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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LPM&ID_NUMPUBLIE=LPM_014&ID_ARTICLE=LPM_014_0058
2005/1 - N° 14
ISSN | ISBN 2-7427-5354-0 | pages 58 à 61
OUIDAD TEBBAA
Mais qui est Abou-l-Abbès Sebti ? Des siècles nous séparent de cette vie faite
d’errance et d’exil, de refus et, surtout, de communion, de renoncement et
de don de soi. Météorique semble en vérité la trajectoire de cet homme…
Météorique par sa fulgurance et son intensité.
C’est avec véhémence qu’il s’attaque, au début du XIIe siècle, à la ville opu-
lente et outrageusement inégalitaire : Marrakech, capitale de la naissante
mais déjà puissante dynastie des Almohades. Il prêche à ses carrefours et
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dans ses rues, fustigeant les inégalités, prônant la mahaba1 au sein de la 1 Mahaba : fraternité. (NDA.
Toutes les notes sont de l’auteur.)
Umma2 – mahaba qui ne peut advenir que dans le partage équitable de tous
2 Al-Umma : la communauté
les biens entre tous ses membres. musulmane, au sens religieux et
C’est par cette fureur salvatrice et féconde contre l’injustice que le parcours politique.
d’Abou-l-Abbès est encore si prodigieusement actuel et que cet homme, qui
a vécu dans le dénuement le plus total, est aujourd’hui l’un des hommes les
plus riches de Marrakech. Et cette richesse matérielle, sans parler de la
richesse spirituelle, profite encore à des milliers d’individus démunis.
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blent comme remplies de cette félicité si ardemment évoquée. Répercutant,
à intervalles réguliers, l’écho de leurs oraisons dans nombre de foyers dissé-
minés à travers la ville, elles ponctuent les grands événements de l’exis-
tence : mariages, baptêmes, enterrements…
En fait, ces tolba sont le ferment de cette vie communautaire de la zaouia.
Leur nombre a été longtemps considérable, mais il a décru avec le temps. Il
est vrai que les conditions requises pour accéder à cette fonction se révèlent
de plus en plus ardues. Formés un peu partout dans les médersa qui rayon-
nent autour de la ville de Marrakech – comme celle de Sid Zouine –, ces étu-
diants, de plus en plus anachroniques au regard du monde dans lequel ils
vivent, rechignent désormais à subir l’épreuve à laquelle ils sont astreints –
épreuve qui exige une connaissance parfaite du Coran et une mémoire à
toute épreuve, car la moindre erreur ou omission justifie irrévocablement
leur renvoi… Epris de braille et d’enseignement moderniste, les plus jeunes
d’entre eux désertent les médersa, ou ne se prêtent plus que de mauvaise
grâce à l’initiation difficile à laquelle les soumettent leurs maîtres. Dès lors,
le renouvellement des générations ne se fait plus avec la même régularité.
Dès lors aussi, la pérennité même de la zaouia est en cause. Car ils sont les
précieux dépositaires de la bénédiction du ouali et la quintessence spirituelle
et mystique de son héritage. A chaque prière de l’aube ou du couchant, ils
psalmodient le Coran, les uns d’une voix de stentor, martelant les mots,
dodelinant de la tête, les autres dans un murmure quasi inaudible, comme
perdus dans un rêve, les yeux errant indéfiniment dans leur orbite. Seules
les mains semblent encore vibrer dans ces grands corps immobiles, tour-
nant et retournant indéfiniment leurs turbans, explorant l’espace alentour,
dessinant d’étranges arabesques dans le vide.
Le plus grand prodige de Sidi Bel Abbès réside dans la force et l’actualité de
ce mot d’ordre : donner pour exister, et du dispositif mis en place depuis des
siècles en vue de subvenir aux besoins des plus nécessiteux.
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Grâce aux subsides de nombre de pèlerins, portés par cette injonction impé-
rieuse, radicale, exclusive – l’existence par le don –, toute une communauté
habitant dans l’enceinte de sa zaouia, mais aussi disséminée aux quatre
coins de la ville, peut bénéficier d’une aide matérielle vitale.