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BONHEUR D’OCCASION (EXTRAIT)
Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion, Montréal, Boréal,
1993, p. 34-39
[...] Il se secoua ct prit le chemin de la rue Notre~
Dame. Non, vraiment, rien néloignerait sa pensée, ce
soi, de cette jeune fille maigre, aux yeux ardents, qui
revoyait derriéze le comptoir fumant du Quinze-Cents,
comme une énigme.
Lihorloge de léglise de Saint-Henri marquait huit heures
moins le quart lorsqu’il arriva au coeur du faubourg.
I sarréta au centre de la place Saint-Henti, une vaste
zone sillonnée du chemin de fer et de deux voies de
tramways, carrefour planté de poteaux noirs et blancs
et de barrigres de sireté, clairigre de bitume et de neige
salie, ouverte entre les clochers et les démes, a Passaut
des locomotives hurlantes, aux volées de bourdons, aux
timbres éraillés des trams eta la circulation incessante
de la rue Notre-Dame et de la rue Saint-Jacques.
La sonnerie du chemin de fer éclata. Gréle, énervante
ct soutenue, elle cribla Yair autour de la cabine de
Taiguilleur. Jean erut entendre au loin, dans la ncige
sifflante,un roulement de tambour. Ily avait maintenant,
ajoutée & toute Pangoisse ct aux ténébres du faubourg,
presque tous les soirs, la rumeur de pas cloutés et de
tambours que fon entendait parfois rue Notre-Dame
ct parfois méme des hautcurs de Westmount, du c6té
des casernes, quand le vent soufflat de la montagne.
Puis tous ces bruits furent noyés.
A la ruc Atwater la rue Rose-de-Lima, i la rue du
Couvent et maintenant place Saint-Hlenti, les barrigres
des passages i niveau tombaient. Ici, au carrefour des
deux artéres principales, leurs huit bras de noir et de
blanc, leurs huit bras de bois oitluisaient des fanaux
rouges se rejoignaient ct arrétaient la circulation.
A ces quatre intersections rapprochées, la foule, matin
ct soir, piétinait et des rangs pressés d'automobiles y
ronronnaient a létouffée. Souvent alors des coups de
Klaxons furicux animaient I’air comme si Saint-Henri
edit brusquement exprimé son exaspération contre
ces trains hurleurs qui, d’heure en heure, le coupaient
violemment en deux parties.
Le train passa, Une acre odeur de charbon emplit la
ruc, Un tourbillon de suic oscilla entre le ciel et le
faite des maisons. La suie commengant & descendre,
le clocher Saint-Henti se dessina d’abord, sans base,
comme une fléche fantéme dans les nuages. Lhorloge
apparut; son cadran illumin¢ fit une trouée dans lestrainges de vapeur; puis, peu a peu, léglise entiére se
dégagca, haute architecture de style jésuite. Au centre
du parterre, un Sacré-Cevur, les bras ouverts, recevait
les derniéres parcelles de charbon. La paroisse surgis-
sait, Elle se recomposait dans sa tranquillité ct sa puis
sance de durée. Ecole, église, couvent: bloc séculaire
fortement noué au cocur de la jungle citadine comme
au creux des vallons laurentiens. Au-dela souvraient
des rues & maisons basses, senfongant de chaque cété
vers les quarticrs de grande misére, en haut vers la rue
Workman ct la rue Saint-Antoine, et, en bas, contre
le canal de Lachine oit Saint-Henti tape les matelas,
tisse le fil la soie, le coton, pousse le métier, dévide les
bobines, cependant que la terre tremble, que les trains
dévalent, que la siréne éclate, que les bateaux, hélices,
rails ct sifflets épellent autour de lui 'aventure.
Jean songea non sans joic qu'il était lui-méme comme
le bateau, comme le train, comme tout ce qui ramasse
de la vitesse en traversant le faubourg et va plus loin
prendre son plein essor. Pour lui, un séjour & Saint
Henti ne le faisait pas trop souffrir; ce nétait qu'une
période de préparation, d’attente.
