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Léon Auger

La controverse entre Morin et Descartes sur la matière subtile


In: Revue d'histoire des sciences et de leurs applications. 1950, Tome 3 n°3. pp. 255-262.

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Auger Léon. La controverse entre Morin et Descartes sur la matière subtile. In: Revue d'histoire des sciences et de leurs
applications. 1950, Tome 3 n°3. pp. 255-262.

doi : 10.3406/rhs.1950.2829

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0048-7996_1950_num_3_3_2829
DOCUMENTATION ET INFORMATIONS 255

Porro, ad testudinem bene ordinandam, vellem incipere divisionem


à commate, et efficere ut primus nervus à 2° distaret 3a majoři, 2U8 à
3a 3a majoři (1), tertius à 4° tertia majoři una cum dioesi enharmonica.
Très enim tertiae majores simul junctae, differunt ab 8a hac una dioesi
enharmonica, seu una cum ilia dioesi complent octavam. Ideo a(utem)
à commate divisio testudinis et monochordi et cujuscunque instrumenti
incipitur commodius, quia hac ratione in subtilissimam chordarum (quae
et maxime pulsatur et per cujus longitudinem longissime decurritur)
inciderent omnia tria commata. Incipere autem divisionem instrumenti
à commate, est ponere primům intervallum ita, ut digitus in eo positus,
faciat comma cum chorda libère tacta. Est a(utem) comma dimidium
toni majoris et minoris. Nee unquam rite canendo aut instrumente
ludendo, licet continuata série ascendere per duos tonos majores, sed
alternatim q(uidem) per majorem et minorem.
Haec sunt D. de Cartes.
C. DE WaARD.

La controverse entre Morin et Descartes


sur la matière subtile
On sait que, dans les Essais, Descartes fait allusion à une certaine
matière subtile dont il se sert pour expliquer divers phénomènes tels :
l'attraction, la pesanteur, l'élasticité, la raréfaction ou la condensation,
ia lumière, etc. Grâce à elle, Descartes donne une théorie mécaniste des
phénomènes lumineux ; cette théorie se comprend aisément si l'on se
rappelle que la lumière subtile est composée de boules. En effet, la lumière
est « une action ou encore une inclination à se mouvoir » ; c'est un mouve
mentqui se propage à travers Iesdites boules ; de plus, la rotation plus
ou moins complète de ces sphères combinée à une translation donne
naissance aux couleurs, il ne faut surtout oublier que ces mouvements
de la matière subtile sont, d'après Descartes, tout simplement esquissés.
Mais quelle est la preuve de l'existence de cette matière subtile ?
Tout simplement le principe admis par tout le monde, à savoir qu'il n'y
a pas de vide et qu'il ne peut y en avoir : d'où la nécessité d'admettre
que les pores de tous les corps doivent forcément être remplis d'une
matière qui, à cause de sa ténuité, ne tombe pas sous les sens ; le rayon
lumineux n'est pas autre chose qu'une propagation suivant une file de
boules. Descartes la compare au choc d'un bâton que l'on pousse.
Laissons de côté les sarcasmes dont Gilles Personne de Roberval
accueillit l'idée cartésienne de la matière subtile composée, dit avec

(1) Le ms porte ici : majoři, 1a a 3" majoři.


