Portrait du colonisé
PAR ALBERT MEMMI
Le mytie.
our comme la bourgeoisie propose une image du prolé-
taire, Vexistence du colonisateur appelle et impose une
image du colonisé. Alibis sans lesquels la conduite du
colonisateur et celle du bourgeois, leurs existences_mémes,
sembleraient scandaleuses. Mais nous éventons la mystification,
précisénent parce qu'elle les arrange trop bien.
Lorsque le colonisateur affirme, dans son langage, que
le colonisé est un débile, il suggére par li que cette déficience
appelle la protection. D'oit, sans rire — je V'ai entendu sou-
vent — la notion de protectorat. I est dans V'intérét du
colonisé qu'il soit exclu des fonctions de direction; et que
ces lourdes responsabilités soient réservées au colonisateur.
Lorsque le colonisateur ajoute, pour ne pas verser dans la
sollicitude, que le colonisé est un arriéré pervers, aux ins-
tincts_mauvais, voleur, un peu sadique, i légitime ainsi
sa police et sa juste sévérité, Ml faut bien’ se défendre contre
Tes dangereuses sottises d'un. irresponsable ; et aussi, souci
meéritoire, le défendre contre luiméme! De méme pour 'ab-
sence de besoins du colonisé, son inaptitude au confort, 2 Ia
1u progrés, son étonnante familiarité avec la mise
le colonisateur se préoccuperaitil de ce qui ni
quiéte guére Vintéressé? Ge serait, ajoute-til avec une sombre
et dudacieuse philosophie, lui rendre un mauvais service que
de Vobliger aux servitudes de la civilisation. Allons! Rap-
pelons-nous que Ia sagesse est orientale, acceptons, comme
ui, la mistre du colonisé. De méme encore pour Ia fameuse
ingratitude du colonisé, sur laquelle ont insisté des aute
dits séricux ; elle rappelle, a la fois, tout ce que le colonisé
doit au colonisateur, que ‘tous ces bienfaits sont perdus, et
quill ext vain de prétendre amender le colonise.
790PORTRAIT DU COLONISE
1 est remarquable que ce tableau n'ai pas d'autre nécesité
I est difeite, par exemple, Waccorder entre eux la. plupart
dle ees Waly ce proceder a leur synthize objective. On ne
toit guere pourquoi le colonise serait 4 la fois mineur et
Inéchinw, pares et arriré. Il aurai¢ pu Gire mineur et
bon, commie Je bon sauvage dw xvursigele, ow pueril et dur
2's che, ow pareseux et ruse, Micux encore, les waits
prétés au colonise vexeluent Yun Tautre, sina que cela gene
fon procureur, On le depeint en méme’ temps frugal, sobre.
Sins bevoins éiendus. et avalanc dev quantis dégottantes de
iande, de-graive, dale}, de mrimporte quoi comme. wn
che, ut a’peur de soullrir, et comme.ine brate qul nest
arrétée par aucune des inhibitions de la civilisation, ete.
Preive supplémentaire. quil ext inutile de chercher cee
coherence alieurs que chet le colonisateur Iuimeme. Ta
base de toute la construction enfin, on touve tine dynamique
Timique : celle des exigences économiques ct alfectives ‘du
folonisateur; qui iui went liew de. logique, commande et
txplique chacun des traits qu'il préte au colonise. En det
nitive ils sont tous qvanfageus pour le colonisaceur, meme
feu quis en premiére apparences lui serazent-doramageables.
La déshumanisation.
En fait, ce qu’est vértablement Je colonisé importe peu
au eolonateutt Lain de vouloir sasir le colonise. dane sa
allt il es préaccupé de Tul faire subir cette indispensable
transformation, Et le mécanisme de ce repétrissage du colo-
hse est Iutmméme éclairant.
Tl consite dabord en une sie de négations. Le colonisé
west pas ceei, est pos cela. Jamas il nest consideré. posit
temedt; ou sil Tea la quate conctdée relbve d'un manque
Dpovefologique ou thique: Ainsi pour Vhospitalité arabe, qui
Pout dilflement paster pour un wait négait. Si Tony
Prend garde, on découvre que la lovange est le fait de tow
Faces, (européens de passage, et non de colonsateury, cest
Selire @Européens installes en colonie, Austot_en place,
TEuropéen ne profite plus de cee hospitalité, arvéte lev
changes contribue. aux’ harrtres, Rapidement, change de
palette pour peindce Te colonise, qui devient jaloux, retire
Air soi, exci, fanatique- Que. devient Ja fameuse hospi
talite? Puisgu'll ne peut Ia nie, le colonisateur en fet alors
Fesortir les" ombres” et, les conséquences “ésastreuses, Elle
provient, affirme il, de Vrresponsabiic, de la prodigalité du
Entonisé, qui n'a pas le ens de ln prévsion, de Héconomie. Du
791ALBERT MEMMI
notable au fellah, les fées sont belles et généreuses, en
effet, mais voyons Ia suite! Le colonise se ruine, emprunte
et finalement paye avec Targent des autres! Parle-ton, at
contraire, de la modestie de sa vie? De la non moins fameuse
absence de besoins? Ce n'est pas davantage une preuve de
sagesse, majs de stupidieé. Comme si, enfin, tout trait reconnu
ow inventé, doit tre T'indice d'une’ négativie.
Ainsi sefiritent, Pune apr’y Fautre, toutes Jes qualités qui
font du colonisé un homme. Et son humanité, refusée par le
colonisateur, lui devient en effet opaque. I est vain, pre
tendiil, de chercher & prévoir ses conduites. (« Is sont impré-
visibles! >... « Avec eux, on ne sait jamais! >.) Une étrange
et inquigtante impulsivité Iui semble commander le colo-
nisé. Tl faut qu'il soit bien étrange, en vérité, pour qui
demeure si mystérieux aprés tant d'années de cohabitation,
ow il faut penser que le colonisateur a de fortes raisons de
tenir & cette illisib
Autre signe de cette dépersonnalisation du colonisé: ce
que Ton pourrait appeler fa marque du pluriel. Le colonisé
nest jamais caractérisé d'une manidze différentielle, il n'a
droit qu’ la noyade dans le collectif anonyme. (¢ ls sont
ceci.. IIs sont tous les mémes +.) Si la domestique colonisée
ne vient pas un matin, le colonisateur ne dira pas qu'elle
est malade, ou qu'elle triche, ou qu’elle est tentée de ne pas
respecter un contrat abusif, (Sept jours sur sept, les domes-
tiques colonisés bénéficiant rarement du congé hebdomadaire,
accordé aux autres.) I! affirmera qu’on « ne peut pas compter
sur eux. > Ce n'est pas une clause de style. Il refuse d'envi-
sager les événements personnels, particuliers, de la vie de sa
domestique. Cette vie dans sa’ spécificité ne Tintéresse pas,
sa domestique n'existe pas comme individu.
