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Jean-Jacques EIGELDINGER Les Vingt-quatre Préludes op. 28 de Chopin Genre, structure, signification* Un siécle et demi aprés leur premiére publication, les 24 Préludes' continuent a briller d’un éclat singulier et 4 exercer une fascination unique dans la littérature de Piano. Ce recueil nous regarde comme un sphynx qui propose son énigme, restée pratiquement intacte. En connaisseur averti, André Gide affirme : « Certaines des ceuvres les plus courtes de Chopin ont cette beauté nécessaire et pure de la résolution d'un probléme. En art, bien poser un probléme, c’est le résoudre?. » Voila qui s’applique admirablement aux Préludes. Je tenterai ici de poser la problématique de l’ceuvre et de dégager les lignes de force de sa « résolution » a travers son architecture. Pour ce faire, il conviendra de situer l’op. 28 face aux traditions du prélude ; sa signification dans la production du compositeur sera évoquée en conclusion. Si Pop. 28 a suscité une littérature abondante et souvent anecdotique en raison de l’épisode de Majorque, il est peu d'oeuvres de cette importance chez Chopin dont on connaisse aussi mal la genése et la destination. Pour mémoire, les 24 Préludes ont été publiés en juin 1839 par l’éditeur parisien Catelin (répartis, pour des raisons purement commerciales, en deux cahiers : n° 1-12 et 13-24). Camille Pleyel était * Ce texte a été publié en traduction dans le volume Chopin Studies, éd. J. Samson (Cambridge, 1988), p. 167-193. Je remercie Cambridge University Press d’avoir autorisé la présente publication de loriginal francais et la reproduction intégrale des exemples musicaux, composés ad hoc. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans ceux-ci des mentions de tonalités et autres notations en anglais. 1. Tout au long de cet article je me référe a l’édition des Préludes par T. Higgins, Norton critical scores (New York — Londres, 1973), qui reprend le texte musical édité par E. Zimmermann et H. Keller chez Henle Verlag (Munich-Duisburg, 1956 ; nouvelle éd., 1968). 2. A. Gide, Notes sur Chopin (Paris, 1948), p. 111. 202 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) le commanditaire, propriétaire et dédicataire du recueil pour la France ; parue la méme année a Leipzig chez Kistner, |’édition allemande fut offerte 4 J.C. Kessler en remerciement de la dédicace de ses 24 Préludes op. 31. Chopin expédia son manuscrit 4 Fontana, pour copie(s), le 22 janvier 1839, date a laquelle la derniére révision de l’ceuvre était donc terminée. Je n’entrerai pas ici dans la controverse de savoir combien de piéces et lesquelles ont pu étre composées ou mises au net 4 Majorque?. 3. Sur cette question, cf. L. Bronarski, « Rekopisy muzyczne Chopina w Genewie » [Manuscrits musicaux de Chopin a Genével, in Ksiega pamigtkowa ku czci profesora Dr Adoifa Chybihskiego (Cracovie, 1930), 93-105 ; du méme, Etudes sur Chopin, 1 (Lausanne, 1944), p. 40-42; M.J.E. Brown, « The Chronology of Chopin’s Preludes », The Musical Times, XCVIII (aoit 1957), 423-424 ; G. Belotti, « Il problema delle date dei preludi di Chopin », Rivista Jraliana di Musicologia, V (1970), p. 159-215. Seule certitude, la collection de l’op. 28 a été terminée 4 Valldemosa avant le 22 janvier 1839, date laquelle Chopin envoie son manuscrit a Fontana (cf. Correspondance de Frédéric Chopin, éd. et trad. francaise B.E. Sydow, 3 vol. (Paris, 1953-1960), t. Il, p. 287 — la date du 12 janvier pour le [22] est une erreur de l’éditeur). L’op. 28/4 a été composé a Majorque, puisque son. esquisse auttographe (coll. Mrs Daniel Drachman, Baltimore, USA) figure immédiatement au-dessous de celle de la Mazurka op. 41/1, datée dans ce document : Palma. 28 9re [novembre 1838]. Sur les habitudes de Chopin en matiére de disposition graphique, qui permettent cette déduction — déja opérée par Bronarski, lequel date du méme moment la conception de Top. 28/2, notée de l'autre coté du méme feuillet — cf. J. Kallberg, « Chopin’s Last Style», Journal of the American Musicological Society, XXXVIM/2 (1985), 277-278 en particulier. Brown a déduit que les op. 28/10 et 21 ont été rédigés A Majorque du fait que cette derniére esquisse contient également six mesures notées en Cis moll et quatre autres qu’il interpréte en Si bémol majeur, 4 la suite de Bronarski. En voici ma transcription : Exemple 1. (@)_ Cismoll Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 203 Quels que puissent tre ses origines et son développement chronolo- gique, le recueil sera considéré synchroniquement et dans sa totalité*, a partir de sa réalisation finale au milieu de la carriére du compositeur. Depuis son apparition au XV« siécle dans les tablatures d’orgue allemandes jusqu’aux nombreux recueils pour piano dans les années 1810-1830, le prélude pour clavier (par extension pour luth et autres instruments assimilables), au gré de ses dénominations terminologiques, est lié a des éléments d’irnprovisation et se définit avant tout par ses Pour lire cette seconde esquisse en Si bémol, il faut transformer l’ortho- graphe de l'accord de main gauche, mes. 2, 5° croche, en Ut#-Sol au lieu de PUt-Sol b de Poriginal, qui omet de toute fagon quelques altérations au cours de cette progression harmonique. Or, il convient de lire l’esquisse en Fa mineur, avec l’orthographe originale Ut-Sol b : Exemple 2. Il ne fait pas de doute pour moi que ces deux esquisses sont celles de Préludes abandonnés, du moment que s’y trouve clairement énoncée la cellule motivique (main gauche pour le Cis moll ; main droite pour celle en Fa mineur) que j'explicite plus loin. A Vappui de I'hypothése de Brown concernant |’op. 28/10, on notera que cette piéce est celle dont la substance harmonique s’avére l'une des moins riches du recueil, tout en reposant sur deux idées consécutives (mes. 1-2, 3-4, etc.), qui rappellent curieusement le début de l'Impromptu op. 90/4 de Schubert : rencontre peut-€tre non fortuite chez un Chopin pressé de compléter sa collection ? 4. Que Chopin n’ait jamais joué intégralement lop. 28 en public ne constitue pas un argument & l'encontre de mon propos. Tout au plus exécuta- til quatre Préludes en concert (26 avril 1841), ce qui n’étonne pas de sa part et reste conforme a la coutume de l’époque. En revanche, les relations tonales de huit Préludes destinés a étre étudiés par une éléve, révélent un souci ordonnateur. Au dos d’un exemplaire des Nocturnes op.9 offert a J.W. Stirling, il prescrit deux groupes de quatre Préludes : un premier basé sur deux couples de toniques identiques, distantes d’une quinte (n° 9 et 4; 6 et 11), et un second of prédominent des rapports de quintes (ne* 15, 21, 13 [marqué sol bémol majeur !] et 17). Cf. F. Chopin, Guvres pour piano : fac-similé de Vexemplaire de Jane W. Stirling, éa. J.-J. Eigeldinger et J.- ™M. Nectoux (Paris, 1982), p. XXVIII et [25] (fac similé). 