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Être postmoderne IDEES French

Edition Michel Maffesoli


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Michel Maffesoli

Être postmoderne
Postface de
HÉLÈNE STROHL

Emmanuel Macron, icône ou fake de la postmodernité ?

LES ÉDITIONS DU CERF


© Les Éditions du Cerf, 2018
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN 978-2-204-12637-3
Pour Élisabeth Maffesoli,
14 avril 2017.
Sommaire

Prologue

1. L'Oxymore

2. Juvenoïa

3. Métapolitique

4. Sacral

5. Nous

6. Initiation

7. Tradition

8. Naturalisme
9. Épinoïa

Postface – Emmanuel Macron, icône ou fake de la


postmodernité ?
Emmanuel Macron, la mise en scène de l'oxymore
Une campagne en écho à l'imaginaire postmoderne
Mise en scène de la juvénoïa
User de la métapolitique pour atteindre le pouvoir politique
Mise en scène du sacral
Un autre, jamais lui-même ?
Grand frère ou Père de la Nation ?
Un lacis de racines
En écho à la pulsion participative
Fake ou icône
Prologue

Les idées s'améliorent, le sens des mots y participe.


LAUTRÉAMONT,
Les Chants de Maldoror.

Certes, la modernité est lente à mourir, mais son agonie est inéluctable.
Les symptômes les plus manifestes sont là : tribalisme, nomadisme,
hédonisme ! Le tout baignant dans une atmosphère émotionnelle échappant
aux mœurs utilitaires d'une civilisation en déshérence. Voilà les
caractéristiques essentielles de la mutation en cours. Et c'est hypocrisie ou
lâcheté de ne pas en reconnaître l'étonnante actualité. C'est cela qu'il faut,
sans se lasser dire et redire.
Mais n'a-t-on pas dit du cœur humain qu'il était le phénix des radoteurs !
C'est-à-dire celui dont les redites sont toujours nouvelles. Il en est de même
du cœur battant de cette nouvelle époque qu'est la postmodernité. Il faut
donc rappeler les banalités la constituant. Banalités, la sagesse populaire le
sait bien, qu'il faut répéter tant on a du mal à les prendre en compte, alors
qu'elles assurent les fondations mêmes de tout être ensemble.
Mais voilà, dans les périodes de mutation, l'on préfère rester figé sur les
convictions, les opinions (la fameuse doxa), les préjugés propres à ce que
l'on peut appeler la puberté intellectuelle dont les racines sont à chercher du
côté du XVIIIe siècle et dont l'apogée se situe au XIXe. Mais admettons que les
préjugés de jeunesse sont déplacés quand l'expérience de la vie nous oblige
à constater que les temps ont changé.
Disons-le simplement, les jeunes-vieux de la société officielle n'ont plus
aucun talent pour saisir l'essentiel, le banal de la vie quotidienne ! En une
période de grande mutation sociétale, celle qui succéda à la Révolution
française, Joseph de Maistre stigmatisait « l'ignorante légèreté de notre
âge{1} ». On pourrait sans exagérer le redire de nos jours, tant il est vrai que
les pantalonnades politiques, philosophiques, médiatiques tiennent le haut
du pavé. C'est chose connue, l'esprit humain rachète ses ignorances par ses
erreurs !
Mais, on le montrera, là n'est pas l'essentiel. Car, en ce vieux monde
finissant, il y a une vraie jeunesse tout à fait insensible aux piailleries de la
bienpensance, et qui, paradoxalement, critique l'immaturité de cette
intelligentsia ayant pouvoir de dire et de faire ! Et ce, tout simplement,
parce qu'elle pressent et sent que le terrain social est souterrainement
volcanisé. Voilà pourquoi il faut, fût-ce en peu de mots, rappeler les enjeux
de la crise que nous vivons et qu'il ne faut pas avoir peur de nommer,
postmodernité. Celle-ci, disons-le tout net, n'étant en rien anti-moderne. En
effet, il est vain de contester la grandeur des temps modernes. Il est inutile
de nier la réalité de leurs acquis. Il suffit de constater qu'une nouvelle
époque est en gestation et qu'il convient de repérer les contours de la
Renaissance en cours.
Attitude de bon sens permettant d'éviter le déclinisme ou la sinistrose,
propre à ceux dont les idées courtes sont incapables de saisir que la
saturation d'une civilisation entraîne, inéluctablement l'émergence d'une
autre manière de vivre en commun. C'est, en effet, avec les pierres d'un
monument détruit que s'élabore la construction d'un autre, plus adapté à
l'esprit du temps. En son sens simple il y a ex-haussement. Voilà bien le défi
que nous lance l'époque, penser l'assomption que sont les nouvelles
manières d'être ensemble. Et, comme ce fut le cas au début de la modernité,
formuler un « discours de la méthode », c'est-à-dire réfléchir à une mise en
chemin permettant de s'orienter avec le plus de justesse possible. Pour ce
faire, j'ai dit qu'il fallait se purger des convictions et diverses opinions.
Métaphoriquement se situer sur le rempart, ce qui permet un regard de haut.
Ou encore, ce qui, au-delà des jugements de valeur se contente de donner à
voir ce qui est, ce qui est en train de naître. Donc, éviter les préconisations
propres à cette maladie infantile de la pensée qu'est la militance. Maladie on
ne peut plus présente, ce qui nécessite que l'on sache élaborer une pensée
authentique, capable, pour reprendre Heidegger, de conquérir « une position
solide en face du danger de la politisation{2} », dont la prétention est de
savoir ce que doit être le monde social.
Dans le même ordre d'idées, on ne peut pas faire système sur la culture en
cours d'élaboration. Il faut, sans prétention se contenter de donner quelques
aperçus. C'est en évitant la paranoïa des « sachants » que l'on pourra
comprendre les diverses révoltes populaires contre les élites établies, et,
éventuellement, en évaluer les conséquences. Pour cela, il suffit, fort
simplement, de montrer et de dire : « c'est ainsi. »
Face aux prétentions des divers dogmatismes, cela consiste à reconnaître
que le seul absolu c'est le relativisme. Ou, pour le dire en d'autres termes,
face au progressisme, benêt ou dévastateur, c'est selon !, il faut accepter la
démarche spiralesque de la philosophie progressive. Que l'on peut illustrer
par l'image du ruban de Moebius, les deux faces du ruban, en la matière la
nature et la culture, interagissant sur l'autre en un mouvement sans fin.
Humilité et complémentarité se résumant dans la démarche apophatique.
Démarche attentive à l'ineffabilité de l'ordre des choses, que l'on n'aborde
jamais directement, mais avec discernement par touches successives. Un
impressionnisme de la pensée en quelque sorte. Dimension apophatique
rendant attentif à ce que paradoxalement on peut nommer « la parole du
silence ». Arme redoutable dont le peuple sait, à merveille, se servir. N'est-
ce point cela que souligne saint Thomas d'Aquin lorsqu'il pointe la « misère
des mots{3} » (inopia vocabulorum) ?
Mais, restons sur notre ruban à deux faces. Il y a fort à parier qu'en
inversant le titre d'un livre fameux de Freud, le tabou devienne totem !
J'entends ce « tabou » qu'est la postmodernité. Pour Freud, le tabou est
analogue à la névrose obsessionnelle{4}. Rejet de ce qui est inquiétant et
donc considéré comme dangereux. Il est certain que c'est une peur
névrotique qui anime l'establishment vis-à-vis de ces caractéristiques –
tribalisme, nomadisme, hédonisme – dont il a été question et qui retrouvent
une force et une vigueur indéniables.
Il se trouve que ce tabou est en train de devenir totem. Tout simplement
parce que les valeurs en question sont largement vécues par la société
officieuse. En la matière toutes ces tribus constituant, concrètement, la
mosaïque sociétale. Le totem c'est, tout simplement, le ciment, l'éthos, c'est-
à-dire l'éthique de base structurant toute vie en communauté. C'est un
« nous » qui est vécu. Il convient donc de le penser.
Et ce d'une manière radicale. C'est-à-dire en repérant le plus
rigoureusement possible, les racines de ce « nous » en gestation. Voilà quel
est le cœur battant de la postmodernité. Et des pages qui suivent. Cœur
battant d'une philosophie progressive soulignant l'immuabilité de certains
archétypes sociétaux. Immutabilité n'étant en rien une immobilité statique,
mais soulignant la force spécifique de ce que je nomme, depuis plusieurs
décennies, l'enracinement dynamique. Cette radicalité dans l'approche
nécessite un effort. Mais n'est-ce point cela qui est la spécificité de la
pensée authentique propre à l'honnête homme. Cette radicalité exige
aussi une stricte neutralité axiologique : voir les choses et les hommes
comme ils sont et non comme on aimerait qu'ils soient. Ce qui oblige à les
décrire avec sérénité et curiosité ; presque en « voyeur ».
C'est ce souci de radicalité enfin qui, avec l'aide si précieuse d'Hélène
Strohl, connaisseuse avertie de la haute administration, nous a incités, en
postface, à aborder « le cas Macron » ! N'a-t-on pas souvent entendu parler
du « président postmoderne » ? Il n'est pas question d'en faire une analyse
exhaustive. Laissons au temps le soin de déterminer ce qu'il en est. Mais,
puisque concernant cette postmodernité naissante, j'ai parlé de simple
aperçu, ne pourrait-on pas dire à propos de ce « new-boy » de la
politique qu'il est à la fois ceci et cela : un technocrate moderne et un
mystique postmoderne de la chose publique ? Simulacre sans vie ? Rejeton
attardé de la modernité ? Faux monnayeur gidien ? Bon acteur de la
théâtrocratie propre au spectacle politique ? En bref, son inconsciente
duplicité histrionesque ne prend-elle pas, au travers des multiples
déguisements qu'il revêt et de son maquillage permanent, une force
d'autoparodie ? Ce qui serait la forme ultime de la farce démocratique. Est-
on encore dans l'économique ou n'est-on pas dans l'iconomique ? Chi lo sa ?
Le choix est, largement, ouvert. Et sans vouloir être compris par le tout-
venant et en prenant garde à ne pas trop instruire n'importe qui, on peut être
sûr que tous ceux qui savent entendre, entendront !
1.
L'Oxymore

La plupart des livres d'à présent ont l'air d'avoir été faits en un jour, avec des livres lus la
veille.
SÉBASTIEN-ROCH NICOLAS DE CHAMFORT.

