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Portrait du colonisé PAR ALBERT MEMMI Le mytie. our comme la bourgeoisie propose une image du prolé- taire, Vexistence du colonisateur appelle et impose une image du colonisé. Alibis sans lesquels la conduite du colonisateur et celle du bourgeois, leurs existences_mémes, sembleraient scandaleuses. Mais nous éventons la mystification, précisénent parce qu'elle les arrange trop bien. Lorsque le colonisateur affirme, dans son langage, que le colonisé est un débile, il suggére par li que cette déficience appelle la protection. D'oit, sans rire — je V'ai entendu sou- vent — la notion de protectorat. I est dans V'intérét du colonisé qu'il soit exclu des fonctions de direction; et que ces lourdes responsabilités soient réservées au colonisateur. Lorsque le colonisateur ajoute, pour ne pas verser dans la sollicitude, que le colonisé est un arriéré pervers, aux ins- tincts_mauvais, voleur, un peu sadique, i légitime ainsi sa police et sa juste sévérité, Ml faut bien’ se défendre contre Tes dangereuses sottises d'un. irresponsable ; et aussi, souci meéritoire, le défendre contre luiméme! De méme pour 'ab- sence de besoins du colonisé, son inaptitude au confort, 2 Ia 1u progrés, son étonnante familiarité avec la mise le colonisateur se préoccuperaitil de ce qui ni quiéte guére Vintéressé? Ge serait, ajoute-til avec une sombre et dudacieuse philosophie, lui rendre un mauvais service que de Vobliger aux servitudes de la civilisation. Allons! Rap- pelons-nous que Ia sagesse est orientale, acceptons, comme ui, la mistre du colonisé. De méme encore pour Ia fameuse ingratitude du colonisé, sur laquelle ont insisté des aute dits séricux ; elle rappelle, a la fois, tout ce que le colonisé doit au colonisateur, que ‘tous ces bienfaits sont perdus, et quill ext vain de prétendre amender le colonise. 790 PORTRAIT DU COLONISE 1 est remarquable que ce tableau n'ai pas d'autre nécesité I est difeite, par exemple, Waccorder entre eux la. plupart dle ees Waly ce proceder a leur synthize objective. On ne toit guere pourquoi le colonise serait 4 la fois mineur et Inéchinw, pares et arriré. Il aurai¢ pu Gire mineur et bon, commie Je bon sauvage dw xvursigele, ow pueril et dur 2's che, ow pareseux et ruse, Micux encore, les waits prétés au colonise vexeluent Yun Tautre, sina que cela gene fon procureur, On le depeint en méme’ temps frugal, sobre. Sins bevoins éiendus. et avalanc dev quantis dégottantes de iande, de-graive, dale}, de mrimporte quoi comme. wn che, ut a’peur de soullrir, et comme.ine brate qul nest arrétée par aucune des inhibitions de la civilisation, ete. Preive supplémentaire. quil ext inutile de chercher cee coherence alieurs que chet le colonisateur Iuimeme. Ta base de toute la construction enfin, on touve tine dynamique Timique : celle des exigences économiques ct alfectives ‘du folonisateur; qui iui went liew de. logique, commande et txplique chacun des traits qu'il préte au colonise. En det nitive ils sont tous qvanfageus pour le colonisaceur, meme feu quis en premiére apparences lui serazent-doramageables. La déshumanisation. En fait, ce qu’est vértablement Je colonisé importe peu au eolonateutt Lain de vouloir sasir le colonise. dane sa allt il es préaccupé de Tul faire subir cette indispensable transformation, Et le mécanisme de ce repétrissage du colo- hse est Iutmméme éclairant. Tl consite dabord en une sie de négations. Le colonisé west pas ceei, est pos cela. Jamas il nest consideré. posit temedt; ou sil Tea la quate conctdée relbve d'un manque Dpovefologique ou thique: Ainsi pour Vhospitalité arabe, qui Pout dilflement paster pour un wait négait. Si Tony Prend garde, on découvre que la lovange est le fait de tow Faces, (européens de passage, et non de colonsateury, cest Selire @Européens installes en colonie, Austot_en place, TEuropéen ne profite plus de cee hospitalité, arvéte lev changes contribue. aux’ harrtres, Rapidement, change de palette pour peindce Te colonise, qui devient jaloux, retire Air soi, exci, fanatique- Que. devient Ja fameuse hospi talite? Puisgu'll ne peut Ia nie, le colonisateur en fet alors Fesortir les" ombres” et, les conséquences “ésastreuses, Elle provient, affirme il, de Vrresponsabiic, de la prodigalité du Entonisé, qui n'a pas le ens de ln prévsion, de Héconomie. Du 791 ALBERT MEMMI notable au fellah, les fées sont belles et généreuses, en effet, mais voyons Ia suite! Le colonise se ruine, emprunte et finalement paye avec Targent des autres! Parle-ton, at contraire, de la modestie de sa vie? De la non moins fameuse absence de besoins? Ce n'est pas davantage une preuve de sagesse, majs de stupidieé. Comme si, enfin, tout trait reconnu ow inventé, doit tre T'indice d'une’ négativie. Ainsi sefiritent, Pune apr’y Fautre, toutes Jes qualités qui font du colonisé un homme. Et son humanité, refusée par le colonisateur, lui devient en effet opaque. I est vain, pre tendiil, de chercher & prévoir ses conduites. (« Is sont impré- visibles! >... « Avec eux, on ne sait jamais! >.) Une étrange et inquigtante impulsivité Iui semble commander le colo- nisé. Tl faut qu'il soit bien étrange, en vérité, pour qui demeure si mystérieux aprés tant d'années de cohabitation, ow il faut penser que le colonisateur a de fortes raisons de tenir & cette illisib Autre signe de cette dépersonnalisation du colonisé: ce que Ton pourrait appeler fa marque du pluriel. Le colonisé nest jamais caractérisé d'une manidze différentielle, il n'a droit qu’ la noyade dans le collectif anonyme. (¢ ls sont ceci.. IIs sont tous les mémes +.) Si la domestique colonisée ne vient pas un matin, le colonisateur ne dira pas qu'elle est malade, ou qu'elle triche, ou qu’elle est tentée de ne pas respecter un contrat abusif, (Sept jours sur sept, les domes- tiques colonisés bénéficiant rarement du congé hebdomadaire, accordé aux autres.) I! affirmera qu’on « ne peut pas compter sur eux. > Ce n'est pas une clause de style. Il refuse d'envi- sager les événements personnels, particuliers, de la vie de sa domestique. Cette vie dans sa’ spécificité ne Tintéresse pas, sa domestique n'existe pas comme individu. Enfin le colonisateur dénie au colonisé le droit Ie plus précieux