204 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) fonctions. Selon les cas, celles-ci consistent 4 éprouver l’instrument et a vérifier son accord ; a établir le silence avant une exécution, comme A disposer l’auditoire au climat propre au ton de la/des piéce(s) qui vont suivre ; 4 maitriser l’apprentissage des modes ou tons en usage ; éventuellement a faire montre de virtuosité. Le prélude a donné lieu a des genres d’écritures et de compositions trés variés, voire trés typés, selon les époques, les éres géographiques et les écoles musicales. Ainsi, les préludes non mesurés des luthistes et clavecinistes francais du Xvi siécle, les alternances de stile fantastico et stile osservato dans les diverses sections des toccatas baroques d’obédience italienne, ou encore le couple prélude-fugue dans |’Allemagne du Hoch- et Spdtbarock. De dimensions variables, le prélude peut aller d’une formule cadentielle & peine étoffée a plusieurs pages torrentueuses. Forme ouverte par excellence, i] lui arrive cependant de revétir une allure monomotivique au tournant des XVIIc et XVIII¢ siécles. Aprés avoir exploré, dans ses Inventions et Sinfonies°, 4 des fins pédagogiques clairement explicitées, les quinze tonalités majeures et mineures les plus usitées, J.S. Bach donne une forme définitive au Wohltemperirtes Clavier (1722)°, en élargissant la voie ouverte notamment par J.K.F. Fischer. Didactique, voire polémique, l’ouvrage veut démontrer I’excellence d’un tempéra- ment qui explore pour la premiére fois dans la musique de clavier le cycle des 24 tonalités disposées suivant l’ordre chromatique ascendant. Un fossé est franchi désormais, qui ne marque pas tant une rupture qu’un accomplissement faisant date a tous égards. Pour notre propos, Timmense impact du Wohltemperirtes Clavier s'exerce dans deux directions principales, a la faveur de la généralisation du tempérament égal — ou de solutions approchantes — aprés 1800. D’une part il détermine les audacieuses 36 Fugues op. 36 [¢ 1805] de Reicha, comme le contrepoint néo-baroque du Gradus ad Parnassum [1817-26] (piéces en «style sévére ») de Clementi et de la double série des [48] Canons et Fugues dans tous les tons majeurs et mineurs [1855] de Klengel — qui, sous les doigts de l’auteur, avaient retenu l’attention de Chopin en 1829, Mais surtout il engendre largement la prolifération de préludes et d’études pour piano dans les vingt-quatre tonalités dés l’aube du X1x¢ siécle’. Directement liés a l’essor du pianoforte, ceux-ci acquiérent un statut propre dans l’ére postclassique et romantique. Les deux 5. Elles sont intitulées respectivement « Praeambula » et « Fantasien » dans leur rédaction premiére du Clavier-Biichlein ftir Wilhelm Friedemann (1720). 6. Un premier état des Préludes 1-6 et 8-12 figure également dans le Clavier-Biichlein fiir Wilhelm Friedemann. Dans les deux rédactions, ils se présentent essenticllement comme des variations d’écriture sur la base du schéma harmonique du premier Prélude en Ut majeur (mes. 1-1 en parti- culier), pierre angulaire du cahier. On verra que l’op. 28/1 peut, jusqu’a un certain point, jouer un r6le analogue dans ensemble du recueil de Chopin. 7. Maintes formules d’écriture du Wohltemperirtes Clavier fournissent la matiére d’arguments techniques aux Etudes de Clementi, Czerny, Moscheles (op. 70) et surtout de Cramer. Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 205 genres*, qui présentent des points de contact (destination « solfégique », monothématisme éventuel comme principe de composition), ont parfois tendance A se confondre au cours de leur évolution. Le prélude peut alors perdre de son caractére improvisando et de sa fonction introduc- tive, et l’étude de sa spécificité didactique pour glisser vers l’étude de concert (Chopin, Liszt) ou vers l'étude dite de style, de salon ou caractéristique (Moscheles’, Henselt, Alkan, Liszt): zone ov il arrive au prélude de la rejoindre avec des dimensions plus restreintes. Ainsi Lenz, quelque temps éléve de Chopin, établit-i! la relation suivante : «Les vingt-quatre Préludes op. 28 sont en petit ce que les Etudes sont en grand ; moins développés, ils ne sont pas moins intéressants ni riches didées. Is peuvent tre utilisés dans l’enseignement supérieur du piano", » Je reviendrai plus loin sur cette appréciation. Qui sont les prédécesseurs immédiats de Chopin dans le domaine du prélude pour piano, comment se présenient leurs recueils et quelle peut étre la dépendance du compositeur a leur égard? Les cahiers connus de Chopin (avec certitude ou en toute probabilité, selon les cas) sont les suivants : — Clementi, [25] Preludes and Exercises in all major and minor keys [181], 2° 6d. rev. ¢ 1821). — Hummel, Vorspiele vor Anfange eines Stiikes [sic] aus allen 24 Dur und mol Tonarten op. 67 [c 1814]. — Cramer, Twenty six Preludes or Short Introductions in the principal Major & Minor Keys [1818]. 8. Autre chose est la tradition du prélude modulant, qui remonte au moins a Attaingnant (« Prélude sur chacun ton», 1531) en passant par J.S. Bach (Kleines harmonisches Labyrinth BWV 591 — authenticité douteuse), Reicha (Etude de transitions et 2 fantaisies op. 31), Beethoven (Zwei Praeludien durch alle Dur-Tonarten op. 39), Clementi (« Etude journaligre des Gammes dans tous les tons majeurs et mineurs») et Field (Exercice modulé dans tous les tons majeurs et mineurs). A mon sens, le Prélude op. 45 de Chopin constitue sa réponse au genre, qui stylise aussi chez Iui un mode d’improvisation. Je reviendrai sur cette question dans un article spécialisé. 9. Ce glissement est attesté dans le titre de I’op. 70 de Moscheles : Etudes ou Lecons de Perfectionnement destinées aux Eléves avancés, contenant une suite de 24 Morceaux caractéristiques dans les différents Tons Majeurs et Mineurs [c 1828]. A part le n° 23, ce recueil ne comporte pas de titres programmatiques, comme ce sera le cas des Characteristiche Studien op. 95 [1837] du méme. 10. W. von Lenz, « Uebersichtliche Beurtheilung der Pianoforte-Kompo- sitionen von Chopin [...]», Neue Berliner Musikzeitung, XXVI (1872), p. 298. 206 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) — Szymanowska, Vingt Exercices et Préludes [1819]. — Wirfel, Zbidr exercycyi w ksztalcie preludyow ze wszystkich tonow maior i minor [1821]!"". — Kalkbrenner, Vingt-quatre Préludes dans tous les Tons majeurs et mineurs, pouvant servir d’Exemple pour apprendre a préluder op. 88 [1827]. — Moscheles, 50 Préludes ou Introductions dans tous les tons Majeurs & Mineurs [...] op. 73 [1828] N.B. Cet ouvrage est destiné a servir d’Exercices préparatifs aux Etudes [op 70] du méme Auteur!?. Avec les figures de proue de Clementi et Hummel, ces compositeurs illustrent les principales écoles pianistiques issues du Classicisme. Relativement diversifiés, leurs recueils ont en commun des buts utili- taires et pédagogiques avoués, liés qu’ils sont a des fonctions précé- demment énumérées — Szymanowska faisant fusionner les notions de prélude et d’étude au profit de la seconde. Aucun ne présente d’unité interne, sinon celle garantie par le parcours des vingt-quatre tonalités, diversement agencé"’ (Clementi, Hummel, Wiirfel, Kalkbrenner). Hum- mel reste le seul 4 adopter le cycle des quintes et relatives mineures paralléles, en montant dans |’échelle des diéses pour redescendre dans celle des bémols a la faveur de l’enharmonie Fa diése majeur-Mi bémol mineur. L’absence d’architecture tonale chez Cramer et Moscheles fait de leur collection un ensemble de piéces rapportées. Les préludes sont partout a l'état isolé, sauf dans le cas de Clementi — encore que partiellement'*. Assez constantes a l’intérieur de chaque recueil, leurs dimensions varient entre un 4 deux systémes au moins et une moyenne exceptionnellement élevée de trois pages au plus chez Szymanowska. A part cette derniére, la plupart font appel a des formules pianistiques toutes faites et dictées par le clavier — topoi hérités du postclassi- cisme —, plus rarement a un contrepoint rudimentaire. Les caractéres conventionnels des tonalités se voient volontiers mis en évidence. De forme ouverte’, ils restent confinés dans les acceptions fonctionnelles du prélude, voire de la cadenza ou du recitativo instrumental, sans 11, Ce recueil a échappé a mes investigations en Suisse, 4 Paris et 4 Varsovie. W. Wiirfel (1791-1832), professeur au Conservatoire de Varsovie, passe pour avoir donné des rudiments d’orgue 4 Chopin adolescent. 