a été légèrement modifiée.
40
Le nom mathématique moderne du passage de roue est cyclois, mais
au 17e siècle, l'usage du mot était encore en évolution. Pascal a surtout
utilisé le terme français (roulette) plutôt que le latin (cycloïde). Par
conséquent, nous utilisons la traduction plus expressive de l'arrondi.
41
Michel Serres : Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques,
Paris, PUF, 1982, 665. Le même point de vue est exprimé par Pierre
Magnard : Nature et histoire dans l'apologétique de Pascal, Besançon,
Jacques et Demontrond, 1972, Dominique Descotes : L'argumentation chez
Pascal, Paris, PUF, 1993, et Jean Mesnard dans son ouvrage d'introduction
aux œuvres de Pascal.
42
Alexandre Koyré, "Pascal savant", in Études d'histoire de la pensée
scientifique, Paris, Gallimard, 1973, 334-362.
43
Voir L. Brunschvicg : Blaise Pascal, Paris, Vrin, 1953.
44
Règles pour la conduite de la raison, Règle IV, In : Descartes : Œuvres
choisies, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1980., 104, trans. Académie des
sciences, Budapest, éd. et trans. par Samu Szemere.
45
Une étude sur la réforme de la raison, dans Spinoza : œuvres de
jeunesse, Buda- pest, Academic Publishers, 1981, 99-137.
46
Leibniz : Dissertatio de arte combinatoria (1666). Voir à ce sujet
Couturat : La logique de Leibniz, Paris, Félix Alcan, 1901. et Gábor Boros :
La philosophie de la pratique de Leibniz, Gödöllő, Attraktor, 2009., 20-24.
47 Dans
la traduction hongroise, au lieu de "pensée sophistiquée", nous
trouvons "pensée intuitive" comme explication de "esprit de finesse", ce qui
est très trompeur. D'autant plus que Descartes utilise l'intuition comme
un terme important, que Pascal évite délibérément d'utiliser dans ses
œuvres. Sur ce point, voir notre analyse de la Pensée Géométrique dans la
sous-section VII.2.
48 Une
version unique mais plus illustrative de ce cas est celle où le plan
est également parallèle à l'axe du cône.
49
Voir Koyré : "Bonaventura Cavalieri et la géométrie des continus", In :
Id. à 334.
50
Cf. la lettre de Mersenne à Théodore Haak, 18 novembre 1640 (M, II,
239).
51 Pour
plus de détails à ce sujet, voir J-L. Gardies, Pascal entre Eudoxe et
Cantor, Paris, Vrin, 1984, 57 skk.
52
Voir M. Serres, op. cit. 665-667 ; P. Magnard, op. cit. 77-95.
53
Les œuvres mathématiques de Desargues, Paris, PUF, 1951, 99, éd. R.
Ta- ton.
54
Selon Koyré, cette critique était fondée sur une incompréhension
fondamentale de Cavalieri. Voir Koyré : "Bonaventura Cavalieri et la
géométrie des continus", in : op. cit., 334.
55
Cette opinion est partagée par J. Mesnard et D. Descotes. Cependant,
László Vekerdi a une interprétation différente dans son article
"Infinitesimal methods in Pascal's mathematics", In.

307
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Département des mathématiques et des sciences physiques, vol. XIII, n° 3,


1963.
56
Euclide : Eléments, Budapest, Gondolat, 1983, 150, définitions V.3. et
V.4. Gyula Mayer.
57
Aristote : Physique, 207 b.
58
Voir le sous-chapitre I.5. Période séculaire I de la biographie.
59
Koyré : "Pascal savant", In : id. op. cit., 386.
60
Cf. Aristote, De l'âme, II 7, 418b5-13.
61
Félix Mathieu : "Pascal et l'expérience du Puy-de-Dome" (3 études), In :
Revue de Paris, 1906.
62
Descartes, Traité de la méthode, Budapest, IKON, 1992, 30, trans.
Gábor Boros.
63
Voir Descartes, Règles pour la conduite de la raison, Règles II et III,
dans Œuvres choisies, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1980.
64
Voir par exemple Kimiyo Koyanagi, 'Cet effrayant petit livret...
Expériences nouvelles touchant le vide de Blaise Pascal', In : Les Pascal à
Rouen 1640-1648, Rouen, Université de Rouen, 1999, ed. J-P. Cléro, 137-
157.
65
Voir La science classique, XVI-XVIIIe siècle - Dictionnaire critique, Paris,
Flammarion, 1998, éd. Michel Blay, Robert Halleux, article "Expérience".
66
Descartes, A.T., XI, 20.
67
Pierre Guiffard : Discours du vide (1647), In : M, II, 427.
68
Cette solution est étrangement similaire à l'idée de Gassendi, qui était
atomiste, et qui de la même manière justifiait le statut ontologique de
l'espace. Gassendi distinguait deux types d'extension : la matérielle et
l'immatérielle - cette dernière correspondant à l'espace vide - et
considérait l'Espace et le Temps comme existant en dehors des catégories
de substance et de présence. La correspondance entre les deux
conceptions est si grande que beaucoup (comme Koyré) ont considéré
l'influence de Pascal sur Gassendi comme un phénomène de l'évi- dence.
Cependant, pour le prouver, il faudrait des recherches supplémentaires.
69
Pour cette interprétation du probabilisme et de la casuistique, je
m'appuie sur le Dictionnaire de Théologie catholique (Paris, Letouzey et
Ané, 1903), "Probabilisme" et "Ca- suisme". Pour comprendre le
développement du probabilisme, voir également. Théologie morale et
épistémologie cartésienne au XVIIe siècle", in Világosság, 2007/11-12, 55-
56.
70
Cité par Louis Cognet : " Introduction aux Provinciales ", dans Pascal :
Les Provinciales, Paris, Garnier, 1992, éd. L. Cognet et G. Ferreyrolles, XXXIX-
LX.
71 Le
Dr. Péter Rácz, traducteur de l'édition hongroise publiée en 1925,
plaide également en faveur de cet espoir dans sa note de bas de page du
passage en question. Voir Pascal : Lettres rurales, Budapest, Palatinus,
2002, p. 376, note 4.
72
Sur ce point, cependant, les chercheurs sont divisés. Gilberte, dans sa
biographie de Pascal, écrit que l'auteur
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308
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Identification. Cette déclaration pourrait même être le résultat d'un


