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ARCHIVES & DOCUMENTS L’QEUVRE GRAMMATICALE DE JEAN DE GARLANDE (ca 1195-1272 ?) AUTEUR, REVISEUR ET GLOSATEUR UN BILAN Anne GRONDEUX (CNRS-IRHT) - Elsa MARGUIN RESUME; Les éditions récentes de deux traités grammaticaux majeurs de Jean de Garlande permettent d’esquisser une remise en perspective de la partie grammaticale de son aeuvre, et de réfléchir sur les ceuvres authentiques ou douteuses qui restent & Gditer, ainsi que sur certaines pistes qui demeurent A explorer, en particulier celle des sources directes de I'ceuvre. Jean de Garlande est un grammairien 2 plusieurs facettes, qui compose ses propres traités et les glose de la méme fagon qu’il glose les manuels d'autres maitres ; les différentes formes que prend ainsi son activité de maitre de grammaire communiquent au niveau de la doctrine, que ’'on retrouve inchangée sous chaque forme ; cette per- méabilité, et le fait que Jean se cite souvent lui-méme permettent de proposer une chro- nologie partielle de ses traités et commen- taires, et de mettre en lumitre certaines pratiques éditoriales de I’auteur, en parti- apsTRAcT: The recent editions of two major grammatical treatises of John of Garland allow us to situate now more clearly and precisely the grammatical part of his work and to ponder on the authentical or doubtful texts which are still to be edited, as well as on the direct sources of the work, which are to be studied too. John of Garland is a polymorphous grammarian, who writes and annotades his own treatises in the same way as he does other mathers’ handbooks. These different activities con- nected together and the underlying doctrine is always the same. This connection, and the quotations by John of his own works allow us to propose a partial chronology of his treatises and commentaries, and to highlight his publication strategies - particularly, the diffusion of his treatises in England. Indeed, it seems that John of Garland met with no success in French University, which could account for the fact that he needed to Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 134 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN culier celle qui consiste & diffuser ses publish his works in his native country. traités en Angleterre ; il semble en effet que Jean de Garlande n’ait connu en France aucun succés au plan universitaire ce qui pourrait expliquer la diffusion de ses ceuvres dans son pays natal. MoTS-cLEs : Jean de Garlande; Moyen KEY worps: John of Garland; Middle ‘Age ; Grammaire ; Lexicographie ; Proso- Ages ; Grammar ; Lexicography ; Prosody ; die ; Accentuation ; Faculté des arts. ‘Accentuation ; Faculty of Arts. INTRODUCTION LEs TRAITES de grammaire de Jean de Garlande!, a savoir essentiellement le Compendium Grammatice, la Clavis Compendii et l’Ars lectoria Ecclesie, demeurent au sein de l’ceuvre, considérable par le nombre des ouvrages qu’on attribue aujourd’hui A cet auteur, la part la plus mal connue. De fait, le manque de détails dont nous disposons concernant |’organisation de Penseignement que, nous dit l’auteur, il prodigua A Paris aprés un bref sé- jour a Puniversité de Toulouse (1229-1232), rend plus difficiles l’approche des textes et leur mise en perspective ‘pratique’. A quel moment ces ceuvres grammaticales ont-elles été composées, quand sont-elles accessibles aux maitres sous la forme des manuels que transcrivent les manuscrits les plus anciens : autant de questions qui obligent A prendre en compte non seulement le contenu des textes mais aussi des gloses qui les accompagnent. D’autre part, dans quelle mesure ces différentes strates d’intervention sur le texte, qui semblent attester de son usage en milieu scolaire, apportent-elles, sur le mode d’enseignement et de transmission des régles de grammaire latine, des renseignements dignes de foi, en ce qui conceme les écoles parisiennes et plus généralement les foyers scolaires d'Europe occidentale ? Y a-t-il, 4 une date que I’on fixe, au vu des manus- crits conservés contenant des manuels de Jean, & la seconde moitié du XIN sigcle, coexistence et existence paralléle de deux ou plusieurs types d’enseignement distincts, quel est le degré de pénétration des nouvelles théories linguistiques (‘spéculatives’) dans des milieux scolaires non uni- versitaires (pré-universitaires ou para-universitaires) ? L’étude des corpus grammaticaux permet seule de répondre, bien que partiellement, a ces questions. En ce qui conceme I’ceuvre grammaticale de Jean, on constatera qu’il développe une approche de la matitre qui est tributaire quasi exclusivement d’un mode d’exposition antérieur au XIII* siécle, ou du moins 1. Sur la vie et lceuvre de Jean de Garlande, voir principalement Paetow 1927, et Dossat 1970. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE. 135 caractéristique du premier quart de ce siécle. II semblerait que ce fat de sa part un parti pris, si l’on en croit du moins ses prises de position ‘idéologiques’ dans le Morale scolarium, longue diatribe rédigée vers 1241 a Tencontre de la faculté parisienne (Morale scolarium, éd. Paetow 1927). L’exemple de Jean est-il enfin représentatif de ce qui s’est fait au XII® siécle, et quelle fut la postérité éventuelle des méthodes dont il se fit le porte-parole ? Il importe, pour cerner le personnage et son implication dans la vie intel- lectuelle de son temps, de passer en revue les éléments bibliographiques dont on dispose 4 son sujet, avant d’aborder l'étude de son ceuvre dans ce qu’elle a de plus caractéristique, & savoir la part prépondérante des commen- taires et des gloses qu’il composa pour accompagner ses traités ou accom- moder ceux d’autres auteurs A ses propres conceptions de la grammaire, du bon usage et de la lexicographie. C’est par le biais de I’ceuvre en effet, et des observations qu’ inspire I’étude de sa tradition manuscrite, que I’on peut mesurer le degré de divergence entre deux types d’enseignement de la grammaire au XIII° siécle : l’un relevant de traditions scolaires ‘pré-scolasti- ques’, l’autre naissant au sein méme de la faculté des Arts de Paris, et se développant de fagon autonome jusqu’a la fin du siécle. Jean de Garlande offre en fait un triple paradoxe : auteur de premier plan par I’étendue de son ceuvre grammaticale, il est encore mal connu, édité de fagon lacunaire, et quelques problémes d’authenticité subsistent pour certains des traités qui lui ont été attribués ; la premiére partie de cet article propo- sera un bilan des éditions, en forme de programme de travail pour les an- nées a venir. Jean de Garlande est d’autre part un maitre « polymorphe », un auteur « multiple », qui glose les traités d’autres grammairiens, qui compose ses propres manuels, et dont la glose des propres ceuvres ressemble comme une sceur A celle des traités qui ne sont pas de sa main, parce qu’il impose lui- méme la fagon de commenter ses traités. L’imbrication, chronologique, doc- trinale et pédagogique de ces différents modes d’écriture fera l'objet de la seconde partie. Jean de Garlande est enfin un maitre parisien des années 1220-1240 ; quand on se penche sur l’enseignement a cette époque, on pense spontané- ment a l’essor de la Faculté des Arts de Paris, mais l’ceuvre grammaticale de Jean de Garlande ne refléte absolument pas ce qui se fait 4 la Faculté des Arts de Paris. La troisitme partie tentera donc de resituer Jean de Garlande dans le cadre de l’enseignement parisien des années 1220-1240. Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 136 ‘A. GRONDEUX, E, MARGUIN 1, POINT BIBLIOGRAPHIQUE 1.1. Les derniéres éditions On disposait déja de certains traités grammaticaux et lexicographiques de Jean de Garlande, comme le Dictionarius (éd. Wright 1857 et Scheler 1865), le Dictionarius metricus (éd. Scheler 1878-1879), la Parisiana Poetria (6d. Lawler 1974), l’Integumentum Ovidii (éd. Ghisalberti 1933), les Synonyma? (PL 150, col. 1577-1590). Récemment ont paru plusieurs nouvelles éditions, et tout d’abord celle de la tragédie des Due lotrices, qui est en fait un frag- ment de la Parisiana Poetria, édité par Raffaela Bonvicino en 1994. Cette édition est l'occasion, pour V’auteur, de faire un bilan biographique extré- mement intéressant de Jean de Garlande sur lequel on reviendra plus loin. En 1995, est parue l’édition princeps du Compendium gramatice, édité par Thomas Haye (cf. Kazmareck 1996). Enfin, l’Ars lectoria ecclesie a été éditée, avec ses gloses et une traduction francaise, par Elsa Marguin en 1999 dans le cadre d’une thése d’Ecole des Chartes. Les éditions traditionnelles des textes de Jean de Garlande posent d’emblée le probléme, en particulier lorsqu’il s’agit de ses manuels, de la place réservée aux annotations marginales qui émaillent les principaux té- moins conservés. L’ouvrage récent de T. Hunt (1991) a contribué a révéler leur richesse et leur permanence, au sein des corpus de manuscrits anglais du xm? sicle. La prégnance des ceuvres de Jean dans ces codices est mani- feste, ainsi qu’au sein de ses textes, la présence de gloses particuligrement stables et typées — nous aurons l’occasion de revenir par la suite sur ce dernier point. En ce qui concerne les éditions récentes de textes dus 4 Jean de Garlande, a savoir les Due lotrices, petite tragédie extraite de la Parisiana Poetria, le grand traité de stylistique composé par Jean dans les années 1220, le Compendium gramatice, son manuel général en vers consacré a la grammaire latine dans son ensemble, et l’Ars lectoria Ecclesie, traité de prosodie et d’accentuation qu’il composa peu aprés le Compendium, en 1234, et qu’il concevait comme un complément 2 ses précédentes ceuvres grammaticales, on a affaire A des groupes de manuscrits qui, pour s’en tenir au plus ancien, le manuscrit de Bruges, Bibl. de la ville 546, rassemblent un grand nombre des ceuvres grammaticales ou littéraires de Jean. Dans ce méme manuscrit, on retrouve l’apparat de gloses que Hunt mettait en lu- miére dans les corpus anglais. La main du glosateur est la plupart du temps semblable a celle du texte, et le contenu méme de ces annotations margina- 2. Contrairement & certaines notices consacrées par des dictionnaires récents & Jean de Garlande, les Aquivoca ne sont pas « édités » dans le volume de la P. L. (seuls les huit premiers vers figurent & la suite de 'Opus Synonymorum). Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE 137 les améne, de texte en texte, a les rapprocher, et A supposer qu’elles sont Tceuvre d’un seul auteur. Dans ces conditions, et au vu des informations qu’elles délivrent sur le texte lui-méme et son interprétation, il convient de réserver une place, dans Pédition, aux gloses, et de choisir pour cela les plus représentatives, ou les plus stables. L’éditeur du Compendium a choisi de placer en notes de son édition quelques références 4 la glose, et pour ce faire a extrait de différents manuscrits des passages qui lui semblaient illustrer le texte ou I’éclairer. Cette méthode, qui reprend le mode de présentation choisi par Paetow édi- teur du Morale scolarium, somme toute trés traditionnel, tend 4 reléguer le texte de la glose au rang d’accessoire, d’ajout marginal A usage interne. Il semble plus intéressant de choisir, sur des critéres de datation, d’intérét, de tradition, la glose d’un manuscrit, et de la présenter en regard du texte, sans rompre le parti du copiste grace auquel les deux textes apparaissent comme intimement liés. En outre, la présentation de la glose comme un texte uni- taire permettrait de confronter son contenu avec d’autres éditions, et en par- ticulier avec les gloses éditées par Hunt au second tome de son ouvrage sur Tenseignement du latin en Angleterre au xil® siécle. A ce titre, il semble que le Compendium gramatice demeure un chantier ouvert. Tl reste en effet a définir ce qu’est un manuel grammatical durant les demiers sigcles du moyen Age. A cet égard, on dispose de deux matériaux essentiels. Le texte, d’abord, dont les données internes sont autant d’indices d’attribution et de datation. Notons que dans le cas de Jean et de ses grands traités grammaticaux, la propriété intellectuelle de l’auteur sur son ceuvre est trés nettement revendiquée, et que cette ‘signature’ s’accompagne souvent de la date de composition du texte. C’est le cas entre autres de l’Ars lectoria Ecclesie 3. Vient en second lieu le manuscrit, dont les caractéristiques matérielles — A savoir essentiellement paléographiques et codicologiques — permettent une seconde datation, certes approximative, et offrent des renseignements sur la nature de la tradition manuscrite, permettant de déterminer la zone géo-tem- porelle d’influence du texte, ainsi que le public auquel il s’adresse, si l’on considére conjointement les autre textes copiés dans le codex. Dans le cas précis des traités de Jean ou de ses ceuvres littéraires, on observe ainsi que leur diffusion est assurée au cours du XIII* siécle et au début du XIVv° siécle en Europe du nord A travers des manuscrits destinés 4 I’enseignement scolaire +. 3. Bd. v, 1536-1537: « Mille ducentenis terdenis quatuor annos/coniugas annis sunt edita scripta Johannis. » 4. Les ceuvres de Jean y voisinent en effet avec la plupart des grands traités lexicographiques et grammaticaux de la fin du xn® sidcle et de la premiére moitié du Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 138 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN A ces données externes s’ajoutent enfin des caractéristiques internes, dis- tinctes du texte ‘signé’, et qui consistent en des mentions portées en marge des feuillets. Ces gloses sont autant de témoignages sur la vie du manuel, car elles renvoient, selon toute vraisemblance, a la pratique de la lectio et de Venarratio en vigueur dans les écoles depuis la fin de l’antiquité (cf. Irvine 1994, 68-70). Notons du reste que dés lors qu’un traité cesse d’étre glosé, il cesse de fait d’étre copié. Les annotations marginales témoignent de Lutilisation du traité en milieu scolaire. Par conséquent, le manuel scolaire ne se borne pas au seul texte, mais comprend, en tant qu’ouvrage A visée