Il faut, toujours, faire entendre plus qu'on ne dit. Et ce, afin que chacun
puisse, dans le cadre de la conscience collective, penser par lui-même.
N'est-ce pas ainsi qu'on peut échapper à ce que Durkheim nommait le
« conformisme logique » ? Éternel serpent de mer de ces facilités
moutonnières, constituant la bienpensance sociale. C'est, en effet, chose
connue, la sottise humaine, se complaisant dans le mimétisme, ne perd
jamais ses droits. Ce qui est particulièrement évident lors des périodes de
mutation, où l'on tend à dénier ce qui advient au nom de ce qui est institué,
établi et sécurisant.
Ainsi la routine philosophique et la simple paresse humaine se donnant la
main, il est habituel de refuser l'existence même de ce que, faute de mieux,
il est convenu de nommer : postmodernité.
En France, en particulier. Qui fut, ne l'oublions pas, le laboratoire où
s'élaborèrent les valeurs propres à la modernité, c'est quasiment un crime de
lèse-majesté que d'invoquer son dépassement ! Et l'on préfère causer, la
bouche en cul-de-poule de seconde modernité, de modernité tardive,
d'hypermodernité, et autres incantations du même acabit. Avec un seul
objectif, plus ou moins conscient : sauver ce qui peut l'être du mythe
progressiste qui, à partir du XVIIIe siècle, s'imposa au monde en son entier.
Sinon que des indices, de plus en plus nombreux, soulignent, d'une
manière inéluctable, la saturation d'un tel mythe. Dès lors, frileusement, l'on
voit apparaître le mot « postmoderne ». Pour désigner tout et n'importe
quoi. Un mot passe-partout qui, ainsi que le sacré décrit par les historiens
des religions, est fascinans et tremendum. Il fascine un peu et inquiète
beaucoup. D'où la nécessité, en direction des esprits libres, de mettre les
pendules à l'heure. Pour le dire en termes plus soutenus : penser notre
temps. Et ce, au-delà ou en de ça, des idées convenues et autres facilités
langagières.
Pour ce faire, trouver, dire, redire les mots exprimant, au mieux, l'époque
où nous vivons. L'exprimer le moins mal possible. Seule l'élégance du bien
dire peut, parfois, faire pardonner l'âpreté des idées et la description de ce
qui est. Ce qui, disons-le tout net, fait grandement défaut aux criailleries
politiques, aux banalités journalistiques, aux dogmatismes incertains des
experts, sans oublier les « gazouillements » de tous ceux se satisfaisant de
quelques idées courtes.
En bref, trouver les mots les moins faux possible afin de comprendre la
société officieuse faisant, de plus en plus, sécession vis-à-vis de la société
officielle. L'actualité n'est pas avare d'exemples, de divers ordres, en ce
sens ! La sagesse populaire souligne qu'au royaume des aveugles, les
borgnes sont rois. Ce qu'avec une réminiscence évangélique Dante souligne
à son tour : « Gli ciechi che se fanno duci » (Purgatoire, XVIII, 18). Oui,
mais voilà, cela est de moins en moins accepté. L'insoumission ne manque
pas de retrouver force et vigueur, c'est cela qu'il faut penser.
L'essentiel consistant, pour penser avec justesse, à échapper à la doxa ;
cette opinion si tranquillisante qu'elle aboutit à l'inertie ou à l'hébétude. Cela
a été souligné : la misologie conduit à la nissologie : de la haine de la
pensée (misologie) à l'enfermement dans une île (nissos) il n'y a qu'un pas.
En d'autres termes, le refus du penser aboutit à « l'entre-soi » qui est,
comme on le sait, on ne peut plus mortifère.
En un moment où l'opinion et la conviction prévalent, il faut savoir s'en
purger.
N'est-ce point cela qu'enseigne Descartes ? Pour qui, n'avoir aucun parti
pris était le moyen le plus sûr d'atteindre la vérité. Une vérité plurielle, cela
s'entend, cause et effet d'un sain « réalisme » sachant tenir les deux bouts de
la chaîne : le bon sens ou le sensible, et l'intellectualisation de ce dernier.
Réalisme dont saint Thomas d'Aquin a donné une pertinente illustration et
qui rappelle, à bon escient, l'aspect vivant, c'est-à-dire toujours en devenir
d'une duplex veritas{5}, échappant, toujours et à nouveau, à l'enclosure des
dogmatismes de tous poils.
C'est cette vérité double, symbole de pluralisme, qui oblige à insister sur
le penser. Voilà qui peut paraître paradoxal, dans un moment de
métamorphoses, de rappeler qu'il faut prendre le temps de la réflexion ! Et
pourtant, lorsqu'on regarde sur la longue durée les histoires humaines, on
observe que leurs séquences furent, toujours, ponctuées de débats
d'importance, de querelles virulentes, de diatribes sans fin. Pourquoi cela ?
Sinon parce que l'animal humain n'existe que parce qu'il se dit. Il en est de
même du zoon politicon, l'animal politique, dont l'être-ensemble est
conforté par un ensemble de discours justifiant et légitimant la société.
Parmi les mots répétés jusqu'à plus soif, celui de CRISE tient le haut du
pavé. Mais au-delà de l'idée convenue, et donc répétée d'une manière
lancinante, réduisant cette dernière à sa dimension économique, son aspect
sociétal n'échappe pas à ceux qui sont sans préjugés. On reviendra plus loin
sur ce terme. Il suffit, pour l'instant, de se souvenir de ce qu'il rappelle tout
ce que la vie en société doit aux rêves, aux fantasmes, aux mythes lui
servant de ciment. C'est cela la fonction et la perdurance anthropologiques
de l'imaginaire{6}.
Dès lors, la crise c'est, qu'à un certain moment, l'être ensemble n'a plus
conscience de ce qu'il est et, donc, n'a plus confiance en ce qu'il est. D'où,
on le comprendra, la nécessité de redonner sens à cette conscience afin
d'assurer la confiance. Fondement même de toute vie sociale.
Ainsi, penser la crise en cours, autre manière de nommer la
postmodernité, c'est, tout simplement, reconnaître qu'un cycle s'achève, et
qu'un autre est en gestation.
Voilà qui n'est pas chose aisée, tant on reste obnubilé par le linéarisme
historique, puisant son origine dans le messianisme judéo-chrétien, et
aboutissant au mythe du Progrès propre à ce XIXe siècle, acmé, s'il en est, de
la modernité. Toutes choses s'exprimant dans ce mot incantatoire et donc
vide de sens : Progrès. Je l'ai dit, c'est un mythe{7}. En un mot, c'est la
religion des temps modernes. Un mantra se déclinant en : progressisme,
progressiste, ce à quoi personne ne peut échapper. Voire n'a le droit
d'échapper sous peine d'être un réactionnaire quelque peu obscurantiste !
La violence totalitaire du mythe progressiste est la cause et l'effet de la
domination du monde social et naturel, et de la dévastation de ces mêmes
mondes, dont la crise est l'expression achevée.
Ce dont on prend de plus en plus conscience, ce que la sagesse populaire
« sait » d'un savoir incorporé, d'antique mémoire, c'est que la vie
individuelle, tout comme la vie collective ne sont qu'une succession de
cycles ayant chacun sa spécificité et son dynamisme propre. Il n'y a pas lieu
de comparer ce qui ne doit pas l'être. Ainsi dans une carrière humaine,
l'enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse ont, à tour de rôle, une
force et une grandeur les constituant en tant que telles. Il en est de même
pour la « carrière sociétale ». Et l'on ne peut pas juger une époque en
fonction d'une autre. Ce serait faire preuve d'anachronisme. Chacune doit
être pensée en elle-même. Ainsi cette judicieuse remarque de E. Husserl :
« toute époque, selon sa vocation, est une grande époque. »
Rappelons, maintenant, cette pensée du bon sens, je dirais pour ma part,
cette « connaissance ordinaire » : une époque est, tout simplement,
l'appartenance d'une vie individuelle ou collective à un temps donné.
En corollaire de cela, et en pensant à l'étymologie grecque de ce mot,
l'époque est une parenthèse. Métaphoriquement, une parenthèse s'ouvre en
un moment originel, elle se ferme en son point final. Ainsi, penser la
succession d'époques, c'est tout simplement reconnaître que la vie humaine
est constituée d'une suite de métamorphoses, de mutations faites de
commencements et de fins. Autres manières de dire la « genèse et le
déclin » promulgués par Anaxamandre de Milet : la continuité de la vie à
cause ou grâce à l'impermanence des formes particulières que celle-ci revêt.
Pour ce qui concerne la tradition occidentale, après l'Antiquité, le
Moyen Âge, la Renaissance, l'époque (la parenthèse) Moderne est en train
de s'achever (se fermer). La crise en est l'expression. Qu'est-ce qui
s'annonce, s'amorce ? Il est encore trop tôt pour le nommer avec certitude.
C'est ce que, par défaut, on va qualifier de postmodernité.
Mais pour comprendre la périodicité des déluges, à savoir que tout, dans
le monde, va par cycles et ruptures, croissance et changement, il faut se
purger l'intelligence des systèmes d'analyse désuets et des morales sociales
quelque peu datées. De ce que Nietzsche nommait, justement, la
« moraline ». Mauvaise humeur à l'odeur âcre ne permettant pas de sentir,
c'est-à-dire de repérer les signes avertisseurs de l'apocalypse. Celle-ci, je le
rappelle est, stricto sensu, une révélation : après s'être débarrassé d'une peau
usée et étriquée, la vie, en son dynamisme éternel, poursuit inexorablement
sa marche.
Mais dans les changements d'époques, il est des périodes (de courte
durée) de haute turbulence. C'est en ces moments-là qu'il faut savoir écrire
des pensées ne pouvant pas être lues dans le bruit et la fureur, mais bien
dans le calme ; non dans la vitesse et l'à-peu-près, mais dans le temps long
de la méditation et la rigueur enracinée dans la tradition. Ne l'oublions pas,
écrire (scribere) c'est tracer un sillon où se fera la germination de l'être-
ensemble qui permettra sa floraison.
Il s'agit là d'une voie aride, ardue. Celle de la pensée authentique
recherchant, fouillant puis construisant sur le sol ferme du Réel sans se
préoccuper d'un principe de réalité réduisant tout à un économicisme qui est
la propension native de la modernité.
Il faut avoir à l'esprit l'aspect ardu de l'authentique chemin de pensée tant
il est fréquent, lorsqu'on n'a rien à dire, d'exprimer ce rien avec une jactance
mâtinée de suffisance. Ce qui conduit la plupart des « experts » et leurs
faire-valoir journalistiques, à réciter quelques lieux communs on ne peut
plus éculés ou à clabauder d'inconsistantes contre-vérités propres aux bien-
pensants, cacochymes ou à quelques intellectuels prépubères voulant mimer
les gérontes de l'establishment. C'est face ou contre ces facilités qu'il
convient de répondre à l'appel du Réel, c'est-à-dire de la vie réelle. Et ce, au
travers de l'inextricable densité de l'être-ensemble contemporain.
N'est-ce point cela que la roborative philosophie du Moyen Âge nommait
itinerarium mentis ? Faire la cartographie de la postmodernité, c'est cet
itinéraire que l'on propose ici. Certaines choses ont été dites{8}. D'autres se
révèlent sous nos yeux. Elles ne sont pas faciles à dire et, donc, à entendre.
Mais il faut savoir les formaliser et savoir en reconnaître l'évidence. Avoir
l'humilité de « ça voir » !
Voilà à quoi conduit la purgation des systèmes surannés dont il a été
question : comprendre ce (re)nouveau d'un monde en état d'enfantement.
Et ce sans forfanterie. Sans être pessimiste ou optimiste. Tout simplement
réaliste : ce qui est est ! Ou encore, ce qui est, est en perpétuel devenir. C'est
la « palingénésie sociale » de Ballanche : toujours une genèse nouvelle.
C'est cela la sensibilité « réaliste » qui, au-delà du catastrophisme et du
déclinisme ou de la sinistrose, tend à s'ajuster à « l'ordre des choses », et à
s'accommoder tant bien que mal, à ses multiples « heurs » : bons ou
mauvais.
Ainsi, au-delà du mythe d'un Progrès dominant puis dévastant le monde,
on revient à la philosophie progressive, celle d'un processus en spirale,
reconnaissant comme unique loi des métamorphoses sociétales, celle du
« saut qualitatif brusque » : après une lente sédimentation, la
reconnaissance et l'acceptation de la saturation d'une époque et,
conséquemment la naissance d'une autre. Ainsi que le répétait souvent
Joseph de Maistre : « il viendra un moment, dont la date seule est douteuse,
qui changera tout en un instant. » Le moment est venu. La date ne fait plus
de doute !
C'est l'avènement d'une nouvelle époque que l'on nomme postmodernité !
Précisons, car cela mérite de l'être, que les valeurs postmodernes ne sont, en
rien, anti-modernes. Elles soulignent, fort simplement l'émergence d'un
autre ordre des choses qui, au-delà ou en deçà du mythe progressiste
rappelle la vivacité de la tradition. Comme toute forme de végétation, la
plante humaine ne peut croître qu'à partir de ses racines. Autre manière de
dire la fécondité d'une pensée progressive : celle de l'enracinement
dynamique. Toutes choses rappelant que la croissance est la seule évidence
valable pour toute vie.
Pour s'engager dans un tel chemin existentiel, il faut savoir le désobstruer
de ce que le cardinal J. Newman appelait : « unreal words » ; ces mots
irréels encombrant l'itinéraire. Chaque nouvelle époque se doit de pratiquer
un tel désencombrement ; sous peine de perdre vivacité et dynamisme. Et
cela très précisément en trouvant les mots pertinents désignant ce que sont
les modes de vie en gestation.
Dans l'Acheminement vers la parole, Heidegger rappelle que le langage
peut être considéré comme la « maison de l'être ». De même, Michel
Foucault a souligné l'étroite imbrication liant les « mots et les choses ». Ce
sont, en effet, les mots justes, ou en tout cas les mots les moins faux
possible, qui permettent progressivement, l'émergence des paroles
fondatrices de tout être-ensemble essentiel.
Depuis quelques décennies, dans la foulée de nos maîtres et amis, pour
certains disparus, nous sommes quelques-uns à avoir « testé » ces mots
pertinents et prospectifs. On les retrouve, actuellement, employés, très
souvent à mauvais escient par quelques « experts » ou politiques pressés
qui, tels un enfant apprenant à parler, emploient des termes dont ils ne
cernent pas bien le sens. Mais ce sont les journalistes qui tiennent le
pompon. Sans objectivité ni subjectivité ce sont des girouettes brassant le
vide de leur logorrhée insane et prétentieuse. « Quelle misère et quel boulet
que notre presse dominée par des hommes intellectuellement
immatures{9}. »
En effet, la bienpensance entrave par un patois indigeste la bonne
compréhension des valeurs postmodernes. On se souvient : « Mal nommer
les choses, c'est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus).
Mais peu importe, freiner n'est pas bloquer. Et sans être exhaustif, on
peut rappeler ces mots contrevenant à la doxa moderne et qui furent,
subrepticement, instillés par des esprits aigus. L'importance de
« l'imaginaire » (Gilbert Durand), le rôle fécondant de la « décadence »
(Julien Freund), l'activité des minorités actives (Serge Moscovici), le
resurgissement de la reliance (Marcel Bolle de Bal), sans oublier la « nature
comme mère patrie » (Edgar Morin).
C'est sur un tel fondement que, dans le cadre du Centre d'Études sur
l'Actuel et le Quotidien, fondé avec Georges Balandier, j'ai incité des
chercheurs innovants à approfondir la métaphore de la « tribu », alternative
à la société fermée, ou à développer des notions comme celle de
« nomadisme », avec ses identifications multiples s'opposant à l'assignation
à résidence (sexuelle, idéologique, professionnelle), caractéristique
essentielle des temps modernes. Il en est de même pour ce qui concerne le
« pacte émotionnel » prenant la place du fameux « contrat social ». Sans
oublier le rôle du secret propre aux tribus postmodernes ou celui du
présentéisme spécifique à l'hédonisme contemporain.
C'est tout cela qui donne son sens au terme de « sociétal », si galvaudé de
nos jours alors qu'il rappelle qu'au-delà ou en deçà des divers pouvoirs
(économique, politique, sociaux) il existe une puissance fondatrice, celle de
la centralité souterraine de tout être ensemble. Puissance qui, tout en étant