12. Cette notice de l’éditeur tient lieu de réclame commerciale, sans plus. 13. Pour les seuls Exercices. Clementi adopte la succession majeur-mineur en descendant et montant alternativement dans le cycle des quintes et relatives mineures paralléles (Ut majeur-La mineur ; Fa majeur-Ré mineur ; Sol majeur- Mi mineur ; Si bémol majeur-Sol mineur, etc.). Kalkbrenner suit la progres- sion chromatique ascendante du Wohltemperirtes Clavier. 14. L’ceuvre a connu des remaniements. Dans son état final elle présente un ou plusieurs prélude(s) jusqu’au ton d’Ut digse mineur, mais pas au-dela. En revanche, trois tonalités donnent lieu chacune 4 plusieurs préludes : Us majeur (5), Fa majeur (2), Sol majeur (3) — d’ov le total de 25. 15. L'improvisation stylisée est marquée en outre par l’absence de barres de mesures chez Cramer ét, partiellement, chez Moscheles. Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 207 empiéter sur d’autres genres, sinon o¢casionnellement celui, connexe, de l’exercice ou de étude ébauchée par répétition motivique (Szyma- nowska exceptée pour ces derniéres considérations). Ce faisceau de constatations indique une dépendance minime de Chopin a l’égard de ses prédécesseurs. Si certains de ses Préludes donnent lillusion d’improvisations, c’est assurément par des moyens sans rapport avec leurs antécédents. Le recueil se borne tout au plus présenter une succession tonale similaire a celle de Hummel. Quant 4 la briéveté variable des piéces de l’op. 28", elle apparait indissociable de leur substance musicale et de leur succession dans "économie totale du recueil — ces paramétres assurant notamment a l’ceuvre de Chopin son profil unique. Le monothématisme comme principe essentiel de composition dans les Préludes n’est guére reliable 4 des précédents dans le genre: a cet égard, il conviendrait plutét de regarder du cété de Pétude. Enfin, les éventuelles réminiscences motiviques chez Chopin n’excédent pas une analogie avec Szymanowska"’ et, en sollicitant beaucoup le texte, une idée présente chez Hummel'®. Voila qui est mince — on pouvait s’en douter ; encore convenait-il de le montrer. * ne Dés lors, l’interrogation de Gide parait fondée : « J’avoue que je ne comprends pas bien le titre quil a plu a Chopin de donner 4 ces courts morceaux : Préludes. Préludes 4 quoi? Chacun des préludes, de Bach est suivi de sa fugue; il fait corps avec elle. Mais je n’imagine guére plus volontiers tel de ces préludes de Chopin suivi par tel autre morceau du méme ton, fat-il du méme auteur, que tous ces préludes de Chopin joués l'un aussitét aprés l’autre!’. » A cette derniére affirmation prés, le commentateur pose bien le probléme, encore qu’obnubilé par le couple prélude-fugue. L’important est qu’il nomme Bach, dont |’in- fluence sur l’op. 28, comme en général sur l’ceuvre de Chopin, s’avére infiniment plus féconde et subtile que celle des pianistes-compositeurs postclassiques. Ce n’est pas ici le lieu d’un développement sur cette influence, qui a fait l'objet de plusieurs recherches”. 16. Selon A. Cortot, Edition de Travail des Euvres de Chopin, 24 Préludes op. 28 (Paris, 1926), les durées extrémes oscillent entre 0,30/0,35 et 4,20/ 4,25 minutes. 17. Cf. op. 28/23 et Vingt Exercices.../1 — tous deux en Fa majeur, 18. Cf. op. 28/10 (mes. 1) et Vorspiele op. 67/10 (mes. 1). 19. A. Gide, Notes sur Chopin, p. 32. 20. Cf. W. Wiora, « Chopins Preludes und Etudes und Bachs Wohltem- periertes Klavier », ‘The Book of the First International Musicological Congress Devoted to the Works of Frederick Chopin, éd. Z. Lissa (Varsovie, 1963), p. 73-81. — K. Hlawiczka, «Chopin a Jan Sebastian Bach », Chopin a muzyka europeiska, éd. K. Musiol (Katowice, 1977), p.3-17. —_ J.- J. Eigeldinger, Chopin vu par ses éleves (Neuchatel, 1988 — 3° éd.), p. 200- 201, note 137, et passim. — G.P. Minardi, « L'éléve enthousiaste de Bach », Chopin : Opera omnia, éd. C. de Incontrera (Monfalcone, 1985), p. 43-50. 208 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Qualifié par Liszt d’« éléve enthousiaste de Bach »”', Chopin tenait le Wohltemperirtes Ciavier pour son Evangile de compositeur, de pianiste et de pédagogue. Ce n’est certes pas un hasard s’il l’a emporté a Majorque® dans le temps ou il allait mettre la derniére main a ses propres Préludes. Qu’il ait concu le recueil dans les vingt-quatre tonalités n’apparait pas tant comme une concession au genre hérité des générations précédentes qu’une marque de son enracinement dans oeuvre de Bach. Si Chopin n’emprunte plus l’ordonnance chromatique ascendante (comme le fait encore Kalkbrenner en 1827), c’est qu'il n’a pas a prendre parti dans un contexte polémique agité autour du tempérament. Au-dela de la collusion avec Hummel, le cycle des quintes et relatives mineures paralléles s’impose a lui comme un cadre structure] — on le verra plus loin. Walter Wiora (cf. note 20) a montré l’ascendant du Wohltemperirtes Clavier a \a fois sur les Préludes op. 28 et sur les Etudes op. 10 et 25. Interprétant de maniére convaincante les succes- sions tonales a l’intérieur des op. 10 et 25 (ce dernier plus difficilement réductible), il a émis hypothése d’un projet initial d’Etudes dans les 24 tonalités, projet qui aurait été abandonné en chemin pour étre repris autrement dans |’op. 28. Or cette hypothése se voit contredite par la publication séparée, distante de plus de quatre ans, des op. 10 (1833) et 25 (1837), dont le second n’est nullement le complément tonal du premier et se double d’un contenu poétique plus prononcé. D’autre part, la question de savoir ce que les 24 Préludes représentent face aux deux recueils de 12 Etudes ne regoit pas de réponse, sinon sous forme d’une nouvelle hypothése, aussit6t mise en question ; I’idée d’un corpus de 24 Préludes et Etudes (par analogie avec Bach, Clementi et Klengel). Cette conjecture est elle aussi infirmée par la chronologie de publication de lop. 28, dernier en date. Ces vues apparaissent comme des inter- prétations a posteriori. En revanche, les analogies établies par Wiora entre le premier prélude du Wohltemperirtes Clavier 1 et les op. 10/1 et 28/1 n’en demeurent pas moins probantes. Frontons de chaque recueil, dans la tonalité paradigmatique d’ut majeur, les trois piéces 21. F.Niecks, Frederick Chopin as a Man and Musician, 2 vols (Londres, 1902, 3° éd.), t.I, p. 30. 