simple parti pris. Cependant, une anecdote raconte qu'un jour, le beau-
frère de Pascal, qui se trouvait à Paris et logeait dans le même hôtel où
Pascal se cachait, a reçu la visite d'un ami jésuite qui lui a dit que les
jésuites soupçonnaient Pascal d'être l'auteur des lettres. La situation était
très dangereuse, car dans la chambre où ils se sont rencontrés, une de ses
lettres séchait derrière les rideaux du lit. Même si cet événement s'est
produit, la question reste de savoir si l'information du jésuite n'était pas
un bluff. Il est donc possible que les Jésuites aient su qui écrivait les
lettres, mais l'identité de l'auteur est restée un mystère pour le grand
public.
73
La disposition "Cum occasione" à tous les croyants, 31 mai 1653 :
H. Denzinger, P. Hünermann : Confessions de foi et déclarations du
Magistère de l'Église, Budapest, Szent István Társulat, 2004, 449, (ci-après
DH).
74 Pour une
analyse détaillée des cinq déclarations, voir Kolakowski, God
owes us nothing, Budapest, Europa, 2000, 22-54.
75
Pascal : Les Provinciales, Paris, Classiques Garnier, 1992, 406, éd. L.
Cognet et G. Ferreyrolles.
76
Pascal : CEuvres complètes, Paris, 1954, éd. J. Chevalier ; Pascal :
CEuvres complètes, Paris, 1963, éd. L. Lafuma ; et Í, 99-185 (seuls les trois
premiers Écrits sont inclus dans la traduction hongroise).
77
M, III, 487-799. Il faut noter que dans cette édition, J. Mesnard a écrit
une introduction de la même longueur au texte de 160 pages.
78
L'édition hongroise, qui ne contient que les trois premiers articles, omet la
partie que Mesnard appelle le Traité.
79
Pierre Nicole : Traité de la grâce générale (1656).
80
Cf. Í, 131 et 157. Les Écritures sont citées à partir des numéros de page
de la traduction hongroise.
81
L. Kolakowski, op.cit., 13.
82
Sur ce point, voir Attila Puskás, The Theology of Grace, Budapest,
Szent István Társulat, 2000, chapitre " Le décret du Concile de Trente sur
la justification ", 127.
83
DH 1536, 381.
84
DH 1572, 387.
85 Il
n'est pas possible dans la présente étude d'analyser en profondeur les
parallèles et les différences entre la pensée de Saint Augustin et celle de
Pascal. Voir en détail l'excellent livre de Philippe Sellier, Pascal et saint
Augustin, Paris, Albin Michel, 1995.
86
Cf. Leibniz, La défense de la juste cause de Dieu en la conciliant avec
les autres attitudes de sa justice et avec toutes ses actions (De causa Dei), in
Kellék, 32 (2007) 159-179, trans. Schmal Daniel.
87
Cf. Descartes, Réflexions sur la première philosophie, Quatrième réflexion.
88
Aristote : Rhétorique, 1358b.