immatérielle, est le véritable ciment structurant la société. C'est cette force
de l'esprit qui assura le rayonnement de la culture gréco-latine, qui permit le
dynamisme de l'Europe médiévale, qui donna son assise à l'humanisme de
la Renaissance et qui légitima l'hégémonie universelle propre à la
Modernité.
C'est également un dynamisme spirituel du même ordre qui s'esquisse
dans la prévalence du qualitatif, dans le souci de l'esthétique, dans un
« corporéisme » envahissant, dans l'accentuation de l'instant et dans l'idéal
communautaire, celui du partage, de l'échange, propres à la postmodernité
dont sont porteuses, en particulier, les jeunes générations. À l'encontre de
l'individualisme qui fut la marque essentielle de l'économie moderne, la
tribu, le clan, la communauté reviennent à l'ordre du jour. Le préfixe « co »
en témoigne : co-location, co-voiturage, co-working, « être avec » est le
substrat essentiel d'un sociétal participatif, collaboratif, mutualiste, en bref
communautaire{10}.
Le nouveau monde amoureux – ou le nouveau monde industriel – de
l'utopiste Charles Fourier, fort bien analysés par Patrick Tacussel{11}, est au
fondement des utopies interstitielles, que, quotidiennement, les petites
tribus postmodernes mettent en œuvre. Internet aidant, via les réseaux
sociaux, les forums de discussion et divers « twitters », ces tribus reposant
sur le partage d'un goût (sexuel, religieux, sportif, musical, culturel...)
constituent en mosaïque, la res publica postmoderne. Une « chose
publique » n'étant pas réduite au fantasme de l'Un (voir la reductio ad unum
formulée par Auguste Comte), mais exprimant la duplex veritas dont il a été
question, qui était à l'œuvre dans les sociétés traditionnelles et qui retrouve
une évidente actualité de nos jours.
Il est une figure de la rhétorique que la bienpensance semble découvrir
actuellement, mais qui était le maître mot de toutes les recherches dont il
vient d'être question, c'est l'oxymore{12} ? Ceux qui ont quelque culture s'en
souviennent : c'est l'obscure clarté{13} constituant l'unidiversité de tout
donné humain.
L'oxymore, en effet, pour le dire trivialement, c'est le « et... et ». C'est la
reconnaissance qu'il y a « en même temps » une multiplicité de choses
constituant la richesse d'un Réel gros de l'irréel. C'est justement un être-
ensemble sociétal se nourrissant des rêves, du fantasme, des fantasmagories
des multiples tribus structurant les sociétés postmodernes. Pour le dire en
termes plus soutenus, l'oxymore est l'expression d'une logique
« contradictorielle ». Non plus une logique dialectique où grâce à un
dépassement des contraires (le mal, le péché, les dysfonctions) on peut
arriver à une synthèse émancipatrice ; mais une autre manière de penser,
dialogique (Morin) où l'interaction du noir et du blanc, du bien et du mal
aboutit à une harmonie conflictuelle qui est le propre de l'humaine nature. Il
n'y a pas de solution, de résolution. Il faut se contenter de s'ajuster, de
s'accommoder à ce qui est.
En tant que figure composite, l'oxymore exprime bien une rhétorique
sociétale où prédominent l'ambivalence et l'ambiguïté. Ce qui témoigne tout
à la fois de la richesse et de la précarité d'une existence où le risque a une
place primordiale et où l'aventure est, d'une manière plus ou moins
consciente, un nouvel idéal de vie. Face à la démesure moderne, forme
contemporaine de cet ubris, orgueil d'antique mémoire, voulant tout
dominer, la réversibilité du bien et du mal est un rappel à l'humilité, c'est-à-
dire au sens de la mesure.
L'oxymore est, ainsi, la basse continue de la composition instrumentale
s'esquissant dans la vie sans qualité de la quotidienneté. Elle ponctue, d'une
manière lancinante, le retour des tribus, l'envol du nomadisme, la
conjonction du corps et de l'esprit, les nouvelles formes de générosité ou de
solidarité, toutes choses entendant privilégier le qualitatif par opposition au
quantitatif moderne. En ce sens l'oxymore est une basse obstinée, ce qui en
musique répète le même motif, et qui peut se résumer dans cette figure
symbolique qu'est « l'ombre de Dionysos ».
Prométhée, volant le feu aux dieux pour le donner aux hommes afin qu'ils
conquièrent et dominent le monde était bien l'image de la démesure. Et ce
n'est pas pour rien qu'il était la figure emblématique de Karl Marx dont
l'œuvre est on ne peut plus éclairante pour comprendre les temps
modernes ! Prométhée, « celui qui réfléchit avant », en transmettant le
« savoir divin » aux hommes est l'instaurateur de la paranoïa moderne. Ce
savoir surplombant, désirant dominer le monde et aboutissant à sa
dévastation.
Tout autre est le sens de la mesure, celle de l'harmonie conflictuelle de
Dionysos, qui est un dieu chtonien, autochtone habitant cette terre-ci
(Khthôn). Dieu aussi ambigu sexuel : à la fois grand gaillard barbu et
éphèbe androgyne, sans oublier son côté métèque : lié à la cité de Thèbes,
prototype de la cité grecque et errant du côté de la barbare Thessalie. En
bref, c'est la figure oxymoronique par excellence. Pour faire une référence à
la mythologie contemporaine, celle du petit sorcier de Poudlard : Harry
Potter, le prince de Sang-mêlé (Half – Blood).
C'est bien cet oxymore dionysiaque qui rend caduc le moralisme propre à
l'universalisme venant de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle
européen. La morale est ce qui est général et peut, dès lors, être applicable
en tous lieux et en tout temps. C'est sur cette conception que s'est, peu à
peu, élaborée cette logique du « devoir-être » édictant d'une manière
générale, ce que devaient être la société et les individus la composant.
Conception surplombante, stricto sensu paranoïaque (para-noïen : penser
par le haut), propre à la verticalité de ce qui fut appelé la « loi du père ».
À l'opposé de cela, l'oxymore, en son ambivalence et son ambiguïté,
souligne l'émergence d'éthiques plurielles{14}, spécifiques aux tribus
postmodernes. L'immoralisme éthique est bien ce qui va, de plus en plus,
caractériser la vie en société. La morale est universelle. L'éthique, quant à
elle, étant particulière. Ethos, c'est le ciment structurant et assurant la
solidité de l'édifice commun. C'est cela même qu'il convient de penser : un
polyculturalisme où la diversité prévaut, où les manières d'être et de vivre
s'ajustent, tant bien que mal et ce a posteriori.
Voilà ce que ne comprennent pas les moralistes aux petits pieds qui
utilisent, à mauvais escient ai-je dit, des mots dont ils ne comprennent pas
le sens. Les Tartuffes tiennent le haut du pavé. Leurs antiphrases sont
monnaie courante, celle de faux-monnayeurs, cela s'entend ! Ils disent
« pacte », mais ils pensent « contrat ». Ils parlent de communauté, mais ils
ont l'État à l'esprit. Ils murmurent « Kairos » et ont le futur en ligne de mire.
Quant à oxymore ou postmodernité, pur flatus vocis, une concession à un
air du temps dont ils se protègent derrière leurs vieux privilèges.
Et tout cela, bien sûr, en empruntant les mots qu'ils utilisent sans trop de
scrupules. C'est bien connu : les moralistes utilisent la morale sans en avoir
beaucoup. Ce sont, tout simplement des pickpockets. N'est-ce pas déjà ce
que formulait, bellement, Joseph de Maistre : « des voleurs de profession,
excessivement habiles à effacer la marque du propriétaire sur les effets
volés. » Mais cela n'est-il pas habituel dans un monde en agonie ?
Car c'est bien de cela dont il est question. Tel un colosse aux pieds
d'argile, l'économicisme moderne est au bord du gouffre. Certes
l'individualisme qui lui a servi de pivot paraît toujours aussi solide. De
même que le rationalisme qui contribua à désenchanter le monde, est encore
l'idéologie officielle des institutions sociales et politiques. Enfin, le
progressisme est le leitmotiv de tout discours officiel : être un homme ou
une femme de Progrès est la caution nécessaire pour participer à la vie en
société. Le tout culminant dans l'invocation maintes fois serinée à la
« valeur travail », comme étant ce qui permet la réalisation de soi, tout
comme celle du monde.
Mais l'on sent bien, l'on pressent plutôt, la saturation d'un tel paradigme.
La matrice moderne fut, certes féconde. Les acquis démocratiques en
témoignent. Les réalisations scientifiques et technologiques sont là pour le
prouver. Et, en de nombreuses régions du monde, un bien-être certain est le
gage d'une réussite tout à la fois matérielle et rationnelle.
Mais telle une armoire du patrimoine familial, qui semble solide en son
extérieur mais dont le bois est, en son intérieur, tout vermoulu, nombreux
sont les indices annonçant la fin prochaine de l'époque en question. Les
forces obscures de l'âme collective s'expriment, en de nombreux domaines,
avec une virulence insoupçonnée. Et ce, bien entendu, comme tout retour
du refoulé, pour le meilleur et pour le pire. Les diverses formes de
générosité, tout comme l'explosion des fanatismes religieux en témoignent à
loisir. En bref, on ne se satisfait plus « d'avoir vendu son âme pour un plat
de lentilles ».
Les rébellions se multiplient. Il en est de même des révoltes sporadiques
ne s'inscrivant pas dans un projet politique à long terme. L'abstention
politique signe la fin de ce que Hannah Arendt nommait, justement, l'« idéal
démocratique ». Et nombreux sont les indices (index) montrant qu'une
renaissance de l'Être-ensemble est en cours. C'est cela même que nous
avons proposé de nommer l'« idéal communautaire » en gestation{15}.
Qu'est-ce, sinon la revanche ou le retour d'un peuple que l'on s'était
employé à laisser dans un statut mineur et infantile ? Il est, d'ailleurs,
instructif de voir comment les esprits chagrins, les moralistes de tous poils,
qualifient une telle irruption. Populisme ! Le gros mot est lancé. Les
cerbères grondent. Politiques corrompus ou déphasés, journalistes
pressentant qu'ils font partie d'une profession sinistrée, « experts » en tout
genre ne pouvant plus cacher que leur savoir stipendié les fait apparaître
pour ce qu'ils sont : des prostitués mal assumés, tous clament jusqu'à plus
soif, les menaces d'un populisme dévoyé.
L'intelligentsia, c'est sûr, ne peut pas, ne veut pas comprendre, en sa
bienpensance invétérée, qu'à la « loi du père » est en train de se substituer,
en mezzo voce ou de manière bruyante, la « loi des pairs ». Je l'ai dit depuis
longtemps, la topique sociétale s'inverse : la verticalité ne fait plus recette.
C'est, la cyberculture aidant, une horizontalisation du monde qui est la
marque des sociétés postmodernes. Pour reprendre une idée quelque peu
ésotérique du philosophe Hegel : la « ruse de la raison » (die Lust der
Vernunft), la fin d'un processus est l'indice d'un autre commencement.
Ou, pour utiliser une autre image christique, c'est bien d'une
transfiguration dont il s'agit. Une « transfiguration du politique ». La figure
d'un pouvoir transcendant et abstrait a perdu son aura et laisse place à celle
d'une puissance immanente et incarnée. En effet, l'époque nouvelle se
développe, de manière intime, au sein même de l'époque ancienne ; elle
s'oppose à celle-ci comme un équilibre de forces complexes s'oppose à un
équilibre chancelant.
Contre la doxa officielle existe un paradoxe officieux. Ainsi la technique
– facteur du « désenchantement du monde » (Max Weber) – participe
aujourd'hui à son réenchantement. Le rationalisme technique avait été la
cause et l'effet d'un isolement croissant et d'un individualisme triomphant.
Ce que Jean-Paul Sartre avait nommé la « sérialité », dont il fut le penseur
essentiel. Mais voilà que celle-ci se sature. La communauté revient à l'ordre
du jour. Ce paradoxe peut se définir de la manière suivante : « synergie de
l'archaïque et du développement technologique. » Plus simplement :
complémentarité des tribus et d'Internet. Les réseaux sociaux, qui dans tous
les domaines tiennent le haut du pavé, témoignent on ne peut plus d'une
telle synergie.
Réenchantement, transfiguration et l'on pourrait trouver d'autres
métaphores pour décrire le changement de paradigme en cours, voilà
précisément ce que les tenants de la modernité ne veulent pas voir. Et du
coup, au nom de leurs évidences théoriques, ils refusent de voir ce qui est
évident. Comme le dit la sagesse populaire : ce qui crève les yeux...
Ce que Charles Fourier nommait les « sciences incertaines » – on dirait
de nos jours les « sciences sociales » – restent obnubilées par le quantitatif,
l'économicisme, la « quantophrénie », toutes choses fort abstraites que les
barbons de l'Université et les déjà vieux adolescents leur servant d'écuyers
appellent la « réalité ». Ils s'emploient, en faux spécialistes de la chose
agricole, à appeler cela leur « terrain » d'analyse, ce qui, au-delà de cette
rachitique réalité, leur interdit de voir les phénomènes réels qui eux, sont
gros de l'irréel, c'est-à-dire de l'imaginaire servant de fondation à tout être-
ensemble.
Ces « sciences incertaines » légitimant, par après, les discours politiques
et autres rengaines journalistiques, ressemblant au couteau de Lichtenberg :
« couteau sans lame auquel il manque le manche. » C'est dire quelle peut
être son utilité !
Négation de ce monde-ci. Dénégation de ce qui est. Refus de notre
humaine nature. D'autres analogies étant possibles : voilà ce qui est en jeu
dans la paranoïa de l'idéosphère moderne. On a pu dire comment le mythe
du Progrès dix-neuviémiste avait réinvesti le messianisme occidental :
tension vers d'hypothétiques arrières-mondes. Tout comme le rappelait le
vieux Marx, dans La Question juive, la politique ne fut que la forme profane
de la religion. La recherche d'un paradis terrestre à venir ne faisant que
remplacer celle d'un paradis céleste lointain.
On peut donc dire que la modernité est la forme profane de cette
ancienne fuga mundi, la fuite hors du monde par un certain christianisme :
fuir ce monde imparfait en attente d'un monde meilleur. Le « meilleur des
mondes ». Voilà ce qui est en train de s'achever. La tension vers l'avenir
laissant la place à un présentéisme de plus en plus prégnant. L'énergie
individuelle et collective n'étant plus tendue vers un futur meilleur, mais
s'employant, tant bien que mal, à s'investir dans un présent partagé avec
d'autres. Énergie « tendue dans » le présent, « intensité » (in-tendere) du
présent. Celui de l'idéal communautaire.
Voilà bien ce qu'expriment les rébellions populaires. Ce qui, pour
reprendre un titre d'Ortega y Gasset, pourrait être la révolte des masses
postmodernes. Les illustrations d'une telle métaphore abondent : Brexit,
élection de Trump ou de Macron, élections en Autriche ou Pepe Grillo en
Italie, tout cela vécu comme étant une transgression des idées
fondamentales ayant constitué les temps modernes. Dès lors on ne peut
plus, à l'image de ces théologiens byzantins, discutant du sexe des anges
alors que leur empire allait s'effondrer, continuer à seriner quelques
banalités dogmatiques sur la démocratie, les valeurs républicaines et autre
contrat social !
Les valeurs postmodernes deviennent de plus en plus évidentes. Il faut
savoir les penser. Et ce sans avoir peur des turbulences, quelque peu
nihilistes qui, comme en toute période de mutation, se font jour. Le
philosophe nous le rappelle, le nihilisme ne doit pas être entendu « comme
déclin total, mais comme la transition à de nouvelles formes
d'existence{16} ».
Penser ces nouvelles formes d'existence avec exigence, avec rigueur. Ce
qui nécessite, ami lecteur, un indéniable effort. Il est fréquent de parler et
d'écrire d'une manière familière, on pourrait dire métaphoriquement, d'une
manière déboutonnée. Un tel débraillé traduit un manque de tenue
théorique ; ce qui est la cause et l'effet de la dévaluation de la pensée. En
ces temps de détresse, voilà bien ce qu'il faut éviter si l'on veut être en
accord avec la Renaissance postmoderne !
2.
Juvenoïa

