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Auger - Morin Et Descartes (1950)
Auger - Morin Et Descartes (1950)
Auger Léon. La controverse entre Morin et Descartes sur la matière subtile. In: Revue d'histoire des sciences et de leurs
applications. 1950, Tome 3 n°3. pp. 255-262.
doi : 10.3406/rhs.1950.2829
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0048-7996_1950_num_3_3_2829
DOCUMENTATION ET INFORMATIONS 255
(1) Morin à Descartes, Paris, 22 février 1638 (éd. A. T., I, 537-557). Il s'agit ici de
Cureau de la Chambre et d'Ismael Boulliau, auteur du De Nátura Lucis.
(2) Jean-Baptiste Morin, docteur en médecine, devint professeur du Roi en mathémat
iques ; il se livra à l'étude de l'astronomie et de l'astrologie et établit l'horoscope de
plusieurs grands personnages du royaume. Il soutint une ardente polémique pour sa
détermination des longitudes ; enfin contradicteur acharné du système de Copernic et
de Galilée, il combattit l'idée du mouvement de la terre, dans un ouvrage dédié au
cardinal de Richelieu. Voir les raisons données ici dans la lettre du 12 août 1638 (A. T.,
II, 289).
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étincelle peut se voir de 500 pas sans lunettes, avec des lunettes de
l'invention de Descartes, elle se verrait probablement de plus de 50 lieues
en l'air. Elle aurait donc une puissance suffisante pour faire mouvoir la
matière subtile dans une sphère d'air de 50 lieues de rayon : le bon sens
n'admettra jamais cette opinion, car la matière possède toujours une
résistance à tout mouvement : donc le soleil n'éclaire pas par le mouvement
de la matière subtile. En revenant au bâton de l'aveugle, sa continuité
ne se retrouve pas dans la matière subtile, car tous les pores des corps,
depuis le soleil jusqu'à nous sont continus ; la matière subtile n'est pas
dure et solide comme un bâton ; l'étincelle ne peut mouvoir la matière
subtile qu'en tant qu'elle est illuminée, il faut donc que la lumière soit dans
le mouvement et indépendante de lui ; elle doit être la principale cause
du mouvement ; conclusion : le mouvement de la matière subtile n'est pas
la lumière des corps lumineux.
D'ailleurs, cette matière ne sera pas transparente, car, d'après Descartes
elle est composée de boules, les interstices seront remplis d'une autre
matière subtile et ainsi à l'infini. N'étant pas transparente elle ne pourra
transmettre la lumière comme le prétend Descartes, puisque, seuls, les
corps transparents la peuvent transmettre.
Morin doute que les pores des corps transparents soient disposés en
files droites et unies, en sorte que la matière subtile coule facilement
sans rien trouver qui l'arrête. Dans ces conditions, le soleil éclairerait
autant à travers le verre de 10 pieds d'épaisseur qu'à travers le même
verre réduit à une seule ligne ; cette différence d'épaisseur entre les
plaques de verre n'empêcherait nullement la matière d'y couler : ce qui
est contraire à l'observation. La matière subtile étant poussée en ligne
droite par le soleil rencontrerait les mêmes pores en l'une et l'autre
épaisseur. Mais comme on peut considérer deux surfaces opposées et
parallèles de cent mille façons différentes, il en résulte que la lumière
traverserait tous les pores de la surface opposée sans rencontrer d'obstacle
selon une manière, elle ne le pourrait de toutes les autres manières.
De plus, dans l'air et l'eau les pores ne peuvent subsister en ligne
droite ; alors, la matière subtile qui transmet la lumière, trouverait à
tous les pores un obstacle, ne pourrait pénétrer et « on ne verra goutte
ou, au moins on verra plus obscurément et confusément (ce qui est
contraire à l'observation) » ; enfin, l'hypothèse des pores droits pour le
passage de la matière subtile est fausse.
