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L’ombre de mon sourire

L’OMBRE DE MON SOURIRE

Ma vie est une illusion.

Je n’ai plus le goût de rien. J’ai faim mais je ne mange pas. Je suis épuisé mais je ne dors pas. Je
ne consomme que du café et des cigarettes légères. J’aime bien m’empoisonner la vie. Je ne suis
bon qu’à ça. Je ne suis bon à rien.

Allongé sur le matelas – qui me sert à la fois de lit, de tapis et de sofa – j’écoute le silence de ce
nouvel appartement. Les murs sans couleur s’agencent avec ma peau ternie par l’épuisement.
Mes yeux n’ont plus aucun éclat. Ma part de bonheur se perd entre deux prières et un signe de
croix. Mes émotions s’éparpillent à gauche et à droite. J’examine le plafond jauni par le
vieillissement de la peinture, puis je baisse la tête et ferme les paupières. Une larme s’échappe. il
m’est impossible de la retenir. De ma main droite, j’essuie le pus de mon cœur, le résultat d’un
malheur refoulé.

Je n’ai jamais souri à la vie. Depuis ma jeunesse, il y a comme une symbiose entre le mensonge
et ma conscience. Je me rappelle avoir menti plus d’une fois à ma mère…et à mon père. J’ai
menti au sujet de mes études, de mes activités et de mes relations. Mais j’ai surtout menti à moi-
même, sur ce que j’étais ou sur ce que je voulais devenir. Dans le miroir, j’ai honte de mon
image, de ce que je suis devenu. Pardonnez-moi, car moi, je ne peux me pardonner.

Mes parents – en particulier mon père – ont toujours souhaité que je suive les traces de ma
famille paternelle et que je consacre ma vie à la construction, un domaine qui me passionne
autant que l’hibernation des muscardins dans l’Asie Mineure. « Tu vas voir, mon gars, c’est un
domaine pour toi, ça se voit tout de suite ! » me disaient-ils sans cesse. J’acquiesçais d’un
mouvement de tête, trop timide pour exclamer mes véritables opinions sur le sujet. J’avais peur
de les décevoir. Ils m’ont payé les études, la chambre, l’épicerie, tout pour m’encourager à
continuer. Chaque soir, couché dans ce lit qui n’était pas le mien, je me disais que ma vie allait
être un calvaire.
L’ombre de mon sourire

Pour toutes les fois où j’ai préféré me fondre à la masse plutôt que de donner ma véritable
opinion, pardonnez-moi.

Je n’ai rien déballé. Les boîtes s’entassent un peu partout dans la pièce qui me sert à la fois
d’entrée, de salon, de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Je suis ici depuis une
semaine, tout au plus. Je n’ai pas de télé, pas de radio, pas d’Internet, et je n’en veux pas. Je ne
veux que du silence et de la tranquillité. Je ne veux qu’une pause de toute cette vie de misère, de
toute cette vie de mensonges, de toute cette vie que j’ai inventé et qui n’est pas la mienne.

Le temps est sombre et l’espace subit la colère de l’orage. De l’eau, du vent, des éclairs, tout y est
pour métamorphoser un homme en ermite. La fenêtre est un véritable miroir, un regard direct sur
mon âme qui s’effrite. J’ai peur de perdre tout ce qui me reste, la parcelle de vie que je n’ai pas
abîmé, que je n’ai pas oubliée. Le reste est gâché, je n’y peux rien.

Pour m’être recroquevillé sur mon petit monde mensonger, je vous en prie, pardonnez-moi.

Ma femme m’a laissé. Elle m’a jeté. Le divorce est officiel. Pour être honnête, ça ne me dérange
pas. Je lui mentais tous les jours, tous les soirs, toutes les nuits où l’on faisait l’amour. L’église
bondée, devant le prêtre, j’avais péché sous les yeux du Christ. J’avais un amant et je l’aimais.
Personne ne l’a su. Personne ne l’a vu. C’était une relation basée dans l’ombre qui n’a duré que
quelques mois. Une relation vraie, sincère, mais cachée par le masque d’une âme qui a honte et
qui a peur.

Pour avoir menti à mon cœur pendant plus de quarante ans, pardonnez-moi.