Enfin le colonisateur dénie au colonisé le droit Ie plus
précieux reconnu a la majorité des hommes : Ia_liberté,
Les conditions de vie, faites au colonisé par Ia colonisation,
nen tiennent aucun compte, ne Ia supposent méme pas. Le
colonisé ne dispose aucune issue pour quiteer son état de
malheur: ni d'une issue juridique (la naturalisation), ni
d'une issue mystique (la conversion religicuse). Le colonisé
nest pas libre de se choisir colonisé on non colonise.
Que peutil lui rester, au terme de cet effort obstiné de
dénaturation ? Tl n'est sitrement plus un alter ego du coloni-
sateur. C'est 4 peine encore un étre humain. Il tend rapide-
ment vers Yobjet. A Ia limite, ambition supréme du coloni-
sateur, il devrait ne plus exister quien fonction des besoins
792PORTRAIT DU COLONISE
du colonisateur, cestsndive siétre transformé en colonisé pur.
On voit Vextraordinaire efficacité de cette opération. Quel
devoir sérieux aton envers un animal ou une chose, 4 quoi
ressemble de plus en plus le colonisé? On comprend alors
que Ie colonisateur puisse se permettre des attitudes, des
jugements tellement scandaleux. Un colonisé conduisant une
voiture est un spectacle auquel le colonisateur refuse de
Shabituer ; il lui dénie toute normalité, comme pour une
pantomime simiesque. Un accident, méme grave, qui atteint
le colonisé, fait presque rire. Une mitraillade dans une foule
colonisée Tui fait hausser Tes épaules, D’ailleurs, une mere
indigéne pleurant 1a mort de son fils, une femme indigéne
pleurane son mari, ne lui rappellent que vaguement [2 dou:
Jeur d'une mire ou d'une épouse. Ces cris désordonnés, ces
gestes insolites, suffiraient a refroidir sa compassion, si elle
venait naftre. Dernigrement, um auteur nous racontait,
avec drdlerie, comment, 3 V'instar du gibier, on rabat vers
de grandes cages les indigenes révoltés. Que Yon ait ima-
ging, puis sé, construire crs cages, et peutétre plus encore,
que Von ait Iaisé les reporters ‘photographier les prises,
prouve bien, que dans lesprit de ses organisateurs, le spectacle
avait plus rien @humain.
La mystifcation.
Ge délire destructeur du colonisé, étant né des exigences
du colonisateur, il n'est pas étonnant quill y réponde si bien,
qu'il semble confirmer ct justifier Ia conduite du colonisatenr.
Plus remarquable, plus nocif peut-éue, est 'écho qu'il suscite
‘chez le colonisé Tutméme.
Gonfronté en constance, avec cette image de Iuisméme,
proposée, imposée dans les institutions comme dans tout con-
fact humain, comment n'y réagiraitil pas? Elle ne peyt
Tui demeurer indifdrente, plaquée sur lui de Textérteur,
comme une insulte qui vole avec le vent. Il finit par la
reconnaitee, tel un sobriquet détesté mais devenu un. signal
familier. L'accusation le wouble, Vinquiéte d’autant plus qu'il
admire et craint son puissant accusateur. N'a-til pas un peu
raison, murmure-til? Ne sommes-nous pas, cout de méme, un
su coupables ? Paresseux, puisque nots avons tant doisils ?
Femorés puisque nos nots husons opprimer?... Souhaité,
répandu’ par le colonisateur, ce portrait mythique et dégra-
dant finit, dans une certaine’ mesure, par étre accepté et vécu
par le colonisé. Tl gagne ainsi une certaine réalité et contribue
{au portrait réel du colonise
793ALBERT MEMMI
Ce mécanisme n'est pas inconmu: cest une mystification.
Lidéologie d'une ciasse dirigeante, on le sait, se fait adopter
dans une large mesure par les classes dirigées. Or toute idéo-
ogie de combat comprend, partie intégrante d'elleméme,
une conception de Tadversaire. En consentant a cette idéo-
logie, les classes dominées confirment d'une certaine manitre,
le réle qu'on leur a assigné. Ce qui explique, entre autres,
Ta relative stabilité des sociétés; Toppression y est, bon gré
mal gré, tolérée par les opprimés euxmémes. Dans Ia rela-
tion coloniale, 1a domination s'exerce de peuple a peuple,
mais le schéma reste le méme. La caractérisation et le réle
du colonisé occupent une place de choix dans Tidéologie
colonisatrice. Caractérisation infidéle au réel, incohérente en
elleméme, mais nécessaire et cobérente a Tintérieur de cette
idéologie. Et a laquelle le colonisé donne son assentiment,
toublé, partiel, mais indéniable.
Voili Ia seule parcelle de vérité dans ces notions a la
mode : complexe de dépendance, colonisabilié, etc. Il existe,
assurément, — 4 un point de son évoluti une certaine
adhésion du colonisé 4 Ia colonisation. Mais cette adhésion
est le résultat de Ia colonisation et non sa cause, elle nait
aprés_et non avant Toccupation coloniale. Pour que le
colonisateur soit complétement le maitre, il ne suffit pas
quill le soit objectivement, il faut encore quiil croie a sa
egitimité. Et pour que cette légitimité soit entiére, il ne suffit
pas que le colonisé soit objectivement exclave, il est _néces-
saire qu'il s'accepte comme tel. En somme le colonisateur
doit étre reconnu par le colonisé. Le lien entre le colonisateur
et le colonisé est ainsi destructeur et créateur: il détruit et
recrée les deux partenaires de la colonisation, en coloni
teur et colonisé: Tun est défiguré en oppresseur, en étre
partiel, incivique, ticheur, préoccupé umiquement de ses
privileges, de leur défense, 2 tout prix; Paute en opprimé,
brisé dans son développement, composant avec yon écrasement
De méme que le colonisateur est wenteé dle saccepter comme
colonisateur, Je colonisé est obligé, pour vivre, de saccepter
comme colonisé.
Situation du colonisé.
Hi aurait été top beau que ce portait mychique restae un
pur phantasme, un regard lancé sur le colonise ; qui naurait
fait qu'adoucir la mauvaise conscience du colonisateur. Poussé
par le inémes exigences qui Vont suscité, il ne peut manquer
74PORTRAIT DU COLONISE
de se tuaduire en conduites effectives, en comportements agis
sants et constituants,
Puisque le colonisé est présumé voleur, il faut se garder
effectivement contre lui; ‘suspect par définition, pourquoi
ne seraitil pas coupable? Du linge a été dérobé (incident
fréquent dans ces pays de soleil, od Ie linge stche en plein
vent, et nargue ceux qui sont nus). Quel doit éue le
coupable sinon le premier colonisé signalé dans les parages ?