309
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89
Actes 2, 14-36 ; 3, 11-26 et 7, 1-53.
90
Voir Les apologistes grecs du deuxième siècle, Budapest, Szent István
Társulat, 1984, éd. László Vanyó.
91
Voir par exemple l'Apologie d'Aristide, ibid. 15.
92
Voir Saint Anselme : Œuvres philosophiques et théologiques, I,
Budapest, Osiris, 2001, 175-177.
93
Voir plus en détail Pavlovits Tamás : "Pascal et Montaigne : deux
apologistes modernes", In : French Philosophy in the Seventeenth Century,
Berlin, Weidler, 2002, ed. Ziad Elmarsafy, 161-183.
94
Montaigne : Essais, Pécs, Jelenkor, 2001, Volume I, 127-340.
95
Voir plus en détail Pavlovits, Tamás : " La place du scepticisme dans la
pensée de Montaigne et de Descartes ", in Világosság, XLIX évf. 2008/11-12,
59-73. Dans Descartes, Kant, Husserl, Heidegger, Budapest, Atlantisz, 2002, éd.
par Dániel Schmal, 259-271. 97 Descartes, Elmélkedések az ersten
philozófiáról, Budapest, Atlantisz, 1994...,
7-13.
98
Malheureusement, je dois corriger ma traduction de ce passage des
Écritures. Le texte hongrois dit : "Je n'ai choisi cette science comme moyen
de parvenir à cette autre méthode que parce que cette science seule
connaît les vraies règles du raisonnement" (Í, 39). Cette traduction
implique que la science et la méthode de la géométrie sont un moyen de
parvenir à la méthode dite parfaite, alors que, comme nous l'avons vu,
c'est l'inverse qui est vrai : comprendre l'idée de la méthode parfaite nous
aide à comprendre la méthode géométrique. A cet endroit, le texte original
est fragmentaire, et la reconstruction de Lafuma (Pascal : CEuvres complètes,
Paris, Seuil, 1963, 349), dont la traduction est tirée, est très trompeuse.
Mesnard, cependant, indique le caractère fragmentaire du texte (M, III,
391) et n'empêche donc pas un contresens similaire, qui est également
impliqué par le sens interne du texte. De même, je dois corriger
l'interprétation de ce passage en question dans ma postface au volume
(voir Í, 290).
99
Malheureusement, je dois ici aussi corriger une erreur de traduction.
A deux endroits, pour des raisons stylistiques, j'ai traduit l'expression
lumière naturelle par 'lumière naturelle de la raison', alors que dans le
texte le terme raison n'est pas utilisé avec cette conjonction (voir Í, 47).
100
Bien que la théorie pascalienne de la cognition ne soit pas
suffisamment développée à cet égard, il n'est pas impossible de faire
remonter le sentiment du cœur à une cognition d'origine corporelle
rendue possible par une compréhension spécifiquement pascalienne de la
relation entre le corps et l'âme. Sur ce point, voir Tamás Pavlovits, "Corps
et connaissance chez Pascal", dans Les significations du "corps" dans la
philosophie classique, éd. Chantal Jaquet et Tamás Pavlovits, Paris,
L'Harmattan, 2004, 107-125.
101
Voir le chapitre Mathématiques II.5. L'arc de cercle et le calcul infinitésimal.
sous-chapitre.

310
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102
Sur ce point, voir en détail l'Introduction philologique aux Petits
Écrits de Pascal : Í, 12-13, et aussi P. Courcelle : L'Entretien de Pascal et de
Saci. Ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960.
103 Il
est important de le souligner car certains intellectuels
contemporains ont repris l'opinion, défendue par Victor Cousin à la fin du
XIXe siècle, selon laquelle Pascal est essentiellement un penseur
sceptique. Voir Antony McKenna, De Pascal à Voltaire. Le rôle des Pensées
de Pascal dans l'histoire des idées entre 1670 et 1734, Oxford, The Voltaire
Fondation, 1990. 104 Voir Lafuma : Histoire des Pensées de Pascal, Paris,
Éditions du Luxembourg.
bourg, 1954.
105
Avant-propos de l'édition de Port-Royal. Dans Pascal : CEuvres
complètes, Paris, Seuil, 1963, éd. L. Lafuma, 498.
106
Dans l'édition de Port-Royal, ce sont I. Contre l'athéisme des athées,
II. Les marques de la vraie religion, III. La preuve de la vraie religion par
les contradictions de l'homme et le péché originel, IV. Il n'est pas
inconcevable que Dieu soit uni à nous, V. L'inclinaison de la raison, VI. La
foi sans la raison, VII. Il vaut mieux croire que de ne pas croire ce que la
vraie religion prouve, VIII. L'exemple d'un homme qui, par sa raison seule,
s'ennuie à chercher Dieu, et qui commence à lire les Écritures, IX.
L'injustice et la dépravation de l'homme, X. Hébreux, XI. Figures, XIII. Sur
le sens figuré de la loi, XIV. Sur le fait que les vrais chrétiens et les vrais
juifs ont la même religion, XX. La grandeur de l'homme, XXIV. la fidélité de
l'homme, XXV. la faiblesse de l'homme, XXVI. la misère de l'homme, XXVII.
réflexions sur les miracles, XXVIII. réflexions morales, XXIX. réflexions
morales, XXX. lettre de M. Pascal à M. et Mme Périer à l'occasion de la mort
de son père, XXXI. réflexions diverses,
XXXII Prière à Dieu pour le bon usage de la maladie.
107
Pascal : Réflexions, Budapest, Gondolat, 1978, trans. László Pődör.
Puisque l'édition hongroise (pour des raisons peu claires) omet les titres
des sections qui servent à les indiquer thématiquement, il est utile de les
énumérer : I. Réflexions sur l'esprit et le style, II. La misère de l'homme
sans Is- ten, III. La nécessité de la réception, IV. L'origine de la vérité et des
effets, VI. Les philosophes, VII,
VIII. les fondements de la religion chrétienne, IX. la continuité, X. les
figurations, XI. les prophéties, XII. les preuves de Jésus-Christ, XIII. les
miracles, XIV. les témoignages.