reconnu a la majorité des hommes : Ia_liberté, Les conditions de vie, faites au colonisé par Ia colonisation, nen tiennent aucun compte, ne Ia supposent méme pas. Le colonisé ne dispose aucune issue pour quiteer son état de malheur: ni d'une issue juridique (la naturalisation), ni d'une issue mystique (la conversion religicuse). Le colonisé nest pas libre de se choisir colonisé on non colonise. Que peutil lui rester, au terme de cet effort obstiné de dénaturation ? Tl n'est sitrement plus un alter ego du coloni- sateur. C'est 4 peine encore un étre humain. Il tend rapide- ment vers Yobjet. A Ia limite, ambition supréme du coloni- sateur, il devrait ne plus exister quien fonction des besoins 792 PORTRAIT DU COLONISE du colonisateur, cestsndive siétre transformé en colonisé pur. On voit Vextraordinaire efficacité de cette opération. Quel devoir sérieux aton envers un animal ou une chose, 4 quoi ressemble de plus en plus le colonisé? On comprend alors que Ie colonisateur puisse se permettre des attitudes, des jugements tellement scandaleux. Un colonisé conduisant une voiture est un spectacle auquel le colonisateur refuse de Shabituer ; il lui dénie toute normalité, comme pour une pantomime simiesque. Un accident, méme grave, qui atteint le colonisé, fait presque rire. Une mitraillade dans une foule colonisée Tui fait hausser Tes épaules, D’ailleurs, une mere indigéne pleurant 1a mort de son fils, une femme indigéne pleurane son mari, ne lui rappellent que vaguement [2 dou: Jeur d'une mire ou d'une épouse. Ces cris désordonnés, ces gestes insolites, suffiraient a refroidir sa compassion, si elle venait naftre. Dernigrement, um auteur nous racontait, avec drdlerie, comment, 3 V'instar du gibier, on rabat vers de grandes cages les indigenes révoltés. Que Yon ait ima- ging, puis sé, construire crs cages, et peutétre plus encore, que Von ait Iaisé les reporters ‘photographier les prises, prouve bien, que dans lesprit de ses organisateurs, le spectacle avait plus rien @humain. La mystifcation. Ge délire destructeur du colonisé, étant né des exigences du colonisateur, il n'est pas étonnant quill y réponde si bien, qu'il semble confirmer ct justifier Ia conduite du colonisatenr. Plus remarquable, plus nocif peut-éue, est 'écho qu'il suscite ‘chez le colonisé Tutméme. Gonfronté en constance, avec cette image de Iuisméme, proposée, imposée dans les institutions comme dans tout con- fact humain, comment n'y réagiraitil pas? Elle ne peyt Tui demeurer indifdrente, plaquée sur lui de Textérteur, comme une insulte qui vole avec le vent. Il finit par la reconnaitee, tel un sobriquet détesté mais devenu un. signal familier. L'accusation le wouble, Vinquiéte d’autant plus qu'il admire et craint son puissant accusateur. N'a-til pas un peu raison, murmure-til? Ne sommes-nous pas, cout de méme, un su coupables ? Paresseux, puisque nots avons tant doisils ? Femorés puisque nos nots husons opprimer?... Souhaité, répandu’ par le colonisateur, ce portrait mythique et dégra- dant finit, dans une certaine’ mesure, par étre accepté et vécu par le colonisé. Tl gagne ainsi une certaine réalité et contribue {au portrait réel du colonise 793 ALBERT MEMMI Ce mécanisme n'est pas inconmu: cest une mystification. Lidéologie d'une ciasse dirigeante, on le sait, se fait adopter dans une large mesure par les classes dirigées. Or toute idéo- ogie de combat comprend, partie intégrante d'elleméme, une conception de Tadversaire. En consentant a cette idéo- logie, les classes dominées confirment d'une certaine manitre, le réle qu'on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres, Ta relative stabilité des sociétés; Toppression y est, bon gré mal gré, tolérée par les opprimés euxmémes. Dans Ia rela- tion coloniale, 1a domination s'exerce de peuple a peuple, mais le schéma reste le méme. La caractérisation et le réle du colonisé occupent une place de choix dans Tidéologie colonisatrice. Caractérisation infidéle au réel, incohérente en elleméme, mais nécessaire et cobérente a Tintérieur de cette idéologie. Et a laquelle le colonisé donne son assentiment, toublé, partiel, mais indéniable. Voili Ia seule parcelle de vérité dans ces notions a la mode : complexe de dépendance, colonisabilié, etc. Il existe, assurément, — 4 un point de son évoluti une certaine adhésion du colonisé 4 Ia colonisation. Mais cette adhésion est le résultat de Ia colonisation et non sa cause, elle nait aprés_et non avant Toccupation coloniale. Pour que le colonisateur soit complétement le maitre, il ne suffit pas quill le soit objectivement, il faut encore quiil croie a sa egitimité. Et pour que cette légitimité soit entiére, il ne suffit pas que le colonisé soit objectivement exclave, il est _néces- saire qu'il s'accepte comme tel. En somme le colonisateur doit étre reconnu par le colonisé. Le lien entre le colonisateur et le colonisé est ainsi destructeur et créateur: il détruit et recrée les deux partenaires de la colonisation, en coloni teur et colonisé: Tun est défiguré en oppresseur, en étre partiel, incivique, ticheur, préoccupé umiquement de ses privileges, de leur défense, 2 tout prix; Paute en opprimé, brisé dans son développement, composant avec yon écrasement De méme que le colonisateur est wenteé dle saccepter comme colonisateur, Je colonisé est obligé, pour vivre, de saccepter comme colonisé. Situation du colonisé. Hi aurait été top beau que ce portait mychique restae un pur phantasme, un regard lancé sur le colonise ; qui naurait fait qu'adoucir la mauvaise conscience du colonisateur. Poussé par le inémes exigences qui Vont suscité, il ne peut manquer 74 PORTRAIT DU COLONISE de se tuaduire en conduites effectives, en comportements agis sants et constituants, Puisque le colonisé est présumé voleur, il faut se garder effectivement contre lui; ‘suspect par définition, pourquoi ne seraitil pas coupable? Du linge a été dérobé (incident fréquent dans ces pays de soleil, od Ie linge stche en plein vent, et nargue ceux qui sont nus). Quel doit éue le coupable sinon le premier colonisé signalé dans les parages ? Et puisque c'est peut-étre lui, on va chez lui et on Temmene au poste de police. « La belle injustice, rétorque le colonisateur! Une fois sur deux, on