22. Cf. Correspondance de Frédéric Chopin, t. Il, p. 283, lettre 4 Fontana (Palma, 28 décembre 1838) qui mentionne le nom de Bach sans autre précision. Un témoignage contemporain, ignoré des chopinologues, confirme qu'il s’agit du Wohltemperirtes Clavier : « Le Clavecin bien tempéré a été le vade mecum de tous les grands pianistes ; c’était le seul livre de musique porté par Chopin, dans son voyage a la grande Baléare [...]» écrit J.-J.-B. Laurens, « Lettre d'un touriste peintre-musicien, 4 son ami Castil-Blaze, sur quelques artistes et sur Tart en Allemagne », La France musicale, VI (1843), p. 145. Au retour de Majorque, Chopin mentionne un travail instinctif de critique textuelle — unique chez lui — appliqué a Bach au moment o1 il termine sa Sonate op. 35: cf. Correspondance..., t. Il, p. 349, lettre 4 Fontana [Nohant, 8 aoat 1839]. 23. Le modéle de Bach est a l’évidence Kuhnau, Neue Clavier Ubung (1689), « Partie V », Praeludium (pour le régime d’écriture et pour la substance harmonique). Jean-Jacques Figeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 209 monomotiviques sont d’essence accordale ; elles débutent par l’énoncé de la triade majeure et développent un régime continu d’écriture en arpéges, dont la formule est donnée dans la mesure initiale (tierce au sommet chez Bach et dans l’op. 10/1). Les différences d’écriture et d’ambitus tiennent bien entendu aux instruments, styles, genres et destinations respectifs. A analyse de Wiora, j’ajouterai une double constatation 4 propos de l’op. 28/1. A travers une succession de vagues sonores (impression auditive), la notation complexe de Chopin pourrait expliciter, a la faveur de la résonance offerte par la pédale, I’écriture en style «luthé » ou « brisé » — retrouvée d’instinct, stylisée, s’entend — dont participe évidemment la piéce de Bach. La dette de son disciple s'exprimerait jusque dans cette intimité de l’écriture ; mais en méme temps Chopin innove en faisant émerger de ses arpéges une ligne mélodique, élément déterminant pour |’unité structurelle du recueil. Lempreinte transfigurée de Bach sur les 24 Préludes se marque essentiellement au niveau de la rédaction de la texture musicale ; pour puissante et neuve qu’elle soit, lharmonie y apparait souvent comme la résultante de superpositions linéaires*., Nombre de piéces reposent sur une écriture polymélodique des plus inventives et fort éloignée du contrepoint néo-baroque pratiqué au méme moment par un Mendels- sohn ou un Schumann. Prenons 4 titre illustratif le Prélude n° 2, le plus hardi dans sa texture comme par son emplacement a l’intérieur du recueil (incertitude du lieu tonal, infléchissement in extremis en La mineur). Révélateurs en sont Lesquisse et le manuscrit mis au net pour l’édition francaise. L’esquisse commence par noter ainsi le début de la main gauche : “ete suivi immédiatement d’un repentir pour les deux premiéres mesures (et mes. 8): Exemple 3. Exemple 4. Clr 24, Cf, notamment B, Wéjcik-Keuprulian, Melodyka Chopina (Lwow, 1930) — du méme auteur, « O polifonii Chopina », Kwartalnik muzyezny, | (1929), p. 251-259 — J. Chomifski, « La maitrise de Chopin compositeur », Annales Chopin, I (1958), p. 179-237 — J.-J. Eigeldinger, « Autour des préludes de Chopin », Revue musicale de Suisse romande, XXV/1-2 (1972), p.3-7 et 3-5 — C, Burkhart, « The Polyphonic Melodic Line of Chopin's B- minor Prelude», in Preludes op. 28, éd. T. Higgins (référence en note 1, ci- dessus), 80-88. 210 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Dans la mise au net, la rédaction a partir de la mesure 3 est simplifiée, pour commodité de plume et de gravure, en: Exemple 5. Seules les actuelles éditions Urtext suivent l’orthographe du repentir (non retenue dans la premiére édition frangaise), qui montre le chemin d’une compréhension horizontale : Exemple 6, = = > = a Il s’agit d’une piéce concue entiérement a quatre « voix », dont les tensions proviennent du mouvement des parties, spécialement des frottements de la partie supérieure avec les broderies du « baryton » — lequel semble participer d’un archétype du genre Dies irae. Ains' entendue, la piéce se rapproche singuliérement de VEtude op. 10/6, notée 4 quatre parties réelles. Qu’on prenne a l’autre extrémité du recueil le Prélude n° 21, audacieux par la dissolution de sa forme, qu’on en explicite la rédaction polyphonique, et I’on obtiendra ce graphisme Exemple 7, Se ot l’évolution en sens contraire des parties médianes laisse entrevoir la primauté qu’elles auront 4 la « reprise » (mes. 33-45), sur pédale de dominante effective puis sous-entendue. Dans l’op. 28/3 la main gauche délivre une formule giratoire dont est issu, par libre augmentation, le motif bondissant de main droite énoncé par bribes et enrichi de Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 21 doublures a la tierce et a la sixte. Purement pianistique, |’écriture recrée cependant le profil d’une «Invention» ou d’un « Prélude» a deux parties. Dans l’op. 28/4 la rédaction de main gauche dissimule, sous ses accords en position serrée, le cheminement chromatique de trois lignes interdépendantes dans leur mouvement descendant tour a tour : superpositions linéaires chez Chopin face a la polyphonie harmonique du « Crucifixus » de la Messe en Si. Pour cette élégie en Mi mineur, auteur des Préludes recourt a une tonalité de déploration traditionnelle dans la peinture baroque des affects’. De méme apparait dans lop. 28/20 le chromatisme descendant dans l’espace d’une quarte (mes. 5-6, 9-10), figure d’ affliction chez Bach, comme chez ses contem- porains et prédécesseurs. L’écriture de l’op. 28/18 recrée en quelque sorte une section recitativo de quelque toccata ou fantaisie baroque. Tl n’est pas jusqu’au moto perpetuo mis en ceuvre dans tant de Préludes du Wohltemperirtes Clavier qui ne se retrouve chez Chopin, au service d'une autre esthétique. On le voit, Bach détermine maints éléments de texture dans les Préludes, avant de susciter d’autres prolongements dans la derniére phase créatrice discernée chez Chopin par G. Abraham”. Tout en plongeant racine dans Bach, les Préludes représentent précisément le point de rupture avec la tradition héritée des postclas- siques. Apparemment le recueil ne remplit aucune des fonctions auxquelles son titre pouvait prétendre jusque-la. En extraire des piéces choisies pour les coupler avec tel autre morceau du méme ton chez Chopin peut constituer une tentative intéressante dans le meilleur des cas, mais nullement nécessaire. A ce stade de mon exposé, les éléments qui autorisent l’intitulé sont : le cycle des vingt-quatre tonalités ; ’allure d’improvisation stylisée”” se dégageant de certaines pices ; la briéveté de leurs dimensions («ces courtes pages qu’il intitulait modestement des préludes » écrit G. Sand”) ; le monomotivisme comme principe fondamental de composition. Méme si l’une ou I’autre de ces catégories s’applique au genre Etude, nul propos pédagogique ne s’affirme a 25. Cf. aussi Wohltemperirtes Clavier 1/10, le Prélude en écriture d’arioso (mes, 1-22). 1 26. G. Abraham, Chopin's Musical Style (Londres, 1939), p. XI-XII et 96- 1 27. L’élément improvisateur est plus sensible dans le Prélude op. 45, dans certaines sections de la Fantaisie op. 49 (mes. 43-67, 180-198) et au début de la Polonaise- Fantaisie op. 61 (alternance de stile fantastico et stile osservato). 28. G.Sand, Histoire de ma vie in Cuvres autobiographiques, éd. G. Lubin, 2 vols., (Paris, 1970-1971), II, p. 420. 