311
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108
CEuvres de Blaise Pascal, Paris, Hachette, 1904, éd. Léon Brunchvicg,
14 volumes.
109
Pascal : Pensées sur la vérité de la religion chrétienne, Paris, Lecoffre,
1925., éd. Jacques Chevalier.
110
Filleau de la Chaise : Discours dur les Pensées de M. Pascal, Paris, Bossard,
1922.
111
Blaise Pascal : Pensées sur la Religion et sur quelques autres sujets,
Paris, Éditions du Luxembourg, 1951, éd. Louis Lafuma, 3 volumes ; Pascal :
CEuvres complètes, Paris, Seuil, L'Intégral, 1963, éd. Louis Lafuma.
112 Il e s t
donc difficile d'expliquer pourquoi László Pődör a utilisé l'édition
Brunschvicg de 1904 comme base pour la première traduction moderne
complète.La traduction de László Pődör a été publiée en 1978, presque 30
ans après la découverte de Lafuma ! Il est difficile d'y voir une décision
consciente, car dans la postface de cette édition, Zádor Tordai écrit : "
L'ordre original des textes, la succession de l'écriture, a été perdu - il ne
peut être restauré " (ibid., 392). Cependant, dans les années 1960, l'édition
Lafuma n'était pas inconnue en Hongrie, puisque certains historiens des
sciences hongrois s'y réfèrent dans leurs études (voir l'étude de László
Vekerdi citée plus haut).
113
Pascal : CEuvres complètes, Paris, Gallimard, 1998, Bibliothèques de
la Pléiade, éd. Michel Le Guern ; Pascal : Pensées, Paris, Gallimard, 1977,
éd. Michel Le Guern.
114
Pascal : Pensées, Paris, Mercure de France, 1976, éd. Philippe Sellier ;
Pascal : Pensées, Paris, Classiques Garnier, 1999, éd. Philippe Sellier.
115
Les Pensées de Pascal, sous la direction de Françis Kaplan, Paris, Cerf, 1982.
116
Pascal : Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, Fa-
yard, A. Collin, 1992, éd. Emmanuel Martineau.
117
Je donne également ci-dessous les numéros Brunschvicg des
fragments correspondants pour chaque liasse, qui peuvent ainsi être
retrouvés dans l'édition hongroise. Les numéros de chapitre sont 596,
227, 244, 184, 247, 60, 248, 602, 291, 167,
246, 187.
118
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 133, 338, 410,
161, 113, 955, 318, 292, 381, 367, 67, 127, 308, 330, 354, 436, 156, 320, 149,
317, 374, 376, 117, 164, 158, 71, 141, 134, 69, 207, 136, 82, 163, 172, 366,
132, 305, 293, 388.
119
Il existe plusieurs versions du célèbre fragment faisant référence au
nez de Cléopâtre dispersées dans les Gon- dolates. L'emplacement final le
plus probable est le chapitre sur la "foi".
120
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 429, 112, 111,
181, 379, 332, 296, 294, 309, 177, 151, 295, 115, 326, 879, 205, 174, 165,
405, 66, 110, 454, 389, (73). Le dernier fragment, 111/73, Pascal a finalement
supprimé de ce chapitre.
121
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 152, 126, 128.

312
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122
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 317, 299, 271,
79, 878, 297, 307, 302, 315, 337, 336, 335, 328, 313, 316, 329, 334, 80, 536,
467, 324, 759, 298, 322.
123 C f .
: " Ayant trouvé la cause immédiate de tout notre malheur, j'ai
voulu, en réfléchissant, en découvrir la base plus profonde " (168/139).
124
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 342, 403, 343,
339, 392, 282, 339, 344, 348, 397, 349, 398, 409, 402.
125
Les fragments de ce chapitre portent les numéros Brunschvicg : 423, 148, 418,
416, 157, 125, 92, 93, 415, 396, 116, 420, 434.
126
Les fragments de ce chapitre sont des numéros Brunschvicg : 170, 168, 169,
469, 139, 142, 166, 143.
127
Les fragments de ce chapitre portent les numéros Brunschvicg : 466, 509, 463,
464, 360, 461, 350.
128
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 361, 425.
129 Il
n'y a qu'un seul fragment dans ce chapitre, le numéro 182/430.
130
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 226, 211, 213,
238, 237, 281, 190, 225, 236, 204, 257, 221, 189, 200, 218, 210, 183.
131
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 269, 224, 812,
268, 696, 185, 273, 270, 563, 261, 384, 747, 256, 838, 255, 272, 253, 811,
265, 947, 254, 267.
132
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 547, 543, 549,
527.
133
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 98, 208, 37, 86,
163b, 693, 72, 347, 206, 517.
134
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 595, 592, 489,
235, 597, 435, 599, 451, 453, 528, 551, 491, 433, 493, 650, 598, 251, 468.
135
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 774, 747.
136
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 570, 816, 789,
523, 223, 751, 444, 430b, 511, 566, 796, 581, 771, 578, 795, 645, 510, 705,
765, 585, 601, 228.
137
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 647, 657, 674,
653, 681, 667, 900, 648, 679, 649, 758, 662, 684, 728, 685, 678, 757, 762,
686, 746, 677, 719, 680, 683, 692, 670, 545, 687, 745, 642, 643, 691.
138
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 635, 446.
139
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 690, 614, 613,
616, 655, 605, 867, 609, 607, 689, 608.
140
Voir à ce sujet la dixième Lettre rurale.
141
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 626, 587, 624,
204, 703, 629, 625, 702.
142
Voir à ce sujet Sellier 741 et les fragments de Lafuma II (Pensées
inédites) (pas dans l'édition hongroise).
143
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 283, 742, 786,
772, 809, 799, 743, 638, 763, 764, 793, 797, 801, 640, 697, 569, 639, 752,
800, 701, 755, 699, 178, 600, 802.