256 revue d'histoire des sciences

quelque ironie le professeur au Collège de France, « d'vn nombre innomb


rable de boules parfaitement rondes, si petites qu'il y en a des millions
en vn seul grain de sable » ; disons plutôt quelques mots des objections
présentées par un auteur anonyme (désigné par S. P.) et surtout par
l'astronome Jean-Baptiste Morin contre les conceptions cartésiennes sur
la matière subtile.
« Ilsembloit convenable qu'il [Descartes] montrast quelle est cette
matière subtile qu'il présupose, écrit S. P., car on demande avec raison si
elle est, si elle est élémentaire ou éthérée et si... elle est commune à tous les
élémens ». Si l'eau n'est liquide que par la matière subtile, la glace ne se
fondra pas plutôt devant le feu qu'ailleurs ; ou il faudra avouer que c'est
le feu et non la matière subtile. Ce correspondant d'ailleurs en restera là.
J.-B. Morin tentera une discussion plus longue et plus serrée, mais
très courtoisement, sur la nature de la lumière seulement, après lecture
des Météores et de la Dioptrique et cela à trois reprises différentes. «... le
n'ay point voulu vous proposer diuerses diffîcultez sur diuerses matières ;
ie me suis contenté d'en choisir vne des principales et des plus ingénieuses,
qui est celle de la Lumière... » Et, dans cette première lettre, rendant
hommage aux qualités intellectuelles du philosophe, Morin rappelle que
deux personnages ont travaillé sur le même sujet et en ont publié leur
sentiment (1). Leur opinion est plus facile à détruire que celle de Descartes.
Morin désire du philosophe « en peu de mots un peu plus de lumière de la
nature de la Lumière » et expose une première série d'objections. Trois
raisons ont invité Morin à choisir ce sujet de la lumière comme thème à
discussion : tout d'abord son Astrologia gallica (2) l'ont amené aux mêmes
spéculations ; ensuite il a désiré être mieux éclairci sur l'opinion de
Descartes qui est très nouvelle et ce que le philosophe en a dit suffît pour
éveiller difficultés et objections ; enfin la lumière et la matière subtile
sont évidemment les fondements principaux de la physique cartésienne.
Descartes dit au début de sa Dioptrique que la lumière n'est autre
chose dans les corps qu'on nomme lumineux « qu'un certain mouvement
ou une action fort prompte qui passe, par l'intermédiaire de l'air et d'autres
corps transparents, de même façon que le mouvement ou la résistance des
corps que rencontre un aveugle avec son bâton passe vers sa main par

(1) Morin à Descartes, Paris, 22 février 1638 (éd. A. T., I, 537-557). Il s'agit ici de
Cureau de la Chambre et d'Ismael Boulliau, auteur du De Nátura Lucis.
(2) Jean-Baptiste Morin, docteur en médecine, devint professeur du Roi en mathémat
iques ; il se livra à l'étude de l'astronomie et de l'astrologie et établit l'horoscope de
plusieurs grands personnages du royaume. Il soutint une ardente polémique pour sa
détermination des longitudes ; enfin contradicteur acharné du système de Copernic et
de Galilée, il combattit l'idée du mouvement de la terre, dans un ouvrage dédié au
cardinal de Richelieu. Voir les raisons données ici dans la lettre du 12 août 1638 (A. T.,
II, 289).
DOCUMENTATION ET INFORMATIONS 257

l'entremise de ce bâton ». Il en résulte que, comme ce mouvement est reçu


dans le bâton, l'autre aussi sera reçu de l'air. Morin voit ici une contradic
tion avec la suite du traité, car Descartes apprend que la lumière n'est
autre chose qu'un certain mouvement ou action communiquée par une
matière très subtile qui remplit tous les pores des corps ; il distingue donc
l'air de cette matière ce qui est contradiction. De plus, si la lumière est
l'action et même l'action qui tend à causer le mouvement « elle sera
première que le mouvement » car toute cause est « première que son effet
et par conséquent la Lumière ne sera pas le mouvement ».
Autre objection : la lumière n'est autre chose dans les corps lumineux
qu'un certain mouvement passant devant les yeux ; comme le mouvement
n'est, n'existe pas sans le mobile, il faut donc que le mobile passe vers nos
yeux également, c'est-à-dire la matière subtile où est reçu le mouvement.
L'hypothèse des boules est, pour Morin, peu sûre ; en effet, les parties
de l'eau sont, d'après Descartes, longues, unies et glissantes comme « de
petites anguilles » ; elles s'entremêlent sans se nouer, ni s'accrocher : on
peut facilement les séparer ; mais les parties de la terre, de l'air et de la
plupart des corps, affectent des figures fort irrégulière's, et non arrondies.
De sorte que ni la matière subtile, ni les petites boules contenues dans un
pore de la terre ou de l'air n'auront la forme arrondie. Quand bien même
ces parties rondes seraient contenues en un pore de la terre ou de l'air,
il y aurait d'autres pores qui seraient vides : or, il n'y a pas de vide, comme
chacun sait, dans la nature.
Le soleil, déclare Descartes, pousse une certaine matière fort subtile
qui existe dans les corps transparents : ce mouvement constitue la lumière.
Donc la matière subtile n'a d'elle-même, aucun mouvement. Mais plus loin,
il dit que cette matière ne cesse jamais de se mouvoir « grandement viste » :
donc, elle n'a pas besoin de corps lumineux pour se mettre en mouvement.
Morin ajoute : les corps lumineux, dites- vous, poussent la matière
subtile en ligne droite, mais les petites parties peuvent rouler, comme
une balle roule étant à terre, même poussée en ligne droite. Alors si cette
matière se meut de sa nature, seulement en rond, elle ne se meut pas çà
et là ou si elle se meut ainsi, elle ne se meut pas en ligne droite.
Et toujours à propos du mouvement de la matière subtile, Morin
déclare qu'il ne suffit que cette matière soit mue par quelque cause pour
qu'on observe de la lumière ; autrement, lorsque une tempête éclate en
une nuit obscure, l'air et la mer paraîtraient tout en feu, il faut donc que
leur lumière soit mue par les corps lumineux. « D'où s'ensuit que leur
lumière est première que celle que vous définissez, qui ne consiste qu'en
l'action ou mouvement dont les corps lumineux, par leur lumière,
poussent votre matière subtile ; voire il s'ensuit que ce que vous définis
sez n'est point la Lumière. » Si l'on adopte les vues de Descartes, le soleil,
une étincelle ou un ver luisant illumineraient de la même manière. Une
258 revue d'histoire des sciences