212 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) travers le déroulement du recueil considéré comme entité. Aussi bien, la conclusion de Lenz citée plus haut s’avére-t-elle réductrice et inadéquate”*. Le point de rupture marqué par les Préludes n’a pas échappé a Schumann ni A Liszt, qui le ressentent et l’expriment chacun de maniére trés révélatrice dans leurs comptes rendus célébres. Les voici juxtapo- ses: J'ai qualifié les Préludes de remarquables. J’avoue que je me les figurais autres, et traités, comme ses Etudes, dans le plus grand style. C’est presque le contraire : ce sont des esquisses, des commencements d’études, ou si l'on veut, des ruines, des plumes d’aigle détachées, le tout versicolore et sens dessus dessous. Mais chaque morceau porte la carte de visite d’une fine écriture perlée : «de Frédéric Chopin » ; on le reconnait jusque dans les silences a sa respiration haletante. Il est et demeure le plus fier esprit poétique du temps. Le cahier contient aussi du morbide, du fiévreux, du Tepoussant. Que chacun y cherche ce qui lui convient, et que le Philistin seul se tienne a l’écart®. Les Préludes de Chopin sont des compositions d'un ordre tout a fait & part. Ce ne sont pas seulement, ainsi que le titre pourrait le faire penser, des morceaux destinés a étre joués en guise d’introduction a d'autres morceaux, ce sont des préludes poétiques, analogues a ceux d’un grand poste contemporain [Lamartine], qui bercent l’ime en des songes dorés, et lélévent jusqu’aux régions idéales. Admirables par leur diversité, le travail et le savoir qui s’y trouvent ne sont appréciables qu’a un scrupuleux examen. Tout y semble de premier jet, d’élan, de soudaine venue, Ils ont la libre et grande allure qui caractérise les ceuvres du génie*!. Avec son regard aquilin, Liszt discerne d’emblée la spécificité de Voeuvre et la bréche ouverte sur l'avenir. A part G. Sand sur un autre registre, personne ne s’est exprimé avec une telle acuité, que ces lignes viennent confirmer par ailleurs : « Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d’art surtout dans ces chefs-d’ceuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes ! Ceux d’Etudes et de Préludes le sont aussi ; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n’en resteront pas moins des types de perfection, dans un genre qu’il a créé et qui reléve, ainsi que toutes ses oeuvres, de Vinspiration de son génie poétique. »> A Vinverse, le ton ambigu de Schumann manifeste, pour la premiére fois dans ses recensions cho- péniennes, une nuance de réserve désorientée. La hardiesse énigmatique 29. C'est aux Trois Nouvelles Etudes pour la Méthode des Méthodes [1840] de Moscheles et Fétis que s’applique le mieux le jugement de Lenz sur Top. 28. Elles constituent un moyen terme entre les Etudes et les Préludes par leur argument (musical plus que technique), leur forme et leur dimension. 30. Neue Zeitschrift fiir Musik (19 novembre 1839), n° 41, p. 163. Trad. frangaise par l’auteur du présent article. 31. Revue et gazette musicale de Paris, VII (2 mai 1842), p. 246. 32. F Liszt, F Chopin (Leipzig, 1882, 3° éd.), p. 15. Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 213 de l’op. 28 l’inquiéte dans la mesure oii ui-méme tend a se ranger sous la banniére protectrice de Mendelssohn. Surtout, elle va a l'encontre de sa propre aspiration — son probléme compositionnel, en fait — 4 créer dans des formes toujours plus amples. Par-dela sa diversité, Punité du recueil lui échappe : il n’y discerne que bribes, inachévement, ruines. Pareille interprétation des Préludes a largement prévalu pendant un siécle. Certes, le cahier renferme les piéces les plus courtes, en durée et en nombre de mesures®, jamais publiées par Chopin. Mais briéveté n’est pas synonyme d’esquisse, ni concision extréme d’inachévement. Jointe a la dissociation des vingt-quatre piéces, cette confusion entre dimension et contenu est 4 la source d’un malentendu prolongé. De la, une compréhension amoindrissante du recueil, morcelé en piéces isolées ot l'on a voulu voir des miniatures, des piéces lyriques et des Charakterstticke. Les Préludes ne participent nullement de l’esthétique du fragment qui domine dans les Bunte Blatter op. 99 et plus encore dans les Albumblatter op. 124 de Schumann — 4 fortiori dans tant d’ceuvrettes de ses épigones. A la faveur d’une mode étrangére 4 |’art de Chopin* et d’étiquettes réductrices en regard de leur significations, les Préludes ont fait l’objet d’interprétations littéraires : titres, épi- graphes, commentaires programmatiques — autant de compensations verbales d’une perception musicale limitative et normative™’. 33. L’op. 28/9 est le plus court en nombre de mesures (12), mais aussi le plus dense ; art de la litote. Cependant, lop. 28/20 qui comporte treize mesures dans la version imprimée, n’en compte que neuf dans la conception manuscrite originale (deux phrases a-a’). Pour les mes. 5-8 l'autographe présente la numérotation a-b-c-d, indiquant leur répétition dans une dynamique différente pour les mes. 9-12, avec cette précision: nofe pour léditeur (de la rue de Rochechouard [sic}) petite concession faite ¢ Mr XXX qui a souvent raison. Chopin s'est donc rendu a l'avis de Pleyel, qui a di juger la piéce scanda- leusement bréve pour I’édition. Noté par le compositeur dans l'album de la famille Cheremietieff (20 mai 1845), ce prélude reproduit le texte intégral de Pédition; mais écrit précédemment dans l'album d’A.de Beauchesne (30 janvier 1840), il conserve la rédaction initiale en neuf mesures. Chopin n’y avait donc pas renoncé, puisque ni le manque de place ni la paresse d’écriture ne sont en cause ici di aurait d’ailleurs suffi de barres de reprises). A mon sens, on est fondé a retenir la version premiére, qui n’en acquiert que plus de force dans I’économie générale du recueil. 34. Sur I'aversion inspirée A Chopin par les titres francais dont son éditeur anglais Wessel affublait ses compositions, cf. Correspondance..., t. III, p. 76, 82 et 237. Voici l’original en francais de cette derniére référence : «[...] mes nouvelles productions ne pourront plus faire penser ni aux gazouillements des fauvettes ni méme @ la porcelaine cassée », impliquant un jeu de mots sur porcelaine/ vaisselle et Wessel. ‘Autre chose sont les images auxquelles Chopin recourait parfois dans son enseignement pour faire comprendre ses intentions: cf. J.-J. Eigeldinger, Chopin vu par ses éléves, p. 23, 106-107, 116, 124, 128, 131, 132. 