In girum imus nocte ecce et consumimur igni.

Est-ce à Virgile que Guy-Ernest Debord emprunta le titre de son film


éponyme ? « Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le
feu. » Ce qui est certain, c'est que ce palindrome, comme le film qu'il
introduit, ne fait « aucune concession au public ». Outre ses références
hermétiques, il traduit bien, prémonitoirement, le mystérieux retour de
« l'enfant éternel » sur la scène sociale. Le mystère, ne l'oublions pas, est ce
qui unit des initiés entre eux. Autre manière de dire les tribus postmodernes,
des communautés religieuses aux échangistes sexuels sans oublier les
bandes de galopins qui, toutes, bousculent le conformisme moral, politique
ou social.
Tout cela est la conséquence de l'ébranlement progressif de la croyance
en une prédominance de la Raison souveraine. Ébranlement non pas de la
raison, mais de sa prédominance. Ce qui laisse la place, et voilà l'enjeu de la
« juvenoïa » dont il sera question, à une raison sensible. C'est-à-dire une
raison complétée par les sens, par le sensualisme, et par le « feu » ne
manquant pas de la réchauffer. Toute chose mettant l'accent sur l'entièreté
de l'être individuel ou collectif. Le corps, l'hédonisme, le désir n'étant plus
tenus pour quantité négligeable, mais, bien au contraire considérés comme
le point nodal de toute vie en société.
Les bigots « modernes » sont en retard sur le siècle en cours justement
parce qu'ils ne saisissent pas, ou plutôt, parce qu'ils ne veulent pas voir
« l'incarnation » vécue quotidiennement par les jeunes générations. Leur
jargon dépassé en témoigne : ils sont en retard de plusieurs saisons. D'une
manière analogique, on peut rappeler que c'est l'« incarnation divine » qui
fut, en son temps, le point de départ de la civilisation catholique dont on n'a
pas, encore, fini de vivre le rayonnement.
Mais tout comme cette civilisation en son début suscita les tirs de barrage
que l'on sait, tout à la fois de la part de la religion juive et des religions
romaines{17}, de même le mythe de l'enfant éternel, est confronté à une
opposition féroce des institutions ? C'est chose connue : l'instituant inquiète
toujours l'institué.
Est-il paradoxal de rappeler qu'en ces périodes de mutation, les
protagonistes de la société officielle restent dans une sorte de puberté
intellectuelle, c'est-à-dire sont incapables de mettre en question l'objet
même de leurs croyances établies ! Paradoxe que cette attitude, parce
qu'elle lutte contre la vitalité juvénile en ayant un comportement
d'adolescent dévoyé : s'enfermer, dans la sûreté de ses convictions, de ses
opinions, comme dans une « forteresse vide ».
Oubliant en cela que, pour reprendre une formule de Nietzsche : « ce
n'est pas le doute qui rend fou, c'est la certitude. » Fou, insane, disons ce qui
n'est pas, n'est plus en phase avec la vie en son devenir. Devenir sachant,
avec humilité, que le vrai est ce qu'il peut, c'est-à-dire l'orbe des possibles,
alors que le faux, en sa sclérose paranoïaque, est ce qu'il veut : que rien ne
bouge, que tout soit statique. L'orbe des possibles, voilà ce qui peut
permettre de naître à la vie de l'esprit, de l'esprit libre. Voilà quel est le sens
hermétique de ce consumimur igni. Le feu dévorant d'une existence
incarnée. Partageant avec d'autres et en chaque instant le plaisir du jour,
l'intérêt d'à présent !
C'est cela que l'on peut nommer « juvenoïa ». Néologisme fort simple,
exprimant non pas le savoir surplombant de la paranoïa rationaliste : celui
des sachants de tous poils, celui des responsables de divers ordres,
répondant de tout et répondant à tout, mais une connaissance incarnée, faite
d'expériences vécues, de savoirs partagés où la curiosité joue un rôle
essentiel. Cet itinéraire de pensée juvénile est, certainement, la marque
postmoderne par excellence.
La cyberculture favorise cette nouvelle méthode. Mise en chemin (meta
odos) dans laquelle le partage, l'échange, la réversibilité sont les angles
d'attaque privilégiés. C'est cela même qui fragilise, ou à tout le moins
relativise le savoir établi et l'arrogance dogmatique qui en est l'inéluctable
conséquence.
Curiosité ai-je dit, considérant que tout est à prendre en compte. On se
souvient de l'heureuse formule de Feyerabend : « everything goes », tout est
bon{18}. En la matière, tout phénomène humain peut et doit être
intellectualisé. Rien n'est indigne de la vie de l'esprit. Tout contribue à une
connaissance entière de l'entièreté de l'être. Du « holisme », de Durkheim
au New Age de la contre-culture californienne, c'est-à-dire le tout humain,
voilà bien le défi lancé par la raison sensible de la « Juvenoïa ».
Un indice, et non des moindres, du vitalisme juvénile dont il est ici
question, c'est le retour en force, à la fois des mots et des pratiques ludiques,
festives, oniriques. Ce qui était marginalisé ou, à tout le moins cantonné à
portion du « 1 % culturel » qu'on était contraint d'accepter, devient une
réalité incontournable dont l'économie même ne peut plus faire l'économie.
Il est à cet égard éclairant d'observer que les chefs d'entreprise les plus
attentifs au Zeitgeist contemporain, et donc les plus prospectifs intègrent les
paramètres que l'on vient d'indiquer dans leurs pratiques managériales.
Ils savent bien qu'ils n'obtiendront de la compétence que s'ils savent
mobiliser l'appétence de leurs employés. Appétence – compétence. Qu'est-
ce à dire, sinon l'importance du qualitatif, la force de l'immatériel, la prise
en compte pour l'accroissement de la productivité de la vie de l'esprit. Ce
que l'on peut résumer au travers d'une formule quelque peu oxymoronique :
le prix des choses sans prix.
On ne dira jamais assez que chaque époque a une figure emblématique la
caractérisant. Celle de l'adulte sérieux, rationnel, producteur et
reproducteur, fut, à coup sûr, celle qui domina la modernité. Le XIXe siècle,
en particulier, en fit son totem par excellence. Et les tableaux peuplant nos
musées en témoignent. Cet adulte-là est le modèle achevé, l'idéal vers
lequel tout un chacun – les jeunes en particulier – doit tendre avec
constance et sans coup férir ; et ce sous peine d'être marginalisé ou de rester
un poète romantique inclassable et incasable.
Il y a maintenant quelques décennies, j'ai rendu attentif au glissement qui
était en train de s'opérer. L'Ombre de Dionysos s'étendant de plus en plus
sur les mégapoles postmodernes{19}. Voilà donc la figure emblématique de
nos sociétés contemporaines. Voilà bien le totem autour duquel,
consciemment ou inconsciemment, l'on tend à s'agréger. Or Dionysos est le
prototype même de l'enfant éternel. De l'adolescent adulescens, toujours en
devenir. Ou plus familièrement, pour faire référence à un film
contemporain, il représente bien le « syndrome de Tanguy ». Ce jeune
homme ne voulant pas grandir, et restant dans la dépendance de ses parents.
Je dis bien « figure emblématique ». Très précisément en ce qu'elle
exprime bien l'inconscient collectif. Dès lors, ce n'est pas un problème
d'âge, ou d'artères. Le jeunisme dionysiaque contamine le corps social en
son entier, toutes tranches d'âge comprises. Ainsi, cosmétique aidant, tout
un chacun s'emploie à rester jeune, à s'habiller jeune, à parler jeune, à se
comporter comme un jeune et tout à l'avenant. C'est cela qu'il faut
considérer comme des manifestations de la « juvenoïa » galopante
perceptible en toutes sociétés et en tous domaines, le politique y compris.
Concernant ce dernier point, il est instructif que les « new boys »
prolifèrent : Renzi, Trudeau, Macron. Ce qui était l'apanage des « seniors »
devient celui des « juniors ». La question du bien commun est confiée aux
mains d'un enfant. Il en est de même du bien particulier, quand on voit
comment les entreprises, également, accordent de plus en plus d'importance
à la créativité juvénile. La « valeur travail » d'obédience marxiste cédant la
place à une création mobilisant ces paramètres juvéniles que sont le
ludique, le festif, l'onirique, dont il a été question et sur lesquels il faudra
encore revenir. L'importance des « start-up » en témoigne. Au plus près de
son étymologie, c'est bien la dynamique naissante qui est privilégiée.
Toutes choses rendant désuets les projets politiques ou entrepreneuriaux
tournés vers le futur. Mon bon maître, Julien Freund, rappelait, avec la
malice qui était la sienne, que l'essence du politique était, effectivement, le
projet. Projectere : jeter un but en avant et par tactique et stratégie ajuster
ses moyens à ce but{20}. C'est bien cette « projection » qui ne fait plus
recette. Tout simplement parce que ce qui prévaut, dans l'air du temps, c'est
le présent. Ce que j'ai appelé l'« instant éternel ». Retour de la philosophie
du Kairos qui, dans la mythologie grecque, était un dieu chauve, qu'il fallait
saisir dès qu'il passait, car on ne pouvait plus l'attraper par les cheveux
quand il avait tourné les talons ! Au projet lointain s'oppose la vision du
présent, l'intensité du moment qui est bien la caractéristique du puer
aeternus.
Pour le dire en termes binaires, donc un peu trop tranchés, et bien sûr
méritant nuances, on passe de la médiateté à l'immédiateté.
C'est ce que l'on retrouve dans l'organisation sociale, qu'elle soit politique
ou économique. Des corps intermédiaires, des partis, des syndicats et
diverses organisations considérées comme autant d'intermédiaires,
conduisant, inéluctablement au pouvoir de l'État, sommet de la pyramide
sociale. Sans oublier, bien entendu, les bien nommés media qui s'étaient,
progressivement, du XIXe au XXe siècle imposés comme la médiation
nécessaire au processus de « représentation » politique, économique ou
sociale. D'un mot, voilà comment s'est constituée la « médiacratie »
moderne. Autre manière de nommer la paranoïa, le savoir surplombant,
dont il a été question.
L'ère dionysiaque en gestation serait donc celle de l'immédiateté.
Il est à cet égard instructif de noter l'intrusion, en force, dans les divers
discours sociaux, que ceux-ci soient politiques, économiques,
journalistiques, universitaires, des analogies, allégories, métaphores, le tout
culminant, on l'a déjà dit, dans l'oxymore. Toutes figures de style qui étaient
le propre de la poésie et qui contaminent toute parole publique ou privée.
Voilà encore un indice à prendre en considération.
Il se trouve que tout cela s'apparente à la démarche intuitive renvoyant à
une connaissance de l'intérieur des choses, des autres et du monde en son
entier. Vision de l'intérieur de cela même que l'on décrit, il s'agit, là encore,
d'un itinéraire de pensée privilégiant le présent, l'expérience, le sensible.
Très précisément en ce que tout cela dénote la vigueur de l'idéal
communautaire : celui du partage et de l'échange vécus ici et maintenant.
La juvenoïa, comme caractéristique essentielle du moment présent, peut-
être du Jugendstil germanique de la fin du XIXe siècle. Je l'indique ici d'une
manière allusive, en ce qu'au-delà du domaine purement esthétique, il
s'agissait d'impulser un « art nouveau » ayant l'ambition de tout subvertir :
l'art bien sûr, mais aussi les modes de vie, la politique et la pensée en
général. « Fin de siècle » ! C'est tout un symbole, en ce que, quelque chose
s'achève qui annonce l'émergence d'une autre manière d'être.
Il est, d'ailleurs, intéressant de noter que le « Jugend Stil » met l'accent,
en tous les domaines, sur la création. La fleur, en sa symbolique propre, y
joue un rôle primordial. Très précisément en ce qu'elle rappelle la
dynamique de l'efflorescence liée au rythme de la vie en son éternel
renouvellement. Autre figure importante : celle de Pan qui est, on le sait, un
autre nom de Dionysos. Toutes choses, on le voit, connotant la créativité et
l'importance du plaisir d'être. Être-avec.
Il est, à cet égard, instructif de noter le rôle que joue cet « art nouveau »
en politique. Que cela soit réel ou pas, là n'est pas la question. Que ce soit
assumé ou pur simulacre, laissons le temps en décider. Prenons-le, tout
simplement, comme un symptôme signifiant. Des parlements renouvelés et
rajeunis. Des chefs d'État n'ayant pas l'âge canonique. Voilà du Jugendstil
en actes, ayant pour ambition de lutter contre les appesantissements
institutionnels et ayant pour prétention de revenir à la créativité propre, à la
légèreté juvénile.
La juvenoïa de ce point de vue témoigne d'un « souci » (et il faut
comprendre ce terme en son sens fort) de rajeunissement du rapport à l'être
des choses. Rajeunissement mettant l'accent sur une socialité naturelle et
instinctive. Ce qui rappelle qu'au-delà ou en deçà des divers pouvoirs
(économiques, politiques, sociaux), il existe une puissance primordiale leur
servant de substrat.
L'art nouveau, le Jugendstil, la juvenoïa est donc un processus
d'anamnèse qui, régulièrement, rappelle à ces pouvoirs la perdurance de la
puissance sociétale. Tout cela n'est que du bon sens. Une civilisation est un
être vivant qui, en tant que tel, naît, croît et meurt. Rappel que la
permanence de la vie n'est possible qu'en fonction de l'impermanence de ses
formes particulières.
Le ludique est bien la caractéristique essentielle des périodes de
« décadence »{21}. J'emploie ce terme, puis-je le rappeler, non pas dans son
sens habituel, sens péjoratif, mais, tout simplement, pour dire qu'une
manière d'être-ensemble cesse afin de laisser la place à une autre vie
sociale. Mort et résurrection. Métamorphoses. Mutations. Palingénésie.
Nombreux sont les termes, exprimant le bon sens populaire ou la réflexion
érudite, qui tentent de rendre attentif aux apocalypses comme autant de
révélations de la perdurance vitale.
Il faut noter que celle-ci, en son moment fondateur prend la forme de la
vitalité, voire du vitalisme. Je l'ai dit, la figure de Pan-Dionysos ou le thème
récurrent de la fleur dans le Jugendstil expriment bien l'effervescence
propre à toute renaissance. Récurrent, c'est ne l'oublions pas, ce qui revient
à la source. Symbole du pas en amont qu'est le rappel de la tradition.
Husserl et Heidegger ont, chacun à leur manière, insisté sur ce Schritt
zurück, non pas comme simple « pas en arrière », mais bien comme
nécessité de revenir aux fondements de l'être. Je dirais, pour ma part, aux
fondations sociétales de tout être-ensemble.
Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette fondation fondamentale
fait toujours référence au bien-être, au plaisir d'être comme acte fondateur
de toute société. Des dionysies antiques aux phénomènes carnavalesques et
aux diverses fêtes de fous ponctuant l'histoire, nombreuses sont les
manifestations de ce retour à la source qui est le corollaire de toute
renaissance. La recrudescence du festif dans les sociétés contemporaines est
une bonne illustration d'un tel processus ; peut-être vaudrait-il mieux dire de
cette structure anthropologique de l'imaginaire festif.
Sous simple forme d'apologue, on peut ici rapporter une belle histoire
racontée par Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie
religieuse{22}. Celles des fêtes corrobori chez les tribus australiennes.
Celles-ci sont dispersées sur l'ensemble du territoire. Chacune vaquant à ses
occupations quotidiennes de quelqu'ordre soient celles-ci. Mais,
régulièrement, mues par un véritable instinct de conservation, les tribus
éprouvent, mystérieusement – le besoin ?, le désir ? – de se mettre en « état
de congrégation ».
Jeux divers, promiscuités sexuelles, prise de produits hallucinogènes.
Tous les ingrédients du festif sont là réunis, ce que Durkheim résume, à sa
manière euphémique, sous le concept d'effervescence. Pour le dire sous
forme familière, une manière de « recharger les accus ». C'est-à-dire de
reconstituer ses forces afin de pouvoir reprendre le train-train habituel de la
vie quotidienne en ses diverses expressions : économique, politique et
sociale.
Peut-être est-ce une telle « effervescence » que l'on retrouve à l'œuvre,
actuellement dans la multiplicité des fêtes ponctuant la vie de nos sociétés.
Fêtes des mères, des pères, des grands-mères, de la musique, de l'entreprise,
des secrétaires, de la science, du patrimoine, etc. Tout un chacun peut à
loisir compléter la liste ! Les multiples festivals, culturels, sportifs,
historiques, sans oublier les occasions associatives, politiques et bien
entendu commerciales et religieuses sont là comme autant d'expression de
la structure anthropologique festive dont il a été question.
Même les grandes manifestations des partis politiques, aussi tombés en
déshérence soient-ils, expriment cette pulsion festive. La traditionnelle
« Fête de l'Humanité » et bien d'autres de la même eau, en témoignent. Il
n'est jusqu'aux manifestations syndicales ou revendicatrices qui ne soient
contaminées par ce désir de chanter, hurler, crier et faire de la musique
ensemble. Les programmes et exigences politiques ou syndicaux sont
comme autant de prétextes à la jubilation collective qui elle, est
primordiale. L'exemple récent du mouvement « Nuit debout » en témoigne,
comme l'extraordinaire jouissance qu'ont eue des catholiques à manifester
contre la loi instaurant le mariage pour tous. Bien sûr, pour reprendre des
termes empruntés à Vilfredo Pareto, il y a des « légitimations » ou des
« rationalisations » a priori ou a posteriori, mais l'essentiel vise à être
ensemble pour être ensemble, sans finalité ni emploi !
Voilà bien ce qui est le cœur battant de la « juvenoïa » dont il est, ici,
question : l'importance de l'immatériel, ou de ce que l'on considère en
premier abord comme irréel, pour comprendre, en son sens fort, le Réel
sociétal.
Durant la décadence romaine, l'esprit du temps a pu se résumer dans
l'expression consacrée : panem et circences, le pain certes, mais aussi les
jeux. Et les responsables politiques, tout comme le peuple en son entier,
s'adonnaient aux grands rassemblements festifs. Addiction ne nuisant en
rien au rayonnement de l'empire. Mais, au contraire, faisant de Rome le
modèle qu'il convenait d'imiter. La multiplicité des arènes, amphithéâtres,
thermes et autres lieux de rassemblements festifs dans toutes les villes
civilisées en témoigne. C'est autour du plaisir d'être ensemble, de partager
que se constituait la force du lien social. En son sens strict, une éthique de
l'esthétique. C'est-à-dire un « ethos » à partir des vibrations communes, des
passions partagées.
À leur tour, le Moyen Âge et la Renaissance ne furent pas en reste, en ce
que tournois, duels, « cours d'amour », fêtes d'inversion, sans oublier les
multiples carnavals étaient tout à la fois l'expression d'un instinct vital
fondamental et une manière de structurer, en des ripailles sans nom, la vie
sociale en son entier. Pour ne prendre qu'un exemple, parmi bien d'autres,
l'œuvre de Jérôme Bosch témoigne du vitalisme en question. À savoir un
lien social s'élaborant à partir de ce qui n'est pas directement utile. Un
« luxe » existentiel, fondé sur ce qui n'est pas fonctionnel et n'en est pas
moins nécessaire. L'importance des pèlerinages dans les multiples lieux
