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Nathalie Dau

LES DÉBRIS
DU
CHAUDRON

Préface de Lucie Chenu


Direction littéraire : Jean Millemann
Charte graphique couverture et logo : Magali Villeneuve
Illustrations intérieures : Magali Villeneuve
Relecture : Delphine Imbert

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––––—————————————————— Les Débris du Chaudron

CHAPITRE 1

Gwynedd, Pays de Galles


durant les temps hors de l’Histoire
L’Arrivée

Parvenu au sommet de la pente herbeuse, le cerf


géant brama. Puis il inclina la tête vers le sol, pour
permettre à sa cavalière, alourdie par la maternité, de
glisser de son dos en s’accrochant aux bois de sa ramure
immense.
Kerridwen fit quelques pas, mains posées sur ses reins
douloureux drapés de lin tissé. Cette marche la soulagea.
Son visage crispé retrouva sa sérénité coutumière et, enfin,
elle accorda toute son attention au paysage. Son regard
intense, assorti aux humeurs océanes, dévora la vallée qui
s’étirait en contrebas.
Un torrent dévalait les montagnes du sud-ouest. Son
jumeau cascadait sur les parois d’en face. Leur confluent
s’évasait en un long lac étroit qui nourrissait une rivière.
Paisible, assez pour qu’y naviguent les radeaux et les
coracles, cette eau-là fuyait vers l’est, mais des contreforts
montagneux et arborés s’empressaient de la détourner vers
le nord, où l’avalait l’horizon.
Que trouvait-on, au-delà ? Kerridwen imagina d’autres
ruisseaux, d’autres détours. Un estuaire où l’océan

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refluerait en courants salés. Des plages hérissées de


rochers au pied de landes haut perchées sur des falaises
abruptes… Des terres nouvelles et inconnues. Un jour,
peut-être, irait-elle les visiter. Rencontrer les peuples qui
devaient y habiter. Puis les quitter en leur laissant son
souvenir et quelques-uns de ses enfants, ainsi qu’elle le
faisait au fil de ses voyages.
Depuis toujours. Une éternité.
Plusieurs milliers d’années auparavant, elle s’était
éveillée à la conscience, brisant l’œuf de serpent de mer au
creux duquel elle sommeillait. Vie latente, enfouie au
cœur du labyrinthe, au cœur de l’univers. Elle en avait
brusquement émergé pour se répandre en tournoyant,
d’abysses marins en cimes terrestres.
Vie divine ? Peut-être.
Le mégacéros souffla et s’ébroua. Kerridwen le regarda
avec amour en écartant les bras. Il vint poser son museau
froid et velouté contre sa joue. Elle le repoussa en riant,
caressa le poil laineux qui réchauffait le cou massif.
« C’est entendu, mon bien-aimé ». Elle le débarrassa de
son chargement de sacoches. « Tu peux reprendre ton
apparence ordinaire. »
Il y avait un cerf géant à la ramure démesurée, au
pelage si épais qu’il évoquait les steppes rudes où la neige
épousait le vent durant les deux tiers de l’année ; l’instant
d’après, un homme se dressait devant son épouse.
Entièrement nu, il s’étira comme un chat engourdi par
un long sommeil.

Ils formaient un couple assorti. Tous deux forts et


gracieux, la même taille élancée. Sous son incarnation

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présente, Kerridwen dépassait d’une bonne tête la plupart


des humaines.
Après tant de saisons d’errance, leur teint s’était hâlé,
virant au brun mat pour lui, au lait miellé pour elle. Leurs
longs cheveux bouclaient souplement. Ceux de Kerridwen
montraient un châtain sombre mélangé de roux violent, où
le soleil avait disséminé tout un trésor de reflets d’or.
Ceux de son compagnon étaient d’un noir brillant qui
s’irisait selon les jeux de la lumière.
Leurs visages lisses, épargnés même par les rides
d’expression, se ressemblaient étonnamment : grands
fronts intelligents, traits fins et harmonieux, sensuels et
rieurs, mais non exempts d’une certaine dureté.

À son tour, l’homme étudia le paysage. Ses grands


yeux étirés vers les tempes, comme ceux de Kerridwen,
arboraient cependant des couleurs plus sereines : un
noisette limpide, où des feuilles timides osaient parfois
déployer leurs verts tendres.
« J’aperçois un village, à la pointe nord du lac, déclara-
t-il soudain. Des huttes de branchages, perchées sur de
gros pilotis. Est-ce notre prochain royaume ? Est-ce là que
grandira notre nouvel enfant ? »
Comme elle acquiesçait, il mit un genou en terre et
attendit, visage levé.
« Quel nom nous donneras-tu, ma reine, pour affronter
ces humains-là, qui nous ont invoqués sans nous
connaître ?
— Je l’ignore, Kernunnos. Nous n’avons rencontré
personne, depuis que les chevaux de Llyr nous ont laissés
à l’ouest, au pied de ces montagnes qu’il a fallu traverser.