pédagogique, le traité lui-méme et ses explications marginales. C’est la raison pour laquelle, en ce qui concerne I’Ars lectoria Ecclesie 5, on a choisi de respecter l’unicité texte-glose, en transcrivant au sein de V’édition critique du texte les gloses interlinéaires et marginales issues du manuscrit de Bruges, choisi parce qu’il constitue dans le stemma un des témoins les plus proches de l’original, et — par conséquent sans doute — le plus glosé. Cette présentation a servi de base A une confrontation des ma- nuscrits les plus anciens, permettant ainsi d’affirmer I’existence d’un fonds commun & la glose, et plus largement d’en comparer les éléments constitutifs —en particulier en ce qui concerne les explications lexicographiques dont elle fourmille — et les principales caractéristiques avec des gloses du Doctrinale® et du Graecismus (cf. Grondeux 1998, 25-26 ; 38-39, Grondeux A paraitre), attribuées 4 Jean de Garlande, ainsi qu’avec les diverses annota- tions marginales contenues dans certains témoins des muvres de Jean de Garlande lui-méme. L’influence de ce traité, dont le contenu éclaire les évolutions phonétiques de la langue latine et tente d’établir, en ce qui con- cerne la lecture d’Eglise, un modus vivendi, un compromis entre I’ancienne formulation théorique de l’accent et les réalités contemporaines de sa pro- nonciation, ne peut véritablement étre cernée si l’on ne tient pas compte de la tradition propre a ses gloses. xm sigcle, ainsi qu’avec les textes littéraires qui servaient de base & I’apprentissage du latin ; on y retrouve en particulier les Libri Catoniani (cf. Boas 1914). Sur la standardisation des programmes d’enseignement de la grammaire latine & la fin du moyen Age, cf. Thomson 1983 ; Bonaventure 1988. 5, Mss. Londres, British Library Add. 15 832, ff. 2-28v - Bruges, Bibl. Mun. 546, ff. 53v-77 - Cambridge, Collége Caio-Gonville 385/605, ff. 34-70 - Erfurt, Wiss. Bibl. Q 156, ff. 106-138v - Lincoln, Biblioth¢que du Chapitre cathédral 132, ff. 81-99v - Londres, British Library Add. 41 476, ff. 10-21V - Oxford, Bodleian Library, Rawlinson C 496, ff. 26-39v - Londres, British Library, Royal A XXXI, ff. 43v-73. Les lieux de conservation de ces témoins illustrent une caractéristique générale de la tradition manuscrite des ceuvres de Jean de Garlande, & savoir d'une part la forte part occupée par les codices anglais, et d’autre part l'absence fréquente de ses ceuvres dans les dépéts frangais. 6. Alexandre de Villedieu, Doctrinale, Reichling (éd.) 1893 ; Colker 1974. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE 139 1.2. Etudes récentes + Le corpus grammatical Dans deux articles fondamentaux, le regretté G. L. Bursill-Hall (1976 et 1979) a fait le point des ceuvres attribuées et douteuses de Jean de Garlande, et proposé des listes, incomplétes mais déjA copieuses, de manuscrits asso- ciés A ces titres. Un peu avant, M. L. Colker avait mis en lumigre, en 1974, le fait qu'une glose du Doctrinale d’ Alexandre de Villedieu était directement lige 4 Jean de Garlande. D’autre part, en choisissant de présenter un ensemble de manuscrits grammaticaux du XIl* siécle anglais ou conservés en Angleterre, T. Hunt fonde implicitement son étude sur la notion de corpus, ce que confirment ses indices, au tome II, récapitulant l'ensemble des termes latins et vernaculai- res qui trouvent une explication ou une traduction au sein des textes édités dans les tomes I et II, et permettant de ce fait de remarquer |’extréme sta- bilité de certains modes d’exposition lexicographique. Surtout, la présenta- tion qu’il donne des textes édités au tome I, précisant entre parenthdses les variantes et les ajouts des divers témoins, met en évidence une certaine forme de communauté d’esprit, de méthodes et de sources entre les divers traités, et plus précisément, en ce qui nous intéresse, révéle un corpus de références plus ou moins explicites a Jean de Garlande et A son ceuvre grammaticale et lexicographique. Il est de surcroit intéressant de remarquer que les témoins choisis par Hunt sont issus de manuscrits contenant pour la plupart plusieurs textes attribués de maniére sfire 4 Jean de Garlande ainsi que des versions « garlandiennes? » du Doctrinale et du Graecismus®. L’existence d’un tel ensemble et les caractéristiques que l’on vient d’évoquer, et que tente de développer I’étude de l’Ars lectoria Ecclesie et de sa glose, incitent A reprendre le dossier ouvert par Hauréau des ceuvres au- thentiques ou supposées de Jean de Garlande (cf, Marguin 1999, t. I, 88-90). Parmi les traités grammaticaux édités par Hunt, signalons entre autres la présence du Cornutus antiquus sive Distigium®, od les références aux textes 7. Par « garlandiens », nous entendons les textes dont certaines, voire toutes les gloses ont été attribuées & Jean de Garlande. Citons pour exemple le manuscrit de Dublin Trinity College 270 (xmr-x1v' siécles), pour le Doctrinale (ff. 177v-184v), qui contient également le Dictionarius dont la glose est explicitement attribuée A Jean, ainsi que I’ Unus omnium qu’Hunt (1979) lui a également attribué. 8. Sur ’attribution des premitres gloses du Graecismus & Jean, cf. Grondeux 1998 et & paraitre, 9. Hunt 1991, t. I, 323-348. Parmi les manuscrits pris en compte par Hunt, notons principalement le manuscrit d’Oxford, Bodl. Rawlinson 496 C, ff. 20r-25v, qui contient également I'Ars lectoria Ecclesie, ainsi qu’entre autres le Dictionarius et des Versus proverbiales attribués & Jean. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 140 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN garlandiens et au corpus d’exemples classiques qu’il utilise dans ses traités sont nombreuses. A titre d’exemple, nous nous contenterons de citer ce pas- sage consacré au commentaire du sixiéme distique : Bulla [...] et de bulla per subtractionem de ‘I’ remanet ‘bula’ quod idem est quod sententia, unde versus : ‘est pape bulla grece sententia bula’, Le vers ici cité, s'il n’est pas identifié comme tel ni par ’auteur ni par Péditeur, n’est autre qu’un extrait littéral de V'Ars lectoria Ecclesie (v. 9981). Il ne s’agit 1a, rappelons-le, que d’un exemple parmi bien d’autres de références exactes A l’euvre de Jean de Garlande, au sein de laquelle PArs lectoria semble avoir occupé une place importante. Le texte du Merarium (Hunt 1991, 356), dont un témoin se trouve contenu dans le ma- nuscrit de Cambridge, Caius & Gonville College 38511, confirme les obser- vations qu’ inspire la lecture du Distigium, lorsque l’auteur y écrit : [conspicabar] i. videbam [...] video -des, et conspicor media producta e: colligere spicas gallice glaner... notetur iste versus Accentarii « Conspicor est video, conspicor colligo spicas 2. » [Cambridge 385] L’ouvrage de T. Hunt apporte a ce titre un éclairage nouveau sur l’ceuvre de Jean de Garlande et sa postérité normative !3. Plus largement, le corpus qu’il y exploite, en tant qu’il est représentatif des méthodes d’enseignement de la grammaire dans les écoles anglaises du XII° siécle, offre de nouvelles voies a la connaissance des milieux scolaires d’Outre-Manche durant les derniers sigcles du moyen ge, et permet d’en cerner plus précisément les spécifici- tés. Elle éclaire par conséquent, peut-étre en négatif, l'histoire des théories grammaticales telles qu’elles se font jour A Paris dans le courant du XilI* siécle. + Jean de Garlande glosateur On a pu démontrer plus récemment (cf, Grondeux 1998) ce que L. J. Paetow (1927, n. 124), G. L. Bursill-Hall (1976, p. 158) et T. Hunt (1979, p. 22, n. 7) avaient soupgonné, & savoir que Jean de Garlande avait 10, Sur le Distigium et les arguments tendant & prouver son attribution A Jean, cf: Marguin 1999, t. I, 89-91. 