consacrés aux saints – qui ont pris très souvent la place d'anciens dieux de
culte païens – est intéressante, quand on voit le développement du
pèlerinage aujourd'hui : Saint-Jacques de Compostelle, mais aussi Fatima et
beaucoup d'autres lieux, Notre-Dame du Laus, Notre-Dame de Lourdes, etc.
La politique n'échappe pas à un tel processus. Déjà, dans les années 60 du
siècle dernier, G. E. Debord nous avait, singulièrement, éclairés sur ce qu'il
nommait : « La société du spectacle ». Puis, quelques années plus tard, dans
ses Commentaires sur la société du spectacle, il avait montré les effets du
spectaculaire concentré. Spectacle diffus contaminant tous les aspects de la
vie collective et de l'existence individuelle. Selon lui, le devenir-monde de
la falsification et le devenir-falsification du monde était la cause et l'effet
d'un être-ensemble totalement aliéné ou, pour faire bref, devenu « chose »
(réification).
C'est dans une optique assez similaire que notre regretté ami Jean
Baudrillard parlait quant à lui de « simulacre et simulation{23} ». Ces deux
auteurs, qui alimentèrent mes premiers travaux, restaient tributaires des
grandes théories de l'émancipation propres au XIXe siècle. Ne l'oublions pas,
l'hégéliano-marxisme des années 60 et 70 s'inscrivait, en droite ligne, dans
cette recherche d'une société parfaite qui, inéluctablement, devait arriver
dans un futur plus ou moins proche.
Mais sans partager le jugement de valeur porté sur le spectacle ou le
simulacre, on doit reconnaître que leur aspect diffus est d'une irréfragable
actualité. Médiacratie aidant, le « show » politique a remplacé les jeux du
cirque de la décadence romaine. Ainsi la politique n'est plus de l'ordre de la
conviction, mais bien de la séduction. C'est-à-dire qu'il s'agit moins de
convaincre rationnellement que de faire vibrer émotionnellement.
Justification de la boutade prémonitoire qu'Ernest Renan faisait, dès le
XIXe siècle : « L'élection encourage le charlatanisme ! »
L'encouragement est quasiment devenu une injonction : il faut être un
charlatan pour s'engager dans les joutes politiques ! Et quand on sait le
vieillissement des votants, sans oublier le phénomène croissant de
l'abstention, on voit bien que ce « spectaculaire concentré » n'intéressera
bientôt plus que le troisième ou quatrième âge et ceux qui en sont les
représentants : les divers bulletins paroissiaux médiatiques ou les grandes
messes télévisuelles que l'on regarde, souvent entre amis en mangeant des
pizzas et en éclusant maintes canettes de bière. Spectacle quand tu nous
tiens !
Mais les racines du simulacre sont bien anciennes. Déjà Platon en son
temps avait montré comment la démocratie languissante avait donné
naissance à la « théâtrocratie ». Terme fort et judicieux, désignant ce qui
progressivement avait remplacé le pouvoir des meilleurs juges. Ainsi dans
Les Lois (III, 701 a), il attribue ce qualificatif à ceux qui « se croient
savants », à ceux dont « l'absence de crainte engendre l'impudence ».
Le jugement est sévère. Mais est-il erroné ? Il est en tout cas d'actualité
quand on voit le sommet atteint par la théâtralité en politique, ce qui justifie
strictissimo sensu l'expression par laquelle on désigne ceux s'intéressant à la
chose publique et qui s'autodésignent eux-mêmes comme étant des
« acteurs politiques ». Acteurs plus ou moins bons d'ailleurs. Ce qui fait que
plus que le contenu de leurs propositions, ce sont leurs prestations
(publiques, télévisuelles, radiophoniques) qui seront jugées en tant que
telles. Ainsi, on ne sait pas très bien ce qu'il ou elle a dit, mais il ou elle « a
bien parlé », ou, au contraire, a fait une prestation désastreuse. Du coup, et
dit sans appréciation morale, nous sommes plus en présence d'histrions,
c'est-à-dire d'acteurs plus ou moins bons, que de véritables responsables
politiques.
Je le répète, il s'agit là d'un phénomène récurrent. Le comique de
répétition est une constante de la vie publique. Encore Platon, dans La
République (388e) : « mais en vérité, il ne faut pas non plus que nos
gardiens aiment à rire avec force, un tel excès va d'ordinaire chercher une
réaction contraire également forte. »
En bref, et en termes plus contemporains, le spectaculaire concentré et
diffus aboutit à cette « réaction forte » : on va élire le meilleur « acteur ».
Quitte à le changer quand son jeu de scène ne plaira plus, ou ne sera plus en
phase avec les attentes populaires. La transgression des règles qui furent le
fondement de l'idéal démocratique moderne : programme sérieux, projet
chiffré, argumentaire rationnel, la transgression de tout cela conduit au
succès de l'histrionisme, que celui-ci soit « soft » ou plus « hard ». Des
« new boys » politiques à la caricature qu'est le président Trump, la
différence n'est pas vraiment importante. Ils sont tous les protagonistes
d'une théâtrocratie « en marche » !
Ainsi, le retour du ludique ou du festif dans nos sociétés postmodernes
est sans horizon particulier. Il va se retrouver, comme je l'ai indiqué, dans la
multiplication des fêtes et des festivals populaires. Il est, bien entendu, on
ne peut plus présent dans les grands spectacles publics : musicaux, sportifs
ou même commerciaux. Il n'est jusqu'aux rassemblements universitaires
dont les moments essentiels, au-delà des conférences, séminaires ou
« ateliers » on ne peut plus ennuyeux, sont surtout les cocktails dînatoires et
autres soirées dansantes. Les romans de David Lodge donnent d'instructives
illustrations de ces mœurs universitaires obsédées par le divertissement. Ce
« tout petit monde » pour reprendre le titre d'un de ses romans, est avant
tout libidineux. Et, là encore, Dionysos laisse traîner son ombre !
Voilà bien l'orbe de la juvenoïa envahissante. Rien ni personne n'en est
indemne. Elle contamine tout et tout un chacun. Il est des moments, qui ne
sont ni meilleurs ni pires que d'autres, où le « divertissement » dans le sens
pascalien du terme, est omniprésent. Et du coup, il convient avec sérénité
d'en apprécier toutes les conséquences. Car ainsi que le rappelait le vieux
Karl Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) : « les grands évènements
et personnages historiques se répètent deux fois. La première fois comme
tragédie, la seconde comme farce. » La farce démocratique est, maintenant
évidente. Mais la caricature est toujours instructive, car elle fait ressortir ce
que, sans cela, on ne pourrait pas, ou on ne voudrait pas voir. Et qui,
pourtant, est là.
Le ludique et le festif de la juvenoïa se retrouvent partout. Et ce pour le
meilleur et pour le pire. Mais l'un et l'autre ne sont que la double face de la
même réalité. Dionysos n'est-il pas, dit-on, un dieu « bifrons », ayant deux
visages ? D'un côté l'homme sérieux, de l'autre l'adolescent en devenir.
Voilà bien le symbole de son pouvoir envahissant, tant dans l'espace public
que dans les sphères privées. C'est bien en tant qu'oxymore : « et... et »,
qu'il est significatif ou symptomatique pour la compréhension du tout
sociétal en son ensemble.
Dionysos revivivus ! C'est aussi le triomphe du rire, de la parodie, du
pastiche et autres formes de dérisions. Encore une manière qu'a ce qui est à
l'état naissant, la puissance juvénile, de lutter contre la pesanteur du pouvoir
établi. La figure du « fou du roi » moqueur et se moquant de tout et de son
contraire, est à n'en pas douter, une figure, un archétype fondamental ! Pour
ma part, dès 1976, dans la logique de la domination{24}, prenant l'exemple
de Guignol, j'avais montré l'aspect subversif que ces représentations
théâtrales, fréquentées par un public d'ouvriers ne manquaient pas d'avoir.
Elles étaient, étroitement, surveillées par la police, car elles mettaient en
scène, sous des formes plus ou moins déguisées une subversion vécue
quotidiennement contre ceux qui représentaient l'autorité ou les garants de
l'ordre établi.
Je faisais également référence au brave soldat Chveïk, roman du truculent
Jaroslav Hasek, figure d'un ingénu voltairien, pratiquant humour et dérision
au travers des récits satiriques dont il était le protagoniste. Le rire ou le
sourire étant, en la matière, une arme redoutablement efficace contre le
sérieux des institutions et de leurs représentants. Et ce bien plus que la
simple contestation ou même que l'action politique par trop rationaliste.
Contre la « domination » économique, politique, symbolique ou sociale, la
dérision étant, d'une manière détournée, d'une singulière efficacité.
Il s'agit là d'une forme de résistance qui, à certaines époques, retrouve
une force et une vigueur indéniables. Étant bien entendu que, comme tout
phénomène renaissant après une longue éclipse, cela se fait, on ne le redira
jamais assez, pour le « meilleur et pour le pire ». Cette formule du bon-sens
populaire est particulièrement évidente concernant la dérision induite par le
comique.
Le pire, certains en ont fait une critique acerbe et fort instructive. Ainsi,
Philippe Muray dans son Festivus, Festivus. De même l'opuscule, brillant et
toujours pertinent du philosophe François L'Yvonnet : Homo comicus,
faisant une critique bienvenue de l'intégrisme de la rigolade{25}. Voilà qui ne
manque pas d'intérêt. Cela donne à penser, mais la sensibilité théorique
animant ces analyses est par trop critique. Et, comme telle, participe à cette
logique du « devoir-être » propre à la modernité, dont le cœur battant est de
faire la leçon ou d'indiquer la pensée juste ayant comme conséquence la
bonne attitude à adopter pour accéder à une société juste et parfaite.
Je préfère une sensibilité plus « affirmative » : dire oui à la vie, dire oui
tout de même ! Ainsi, même le pire peut être considéré comme un moment
de la Renaissance en cours. Certes, il y a une dose de nihilisme dans le
comique de la dérision. Mais comme nous le rappelle Heidegger, il n'y a pas
lieu de considérer ce nihilisme « comme déclin total », mais comme la
« transition » vers une nouvelle manière d'être.
Autrement dit, un symptôme est toujours intéressant en ce qu'il peut
permettre, pour les esprits aigus, de faire un bon diagnostic, ce qui est
toujours nécessaire pour assurer son pronostic. Attitude « affirmative »
n'empêchant pas l'acuité du regard. Le diagnostic est souvent sévère et
difficile à entendre. Mais il doit être fait, tant il est vrai que dans un paysage
intellectuel où prévaut au mieux l'hypocrisie, ou pire la calomnie, il n'est
pas inutile, pour paraphraser la 1re satire de Boileau, « d'appeler un chat un
chat et Rollet, un fripon ».
Ainsi la figure emblématique de Dionysos, en son incessante jeunesse,
est bien à l'œuvre dans le vitalisme incoercible des jeunes générations. Mais
il peut, également, devenir quelque peu sur, au goût acide et aigre dans ce
que l'on peut appeler le « jeunisme » de ces perpétuels adolescents ne
voulant pas grandir, et épuisant leur juvénile énergie en de puérils canulars,
pastiches et autres parodies. À ce moment la démarche badine et les
espiègleries ont des pointes bien émoussées.
Voilà ce qui est, je ne dirais pas le pire, mais l'envers d'une moqueuse
« juvenoïa ». C'est souvent le fait, ai-je dit, d'adolescents qui « contestent »
des parents dont ils n'arrivent pas à se détacher. En son sens étymologique,
ne l'oublions pas, celui qui « conteste » (con testare) témoigne avec et, donc
est tributaire de celui dont il n'arrive pas à se séparer. Il donne un coup de
pied, ou autre forme de violence symbolique, ce qui est une manière de
réclamer l'amour ou, plus simplement, la considération.
C'est ainsi que l'on peut voir fleurir, actuellement, des canulars, à
prétention philosophique, qui cachent sous la dérision un authentique
ressentiment : ne pas être reconnu comme on mériterait de l'être. C'est
souvent le fait de petits esprits chapardeurs qui détroussent sans vergogne.
Et ce, attitude habituelle des sycophantes dans la Grèce ancienne, afin de
piller un auteur en l'accusant des pires choses. Eh oui ! La moquerie peut,
aussi, susciter des délateurs professionnels dont les accusations n'ont pas
pour but de faire progresser le savoir, mais tout simplement pour un profit
personnel : se faire reconnaître, avoir un petit renom professionnel,
connaître un « quart d'heure de célébrité », tout cela en mimant la liberté de
l'esprit. Cela a été dit : « Simulacres, simulations. »
Il ne faut pas mépriser cet aspect du comique adolescent. C'est, ne le
nions pas, un aspect du syndrome dionysiaque. La théâtrocratie des « new
boys » de la politique, avec le soutien des divers comiques radio et télé et
les délateurs des pastiches universitaires sont des pierres de la même eau.
Ces derniers, en particulier, qui foisonnent actuellement, sont, souvent le
fait d'une simple paresse intellectuelle : il est plus facile de se faire
connaître par une supercherie que de faire une thèse, une recherche, une
analyse originale qui, elles, nécessitent un effort de pensée d'une autre
envergure.
Il se trouve que cette déshérence du rire juvénile trouve l'aide du
développement technologique. Le ramage des idées courtes et le
gazouillement amusant de ces « enfants éternels » s'étendent tels des
rhizomes, dans les réseaux sociaux et divers forums de discussion. Ce qui
conforte le vacarme superficiel de turlupins dont le moteur essentiel est la
rancune et le désir d'être reconnus. Le seront-ils ? Rien n'est moins sûr.
Mais sur le moment leurs bons coups peuvent être efficaces. Comme le dit
l'adage connu : « les ratés ne vous ratent jamais. »
J'ai dit « contestataire ». Certains, en effet, à l'image des éminences grises
n'existent qu'en référence à la stature lumineuse de celui qui leur permet
d'être. C'est l'archétype, pour ceux qui ont quelque culture, du Père Joseph
(de son vrai nom Tremblay). Richelieu le surnommait « tenebroso
cavernoso ». Pauvre Tremblay, n'existant que par raccrocs ! Ils sont légion,
de nos jours, ces demi-soldes de la théorie qui, n'ayant pas une œuvre en
propre à faire valoir, se contentent de « contester » celle qui les obsède et
dont ils sont tributaires. Car, comme l'indique à bien des reprises Carl
Schmitt, grand spécialiste du rapport « ami/ennemi », les adversaires les
plus attaqués ne sont souvent que des figures de soi-même. Figures dont on
a peur, d'où la noirceur dont on les crédite.
Car, on l'aura compris, Dionysos est, nous l'avons dit, un dieu bifrons,
ambivalent, ambigu, oxymoronique. La cruauté est donc partie intégrante
de ce qu'il est. Celle des enfants est, on le sait, incontournable et vérifiable
quotidiennement. La « juvenoïa » est, elle aussi double, et l'envers n'est pas
« pire », il est, tout simplement. Mais, aussi peu ragoûtant que soit cet
« envers », on peut le considérer avant tout, comme un symptôme. Il est une
preuve a contrario que le symptôme dionysiaque est bien l'élément
essentiel de l'époque postmoderne.
L'ironie du « Brave soldat Chvéïk », la cauteleuse subversion de
« Guignol » ne manquent pas de se retrouver également dans l'apologie du
blasphème considéré comme un droit acquis propre au « désenchantement
du monde » moderne. Un tel blasphème peut être considéré comme la
forme « intellectuelle » de la brutalité. Brutalité ne manquant pas d'être de
plus en plus ressentie comme telle. La critique de tous les dogmes
aboutissant à une dogmatique des plus rigide et, par bien des aspects,
intolérante. Rousseau l'avait, en son temps, remarqué : le « fanatisme athée
conforte le fanatisme dévot ». A fortiori en ce moment où le
réenchantement du monde est le point nodal de la postmodernité. L'ironie
critique et ressentimentale comme le blasphème sont les soubresauts d'une
modernité finissante, incapable justement de la joie affirmative !
Ce qui est certain, c'est que tant qu'il garde une propension à la légèreté
et à l'humour souple, le rire s'inscrit dans le côté avenant de la « juvenoïa ».
Comme le remarque Sainte Beuve à propos des Provinciales de Pascal,
l'emploi de la raillerie n'est pertinent que lorsqu'elle s'emploie à « vider
l'enflure{26} ». Quand le rire devient acre, persiflant, il est marqué du sceau
de la raideur, c'est-à-dire de l'intolérance. Il est le propre d'une puberté
intellectuelle n'ayant pas acquis le sens des choses et ne comprenant donc
rien à l'ordre des choses.
En bref, les plaisanteries des parodies et des blasphèmes, souvent
grossières et issues d'une plume inélégante sont l'expression de ces enfants :
infans, ne sachant pas bien parler et, du coup, rendant frivole tout effort de
pensée et toute civilité consubstantielle et nécessaire à tout être ensemble.
Cela on le sait, d'antique mémoire. Car, ainsi qu'on peut le lire dans
l'Ancien Testament, fascinatio nugacitatis obscurat bona, la fascination de
ce qui est vil, obscurcit le bien (Sagesse de Salomon 4, 12).
Mais, la frivolité de ces attitudes ne doit pas nous faire oublier que la
dominante du syndrome dionysiaque est celle du dynamisme vital : au plus
proche de son étymologie (δυναμις, la force), la force de la vie. Et contre les
chevaliers à la triste figure du dogmatisme de tous poils, fussent-ils
maquillés en comiques troupiers, ce dynamisme rappelle que le vrai savoir
est gaya scienza. Un savoir « jovial » : qui est lié à Jupiter, dieu de la foudre
et de l'étonnement, c'est-à-dire du tonnerre questionnant.
À l'opposé des certitudes dogmatiques, la pensée vive juvénile est faite
d'étonnements continuels. En terme plus soutenu, elle est « inchoactive ».
C'est-à-dire toujours en devenir et liée à l'expérience concrète. Expérience,
on le sait, ambiguë, ambivalente et double en sa vérité. Ce qui fait qu'au-
delà et en deçà des certitudes établies, la démarche de la « juvenoïa » aime
les questions plus que les réponses. Elle est questionnement perpétuel. Et,
du coup, ne craint pas l'aporie : ce qui est sans solution, ni résolution.
Aporie proche en ce sens du sentiment tragique de l'existence.
L'aporie, en son étymologie, désigne l'escarpement parmi les rochers,
l'absence de passages et de cols, c'est la route difficile dans les bois. Voilà
qui contrevient à la mentalité du bourgeoisisme moderne, soucieux avant
tout de solutions et de résolutions. Mais voilà bien le dynamisme du
vitalisme juvénile qui sait, de savoir incorporé, que « tout ce qui est grand
s'expose à la tempête ». Et il n'y a pas que Chateaubriand qui en appelle aux
« orages désirés ». C'est même ce qui, au travers des grands rassemblements
sportifs, musicaux, des agroupements tribaux, des échanges sur les réseaux
sociaux, caractérise au mieux le Zeitgeist, l'esprit du temps, contemporain.
Par là s'exprime le retour impérieux d'une antique folie humaine : le
royaume de féérie, le plus beau qui soit sur terre et qui taraude, à nouveau,
l'inconscient collectif. On l'a dit, cet esprit aventureux a deux faces. Reste à
voir celle qui triomphera. Il faut avoir toujours à l'esprit la remarque du
Qohélet : vae tibi, terra, cujus rex puer est, malheur à toi, pays dont le roi
est un gamin (L'Ecclésiaste 10, 16).
3.
Métapolitique