tombe juste. Et, de toutes manitres, Je voleur est un colonisé ; si on'ne le trouve pas dans le premier gourbi, illest dans le second >. Ce qui est exact : le voleur se recrute en effet parmi les pauvres, et les pauvres parmi les colonisés. Mais s'ensuit- que tout colonise soit un voleur possible et doive étre aaité comme tel? Ces conduites, communes 2 T'ensemble des colonisateurs, siadressant a Yensemble des colonisés, vont donc s‘exprimer en institutions. Autrement dit, elles définissent et imposent des situations objectives, qui cement le colonisé, pésent sur lui, jusqu’a infléchir sa conduite et imprimer des rides & son visage. En gros, oes situations seront des situations de carences. A'Vagression idéologique qui tend a le déshumaniser, puis a le mystifier, correspondent en somme des situations con- cerétes qui visent au méme résultat. Etre mystifié crest déja pew ow prou avaliser Je mythe, et y conformer sa conduite, Cestadire en étre agi. Or ce mythela est, de plus, solidement Gayé sur une organisation bien réelle,” une administration et une juridiction ; alimemté, renouvelé par les exigences historiques, économiques et culturelles du colonisateur. Com- ment le colonisé seraitil insensible a la calomnie et an mépris. Comment ne hausserait-il pas les épaules devant I'insulte ou Ta bousculade, comment échapperaitil aux bas salaites, a Yagonie de sa culture, & la loi qui le régit de sa naissance & sa mort? De méme qu'il ne peut échapper 4 1a mystification colo- nisatrice, il ne saurait se soustraire a ces situations concrétes, génératrices de carences. Dans une certaine mesure, le portrait réel du colonisé est fonction de cette conjonction. 295 ALBERT MEMMI Le colonisé et Uhistoire. La carence Ja plus grave subie par le colonisé est d’étre plact hors de (histoire et hors de (n cité. La colonisation Iui Supprime toute part libre dans la guerre comme dans la paix, route décision qui contribue au destin du monde et iat sien, toute responsabilité historique et sociale. 11 arrive, certes, que les citoyens des pays libres, saisis de Aécouragement, se disent quils ne sont pour rien dans les affaires de la nation, Que leur action est dérisoire, que leur voix ne porte pas,, que les élections sont truquées. La presse et la radio sont aux mains de quelquesuns ; ils me peu- vent pas empécher Ja guerre ni exiger Ja paix; mi méme obtenir de leurs élus quills respectent, une fois élus, ce pourquoi ils furent envoyés au parlement.,. Mais ils recon- haisent aussitdt qu’ils en possédent le droit ; le pouvoir potentiel sinon efficace : quills sont dupés ow las, mais non Esclaves. Hs sont des hommes libres, momentanément vaincus par Ia ruse ou Gtourdis par Ja démagogie. Et quelquefois, Excédés, ils prennent de subites coléres, brisent leurs chaines de ficelie, et bouleversent les petits calculs des politicens. La mémoire populaire garde un fier souvenir de ces périodiques et justes tempétes | Tout bien relléchi, ils s'accuseraient plutot Ge ne pas se révolter plus souvent. Ils sont responsables, aprés tout, de leur propre liberté et si, par fatigue ou faiblesse, ‘ou scepticisme, ils la laissent inemployée, ils méritent leur punition. ‘Le colonisé, Iui, ne se sent ni responsable ni coupable, ni sceptique, il est hors de jeu. En aucune manitre, il nest plus sujet de Thistoire; bien’ entendu il en subit Ie poids, Souvent plus cruellement que les autres, mais toujours comme objet. Nl'a fini par perdve Vhabitude de toute participation faetive A Vhistoire et ne la réclame méme plus. Pour peu que dure Ia colonisation, il perd jusqu'aa souvenir de sa Liberté; il oublie ce quelle coate ou n’ose plus en payer Te prix. Sinon, comment expliquer qu'une garnison de quel- {ques hommes puisse tenir dans un poste de montagne? Qu'une poignée de colonisatewrs souvent arrogants puissent vivre au milieu dune foule de colonisés ? Les colonisateurs eux-mémes Sen étonnent, et de li vient qu’ils accusent le colonise de Ticheté. L'accusation est trop désinvolte, en vérité; ils savent bien que sils étaient menacé, leur solitude serait vite rompue touted les ressources de la technique, téléphone, télégramme, avion, mettraient 4 leur disposition, en quelques minutes, des 796 PORTRAIT DU COLONISE moyens effroyables de défense et de destruction. Pour un colonisateur tué, des centaines, des milliers de colonisés ont été, seront exterminés. L’expérience a été asser souvent renou- velée — peutétre provoquée — pour avoir convaincu le colonisé de linévitable et terrible sanction. Tout a été mis en ceusre pour effacer en lui le courage de mourir et d'af fronter la vue du sang. Test d'autant plus clair, que sil sagie bien d'une carence, née d'une situation et deta volonté du colonisateur, il ne agit que de cela. Et non de quelque impuissance congénitale A assumer Vhistoire Crest pourquoi, par exemple, Vexpérience de la dernitre guerre fur tellement décisive. Elle n'a pas seulement, comme on T'a dit, appris imprudemment aux colonisés la technique de la guerilla; elle leur a rappelé, suggéré la possbilité d'une conduite agressive et libre. Tes gouvernements européens qui, aprés cetie guerre, ont interdit Ia projection dans les salles coloniales, de films comme la « Bataille du rail >, neurent pas tort, de leur point de vue. Les Westerns américains, les films de gangsters, les bandes de propagandes guerriéres mon- raient déji, leur aton objecté, 1a maniére d'utiliser us revolver ow une micaillette. L’argument n'est pas suffisant. ignifcation des films de résistance est toute différente : des opprimés, 4 peine armés ou méme pas du tout, osaient Stattaquer & leurs oppresseurs. Un pew plus tard, lorsgu’éclatérent les premiers troubles dans les colonies, ceux qui nen comprirent pas Te sens, se rasuraient cn faisant le compte des combattants actfs, en ironisant sur leur petit nombre. Le colonisé hésite, en effet, avant de reprendre son destin entre ses mains, Mais le sens de Tévénement dépassait tellement son poids arithmétique t Quelques colonisés ne tremblaient plus devant 'uniforme du colonisateur ! On a plaisanté Vinsistance des révoltés a s'ha- Diller de kaki et de maniére homogine. Ils esptrent, bien six, étre considérés comme des soldats et traités selon les lois de la guerre, Mais il y a davantage dans cette obstination : iis revendiquent, ils revétent la livrée de histoire ; car = hélas, soit — Fhistoire aujourd’bui est habillée en militaire. Le colonise et la cité. De méme pour les affaires de Ja cité: « Ils ne sont pas capables de se gouverner tout seuls », dit te colonisateur. « Cest pourquoi, explique-til, je ne les Iaisse pas... et ne les Taisserai jamais accéder au gouvernement ». 