11, Ff, 61a-67b. Le codex contient un trés grand nombre d’ceuvres de Jean, dont I"Ars lectoria, pour lequel il constitue l'un des deux témoins les plus directs et les plus anciens. 12. Bd. Ars lectoria Ecclesie, v. 180. 13. Si l'on peut en effet en déduire que le Distigium est I'ceuvre de Jean de Garlande, on pourrait aussi supposer V’existence d’une « officine garlandienne » (pour reprendre une expression qui nous a été suggérée par Louis Holtz), travaillant dans l’ombre du maitre et réutilisant, dans maints traités & usage scolaire, un matériau brut congu par hui. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE 141 glosé et révisé le Graecismus d’Evrard de Béthune, exactement comme il Vavait fait pour le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu. Ce travail sur le Graecismus, qui peut vraisemblablement étre situé autour des années 1232- 1234, a comporté, comme pour le Doctrinale, un double aspect de révision et d’explication "4, La révision se fait par l’ajout de nombreux vers interpo- Iés dus a Jean de Garlande, entre les vers du manuel d’Evrard de Béthune, et par 'addition de quatre vers initiaux (appelés le Tetrasticon Iohannis dans les manuscrits) ; il manque en revanche un explicit versifié semblable & ce- lui par lequel Jean de Garlande a signé sa révision du Doctrinale, et qui a permis aux générations futures d’identifier ce commentaire. L’explication se fait par 'apport de glosules, interlinéaires et marginales, chargées de rendre intelligible le texte du Graecismus, mais aussi de le rendre doctrinalement correct. Jean de Garlande n’hésite pas en effet A signaler toute opinion dou- teuse, affirmation erronée, ou assertion infondée. Le maillage de gloses marginales garlandiennes autour du texte du Graecismus est plus liche que ce que I’on observe dans le cas du Doctrinale (cf. & cet égard le cas du ms. Paris BNF lat. 14745 qui contient les deux textes glosés par Jean de Garlande). * Le point sur la vie et la carriére Il y a déja quelques années, A. Saiani (1980) a attiré attention sur le lieu exact de naissance du grammairien anglais, révélé par un passage de PEpithalamium Beate Marie Virginis : Yon sait ainsi que Jean de Garlande est né & Ginge, prés de Wantage Hundred dans le Berkshire vers 1195'S, Ces précisions renouvellent la biographie de Jean de Garlande, dont on si- tuait autrefois la naissance vers 1180 et dont on faisait débuter le cursus scolaire avec Jean de Londres puis Alain de Lille, mort en 1203 (cf. Faral 1924, 40). Ces recadrages chronologiques sont pris en compte dans les noti- ces biographiques récemment consacrées A Jean de Garlande (Jeudy 1992, Rosier 1996, Sharpe 1997). Parmi les pistes qui resteraient 4 explorer et les problémes qui restent de méme A poser, nous voudrions signaler ici trois aspects de la vie et de Voeuvre de Jean de Garlande qui n’ont pas, & notre connaissance, suffisam- ment attiré attention. Il y a tout d’abord cette phrase de Roger Bacon dans son Compendium studii philosophiae daté de 1272'%, « sicut ego ab eius ore audivi » (comme je l’ai entendu de sa bouche), le eius représentant Jean 14. Voir sur le traitement du Doctrinale par Jean de Garlande, Reichling 1893, LVI et spéc. n. 3 ; Thurot 1868, 32. 15. Cf. aussi Bonvicino 1994, 273. 16. Roger Bacon, Opera quaedam hactenus inedita, Brewer, J. S. (6d.), London, 1859, tT, 453. Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PU 142 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN de Garlande ; on en a simplement inféré que Jean de Garlande était encore en vie en 1272 (Paetow 1927, 85). J. Hackett (1997) n’aborde pas le probléme de cette rencontre dans sa mise au point sur la carriére de Roger Bacon, alors que sa récapitulation des rencontres et contacts de Bacon avec d’autres maitres est extrémement minutieuse. Il serait en fait important de reprendre le dossier de ce contact entre les deux maitres anglais, dont rien n’indique en réalité qu’il est 4 placer autour de 1272. Ceci conduirait inévitablement 4 remettre en question la date du décés de Jean de Garlande, que rien ne permettrait plus alors de fixer en 1272 (cf. Haye 1995, 4 n. 5). Un second point serait intéressant 4 examiner, celui de la proximité avec un autre maitre anglais, Alexandre Neckam, dont l’enseignement cesse & peu prés au moment o8 commence celui de Jean de Garlande. Les points de convergence entre ces deux maitres sont nombreux : ils sont anglais, lexico- graphes et grammairiens (le Dictionarius de Jean calque sa forme sur le De nominibus utensilium d’ Alexandre, cf. Hunt 1984, 33), et l’on a longuement hésité attribuer certains traités 4 l’un ou 4 l'autre tant leur style se res- semble (cf. Hunt 1984, 20 et 28, en particulier pour le Sacerdos ad altare d’Alexandre). Enfin, la mention la plus précoce du Doctrinale d’ Alexandre de Villedieu, qui sera glosé par Jean de Garlande, est due 4 Alexandre Neckam, qui le cite A quatre reprises dans son Sacerdos ad altare, composé entre 1200 et 1210, au moment oi il est déja rentré en Angleterre (cf. Hunt 1984, 30). Enfin, le probléme crucial reste celui des sources doctrinales de Jean de Garlande, qui bénéficient pour le moment d’une certaine opacité due en grande partie & l’auteur lui-méme, qui ne cite pas ses prédécesseurs immé- diats, et aussi au manque d’éditions de traités mineurs (ou ressentis comme tels en raison de la faiblesse de leur tradition manuscrite) du début du xi siécle. La soudaine intensification de la production grammaticale de Jean en 1232-1234 (trois traités complémentaires sont datés de ces années) suggére que l’auteur a pu mettre la main sur une source majeure qui lui a facilité le travail. Il est ainsi possible de mettre en lumiére le lien direct de YArs lectoria ecclesie avec le traité Comoda gramatice d’Henri d’Avranches !7, achevé quinze ans plus tét en 1219 : pratiquement tous les vers que nous avons pu comparer A ceux de I’Ars lectoria, ceux de la sec- tion des equivoca de la Comoda gramatice, sont présents intégralement et sans aucune variation dans I’Ars lectoria (voir tableau en annexe). Le méme travail mériterait d’étre fait pour les autres traités de Jean, afin d’éclairer les sources complexes mais sans nul doute directes de sa production. 17. Cf. sur ce poate et homme d'Eglise (ca 1195-1260) Russell 1928 ; Heironi 1929a et 1929 ; Townsend-Rigg 1987. Pour une édition partielle du trai gramatice, cf. Heironimus-Russell 1929a, 10-26. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE 143 1.3. Euvres restant @ éditer Pour avoir une vision d’ensemble de I’ceuvre grammaticale de Jean de Garlande, il reste 4 éditer quelques traités importants, aussi bien doctrinale- ment que chronologiquement, en tenant compte des problémes d’authenticité. Le premier est constitué par la Clavis compendii, qui subsiste aujourd’hui dans trois manuscrits, tous du XIII‘ siécle: Bruges, Stadsbibl. 546 f. 25r-42v ; Cambridge, Gonville & Caius College, 136/76, p. 163-227, et 385/605, p. 270-99 (cf. Bursill-Hall 1976, 161 ; Bursill-Hall 1981, 73.16.3, 46.1.5, 46.13.4 ; Sharpe 1997, 254). Le statut exact de cette Clavis, « clé du Compendium gramatice », est en fait assez énigmatique, puisqu’elle reprend la matigre du Compendium sous une forme trés proche sans y donner un acces plus immédiat. Restent aussi a éditer les Aquivoca (inc. Augustus, -ti, -to, Caesar vel mensis habeto) ; peut-étre parce qu’elles constitueraient une révision d’un traité de Matthieu de Vendéme (Hunt 1991, t. I, 136), les A’quivoca sont classées parmi les ceuvres douteuses chez Jeudy 1992 au contraire de Faral 1971 spéc. p. 6, Bursill-Hall 1976, 1979 et 1981); I’édition de ces Aqquivoca pourrait étre aussi l'occasion de donner une édition critique de V’Opus Synonymorum. Il reste aussi le De orthographia (inc. Si quis in ecclesia legis usquam verbula diva), contenu dans les mss. Bruges, Bibl. de la ville 548, f. 35-45v (Bursill-Hall 1981, 37.17.3) et Wolfenbiittel, Herzogl. Bibl. Gud. 267, f 37- 46 (Bursill-Hall 1981, 310.51.3). Enfin, d’un point de vue un peu plus lexicographique, il resterait A étu- dier I'Unus omnium, glossaire alphabétique versifié, enrichi de gloses trés probablement garlandiennes. Il est contenu dans les manuscrits Gottingen, Liineb. 69 (f. 1-72), Oxford, Bodl. Raw. G96 (f 1-91), Oxford, CCC 121 f. 84-125 (cf. Bursill-Hall 1976, 172), 4 compléter par Metz, BM 385, (ff. non indiqués dans le catalogue, cf. Bursill-Hall 1981 165.4.2), Cambridge, Univ. Libr. Oo. 6.110, f. 37-83, Durham, Cathedral Chapter Library C.VI.26, f. 125r-174, London, Lambeth Palace Libr. 502 f. 15-58v (cf. Hunt 1991, 395-96) et par Paris, BNF lat. 14745, f. 85r-123v (cf. Grondeux 1998). Le probléme des attributions reste cependant complexe. En plus des ceu- vres authentiques de Jean de Garlande, on a en effet beaucoup attribué 4 ce maitre. Bursill-Hall (1976 et 1981) contribue & faire un tri dans cet ensemble confus, mais il reste des ceuvres d’attribution erronée, comme 1’Ars dictaminis. Cette bréve ars dictaminis (ou Ars dictandi ou Versus de arte dictandi) est en fait de Jupiter Monoculus (Jupiter le Borgne '8), enseignant 18. Voir sur cet auteur Delisle 1893 et Carolus-Barré 1970 (sous l'appellation fautive de « Yon »), Grondeux 1998, Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 144 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN 4 Soissons vers la fin du XII° siécle ; elle a pour incipit : Si dictare velis et iungere scema loquilis \°, et est intitulée Summula de rhetorica dans le Paris BNF lat. 831770. Cette Ars dictaminis est attribuée A Jean de Garlande par Bursill-Hall 1981 passim, au contraire de Bursill-Hall 1979, 158-159), et a Jupiter Monoculus dans le ms. Erfurt, Wissenschaftl. Bibl. der Stadt O 11 (xme-xIVe siécles). 2. JEAN DE GARLANDE, AUTEUR, REVISEUR, COMMENTATEUR 2.1. Trois types d’écriture pour un méme matériau Un matériau constant, invariable, est toujours sous-jacent dans les ceuvres grammaticales de Jean de Garlande, quelle que soit la forme, prose ou mé- tre, sous laquelle il est délivré. Rappelons que Jean de Garlande se sert de Pexpression métrique comme auteur, comme réviseur, mais aussi parfois comme glosateur, et de l’expression prosaique comme auteur (du Dictionarius par exemple) et le plus souvent comme glosateur. Si l'on prend ainsi l’exemple de la fagon trés particuligre dont Jean de Garlande envisage la synecdoque, on constate que cette opinion caractéristi- que se retrouve dans plusieurs de ses ouvrages grammaticaux?!. Jean de 19. Contenu dans les mss. suivants : Admont, Bibl. Mon. 637, x1Vv° siécle, f. 81v-89. Augsburg, f 215, xv° siécle, f. 97-108v (Kristeller VI 490b et III 454). Augsburg, f 222, xv" sidcle (papier) (Kristeller VI 489b). Erfurt Q 378, x1v* siécle, f. 98-102 (BH 81.81.11). Erfurt O 11, xmt-x1v* siécle, f. 99v (BH 81.91.3). Fiecht bei Schwaz (Autriche, Stiftsbibliothek der Benediktinerabtei St. Georgenberg) 141, xv¢ siécle (papier), f. 181-205v (Kristeller VI 420a = III 12b-13a). Klagenfurt, Bibl. episc. XXXIcI2 f. 60r. Kremsmiinster 76, xvi sidcle (Kristeller II 23a). Melk 54 (171 [D7] xv® sidcle, f. 352-72 (BH 164.4.4, Kristeller III 29 et VI 431b). Melk 364 (849 [P 39}), xv* sitcle, f. 454v-57v (BH 164.8.8, Kristeller VI 433b ; cf. III 33). Melk 802 (Melk 735 [N'11]), xv¢ sigcle (Kristeller III 32a). Melk 929 (908 [Q 47]), XV° si8cle, qui contient deux fois la Summa lovis (Kristeller III 33b*). Melk 967 (550 {K 22]), xv° sigcle (papier), f. 70-74 (BH 164.26.2, Kristeller VI 432a). Melk, 988 (848 [P_38]), xv° sigcle, f. 186-189 (BH 164.29.2). Oxford, Bodl. Libr. Auct. F. 3.9 (S.C. 3581), XIV°-XV® siécle, f. 428-39) (BH 188.8.5). Oxford, Bodl. Libr. Digby 64 (S.C. 1665), Xv° sidcle, f. 95v-104v. (BH 188.85). Ripley Castle (Yorkshire), Sir Henry Ingilby, Baronet, (ms. sans cote), xIV*-XV° siécle. Troyes, Bibl. Mun. 2015. 20, Delisle 1893, p. 790. Inc. f. 60r : Si dictare velis et iungere scema loquelis, / Sunt duo pretacta quare sit epistola facta. Expl. f. 62r : Do grates Xpo pro facto lupiter. Ce nom est accompagné de la glose suivante : Ego Iupiter actor huius opusculi. 21. Rappelons que la synecdoque est au départ une figure de locution, qui consiste & exprimer la partie pour signifier le tout, ou A I'inverse & exprimer le tout pour signifier la partie, Crest ainsi qu'elle est définie par Donat (Ars Maior III 6, éd. Holtz 1981, 669, 11-14: Synecdoche est significatio pleni intellectus capax, cum plus minusve pronuntiat). A la mi-xi sitcle, Pierre Hélie, dans son commentaire sur Priscien, commence 4 employer le terme de synecdoque pour caractériser les constructions qui relevent de l'accusatif de relation ; cette assimilation se produit tout Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE, 145 Garlande se situe chronologiquement 4 un moment od le terme de synecdo- que est déja appliqué aux constructions mettant en jeu un accusatif de rela- tion, mais ot la distinction « synecdoque de locution »/« synecdoque de construction » ne circule pas encore. C’est ce qui explique la confusion opé- rée par Jean de Garlande dans sa définition de la synecdoque et dans les exemples qui I’illustrent. Il semble en effet étre le premier & définir la sy- necdoque-trope en recourant 4 des accusatifs de relation. On rencontre ce procédé dans le Compendium gramatice, publié vers 1234-36 : Sinodoche nobis vult intellectio dici,/Ut Crispus caput est Sortes ; clarus genus ille est (éd. Haye 1995, 3.146-47). On le retrouve dans la glose du vers 1 99 du Graecismus consacré & la synecdoque : Synodoche habet fieri quando id quod est pars attribuitur toti, ut Ethiops est albus dentes vel e converso scilicet quando id quod est totius attribuitur parti, unde Terentius : Bonus animus uxoris nuptus est michi [Plaut. Cas. V 1, 5] (Paris BNF lat. 14745, f. 2vb). On retrouve le méme phénoméne dans la révision du Doctrinale par Jean de Garlande, od le vers d’ Alexandre de Villedieu (Synecdochen facies) a été intentionnellement complété, selon une variante signalée par I’éditeur dans un certain nombre de manuscrits du Doctrinale : Synodochen facies dicens hec est capud alba (Doctr. 