« Métapolitique... il semble que cette nouvelle expression est fort bien inventée pour
exprimer la métaphysique de la politique ; car il y en a une, et cette science mérite toute
l'attention des observateurs. »
JOSEPH DE MAISTRE.

Que dit la sagesse traditionnelle ou populaire ? La corruption d'une chose


engendre la génération d'une autre. Peut-être est-ce ainsi qu'il convient
d'entendre ce vieux mot où il n'y avait pas que de l'effroi : trépas. Le
passage vers un « trans », un au-delà de la réalité présente, vers un Réel
plus riche et, en tout cas, différent. Non pas une impasse, mais une porte.
C'est bien cela qui est en jeu dans la métapolitique postmoderne.
Voilà qu'elle est la caractéristique essentielle de l'époque en gestation : la
saturation ou, pour mieux dire, la transfiguration du politique.
Remplacement du pouvoir surplombant et vertical par la puissance
immanente et horizontale. Pour faire référence à quelques lectures de
jeunesse : Anti-Dühring de Friedrich Engels, où ce dernier rappelle : « à
certains points du changement quantitatif, il se produit BRUSQUEMENT une
conversion qualitative, une transformation quantitative change la qualité des
choses et, de même une transformation qualitative de leur quantité. » Au-
delà d'un style patoisant, une vérité de bon-sens : la métamorphose est une
constante de notre humaine nature.
Mais il n'est pas chose aisée de reconnaître de telles métamorphoses, tant
on préfère s'abriter dans la forteresse vide des systèmes établis et, de ce fait,
désuets. On le sait, penser est difficile, c'est pourquoi la majorité de ceux
dont c'est la fonction préfèrent juger. Quand le désir du penser, la libido
sciendi d'antique mémoire, s'inverse et s'aigrit en lieux communs, ce qui est
la doxa des élites, cela devient un orgueil aveuglant tout à fait incapable de
saisir le glissement des plaques tectoniques dans la vie sociale. Ce qui n'est
pas sans engendrer ressentiment et attitudes inquisitoriales dont l'actualité
n'est pas avare.
Face à ces errances pitoyables des militants exacerbés voyant du
populisme là où il n'y a peut-être qu'une véritable démosophie, il faut
savoir, pour reprendre une belle expression de cet esprit libre qu'était
Abélard, « échanger les armes de la guerre contre celles de la logique{27} ».
En d'autres termes, se purger de l'arrogance politique pour saisir
l'expérience vécue dans le Réel sociétal. Ou, en termes plus soutenus, savoir
entrer dans le cercle herméneutique, le cercle de ce qui fait sens.
C'est alors que l'on pourra comprendre le profond désaccord existant
entre le peuple et ses élites. Comment celles-ci se sont, progressivement,
abstractivées, sont devenues quasiment étrangères aux institutions sociales
et, surtout, à la vie politique. D'où les révoltes ponctuelles dont, parfois, la
violence ne manque pas d'étonner les observateurs sociaux, les journalistes
qui sont, eux, on ne peut plus déconnectés de la vie réelle. C'est d'ailleurs en
les lisant que Friedrich von Schiller s'exclamait : « contre la stupidité, les
dieux eux-mêmes luttent en vain. »
Expression un peu forte. Mais est-elle dénuée de tout fondement quand
on entend les commentaires sirupeux et bien-pensants déversés, à longueur
de journée dans les émissions télévisuelles ou radiophoniques qui,
d'ailleurs, n'intéressent plus grand monde ? Les « experts » sollicités par ces
mêmes journalistes leur disputant le pompon de la servilité et de la
platitude. Du coup, ils sont bien incapables d'analyser avec rigueur les
rébellions juvéniles, les manifestations violentes, l'abstention massive vis-à-
vis de la politique et du bien commun en général.
La figure du rebelle leur est étrangère. C'est elle qui est, de nos jours,
primordiale. On pourrait égrener à loisir des expressions métaphysiques de
cette rébellion. C'est ce que Ernst Jünger appelait le « recours aux forêts »,
ou Novalis « le chemin mystérieux qui va vers l'intérieur des choses ». Il y
en a bien d'autres de la même eau qui devraient nous inciter à être, avant
tout, un sismographe se contentant d'enregistrer les évolutions de fond en
cours.
Face à ce que l'on appelle, par antiphrase, les « observateurs sociaux », et
qui ne sont que des adolescents envieillis poursuivant en politique leurs
jeux de cours de récréation, la sagesse populaire n'a que faire de ces
puérilités. Elle sait bien, pour reprendre une remarque lucide de Renan, que
la politique « devient l'emploi des gens du troisième ordre, dans une vie où
leur préférence va au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame{28} ».
L'art de la réclame ! On ne peut mieux dire la suffisance de la
théâtrocratie politique. Sous couvert de service public, l'essentielle ambition
est d'être « vu à la télé ». On voit la grandeur du projet ! Mais voilà qui ne
favorise pas ce que la pensée traditionnelle nommait : parrhesia. Michel
Foucault en a parlé avec justesse : le souci de la parole directe, droite.
Parole de franchise contrevenant aux idées convenues, celles du
conformisme moutonnier.
Seule cette parole droite, expression d'une pensée libre pourra saisir la
force et l'ampleur du métapolitique en cours. Un « lâcher-prise », un non-
engagement partisan pouvant ressembler à l'hésychiasme mystique.
Hésychia, force de sérénité, de repos, attitude de l'homme éveillé qui sait
accepter et s'accorder au monde tel qu'il est. Sans la prétention de maîtriser
l'histoire – l'Histoire –, s'ajuster, tout simplement, au destin. Voilà quel est le
cœur battant de ce que j'ai nommé en son temps, la transfiguration du
politique{29}.
La politique naît avec l'enfermement progressif dans l'État-nation. Ce qui
va culminer, au XIXe siècle, dans ce que les historiens nomment l'« éveil des
nationalismes », se généralisant au monde en son entier. Enfermement
conduisant l'Europe aux guerres suicidaires que l'on sait, ponctuant un
XXe siècle n'en finissant pas de tomber en décadence. C'est bien contre cette
enclosure mortifère que resurgit, de nos jours, ce que je nommerais l'« idée
impériale » postmoderne. Non pas l'impérialisme de telle ou telle nation,
mais l'ajustement, en un ensemble fédérateur, de ces « nations » locales
liées à un territoire, à une culture et à des modes de vie partagés (« nation »
corse, catalane, occitane...).
Voilà ce que la doxa savante a du mal à comprendre. D'où le combat de
coqs entre le cosmopolitisme d'un libéralisme à outrance et le nationalisme
exacerbé réclamant, à cor et à cri, le retour des frontières. L'idée impériale,
en pensant à ce que fut l'empire européen avant l'émergence de la pitoyable
Réforme et des guerres de religions qui en résultèrent, c'est un retour à la
« terre-mère ». À la « matrie », la « matrix » matricielle. J'ai appelé cela,
d'une expression un peu hasardeuse : invagination du sens. Non plus un
sens lointain, fondement du projet politique, mais une « signification »,
existence que je vis avec d'autres sur un territoire donné. Voilà la
métapolitique.
Étant bien entendu, c'est cela l'idéal fédérateur, que ces « matrices »
s'ajustent entre elles. Auguste Comte, parlant du XIIIe siècle, grand siècle et
prototype s'il en est d'un tel idéal, le qualifie d'« âge organique{30} ». Celui
d'une catholicité ouverte. La foi commune dirigeait la pensée et l'action de
tout un chacun, mais ce sans exclusive. D'où l'extraordinaire capacité à
intégrer l'étrange et l'étranger. Ainsi, dans la nouvelle Athènes intellectuelle
que sont au XIIIe siècle Paris et la Sorbonne naissante, la coexistence d'un
Thomas d'Aquin, Italien, d'un Albert le Grand, Allemand, d'un Alexandre de
Halès, Anglais.
Il n'est pas paradoxal de dire qu'au-delà ou en deçà du politique moderne,
les révoltes scandant l'actualité : des indignados espagnols, au « parti
pirate » allemand, sans oublier le « net-activisme brésilien », tous ces
mouvements sociétaux expriment, de facto, la nostalgie d'une « matrie »
confortant l'idéal fédérateur de l'idée impériale. Tout comme il y a une
« méta-physique confortant la physique, il existe un immatériel légitimant
le matériel ». En ce sens la métapolitique, c'est l'intemporel. Revenir à la
source, à la provenance de l'être-ensemble. Autre manière de rappeler, avec
Péguy que « tout commence en mystique et finit en politique{31} ».
L'on répète à loisir cette belle formule sans en apprécier toute la
profondeur : qui n'est autre que le rappel de la tradition, l'appel à la
tradition. C'est ce rappel « mystique » que l'on retrouve dans les rébellions
juvéniles, tout comme dans les mises en scène du président Macron. Mises
en scène, souvenons-nous en, dont on fit ressortir l'influence des illuminati !
La charge mystique retrouve, curieusement, dans la postmodernité une
indéniable vigueur. L'humanisme, lors de la Renaissance, avait émancipé la
pensée de ce qui était devenu un étroit dogmatisme. Émancipation faite,
souvenons-nous en, avec l'aide de la philosophie antique et de la
mythologie allant de pairs. Cet humanisme fondateur et régénérateur s'est
abâtardi en un humanitarisme on ne peut plus conformiste, dans lequel
prévaut l'absence de pensée et un conformisme dominant aux effets tout à
fait nocifs.
La métapolitique, dans la foulée de ce qu'en disait Joseph de Maistre dans
ses Considérations sur la France, est un retour à ce que l'on peut appeler
un humanisme intégral, c'est-à-dire ancré dans la tradition, ou mieux enté
sur le légendaire populaire. Un retour donc, d'une toujours et nouvelle féérie
animant structurellement l'imaginaire social.
Les révoltes, rébellions, sécessions juvéniles et populaires, les résultats
d'élections inattendus, comme récemment en Grande-Bretagne ou en
France, sont les indices les plus pertinents de cette métapolitique en actes.
Ils court-circuitent, contreviennent, s'opposent le plus souvent d'une
manière inconsciente, à ce que fut le « projet » politique moderne, on ne
peut plus rationnel et volontariste.
Ainsi que le note Joseph de Maistre : « le XVIIIe siècle qui ne s'est douté
de rien, n'a douté de rien : c'est la règle ; et je ne crois pas qu'il ait produit
un seul jouvenceau de quelque talent qui n'ait fait trois choses au sortir du
collège : une néopédie, une constitution et un monde{32}. » On ne peut
mieux dire la paranoïa du politique moderne. Naïveté puérile pensant que
l'on naît de rien et fondant la politique sur le déracinement. C'est justement
la saturation de tout cela qui est, de nos jours, on ne peut plus évidente.
« Jouvenceau » voulant changer le monde, voilà qui sonne mieux à nos
oreilles, les miennes en tout cas, que « new boy » ! Mais la réalité est tout à
fait identique. La politique moderne renvoie toujours, sous ses diverses
modulations – révolutionnaires, conservatrices, réformistes, etc. – au même
fantasme « progressiste » : parvenir au paradis terrestre. Discours identique
débitant sans heurts de sympathiques lieux communs cent fois rebattus.
Fantasme progressiste déclinant, sans trop le savoir par manque de culture,
l'antique manichéisme augustinien à la recherche d'une « Cité de Dieu »
qui, dans sa perfection, s'oppose à ce monde-ci dont l'inanité n'est plus à
prouver.
Sinon que dans l'idéal démocratique propre aux théories de
l'émancipation du XIXe siècle, était en cours une titanesque tragédie, celle du
mouvement ouvrier, devenue une ridicule comédie. La farce démocratique
en témoigne. Les héros du « matérialisme dialectique » sont devenus les
protagonistes d'un trivial spectacle digne du théâtre de boulevard.
Mais dans ce que le philosophe Jacob Taubes nomme, justement, une
« atmosphère marxoïde{33} », on est submergé par une kyrielle de propos de
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“I meant always to tell you,” he said. “Only it really did not seem
to signify by the time you came back. And when I was with you—oh,
I seemed very far from that. I don’t understand it now——”
She did not know what he meant; did not care, could not ask. It
was something he clutched—in the disintegration.... He looked less
death-like in his thinking of it.
“It doesn’t greatly matter,” she said. “I have to go west.... Won’t
you come with me to get the tickets?”
“I can’t go out into the street yet. If there is anything more I have
done—won’t you let me know?”
Suddenly he realized her side, that he was detaining her; that it
wasn’t easy for her to speak. It was not his way to impose his will
upon anyone; his natural shyness now arose, and he fingered his
hat.
“Dear John Morning—you haven’t done anything. You have made
me happy. I must go away to my work—and you, to yours.... It is
hard for me, but I see it as the way. I have promised to write——”
The words came forth like birds escaping—thin, evasive, vain
words. That which she had seen so clearly the night before, (and
which she seemed utterly to have lost the meaning of) was a lock
upon every real utterance now. She had not counted upon this
tragedy of her mother instinct—this slaying of the perfect thing in
him, which she had loved to life.
He arose, and sat down; he swallowed, started to speak, but
could not. He was like a boy—this man who had seen so much, just
a bewildered boy, his suffering too deep for words—the sweetest
part of him to her, dying before her eyes. And the dream of their
service together, their hand-in-hand going out to the world, their
poverty and purity and compassion together—these were lost
jewels.... It was all madness, the world—all madness and
devilishness. Beauty and virtue and loving kindness were gone, the
world turned insane.... The thought came to tell him she was insane;
a better lie still, that she was not a pure woman. She started to
speak, but his eyes came up to her.... She tried it again, but his eyes
came up to her. He fingered his hat boyishly. The mother in her
breast could not.