Mon regard s’obstine à fixer l’arbre devant la porte-fenêtre. Il me semble si robuste mais si frêle
à la fois. Il n’a aucun contrôle sur ce qui l’entoure. Au milieu de la tempête, il se balance à droite
et à gauche. Ses racines vont de haut en bas et ses feuilles sont bouleversées par le vent. Il a une
posture exemplaire, un tronc massif et une grande classe, mais à la moindre bourrasque, il laisse
échapper ses feuilles. Certaines branches se cassent, frappent le sol et meurent sous le poids des
passants.
L’ombre de mon sourire

Je sors.

Les bras pendant le long de mon corps, la tête levée vers le ciel, je regarde la cime. L’orage bat
son plein et l’arbre, lui, se débat. Je lui lance un cri et du même coup je bois une gorgée. Les
battements de mon cœur s’accélèrent. Je ne sais pas si c’est la rage qui l’excite ou plutôt la
quantité excessive de café consommée. Ma main gauche contient un marteau trouvé dans le
fouillis des boîtes de carton. Je crie une fois de plus et je me mets à cogner. Je cogne et je cogne
et je cogne. Je m’épuise à crier et à cogner. Il est si fort et si ancré à l’intérieur de la terre qu’il est
impossible de le coucher. Ce n’est pas la colère qui l’éliminera, ça, c’est certain. Je m’en rends
compte, mais je ne peux m’empêcher de cogner. Je cogne et je cogne encore.

Un coup pour toutes les fois où j’ai pleuré dans la douche pour que personne ne m’entende !

Un coup pour mon travail de merde que je n’ai jamais apprécié et qui m’a rendu malheureux à
chaque réveil pendant plus de trente ans !

Un coup pour le cœur que j’ai toujours nié !

Et je tombe à genoux, épuisé par tout ce tonnerre évacué, ce cataclysme émotionnel.

Je traîne un peu de gazon mouillé à l’intérieur de l’immeuble. Un voisin passe à ma droite et me


frôle l’épaule. « Excusez-moi, monsieur. » s’empresse-t-il de me dire. Je n’ai même pas la force
de lui répondre, de lui dire que ce n’est rien. Il poursuit sa course vers la sortie. Moi, je poursuis
ma montée vers la porte 313.

Je laisse tomber le marteau sur le tapis de l’entrée. Je fais quelques pas pour finalement
m’effondrer sur le matelas. Je suis détrempé, je suis sale et je suis vidé de toute énergie. Je
m’endors avec l’idée que ma vie n’est encore qu’une illusion, inventée de toutes pièces par mes
décisions mensongères et mes refus de voir la vérité en face. Je suis peut-être un bon auteur, un
bon dramaturge, mais mon âme en souffre.
L’ombre de mon sourire

Ça fait maintenant près de trois semaines que je ne suis pas rentré au travail. Je ne sais pas
comment je vais réussir à payer ce loyer, mais pour l’instant, je ne m’en préoccupe pas. Pour être
honnête, à ce moment-ci, l’argent m’est secondaire.

Ce matin, il pleut toujours, mais le vent s’est calmé et le tonnerre a cessé. Je saute dans la douche
même si je n’ai pas de savon. Je me rase avec les moyens que j’ai. Je me brosse les dents sans
dentifrice…

Mes souliers touchent le béton des trottoirs pour la première fois depuis une semaine. Le centre-
ville est hypnotisé par l’averse. Les essuie-glaces des véhicules se débattent avec l’eau comme les
piétons le font avec leur parapluie. Ils ont tous l’air pressés avec leur sac à l’épaule, leur
téléphone portable d’une main et leur café qu’ils tentent de ne pas renverser. Ce soir, ils seront
tous épuisés par le boulot et rêveront tous à leurs prochaines vacances, alors que moi, il m’est
impossible d’en prendre. Tant que l’arbre ne sera pas déraciné, je ne pourrai me reposer.

À la pharmacie, je dépose mes articles sur le comptoir. Elle m’annonce le prix qui s’élève à un
peu plus de vingt dollars. Je lui donne tout ce qui me reste comme argent.

 Voilà monsieur, passez une très belle journée ! me dit-elle en me rendant la monnaie.

Son regard se concentre sur le mien, puis elle me sourit, tendrement.

Le sac à la main, je lui lance mon plus beau sourire.

Pardonnez-moi.
L’ombre de mon sourire

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