313
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144
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 773, 730, 733,
694, 770, 732, 734, 725, 748, 710, 708, 716, 706, 709, 753, 724, 738, 720,
723, 637, 695, 756, 727, 729, 735, 718,
145
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 652, 623.
146
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 537, 526, 529,
524, 767, 539, 541, 538, 481, 482, 209, 472, 914, 249, 496, 747, 672, 474,
611, 480, 473, 483, 476, 475, 503, 484.
147
Les fragments de ce chapitre sont les numéros Brunschvicg 280, 470, 825,
284, 286, 287.
148
Voir en détail Tetsuya Shiokawa : Pascal et les miracles, Paris, Nizet,
1977.
149
Dans l'édition de Sellier, ce texte se trouve dans un seul fragment
(690) et forme un argument cohérent. L'édition Lafuma le décompose en
13 fragments, mais ceux-ci sont numérotés consécutivement et peuvent
donc être lus comme un argument cohérent. L'édition Brunschvicg divise
également le texte en 13 fragments, mais ceux-ci apparaissent dans des
parties très différentes de l'édition : 848, 565, 559b, 201, 560b, 863, 557,
558, 586, 769, 559, 556, 494.
150
Voir, par exemple, Jeff Jordan : Pascal's Wager. Pragmatic Arguments
and Belief in God, Oxford, Clarendon Press, 2006.
151
G. Cantor voit dans tout cela non pas un passage logique du concept
de l'infini potentiel au concept de l'infini actuel, mais une compréhension
de l'infini transfini. Cf. G. Cantor, "Infinity in mathematics and philosophy",
Philosophical Observer, 4, 1988/4, 56-87 ; également J-L. Gardies, Pascal
entre Eudoxe et Cantor, Paris, Vrin, 1984.
152
Cf. Descartes, Réflexions sur la première philosophie, troisième traité.
153 La
raison pour laquelle Pascal ne considère pas que les chances sont
égales s'explique peut-être par le principe théologique janséniste selon
lequel le salut de l'homme dépend de la seule grâce de Dieu. En d'autres
termes, il n'est pas impossible qu'une personne puisse parier sur Dieu et
ne pas être sauvée pour autant. Par conséquent, les chances de gagner et
de perdre ne peuvent être égales, puisqu'il est impossible de parier contre
Dieu et d'être pourtant sauvé.
154
Étienne Gilson : "Le sens du terme "abe^tir" chez Blaise Pascal", In :
Revue d'Histoire et de Philosophie religieuse, 1921, n° 4, juillet-août, 338-344.
155
Voir en détail le sous-chapitre V.3. Le problème de la volonté dans la
doctrine de la grâce.
156
Voir à ce sujet l'excellente analyse de J-L. Marion, Le prisme méta-
physique de Descartes, Paris, PUF, 1984, 325-343.
157 L '
importance de la vision dans la relation entre les ordres a été
soulignée pour la première fois par J-L. Marion dans son analyse des trois
ordres. Voir J-L. Marion, op. cit. 334.

314
01_pascal.qxd 22.05.2010 23:26 Page 472

158
Cette analogie entre les ordres et les cônes a été mise en évidence par
Pierre Magnard dans l'ouvrage cité plus haut.
159
Sur ce point, voir la sous-section II.2. Tranches de cône et géométrie
projective en mathématiques.
160
Voir aussi la seizième Lettre rurale (XVI, 291-292).

315
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316
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APERÇU BIBLIOGRAPHIE

1. LES ŒUVRES DE PASCAL

Pascal : CEuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, quatre


volumes publiés à ce jour : 1964, 1970, 1991, 1997, éd. J. Mesnard.
Pascal : CEuvres complètes, Paris, Seuil/L'Intégral, 1963, éd. L.
Lafuma. Pascal : Pensées, Paris, Classiques Garnier, 1999, éd. Ph.
Sellier.
Pascal : Les Provinciales, ed. L. Cognet et G. Ferreyrolles, Paris, Classiques
Garnier, 1992 ,
Pascal : Réflexions, Budapest, Gondolat, 1978, trans. László Pődör. Pascal
: Lettres de la campagne, Budapest, Palatinus, 2002. Péter Rácz.
Pascal : Écrits sur la passion amoureuse, la pensée géométrique et la grâce,
Budapest, Osiris, 1999, trans. Tímár Andrea, Pavlovits Tamás
Pascal : Une comparaison entre les premiers chrétiens et les chrétiens
d'aujourd'hui, Felsőőrs, Aeternitas, 2005, trans. Beda-Fazekas Enikő,
Csabai Tamás, Reizinger János.

2. OUVRAGES BIOGRAPHIQUES ET EXHAUSTIFS

J. Chevalier : Pascal, Paris, Plon, 1922.


L. Brunschvicg : Blaise Pascal, Paris, Vrin, 1953.
J. Mesnard : Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.
J. Mesnard : Pascal, Paris, Hatier, 1967.
H. Gouhier : Pascal et les humanistes chrétiens, l'affaire Saint-Ange, Paris,
Vrin, 1974.
The Cambridge companion to Pascal, Cambridge University Press, 2003,
éd. N. Hammond.
J. Attali : Blaise Pascal ou l'esprit français, Budapest, Europa, 2003, trans.
Zoltán Vargyas, Zsuzsanna N. Kiss.