Their dreadful night. The winter darkness was coming on swiftly.


Her train was leaving.
“But you said you were not going to work for the present. You
have been working so hard all winter——”
He had said it all before.
“Yes—but there is much for me to do—days of study and practice
—and thinking. You will understand.... Everything will come clear and
you will understand. You see, to-day—this isn’t a day for words with
us.... One must have one’s own secret place. You must say of me,
‘She suddenly remembered something—and had to go away.’...”
“‘She suddenly remembered something and had to hurry away,’”
he repeated, trying to smile. “But she will write to me. I will work—
work—and when you let me, I will come to you——”
“Yes——”
He had to leave.... He kissed her again. There was something
like death about it.
“If we were only dead,” she said, “and were going away together
——”

... A man stepped up to him, regarded him intently. Morning


realized that he must get alone. He had been shaking his head
wearily, and unseeingly—standing in the main corridor of the station
in Jersey—shaking his head.... It was full night outside. He forgot
that he did not have to recross the river—and was on the ferry back
to New York before he remembered....
He gained the hill to his cabin long afterward. That reminded him
that Duke Fallows had gone, too—and that very morning.
It seemed farther back in his life than Liaoyang.

16
Betty Berry’s journey was ten hours west by the limited trains—
straight to the heart of her one tried friend, Helen Quiston, a city
music teacher. Her first thought, and the one buoy, was that she
would be able to tell everything.... She could not make Helen
Quiston feel the pressure that his Guardian Spirit (she always
thought of Duke Fallows so) invoked in that half-hour of his call, but
with a day or a night she could make her friend know what had
happened, and [Pg 203]something of the extent of force which had led
to her sacrifice. Helen would tell her if she were mad. All through that
night she prayed that her friend would call her mad—would force her
to see that the thing she had done was viciously insane.
She was engulfed. For the first time, her spirit failed to right itself
in any way. She was more dependent upon Helen Quiston than she
had conceived possible, since the little girl had fought out the
different cruel presentations of the days, during the early life with her
father.
Throughout the night en route she thought of the letter she had
promised to write to John Morning. The day with him had brought the
letter from a vague promise to an immediate duty upon her reaching
the studio.... She was to write first, and at once. Already she was
making trials in her mind, but none would do. He would penetrate
every affectation. The wonder and dreadfulness of it—was that she
must not tell the truth, for he would be upon her, furiously human,
disavowing all separateness from the race, as one with a message
must be; disavowing the last vestige of the dream of compassion
which his Guardian Spirit had pictured.... She knew his love for her.
She had seen it suffer. Would Helen Quiston show her that she must
bring it back—that the Guardian Spirit was evil? There was a fixture
about it, a whispering of the negative deep within.
She could not write of the memories. Not the least linger of
perfume from that night at the theatre must touch her
communication. Yet it was the arch of all. As she knew her soul and
his, they had been as pure as children that night—even before a
word was spoken. It had been so natural—such a rest and joy.... She
had learned well to put love away, before he came. From the few
who approached, she had laughed and withdrawn. The world had
daubed them. In her heart toward other men, she was as a
consecrated nun. And this was like her Lord who had come.... She
had made her way in the world among men. She knew them, worked
among them, pitied them. Her father had been as weak, as evil, as
passionate, as pitiable. In the beginning she had learned the world
through him—all its bitter, brutal lessons. As she knew the ’cello and
its literature, she knew the world and the cheap artifices it would call
arts.... She had even put away judgments; she had covered her
eyes; accustomed her ears to patterings; made her essential
happiness of little things; she had labored truly, and lived on,
wondering why. And he had come at last with understanding. She
had seen in Morning potentially all that a woman loves, and cannot
be. He had made her mind and heart fruitful and flourishing again.
Then his Guardian Spirit had appeared and spoken. As of old there
had been talk of a serpent. As of old the serpent was of woman.

Helen Quiston was just leaving for a forenoon’s work away from
the studio. She sat down for a moment holding the other in her arms;
then she made tea and toast, and hastened off to return as quickly
as possible.... For a long time Betty Berry stood by the piano. The
day was gray and cold, but the studio was softly shining. All the
woods of it were dark, approximately the black of the grand piano;
floors and walls and picture frames were dark, but the openings were
broad, and naked trees stirred outside the back windows.... She did
not look the illness that was upon her. She was a veteran in
suffering.... She forgot to breathe, until the need of air suddenly
caught and shook her throat. It was often so when the hidden beauty
of certain music unfolded to her for the first time.
She went to the rear windows, gradually realizing that it would
soon be spring-time. There was a swift, tangible hurt in this that
brought tears. There had been no tears for the inner desolation....
“Poor dear John Morning,” she whispered.
The reproduction of a wonderful painting of the meeting of
Beatrice and Dante held her eye for a long time.... The blight was
upon her as she tried a last time to write. It spread over her hand
and the table, the room, the day. There was a hurt for him in
everything she wanted to say. She was hot and ill—her back, her
brain, her eyes, from trying. She could not hurt him any more. He
had done nothing but give her healing and visions. His Guardian had
done nothing but tell the truth, which she had seen at the time. This
agony of hers had existed. It was like everything else in the world.
She wrote at last of their service in the world. They needed, she
said, the strong air of solitude to think out the perfect way. It was
very hard for her, who had fared so long on dreams and denials and
loneliness. He must remember that. “Great things come to those who
love at a distance,” she wrote bravely. Tears started when she saw
the sentence standing so dauntlessly upon the page of her torture....
It would make them kinder, make their ideals live—and how young
they were!... She said that she was afraid to be so happy as he had
made her in certain moments. Often she found herself staring at the
picture of Beatrice and Dante.
The thought that broke in upon this brave writing was that she
was denied the thrill of great doing, as it had come to her while
Fallows had spoken.... It would have lived on, had she gone that
night, without seeing Morning again. Moreover, her way was different
from that which she had pictured, as his Guardian talked. She did
not see then that her action made a kind of lie of all her giving up to
that hour; and that there could be no united sacrifice. It was pure,
voiceless sacrifice for her—and blind murdering for him....
From the choke of this, her mind would turn to the song of
triumph her spirit had sung as his Guardian told the story.... She had
seemed to live in a vast eternal life, as she listened; and this which
she was asked to do—was just to attend a temporary flesh sickness.
She had the strange blessedness that comes with the conviction that
immortality is here and now, as those few men and women of the
world have known in their highest moments.
She could get back nothing of that exaltation. It would never
come again. The spirit it had played upon was broken.... She had
been rushing away on her thoughts. It was afternoon, the letter
unfinished, the ’cello staring at her from the corner. It had stood by
her in all her sorrows of the years, but was empty as a fugue now—
endless variations upon the one theme of misery.... Happiness does
not come back to the little things—after one has once known the
breath of life.... She closed the narrow way of the letter, which she
had filled with words—no past nor future, only the darkness that had
come in to mingle with the dark hangings of the room of her friend....
She kissed the pages and sent them back the way she had come in
the night.

The qualities that had brought her the friend, Helen Quiston, and
which had made the friendship so real, were the qualities of Betty
Berry. She had come to the last woman to be told of her madness, or
to find admonition toward breaking down the thing she had begun....
They had talked for hours that night.
“I know it is lovely, dear Betty. Why, you look lovelier this instant
than I ever dreamed you could be. Loving a man seems to do that to
a woman—but the privilege of the greater thing! Oh, you are
privileged. That’s the way of the great love. I should like sometime to
know that Guardian. How did mere man grasp the beauty and
mystery of service like that?... Stay with me. I will serve you, hands
and feet. It is enough for me to touch the garment’s hem.... You are
already gone from us, dearest. You have loved a man. You do love a
man. He is worthy. You have not found him wanting. What matters
getting him—when you have found your faith? Think of us—think of
the gray sisterhood you once belonged to—nuns of the world—who
go about their work helping, and who say softly to each other as they
pass, ‘No, I have not been able to find him yet.’”

17
Morning awoke in the gray of the winter morning. The place was
cold and impure. He had fallen asleep without the accustomed
blasts of hill-sweeping wind from window to window. He had not
started the fire the night before; had merely dropped upon his cot,
dazed with suffering and not knowing his weariness. He was
reminded of places he had awakened in other times when he could
not remember how he got to bed. Beyond the chairs and table lay
the open fire-place, the ashes hooded in white.
The blackness of yesterday returned, but with a hot resentment
against himself that he had not known before. He had followed Betty
Berry about for hours, and had not penetrated the hollow darkness
with a single ray of intelligence. This dreadful business was his, yet
he had been stricken; had scarcely found his speech. There was no
doubt of Betty Berry now, though a dozen evasions of hers during
the day returned. She was doing something hard, but something she
thought best to do. The real truth, however, was rightly his
property.... To-day she would write. To-morrow her letter would come.
If it did not contain some reality upon which he might stand through
the present desolation, he would go to her.... Yes, he would go to
her.
His side was hurting. He was used to that; it had no new relation
now. Everything was flat and wretched. Distaste for himself and this
nest in which he had lain, was but another of the miserable adjuncts
of the morning. He stood forth shivering from the cot; struck a match
and held it to some waste paper. Kindling was ready in the fire-place,
but the paper flared out and fell to ashes, as he watched his left
hand. He went to the window and examined his hand closer. The
nails were broken and dry; there were whitish spots on the joints. He
had seen something of this before, but his physical reactions had
been so various and peculiar, in the past six weeks, that he had
refused to be disturbed.
Just now his mind was clamoring with memories. He had the
sense that as soon as an opening was forced in his mind, a torrent
would rush in. He felt his heart striking hard and with rapidity. The
floor heaved windily, or was it the lightness of his limbs? He went
about the things to do with strange zeal, as if to keep his brain from a
contemplation so hideous that it could not be borne.
He lit another paper, placed kindling upon it, poked the charred
stubs of wood free from the thick covering of white, and brought
fresh fuel. Then, as the fire kindled, he opened the door and
windows, and swept and swept.... But it encroached upon him.... The
open wound was no longer a mystery.... His dream of the river and
the boat that was not allowed to land; his dream of the cliff, and
looking down into the life of earth through the tree-tops ... the ferry-
man of the Hun ... and now yesterday with its two relations to the old
cause.
His whole nature was prepared for the revelation; yet it seemed
to require years in coming. Like the loss of the manuscript in the Liao
ravine, it was done before he knew.
“Of course, they had to rush away, when they found out,” he
mumbled. “Of course, they couldn’t stay. Of course, they couldn’t be
the ones to tell me.”
It might have been anywhere in China; the ferryman on the Hun
... during the deck-passage.... It did not greatly matter. Some contact
of the Orient had started the slow virus on its long course in his
veins. He knew that it required from three to five years to reach the
stage of revealing itself as now. He saw it as the source of his
various recent indispositions, and realized that he could not remain
in his cabin indefinitely. It would be well for a while. Neither Duke
Fallows nor Betty Berry would tell. He could keep his secret, and
then—to die in some island quarantine? None of that. This was his
life. He was master of it. He should die when he pleased, and where.
... Yes, she had her gloves on, when he came. She had not
removed them all day, not even at the very last.... How strange and
frightened she had been—how pitiful and hard for her! She could not
have told him. She had loved him—and had suddenly learned.... She
had seen that he did not know.... It must have come to her in the
night—after the last day of happiness. Perhaps the processes of its
coming to her were like his. He was sorry for Betty Berry.
And he could not see her again; he could not see her again. He
passed the rest of the day with this repetition.... His life was over.
That’s what it amounted to. Of course, he would not let them
segregate him. His cabin would do for a while, until the secret
threatened to reveal itself, and then he would finish the business....
The two great issues leaned on each other: The discovery of his
mortal taint took the stress from the tragedy of yesterday; and that
he could not see Betty Berry again kept madness away from the
abominable death.... The worst of it all was that the love-mating was
ended. This brought him to the end of the first day, when he began to
think of the Play.
The literary instinct, of almost equal disorder with dramatic
instinct, and which he had come to despise during the past year,
returned with the easy conformity of an undesirable acquaintance—
that reportorial sentence-making faculty, strong as death, and as
uncentering to the soul of man. Morning saw himself searching
libraries for data on leprosy, being caught by officials—the subject of
nation-wide newspaper articles and magazine specials, the pathos of
his case variously appearing—Liaoyang recalled—his own story—
Reever Kennard relating afresh the story of the stealing of Mio
Amigo. What a back-wash from days of commonness! The ego and
the public eye—two Dromios—equal in monkey-mindedness and
rapacity.
Morning was too shattered to cope with this ancient dissipation at
first.
After the warring and onrushing of different faculties, a sort of
coma fell upon the evil part, and the ways of the woman came back
to him. He sat by his fire that night, the wound in his side forgotten,
the essence of Asia’s foulness in his veins, forgotten—and meditated
upon the sweetness of Betty Berry. He approached her image with a
good humility. He saw her with something of the child upon her—as
if he had suddenly become full of years. “How beautiful she was!” he
would whisper; and then he would smile sadly at the poor blind boy
he had been, not to see her beautiful at first.... To think, only three
days before, she had sent him away, because she could not endure,
except alone, the visitation of happiness that came to her. People of
such inner strength must have their secret times and places, for their
strength comes to them alone. To think that he had not understood
this at once.... He had been eloquent and did not know it.
“Hell,” he said, “that’s the only way one can say the right thing—
when he doesn’t plan it.”

... If his illness had been any common thing she would not have
been frightened away. He was sure of this. It took Asia’s horror—to
frighten her away. He saw her now, how she must have fought with
it. He shuddered for her suffering on that day.... That day—why it
was only the day before yesterday.... He never realized before how
the illusion, Time, is only measurable by man’s feeling.... He was a
little surprised at Duke Fallows. He himself wouldn’t have been
driven off, if Duke had suddenly uncovered a leprous condition. He
had been driven off by Duke’s ideas, but no fear of contagion could
do it. Yet Duke was the bravest man he had ever known—in such
deep and astonishing ways courageous. Yet he had been brought up
soft. He wasn’t naturally a man-mingler. It had been too much for
him. It was a staggerer—this. Fallows was a Prince anyway. Every
man to his own fear.... This was the second morning.
Old Jethro, the rural delivery carrier, drove by that morning
without stopping. She could not have mailed her letter until last night
—another day to wait for it. Morning tried to put away the misery.
Women never think of mail-closing times. They put a letter in the box
and consider it delivered.... He puzzled on, regarding the action of
Duke Fallows, in the light of what he would have done. No
understanding came.
All thoughts returned in the course of the hours, his mind milling
over and over again the different phases, but each day had its
especial theme. The first was that he would not see Betty Berry
again; that Duke Fallows had been frightened away, the second; and
on the third morning, before dawn, he began to reckon with physical
death, as if this day’s topic had been assigned to him.
Sister Death—she had been in the shadows before. Occasionally
he had shivered afterward, when he thought of some close brush
with her. She was all right, only he had thought of her as an alien
before. It really wasn’t so—a blood sister now.... He recalled scenes
in the walled cities of China.... She had certainly put over a tough
one on him.... It would be in this room. He wouldn’t wait until his
appearance was a revelation.... He would do the play. Something
that he could take, would free him from the present inertia, so he
could work for a while, a few hours a day. When the play was done—
the Sister would come at his bidding.... He had always thought of her
as feminine. A line from somewhere seemed to seize upon her very
image—this time not sister, but——
Dark mother, always gliding near, with soft feet——
He faced her out on that third morning. Physically there was but a
tremor about the coming. Not the suffering, but a certain touch and
shake of the heart, heaved him a little—the tough little pump
stopped, its fine incentive and its life business broken.... But that was
only the rattle of the door-knob of death.
It was all right. He wasn’t afraid. The devil, Ambition, was pretty
well strangled. There must be something that lasts, in his late-found
sense of the utter unimportance of anything the world can give—the
world which appreciates only the boyish part of a real man’s work.
So he would take out with him a reality of the emptiness of the voice
of the crowd. Then the unclean desire for drink was finished—none
of that would cling to him; moreover, no fighting passion to live on
would hold him down to the body of things.... But he would pass the
door with the love of Betty Berry—strong, young, imperious, almost
untried.... Would that come back with him? Does a matter of such
dimension die? Does one come back at all?...
Probably in this room....
Then he thought of the play that must be done in this room; and
curiously with it, identifying itself with the play and the re-forming part
of it, was the favorite word of Duke Fallows’—Compassion. What a
title for the play! Duke’s word and Duke’s idea.... All this brought him
to the thought of Service, as he had pictured it for Betty Berry—a life
together doing things for men—loving each other so much that there
were volumes to spare for the world—down among men—to the
deepest down man.
His throat tightened suddenly. He arose. A sob came from him....
His control broke all at once.... How a little run of thoughts could tear
down a man’s will! It wasn’t fear at all—but the same depiction
running in his mind that had so affected Betty Berry when she
begged to be alone....
“The deepest down man—the deepest down man.... It is I,
Duke!... Surely you must have meant me all the time!”