Descartes répondit aux objections de Morin quelques mois après (1)
« ie voudrois vous prier de m'aprendre en quel endroit i'ay dit qu'elle
[la lumière] fust un mouuement, sans y adjouter au mesme lieu ou une
action ». Il distingue la lumière qui existe dans les corps transparents
(que les philosophes nomment lumen) de celle qui est dans les corps
lumineux et qu'on désigne sous le nom de lucem. Il n'y a pas contradiction
quand on dit qu'elle est un mouvement ou une action, ou qu'elle n'est
qu'une action. Le mot action, en général, implique la puissance ou incl
ination à se mouvoir. Il y a équivoque du mot lumière, l'action de la matière
subtile est, pour Descartes, lumen ; elle n'est pas celle des corps lumineux
ou lux. Il a distingué l'une de l'autre. D'ailleurs, la lumière passe vers
nos yeux par l'entremise de l'air et des autres corps transparents, mais
il s'agit de la matière subtile ; « quand on dit que quelqu'un se mouille
les cheveux d'une éponge, il s'agit de la liqueur dont est mouillée cette
serviette ». Certes, Morin prouve bien que les parties rondes de la matière
subtile ne remplissent pas exactement tous les pores des corps terrestres,
Descartes l'avoue ; mais, ajoute-t-il, « si vous inférez de là que ce qu'elles
ne remplissent pas soit donc vuide, vous me permettrez... de dire : neg.y
consequentiam ; car ils peuuent bien estre remplis de quelqu'autre chose
que ie n'ay pas icy pour cela besoin d'expliquer ».
Le philosophe fait observer que chaque corps peut avoir divers mou
vements et être poussé par une infinité de forces en même temps ; la
matière subtile peut se mouvoir çà et là dans les corps lumineux ; mais il
n'en résulte pas qu'elle ait sans eux l'action requise pour nous donner
le sentiment de la lumière. Descartes n'a, dit-il, eu l'intention de donner
une définition de la lumière : si lux est l'action dont le soleil pousse
la matière subtile, il ne s'ensuit pas qu'il en soit la cause, on peut dire
« qu'elle est en luy de sa nature ». Descartes se défend d'avoir défini ou parlé
de ce que Morin nomme du nom de lumière supposé être dans le soleil
outre son mouvement ou son action ; il faut que cette matière subtile
soit mue par les rayons lumineux, dit Morin ; mais en tant qu'ils ont en
eux quelque action ou mouvement, ajoute Descartes.
Quoi qu'en dise Morin, l'agitation d'aucun vent ne peut empêcher
l'action de la lumière, sauf, dit Descartes, « en tant que cette agitation
peut devenir si violente qu'elle enflamme l'air, auquel cas la lumière
qu'elle cause peut effacer celle d'une étincelle ». Si le verre épais transmet
moins la lumière que le verre mince, c'est tout simplement qu'il contient
généralement beaucoup de bulles ; à ce sujet, Descartes fait remarquer
qu'il ne prétend pas que les pores de ces matières transparentes doivent
être parfaitement droits, « mais seulement autant qu'il est requis pour faire
que la matière subtile coule tout au long sans rien trouver qui l'arreste... ».
Et ici Descartes conseille à son contradicteur de verser du sable sur un
tas de pommes ou de balles ; le sable (comme on en emploie pour les
horloges) s'insinuera entre les vides laissés entre ces boules et coulera
facilement, bien que ces interstices ne soient pas alignés : la matière
subtile traverse de même les pores disposés d'une manière quelconque
dans les corps transparents.
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avec ице très grande vitesse, grâce à laquelle il exerce une pression sur
la matière subtile qui s'étend depuis les astres jusques à nos yeux et
ainsi nous fait sentir cette pression du soleil, qui s'appelle lumière.
De plus, le mouvement ou l'inclination de se mouvoir en ligne droite pour
la matière subtile est prouvé par le fait que les rayons lumineux se pro
pagent en ligne droite. Descartes répond à une objection de Morin : un
corps peut en pousser un autre sans se mouvoir pour cela en ligne droite :
la fronde en donne un exemple ; la pierre qui tourne circulairement tire
la corde suivant une ligne droite. L'objection de Morin sur la plus grande
opacité de l'air n'est pas bonne : « ... une personne digne de foy, réplique
Descartes, m'a dit avoir vu de l'air tellement pressé et condensé dans
un tuyau de verre qu'il y estoit devenu opaque ». Peu importe de penser
que l'air soit transparent par sa nature ou par accident ; si on attribue
à la matière subtile le mot de transparent quand elle est dans les pores
d'un corps, on peut aussi bien le lui attribuer lorsqu'elle pure ; bien mieux
cette matière doit être d'autant plus transparente qu'elle est plus pure.
En ce qui concerne la transparence du verre, Descartes répond à Morin :
« le nie que le verre fust moins transparent s'il n'auoit point du tout
d'impuretez, encore mesme que son épaisseur s'étendist depuis le Soleil
jusques à nous ».