797 ALBERT MEMMI Le fait est que le colonisé ne gouverne pas. Que stricte- ‘ment éloigné du pouvoir, il finit en effet par en perdre Vhar bitude et'le gote Comment s'intéresscraitil 4 ce dont il est si résolument exclu? Les colonisés ne sont pas riches en hommes de gouvernement, il est vrai. Mais, comment une si longue vacanee du pouvoir autonome susciteraitelle des compétences ? Le colonisateur peutil se prévaloir de ce présent truqué pour barrer Vavenir ? Parce que les organisations colonisées ont des revendications nationalistes, on conclut souvent que le colonisé est chauvin. Rien vest moins certain. Il s'agit au contraire d'une ambi tion et d'une technique de rassemblement, qui fait appel Ades evierspaviontels Saul chee les militants de ee renaissance nationale, les signes habituels du chauvinisme — amour agressif du drapeau, utilisation de chants patrio- tiques, conscience aigué dappartenir Aun méme organisme national — sont rares chez le colonisé. On répéte que la colo- nisation a précipité la prise de conscience nationale du colonisé. On pourrait aussi bien alfirmer qurelle en a modéré Te rythme, en maintenant le colonisé hors des conditions objectives ‘de Ia nationalité contemporaine, Estce une coin- idence si les peuples colonisés sont les derniers & naitre & cette conscience d'eux-mémes? Le colonisé ne jouit d'aucun des attributs de la nationalité ni de la sienne, qui est dépendante, contestée, Cou, ni bien entendu, de celle du colonisateur, Il ne peut guére tenir & une ni revendiquer Tautre. N'ayant pas sa juste place dans Ia cité, ne jouissant pas des droits du citoyen moderne, n’étaic pas soumis & ses devoirs courants, ne yotant pas, ne portant pas le poids des affaires communes, il ne peut se sentir un citoyen véritable. Par suite de la’ colonisation, le colonisé ne fait presque jamais lexpérience de Ia nationalité e de Ia citoyenineté, sinon privativement : Nationalement, civiquement, il n'est que ce que nest pas le colonisatewr. Benjani colon Cette mutilation sociale et historique est probablement la plus grave et Ia plus lourde de consequences. Elle contribue AL carencer les autres aspects de la vie du colonisé et, par un effet de retour, fréquent dans les processus humains, elle se trouve elleméme alimentée par les autres infirmités du colonise. Ne se considérant pas comme un citoyen, Ie colonisé perd 798 PORTRAIT DU COLONISE également Vespoir de voir son fils en devenir un. Bientot y renongant de Iuizméme, il n’en forme plus le projet, l'élimine de ses ambitions paternelles, et ne Ini fait aucune place dans sa pédagogie. Rien donc ne suggéera au jeune colonisé l'as- surance, Ia fierté de sa citoyenneté, TI ‘n’en attendra pas dlavantages, il ne sera pas préparé & en assumer les charges. (Rien non ‘plus, bien entendu, dans son éducation scolaire, ou es allusions & la cité, a Ia nation, seront toujours par référence & la nation colonisatrice) Ge trou pédagogique, résultat de la carence sociale, vient done perpétuer cette méme carence, qui atteint une des dimensions essentielles de Yindividu colonisé. Plus tard, adolescent, cest a peine s'il entrevoit la seule issue & une situation familiale désastreuse : Ia révolte, Le cercle est bien fermé. La révolte contre le pére et a famille est un acte sain, indispensable & Pachévement de soi ; il permet de commencer la vie d'homme, nouvelle bataille heureuse et malheureuse, mais parmi les autres hommes. Le confit des générations peut et doit se réoudre dans le conllit social : inversement, il est ainsi facteur de mouvement et de progrés Les jeunes générations trouvent dans le mouvement collectif Ja solution de leurs difficultés, et choisissant le mouvement ils Yaccélérent, Encore faut-il que ce mouvement soit possible. Or sur quelle vie, sur quelle dynamique sociale débouche--on La vie de la colonic est figée; ses structures sont & Ix fois corsetéss et sclérosées. Aucun réle nouveau ne s‘offre au jeune homme, aucune invention n’est possible. Ce que Ie coloni- sateur reconnait par un euphémisme devenu classique : il respecte, proclame-til, les us et coutumes du colonisé. Et certes, i les respecte, fiitce par la force. Tout changement ne pou- vant se faire que contre la colonisation, le colonisateur est conduit & favoriser les éléments les plus’ rétrogrades. Il n'est pas seul responsable de cette modification de Ia société colo- nisée ; il est de relative bonne foi en soutenant qu'elle est indépendante de sa seule volonté. Elle découle, largement, cependant, de la situation coloniale. N’étant pas maitresse de son destin, n’étant plus sa propre lgislatrice, ne disposant pas de son organisation, In société colonisée ne peut plus accorder ses institutions ses besoins profonds. Or, ce sont ses besoins qui modélent le visage organisationnel ‘de toute société normale, au moiné relativement. C'est sous leur pres- sion constante que le visage politique et administratif de ta France s'est_progressivement transformé le long des siécles, Mais si la discordance devient top flagrante, et Tharmoni 799 ALBERT MEMMI impossible & réaliser dans les formes légales existantes, cest la révolution ou la sclérose. La société colonisée est une société malsaine oit la dynd- mique interne n’arrive plus 2 déboucher en structures nou- velles. Son visage durei depuis des siécles n’est plus qu'un masque, sous lequel elle étoulfe et agonise lentement. Une telle société ne peut résorber les conflits de générations, car elle ne se laisse pas transformer. La révolte de ladolescent colonisé, loin de se réoudre en mouvement, en. progrés social, ne peut que senliser dans les marécages de 1a société colonisée (@ moins quelle ne soit une révolte absolue, mais cela nous ¥ reviendrons) Les valeurs-refuges. ‘Tot ou tard, il se rabat done sur