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Elle sort du bus et reprend sa démarche alerte et légère, elle vole à

chaque pas. Les mèches de ses cheveux tourbillonnent autour de son visage,
entraînées par une brise assez vigoureuse mais chaude qui frappe la ville
depuis la veille. La boulangère la reconnaît, lui fait signe de la main. Elle
répond d’un sourire en lui rendant son salut. La boulangère se dit que celle-
là au moins, elle ne fait pas sa mijaurée, pas comme tous les autres qui pas-
sent devant sa vitrine avant d’aller bosser. Toujours guillerette, toujours le
petit mot qui va bien.

CONCOURS DE NOUVELLES
DE LA
VILLE DE TALANT 2008

2 ÈME
PRIX
Tous droits réservés, 20 mars 2008
LA DÉSINVOLTE

Sabrina Bardot
Elle sort du bus et reprend sa démarche alerte et légère, elle
vole à chaque pas. Les mèches de ses cheveux tourbillonnent autour
de son visage, entraînées par une brise assez vigoureuse mais chaude
qui frappe la ville depuis la veille. La boulangère la reconnaît, lui fait
signe de la main. Elle répond d’un sourire en lui rendant son salut. La
boulangère se dit que celle-là au moins, elle ne fait pas sa mijaurée,
pas comme tous les autres qui passent devant sa vitrine avant d’aller
bosser. Toujours guillerette, toujours le petit mot qui va bien. Un peu
trop maquillée peut-être. Mais bon, faut bien que jeunesse se passe.
Elle est bien jolie cette petite-là. Sa jupe flotte autour de ses jambes,
la jeune femme emboîte le pas à tous les lycéens qui rejoignent
comme elle l’établissement scolaire où ils suivront un cours, où elle
fera un cours. Aujourd’hui, il est question de Valéry Larbaud, Beauté,
mon beau souci, une histoire d’amour frivole d’un jeune homme pour
sa belle-fille… Frivole. C’est le mot qui vient à l’esprit du proviseur
quand il voit la jeune prof de français traverser la cour de sa silhouette
élancée, avec son chemisier léger sous sa petite veste de daim. Tout son
fric doit passer dans les frusques à celle-là. Elle s’entendrait bien avec
ma femme. Elle est pourtant agrégée de Lettres, cultivée, instruite…
Pourquoi diantre semble-t-elle agir comme toutes les évaporées qui

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n’ont pas plus qu’un bac moins deux ? Un parent d’élève s’est plaint :
son fils est tombé fou amoureux. Mais la tenue de la jeune
enseignante est toujours correcte. Que peut-on ? Elle est jolie, bien
mise, souriante et sait faire preuve d’humour. Le proviseur soupçonne
tous les garçons de la classe d’être dans le même état : aux aguets.
Quand allait-elle se relever un peu, cette petite jupe de crêpe fine,
qu’on voit un peu la cuisse légère de la prof de français qui évoque à
l’instant l’essence même du fantasme : l’interdit et l’impossible. Une
fois réalisé, il n’y a plus de fantasme ! Et tous les garçons de la classe
hochent la tête, résignés. Parfois, le proviseur circule dans les couloirs,
il la voit s’agiter, faire de grands mouvements amples. Elle lui semble
à l’aise partout, passionnée par son sujet, mais il sait que d’autres
prennent cette aisance naturelle pour de l’arrogance. Trop sûre d’elle.
Trop dégagée. Dilettante aussi. C’est la conseillère principale
d’éducation qui en parlait justement avec la proviseure adjointe : c’est
une dilettante, cette femme-là. Elle ne vient pas à certaines réunions,
esquisse à peine une excuse quand elle est en retard. Certains matins,
elle surgit en cours bien après la sonnerie, les traits tirés, le teint
blafard, les mains tremblantes. La gueule de bois ! Je vous dis qu’elle
fait la fête même les soirs de la semaine. Une coureuse en plus.
Souvent, on la voit boire un verre en terrasse avec un homme. Beau,
charmant, l’air intellectuel, amoureux, romantique. Mais jamais le
même. Une allumeuse. Elle badine, un point c’est tout. Au travail
comme avec les hommes.

