Vous êtes sur la page 1sur 5

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LPM&ID_NUMPUBLIE=LPM_014&ID_ARTICLE=LPM_014_0058

Donner pour exister : voyage au cœur de la zaouia de Sidi Bel Abbès

par Ouidad TEBBAA

| Actes Sud | La pensée de midi

2005/1 - N° 14
ISSN | ISBN 2-7427-5354-0 | pages 58 à 61

Pour citer cet article :


— Tebbaa O., Donner pour exister : voyage au cœur de la zaouia de Sidi Bel Abbès, La pensée de midi 2005/1, N° 14,
p. 58-61.

Distribution électronique Cairn pour Actes Sud.


© Actes Sud. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Donner pour exister :
voyage au cœur de
la zaouia de Sidi Bel Abbès
Plus de huit siècles après sa mort, le légendaire soufi
Abou-l-Abbès Sebti continue de transmettre une approche radicalement
différente de la solidarité.

OUIDAD TEBBAA

Aimer les différences… A l’heure où la solidarité se mesure en terme de flux


migratoires, de radeaux de fortune échoués au large du détroit de Gibraltar
– forteresse assiégée et horizon d’espérance de tout un continent qui gît en
contrebas –, comment appréhender la richesse de la pauvreté, à l’aune de
quelle valeur aborder l’amour des différences ?
Face à des politiques économiques incapables de résorber les flagrantes dis-
torsions sociales, face à des autoroutes de l’information échouant à faire
entendre les appels au secours des plus démunis, une autre vision de la soli-
darité, de la différence, se déploie, ici ou là, dans quelques îlots fragiles,
conçus non sur le mode de l’exclusion, mais sur celui de la communion, du
« faire ensemble »…
Ainsi, indifférent au temps et aux diktats d’une modernité à tout crin, Abou-
l-Abbès Sebti et sa communauté d’indigents et d’invalides nous rappellent
depuis le XIIe siècle, au cœur de la ville de Marrakech, à une exigence de par-
tage et d’équité sociale dont les répercussions morales, mais aussi poli-
tiques, n’ont pas fini de nous interpeller. Comme le recommande le poète
René Char, en un aphorisme qui condense pour une large part l’exigence
majeure de cette grande figure du soufisme : « Penchez-vous, penchez-vous
davantage »…

Mais qui est Abou-l-Abbès Sebti ? Des siècles nous séparent de cette vie faite
d’errance et d’exil, de refus et, surtout, de communion, de renoncement et
de don de soi. Météorique semble en vérité la trajectoire de cet homme…
Météorique par sa fulgurance et son intensité.
C’est avec véhémence qu’il s’attaque, au début du XIIe siècle, à la ville opu-
lente et outrageusement inégalitaire : Marrakech, capitale de la naissante
mais déjà puissante dynastie des Almohades. Il prêche à ses carrefours et

58 La pensée de midi
dans ses rues, fustigeant les inégalités, prônant la mahaba1 au sein de la 1 Mahaba : fraternité. (NDA.
Toutes les notes sont de l’auteur.)
Umma2 – mahaba qui ne peut advenir que dans le partage équitable de tous
2 Al-Umma : la communauté
les biens entre tous ses membres. musulmane, au sens religieux et
C’est par cette fureur salvatrice et féconde contre l’injustice que le parcours politique.
d’Abou-l-Abbès est encore si prodigieusement actuel et que cet homme, qui
a vécu dans le dénuement le plus total, est aujourd’hui l’un des hommes les
plus riches de Marrakech. Et cette richesse matérielle, sans parler de la
richesse spirituelle, profite encore à des milliers d’individus démunis.