Une nouvelle et dernière lettre de Morin (1) montre que la polémique
va en s'amenuisant. L'astronome au Collège de France fournit des
arguments semblables aux précédents, ou bien il ergote sur certains
points et sur certains mots : Vous voulez que le mot d'action soit pris non
seulement pour le mouvement actuel mais que, plus généralement, il signifie
aussi l'inclination à se mouvoir. Or comme la puissance ne se peut étendre
jusqu'à être acte, car elle ne serait plus puissance, aussi l'acte ne se peut
rétrécir jusqu'à être puissance à soi-même et l'un est incompatible avec
l'autre. Morin conteste certaines réponses de Descartes sans arguments
convaincants : mouvements de la matière subtile, preuves de l'existence
de cette matière ; il déclare notamment que la matière subtile a des pores
qui doivent être remplis d'une autre matière plus subtile et ainsi à l'infini ;
de plus, la comparaison du sable avec la matière subtile est nulle, car
le sable coule par son poids et la matière subtile n'a « de soy ny pesanteur,
ny aucune inclination plutost d'un costé que d'autre ».
Ni Descartes ni Morin ne sont convaincus des arguments échangés,
ils restent sur leurs positions. Descartes écrit à Mersenne (2) : « le
ne feray plus de réponse à M. Morin puis qu'il ne le désire point ;
aussi bien n'y a-t-il rien, dans son dernier Ecrit, qui me donne occa
sion de répondre quelque chose d'vtile ; et, entre nous, il me semble
que ses pensées sont encore plus éloignées des miennes qu'elles n'ont
esté au commencement, de façon que nous ne tomberions iamais d'accord. »
Malgré cela, cette polémique est instructive ; elle a obligé Descartes
à préciser ce qu'il entendait par matière- subtile ainsi que les propriétés
de celle-ci. Mais cette matière, et en même temps l'optique de Descartes,
n'en a pas moins subi un dur assaut, car, par exemple, si deux rayons
lumineux se croisent en un certain point (ce qui arrive continuellement)
quels seront alors les mouvements des rayons après croisement ? Que
deviendront la translation et la rotation primitives ? Quelle sera l'alt
ération de la lumière ? Gomment devra-t-on modifier la conception carté
sienne des couleurs ? Autant de problèmes dont s'occuperont plus tard
Huygens et Newton. , ;
Léon Auger.
,
Descartes mathématicien
L'œuvre de Descartes qui a rendu son nom immortel en mathématiques
est La Géométrie; elle a paru en 1637 comme annexe et illustration du
Discours de la Méthode. Ceci indique que l'accent de l'œuvre n'a pas été
mis sur la découverte de faits nouveaux sensationnels, mais sur la consti
tution d'une méthode universelle de recherches. La Géométrie représente
un point crucial dans l'évolution de la pensée mathématique. Jusqu'à
cette date, la primauté était réservée à l'esprit géométrique. La science
des anciens, les recherches du xvne siècle qui précèdent l'invention de
l'analyse mathématique (je veux dire, par exemple, la méthode des indi
visibles de Cavalieri) reposent sur des fondements géométriques. Les
Grecs utilisaient l'intuition géométrique dans leurs études des grandeurs ;
c'est là la caractéristique de leur algèbre géométrique.
Le courant d'idées issu de la science babylonienne, représenté avec
éclat par Diophante, enrichi par les arabes et ensuite par la brillante
école algébrique italienne de Bologne, avait abouti, avec Viète au début
du xviie siècle, à la systématisation des principes de l'algèbre. Mais
l'algèbre était loin d'avoir une importance décisive dans la pensée mathé
matique. Descartes utilise les derniers progrès de l'algèbre pour examiner,
à leurs lumières, la science mathématique. Il provoque un changement
fondamental de point de vue, en appliquant les processus algébriques
(analytiques) aux problèmes géométriques. C'est exactement le contraire
de ce que faisaient les anciens.
Évidemment, l'œuvre de Descartes n'est qu'un premier pas vers ce
que nous appelons aujourd'hui la Géométrie Analytique. D'une part,
elle est influencée par les recherches des anciens et du moyen-âge. D'autre
part, elle n'envisage qu'un seul aspect de la nouvelle discipline, tandis que
l'aspect complémentaire est mis en valeur par Pierre de Fermat.