Et puisque c'est peut-étre lui, on va chez lui et on Temmene
au poste de police.
« La belle injustice, rétorque le colonisateur! Une fois
sur deux, on tombe juste. Et, de toutes manitres, Je voleur
est un colonisé ; si on'ne le trouve pas dans le premier gourbi,
illest dans le second >.
Ce qui est exact : le voleur se recrute en effet parmi les
pauvres, et les pauvres parmi les colonisés. Mais s'ensuit-
que tout colonise soit un voleur possible et doive étre
aaité comme tel?
Ces conduites, communes 2 T'ensemble des colonisateurs,
siadressant a Yensemble des colonisés, vont donc s‘exprimer
en institutions. Autrement dit, elles définissent et imposent
des situations objectives, qui cement le colonisé, pésent sur
lui, jusqu’a infléchir sa conduite et imprimer des rides & son
visage. En gros, oes situations seront des situations de carences.
A'Vagression idéologique qui tend a le déshumaniser, puis
a le mystifier, correspondent en somme des situations con-
cerétes qui visent au méme résultat. Etre mystifié crest déja
pew ow prou avaliser Je mythe, et y conformer sa conduite,
Cestadire en étre agi. Or ce mythela est, de plus, solidement
Gayé sur une organisation bien réelle,” une administration
et une juridiction ; alimemté, renouvelé par les exigences
historiques, économiques et culturelles du colonisateur. Com-
ment le colonisé seraitil insensible a la calomnie et an mépris.
Comment ne hausserait-il pas les épaules devant I'insulte ou
Ta bousculade, comment échapperaitil aux bas salaites, a
Yagonie de sa culture, & la loi qui le régit de sa naissance & sa
mort?
De méme qu'il ne peut échapper 4 1a mystification colo-
nisatrice, il ne saurait se soustraire a ces situations concrétes,
génératrices de carences. Dans une certaine mesure, le portrait
réel du colonisé est fonction de cette conjonction.
295ALBERT MEMMI
Le colonisé et Uhistoire.
La carence Ja plus grave subie par le colonisé est d’étre
plact hors de (histoire et hors de (n cité. La colonisation Iui
Supprime toute part libre dans la guerre comme dans la
paix, route décision qui contribue au destin du monde et
iat sien, toute responsabilité historique et sociale.
11 arrive, certes, que les citoyens des pays libres, saisis de
Aécouragement, se disent quils ne sont pour rien dans les
affaires de la nation, Que leur action est dérisoire, que leur
voix ne porte pas,, que les élections sont truquées. La presse
et la radio sont aux mains de quelquesuns ; ils me peu-
vent pas empécher Ja guerre ni exiger Ja paix; mi méme
obtenir de leurs élus quills respectent, une fois élus, ce
pourquoi ils furent envoyés au parlement.,. Mais ils recon-
haisent aussitdt qu’ils en possédent le droit ; le pouvoir
potentiel sinon efficace : quills sont dupés ow las, mais non
Esclaves. Hs sont des hommes libres, momentanément vaincus
par Ia ruse ou Gtourdis par Ja démagogie. Et quelquefois,
Excédés, ils prennent de subites coléres, brisent leurs chaines
de ficelie, et bouleversent les petits calculs des politicens. La
mémoire populaire garde un fier souvenir de ces périodiques
et justes tempétes | Tout bien relléchi, ils s'accuseraient plutot
Ge ne pas se révolter plus souvent. Ils sont responsables,
aprés tout, de leur propre liberté et si, par fatigue ou faiblesse,
‘ou scepticisme, ils la laissent inemployée, ils méritent leur
punition.
‘Le colonisé, Iui, ne se sent ni responsable ni coupable, ni
sceptique, il est hors de jeu. En aucune manitre, il nest
plus sujet de Thistoire; bien’ entendu il en subit Ie poids,
Souvent plus cruellement que les autres, mais toujours comme
objet. Nl'a fini par perdve Vhabitude de toute participation
faetive A Vhistoire et ne la réclame méme plus. Pour peu
que dure Ia colonisation, il perd jusqu'aa souvenir de sa
Liberté; il oublie ce quelle coate ou n’ose plus en payer
Te prix. Sinon, comment expliquer qu'une garnison de quel-
{ques hommes puisse tenir dans un poste de montagne? Qu'une
poignée de colonisatewrs souvent arrogants puissent vivre au
milieu dune foule de colonisés ? Les colonisateurs eux-mémes
Sen étonnent, et de li vient qu’ils accusent le colonise de
Ticheté. L'accusation est trop désinvolte, en vérité; ils savent
bien que sils étaient menacé, leur solitude serait vite rompue
touted les ressources de la technique, téléphone, télégramme,
avion, mettraient 4 leur disposition, en quelques minutes, des
796PORTRAIT DU COLONISE
moyens effroyables de défense et de destruction. Pour un
colonisateur tué, des centaines, des milliers de colonisés ont
été, seront exterminés. L’expérience a été asser souvent renou-
velée — peutétre provoquée — pour avoir convaincu le
colonisé de linévitable et terrible sanction. Tout a été mis
en ceusre pour effacer en lui le courage de mourir et d'af
fronter la vue du sang.
Test d'autant plus clair, que sil sagie bien d'une carence,
née d'une situation et deta volonté du colonisateur, il ne
agit que de cela. Et non de quelque impuissance congénitale
A assumer Vhistoire
Crest pourquoi, par exemple, Vexpérience de la dernitre
guerre fur tellement décisive. Elle n'a pas seulement, comme
on T'a dit, appris imprudemment aux colonisés la technique
de la guerilla; elle leur a rappelé, suggéré la possbilité d'une
conduite agressive et libre. Tes gouvernements européens qui,
aprés cetie guerre, ont interdit Ia projection dans les salles
coloniales, de films comme la « Bataille du rail >, neurent
pas tort, de leur point de vue. Les Westerns américains, les
films de gangsters, les bandes de propagandes guerriéres mon-
raient déji, leur aton objecté, 1a maniére d'utiliser us
revolver ow une micaillette. L’argument n'est pas suffisant.
ignifcation des films de résistance est toute différente :
des opprimés, 4 peine armés ou méme pas du tout, osaient
Stattaquer & leurs oppresseurs.