35. Méme H. Leichtentritt, Analyse der Chopin'schen Klavierwerke, 2vols. (Berlin, 1921-1922), t. 1, p. 125-176, n’y échappe pas en dépit de son 214 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Cette pseudo-tradition remonterait 4 G. Sand, si lon en croit les réminiscences de sa fille : « George Sand avait donné un titre 4 chacun des préludes admirables de Chopin. Ils ont été conservés sur un exemplaire donné par lui. »% Cet exemplaire n’a pas été retrouvé jusqu’ici et les six Préludes (n° 2, 4, 6, 7, 9, 20) recopiés par Sand dans son album?” ne comportent aucune allusion littéraire. En revanche, les notations de Solange évoquant Chopin au piano approchent le nombre de 24, dont plusieurs sont recoupées par le texte fameux de G. Sand sur les Préludes a Majorque™ ; les expressions de Solange ont donc des chances de refléter, sinon de reproduire les titres imaginés par sa mére. En hommage a Chopin qui venait de mourir, Ferdinand Hiller organisait 4 Diisseldorf (3 novembre 1849) une soirée commémorative of chaque morceau interprété était précédé d’une récitation poétique. Lop. 28/4 y faisait objet dune stance de cing vers”. ‘Ami de la musique a programme, Liszt cite dans son F Chopin (p. 238- 239, note 1) de perspicaces considérations du comte Zaluski sur les Préludes, assorties de deux quatrains pour le n°8. Titres individuels et arguments programmatiques échevelés pour chague piéce ont été publiés comme réminiscences de Laura Rappoldi-Kahrer®, prétendument dérivées de Biilow et « authentifiées » par leur analogie avec celles de Lenz et de Mme Mouchanoff-Kalergis — tous deux éléves de Chopin. Dés le début de ce siécle, R. Koezalski accompagnait de commentaires ses récitals Chopin ; leur publication comporte pour chaque Prélude des gloses littéraires suivies de conseils techniques et stylistiques*!. Dés lors les tentatives répétées de Cortot apparaissent_ comme |’abou- tissement de cette tradition au-dela de 1945, tant dans son Edition de travail des Préludes (cf. note 16) que dans les notices de ses programmes, dans ses causeries — auditions et cours d’interprétation®, Si les Préludes ne sont pas une réplique miniaturisée des Etudes ni une collection de feuillets d’album hétérogénes, comment les définir ? Debussy remarque a propos de l’ceuvre de Chopin en général : « Si la liberté de sa forme a pu tromper ses commentateurs, [...] il faut pourtant 36. J.-J. Eigeldinger, « Frédéric Chopin. Souvenirs inédits par Solange Clésinger », Revue musicale de Suisse romande, XXXI (1978), p. 226-227. 37. K. Kobylatiska, Rekopisy utworow Chopina : Katalog/ Manuscripts of Chopin's Works. Catalogue, 2 vols. (Cracovie, 1977), t. 1, n° 381, 392, 401, 408, 416, 461; t.II, p.45, 46, 50 (facsimilés). Autres facsimilés in K. Kobylatiska, 'Korespondencja Fryderyka Chopina z George Sand i jej dzieémi, 2 vols., (Varsovie, 1981), I, planches 27-29. 38. G. Sand, Histoire de ma vie, op. cit., Il, p. 420-422. 39. F.Hiller, Aus dem Tonleben unserer Zeit, 2 vols., (Leipzig, 1868), t. Il, p. 264-269. 40. J. Kapp, «Chopin's Préludes (op. 28). Aufzeichnungen von Laura Rappoldi-Kahrer nach Angaben von Liszt, W. von Lenz und Frau von Mouckhanoff », Die Musik, XXXIV (1909/1910), p. 227, 233. 41. R. de Koczalski, Frédéric Chopin. Quatre Conférences analytiques (Paris, (1910), p. 173-195. 42) A, Cortot, «Frédéric Chopin: Les préludes », Conferencia, XXVIII (1933/1934), p. 252-261. — B. Gavoty, Alfred Corot (Paris, 1977), p. 277-281. Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 215 en comprendre la valeur de mise en place et la sire ordonnance. »* Ensemble organique, les Préludes doivent obéir 4 des principes de structuration : quels sont-ils et comment l’unité du recueil se voit-elle garantie par-dela sa diversité ? Certes, l’op 28 exploite des éléments d’alternances ; cycle des quintes partagé en cOté ascendant vers les diéses/descendant vers les bémols* ; majeur/mineur ; diatonique/chromatique ; oppositions de tempi et de caractéres, de dimensions et de durée, de rythmes et de métres; balancements de deux harmonies; mouvements mélodiques ascen- dants/descendants ; aigu/ grave ; main droite/main gauche ; continui- té/discontinuité des enchainements d’une piéce a l’autre‘’ ; monomo- tivisme/ bithématisme. Or ces mouvements pendulaires ne sont pas systématiques : & isoler tel paramétre ou a en réunir certains, l’on obtient de structures que partielles. Ainsi en est-il des groupements de couples complémentaires (n° 1-6, 7-10, 13-18, 21-24) ou encore de la ponctuation du recueil par des piéces monomotiviques plus ou moins apparentées a l’Etude (n°: 8, 12, 16, 19, 24) et bithématiques participant du Nocturne (ne 13, 15, 17, 21) — soit a partir du milieu du cahier essentiellement ! Inspiré par des considérations de cet ordre, Chomiriski a discerné dans l’op. 28 des structures de sonate transparaissant dans 43, Chopin, uvres complites pour le piano, révision par C. Debussy, Valses, Préface (Paris, 1915), p. I 44. A propos de symétrie orale dans le cycle des quintes, la bipolarité 4diéses — 4bémols joue un rdle important chez Chopin. Occupant des positions symétriques dans l'op. 28, les préludes 9 et 17 modulent respecti- vement de Mi a La bémol avec retour en Mi (n°9, mes. 7-9) et de La bémol Mi (n° 17, mes. 23-24, 43-46), ceci en des points névralgiques. Les deux pieces semblent fournir une clef syntaxique de cette bipolarité, qui domine, avec changements d’armatures, dans les op. 11/ii et 54 (modulation de Mi en La bémol) et les op. 10/10, 17/3, 53, 61, 64/3 (modulation de La bémol en Mi). A un degré affaibli, on la retrouve dans la relation Ut diése mineur — La bémol majeur/Fa mineur (op. 10/4, 27/1) ou encore Mi majeur/Fa mineur (op. 58/iii, mes. 29-83 sqq). Il est possible que la structure du clavier tempéré détermine cet axe, Chopin privilégiant pour des raisons pianistiques les tonalités riches en diéses ou en bémols (statistiquement, La bémol majeur est de loin le ton le plus usité chez lui). 45. La force d’attraction entre les couples impairs-pairs (majeur-relative mineure) se marque par la présence d’une ou plusieurs note(s) commune(s), soit 4 la méme hauteur soit dans des registres différents (a noter le transport de Pigu/ médium au grave dans la transition des n° 1-2 Mi’ — MI’ — et 15-16 — Fa’ — A ces éléments, le dernier couple n° 23-24 ajoute la tension de la septine ‘mib (avant-derniére mes.) qui se « résout » sur le premier ré’ du n° 24. L’étroite liaison entre les no 3-4 résulte d’une correction : lesquisse du n° 4 montre clairement que la levée si — si’ (tierce de Sol majeur devenant quinte de Mi mineur) a été ajoutée aprés coup (cf. planche 3). Quant aux enchainements pairs-impairs, ils consistent le plus souvent en un mou- vement diatonique, conjoint ou non. 216 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) un ensemble de « miniatures »“*, Pareille interprétation apparait comme une vue purement spéculative : Chopin n’a-t-il pas donné sa réponse du moment au probléme de la sonate avec son op. 35, achevé quelques mois aprés les Préludes ? La conjugaison des parametres énumérés plus haut tient en échec toute tentative probante de groupements a l’intérieur du recueil. Le principe unitaire est donc a chercher dans une autre direction. Chomifiski s’en approche lorsqu’il met en évidence une Substanzgemeinschaft commune 4 12 (voire 14) des vingt-quatre piéces, sous forme de progressions de secondes. Mais c’est la totalité du recueil qui veut étre éclairée. ‘Confronté au projet d’un cahier de courtes piéces parcourant les vingt-quatre tonalités, Chopin met nécessairement en ceuvre une éco- nomie de moyens maximale. Chaque morceau exploite en effet un régime d’écriture en continuum, basé sur un ostinato rythmique, voire mélodique ou harmonique (les ns 6 et 15 poussent le processus dans ses derniéres conséquences avec la répétition obstinée d’une note). Surtout, les 24 Préludes se voient constitués en cycle par ’omniprésence dune cellule motivique qui assure Vunité du recueil a travers ses variations d’écriture. Caractérisée mélodiquement par une sixte ascen- dante qui retombe sur la quinte, cette cellule est énoncée dans la phrase initiale du Prélude 1 : Exemple 8. Agitato 46. J.M. Chomitiski, Preludia Chopina (Cracovie, 1950), p. 300-333. Les vues de I'auteur sont résumées dans son Fryderyk Chopin, trad. allemande par B. Schweinitz (Leipzig, 1980), p. 108-112. Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 217 Aux La, broderies (B) puis échappé¢ (E) du Sol (mes. 1-3), repondent les Mi appoggiatures (Ap) du Ré (mes. 5-7) au sommet de la vague sonore. La cadence finale établie, ces rapports sont mis en évidence dans une double contraction qui présente les intervalles structurels sous la forme suspensive X (mes. 25-26), puis conclusive ¥ (mes. 27-28) : Exemple 9. a & fe. * oo + be of X et Y, parfois les deux, apparaissent dans chaque Prélude A des emplacements stratégiques: en début de morceau (et des diverses sections pour les piéces bithématiques), 4 la cadence finale et dans les codas, plus rarement au centre de gravité du morceau, 14 ol convergent sous les événements du discours musical (n* 4, 9, 12): cf. ex 10, p. 222- 8. Mais il y a plus. Le profil mélodique de la cellule motivique est généré par les prémices du tempérament du piano de Chopin ; la succession ascendante dans les quintes et leurs tierces indique pas a pas la partition qui préside a l'accord de l’instrument*’. Le Prélude n° 1, mesure 1, dispose la triade majeure dans l’ordre donné par la résonance naturelle, la fondamentale étant redoublée 4 deux octaves de distance, la quinte triplée sur trois octaves, et la tierce doublée a l’octave. La relation Ut- Sol est donc mise en évidence. Aux mes. 5-7 est énoncée la seconde quinte Sol-Ré, avec appoggiature insistante du Mi. La partition est donc inaugurée par la superposition des deux quintes Ut-Sol, Sol-Ré, avec leur tierce respective Mi et Si; de 1a le profil mélodique de la cellule, qui présente des notes identiques dans les Préludes 1-2-3 (dans ce dernier le Mi appoggiature du Ré est particuliérement sensible dans la formule de main gauche, mes. I, aussi bien que dans la libre augmentation du motif a la main ‘droite, mes. 3-4), pour se voir transposée a partir du n°4. Ainsi le tempérament obéit au schéma suivant, qui tente empiriquement de synthétiser la démarche des Préludes n° 1-13: 47. Les considérations qui suivent sont le fruit d’une collaboration avec Pierre Studer, professeur au Conservatoire de Musique de Genéve. Je reviendrai en détail sur le tempérament du piano de Chopin — et ses relations possibles avec l'accord du Wohltemperirtes Clavier — dont ne sont exposés Ici que quelques principes généraux en rapport avec mon sujet. 218 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Exemple 11. ® @® ® @ bars 1-30, Bass progression: Premiére charniére, le n° 5 fait entendre X tour a tour en Ré et La majeurs, puis en Mi et Si mineurs. Dés les nos 8 et 9, les synonymes enharmoniques dans les bémols sont vérifiés, d’abord successivement (n° 8, mes. 7-18), puis simultanément (n° 9, mes. 7-8). Le n° 12 contréle les synonymes enharmoniques diéses et doubles ditses = bécarres (mes. 9-12), parcourt les quintes successives Faff — Si — Mi — La — Ré — Sol — Uts (mes. 13-29) — ce qui divise octave en deux tritons —, et X peut résonner glorieusement en Ut majeur, au centre du morceau (mes. 29-32) et au centre du recueil : approche du dénoue- ment. Avec le contrdle des tierces Fa# — La# [ = Sib] et Ut# — Mi# [ = Fa] dans le Prélude 13, le tempérament est définitivement établi et vérifié, et le cycle des quintes peut redescendre vers les bémols jusqu’au n° 24. Cette démarche donne la clef du recueil. Le tournant enharmonique Ré# — Mib se fait entre la section médiane du n° 13 et le n° 14, lequel s’ingénie a brouiller les pistes avec son panchroma- tisme unisono. Le tempérament établi dans la premiére moitié du cahier, la seconde permet de jouir de l’accord au gré d’une contre-partition symbolique. En conséquence, les pi¢ces développent une architecture plus élaborée, notamment avec des jeux enharmoniques dans les piéces bithématiques (ne 15, 17), qui établissent un ‘lien avec certains tons diésés de la premiere partie. Sol bémol majeur, qui a été effleuré fugitivement (nos 14 et 19), peut s’installer au centre du n°21, etc. A partir du tournant Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 219 vers les bémols, la cellule motivique devient sujette 4 des modifications : contraction en accord (ns: 13, 21), renversement (n° 13, mes. 16-18, 21- 22, 23-24; n° 16, mes. 2; n° 22, mes. 40-41), « apophonies » intervalli- ques (n° 17, mes. 19-21, 21-23, 23-24), permutations, etc. A la tension provoquée par la septiéme en fin de Prélude 23 (cf. note 45) répond la double présentation de la cellule dans le n° 24, X d’abord (mes. 4- 5), puis X-Y (mes. 8-9) en Ré mineur, ton du morceau. Ultime élégance de Chopin, l’ostinato de main gauche de ce n° 24 dispose la triade mineure suivant l’ordre de la résonance —- comme au départ du n° 1 — et met donc en évidence la quinte Ré-La, « preuve » traditionnelle de la partition en tempérament égal ! En définitive, c’est la logique de son accord (mettant en évidence les tierces) qui gouverne l’op. 28 et le fonde en cycle’. Dans cette optique, les 24 Préludes constituent une réponse confirmée au Wohltemperirtes Clavier. A la différence de Bach, dont le propos didactique isole par paires les Préludes et Fugues de tonique identique, Chopin se saisit d’emblée de l’espace tonal de son «Piano tempéré». Il n’a certes pas concu le recueil dans l’idée d’accorder son instrument (opération qu’il a peut-étre été amené a faire 4 Valldemosa !), mais c’est ’euphonie d’un tempérament qu’illustre et magnifie l’op. 28 — nous renseignant par a sur le goat du compositeur en la matiére®’. Dés lors, la référence 4 Hummel devient pratiquement caduque®, 48. L. Kramer, Music and Poetry. The Nineteenth Century and After (Berkeley, 1984), ‘p. 91-117, a mis en évidence un principe structurel dans Pop. 28, sorte d°Urlinie schenkerienne. L’unité du cycle est garantie par Ie rythme harmonique I — VI — V (Ut majeur — La mineur — Sol majeur), V devenant 1 a son tour (Sol majeur — Mi mineur — Ré majeur) et ainsi de suite jusqu’au 24° Prélude. Reportée a l’intérieur de maintes piéces du recueil, la succession de ces degrés peut engendrer aussi bien une formule harmonique de départ qu'une cadence conclusive ou une coda, voire déter- miner la forme d’un Prélude (n° 21), ete. A travers son optique captivante de « Transit of Identity », l’auteur rejoint partiellement mes conclusions ; mais cest la real ‘é musicale du tempérament qui, de fait, engendre la succession I —VI — V — laquelle apparait dés lors comme une résultante. 49. Timponate accordée par Chopin au tempérament de son piano est documentée dans une lettre poignante 4 Fontana (Mid-Calder, 18 aodit 1848) ou le compositeur déplore la mort de son accordeur parisien, qui travaillait pour le compte de Pleyel : « Et ceux avec qui j’étais en la plus intime harmonie, ils sont morts aussi pour moi : et jusqu’a Ennike, notre meilleur accordeur, qui s’est noyé. Alors je n’aurai plus en ce monde de pianos accordés 4 mon goat » (Correspondance de Frédéric Chopin, t. IL, p. 364). 