But it passed quickly, properly whipped and put away with other
matters—all but a certain relating together of the strange trinity,
Death, Service, and Betty Berry—which he did not venture to play
with, for fear of relapse.... He had been eating nothing. He must go
to Hackensack. The little glass showed him a haggard and unshaven
John Morning, but there was nothing of the uncleanness about the
face in reflection.... He heard the “giddap” of Jethro far on the road.
The old rig was coming.... It stopped at his box. He hurried down the
hill.

18
Two letters; one from Duke Fallows. Morning opened this on the
way up the slope. He was afraid of the other. He wanted to be in
the cabin with the door shut—when that other was opened....
Fallows was joyous and tender—just a few lines written on the way
west: “... I won’t be long in ’Frisco. I know that already. The Western
States does very well without me.... Soon on the long road to Asia
and Russia. I must look up Lowenkampf again before going home.
He was good to us, wasn’t he, John?... And you, this old heart thrills
for you. You are coming on. I don’t know anything more you need. I
say you are coming on. You’ll do the Play and the Book.... John, you
ought to write the book of the world’s heart.... And then you will get
so full of the passion to serve men that writing won’t be enough. You
will have to go down among them again—and labor and lift among
men. Things have formed about you for this.... We are friends.... I am
coming back for the harvest.”
The sun had come out. Morning was standing in the doorway as
he finished. The lemon-colored light fell upon the paper.... It wasn’t
like Duke to write in this vein—after running away. He repeated
aloud a sentence to this effect. Then he went in, shut the door, and,
almost suffocating from the tension, read the letter of Betty Berry.
It was just such a letter as would have sent him to her, before his
realization of the illness.... He saw her torture to be kind, and yet not
to lift his hopes. It was different from Fallows’, in that it fitted exactly
to what he now knew about himself. And he had to believe from the
pages that she loved him. There was an eternal equality to that....
The air seemed full of service. Two letters from his finest human
relations, each stirring him to service. He did not see this just now
with the touch of bitterness that might have flavored it all another
time.... What was there about him that made them think of him so? If
they only knew how meager and tainted so much of his thinking was.
Some men can never make the world see how little they are.
He wrote to Betty Berry. Calm came to him, and much the best
moments that he had known in the three days. He was apt to be a bit
lyrical as a letter-lover—he whose words were so faltering face to
face with the woman. Thoughts of the play came to his writing. He
was really in touch with himself again. He would never lose that. He
would work every day. When a man’s work comes well—he can face
anything.... The play was begun the fourth day, and, on the fifth,
another letter from Betty Berry. This was almost all about his work.
She had seized upon this subject, and her letters lifted his
inspiration. She could share his work. There was real union in that....
He was forgetting his devil for an hour at a time. There were
moments of actual peace and well-being. He did not suffer more
than the pain he had been accustomed to so long. And then, a real
spring day breathed over the hill.
That morning, without any heat of producing, and without any
elation from a fresh letter from the woman, he found that in his mind
to say aloud:
“I’m ready for what comes.”
By a really dramatic coincidence, within ten minutes after this
fruitage of fine spirit, John Morning found an old unopened envelope
from Nevin, the little doctor of the Sickles. He had recalled some
data on Liaoyang while inspecting the morning—something that
might prove valuable for the play, in the old wallet he had carried
afield. Looking for this in the moulded leather, he found the letter
Nevin had left in the Armory, before departing—just a little before
Betty Berry came that day.... Nevin had not come back. But Noyes
and Field had come.
Morning remembered that Nevin had spoken that morning of
finding something for the wound that would not heal.... The remedy
was Chinese. The Doctor knew of its existence, but had procured the
name with great difficulty in the Chinese quarter.... Morning was to
fast ten days while taking the treatment.

He went about it with a laugh. The message had renewed his


deep affection for Nevin. It had come forth from the hidden place
where Nevin now toiled, (secretly trying, doubtless, to cover every
appearance of his humanity).... He remembered how Nevin had
studied the wound that refused to heal. The last thing had been his
report on that. When there was nothing more to be offered but
felicities—he had vanished.
Morning did not leap into any expectancy that he was to be
healed, but thoughts of Nevin gave him another desire after the play
and the book—to trace the great-hearted little man before the end.
Nevin would be found somewhere out among the excessive
desolations. If it may be understood, the idea of mortal sickness
remained in Morning’s mind at this time, mainly as a barrier between
him and Betty Berry.
Nevin’s drug was procured in New York. Hackensack failed
utterly in this.... On the third day, Morning suffered keenly for the
need of food. A paragraph from Betty Berry on the subject of the
fasting at this time completely astonished him; indeed, shook the
basic conviction as to the meaning of her departure:
“... I have often thought you did not seem so well after I returned
from Europe, as you were when we parted. But the ten days will do
for you, something that makes whatever might happen in the body
seem so little and unavailing.... Don’t you see, you are doing what
every one, destined to be a world-teacher, has done?... What
amazes me continually, is that you seem to be brought, one by one,
to these things by exterior processes, rather than through any will of
your own.... The Hebrew prophets were all called upon to do this in
order to listen better. Recall, too, the coming forth from the
Wilderness of the Baptist, and the forty days in the wilderness of the
Master Himself. Why, it is part of the formula! You will do more than
improve the physical health; you will hear your message more
clearly.... I sit and think—in the very hush of expectancy for you.”
As the evidences came, so they vanished. She could not have
fled from him in the fear of leprosy and written in this way; nor could
Duke Fallows, who was first of all unafraid of fleshly things. The
conviction of his taint, and of its incurableness, daily weakened.
Before the ten days passed, the last vestige of the horror was
cleaned away. Illusion—and yet the mental battle through which he
had passed, and which, through three terrible days, had shaken him
body and soul, was just as real in the graving of its experience upon
the fabric of his being as was the journey to Koupangtse, done hand
and foot and horse. He perceived that man, farther advanced in the
complications of self-consciousness, covers ground in three days
and masters a lesson that would require a life to learn in the dimness
and leisure of simple consciousness.
There was no way of missing this added fact: He, John Morning,
was not designed to lean. He had been whipped and spurred
through another dark hollow in the valley of the shadow, to show him
again, and finally, that he was not intended for leaning upon others,
yet must have an instant appreciation of the suffering of others. He
had been forced to fight his own way to a certain poise, through what
was to him, at the time, actual abandonment in distress, by the
woman and the friend he loved. Moreover, he had accepted death;
resignation to death in its most horrible form had been driven into his
soul—an important life lesson, which whole races of men have died
to learn.
He was seeing very clearly.... He bathed continually both in water
and sunlight, lying in the open doorway as the Spring took root on
his hill and below. Often he mused away the hours, with Betty
Berry’s letters in his hand—too weak almost to stir at last, but filled
with ease and well-being, such as he had never known. Water from
the Spring was all he needed, and the activity of mind was pure and
unerring, as if he were lifted above the enveloping mists of the
senses, through which he had formerly regarded life.
Everything now was large and clear. Life was like a coast of
splendid altitude, from which he viewed the mighty distances of
gilded and cloud-shadowed sea, birds sailing vast-pinioned and
pure, the breakers sounding a part of the majestic harmony of
granite and sea and sky; the sun God-like, and the stars vast and
pure like the birds.
When he actually looked with his eyes, it was as if he had come
back, a man, to some haunt of childhood. The little hill was just as
lovely, a human delight in the unbudded elms, a soft and childish
familiarity in the new greens of the sun-slope grass. The yellow
primrose was first to come, for yellow answers the thinnest, farthest
sunlight. The little cabin was like a cocoon. He was but half-out.
Soon the stronger sunlight would set him free—then to the wings....
One afternoon he stared across to the haze of the great city. His
eyes smarted with the thought of the Charleys and the sisters, of the
Boabdils and the slums.... Then, at last, he thought of Betty Berry
waiting and thinking of him ... “in the very hush of expectancy.” The
world was very dear and wonderful, and his love for her was in it all.

It was the ninth day that the bandage slipped from him, as clean
as when he put it on the day before, and when he opened the door
of the cabin he heard the first robin.... There was a sweeping finality
in the way it had come from Nevin, and the quality of the man lived in
Morning’s appreciation. His friends were always gone before he
knew how fine they were.
He was slow to realize that the days of earth-life were plentiful for
him, in the usual course. A man is never the same after he has
accepted death.... And it had all come in order.... He could look into
her eyes and say, “Betty Berry, whatever you want, is right for me,
but I think it would be best for you to tell me everything. We are
strong—and if we are not to be one together, we should talk it over
and understand perfectly.”...
How strange he had missed this straight way. There had been so
much illusion before. His body was utterly weak, but his mind saw
more clearly and powerfully than ever.
The Play was conceived as a whole that ninth day. The sun came
warmly in, while he wrote at length of the work, as he finally saw it....
On the tenth day he drank a little milk and slept in his chair by the
doorway.... There was one difficult run that the robin went over a
hundred and fifty times, at least.

19
Betty Berry watched the progress of the fasting with a mothering
intensity. She saw that which had been lyrical and impassioned
give way to the workman, the deeper-seeing artist. He was not less
[Pg 220]human; his humanity was broadened. From one of his pages,
she read how he had looked across at the higher lights of New York
one clear March night. His mind had been suddenly startled by a
swift picture of the fighting fool he had been, and of the millions
there, beating themselves and each other to death for vain things....
She saw his Play come on in the days that followed the fasting.
There was freshness in his voice. She did not know that he had
accepted death, but she saw that he was beginning to accept her will
in their separation.
And this is what she had tried to bring about, but her heart was
breaking. Dully she wondered if her whole life were not breaking.
The something implacable which she had always felt in being a
woman, held her like a matrix of iron now. Her life story had been a
classic of suffering, yet she had never suffered before.
A letter from him, (frequently twice a day, they came) and it was
her instant impulse to answer, almost as if he had spoken. And when
she wrote—all the woman’s life of her had to be cut from it—cut
again and again—until was left only what another might say.... She
was forced to learn the terrible process of elimination which only the
greater artists realize, and which they learn only through years of
travail—that selection of the naked absolute, according to their
vision, all the senses chiseled away. His work, his health, especially
the clear-seeing that came from purifying of the body, the
detachment of his thoughts from physical emotions—of these, which
were clear to her as the impulses of instinct—she allowed herself to
write. But the woman’s heart of flesh, which had fasted so long for
love, so often found its way to her pages, and forced them to be
done again.... Certain of his paragraphs dismayed her, as:
“Does it astonish you,” he asked, almost joyously, “when I say
there is something about Betty Berry beyond question—such a
luxurious sense of truth?... I feel your silences and your listenings
between every sentence. It is not what you say, though in words you
seem to know what I am to-day, and what I shall be to-morrow—but
all about the words, are you—those perfect hesitations, the things
which I seemed to know at first, but could not express. They were
much too fine for a medium of expression which knew only wars,
horses, and the reporting of words and deeds of men.... Why, the
best thing in my heart is its trust for you, Betty Berry. Looking back
upon our hours together, I can see now that all the
misunderstandings were mine and all the truth yours. When it seems
to me that we should be together, and the memories come piling
back—those perfect hours—I say, because of this trust, ‘Though it is
not as I would have it, her way is better. And I know I shall come to
see it, because she cannot be wrong.’”
So she could not hide her heart from him, even though she put
down what seemed to her unworthiness and evasion, and decided
through actual brain-process what was best to say. A new conduct of
life was not carrying Betty Berry up into the coolness beyond the
senses. Fasting would never bring that to her. Fasting of the body
was so simple compared to the fasting of the heart which had been
her whole life. Nor could she ever rise long from the sense of the
serpent in woman which she had realized from the words of his
Guardian—not a serpent to the usual man, but to the man who was
destined to love the many instead of one.... She loved him as a
woman loves—the boy, the lover, the man of him—the kisses, the
whispers, the arms of strength, the rapture of nearness....
He must have been close to the spirit of that night at the theatre,
when this was written:
“The letter to-day, with the plaintive note in it, has brought you
even closer. I never think of you as one who can be tried seriously;
always as one finished, with infinite patience, and no regard at all for
the encompassing common. Of course, I know differently, know that
you must suffer, you who are so keenly and exquisitely animate—but
you have an un-American poise.... You played amazingly. I loved that
at once. There was a gleam about it. Betty Berry’s gleaming. I faced
you from the wings that night. I wanted to come up behind you. You
were all music.... But I love even better the instrument of emotions
you have become. That must be what music is for—to sensitize
one’s life, to make it more and more responsive....”
Then in a different vein:
“... The long forenoons, wherein we grow.... Yes, I knew you were
a tree-lover; that the sound of running water was dear to you ... and
the things you dream of ... work and play and forest scents and the
wind in the branches.... Sometimes it seems to me—is it a saying of
lovers?—that we should be boy and girl together.... Why, I’ve only
just now learned to be a boy. There was so much of crudity and
desire and anguish-to-do-greatly-at-any-cost—until just a little ago.
But I’ve never had a boyhood that could have known you. I wasn’t
ready for such loveliness in the beginning.... I’ve wanted terribly to
go to you, but that is put away for the time.”
These lines wrung her heart. “Oh, no,” she cried, “you have not
learned how to become a boy. There was never a time you were not
ready—until now! You are becoming a man—and the little girl—oh,
she is a little girl in her heart....”
Everything his Guardian had promised was coming to be. He was
changing into a man. That would take him from her at the last—even
letters, this torrent of his thoughts of life and work. She saw the first
process of it—as the Play grasped him finally—the old tragedy of a
man turning from a woman to his work....
She built the play from the flying sparks.... He was thronged with
illusions of production. How badly he had done it before, he said,
and how perfect had proved the necessity to wait, and to do it a
second time.... Even the most unimaginative audience must build the
great battle picture from the headquarters scene; then the trampled
arena of the Ploughman, deep in the hollow of that valley, and his
coming forth through the millet....
“... It’s so simple,” he wrote in fierce haste. “You see, I remember
how hard it was for me to grasp that first night, when Fallows brought
in the story to the Russian headquarters.... I have remembered that.
I have made it so that I could see it then. And I was woven in and
fibred over with coarseness, from months of life in Liaoyang and
from the day’s hideous brutality. I have measured my slowness and
written to quicken such slowness as that. The mystery is, it is not
spoiled by such clearness. It is better—it never lets you alone. It
won’t let you lie to yourself. You can’t be the same after reading it....
And it goes after the deepest down man.... Every line is involved in
action.
“The third act—sometime we’ll see it together—how the main
character leaves the field and goes out in search of the Ploughman’s
hut, across Asia and Europe; how he reaches there—the old father

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