Un pew plus tard, lorsgu’éclatérent les premiers troubles
dans les colonies, ceux qui nen comprirent pas Te sens, se
rasuraient cn faisant le compte des combattants actfs, en
ironisant sur leur petit nombre. Le colonisé hésite, en effet,
avant de reprendre son destin entre ses mains, Mais le sens
de Tévénement dépassait tellement son poids arithmétique t
Quelques colonisés ne tremblaient plus devant 'uniforme du
colonisateur ! On a plaisanté Vinsistance des révoltés a s'ha-
Diller de kaki et de maniére homogine. Ils esptrent, bien
six, étre considérés comme des soldats et traités selon les lois
de la guerre, Mais il y a davantage dans cette obstination :
iis revendiquent, ils revétent la livrée de histoire ; car
= hélas, soit — Fhistoire aujourd’bui est habillée en militaire.
Le colonise et la cité.
De méme pour les affaires de Ja cité: « Ils ne sont pas
capables de se gouverner tout seuls », dit te colonisateur.
« Cest pourquoi, explique-til, je ne les Iaisse pas... et ne
les Taisserai jamais accéder au gouvernement ».
797ALBERT MEMMI
Le fait est que le colonisé ne gouverne pas. Que stricte-
‘ment éloigné du pouvoir, il finit en effet par en perdre Vhar
bitude et'le gote Comment s'intéresscraitil 4 ce dont il est
si résolument exclu? Les colonisés ne sont pas riches en
hommes de gouvernement, il est vrai. Mais, comment une
si longue vacanee du pouvoir autonome susciteraitelle des
compétences ? Le colonisateur peutil se prévaloir de ce présent
truqué pour barrer Vavenir ?
Parce que les organisations colonisées ont des revendications
nationalistes, on conclut souvent que le colonisé est chauvin.
Rien vest moins certain. Il s'agit au contraire d'une ambi
tion et d'une technique de rassemblement, qui fait appel
Ades evierspaviontels Saul chee les militants de ee
renaissance nationale, les signes habituels du chauvinisme
— amour agressif du drapeau, utilisation de chants patrio-
tiques, conscience aigué dappartenir Aun méme organisme
national — sont rares chez le colonisé. On répéte que la colo-
nisation a précipité la prise de conscience nationale du
colonisé. On pourrait aussi bien alfirmer qurelle en a modéré
Te rythme, en maintenant le colonisé hors des conditions
objectives ‘de Ia nationalité contemporaine, Estce une coin-
idence si les peuples colonisés sont les derniers & naitre &
cette conscience d'eux-mémes?
Le colonisé ne jouit d'aucun des attributs de la nationalité
ni de la sienne, qui est dépendante, contestée, Cou, ni
bien entendu, de celle du colonisateur, Il ne peut guére
tenir & une ni revendiquer Tautre. N'ayant pas sa juste place
dans Ia cité, ne jouissant pas des droits du citoyen moderne,
n’étaic pas soumis & ses devoirs courants, ne yotant pas, ne
portant pas le poids des affaires communes, il ne peut se
sentir un citoyen véritable. Par suite de la’ colonisation, le
colonisé ne fait presque jamais lexpérience de Ia nationalité
e de Ia citoyenineté, sinon privativement : Nationalement,
civiquement, il n'est que ce que nest pas le colonisatewr.
Benjani colon
Cette mutilation sociale et historique est probablement la
plus grave et Ia plus lourde de consequences. Elle contribue
AL carencer les autres aspects de la vie du colonisé et, par
un effet de retour, fréquent dans les processus humains, elle se
trouve elleméme alimentée par les autres infirmités du
colonise.
Ne se considérant pas comme un citoyen, Ie colonisé perd
798PORTRAIT DU COLONISE
également Vespoir de voir son fils en devenir un. Bientot y
renongant de Iuizméme, il n’en forme plus le projet, l'élimine
de ses ambitions paternelles, et ne Ini fait aucune place dans
sa pédagogie. Rien donc ne suggéera au jeune colonisé l'as-
surance, Ia fierté de sa citoyenneté, TI ‘n’en attendra pas
dlavantages, il ne sera pas préparé & en assumer les charges.
(Rien non ‘plus, bien entendu, dans son éducation scolaire,
ou es allusions & la cité, a Ia nation, seront toujours par
référence & la nation colonisatrice) Ge trou pédagogique,
résultat de la carence sociale, vient done perpétuer cette
méme carence, qui atteint une des dimensions essentielles de
Yindividu colonisé.
Plus tard, adolescent, cest a peine s'il entrevoit la seule
issue & une situation familiale désastreuse : Ia révolte, Le
cercle est bien fermé. La révolte contre le pére et a famille
est un acte sain, indispensable & Pachévement de soi ; il permet
de commencer la vie d'homme, nouvelle bataille heureuse
et malheureuse, mais parmi les autres hommes. Le confit
des générations peut et doit se réoudre dans le conllit social :
inversement, il est ainsi facteur de mouvement et de progrés
Les jeunes générations trouvent dans le mouvement collectif
Ja solution de leurs difficultés, et choisissant le mouvement ils
Yaccélérent, Encore faut-il que ce mouvement soit possible.
Or sur quelle vie, sur quelle dynamique sociale débouche--on
La vie de la colonic est figée; ses structures sont & Ix fois
corsetéss et sclérosées. Aucun réle nouveau ne s‘offre au jeune
homme, aucune invention n’est possible. Ce que Ie coloni-
sateur reconnait par un euphémisme devenu classique : il
respecte, proclame-til, les us et coutumes du colonisé. Et certes,
i les respecte, fiitce par la force. Tout changement ne pou-
vant se faire que contre la colonisation, le colonisateur est
conduit & favoriser les éléments les plus’ rétrogrades. Il n'est
pas seul responsable de cette modification de Ia société colo-
nisée ; il est de relative bonne foi en soutenant qu'elle est
indépendante de sa seule volonté. Elle découle, largement,
cependant, de la situation coloniale. N’étant pas maitresse de
son destin, n’étant plus sa propre lgislatrice, ne disposant
pas de son organisation, In société colonisée ne peut plus
accorder ses institutions ses besoins profonds. Or, ce sont
ses besoins qui modélent le visage organisationnel ‘de toute
société normale, au moiné relativement. C'est sous leur pres-
sion constante que le visage politique et administratif de ta
France s'est_progressivement transformé le long des siécles,
Mais si la discordance devient top flagrante, et Tharmoni
799ALBERT MEMMI
impossible & réaliser dans les formes légales existantes, cest
la révolution ou la sclérose.
La société colonisée est une société malsaine oit la dynd-
mique interne n’arrive plus 2 déboucher en structures nou-
velles. Son visage durei depuis des siécles n’est plus qu'un
masque, sous lequel elle étoulfe et agonise lentement. Une
telle société ne peut résorber les conflits de générations, car
elle ne se laisse pas transformer. La révolte de ladolescent
colonisé, loin de se réoudre en mouvement, en. progrés social,
ne peut que senliser dans les marécages de 1a société colonisée
(@ moins quelle ne soit une révolte absolue, mais cela nous ¥
reviendrons)
Les valeurs-refuges.