3. SCIENCE

P. Humbert : L'œuvre scientifique de Blaise Pascal, Paris, Albin Michel, 1947.


A. Koyré : Études d'histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973.

317
01_pascal.qxd 22.05.2010 23:26 Page 475

P. Guenancia : Du vide à Dieu, essai sur la physique de Pascal, Paris,


Maspero, 1976.
Méthodes chez Pascal, Paris, PUF, 1979.
M. Serres : Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF,
1982.
J-L. Gardies : Pascal entre Eudoxe et Cantor, Paris, Vrin, 1984.
D. Descotes : L'argumentation chez Pascal, Paris, PUF, 1993.
C. Chevalley : Pascal, Contingence et probabilité, Paris, PUF, 1995.
S. Mazauric : Gassendi, Pascal et la querelle du vide, Paris, PUF, 1998
; J-P. Cléro : Pascal, Neuilly, Atland, 2008.

4. THÉOLOGIE

L. Cognet : Le jansénisme, Paris, PUF, 1961.


J. Miel : Pascal et la théologie, Baltimore, Londres, The Johns Hopkins
Press, 1970.
Ph. Sellier : Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, 1995.
L. Kolakowski : Dieu ne nous doit rien, Budapest, Europa, 2000, trans.
Endre Liska.
H. Pasqua : Blasie Pascal : penseur de la Grâce, Paris, P. Téqui, 2000.
Attila Puskás, The Theology of Grace, Budapest, Szent István Társulat, 2000.
W. V. Bangert : L'histoire des Jésuites, Budapest, Osiris, 2002. trans. Judit
Szelenge.
Chroniques de Port-Royal, "La campagne des Provinciales", Paris,
Bibliothèque Mazarine, 2008.

5. EXCUSES ET RÉFLEXIONS

L. Lafuma : Recherches pascaliennes, Paris, Delmas, 1949.


G. Brunet : Le pari de Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 1956.
H. Gouhier : Commentaires, Paris, Vrin, 1966.
P. Ernst : Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970.
J-P. Schobinger : Commentaire sur les Réflexions de Pascal sur la géométrie
en général, Bâle/Stuttgart, Schwabe and Co. Verlag, 1974.
P. Magnard, Nature et histoire dans l'apologétique de Pascal, Besançon,
Imprimerie Jacques et Demontrond, 1975 (Deuxième édition
révisée de P. Magnard, Pascal. La clé du chiffre, Paris, Éditions
universitaires, 1991).
T. Shiokawa : Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.
L. Goldmann : Le Dieu caché, Budapest, Gondolat, 1977, trans. László
Pődör.

318
01_pascal.qxd 22.05.2010 23:26 Page 476

P. Lonning : Cet effrayant pari, Paris, Vrin, 1980.


H. Gouhier : Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.
U. Kirsch : Les "Pensées" de Blaise Pascal (1656-1662) : "pensées"
systématiques sur la mort, l'éphémère et le bonheur, Freiburg/Munich,
Karl Alber, 1989.
L. Thirouin : Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de
Pascal, Paris, Vrin, 1991.
A. McKenna : Entre Descartes et Gassendi (La première édition des
Pensées), Paris, Universitas, Oxford, Voltaire Fondation, 1993.
J. Mesnard : Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES, 1993.
H. Bouchilloux : Raison et apologétique dans la pensée de Pascal, Paris,
Klincksieck, 1995.
H. Michon : L'ordre du coeur : Philosophie, théologie et les mystiques dans les
Pensées de Pascal, Paris, Champion, 1996.
H. Bouchilloux : Pascal, La force de la raison, Paris, Vrin, 2004.
J. Jordan : Le pari de Pascal. Pragmatic Arguments and Belief in God,
Oxford, Clarendon Press, 2006.

6. AUTRES SUJETS, INTERPRÉTATIONS PHILOSOPHIQUES

L. Brunschvicg : Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neuchâtel, Éd.


de la Baconnière, 1945,
J. Laporte : Le cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzevir, 1950.
G. Ferreyrolles : Pascal et la raison du politique, Paris, PUF, 1984.
J-L. Marion : Le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, 1986.
P. Force : Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989.
V. Carraud : Pascal et la philosophie, Paris, PUF, 1992.
Ch. Lazzeri : Force et justice dans la politique de Pascal, Paris, PUF, 1993.
D. Wetsel : Pascal et l'incrédulité, Washington, Catholic University Press,
1994.
J-P. Cléro, G. Bras : Pascal, Figures de l'imagination, Paris, PUF, 1994.
G. Ferreyrolles : Les reines du monde, l'imagination et la coutume chez
Pascal, Paris, Honoré Champion, 1995,
É. Morot-Sir : La raison et la grâce selon Pascal, Paris, PUF, 1996.
Pavlovits Tamás : Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la
Sorbonne, 2007.

319
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CONTACT

Pour les textes qui n'ont pas encore été publiés en hongrois dans les
Je me réfère à l'édition critique de J. Mesnard. Quatre volumes ont été
publiés jusqu'à présent. J. Mesnard. Cette édition est citée dans la
référence à l'édition.
"M", avec le numéro du volume en chiffres romains et le numéro de la
page en chiffres arabes.