50. Ala fin de sa Méthode Complete Théorique et Pratique pour le Piano- Forte (Paris, [1828]/R 1981), p.466-467 — ouvrage pris¢ de Chopin —, Hummel expose son systéme d’accord en partant du La, et nullement Falustrd par la succession tonale de ses propres Vorspiele... op. 67. Reposant sur des superpositions de « quintes faibles », sa partition ne met pas en valeur les tierces et s’avére trés différente de celle que permet de déduire op. 28. 220 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Du méme coup, les Préludes fournissent une clef du sens expressif des tonalités chez Chopin. Microcosme a cet égard, ils le sont aussi pour maints modéles d’écriture pianistique et genres musicaux pr: qués par lui. Outre des piéces du type Etude et Nocturne, le recueil présente en raccourci des éléments de Mazurkas (n* 7, 10 — mes. 3- 4 et similaires) et d’Impromptu (n° 11), deux alla Marcia (n9, 20), un moto perpetuo en unisono (n° 14), un recitativo de Fantaisie (n° 18), deux [Elégies] (n°: 4, 6), deux [Arabesques] (n 10, 23) et au moins... un Prélude (n° 1). ‘Au moyen d’une catharsis ordonnatrice, le génie nerveux de Chopin — patte de velours soudain toutes griffes dehors — s’incarne par excellence dans cette succession d’«idées» (comme les appelait G. Sand), d’instantanés qui sont comme le miroir concentrique de Phomme et de l’artiste. Aphorismes parfois tendus aux limites de la litote, mais sans rhétorique. Cycle de «Moments musicaux», de « Visions fugitives » dont ils refusent le titre. G. Sand écrit encore de Chopin ; « Etrange anomalie ! Son génie est le plus original et le plus individuel qui existe. Mais il ne veut pas qu’on le lui dise. »*! Passant outre ’héritage de ses prédécesseurs immédiats, quasi sourd au monde contemporain, le Chopin des Préludes s’ancre dans Bach pour mieux regarder en soi-méme — et malgré lui vers I’avenir. Janus bifrons dans sa production, l’ceuvre l’est aussi dans le développement de la musique de clavier de Bach A nos jours. Alfredo Casella s’est plu 4 en souligner la face moderniste : « Nous apercevons dans ces Préludes un Chopin complétement dégagé du souvenir de tout lien social, et qui — héroique et solitaire — travaille, le regard assuré fixé sur les brumes du prochain avenir impressionniste. »*? Aussi bien I’étude de la descendance des Préludes aux X1X* et XX¢ siécles (au-dela de Debussy)®* permettrait-elle 51. G. Sand, Impressions et souvenirs (Paris, 1896), p.81 — extrait du chap. V, daté de janvier 1841. ; 52. F Chopin, Prefudi, revisione critico-tecnica di A. Casella (Milan, 1967), « Note pour les Préludes », s.p. 53. Cette étude aurait A prendre en compte les principaux recueils de préludes postérieurs 4 lop. 28, sous l’angle de leur ordonnance tonale ou non, de leur caractére homogéne ou non, de leurs types d’enchainements, de leur matériau thématique, etc. II conviendrait de distinguer différents groupes : (a) Les recueils exploitant les 24 tonalités: Alkan, op. 31 [1847]; Heller, op. 81 [1853]; Busoni, op. 37 [c 1882] ; Scriabine, op. 11 (1897); Rachmani- nov, op. 3/2 [1892], op. 23 (1903), op. 32 (1910) ; Chostakovitch, op. 34 (1932- 1933). Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 221 une évaluation a posteriori de leur situation unique. Mais ceci est une autre histoire. (1985) SUMMARY The 24 Preludes find their origin in J.-S. Bach’s music, especially on account of their polymelodic texture ; at the same time, they break from the post-classical tradition, since they lack any function connected with their title. Far from representing a heterogeneous collection of Charakterstticke, they constitute a cycle owing to their dynamic covering of the 24 major and minor tonalities. This cycle is obviously unified by an omnipresent motif-like cell, set forth at the beginning of the introductory piece and evident in strategic places in each of the following pieces. This cell itself may derive from the early beginnings of the « partition» of the temperament Chopin preferred, giving prominences to major thirds. There might be found here a sort of symbolic response to the Preludes of the Wohltemperiertes Klavier — without a didactic or controversial intention on Chopin's part. The Op. 28 can be considered as a microcosm of the genres and types of writing used by Chopin until then, and of the expressive meaning that the tonalities assume in his music. This work’s descent right down to contemporary piano literature admits a posteriori evaluation of its unique position as Janus bifrons. (b) Les recueils de 24 préludes élargissant le concept de tonalité, avec Debussy (1910, 1913), ou étrangers au systéme tonal, avec Ohana (1974). (c) Les cahiers de préludes en nombre variable — inférieur a 12 — depuis les nombreux recueils de Liadov et Scriabine ; Szymanowski, op. | (1906) ; Fauré, op. 103 (1910-1911), et jusqu’a E. Martin (1949). (d) My aurait lieu ensuite d’établir des relations multiformes avec des cycles de pices bréves, tels les Sechs kleine Klavierstticke op. 19 (1911) et les Fiinf’ Klavierstiécke op. 23 (1923) de Schoenberg, les Visions fugitives (1922) de Prokofiev, les Aforizmi (1927) de Chostakovitch, etc. (e) Un autre secteur examinerait d’une part l'arrangement pour orgue de Pop: 28/4 et 9 par Liszt (Raabe 404; Searle 662), d’autre part des variations sur les Préludes de Chopin, dont le n° 20 a servi de théme a Busoni, op. 22 (1885 ; 2° éd. 1922), et 4 Rachmaninov également, op. 22 (1904). Par ailleurs, il serait ais¢ de montrer V’influence de l’op. 28/8 sur ’harmonie de Liszt dans « Au bord d’une source », voire dans « Les cloches de Genéve » (mes. 140 sq). L’op. 28/2 a exercé un ascendant direct sur le Via crucis («Stations » II, V, X) du méme Liszt, mais aussi sur le prélude op. 23/1 de Rachmaninov, sur le n°2 des Ten Easy Piano Pieces (1908) de Bartok, sur le n° 1 des 10 Piéces pour le piano, op.3 (1909) de Kodaly — comme I'a montré I, Kecskeméti dans. ces deux cas —, ainsi que sur le 3° Prélude de FE Martin, Enfin, dans ses 24 Préludes, Ohana se réclame ouvertement de Chopin et signe comme lui de trois Ré graves sa derniére piéce. 222 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Exemple 10. Les indications de tonalités figurent ici en anglais, de méme que les mentions inv. (renversé) et permuted (permuté). ® Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 223 Exemple 10 (suite). ® Lento assai = —S @ Andantino x Da, * Molto agitato x eee inv. TT SS e —™ ¥ (Ab maj.) ¥ (Gt min. + Emaj,) 2 Ls Dee 224 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Exemple 10 (suite) x Y 0. SSS. x X (Cmaj,) 2 Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 225 Exemple 10 (suite). ® Pit lento__¥ inv. (+ 8 maj.) a. #% he Dele #he h +e *X (Ct min.) 226 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Exemple 10 (suite). ® riemuto 7 fat # To « % am va Presto con fuoco ® x ® X(A maj, OF min.) om. - -|- 2 ye bes ee Be. # te. * te & tm # X (Cl min. > Ema.) XE maj Gi min) da. Tow Te Da Jean-Jacques Eigeldinger : Les Vingt-quatre Préludes, op. 28 227 Exemple 10 (suite). ® All a legro molto_x ae 5 @ Cantabile es ct Y permuted a = 28 Revue de Musicologie, 75/2 (1989) Exemple 10 (suite) @ inv Molto agitato _y. ® —— 2 ft IN Ff Te ate # fa Moderato, —_— ® 2 = Xfm) _ + x X(Dmin) Y om fo ef © fo

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