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Le proviseur sourit. Un des boutons détaché du chemisier
laisse apercevoir un balconnet en dentelle rose de confection fine.
Aubade ou Chantelle, une bonne marque de lingerie comme son
épouse aimerait porter. Avec sa paie de petite prof en échelon 4, mais
comment fait-elle ? Elle ne doit rien manger de la journée, repas
frugal, ligne élancée. C’est son secret. Peut-être pour ça, toutes ces
migraines dont elle s’est plainte en début d’année. Puis plus rien. Elle
a dû découvrir un de ces trucs de substitution, un repas hyper
protéiné que l’on vend en pharmacie, sans ordonnance. En outre,
jamais elle ne déjeune à la cantine. Elle est étonnante d’énergie
pourtant. Souvent absente, il est vrai. Mais quand elle est là, une vraie
tornade. L’autre jour, au petit cocktail de printemps, elle a même pris
ce ton cavalier avec le président du Conseil Général, le sommant
presque de financer son projet de publication des travaux des élèves.
Le proviseur était resté estomaqué, lui qui n’avait pas même osé
téléphoner, demander des nouvelles du dossier, qui avait été refusé par
la DRAC. Lui, il aurait capitulé. Pas elle : une porte fermée, elle entre
par la fenêtre.
Après la lecture analytique, l’une des dernières de l’année, elle
repasse en revue avec les élèves la liste du bac. Des textes étonnants,
décalés, qui avaient fait lever les yeux au ciel de ses collègues. Presque
aucun classique, pas de tragédie, surtout pas. Du burlesque, du
contemporain, du comique. Amélie Nothomb et l’autodérision, des
textes de Philippe Avron, des poèmes de Prévert, quelques chansons
de MC Solaar, Cauwelaert, Pancol, Benacquista. Elle flirte avec les

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Instructions Officielles, détourne les consignes. Elle avait répondu, à
un collègue qui s’était offusqué de sa préférence pour Orwell sur
Voltaire : « il faut savoir se faire plaisir, et leur faire plaisir. Apprendre
pour apprendre, je ne vois pas l’intérêt. Si je m’éclate, ils s’éclateront,
et ils apprendront, et retiendront. C’est tout ce que je sais ». Il était
reparti médusé ! Quelle arrogance ! Le remettre en place, lui, devant
tout le monde, lui, Pierre Cernad, que l’on présentait aux autres
comme un ponte de l’enseignement littéraire, qui avait contribué à
l’élaboration de plusieurs manuels, une référence à l’IUFM.
L’inspection lui pendait au nez à celle-là… Cernad s’était promis
d’écrire au Rectorat à propos de cette impertinente. La cloche sonne,
justement, elle croise Cernad, il ne la regarde même pas. Enfin si,
quand elle s’éloigne, du coin de l’œil, le dos voûté il tourne la tête,
pour qu’elle ne voie pas. Elle est toute guillerette. Bientôt la fin de
l’année, elle pense à ses vacances sur la Côte d’Azur, ou à l’étranger.
Du plaisir, du loisir, du futile et de l’agréable pendant que lui
trimerait sur ses cours durant les deux mois d’été. L’autre jour, à la
machine à café, il avait surpris sa conversation avec une des petites
surveillantes à propos de mascara et tutti quanti. Elles en faisaient une
affaire d’Etat. A croire qu’il n’y a que ça qui les intéresse, toutes les
deux. La petite surveillante de vingt ans, passe encore, mais cette
grande dévergondée de vingt-huit balais, elle devrait avoir des
occupations plus dignes, plus « de son niveau ». Enfin, de mon
niveau. La littérature, la philosophie, l’art… Voilà ce qu’est devenue
l’Education Nationale. On peut devenir professeur de français en s’y

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connaissant davantage en marques de cosmétiques qu’en littérature
du XVIIe siècle. Scandaleux. Humiliant. La lèvre de Cernad est prise
d’un tremblement de dégoût. Elle s’est retournée, elle le toise en
souriant, fière d’elle. Elle sait ce qu’il pense, elle s’en fiche. Il ne lui
gâchera pas sa joie. Tout glisse sur elle, comme sur les plumes d’une
colombe immaculée. Elle se la figure, cette colombe, elle vole comme
elle, dans les couloirs du lycée. Elle quitte les lieux. Deux heures de
cours cette après-midi. On est déjà vendredi. Vendredi, c’est fini.
Vendredi. Ce soir, c’est la réunion qu’elle a organisée. Elle se réjouit.
Elle a rendez-vous avec ses amis... Elles les a tous invités pour une
soirée spéciale. Elle a décrété qu’elle avait quelque chose à fêter. Elle
ne sait pas bien ce qu’elle va inventer. Elle n’a rien à fêter, mais il fallait
un prétexte. Il leur faut toujours un prétexte. Pas pour elle. Profiter de
la vie, profiter de chaque goutte du sang de la vie qui s’écoule dans ses
veines. Elle rentre chez elle pour se changer. Elle prend le courrier en
passant, le facteur passe tard. Il n’y avait rien à 13h00. Mais là, deux
lettres l’attendent. L’une est en papier kraft. Elle l’ouvrira plus tard.
L’autre est estampillée « Rectorat ». Elle déverrouille la porte de son
appartement, se cale dans le fauteuil et ouvre la petite enveloppe
blanche du Rectorat. Mauvaise nouvelle. Elle n’a pas été reçue à son
examen de promotion. Elle avait tenté sa chance, comme ça, pour dire
qu’elle ne lâchait pas tout. Elle s’était inscrite l’année précédente. Se
désister aurait paru étrange. Elle s’était présentée quand même. Pour
voir. L’appréciation n’est pas tendre. Elle sourit en la lisant :