Les Pensées sont citées dans ma nouvelle traduction hongroise


inachevée. Les versions du texte ne sont donc pas définitives. Cette
traduction étant basée sur l'édition de Sellier (Pascal : Pensées, Paris, Classiques
Garnier, 1999, éd. par Ph. Sellier), le premier numéro des fragments des
Réflexions renvoie à la numérotation de Sellier, le second à la
numérotation de Brunschvicg disponible en hongrois dans la traduction
de László Pődör. (Si un fragment dans la classification de Sellier peut
correspondre à plus d'un fragment dans la classification de Brunschvicg,
je relie les numéros avec "&", par exemple 682/195&229).

Je cite les Lettres rurales de l'édition hongroise (Pascal : Lettres rurales,


Budapest, Palatinus, 2002, trad. par le Dr. Péter Rácz) avec le numéro de la
lettre (chiffre romain) et le numéro de la page (chiffre arabe). J'ai modifié
les citations par endroits, ne suivant pas toujours la terminologie
théologique du traducteur. Ex : " grâce efficace " au lieu de " grâce de
l'Esprit ", " grâce efficace " au lieu de " grâce de l'Esprit ", " grâce de
l'Esprit " au lieu de " grâce de l'Esprit ", " grâce de l'Esprit " au lieu de "
grâce de l'Esprit ".
J'utilise "cinq déclarations" au lieu de "cinq propositions", etc.

Je fais référence aux textes publiés dans Pascal : Ecrits sur la passion
amoureuse, la pensée géométrique et la grâce (Budapest, Osiris, 1999, traduit
par Andrea Tímár, Tamás Pavlovits) avec le signe "Í" et le numéro de page.

Les détails de la biographie de Gilbert Pascal sur son frère sont cités
dans l'édition de Tamás Csabai de Pascal : Comparaison des premiers
chrétiens avec les chrétiens d'aujourd'hui (Felsőőrs, Aeternitas, 2005, trans.
Beda-Fazekas Enikő, Csabai Tamás, Reizinger János) avec le signe "KK" et
le numéro de page.
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DONNÉES BIOGRAPHIQUES

1623 Naissance de Blaise Pascal à Clermont-Ferrand.


1626 Décès de sa mère, Antoinette Begon.
1631 La famille s'installe à Paris.
1634. Premier traité sur les sons (perdu).
1635 Fondation de l'Académie de Mersenne. Le père de Pascal, Étienne
Pascal, est un pilier de l'Académie.
1638 Pascal commence à assister aux réunions académiques, rencontre
Desargues. Étienne Pascal fuit Paris pour échapper à la colère de
Richelieu, mais laisse ses enfants dans la capitale.
1639. Essai sur les tranches de cône. Jacqueline demande à Richelieu une
grâce pour son père. Étienne Pascal est nommé inspecteur des impôts
à Rouen. La famille s'installe à Rouen.
1642/43 Pascal travaille pour son père. Il invente et crée la calculatrice.
Premiers signes de la maladie de Pascal.
1646 Première influence janséniste, première conversion et début des
expériences sur l'espace.
1647 L'affaire Saint-Ange : Pascal dénonce Jacques Forton à l'évêque pour
ses vues théologiques rationalistes. La santé de Pascal se détériorant, il
retourne à Paris avec sa sœur Jacqueline. Continuation de son traité
sur les conicorum : Conicorum opus completum (la plus grande partie
est perdue, seuls l'Essai sur les conicorum et la Generatio conisectionum
subsistent). Pascal poursuit ses recherches sur l'espace : Nouvelles
expériences sur l'espace. Les 23 et 24 septembre, il rencontre Descartes.
Correspondance avec le Père Noël sur la question de l'espace. Pascal et
sa sœur entretiennent des relations étroites avec Port Royal.
1648 Le beau-frère de Pascal réalise la grande expérience sur la colline du
Puy-de-Dôme : Narration de la grande expérience sur l'équilibre des
rivières. Après avoir perdu son rêve, Étienne Pascal revient de Rouen à
Paris, et la famille passe plus d'un an à Clermont.
1651 : Le grand traité de l'espace (perdu, seuls la Préface du traité de
l'espace, le Traité de l'équilibre des fluides et de la masse de l'air, et
quelques fragments subsistent). Septembre : mort d'Étienne Pascal, lettre
de Pascal à l'occasion de la mort de son père.
1652 Jacqueline entre à Port-Royal. La période "séculaire" de la vie de
Pascal. Pascal donne une conférence scientifique sur la calculatrice à
Madame d'Aiguillon.

321
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dans son salon. Lettre à la reine Christina de Suède. Pascal est