étincelle peut se voir de 500 pas sans lunettes, avec des lunettes de
l'invention de Descartes, elle se verrait probablement de plus de 50 lieues
en l'air. Elle aurait donc une puissance suffisante pour faire mouvoir la
matière subtile dans une sphère d'air de 50 lieues de rayon : le bon sens
n'admettra jamais cette opinion, car la matière possède toujours une
résistance à tout mouvement : donc le soleil n'éclaire pas par le mouvement
de la matière subtile. En revenant au bâton de l'aveugle, sa continuité
ne se retrouve pas dans la matière subtile, car tous les pores des corps,
depuis le soleil jusqu'à nous sont continus ; la matière subtile n'est pas
dure et solide comme un bâton ; l'étincelle ne peut mouvoir la matière
subtile qu'en tant qu'elle est illuminée, il faut donc que la lumière soit dans
le mouvement et indépendante de lui ; elle doit être la principale cause
du mouvement ; conclusion : le mouvement de la matière subtile n'est pas
la lumière des corps lumineux.
D'ailleurs, cette matière ne sera pas transparente, car, d'après Descartes
elle est composée de boules, les interstices seront remplis d'une autre
matière subtile et ainsi à l'infini. N'étant pas transparente elle ne pourra
transmettre la lumière comme le prétend Descartes, puisque, seuls, les
corps transparents la peuvent transmettre.
Morin doute que les pores des corps transparents soient disposés en
files droites et unies, en sorte que la matière subtile coule facilement
sans rien trouver qui l'arrête. Dans ces conditions, le soleil éclairerait
autant à travers le verre de 10 pieds d'épaisseur qu'à travers le même
verre réduit à une seule ligne ; cette différence d'épaisseur entre les
plaques de verre n'empêcherait nullement la matière d'y couler : ce qui
est contraire à l'observation. La matière subtile étant poussée en ligne
droite par le soleil rencontrerait les mêmes pores en l'une et l'autre
épaisseur. Mais comme on peut considérer deux surfaces opposées et
parallèles de cent mille façons différentes, il en résulte que la lumière
traverserait tous les pores de la surface opposée sans rencontrer d'obstacle
selon une manière, elle ne le pourrait de toutes les autres manières.
De plus, dans l'air et l'eau les pores ne peuvent subsister en ligne
droite ; alors, la matière subtile qui transmet la lumière, trouverait à
tous les pores un obstacle, ne pourrait pénétrer et « on ne verra goutte
ou, au moins on verra plus obscurément et confusément (ce qui est
contraire à l'observation) » ; enfin, l'hypothèse des pores droits pour le
passage de la matière subtile est fausse.
Descartes répondit aux objections de Morin quelques mois après (1)
« ie voudrois vous prier de m'aprendre en quel endroit i'ay dit qu'elle
[la lumière] fust un mouuement, sans y adjouter au mesme lieu ou une
action ». Il distingue la lumière qui existe dans les corps transparents

(1) Descartes à Morin, le 13 juillet 1638, éd. A. T., II, 197-221.