‘Tot ou tard, il se rabat done sur des positions de repli
ies valeurs traditionnelles.
jique Tétonnante survivance de la famille colo-
nisée : elle solfre en véritables valewr-refuge. Elle sauve le
colonisé du désespoir d'une totale défaite, mais se trouve, en
change, confirmée par ce constant apport d’un sang nouveau.
Le jeune homme se mariera, se transformera en pére de
famille dévoué, en frére solidaire, en oncle responsable, et
jusqu’a ce qu'il prenne Ja place du pére, en fils respectueux.
‘Tout est rentré dans Yordre : a révolte et le conilit ont
abouti A Ja victoire des parents et de Ia tradition.
Mais cest une triste victoire. La société colonisée n’aura pas
bougé d'un demi-pas; pour le jeune homme c'est une catas-
trophe intérieure. Définitivement, il restera agglutiné & cette
famille, qui Iui offre chaleur et tendresse, mais qui le couve,
Yabsorbe et le castre. La cité n’exige pas de lui des devoirs
complets de citoyens, les Tui refuserait s'il songeait. encore
les réclamer, Iui concéde peu de droits et lui interdit toute
vie nationale ? En vérité, il n'en a plus impérieusement besoin.
Sa juste place, toujours réservée dans la douce fadeur des
réunions de clan, Ie comble. Il aurait peur den sortir. De
bon gré maintenant, il se soumet, comme les autres, 2 Tau:
torité du pore et se prépare i le remplacer. Le modéle est
débile, son univers est celui d'un vaincu! mais quelle autre
issue lui reste-til? Par un paradoxe curieux, le pire est
Ia fois debile et envahissant, parce que complétement accepts.
Le jeune komme est prét i endasser son réle d’adulte colo~
nisé : Cestddive & staccepter comme étre d'oppression.
De méme pour T'indiscutable emprise d'une religion, & 1a
fois vivace et formelle. Complaisamment, les missionnaires
300PORTRAIT DU COLONISE
présentent ce formalisme comme un trait essentiel des reli-
tions non chrétiennes. Suggérant ainsi que le seul moyen d'en
Sortir serait de passer dans la religion da cdté.
En fait, toutes les religions ont des moments de forma-
lisme coercitif et des moments de souplesse indulgente. I
reste a expliquer pourquoi tel groupe humain, & telle période
de son histoire, subit tel stade. Pourquoi cette rigidité reuse
des religions colonisées ?
Il serait vain d'échafauder une psychologic religieuse parti
caliére au colonisé; ou d'en appeler a la fameuse nature-
quiexplique-tout. Je n'ai pas remarqué de religiosité sura-
Bondante chez mes éléves colonisés, s'ils accordent une atter
tion constante aux manifestations de la vie religieuse. L’ex-
plication me parait étre paralléle celle de emprise fami-
fiale. Ce n'est pas une psychologic originale qui explique
Vimportance de la famille, ni Vintensité de la. vie fasili
Vérat des structures sociales. Crest. au contraire, Vimpossibilité
d'une vie sociale complite, d'un libre jeu deta dynamique
sociale, qui entretient Ia vigueur de la famille; replie Vin
dividu sur cette cellule plus restreinte, qui le sauve et Péoulle.
De méme, l'état global des institutions colonisées rend compte
du poids abusif du fait religieux.
‘Avec son réseau institutionnel, ses fétes collectives et pério-
ques, la religion constitue une autre valeurrefuge ; pour
Vindividu comme le groupe. Pour l'individu, elle s'‘offre comme
une des rares lignes de repli; pour le groupe, elle est une
dies rares manilestations qui puisse protéger son existence
originale. La société colonisée, ne possédant pas de structures
nationales, ne pouvant s'imaginer un avenir historique, doit
se contenter de la torpeur passive de son présent. Ce présent
miéme, elle doit le soustraire a Venvahissement conquérant
de la colonisation, qui Venserre de toutes parts, Ia pénétre
de sa technique, de son prestige auprés des jeunes généra-
tions. Le formalisme, dont le formalisme religicux nest qu'un
aspect, est le kyste dans lequel elle s‘enferme, et se durcit
réduisant sa vie pour In sauver. Réaction spontanée d'auto,
Aéfense, moyen de sauvegarde de la conscience collective sans
laquelle un peuple rapidement n’existe plus. Dans les condi-
tions de dépendance coloniale, Vaflranchissement religi
comme T'éclatement de la famille, aurait comporté un
grave de mourir & soi-méme.
Ta scldrose de la société colonisée est done la conséquence
de deux processus de signes contraires ; un enkystement né
de Yintérieur, un corset imposé de V'extérieur. Les deux phé-
noménes ont un facteur commun : le contact avec la colo-
801ALBERT MEMMI
nisation ; ils convergent en un résultat commun : Ia catalepsie
sociale et historique du colonisé.
Lamnésie culturelle
Tant qu'il supporte ta colonisation, la seule alternative
possible pour le colonisé est I'assimilation ou la péwification,
Liassimilation lui étant refusée, nous. le verrons, il ne lui
reste plus qua vivre hors du temps. Il en est refoulé par la
colonisation et, dans une certaine mesure, il s'en accom:
mode. La projection et 1a construction d'un avenir lui étant
interdites, il se limite A un présent; et ce présent luiméme
est amputé, abstrait.
Ajoutons maintenant qu'il dispose de moins en moins de
son passé. Le colonisateur ne Iui en a méme jamais connu ;
et tout le monde sait que le roturier, dont on ignore les
origines, n’en a pas. Il y a plus grave. Interrogeons Je colonisé
uiméme : quels sont ses héros populaires ? Ses. grands. con:
ducteurs de peuple sages? A peine sil peut nous livrer
quelques noms. Dans un désordre complet, et de plus en
plus a mesure qu'on descend les générations, le _colonisé
semble condamné a perdre progressivement la mémoire
Le souvenir n'est pas un phénoméne de pur esprit; de
méme que la mémoire de l'individu est le fruit de sa physio
logie et de son histoire, celle d'un peuple repose sur ses ins:
titutions, Or les institutions du colonise sont mortes ow sclé-
rosées. Celles qui gardent une apparence de vie, il n'y eroit
guére, il vérifie tous les jours leur inefheacité; ‘il lui arrive
den avoir honte, comme d'un monument ridicule et suranné,
Toute Uefficacité, au contraire, tout le dynamisme social,
semblent accaparés| par les institutions du colonisateur. Le
colonisé atit besoin d'aide? Cest a elles quill s'adresse,
Estil en faute? Gest deelles quil regoit sanction, Immar
quablement, il termine devant des magistrats colonisatem
Quand un "homme dautorité, par hasard, porte chéchia, il
a le regard fuyant et le geste plus cassant, comme sil vow
lait prévenir tout appel, comme s'il était sous la constante
surveillance du colonisateur. La cité se metelle en fete?