Comme le souligne son premier biographe, Zayyat Al-Tadili, dans son


fameux ouvrage sur les mystiques soufis (Tasawuf Ila Rijal Al-Tas’awwuf),
il s’installera d’abord très longtemps sur le Djebel Guéliz, la montagne
surplombant la ville, méditant sur elle avant d’entrer la combattre et la
conquérir.
Violemment contesté ou profondément admiré, il fera l’objet de contro-
verses passionnées. Al-Tadili lui consacrera d’ailleurs une notice à part, tant
il lui fut difficile de le classer parmi les quelques centaines de mystiques
soufis auxquels il consacra son livre. Il est fasciné par cette personnalité peu
commune, et les quelques anecdotes qu’il relève en disent long sur son
caractère subversif. Par exemple, lorsque, à la fin du XVIIe siècle, on l’intégra
à un cycle de pèlerinage officiel – dans un souci évident de récupération de 3 Halqa : cercle à l’intérieur duquel
la sainteté par le pouvoir –, ce dernier restera, malgré sa suprématie, irré- se déploie la parole du conteur.
4 « Au nom du saint patron
ductiblement décalé par rapport à l’orthodoxie officielle. de Marrakech,/Celui qui veille sur
Son souvenir toujours vivace et l’attachement indéfectible que le peuple lui la ville/Immuable/Un pied sur
l’autre/Et qui ne retrouve
voue vont peu à peu diluer l’ascèse personnelle dans la légende. Tout son par- sa quiétude que si/Tout le monde
cours en sera transfiguré, notamment l’enfance et l’adolescence, qui furent est rassasié/Enfant du pays ou
visiteur étranger. »
parsemées de miracles. Dans cette littérature où s’intègrent indifféremment 5 Zaouia signifie littéralement, en
des motifs inspirés de contes merveilleux, des récits de voyage ou d’autres arabe, l’« angle » et, par extension,
le « lieu de retraite » ou
sources hagiographiques, le saint se dresse, face aux bien-pensants de la cité,
d’« isolement ». Entre le XIIe et
armé d’un gourdin, pourchassant les avares, houspillant les foules, avec une le XVIe siècle, les zaouia marquent
gouaille moqueuse, se dépensant sans compter pour les indigents. la constitution d’ordres religieux,
mais elles désignent également
un phénomène urbain qui s’est
Plus de huit siècles après sa mort, son âme continue, dit-on, de monter notamment développé au Maroc
sous la dynastie saadienne. Ainsi,
chaque soir sur le minaret de la Koutoubia et n’en redescend que lorsque à Marrakech, nombres de quartiers
tous les mendiants et les aveugles de la ville ont trouvé gîte et nourriture. ont vu le jour autour de la tombe
des grandes figures du soufisme…
Son nom est invoqué dans tous les actes essentiels de la vie : les marchands Dès le XIVe siècle, le mausolée
de beignets lui dédient le premier fruit de leur travail, les paysans lui dédient de Sidi Bel Abbès devient le lieu
où se réconcilient les tribus et où
leur première gerbe de blé, les femmes en couches l’appellent à leur secours.
se négocie la paix. Tous ceux
Son évocation est le prélude nécessaire au rituel de la halqa3, évoqué inva- qu’opposent des conflits y
riablement par tous les conteurs de la place Djemaa El Fna4. accourent, évitant ainsi
les trahisons et les faux-fuyants
Une brève incursion dans sa zaouia5, au cœur de la médina de Marrakech, d’une justice humaine toujours
en dit plus long que tous les discours sur la pérennité de ce souvenir… aléatoire. Il devient le refuge
des réprouvés et des bannis,
Tout alentour est nimbé de son aura, tout annonce sa proximité : la présence des démunis, de tous les laissés-
des tolba6, la multitude des cierges, la foule des pèlerins… Tout convoi funé- pour-compte de la société.
raire, toute procession converge vers lui… Au cœur du sanctuaire, au bout 6 Les tolba (talb au singulier)
désignent les étudiants versés
d’une longue allée bordée d’arcades, les tolba, aveugles, sont là, regroupés en dans les sciences de l’islam et, par
cercle. Brèches d’harmonie dans le tumulte ambiant, leurs voix vibrent à extension, tous ceux qui, dans
le sillage du soufisme, perpétuent
l’unisson, transportées par la ferveur. Tantôt enflammées, elles grondent et la tradition des psalmodies
menacent, vibrant aux accents de l’apocalypse ; tantôt apaisées, elles sem- du Coran à l’intérieur des zaouia.