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(que les philosophes nomment lumen) de celle qui est dans les corps
lumineux et qu'on désigne sous le nom de lucem. Il n'y a pas contradiction
quand on dit qu'elle est un mouvement ou une action, ou qu'elle n'est
qu'une action. Le mot action, en général, implique la puissance ou incl
ination à se mouvoir. Il y a équivoque du mot lumière, l'action de la matière
subtile est, pour Descartes, lumen ; elle n'est pas celle des corps lumineux
ou lux. Il a distingué l'une de l'autre. D'ailleurs, la lumière passe vers
nos yeux par l'entremise de l'air et des autres corps transparents, mais
il s'agit de la matière subtile ; « quand on dit que quelqu'un se mouille
les cheveux d'une éponge, il s'agit de la liqueur dont est mouillée cette
serviette ». Certes, Morin prouve bien que les parties rondes de la matière
subtile ne remplissent pas exactement tous les pores des corps terrestres,
Descartes l'avoue ; mais, ajoute-t-il, « si vous inférez de là que ce qu'elles
ne remplissent pas soit donc vuide, vous me permettrez... de dire : neg.y
consequentiam ; car ils peuuent bien estre remplis de quelqu'autre chose
que ie n'ay pas icy pour cela besoin d'expliquer ».
Le philosophe fait observer que chaque corps peut avoir divers mou
vements et être poussé par une infinité de forces en même temps ; la
matière subtile peut se mouvoir çà et là dans les corps lumineux ; mais il
n'en résulte pas qu'elle ait sans eux l'action requise pour nous donner
le sentiment de la lumière. Descartes n'a, dit-il, eu l'intention de donner
une définition de la lumière : si lux est l'action dont le soleil pousse
la matière subtile, il ne s'ensuit pas qu'il en soit la cause, on peut dire
« qu'elle est en luy de sa nature ». Descartes se défend d'avoir défini ou parlé
de ce que Morin nomme du nom de lumière supposé être dans le soleil
outre son mouvement ou son action ; il faut que cette matière subtile
soit mue par les rayons lumineux, dit Morin ; mais en tant qu'ils ont en
eux quelque action ou mouvement, ajoute Descartes.
Quoi qu'en dise Morin, l'agitation d'aucun vent ne peut empêcher
l'action de la lumière, sauf, dit Descartes, « en tant que cette agitation
peut devenir si violente qu'elle enflamme l'air, auquel cas la lumière
qu'elle cause peut effacer celle d'une étincelle ». Si le verre épais transmet
moins la lumière que le verre mince, c'est tout simplement qu'il contient
généralement beaucoup de bulles ; à ce sujet, Descartes fait remarquer
qu'il ne prétend pas que les pores de ces matières transparentes doivent
être parfaitement droits, « mais seulement autant qu'il est requis pour faire
que la matière subtile coule tout au long sans rien trouver qui l'arreste... ».
Et ici Descartes conseille à son contradicteur de verser du sable sur un
tas de pommes ou de balles ; le sable (comme on en emploie pour les
horloges) s'insinuera entre les vides laissés entre ces boules et coulera
facilement, bien que ces interstices ne soient pas alignés : la matière
subtile traverse de même les pores disposés d'une manière quelconque
dans les corps transparents.
260 REVUE D'HISTOIRE DES SCIENCES