Ce sont les fétes du colonisateur, méme religicuses, qui sont
élébrées avec éclat : No8l et Jeanne Arc, le Camaval et
le Quatorze Juillet... Ce sont les armées du ‘colonisateur qui
défient, cellésla méme qui ont écrasé le colonisé et le main-
tiennent en place, et Iécraseront encore s'il le faut.
Bien siir, en vertu de son formalisme, le colonisé conserve
fetes religicuses, identiques ellesmémes depuis
02PORTRAIT DU COLONISE
des sitcles. Précisément, ce sont les seules fétes religieuses,
qui, en un sens, sont hors du temps. Plus exactement, elles
se trouvent & Yorigine du temps de histoire, et non dans
Vhistoire. Depuis le moment oi elles ont été instituées, il ne
sest plus rien passé dans la vie de ce peuple. Rien de’parti-
culier a son existence propre, qui mérite d'étre retenu par la
conscience collective, et fێ. Rien qu'un grand vide.
Lécole du colonise,
Par quoi se transmet encore I'héritage d'un peuple?
Par T'éducation qu'il donne a ses enfants, et la langue,
merveilleux réservoir sans cesse enrichi d'expériences nouvelles.
Les traditions et les acquisitions, les habitudes et les conquétes,
Jes faits et gestes des générations précédentes sont ainsi léguées
et inscrites dans histoire.
Or, Ja trs grande majorité des enfants colonisés sont dans
Ja rue. Et celui qui a 1a chance insigne d’étre accueilli dans
une école, m’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire
qu’on lui constitue n'est siirement pas celle de son peuple.
jstoire qu'on lui apprend n’est pas Ia sfenne. Hl sait qui
fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khamadar ; qui
fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. Tout semble sétre
passé ailleurs que chez Ini; son pays et luiméme sont en
Pair, ow n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs,
a la Marne; par référence & ce qu'il n'est pas, au christia-
nisme, alors quill n'est pas chrétien, & TOccident qui s‘arréte
devant son nez, sur une ligne d’autant plus infranchissable
quielle est imaginaire. Les livres V'entretiennent d'un univers
qui ne rappelle en rien le sien; Ie petit gargon s‘appelle
‘Toto et la petite fille Marie ; et les soirs d’hiver, Marie et
Toto, rentrant chez eux par des chemins couverts de neige,
Sarrétent devant Je marchand de marrons. Ses maitres enfin,
ne prennent pas le relai du pére, ils n'en sont pas le relai
prestigieux et sauveur comme tous les mattres du monde, ils
sont autres. Loin de préparer Iadolescent se prendre tote
lement en main, lécole établit en son sein une définitive
dualité,
Le bilinguisme colonia
Ce déchirement essentiel du colonisé se trouve particuliére-
ment exprimé et symbolisé dans le bilinguisme colonial.
Le colonisé n'est sauvé de l'analphabétisme que pour tomber
dans le dualisme linguistique, Sil a cet chance, La majorite
803ALBERT MEMMI
des colonisés n’auront jamais la bonne fortune de souftrir
les courments du bilingue colonial. Ils ne disposeront jamais
que de leur langue maternelle; cestaidire une langue ni
éevite ni Ine, qui ne permet que Fincertaine t pauvre culture
De petits groupes de leterés s‘obstinent, certes, a cultiver
Ja langue de leur peuple, la perpétuer dans ses splendeurs
savantes et passées, Mais ces formes subtiles ont perdu, depuis
longtemps, tout contact avec la vie quotidienne, sont devenues
‘opaques pour Vhomme de Ia rue. Le colonisé les considére
comme des reliques, et ces hommes vénérables comme des
somnambules qui vivent un vieux réve,
Encore si le parler maternel permettait au moins une emprise
actuelle sur Ja vie sociale, traversait les guichets des adminis
trations ou ordonnait Je trafic postal. Méme pas. Toute la
Dureaucratie, toute la magistrature, toute la technicité n'en-
tend et n'utilise que Ia langue du colonisateur, comme les
ornes kilométriques, les panneaux de gares, les’ plaques des
rues et les quittances, Muni de sa seule langue, le colonisé est
un étranger dans son propre pays.
Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire, U1
est condition de toute communication, de toute culture et
de tout progrés. Mais le bilingue colonial n'est sauvé de
Temmurement que pour subir une catastrophe culturelle,
jamais complétement surmontée.
‘La non-coincidence entre Ja langue maternelle et Ia langue
culturelle n'est pas propre au colonisé, Mais le bilinguisme
colonial ne peut étre assimilé 4 n'importe quel dualisme lin-
Buistique. La possession de deux langues n’est pas seulement
elle de deux outils, clest la participation 2 deux royaumes
psychiques et culturels. Or ici, les deux univers symbolises,
portés par les deux langues, sont en conflit : ce sont ceux
du colonisateur et du colonisé.
En outre, In langue maternelle du colonisé, celle qui est
nourrie de ses sensations, ses passions et ses réves, celle dans
Taquelle se libére sa tendresse et ses étonnements, celle enfin
qui recéle la plus grande charge affective, cellea précisé-
ment est la moins valorisée. Elie n’a aucune dignité dans
Je pays ou dans le concert des peuples. S'il veut obtenir un
métiet, constraire sa place, exister dans la cité et dans te
monde, il doit d'abord se plier & Ia Iangue des autres, celle
des colonisateus, ses maitres. Dans le conilit linguistique
qui habite le colonisé, sa Tangue maternelle est 'humiliée,
Vécrasée, Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par Te
faire sien. De luiméme, il se met a écarter cette langue infirme,
804PORTRAIT DU COLONISE
la cacher aux yeux des Gtrangers, A ne paraitre & Taise que
dans a langue du colonhateurs En bref, fe bingo colo:
nial, n'est ni une diglossie, oft coexistent un idiome populaire
et une langue de puriste, appartenant tous deux au méme
univers affectif, ni une simple richesse polyglotie, qui béné
ficie d'un davier supplémentaire mais relativement neutre +
Gest un drame linguistique.
soe Bt la situation de Pécrivain,
cant ae ecm tec ae
oe
a
505ALBERT MEMMI
de son peuple! On sest étonné de W'apreté des premiers
écrivains colonisés. Oublieuvils qu'ils sadressent au méme
public dont ils emprantent la langue? Ce n’est, pourtant, ni
inconscience nj ingratitude ni insolence. A ce public. préeisé:
ment, dés quills osent parler, que vontils dire sinon leur
malaise et leur révolte? Espétaiton des paroles de paix de
celui qui soulfre d'une longue discorde ? De Ia reconnaissance
pour un prét si lourd d'intérée ?