La pensée de midi 59
blent comme remplies de cette félicité si ardemment évoquée. Répercutant,
à intervalles réguliers, l’écho de leurs oraisons dans nombre de foyers dissé-
minés à travers la ville, elles ponctuent les grands événements de l’exis-
tence : mariages, baptêmes, enterrements…
En fait, ces tolba sont le ferment de cette vie communautaire de la zaouia.
Leur nombre a été longtemps considérable, mais il a décru avec le temps. Il
est vrai que les conditions requises pour accéder à cette fonction se révèlent
de plus en plus ardues. Formés un peu partout dans les médersa qui rayon-
nent autour de la ville de Marrakech – comme celle de Sid Zouine –, ces étu-
diants, de plus en plus anachroniques au regard du monde dans lequel ils
vivent, rechignent désormais à subir l’épreuve à laquelle ils sont astreints –
épreuve qui exige une connaissance parfaite du Coran et une mémoire à
toute épreuve, car la moindre erreur ou omission justifie irrévocablement
leur renvoi… Epris de braille et d’enseignement moderniste, les plus jeunes
d’entre eux désertent les médersa, ou ne se prêtent plus que de mauvaise
grâce à l’initiation difficile à laquelle les soumettent leurs maîtres. Dès lors,
le renouvellement des générations ne se fait plus avec la même régularité.
Dès lors aussi, la pérennité même de la zaouia est en cause. Car ils sont les
précieux dépositaires de la bénédiction du ouali et la quintessence spirituelle
et mystique de son héritage. A chaque prière de l’aube ou du couchant, ils
psalmodient le Coran, les uns d’une voix de stentor, martelant les mots,
dodelinant de la tête, les autres dans un murmure quasi inaudible, comme
perdus dans un rêve, les yeux errant indéfiniment dans leur orbite. Seules
les mains semblent encore vibrer dans ces grands corps immobiles, tour-
nant et retournant indéfiniment leurs turbans, explorant l’espace alentour,
dessinant d’étranges arabesques dans le vide.

Ces indigents octroient à tout visiteur de la « zaouia » une opportunité


unique : celle d’exister en donnant. Ainsi, tout ce que l’on peut
humainement et matériellement leur offrir semble toujours en deçà de
la générosité inouïe qu’ils montrent eux-mêmes à notre égard.
Ces indigents, ces invalides, font cependant l’objet d’une vénération particu-
lière, car ils octroient à tout visiteur de la zaouia une opportunité unique :
celle d’exister en donnant. Ainsi, tout ce que l’on peut humainement et
matériellement leur offrir semble toujours en deçà de la générosité inouïe
qu’ils montrent eux-mêmes à notre égard. La preuve en est que, à l’heure
actuelle comme au XIVe siècle, du temps de Lisan Ad-Dine Ibn Al-Khatib, le
fameux ministre grenadin, le sanctuaire grouille de pèlerins : « Je l’ai visité,
raconte Ibn Al-Khatib. Le pèlerin qui vient dans le but de satisfaire un vœu y
pénètre après s’être déchaussé […], s’assoit près de la tombe et lui adresse sa requête.
[…] Il dépose ses offrandes dans les troncs réservés à cet effet. Au Maroc, ce mauso-
lée a des revenus qu’on ne peut chiffrer. […] L’or et l’argent y coulent à flots. Les
pauvres, tels des oiseaux, y accourent affamés et s’en retournent satisfaits. »

Le plus grand prodige de Sidi Bel Abbès réside dans la force et l’actualité de
ce mot d’ordre : donner pour exister, et du dispositif mis en place depuis des
siècles en vue de subvenir aux besoins des plus nécessiteux.

60 La pensée de midi
Grâce aux subsides de nombre de pèlerins, portés par cette injonction impé-
rieuse, radicale, exclusive – l’existence par le don –, toute une communauté
habitant dans l’enceinte de sa zaouia, mais aussi disséminée aux quatre
coins de la ville, peut bénéficier d’une aide matérielle vitale.

Certes le monde a changé, et la zaouia de Sidi Bel Abbès, dépositaire de tra-


ditions immémoriales, semble de plus en plus décalée par rapport à son
environnement. Mais, depuis près de neuf siècles, elle nous convie, au-delà
de l’impérieuse exigence du partage et de l’équité sociale, à une approche
radicalement différente de la solidarité, dont elle inverse les termes au point
de nous rendre débiteurs vis-à-vis des plus démunis, du fait même de leur
donner et par là d’exister… à travers eux.
© Denis Dailleux/Agence Vu, Le Caire.

Vous aimerez peut-être aussi