Un mois après (1 ) Morin répondait à Descartes : « le ne suis pas entièr


ementsatisfait par vos réponses, ie vous prie de croire que ie n'en estime
de rien moins ny vostre doctrine ny vostre esprit...» Et il reprend un
par un les arguments de Descartes.
Tout d'abord, personne n'accordera que l'inclination à se mouvoir
soit un mouvement actuel ; en ce qui concerne la matière subtile, que
Descartes lui donne autant de mouvements qu'il voudra, mais quand il
aura montré qu'elle existe, et, ensuite qu'il donne les causes et les effets
de chaque mouvement. Morin, toutefois accepte la division de la lumière
in lucem et in lumen et aussi que lux sit causa luminis.
L'air, dit Descartes, est transparent en tant qu'il a des pores ; mais,
puisque avoir des pores est un accident à l'air, il ne sera transparent
que par accident et non de soi ; donc il sera généralement opaque. Si la
matière subtile est transparente, quand elle se trouve dans les pores de
l'air, elle ne sera point transparente de soi, puisque cela ne lui est qu'un
accident local : elle sera donc opaque et le tout également : la lumière ne
sera pas transmise des corps lumineux. L'astronome reproche à Descartes
de ne pas donner de réponse quant à la transmission de la lumière à tra
vers le verre d'épaisseur inégale ; la comparaison des pores du verre
avec les interstices compris entre les pommes n'est pas satisfaisante :
en effet, ces derniers sont fort grands par rapport à la grosseur des grains
de sable qui passent facilement ; mais si on verse ce sable sur des grains
de millet, il n'entrerait pas un demi-doigt de sable à l'intérieur du tas de
ces grains ; plus encore, les pores ne pourront être droits dans tous les
sens et cette seule remarque détruit l'hypothèse de la matière subtile.
Après avoir ajouté quelques critiques sur le sens de certains mots
Morin rapporte, avec une certaine naïveté, une observation qui lui a
permis, pense-t-il, de constater par hasard l'existence de la matière subtile
« par ie trou et la fente d'vne fenêtre exposée au Soleil, à l'entour desquels
se fait un certain bouillement lumineux d'air où vous voyez voltiger vne
matière subtile ».
Dans sa deuxième réponse à Morin (2), Descartes reprend plusieurs de
ses arguments en même temps qu'il précise le sens de certains mots : « le
ne nie pas que le mot ď'action ne se prenne pour le mouuement ; mais ie dis
que sa signification est plus générale et se prend aussi pour l'inclination à
se mouvoir. » Pour le philosophe, le mobile dans les corps lumineux est
leur propre matière ; le moteur est le même qui meut tous les cieux, le
mouvement est l'action par laquelle les parties de cette matière changent
de place. Ensuite, Descartes donne son opinion sur la lumière donnée par
le soleil qui est composé d'une matière très fluide et tourne sur lui-même

(1) Morin à Descartes, le 12 août 1638, éd. A. T., II, 288-305.


(2) Descartes à Morin, le 12 septembre 1638, éd. A. T., II, 362-373.
DOCUMENTATION ET INFORMATIONS ■ 261

avec ице très grande vitesse, grâce à laquelle il exerce une pression sur
la matière subtile qui s'étend depuis les astres jusques à nos yeux et
ainsi nous fait sentir cette pression du soleil, qui s'appelle lumière.
De plus, le mouvement ou l'inclination de se mouvoir en ligne droite pour
la matière subtile est prouvé par le fait que les rayons lumineux se pro
pagent en ligne droite. Descartes répond à une objection de Morin : un
corps peut en pousser un autre sans se mouvoir pour cela en ligne droite :
la fronde en donne un exemple ; la pierre qui tourne circulairement tire
la corde suivant une ligne droite. L'objection de Morin sur la plus grande
opacité de l'air n'est pas bonne : « ... une personne digne de foy, réplique
Descartes, m'a dit avoir vu de l'air tellement pressé et condensé dans
un tuyau de verre qu'il y estoit devenu opaque ». Peu importe de penser
que l'air soit transparent par sa nature ou par accident ; si on attribue
à la matière subtile le mot de transparent quand elle est dans les pores
d'un corps, on peut aussi bien le lui attribuer lorsqu'elle pure ; bien mieux
cette matière doit être d'autant plus transparente qu'elle est plus pure.
En ce qui concerne la transparence du verre, Descartes répond à Morin :
« le nie que le verre fust moins transparent s'il n'auoit point du tout
d'impuretez, encore mesme que son épaisseur s'étendist depuis le Soleil
jusques à nous ».
Une nouvelle et dernière lettre de Morin (1) montre que la polémique
va en s'amenuisant. L'astronome au Collège de France fournit des
arguments semblables aux précédents, ou bien il ergote sur certains
points et sur certains mots : Vous voulez que le mot d'action soit pris non
seulement pour le mouvement actuel mais que, plus généralement, il signifie
aussi l'inclination à se mouvoir. Or comme la puissance ne se peut étendre
jusqu'à être acte, car elle ne serait plus puissance, aussi l'acte ne se peut
rétrécir jusqu'à être puissance à soi-même et l'un est incompatible avec
l'autre. Morin conteste certaines réponses de Descartes sans arguments
convaincants : mouvements de la matière subtile, preuves de l'existence
de cette matière ; il déclare notamment que la matière subtile a des pores
qui doivent être remplis d'une autre matière plus subtile et ainsi à l'infini ;
de plus, la comparaison du sable avec la matière subtile est nulle, car
le sable coule par son poids et la matière subtile n'a « de soy ny pesanteur,
ny aucune inclination plutost d'un costé que d'autre ».
Ni Descartes ni Morin ne sont convaincus des arguments échangés,
ils restent sur leurs positions. Descartes écrit à Mersenne (2) : « le
ne feray plus de réponse à M. Morin puis qu'il ne le désire point ;
aussi bien n'y a-t-il rien, dans son dernier Ecrit, qui me donne occa
sion de répondre quelque chose d'vtile ; et, entre nous, il me semble