I arriva au viadue de la rue Notre-Dame, presque
immeédiatement au-dessus de la petite gare de brique
rouge. Avec sa tourelle et ses quais de bois pris étroite-
ment entre les fonds de cour elle évoquerait les voyages
tranquilles de bourgeois retirés ou plus encore de
campagnards endimanchés, si lei sarrétait & son aspect
rustique. Mais au-dela, dans une large échanerure du
faubourg, apparait la Ville de Westmount échclonnée
jjusquiau faite de la montagne dans son rigide confort
anglais. II se trouve ainsi que cest aux voyages infinis
de l'ime quelle invite. Ici, le luxe et a pauvreté se
regardent inlassablement, depuis quiil y a Westmount,
depuis queen bas, ses pieds, ily a Saint-Henri. Entre
ceux sélévent des clochers.
Le regard du jeune homme effleura le campanile de
Saint-Thomas-d’Aquin, la tourelle a colonnade du
couvent, la fléche de Saint-Henti, et monta directe-
ment aux lanes de la montagne. Il aimait a s'arréter
sur cette voie et a regarder, le jour, les grands portails
froids, les belles demeures de pierre grise et rose qui
se dégageaient nettement la-haut, et, la nuit, leurs
feux qui brillaicnt lointains, comme des signaux sur
sa route, Ses ambitions, ses griefs se levaient et lenser-
raient alors de leur réseau familicr d'angoisse. Il était
ala fois haineux et puissant devant cette montagne
guile dominait.
De la rue Saint-Antoine monta de nouveau cet écho
de pas scandés qui devenait comme la trame secréte
de Fexistence dans le faubourg. La guerre! Jean y avait
déja songé avec une furtive ct impénétrable sensa-
tion de joie. Est-ce que ce nétait pas la Tévénement
ol toutes ses forces en disponibilité trouveraient leur
cemploi? Combien de talents qui navaient pas été
utilisés scraicnt, en effet, maintenant requis? Soudain
il entrevit la guerre comme une chance vraiment
personnelle, sa chance a lui d’une ascension rapide.
Ise voyait liché dans une vie qui changeait ses valeurs,
clle-méme changeante de jour en jour, et qui dans cette
mer démontée des hommes, le porterait sur une vague
haute, II abattt ses fortes mains brunes sur le parapet
de pierre. Que faisait-il ici? Que pouvait-il y avoir de
commun entre lui ct une jeune fille qui sc nommait
Florentine Lacasse?
Tl voulut la diminuer alors dans son esprit, essaya de
se rappeler ses mots vulgaires, ses pestes maladroits.
Et sur-le-champ une idée lui vint qui le séduisit:
guetterait la venue de Florentine sans étre vu delle.
Tl pouvait tout de méme se donner ce plaisir de la voir
prise dans son filet.Il traversa la chaussée, se glissa dans Ventrée d’un
magasin et attendit les mains dans les poches. Cinq,
minutes sécoulérent. Il commenga de sourire. Elle ne
viendrait pas et tout finirait ainsi. Oui, tout s’'achéve-
rait ainsi, car il ne chercherait plus & lennuyer si elle
ne venait pas imprudemment a lui. Ilse donna encore
cing minutes de répit ct, par la suite, il devait souvent
se demander quelle force avait retenu ainsi sous le
couvert de la pierre, attentif, nerveux, et pourtant
désircux den finir. Peu & peu sa curiesité prenait une
forme aigué et cruelle & son amour-propre. Pourquoi ne
venait-elle pas? Ne se souciait-elle pas du tout de lui?
Jusquici, les jeunes filles qu'il avait parfois recherchées
lui avaient presque toutes fait des avarices. Florentine
se moquerait-elle de lui? I! souffrait, comme s'il se fat
vu moins séduisant, moins agréable de sa personne,
moins sir de phire.
Il vavanga légerement} son cxil fouilla Vobscurité.
Et soudain, il broncha,
Une maigre silhouette se précisait a la hauteur de la
ruc du Couvent et courait pas menus. Illa reconnut,
tout de suite, Elle avangait,pliée en deux dans levent,
ct trottinait a pas rapides, trottinait vivement, retenant
son chapeau de la main.
Et alors, des profondeurs de son étze, d'une région
peu prés inconnue de lui, monte un sentiment
nouveau, bizarre, qui niétait plus seulement de curio~
sité froide et d'amous-propre, mais qui 'adoucissait,
guile réchauffait inexplicablement et Vanimait Pune
émotion d’adolescent.
Oui, vraiment, il avait pitié elle soudsin, Une parcelle
de pitié venait de percer & travers sa curiosité brutale.