des positions de repli ies valeurs traditionnelles. jique Tétonnante survivance de la famille colo- nisée : elle solfre en véritables valewr-refuge. Elle sauve le colonisé du désespoir d'une totale défaite, mais se trouve, en change, confirmée par ce constant apport d’un sang nouveau. Le jeune homme se mariera, se transformera en pére de famille dévoué, en frére solidaire, en oncle responsable, et jusqu’a ce qu'il prenne Ja place du pére, en fils respectueux. ‘Tout est rentré dans Yordre : a révolte et le conilit ont abouti A Ja victoire des parents et de Ia tradition. Mais cest une triste victoire. La société colonisée n’aura pas bougé d'un demi-pas; pour le jeune homme c'est une catas- trophe intérieure. Définitivement, il restera agglutiné & cette famille, qui Iui offre chaleur et tendresse, mais qui le couve, Yabsorbe et le castre. La cité n’exige pas de lui des devoirs complets de citoyens, les Tui refuserait s'il songeait. encore les réclamer, Iui concéde peu de droits et lui interdit toute vie nationale ? En vérité, il n'en a plus impérieusement besoin. Sa juste place, toujours réservée dans la douce fadeur des réunions de clan, Ie comble. Il aurait peur den sortir. De bon gré maintenant, il se soumet, comme les autres, 2 Tau: torité du pore et se prépare i le remplacer. Le modéle est débile, son univers est celui d'un vaincu! mais quelle autre issue lui reste-til? Par un paradoxe curieux, le pire est Ia fois debile et envahissant, parce que complétement accepts. Le jeune komme est prét i endasser son réle d’adulte colo~ nisé : Cestddive & staccepter comme étre d'oppression. De méme pour T'indiscutable emprise d'une religion, & 1a fois vivace et formelle. Complaisamment, les missionnaires 300 PORTRAIT DU COLONISE présentent ce formalisme comme un trait essentiel des reli- tions non chrétiennes. Suggérant ainsi que le seul moyen d'en Sortir serait de passer dans la religion da cdté. En fait, toutes les religions ont des moments de forma- lisme coercitif et des moments de souplesse indulgente. I reste a expliquer pourquoi tel groupe humain, & telle période de son histoire, subit tel stade. Pourquoi cette rigidité reuse des religions colonisées ? Il serait vain d'échafauder une psychologic religieuse parti caliére au colonisé; ou d'en appeler a la fameuse nature- quiexplique-tout. Je n'ai pas remarqué de religiosité sura- Bondante chez mes éléves colonisés, s'ils accordent une atter tion constante aux manifestations de la vie religieuse. L’ex- plication me parait étre paralléle celle de emprise fami- fiale. Ce n'est pas une psychologic originale qui explique Vimportance de la famille, ni Vintensité de la. vie fasili Vérat des structures sociales. Crest. au contraire, Vimpossibilité d'une vie sociale complite, d'un libre jeu deta dynamique sociale, qui entretient Ia vigueur de la famille; replie Vin dividu sur cette cellule plus restreinte, qui le sauve et Péoulle. De méme, l'état global des institutions colonisées rend compte du poids abusif du fait religieux. ‘Avec son réseau institutionnel, ses fétes collectives et pério- ques, la religion constitue une autre valeurrefuge ; pour Vindividu comme le groupe. Pour l'individu, elle s'‘offre comme une des rares lignes de repli; pour le groupe, elle est une dies rares manilestations qui puisse protéger son existence originale. La société colonisée, ne possédant pas de structures nationales, ne pouvant s'imaginer un avenir historique, doit se contenter de la torpeur passive de son présent. Ce présent miéme, elle doit le soustraire a Venvahissement conquérant de la colonisation, qui Venserre de toutes parts, Ia pénétre de sa technique, de son prestige auprés des jeunes généra- tions. Le formalisme, dont le formalisme religicux nest qu'un aspect, est le kyste dans lequel elle s‘enferme, et se durcit réduisant sa vie pour In sauver. Réaction spontanée d'auto, Aéfense, moyen de sauvegarde de la conscience collective sans laquelle un peuple rapidement n’existe plus. Dans les condi- tions de dépendance coloniale, Vaflranchissement religi comme T'éclatement de la famille, aurait comporté un grave de mourir & soi-méme. Ta scldrose de la société colonisée est done la conséquence de deux processus de signes contraires ; un enkystement né de Yintérieur, un corset imposé de V'extérieur. Les deux phé- noménes ont un facteur commun : le contact avec la colo- 801 ALBERT MEMMI nisation ; ils convergent en un résultat commun : Ia catalepsie sociale et historique du colonisé. Lamnésie culturelle Tant qu'il supporte ta colonisation, la seule alternative possible pour le colonisé est I'assimilation ou la péwification, Liassimilation lui étant refusée, nous. le verrons, il ne lui reste plus qua vivre hors du temps. Il en est refoulé par la colonisation et, dans une certaine mesure, il s'en accom: mode. La projection et 1a construction d'un avenir lui étant interdites, il se limite A un présent; et ce présent luiméme est amputé, abstrait. Ajoutons maintenant qu'il dispose de moins en moins de son passé. Le colonisateur ne Iui en a méme jamais connu ; et tout le monde sait que le roturier, dont on ignore les origines, n’en a pas. Il y a plus grave. Interrogeons Je colonisé uiméme : quels sont ses héros populaires ? Ses. grands. con: ducteurs de peuple sages? A peine sil peut nous livrer quelques noms. Dans un désordre complet, et de plus en plus a mesure qu'on descend les générations, le _colonisé semble condamné a perdre progressivement la mémoire Le souvenir n'est pas un phénoméne de pur esprit; de méme que la mémoire de l'individu est le fruit de sa physio logie et de son histoire, celle d'un peuple repose sur ses ins: titutions, Or les institutions du colonise sont mortes ow sclé- rosées. Celles qui gardent une apparence de vie, il n'y eroit guére, il vérifie tous les jours leur inefheacité; ‘il lui arrive den avoir honte, comme d'un monument ridicule et suranné, Toute Uefficacité, au contraire, tout le dynamisme social, semblent accaparés| par les institutions du colonisateur. Le colonisé atit besoin d'aide? Cest a elles quill s'adresse, Estil en faute? Gest deelles quil regoit sanction, Immar quablement, il termine devant des magistrats colonisatem Quand un "homme