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Attendons de connaître la langue et les superstitions


locales. Attendons de savoir ce qu’ils veulent de nous, à
leur propre insu. Alors, j’aviserai. »
Il n’insista pas, puisqu’elle avait parlé sagement, et
préféra chercher un chemin, moins malaisé que d’autres,
afin d’atteindre la vallée. Ensemble, ils progressèrent à pas
prudents, aidés par la terre grasse où leurs pieds nus
s’enfonçaient à loisir, puis par la pente moins abrupte.
Kernunnos découvrit un gué qui leur permit de
traverser le premier torrent. Un barrage de castors leur
servit de pont au-dessus du courant jumeau, les menant
ainsi à la rive septentrionale du long lac – bordé de joncs,
de saponaires, de prêles et autres plantes aimant
pareillement à se gorger d’humidité.

Les villageois ne tardèrent pas à remarquer leur


approche. Quelques hommes avancèrent, armés d’épieux
durcis au feu et de harpons légers taillés dans des roseaux.
Ils portaient des fourrures, ligaturées de cuir au niveau des
membres, et de vastes chapeaux ronds en joncs tressés.
Trapus, ils avaient des visages larges embroussaillés de
barbe, des sourcils épais barrant un front fuyant, des yeux
à dominante claire, comme le teint, tandis que leurs
cheveux très raides arboraient des tons sombres, parfois
méchés de blanc.
Constatant la grossesse avancée de l’arrivante, tous se
figèrent en murmurant. Ils firent front, épaule contre
épaule. Leurs poignes se crispèrent sur les harpons et les
épieux. Ils semblaient déterminés, farouches… et dans le
même temps, en proie au malaise, ils détournèrent le
regard.

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« Ils sont hostiles, chuchota Kernunnos. Ta vue les


trouble. Nous serions-nous trompés d’endroit ? »
Kerridwen ne répondit pas. Immobile, elle attendait
sereinement. L’un des plus jeunes villageois avait
rebroussé chemin, courant vers les habitations. Il allait
avertir quelque autorité locale. Tout se décanterait bientôt.
Alors elles vinrent : cinq matrones imposantes, dont les
mains écartèrent le barrage d’épaules. La plus âgée,
borgne et adipeuse, s’habillait de queues de castors,
enfilées sur une ceinture de tendons.
« Comment oses-tu te promener dans cet état devant les
mâles ? gronda-t-elle, outrée. Et surtout avec un mâle ? »
Kerridwen sourit. Elle comprenait la langue, rocailleuse
et chantante à la fois. Une variante de celle qu’elle avait
parlée avant de traverser la mer sur les chevaux de Llyr,
puis d’escalader la montagne et contempler cette vallée.
« Cet homme-ci est mon époux. Vous pouvez le
nommer… Tegid.
— Peu importe son statut ou la façon dont tu l’appelles,
il reste mâle ! Et les mystères de la naissance ne peuvent
être révélés à ceux qui n’ont pas de matrice ! Tu dois
t’isoler immédiatement dans la grande maison des mères !
— Je m’isolerai lorsque je le déciderai, et dans la
retraite qui me conviendra. Quant aux mystères de la
naissance, Tegid les connaît déjà. L’enfant qui va venir
n’est pas notre premier.
— Sacrilège !
— Ne te méprends pas, vieille femme. Mon époux est
aussi mon chaman. »
Mais l’argument ne porta pas.
« Tu respecteras la coutume, créature impudique,
grinça l’aïeule. De gré ou de force ! »

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Elle claqua des doigts, intimant à ses guerriers de se


saisir de Kerridwen.
Aussitôt, sous l’apparence d’un énorme tigre aux dents
de sabre, Kernunnos bondit. Il feula, retroussant les
babines sur ses canines monstrueuses. De la sorte, il était
redoutable ! La plupart des villageois lâchèrent qui épieu,
qui harpon, pour détaler en glapissant. Mais les plus
courageux pointèrent leurs armes, menaçant à leur tour le
machairodus.
« Je suis Kerridwen, reine sorcière aux trois couronnes.
Nos coutumes divergent sur certains points, mais cela ne
devrait pas se dresser entre nous. Je viens en paix,
répondant aux prières et rêveries informulées, prête à vous
enseigner les secrets de mon peuple, car nombre des vôtres
en ont exprimé le désir. Pourquoi nous accueillir ainsi, au
mépris de toutes les règles d’hospitalité, et sans même
nous révéler votre nom ? »
La matrone cilla sous le reproche mérité.
« Nous sommes les Addancs, le Peuple du Castor,
concéda-t-elle. Nous avons peu l’habitude de recevoir des
étrangers. Si tes secrets doivent troubler la paix de ce
village, alors tu peux les conserver dans ta besace. Tu te
prétends sorcière… Eh bien ! Zwerca du Lac Etrange te
défie de le prouver ! »

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