(1) Morin à Descartes, octobre 1638, éd. A. T., II, 408-419.


(2) Descartes à Mersenne, le 15 novembre 1638, éd. A. T., II, 437.
262 revue d'histoire des sciences

que ses pensées sont encore plus éloignées des miennes qu'elles n'ont
esté au commencement, de façon que nous ne tomberions iamais d'accord. »
Malgré cela, cette polémique est instructive ; elle a obligé Descartes
à préciser ce qu'il entendait par matière- subtile ainsi que les propriétés
de celle-ci. Mais cette matière, et en même temps l'optique de Descartes,
n'en a pas moins subi un dur assaut, car, par exemple, si deux rayons
lumineux se croisent en un certain point (ce qui arrive continuellement)
quels seront alors les mouvements des rayons après croisement ? Que
deviendront la translation et la rotation primitives ? Quelle sera l'alt
ération de la lumière ? Gomment devra-t-on modifier la conception carté
sienne des couleurs ? Autant de problèmes dont s'occuperont plus tard
Huygens et Newton. , ;
Léon Auger.

,
Descartes mathématicien
L'œuvre de Descartes qui a rendu son nom immortel en mathématiques
est La Géométrie; elle a paru en 1637 comme annexe et illustration du
Discours de la Méthode. Ceci indique que l'accent de l'œuvre n'a pas été
mis sur la découverte de faits nouveaux sensationnels, mais sur la consti
tution d'une méthode universelle de recherches. La Géométrie représente
un point crucial dans l'évolution de la pensée mathématique. Jusqu'à
cette date, la primauté était réservée à l'esprit géométrique. La science
des anciens, les recherches du xvne siècle qui précèdent l'invention de
l'analyse mathématique (je veux dire, par exemple, la méthode des indi
visibles de Cavalieri) reposent sur des fondements géométriques. Les
Grecs utilisaient l'intuition géométrique dans leurs études des grandeurs ;
c'est là la caractéristique de leur algèbre géométrique.
Le courant d'idées issu de la science babylonienne, représenté avec
éclat par Diophante, enrichi par les arabes et ensuite par la brillante
école algébrique italienne de Bologne, avait abouti, avec Viète au début
du xviie siècle, à la systématisation des principes de l'algèbre. Mais
l'algèbre était loin d'avoir une importance décisive dans la pensée mathé
matique. Descartes utilise les derniers progrès de l'algèbre pour examiner,
à leurs lumières, la science mathématique. Il provoque un changement
fondamental de point de vue, en appliquant les processus algébriques
(analytiques) aux problèmes géométriques. C'est exactement le contraire
de ce que faisaient les anciens.
Évidemment, l'œuvre de Descartes n'est qu'un premier pas vers ce
que nous appelons aujourd'hui la Géométrie Analytique. D'une part,
elle est influencée par les recherches des anciens et du moyen-âge. D'autre
part, elle n'envisage qu'un seul aspect de la nouvelle discipline, tandis que
l'aspect complémentaire est mis en valeur par Pierre de Fermat.

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