préoccupé par des problèmes d'héritage et passe quelques mois à
Clermont-Ferrand. 1653 Amitié avec le duc de Roannez, rencontre avec le
chevalier Méré. Aujourd'hui
recherche thématique. Débat sur le patrimoine avec Jacqueline.
1654. Mémoire à l'Académie des sciences de Paris (résumé de ses travaux
sur la géométrie, l'arithmétique et la physique). Traité du triangle
arithmétique. Correspondance avec Fermat sur le développement du
calcul des probabilités. 23 novembre Deuxième conversion de Pascal,
la nuit du Mémorial. Arrêt temporaire de la recherche mathématique et
physique.
1655 Retraite de trois semaines au monastère de Port-Royal des Champs.
Pasteur de Pascal de Saci : Conversations avec M. de Saci sur Épictète et
Montaigne. Extrait de la vie de Jésus-Christ. Sur la pensée géométrique et
L'art de la persuasion. Introduction à la géométrie (perdue, seul un court
fragment subsiste). Pascal conçoit une méthode pour enseigner la
lecture à l'école primaire de Port-Royal.
23 janvier 1656 Début de la rédaction des Lettres rurales. Écrits sur la grâce.
24 mars Le miracle de la Sainte Épine : la nièce de Pascal est
soudainement guérie d'une maladie oculaire incurable. Pascal
commence à travailler à un ouvrage polémique sur les miracles. Il
abandonne ensuite ce projet, mais c'est là l'origine de son intention
d'écrire une apologie de la religion chrétienne (Réflexions). Lettres à
Mlle Roannez.
24 mars 1657 La dernière lettre de campagne. Octobre : le pape met à
l'index les Lettres rurales. Sur la conversion du pécheur. Comparer les
premiers chrétiens avec les chrétiens d'aujourd'hui. Pascal correspond à
nouveau sur des problèmes mathématiques avec Huygens et Sluse.
1658 Pascal résout une série de problèmes mathématiques concernant l'arc
de la roue et lance un appel à candidatures. Il a écrit plusieurs courts
articles sur le sujet : Lettres circulaires et L'histoire de l'arc de la roue.
Pascal formule Les Paroissiens de Paris, le cinquième de ses écrits. En
juin, il arrange et divise les fragments de l'Apologie en chapitres. En
même temps, il donne une conférence sur les travaux qu'il prépare à
Port-Royal.
1659 Publication des recherches sur le passage de roue par Amos
Dettonville. En février, la maladie de Pascal devient grave et il est
incapable de travailler. Prions Dieu pour le bon usage de la maladie.
Mai 1660 : Pascal se rend à Clermont-Ferrand pour un traitement
médical. Échange de lettres avec Fermat. En octobre, il retourne à
Paris, temporairement rétabli, pour travailler à l'Apologie. Discussions
sur l'état de la gentry.
1661. Désaccord de Pascal avec ses amis jansénistes (Arnauld et Nicole)
sur la signature des formules. La mort de Jacqueline. Pascal travaille de
toutes ses forces sur l'Apologie.
1662 Pascal et le duc de Roannez lancent les "carrosses à cinq sous",
l'ancêtre des transports publics à Paris. En juin, sa maladie s'est encore
aggravée. Il est décédé le 19 août.
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322
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CONTENU

Introduction 7

I. Section
LIVE

I. VIE DE PASCAL 13

1. Enfance (1623-1631) 14
2. Éducation (1631-1638) 15
3. Jeunesse, Paris (1638-1640) 19
4. Jeunesse, Rouen (1640-1647) 22
5. Période séculaire I (1647-1651) 30
6. Période séculaire II (1651-1654) 37
7. La seconde conversion et le Mémorial (1654) 43
8. Avant les lettres de campagne (1655) 51
9. La période des lettres de campagne (1656-1657) 53
10. L'âge de la pensée (1658-1659) 60
11. Les dernières années (1660-1662) 66

II. Section
SCIENCES NATURELLES

II. MATHÉMATIQUES 75

1. Méthode et procédés 78
2. Les tranches de cône et la géométrie projective 83
3. Partage des jeux et calcul des probabilités 88
4. Le triangle arithmétique 95
5. L'arc de cercle et le calcul infinitésimal 99
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III. FICYCLE 111

1. Les écrits physiques 111


1.1. Nouvelles expériences sur l'espace 114
1.2. Correspondance avec Étienne Noël 117
1.3. Récit de la grande expérience sur l'équilibre des liquides 124
1.4. Textes relatifs à la grande notification 126

2. Physique et épistémologie 129


3. Physique et théorie de l'existence 135
4. Philosophie des sciences 139

III. Section
TEOLOGIE

IV. THÉOLOGIE MORALE - LETTRES DE PAYS 149

1. Le contexte historique et théologique des lettres 150


2. Le style des lettres 153
3. Thèmes des lettres 157
4. Théologie et philosophie morale 174

V. LA GRÂCE - ÉCRITS SUR LA GRÂCE 179

1. Lettre et traité sur la possibilité d'observer les commandements 182


2. Tractate sur les pré-commandes 188
3. Le problème de la volonté 191
4. Le principe herméneutique et logique de la duplication 195

IV. Section
APOLOGIE

VI. LE GENRE APOLOGÉTIQUE ET LES PETITS


ÉCRITS APOLOGÉTIQUES 203

1. La manière apologétique de penser et de parler 204


2. Sur la pensée géométrique 210
3. Débat avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne 220
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VII. LES PENSÉES 231

1. Texte et éditions des Réflexions 234


2. Ordre thématique des réflexions 240
2.1. Projet d'apologie 1658 241
2.2. Les chapitres sans titre 276
2.3. L'argument du pari 278

3. L'ordre de la pensée argumentative 285


3.1. Les trois ordres 286
3.2. Le perspectivisme et le fondement de la causalité 292
3.3. Le principe de la duplication et de la figuration 295
3.4. L'ordre du cœur 298

CONCLUSION 303

Notes 305

Aperçu de la bibliographie 317


Références 320
Données biographiques 321

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