dautorité, par hasard, porte chéchia, il a le regard fuyant et le geste plus cassant, comme sil vow lait prévenir tout appel, comme s'il était sous la constante surveillance du colonisateur. La cité se metelle en fete? Ce sont les fétes du colonisateur, méme religicuses, qui sont élébrées avec éclat : No8l et Jeanne Arc, le Camaval et le Quatorze Juillet... Ce sont les armées du ‘colonisateur qui défient, cellésla méme qui ont écrasé le colonisé et le main- tiennent en place, et Iécraseront encore s'il le faut. Bien siir, en vertu de son formalisme, le colonisé conserve fetes religicuses, identiques ellesmémes depuis 02 PORTRAIT DU COLONISE des sitcles. Précisément, ce sont les seules fétes religieuses, qui, en un sens, sont hors du temps. Plus exactement, elles se trouvent & Yorigine du temps de histoire, et non dans Vhistoire. Depuis le moment oi elles ont été instituées, il ne sest plus rien passé dans la vie de ce peuple. Rien de’parti- culier a son existence propre, qui mérite d'étre retenu par la conscience collective, et f€é. Rien qu'un grand vide. Lécole du colonise, Par quoi se transmet encore I'héritage d'un peuple? Par T'éducation qu'il donne a ses enfants, et la langue, merveilleux réservoir sans cesse enrichi d'expériences nouvelles. Les traditions et les acquisitions, les habitudes et les conquétes, Jes faits et gestes des générations précédentes sont ainsi léguées et inscrites dans histoire. Or, Ja trs grande majorité des enfants colonisés sont dans Ja rue. Et celui qui a 1a chance insigne d’étre accueilli dans une école, m’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire qu’on lui constitue n'est siirement pas celle de son peuple. jstoire qu'on lui apprend n’est pas Ia sfenne. Hl sait qui fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khamadar ; qui fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. Tout semble sétre passé ailleurs que chez Ini; son pays et luiméme sont en Pair, ow n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs, a la Marne; par référence & ce qu'il n'est pas, au christia- nisme, alors quill n'est pas chrétien, & TOccident qui s‘arréte devant son nez, sur une ligne d’autant plus infranchissable quielle est imaginaire. Les livres V'entretiennent d'un univers qui ne rappelle en rien le sien; Ie petit gargon s‘appelle ‘Toto et la petite fille Marie ; et les soirs d’hiver, Marie et Toto, rentrant chez eux par des chemins couverts de neige, Sarrétent devant Je marchand de marrons. Ses maitres enfin, ne prennent pas le relai du pére, ils n'en sont pas le relai prestigieux et sauveur comme tous les mattres du monde, ils sont autres. Loin de préparer Iadolescent se prendre tote lement en main, lécole établit en son sein une définitive dualité, Le bilinguisme colonia Ce déchirement essentiel du colonisé se trouve particuliére- ment exprimé et symbolisé dans le bilinguisme colonial. Le colonisé n'est sauvé de l'analphabétisme que pour tomber dans le dualisme linguistique, Sil a cet chance, La majorite 803 ALBERT MEMMI des colonisés n’auront jamais la bonne fortune de souftrir les courments du bilingue colonial. Ils ne disposeront jamais que de leur langue maternelle; cestaidire une langue ni éevite ni Ine, qui ne permet que Fincertaine t pauvre culture De petits groupes de leterés s‘obstinent, certes, a cultiver Ja langue de leur peuple, la perpétuer dans ses splendeurs savantes et passées, Mais ces formes subtiles ont perdu, depuis longtemps, tout contact avec la vie quotidienne, sont devenues ‘opaques pour Vhomme de Ia rue. Le colonisé les considére comme des reliques, et ces hommes vénérables comme des somnambules qui vivent un vieux réve, Encore si le parler maternel permettait au moins une emprise actuelle sur Ja vie sociale, traversait les guichets des adminis trations ou ordonnait Je trafic postal. Méme pas. Toute la Dureaucratie, toute la magistrature, toute la technicité n'en- tend et n'utilise que Ia langue du colonisateur, comme les ornes kilométriques, les panneaux de gares, les’ plaques des rues et les quittances, Muni de sa seule langue, le colonisé est un étranger dans son propre pays. Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire, U1 est condition de toute communication, de toute culture et de tout progrés. Mais le bilingue colonial n'est sauvé de Temmurement que pour subir une catastrophe culturelle, jamais complétement surmontée. ‘La non-coincidence entre Ja langue maternelle et Ia langue culturelle n'est pas propre au colonisé, Mais le bilinguisme colonial ne peut étre assimilé 4 n'importe quel dualisme lin- Buistique. La possession de deux langues n’est pas seulement elle de deux outils, clest la participation 2 deux royaumes psychiques et culturels. Or ici, les deux univers symbolises, portés par les deux langues, sont en conflit : ce sont ceux du colonisateur et du colonisé. En outre, In langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses réves, celle dans Taquelle se libére sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recéle la plus grande charge affective, cellea précisé- ment est la moins valorisée. Elie n’a aucune dignité dans Je pays ou dans le concert des peuples. S'il veut obtenir un métiet, constraire sa place, exister dans la cité et dans te monde, il doit d'abord se plier & Ia Iangue des autres, celle des colonisateus, ses maitres. Dans le conilit linguistique qui habite le colonisé, sa Tangue maternelle est 'humiliée, Vécrasée, Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par Te faire sien. De luiméme, il se met a écarter cette langue infirme, 804 PORTRAIT DU COLONISE la cacher aux yeux des Gtrangers, A ne paraitre & Taise que dans a langue du colonhateurs En bref, fe bingo colo: nial, n'est ni une diglossie, oft coexistent un idiome populaire et une langue de puriste, appartenant tous deux au méme univers affectif, ni une simple richesse polyglotie, qui béné ficie d'un davier supplémentaire mais relativement neutre + Gest un drame linguistique. soe Bt la situation de Pécrivain, cant ae ecm tec ae oe a 505 ALBERT MEMMI de son peuple! On sest étonné de W'apreté des premiers écrivains colonisés. Oublieuvils qu'ils sadressent au méme public dont ils emprantent la langue? Ce n’est, pourtant, ni