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« La candidate est desservie par une forme de désinvolture qui
affecte son élocution, son style et une superficialité qui l’amène à
éviter, par des pirouettes et des digressions, les questions centrales ».

Désinvolture et superficialité. Elle a l’habitude. Mais là quand


même. Son sourire poli, c’était donc de la désinvolture, son aisance
orale, de la désinvolture. Elle n’a pas semblé assez impressionnée par
ces trois grandes têtes pensantes de jurés avertis qui devaient décider
de sa promotion. Elle est ajournée. Elle est qualifiée de
« superficielle ». Elle se rappelle très bien qu’ils avaient éludé eux-
mêmes les questions importantes, qu’ils avaient coupé ses
développements les plus pertinents. Elle s’était sentie très fortement
lésée. Incomprise. Une fausse image d’elle. Elle sait qu’elle donne une
fausse image d’elle et que les autres se complaisent à la juger de
travers. Comme d’habitude. Depuis six mois, c’est même de pire en
pire. Depuis qu’elle a décidé que plus rien n’a d’importance. Elle
regarde sa bibliothèque qui se vide à vue d’œil. Exit, les ouvrages
scientifiques sur la littérature, out, les belles éditions des Classiques
qu’elle s’était offerts, étudiante, avec ses paies de petits boulots. Elle
avait sué sang et eau pour ça. Elle les avait tous lus. Elle connaît les
amours d’Abélard, a rêvé avec Ariane, souffert le martyr pour Phèdre,
hurlé son désespoir avec Bérénice. Elle connaît des passages par cœur
des écrits d’Ovide, Homère, Aristophane et tous les autres. Elle a lu
plus qu’on ne peut lire en si peu d’années. Une vie entière pour la
littérature. Et puis il y a eu ce jour, elle a compris que jamais elle

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n’arriverait au bout. Elle a décidé qu’elle ne lirait plus que les vivants.
Les morts, elle s’en débarrasse petit à petit. Elle a décidé de tout
revendre. A la place, elle achète des sacs, des manteaux, des robes, des
parfums et elle en est très fière. Elle sourit : « des pirouettes ». Si
seulement. La tête lui tourne.
Superficielle et désinvolte. Elle a un rire amer, s’extirpe du
fauteuil, boit un petit verre de Get 27 pour se remonter, se regarde
dans le miroir... Il va falloir retoucher ton rimmel ma grande. Qu’est-
ce que je vais mettre ce soir ? La petite robe noire cintrée façon Audrey
Hepburn ou l’ensemble marron avec le bustier doré dans le style
Demi Moore ? Va pour Audrey : ce soir, c’est le grand soir ! Avec un
coton-tige imbibé de démaquillant, elle efface les traces de noir fondu
dans les larmes. Elle se repeint la façade délicatement, un petit peu
d’anti-cernes, une touche de poudre, un joli rouge à lèvres Dior. Une
goutte de parfum Chanel. Ce soir, elle les reverra tous : Pascal, son
amour de CP, à qui elle écrivait des lettres d’amour enflammé sur sa
machine à écrire « Dictée magique » bleue, Marianne, son amie de
toujours qui habite aux States et qu’elle n’a pas serrée contre son cœur
depuis un an. Francis, son meilleur pote au club de théâtre. Ils
tenaient toujours le haut de l’affiche tous les deux. Eve, son ancienne
voisine du 4e étage, quand elle était encore étudiante, avec qui elle a
fait les quatre cents coups en boîte. Ses camarades d’IUFM, ceux des
Beaux-arts. Ils seront tous là. Une bonne vingtaine de personnes. Elle
a réservé le caveau d’un grand restaurant pour l’occasion.