2517). Que Jean de Garlande soit auteur (dans le cas du Compendium), glosa- teur (du Graecismus) ou réviseur (du Doctrinale oi il complete un demi- d'abord dans le chapitre De dictione (Ilud etiam addit quod passiva construuntur figurative cum accusative quando, scilicet, per partem totum pati ostenditur ut ‘Rumpitur aurem’, et volunt quidam subaudiri ‘per’ prepositionem, ita, scilicet, ut accusativus non regatur a verbo sed a prepositione, sed errant. Si ergo queras, ‘Que’ pars regit « aurem » ? dicemus ‘rumpitur’. Quare ? Quia passivum exigit accusativum cum per partem pati aliquid ostenditur totum. Et est figura que dicitur sinodoche ; Reilly (éd.) 1993, 462, 52-59). On trouve une seconde occurrence d'un phénoméne qui prendra toute son ampleur au xu sitcle au chapitre De nominis constructione (Deinde agit de constructione nominativi cum accusativo, de quo hanc ponit regulam. Quando quod est partis attribuitur toti, nominativus significans totum exigit accusativum significantem partem ut ‘Iste est celer pedes’, ‘albus dentem’, ‘infirmus caput’ et consimilia. A quo regitur ‘dentem’ ? Ab hoc nominativo ‘albus’. Quare ? Quia quando quod est partis attribuitur toti, nominativus significans totum exigit accusativum significantem partem. Et est ibi figura ‘sinodoche’, que interpretatur ‘atttributio’, quando quod est partis attribuitur toti, vel e converso quando quod est tocius attribuitur parti ; Reilly (éd.) 1993, 1027, 90-98). Ces deux conceptions de la synecdoque sont explicitement juxtaposées et distinguées dans le commentaire du Barbarisme atribué & Robert Kilwardby, sous les dénominations de « synecdoque de Tocution » pour la premiére et « synecdoque de construction » pour la seconde (cf. Robert Kilwardby, Commentaire sur le Barbarisme, Schmiicker (€d.) 1984, 154-155). Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 146 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN vers pour en infléchir la doctrine), on retrouve la méme idée reprise sous forme métrique ou prosaique. On retrouve la méme constance dans la critique du Graecismus qui s’exprime dans le Compendium gramatice, dans la Clavis compendii et dans la glose du Graecismus ; cette demigre emprunte tantét au Compendium tant6t a la Clavis. Jean de Garlande reproche ainsi A Evrard de Béthune d’avoir sorti la tmése de la section des tropes pour l’insérer fautivement dans le chapitre traitant du métaplasme (I 19) : cette opinion s’exprime sous trois formes apparentées dans le Compendium, la Clavis et la glose du Graecismus : Compendium gramatice Clavis compendit Glose du Graecismus 3.207-209 Bruges Bibl. de la ville | Paris BNF lat. 14745 f. 1v 546 f. 27ra Forma venusta facit quod Sub florente tropo stabit dictio sit themesata non sub methaplasmo Sub florente tropo non stabit | Estque tropus themesis, | Ordine Donati themesis sub methaplasmo hic est species] _—_sub scemate Ordine Donati themesis. methaplasmi. La critique d’Evrard’' de Béthune se glisse jusque dans la glose interli- néaire du vers en question (I 19) du Graecismus, dans le manuscrit parisien cité ci-dessus : et hic minus bene dicit autor, note le glosateur. Dans le cas de l’epidiasis (redoublement de syllabe traité aux vers I 21- 22 du Graecismus), la condamnation de l'exemple Leleges (OV. Met. 8, 568) par Jean de Garlande se lit dans la Clavis et dans la glose du Graecismus qui s’en inspire, mais est absente du Compendium : ‘Clavis compendii Glose du Graecismus Bruges Bibl. de la ville 546 Paris BNF lat. 14745 f. 1v f. 27rb Leleges sunt quidam populi et sic non potest esse exemplum metaplasmi. Sed si dicerem ‘Ieleges’ pro ‘leges’, sic est. Unde versus : Sunt populi Leleges, sed dic | Sunt populi Leleges sed dic ‘leleges’ viciose ‘Jeleges’ viciose Quando vis proferre ‘leges’, methaplasmus habetur. Quando vis proferre ‘leges’, methaplasmus habetur. Le recyclage d’un texte 4 un autre est donc particuligrement perceptible dans ces extraits consacrés A la critique directe et explicite du Graecismus. On retrouve cependant cette parenté de pensée dans d’autres passages du Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE 147 Compendium gramatice, qui trouve un écho dans la glose du Graecismus : @aprés les vers Graecismus XII 307-10, on serait par exemple en droit de penser que le mot plantaria est équivoque, pouvant correspondre soit & un féminin singulier plantaria, -e soit A un neutre pluriel plantaria, -orum?2. Cette opinion est combattue de fagon trés claire par Jean de Garlande dans la glose du manuel (Paris BNF lat. 14745 f. 22r) : Quicquid dicat autor, semper est in singulari hoc plantare et in plurali hec plantaria (quoi que dise I’auteur [ie. Evrard de Béthune], on a toujours au singulier hoc plantare et au pluriel hec plantaria). Cette affirmation de la glose se retrouve directement dans le Compendium (IV 165: Femineo genere nichil est plantaria dictum, Plantaria au féminin ne signifie rien) et dans la Clavis (Bruges, Bibl. de la ville 546 f.29va: Femineo genere plantaria dic nichil esse, Dis que plantaria au féminin n’est rien). Il est d’ailleurs intéressant de relever que le glosateur du Graecismus contenu dans le ms. Paris BNF lat. 15133 se tourne, 4 propos des vers XII 307-10 du Graecismus, vers le Compendium de Jean de Garlande pour cor- riger le propos d’Evrard de Béthune : Aliqui intelligunt hoc male scilicet quod ‘plantaria’ sit singularis numeri sub ista vice et feminei generis (SIGNIFICABIT ETC.). Sed non est verum, unde magister Io. de Gallandia in Clavo (sic) Compendii : Femineo genere plantaria dic nichil esse. (f. 73v) On notera au passage le contraste entre les méthodes de Jean de Garlande, qui donne son opinion de maitre contre celle @Evrard, et de Vautre commentateur, qui tente de protéger Evrard de la critique de Jean en évoquant de mauvaises interprétations (Aliqui intelligunt hoc male...). En effet, Jean de Garlande ne voit pas dans ce passage du Graecismus le trai- tement d’un mot qui a un sens différent selon qu’il est au singulier ou au pluriel, mais bien I’étude de deux homonymes, plantaria, -e f. sg. et plantaria, -orum n. pl. Il a ainsi raison contre le glosateur du ms. Paris BNF lat. 15133, car le chapitre XII du Graecismus (De nominibus mixtis) traite bien des noms sous plusieurs genres différents, aprés avoir présenté séparé- ment les substantifs masculins, féminins et neutres. Or plantare, au pluriel plantaria, aurait da prendre place dans le chapitre XI consacré aux substan- tifs neutres et non dans le chapitre XII. Notons enfin que la pratique du recyclage permanent des traités anté- rieurs ne semble pas cantonnée chez Jean de Garlande au domaine gramma- tical. E.F. Wilson reléve le méme phénoméne dans les ceuvres spirituelles de 22. Pluralis numeri plantaria denotat illa,/Quae tanquam soleas sub planta conspicis esse,/Si sit singlare, nomen tibi significabit/Ramum, quem plantas vellisque, deinde replantas. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 148 ‘A. GRONDEUX, E. MARGUIN Jean de Garlande, qui réutilise ainsi des vers de ses Georgica Spiritualia dans son Epithalamium Beate Marie Virginis (cf. Wilson 1933, 362-363). Dans les ceuvres stricto sensu, c’est-d-dire A l’exclusion des gloses, Vexpression prosaique n’occupe cependant pas la méme place que Pexpression métrique. D’emblée I’on constate que la prose y est de fait minoritaire (Dictionarius, Parisiana Poetria). Notons également qu’ partir des années 1230 (cf. chronologie infra), elle est résolument abandonnée au profit des vers, en vertu des préceptes ayant cours depuis le siécle précé- dent?3, En outre, ce parti apparait de la part de l’auteur comme un durcis- sement de sa position ‘idéologique’ en faveur des belles-lettres et de son idée de ‘l’antique’ dont il se- veut, envers et contre tous, le défenseur ul- time : [..] languent vatum violaria, marcet / artis honor metrice, pereunt authentica dicta / [...] sed mea pro vobis supportat Clio laborem. (v. 12- 13) Au demeurant, les vers servent mieux son emphase naturelle et sa pro- pension aux épanchements lyriques ou aux condamnations fracassantes, qu’il développe particuligrement dans l’introduction et la conclusion a l’Ars lectoria Ecclesie. On a pu ainsi dégager, a I’étude de certains passages, un mode de composition ternaire, faisant alterner un mouvement d’emphase épique, suivi d’un temps de morcellement syntaxique a effet suspensif, pour s’achever sur un point d’orgue qui marque le retour A l’équilibre et met en scéne le podte lui-méme. Pour ses traités grammaticaux ou lexicographiques (Compendium, Clavis, Ars lectoria, Unus omnium), I'hexamétre est en effet de rigueur 24, On peut penser que cette forme méme, dans ce qu’elle a de contraignant, rendait d’autant plus nécessaire le recours a des explications marginales qui servaient de base a la lectio scolaire. L’expérience du praticien Jean de Garlande, et sa volonté d’étre toujours compris et donc Iu, méme dans ses métaphores les moins claires, a sans doute encouragé son penchant naturel & gloser ses ceuvres & ’instar de celles des autres. 23. Cf. Mathieu de Vendéme, Ars versificatoria, Munari (6d.) 1988, I 1, 43-44 : « Versus est metrica oratio succincte et clausulatim progrediens venusto verborum matrimonio et flosculis sententiarum picturata, que nihil diminutum, nihil in se continet otiosum. » 24. Cf. pour l'analyse métrique et stylistique de I’Ars lectoria Marguin 1999, t. 1, 37-45. Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PUV JEAN DE GARLANDE 149 2.2. Chronologie des auvres + Les renseignements fournis par l’auteur Le De triumphis Ecclesie, rédigé par Jean entre 1229 — date de la grande gréve de I'université 4 Paris et de son départ pour Toulouse — et 1252, en distiques élégiaques, fourmille de renseignements d’ordre général concernant I’histoire des deux universités, Paris, Toulouse, et la vie conven- tuelle dans ces deux villes, mais plus précisément d’éléments autobiographi- ques qui permettent de retracer une grande part de la carriére de I’auteur. Plus largement, l’auteur se plait dans nombre de ses textes, 4 évoquer le contexte (done la date) dans lequel il composa son ceuvre. A la lumiére de ces indications, il est possible d’établir une sorte de chronologie relative, pour aborder dans un second temps la question de I’interpénétration des différents textes du méme auteur, puis celle de leur mode de diffusion. 1213-1217 Georgica spiritualia® Avant 1229 Dictionarius - 1230-32 glose du Dictionarius 1225-1230 Parisiana Poetria, —IntegumentaOvidii, début de V Epithalamium beate Marie Virginis 1229 début du De triumphis Ecclesie 1232-1234 révision du Doctrinale et du Graecismus, Compendium gramatice, Clavis compendii 1234 Ars lectoria Ecclesie 1240 (vel sq.) fin de I’Epithalamium beate Marie Virginis (sans doute commencé a Toulouse 6) 1241 (vel sq.) Morale scolarium, composé aprés un séjour en Angleterre 1243 Commentarius 1245-46 De Mysteriis Ecclesie 1248 Stella Maris 1252 fin du De triumphis Ecclesie 1257-58 Exempla honeste vite A dater de 1258, on perd la trace de la production de Jean. Il est possi ble qu’il ait continué d’écrire, notamment des manuels grammaticaux, mais aucun autre indice, dans ses ceuvres authentiques ou supposées, ne permet den fixer plus avant la chronologie. Ainsi l’on compte parmi les ouvrages indatables qui lui ont été attribués : les Aeguivoca et les Synonyma, le Dictionarius metricus ou Unus omnium, le Compendium alchymiae et Aurea gemma ainsi que le Libellus de preparatione elixir??. A cette liste, et au vu des conclusions que I’on peut 'tirer de I’étude du corpus 25, Datation proposée par Wilson 1933. 26. Sur ce point, nous renvoyons aux arguments avancés par Dossat 1970, 187-188. 27. Sur Jean de Garlande alchimiste, les seules sources attributives viennent des bibliographes anciens, Une étude stylistique permettrait peut-étre de faire la lumiére & ce sujet. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 150 A. GRONDEUX, E. MARGUIN ‘garlandien’, on peut ajouter le Cornutus antiquus sive distigium édité par Hunt (1991, t. I, 323-348) qui, tant pour des raisons de proximité codicolo- gique avec des textes de Jean qu’a la lumigre de comparaisons inter-textuel- les, doit résolument réintégrer la liste des ceuvres & lui attribuables. + Approche critique. Révisions internes et tradition manuscrite Cette chronologie cependant ne rend pas compte des ajouts que peut porter I’auteur sur ses manuscrits. En effet, pour prendre l’exemple de l’Ars lectoria Ecclesie, si l'on part de ’hypothése que la majeure partie des gloses portées sur le manuscrit le plus ancien sont attribuables l’auteur (cf. Marguin 1999, t. I, 83-88 et 91-95), on se trouve parfois en présence d’annotations marginales qui citent trés exactement, et en les nommant, des passages d'autres traités de Jean de Garlande réputés postérieurs de plusieurs années a l’Ars lectoria. Ceci permettrait dans une certaine mesure soit de dater d’au moins dix ans plus tard ces annotations marginales, soit de sup- poser que certains des textes que Jean diffusa dans les années 1240 étaient déja ‘en chantier’ vers 1234, date & laquelle, nous dit-il, Ars lectoria fit pour la premiére fois l'objet d’une lectio a Paris. On touche 1a, plus généralement, a une pratique caractéristique de Vauteur, qui ne cesse, en marge de ses traités, de renvoyer a d’autres de ses ceuvres (ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur de Vattribution de ces annotations 4 Jean de Garlande lui-méme). D’autre part, il apparait dans le manuscrit de Cambridge, dont on admet qu’il est plus récent que celui de Bruges, que certains passages se trouvent plus dévelop- pés que dans Bruges, tout en procédant manifestement d’une méme source. La cohérence de ces développements par rapport au fonds commun aux manuscrits de Bruges et de Cambridge améne & se demander s’il ne s’agit pas d'une ‘nouvelle couche’ de gloses due également, et dans un second temps, A l'auteur. Dans ces conditions, il faut supposer que, comme cela avait été le cas pour le Dictionarius, dont une glose?