inconscience nj ingratitude ni insolence. A ce public. préeisé: ment, dés quills osent parler, que vontils dire sinon leur malaise et leur révolte? Espétaiton des paroles de paix de celui qui soulfre d'une longue discorde ? De Ia reconnaissance pour un prét si lourd d'intérée ? Pour un prét qui, d'ailleurs, ne sera jamais qu'un prét A wai dive je quitte ici la description “pour Ia prévision, Mais elle est si lisible, si évidente | L’émergence d'une litté rature de colonisés, la prise de conscience des écrivains nord- africains par exemple, n’est_ pas un phénoméne isolé. Elle participe de la prise de conscience de soi de tout un groupe humain. Le fruit n'est pas un accident ou un miracle de la plante, mais le signe de sa maturité. Tout au plus le surgis- sement de T'artiste colonisé devance un peu Ia prise de cons- ccience collective dont il participe, qu'il hate en y partici pant. Or Ia revendication la phus urgente d'un groupe qui Sest repris, est certes la libération et la restauration de sa langue. Si je m’étonne, en vérité, est que l'on puisse s’étonner. Seule’ cette langue permettrait au colonisé de renouer son temps interrompu, de retrouver sa continuité perdue et celle de son histoire. La langue francaise estelle seulement un ins- trument, précis et efficace ? ou ce coffre merveilleux, od s'ac- cumulent les découvertes et les gains, des écrivains et des moralistes, des philosophes et des savants, des héros et des aventuriers, oi se transforment en une Iégende unique les trésors de I'esprit et de I'ame des Francais? L’écrivain colonisé, péniblement arrivé & utilisation des langues européennes — celles des colonisateurs ne Youblions pas — ne peut que s‘en servir pour réclamer en faveur de la snne. Ce n'est Hi ni incoherence, ni revendication pure ou aveugle ressentiment, mais une nécessité. Ne le feraitil. pas, que tout son peuple finirait par sy mettre. Il agit d'une dynamique objective qu'il alimente certés, mais qui le nourrit, et continuerait sans lui. Ce faisant, sil contribue & liquider son drame d'homme : il confirme, il accentue son drame décrivain. Pour concilier son destin avec Iuiméme, i pourraie s‘essayer & écrire dans sa langue maternelle, Mais on ne refait pas un tel apprentis. sage dans une vie d'homme. L’écrivain colonisé est condamné a vivre ses divorces jusqu’a sa mort. Le probléme ne peut se lore que de deux maniéres. Par tarissement naturel de la 806 PORTRAIT DU COLONISE littérature cojonisée. Les prochaines générations, nées dans la liberté, écriront spontanément dans leur langue retrouvée. Sans attendre si loin, une autre possibilité peut center I’écri- vain; décider C'appartenir totalement 4 la litérature métro- politaine. Laissons de c6té les problémes éthiques soulevés par une tele attitude. Crest alors le suicide de la littérature colonisée. Dans les deux perspectives, seule Téchéance di ferant, la littérature colonisée de langue européenne semble condarnée, & mourir jeune, et sans posteité. Liétre de carence. ‘Tout se pase, enfin, comme sla colonisation contemporaine diaie un nate de Thistoire Par’ sa fatale propre et. pat @goisme, elle aura tout échous, pollue tout ce quelle aura thuché, Elle aura pourri le colonbatcur et détrut le colonise. Pour mieux tridmpher, elle sat voulue au service unique Gelleméme. Mais excloant homme colonis, par lequel seul tile aurait pu marquer la colonie, elle sett condamge Ay demeurer étrangéres done nécesaitement éphémere De son suicite cependant, elle nest compiable qui elle méme. Plus impardonnable est son crime historique. contre Ie eolonisé elle Taura verse sur le bord dela route, hors dia temps contemporain. ‘La qucstion de savoir si te colonisé, live & luiméme, aurait marché du méme pas que Tes auires peuples na. pat grande figiifeation. En verté strcte, nous nen savor len, Fes posible que non, Il n'y a center pas que le facteur colonial pour expliquer le ‘retard dun’ peuple, ‘Tous. les pays Wont pas sul ie méme rythime que celui de TAmerigue Bade Angleterre: ils avaient-chacu leurs causer part Mires de retard et leurs. propres freins. ‘Neanmoins, is ont marché ehacun de leur propre pas et dans leur voie. AW sur Plus, peueon Legidmer te maheur historique wun peuple Mar le diffeltes des autres? Les. colomisés ne sont ples veulenvietimes de Vhistoire, bien sbr, mais le mhalhetr bis forigue propre aux colonisés fut la colonisation. Ace iéme fauw’ probleme, revient la question si woublante pour beau Coup Pe colonise nati pas, out de méme, profitd de la Coldnisation ? Tout de mémt, fe colonsateur nat pas ouvert dey routes, biti des hopitaux ex des ecole? Cee fesuiction, Sla'vie th dure, revient & dive que la colonisation {ut tout de mime positive t car sans eller il n'y aurait eu ni routes, ni Ropitau, ni €eoles Quen savonssnows? Pourquoi devons Nous ouppover que le colonise se serait fgé dans Tat ol 807 ALBERT MEMMI Va wouvé le colonisateur? On pourrait aussi bien affirmer le contraite + si la colonisation n’avait pas eu lieu, il y aurait eu plus d’écoles et plus d’hépitaux. Si Vhistoire cuni- sienne était mieux connue, on verzait que le pays était alors en pleine gésine. Aprés avoir exclu le colonis¢ de Vhistoire, lui avoir interdit tout devenir, le colonisateur affirme son immo- bilité foncitre, passée et definitive. Cette objection ne trouble dailleurs que ceux qui sont préts 2 Vétre. J'ai renoncé jusqu'ici & la commodité des chif- fres et des statistiques. Ce serait le liew dy faire un appel discret : aprés plusieurs décennies de colonisation, Ia foule des enfants dans la rue lemporte de si loin sur ceux qui vont en classe ! Le nombre des lits hopitaux est si dérisoire devant celui des malades; intention des tracés routiers est si claire, si désinvolte a légard du. colonisé, si étroitement soumise aux besoins du colonisateur! Pour ce peu, vrai- ment, la colonisation n’était pas indispensable, Estce une telle ‘audace de prétendre que la Tunisie de 1952 aurait &é, de toute manitre, ues différente de celle de 18817... TL existe, enfin, d'autres possibilités d'influence et d’échanges entre les peuples que la domination. D’autres petits pays se sont largement tanstormés sans avoir eu besoin d'étre colonisés. Ainsi de nombreux