Pour un prét qui, d'ailleurs, ne sera jamais qu'un prét
A wai dive je quitte ici la description “pour Ia prévision,
Mais elle est si lisible, si évidente | L’émergence d'une litté
rature de colonisés, la prise de conscience des écrivains nord-
africains par exemple, n’est_ pas un phénoméne isolé. Elle
participe de la prise de conscience de soi de tout un groupe
humain. Le fruit n'est pas un accident ou un miracle de la
plante, mais le signe de sa maturité. Tout au plus le surgis-
sement de T'artiste colonisé devance un peu Ia prise de cons-
ccience collective dont il participe, qu'il hate en y partici
pant. Or Ia revendication la phus urgente d'un groupe qui
Sest repris, est certes la libération et la restauration de sa
langue.
Si je m’étonne, en vérité, est que l'on puisse s’étonner.
Seule’ cette langue permettrait au colonisé de renouer son
temps interrompu, de retrouver sa continuité perdue et celle
de son histoire. La langue francaise estelle seulement un ins-
trument, précis et efficace ? ou ce coffre merveilleux, od s'ac-
cumulent les découvertes et les gains, des écrivains et des
moralistes, des philosophes et des savants, des héros et des
aventuriers, oi se transforment en une Iégende unique les
trésors de I'esprit et de I'ame des Francais?
L’écrivain colonisé, péniblement arrivé & utilisation des
langues européennes — celles des colonisateurs ne Youblions
pas — ne peut que s‘en servir pour réclamer en faveur de la
snne. Ce n'est Hi ni incoherence, ni revendication pure ou
aveugle ressentiment, mais une nécessité. Ne le feraitil. pas,
que tout son peuple finirait par sy mettre. Il agit d'une
dynamique objective qu'il alimente certés, mais qui le nourrit,
et continuerait sans lui.
Ce faisant, sil contribue & liquider son drame d'homme :
il confirme, il accentue son drame décrivain. Pour concilier
son destin avec Iuiméme, i pourraie s‘essayer & écrire dans
sa langue maternelle, Mais on ne refait pas un tel apprentis.
sage dans une vie d'homme. L’écrivain colonisé est condamné
a vivre ses divorces jusqu’a sa mort. Le probléme ne peut se
lore que de deux maniéres. Par tarissement naturel de la
806PORTRAIT DU COLONISE
littérature cojonisée. Les prochaines générations, nées dans
la liberté, écriront spontanément dans leur langue retrouvée.
Sans attendre si loin, une autre possibilité peut center I’écri-
vain; décider C'appartenir totalement 4 la litérature métro-
politaine. Laissons de c6té les problémes éthiques soulevés
par une tele attitude. Crest alors le suicide de la littérature
colonisée. Dans les deux perspectives, seule Téchéance di
ferant, la littérature colonisée de langue européenne semble
condarnée, & mourir jeune, et sans posteité.
Liétre de carence.
‘Tout se pase, enfin, comme sla colonisation contemporaine
diaie un nate de Thistoire Par’ sa fatale propre et. pat
@goisme, elle aura tout échous, pollue tout ce quelle aura
thuché, Elle aura pourri le colonbatcur et détrut le colonise.
Pour mieux tridmpher, elle sat voulue au service unique
Gelleméme. Mais excloant homme colonis, par lequel seul
tile aurait pu marquer la colonie, elle sett condamge Ay
demeurer étrangéres done nécesaitement éphémere
De son suicite cependant, elle nest compiable qui elle
méme. Plus impardonnable est son crime historique. contre
Ie eolonisé elle Taura verse sur le bord dela route, hors
dia temps contemporain.
‘La qucstion de savoir si te colonisé, live & luiméme,
aurait marché du méme pas que Tes auires peuples na. pat
grande figiifeation. En verté strcte, nous nen savor len,
Fes posible que non, Il n'y a center pas que le facteur
colonial pour expliquer le ‘retard dun’ peuple, ‘Tous. les
pays Wont pas sul ie méme rythime que celui de TAmerigue
Bade Angleterre: ils avaient-chacu leurs causer part
Mires de retard et leurs. propres freins. ‘Neanmoins, is ont
marché ehacun de leur propre pas et dans leur voie. AW sur
Plus, peueon Legidmer te maheur historique wun peuple
Mar le diffeltes des autres? Les. colomisés ne sont ples
veulenvietimes de Vhistoire, bien sbr, mais le mhalhetr bis
forigue propre aux colonisés fut la colonisation. Ace iéme
fauw’ probleme, revient la question si woublante pour beau
Coup Pe colonise nati pas, out de méme, profitd de la
Coldnisation ? Tout de mémt, fe colonsateur nat pas ouvert
dey routes, biti des hopitaux ex des ecole? Cee fesuiction,
Sla'vie th dure, revient & dive que la colonisation {ut tout
de mime positive t car sans eller il n'y aurait eu ni routes,
ni Ropitau, ni €eoles Quen savonssnows? Pourquoi devons
Nous ouppover que le colonise se serait fgé dans Tat ol
807ALBERT MEMMI
Va wouvé le colonisateur? On pourrait aussi bien affirmer
le contraite + si la colonisation n’avait pas eu lieu, il y
aurait eu plus d’écoles et plus d’hépitaux. Si Vhistoire cuni-
sienne était mieux connue, on verzait que le pays était alors
en pleine gésine. Aprés avoir exclu le colonis¢ de Vhistoire, lui
avoir interdit tout devenir, le colonisateur affirme son immo-
bilité foncitre, passée et definitive.
Cette objection ne trouble dailleurs que ceux qui sont
préts 2 Vétre. J'ai renoncé jusqu'ici & la commodité des chif-
fres et des statistiques. Ce serait le liew dy faire un appel
discret : aprés plusieurs décennies de colonisation, Ia foule
des enfants dans la rue lemporte de si loin sur ceux qui
vont en classe ! Le nombre des lits hopitaux est si dérisoire
devant celui des malades; intention des tracés routiers est
si claire, si désinvolte a légard du. colonisé, si étroitement
soumise aux besoins du colonisateur! Pour ce peu, vrai-
ment, la colonisation n’était pas indispensable, Estce une
telle ‘audace de prétendre que la Tunisie de 1952 aurait
&é, de toute manitre, ues différente de celle de 18817... TL
existe, enfin, d'autres possibilités d'influence et d’échanges
entre les peuples que la domination. D’autres petits pays
se sont largement tanstormés sans avoir eu besoin d'étre
colonisés. Ainsi de nombreux pays d'Europe central
Mais depuis un moment, nowt interlocuteur souriait scepti-
que.