Il fue méme troublé, quelque peu ému, quelle sen vint
ainsi rapidement vers lui dans le vent frcid, malgeé la
tempéte, Il aurait voulu courir vers elle la prendre prés
de lui pour Paider a lutter contre le vent et gravir la
pente, pour la protéger de la neige qui s'achamait sur
elle. Et ccpendant il se reirait dans Pangle le plus obscur
deTentrée du magasin et la regardhit venir, Pourquoi
était-clle venue? Pourquoi était-clle si imprudente, si
téméraire ct folle? Est-ce quelle pouvait simaginer
quelle courait vers son bonheur, toute seule dans cette
nuit furieuse?
Etdéja une sourde rage quelle pit étre gagnée si faci-
ement étouffait en lui la compassion.
«Peut-étre ne sarrétera-t-elle pas...» se dit-il. Et il
attendit de la voir continuer sa route & pas menus dans
le vent, disparaissant comme une illusion. Il espérait
maintenant cette faite avec le peu de pitié qui lui
restait encore.
‘Mis arvivée devant le cinéma, la jeune fille ralentit son,
allure, Elle prt le pas de Pattente; elle errait devant les
affches,sarrétait pour les détaller, refaisait quelques
pas en sens inverse, puis revenait dans la froide lumiére
des enscignes Illa vit regarder & droite, & gauche, puis
auedela du cercle éelairé.
«Eh bien, fitil avec un geste tranchant, cest fini de
penser 4 Florentine. Cest fini de croire quelle est
différcnte des autres. Maintenant, oui, jc pense que jc
peux men alle...»
Florentine sétait mise a piétiner pour se réchauffer et
son manteau sombre souvrait sur des genoux maigres.
Lune contre Fautre elle battait ses mains, puis, devant
lesaffiches, elle simmobilisait.«Mais quest-cc qui est fini? se diate jeune homme
avec éncrvement, Est-ce qu'il y avait quelque chose
ui devait fnir? Quest-ce que je ressentais done pour
alle il y a quelques instants? Quiest-ce qui est fini?»
Un groupe de jeunes filles passa devant le portique
cit tranchait a peine ha silhouette du jeune homme. A
quelques pas du cinéma, lune delles hela Florentine.
~ Attends-ta quelquan?
Jean nentendit point la réplique, maisil vit Florentine
heésiter quelques minutes en jetant un rapide coup deel
autour d'elle. Apparemment, ses amies cherchaient &
entrainer dans la salle de spectacle. Du regard, elle
fit encore une fois le tour de horizon et puis, a leur
suite, elle entra dans le grand vestibule illuminé. Aloss
Jean fut soulagé. Ses bras retombérent le long de son
corps et ses mains pew peu se dessertérent, « Quiest-ce
qui cst fini? Si clle nétait point venuc, est-ce que, par
hasard jaurais cherché a la revoir? Non pourtant, jen.
suis sir. Mais alors?... Oh, de toute fagon, se di
re voici debarrassé.» Un sourire leger apparut sur ses
levees et, siflotant, il se remit en route.
Un doute cependant 'accompagnait et, au bout d'un
moment, il s'aperyut qu'il nétait point satisfait. «Est-clle
‘venue pour me rencontrer ou bien pour rencontrer ses
amies? se demanda-
En ce cas, je ne suis pas plus
avancé.» Ientrevit dautres soisées de travail perdues
A cause d'une inconnuc, car il continuerait a se poser
cinquante questions & son sujet. Au fond, peut-étre
avait-il besoin de savoir quiele ne le dédaignait pas
pour se detacher delle, « Ah! et puis je mien moque!»
Git-il A voix haute et atteignant lextiéme limite de sa
paticnce.
Il néprouvait plus ni le gout ni Vénergie dalle se
remettre au travail. Unc lassitude le gagnait, ct il désira
se méler aux hommes, les écouter parler saisir leurs
contradictions, leur soumission ct arriver ainsi a recon-
naitre encore une fois sa supériorité. A sa droite se
cessinait la fagade de brique blanche d'un petit restau-
rant al'enseigne des Deux Records. II mit la main sur
Ie loquet de la porte. La musique d’an phono auto-
matique filtrait au dehors. II secoua la neige de ses
picds et entra,