pays d'Europe central Mais depuis un moment, nowt interlocuteur souriait scepti- que. — «Ce n'est tout de méme pas la méme chos Pourquoi... Vous voulez dire, n'est-ce pas, que ces pays sont peuplés d’Européens — Hew... Oui — Et voila, Monsieur : vous étes tout simplement raciste >. Nous en revenons en effet au méme préjugé fondamental. Les Européens ont conquis le monde parce que leur nature les y prédisposait, les non-Européens furent colonisés parce que leur nature les y condamnait. ‘Allons, soyons sérieux, laissons Ia ct le racisme et cette manie de refaire Thistoire. Laissons méme de cbié le pro- bléme de Ia responsabilité initiale de Ia colonisation. Futelle le résultat inévitable de Vexpansion capitaliste ou Ventre- prise contingente d’hommes d'affaires voraces? En definitive, tout cela n'est pas si important, Ce qui compte, c'est la réalité actuelle de la colonisation et du colonisé. Nous ne savons guére ce que le colonisé aurait été sans la colonisation, mais Hous yoyons bien ce qui ext devenu pat suite de ly colo nisation. Pour mieux le maitriser et Vexploiter, le colonisa- teur Ta refoulé hors du cireuit historique et social, culturel 508 PORTRAIT DU COLONISE et technique. Ce qui est actuel et vérifiable, cest que la calture du colonisé, sa société, son savoirfaire sont gravement atteints, et qu'il n'a pas acquis un nouvean savoir et une nouvelle culture. Un résultat patent de la colonisation est quill n'y a plus d’artistes et pas encore de techniciens colo- nisés. C'est vrai qu'il existe aussi une earence technique du colonisé. « Travail arabe + dit le eolonisateur avec mépris. Mais loin d’y trouver une excuse pour sa conduite et un point de comparaison a son avantage, il doit y voir sa propre accusation. C'est vrai que les colonisés ne savent pas tavailler. Mais of leur a-ton appris, qui leur a enseigné la technique moderne? Ot sont les écoles professionnelles et les centres a'apprentissage? Vous insistez trop, diton quelquefois, sur la technique industrielle, Et tes artisans? Voyez cette table de bois blanc; pourquoi estelle en bois de caisse ? et mal finie, mal rabotée, ni peinte ni cirée? Certes, cette description est exacte. De convenable dans ces tables 4 thé, il n'y a que la forme, eadeau séculaire fait & Fartisan par la tradition. Mais pour Je reste, cest la commande qui suscite Ia création. Or pour jui sont faites ces tables? Lacheteur n'a pas de quoi. payer jes coups de rabot supplémentaires, ni la cire ni la peinture. Alors, elles restent en. planches 2 caisses disjointes, ot les ‘tous des clous demeurent ouverts. Le fait vérifiable est que 1a colonisation carence Ie colonise et que toutes les carences stentretiennent et s'alimentent I'une Yautre. La non-industrialisation, Yabsence de développement technique du pays conduit au’ lent écrasement_ économique du colonisé. Et Técrasement économique, le niveau de ¥ des masses colonisées empéchent le technicien d'exister, comme Yartisan de se pariaire et de créer. Les causes derniéres sont Jes refus du colonisateur, qui senrichit davantage 4 vendre de In matitre premitre qu’a concurrencer l'industrie métro- politaine. Mais, en out, le systtme fonctionne en rond, acquiert une autonomic du malheur. Auraiton ouvert plus de centres d'apprentissage, et méme des universités, ils wat: raient pas sauvé le colonisé, qui n‘aurait pas trouvé, en sortant, Tutilisttion de son savoit. Dans un pays qui manque de tout, les quelques ingénieurs colonisés, qui ont réussi A obtenir Jeurs dipiémes, sont utilisés comme bureaucrates ou comme fenseignants! La société colonisée n'a pas un besoin direct dde techniciens et nen suscite pas. Mais malheur a qui n'est pas indispensable 1 Le manczuvre colonisé est interchangeable, pourquoi le payer son juste prix? De plus, notre temps et notre: histoire sont de plus en plus techniciens; le retard 809 ALBERT MEMMI technique du colonisé augmente et para justier le mépris {gull inspite. II concrée, semble In distance qui le separe (eeolohistieurs Er il west pas faux que la distance tech migue est cause en partie de Tncompréhension des parte hares. Le niveau general de vie du colonis est si bat souvent que le cnact est presque impossible, On ven ure en patlant Uv mosenige de In colonic. On peut poursuivre sin temps Lune, ln joussance des techniques, cde des traditions tectmiques, Ee petit Frangais; le petit Italien ont Toccasion tee ipower un moteur, une radio, sont envizonnés par Tey produfe de Ta technique. Beaucoup. de colonists autendent Ae quitter a mation paternelle pour approcher la: moindre machine, Comment auvaientils de godt pour In. cviiation Ineaniienne, et Tintuition de lx machine? "Tout dans fe colonise, enfin, est carencé, tout contribue A fe earencer, Meme son. corps, mal noua, malingre et mnalade. len des palabes seraient économisées, sen prea: bule i toute decision, on commencat par poser ¢ dabord, iI ysa ta misee, collective ct permanente, immense, La simple tt bite mistre biologique, {a faim. chronique de tout un peuple, la sousalimentation et Ia maladie. Bien s6r, de loin Fela reste un peut abstraie et il'y tadrait une imagination Tallucinatoue. je me souviens de ce jour ol le car de lt C"Tunisenne Automobile » qui nous emmenait vers Te Sud, Samtia au mili dune foule dont Jes bouches souriaient qnain dont ler yews. presque tous Tes yeu, coulaent #0 Tet Jones! ot: je cherchai avec malaise un. reyard non tracho: incu ot je pulse reposer Te mien. Et la cuberculose, et In syphilis et cos corps squeletiques et nus, qul se prominent tntee es chaises des cal, comme des mortevivants, collants comme des meuches, les mouches de nos remords, —~ Ah { Non cle nour intrtocuteu, cette miste, elle Gait Nous Tavons trouvée en arrivant! Soie (voir ailleurs; Thabitant des bidonsles ext sou- vent ‘un fellak’ deposedé). Mais comment un tel sjsttme Social, qui perpéine de elles détrenes — 3 supposer_quil ne les cide pas pourraitil tenir longtemps? Comment ose ton computer les fvantages-et les inconvenients de acolo. hstdon? Quels avantages, fusentils mille fois plus impor tants, pourfatent faite accepter de elles catastrophes, inte Heures exerieures? Albert Mev.

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