— «Ce n'est tout de méme pas la méme chos
Pourquoi... Vous voulez dire, n'est-ce pas, que ces pays
sont peuplés d’Européens
— Hew... Oui
— Et voila, Monsieur : vous étes tout simplement raciste >.
Nous en revenons en effet au méme préjugé fondamental.
Les Européens ont conquis le monde parce que leur nature
les y prédisposait, les non-Européens furent colonisés parce
que leur nature les y condamnait.
‘Allons, soyons sérieux, laissons Ia ct le racisme et cette
manie de refaire Thistoire. Laissons méme de cbié le pro-
bléme de Ia responsabilité initiale de Ia colonisation. Futelle
le résultat inévitable de Vexpansion capitaliste ou Ventre-
prise contingente d’hommes d'affaires voraces? En definitive,
tout cela n'est pas si important, Ce qui compte, c'est la réalité
actuelle de la colonisation et du colonisé. Nous ne savons
guére ce que le colonisé aurait été sans la colonisation, mais
Hous yoyons bien ce qui ext devenu pat suite de ly colo
nisation. Pour mieux le maitriser et Vexploiter, le colonisa-
teur Ta refoulé hors du cireuit historique et social, culturel
508PORTRAIT DU COLONISE
et technique. Ce qui est actuel et vérifiable, cest que la
calture du colonisé, sa société, son savoirfaire sont gravement
atteints, et qu'il n'a pas acquis un nouvean savoir et une
nouvelle culture. Un résultat patent de la colonisation est
quill n'y a plus d’artistes et pas encore de techniciens colo-
nisés. C'est vrai qu'il existe aussi une earence technique du
colonisé. « Travail arabe + dit le eolonisateur avec mépris.
Mais loin d’y trouver une excuse pour sa conduite et un point
de comparaison a son avantage, il doit y voir sa propre
accusation. C'est vrai que les colonisés ne savent pas tavailler.
Mais of leur a-ton appris, qui leur a enseigné la technique
moderne? Ot sont les écoles professionnelles et les centres
a'apprentissage?
Vous insistez trop, diton quelquefois, sur la technique
industrielle, Et tes artisans? Voyez cette table de bois blanc;
pourquoi estelle en bois de caisse ? et mal finie, mal rabotée,
ni peinte ni cirée? Certes, cette description est exacte. De
convenable dans ces tables 4 thé, il n'y a que la forme,
eadeau séculaire fait & Fartisan par la tradition. Mais pour
Je reste, cest la commande qui suscite Ia création. Or pour
jui sont faites ces tables? Lacheteur n'a pas de quoi. payer
jes coups de rabot supplémentaires, ni la cire ni la peinture.
Alors, elles restent en. planches 2 caisses disjointes, ot les
‘tous des clous demeurent ouverts.
Le fait vérifiable est que 1a colonisation carence Ie colonise
et que toutes les carences stentretiennent et s'alimentent I'une
Yautre. La non-industrialisation, Yabsence de développement
technique du pays conduit au’ lent écrasement_ économique
du colonisé. Et Técrasement économique, le niveau de ¥
des masses colonisées empéchent le technicien d'exister, comme
Yartisan de se pariaire et de créer. Les causes derniéres sont
Jes refus du colonisateur, qui senrichit davantage 4 vendre
de In matitre premitre qu’a concurrencer l'industrie métro-
politaine. Mais, en out, le systtme fonctionne en rond,
acquiert une autonomic du malheur. Auraiton ouvert plus
de centres d'apprentissage, et méme des universités, ils wat:
raient pas sauvé le colonisé, qui n‘aurait pas trouvé, en sortant,
Tutilisttion de son savoit. Dans un pays qui manque de
tout, les quelques ingénieurs colonisés, qui ont réussi A obtenir
Jeurs dipiémes, sont utilisés comme bureaucrates ou comme
fenseignants! La société colonisée n'a pas un besoin direct
dde techniciens et nen suscite pas. Mais malheur a qui n'est
pas indispensable 1 Le manczuvre colonisé est interchangeable,
pourquoi le payer son juste prix? De plus, notre temps et
notre: histoire sont de plus en plus techniciens; le retard
809ALBERT MEMMI
technique du colonisé augmente et para justier le mépris
{gull inspite. II concrée, semble In distance qui le separe
(eeolohistieurs Er il west pas faux que la distance tech
migue est cause en partie de Tncompréhension des parte
hares. Le niveau general de vie du colonis est si bat souvent
que le cnact est presque impossible, On ven ure en patlant
Uv mosenige de In colonic. On peut poursuivre sin
temps Lune, ln joussance des techniques, cde des traditions
tectmiques, Ee petit Frangais; le petit Italien ont Toccasion
tee ipower un moteur, une radio, sont envizonnés par Tey
produfe de Ta technique. Beaucoup. de colonists autendent
Ae quitter a mation paternelle pour approcher la: moindre
machine, Comment auvaientils de godt pour In. cviiation
Ineaniienne, et Tintuition de lx machine?
"Tout dans fe colonise, enfin, est carencé, tout contribue
A fe earencer, Meme son. corps, mal noua, malingre et
mnalade. len des palabes seraient économisées, sen prea:
bule i toute decision, on commencat par poser ¢ dabord,
iI ysa ta misee, collective ct permanente, immense, La simple
tt bite mistre biologique, {a faim. chronique de tout un
peuple, la sousalimentation et Ia maladie. Bien s6r, de loin
Fela reste un peut abstraie et il'y tadrait une imagination
Tallucinatoue. je me souviens de ce jour ol le car de lt
C"Tunisenne Automobile » qui nous emmenait vers Te Sud,
Samtia au mili dune foule dont Jes bouches souriaient
qnain dont ler yews. presque tous Tes yeu, coulaent #0 Tet
Jones! ot: je cherchai avec malaise un. reyard non tracho:
incu ot je pulse reposer Te mien. Et la cuberculose, et
In syphilis et cos corps squeletiques et nus, qul se prominent
tntee es chaises des cal, comme des mortevivants, collants
comme des meuches, les mouches de nos remords, —~ Ah {
Non cle nour intrtocuteu, cette miste, elle Gait Nous
Tavons trouvée en arrivant!
Soie (voir ailleurs; Thabitant des bidonsles ext sou-
vent ‘un fellak’ deposedé). Mais comment un tel sjsttme
Social, qui perpéine de elles détrenes — 3 supposer_quil
ne les cide pas pourraitil tenir longtemps? Comment ose
ton computer les fvantages-et les inconvenients de acolo.
hstdon? Quels avantages, fusentils mille fois plus impor
tants, pourfatent faite accepter de elles catastrophes, inte
Heures exerieures?
Albert Mev.