® nous apprend que Pauteur a écrit son texte a Paris pour le gloser plus tard & Toulouse — donc entre 1229 et 1232 —, de méme Jean de Garlande n’a congu ces annotations a PArs lectoria Ecclesie qu’aprés 1240, ou que les textes qu’il y cite et qui sont ‘officiellement’ datés d’aprés 1240, tel le Morale scolarium?, étaient 28. Dublin Trinity College 270, f. 184v : « Explicit Dictionarius Magistri Iohannis de Garlandia, Textum huius fecit Parisius, glosas vero Tholose. » 29. Marguin 1999, t. II (édition), glose, 2: « Item sciendum quod ex divina prudencia poete metricam artem invenerunt, sicut dicit auctor huius operis in principio Moralis dicens providit enim dictus philosophos, sicut et prophetas, ut istius latinitatis oratum ecclesie prepararent, sui alius veritatis testimonium perhiberent. » [Morale scolarium, éd, Paetow, 186 (prologus)]}. Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PUY JEAN DE GARLANDE 151 en réalité déja en partie rédigés lors de la rédaction de la glose de l’Ars lectoria, Cette pratique, qui rend presque vaine toute tentative pour fixer une fois pour toutes la chronologie de l’ceuvre, illustre du moins ce que Sten Ebbesen et Iréne Rosier nomment, dans le cas de Raoul le Breton, le « recyclage intensif » de ses propres ceuvres par un auteur (Ebbesen-Rosier- Catach 1997, 97-128). D’autre part, si l'on considére que Jean avait déja produit sa glose au Dictionarius lorsqu’il était 4 Toulouse 3°, et donc dans une situation oii il devait faire face A des réalités géolinguistiques complexes — il ne devait pas parler la méme langue que ses étudiants —, on pourrait penser de méme que c’est A l’occasion d’un voyage en Angleterre, qu’il entreprit sans doute, et selon la chronologie avancée, & raison semble-t-il, par Paetow 3!, de rédiger cette glose dont il faut préciser qu’elle contient un certain nombre de mentions trilingues (latin-anglais-frangais), et ce dans un manuscrit (Bruges Bibl. de la ville 546) qui n’a vraisemblablement pas cir- culé en Angleterre. Ces orientations propres A I’ceuvre de Jean de Garlande, et particuligre- ment les liens privilégiés qu’il entretint avec sa patrie d'origine’ posent la question de ce que I’on appellerait aujourd’hui sa ‘politique éditoriale’ géné- rale. Jean est du reste fort soucieux de I’avenir de ses textes et prend la plupart du temps soin de les ‘signer’ d’une manigre ou d’une autre. De méme semble-t-il vouloir, par tous les moyens possibles, en assurer la dif- fusion la plus large. Il convient avant tout d’analyser le processus d’appropriation des traités ‘exogénes’ qu’il entreprend de réviser, a savoir le Doctrinale et le Graecismus, pour aborder ensuite la question singulitre de la postérité anglaise de ses méthodes grammaticales et pédagogiques. 2.3. Stratégies d’édition et de diffusion + La mort prématurée d’auteurs prétexte a la révision de leurs traités Quand Jean de Garlande s’empare d’un traité comme le Doctrinale ou le Graecismus, c’est, 8 son sens du moins, pour les améliorer, les corriger, les compléter. Ceci équivaut cependant a laisser entendre que les traités en question présentaient des défauts majeurs. La précaution oratoire consiste alors & dire que leurs auteurs sont morts prématurément, si bien qu’ils n’ont pu mettre la toute demigre main a leur ceuvre, ce que Jean de Garlande se charge alors de faire & leur place. Cette précaution trouve un écho lointain au XV siécle, dans un ms. de Wolfenbiittel contenant un Graecismus glosé : 30. Cf, note supra (Dublin Trinity College 270, f. 184v). 31. Paetow 1927, 250 : « Fines natales petii. » Histoire Epistémologie Langage 21/I (1999) : 133-163 © SHESL, PUV 152 A. GRONDEUX, E. MARGUIN Nota: quidam dicunt nostrum Ebreardum fuisse preventum morte antequam istum librum composuit ad finem, qui adhuc plures regulas grammaticales addidisset si diutius supervixisset. Ergo quidam socii ad honorem Dei et ob reverentiam magistri Ebrardi hune librum duobus versibus concluserunt et sunt isti: Explicit Ebrardi Grecismus nomine Christi, etc.2, Le lien entre les aberrations du Graecismus et la mort prématurée de son auteur semble en fait trés ancien, méme si rien ne garantit qu’il remonte aux origines du texte. On le trouve, dans une perspective légtrement différente, dés les années 1234-36 dans la Clavis compendii (Bruges Stadtbibl. 546, f. 27va), ot Jean de Garlande laisse entendre que si Evrard n’avait pas été interrompu par la mort (la seule 4 pouvoir mettre un terme A ses erreurs), il aurait encore écrit beaucoup de sottises : Hos tamen errores prereptus morte deliquid. Il est possible que Jean de Garlande, qui est arrivé en France entre 1213 et 1217 (cf Wilson 1933 ; Bonvicino 1994, 274), donc quelques an- nées seulement aprés la mort d’Evrard, ait recueilli une opinion qui circulait et contribué lui-méme & la populariser. On trouve aussi la méme opinion exprimée A date ancienne et dans les mémes termes sur Alexandre de Villedieu. Une scholia du manuscrit Florence Plut. XXV, Sin. cod. 5 (xil* siécle, f. 115) affirme que si Jean de Garlande a révisé le Doctrinale, c’est parce que son auteur, Alexandre de Villedieu, a été emporté par la mort sans avoir eu le temps de corriger son ceuvre : quia Alexander morte preventus non corexit (sic) opus suum, magister Iohannes quedam minus dicta supplevit®. On retrouve ici Pexpression de morte preventus identique celle qu’emploie le glosateur du manuscrit de Wolfenbiittel lu par Lohmeyer. La proximité de l’expression suggére en fait que le méme prétexte sert a Jean de Garlande A chaque fois qu’il veut réviser une ceuvre. La précaution oratoire consiste alors a dire que l’auteur n’a pas revu son traité parce qu’ il est mort trop t6t, et que le réviseur se charge de terminer le travail. Il est fort probable que l’opinion selon laquelle Evrard était mort avant d’avoir pu mettre la demiére main au Graecismus a pris son origine dans les manuscrits du Graecismus révisé par Jean de Garlande. Il est intéressant de noter qu’elle s’est ensuite détachée de ce contexte initial, pour trouver place dans le cadre de la réflexion des commentateurs sur la structure étrange du Graecismus. Le fait qu’Evrard soit mort prématurément ne sert plus 2 justi- 32. Wolfenbiittel, Herzogl. Bibl. Helm. 539, f. 140, cité par Lohmeyer 1901, 426. 33. Cf. Colker 1974, 71 ; Reichling 1893, n° 20, CXXVII pour Ia notice du manuscrit. Histoire Epistémologie Langage 21/1 (1999) : 133-163 © SHESL, PUV

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