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« Alors, on fête quoi ? ». Ils sont tous là à la fixer, la coupe de
champagne levée, prêts à trinquer. Elle a un sourire gêné. Elle ne sait
plus très bien quoi inventer. Alors elle n’invente rien. Elle dit juste
« on fête notre amitié, nos retrouvailles, je voulais qu’on soit tous
ensemble, que ceux qui ne se connaissent pas se voient enfin, que
toutes les facettes de ma vie se rejoignent. C’est super, non ? Et puis,
pour les cadeaux, on va faire quelque chose, vous n’allez pas me les
offrir, vous allez échanger avec vos voisins ». Ils sont un peu stupéfaits.
Sur le cul. Ils se regardent les uns les autres. Elle éclate d’un grand rire
sonore comme elle sait toujours faire : « c’est la fête les amis, la fête de
mes amis, je voulais juste vous dire combien je vous aime tous, et
qu’on s’éclate comme des dingues ! ». On trinque, on ouvre les
cadeaux qui ne vous sont pas destinés. On a l’habitude, elle fait tout
le temps la fête, pour un rien, pour n’importe quel prétexte. Elle
surprend toujours. Elle regarde tout le monde l’air satisfait. Marianne
est en pleine conversation avec Solange, la graphiste. Paul, son
binôme d’agreg, raconte comment il travaille le théâtre avec ses élèves
à un Francis très à l’écoute. On prend ses affaires, on va danser. Elle
rit, elle danse, elle s’éclate. Il est trois heures du matin. On parle de se
quitter. Certains déjà sont rentrés. Elle a embrassé chacun en souriant,
en frottant les épaules des uns, en caressant le dos des autres, toujours
le petit geste pour dire qu’on sera amis, toujours, que ça compte plus
que tout le reste.
Elle décide de faire le chemin à pied. Une phrase lui revient,
comme ça. La conseillère d’orientation, furieuse qu’elle ait raté la

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réunion pour les secondes D. Faudrait quand même que vous pensiez
un peu à vos responsabilités, faudrait que vous preniez du plomb dans
la tête. C’est cela même. Du plomb dans la tête. Elle sourit. Un
passant noctambule se méprend, elle voudrait peut-être un dernier
verre en sa compagnie, la demoiselle ? Elle l’éconduit d’un geste de la
main. Du plomb dans la tête, mais bien sûr. Elle n’a pas ouvert
l’enveloppe de papier kraft. Elle ne le fera pas. Elle entre dans la salle
de bain pour se démaquiller avant de dormir. Elle passe une nuisette
de soie bleu nuit, qui lui a coûté les yeux de la tête et elle la caresse
avec délectation. Elle sait très bien ce que contient l’enveloppe de
papier kraft. Elle a la migraine. C’était inévitable. Elle se couche dans
ses draps signés Agata Ruiz de la Prada. Au moins quand on me
retrouvera, je serai décente, dans ma frivolité. La chimio n’a pas
marché. Métastase a pris la place de métaphore dans son vocabulaire.
Elle en a pour trois mois tout au plus. C’est ce que dit l’enveloppe.
Elle retire sa perruque et la pose sur la table de nuit. Elle revoit le
sourire contrit de son neurologue. La tumeur est trop grosse, vous
savez, j’ai peu d’espoir… Un gros plomb dans la tête. Elle éteint la
lampe de chevet… La seule à son chevet. Elle n’a pas dit au travail,
elle n’a pas dit à ses amis. On l’aurait plainte, on lui aurait retiré sa
classe de première, on aurait tout le temps parlé de ça, pensé à ça.
Dans leur tête à eux, elle serait devenue une tumeur sur pattes, elle
serait devenue la Malade, celle qui va mourir. Elle veut être vivante,
pour eux, dans leurs souvenirs. Elle veut être Garance, la futile, la
tourbillonnante, la pétillante. Pas un cadavre qui bouge encore et

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qu’on plaint. Elle veut profiter et non pas geindre. Elle veut qu’on
s’amuse avec elle, pas qu’on s’inquiète. Cela n’aurait rien changé du
tout, elle aurait gagné un mois tout au plus, à se tenir tranquille dans
une chambre d’hôpital à la con. Elle ne veut pas, elle veut vivre
encore, vivre jusqu’au bout. Elle met ses absences au boulot sur le
compte de sa frivolité. C’est mieux comme ça. Elle ferme les yeux, et
elle rêve à quelle folie acheteuse, à quelle affreuse bêtise, à quel caprice
indigne elle s’adonnera demain. Avec désinvolture et superficialité.

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Achevé d’imprimer sur
les presses numériques de
DICOLORGROUPE
à Ahuy (21 - France)
en Mars 2008

Dépôt légal imprimeur n° 08 03 987


Elle sort du bus et reprend sa démarche alerte et légère, elle vole à
chaque pas. Les mèches de ses cheveux tourbillonnent autour de son visage,
entraînées par une brise assez vigoureuse mais chaude qui frappe la ville
depuis la veille. La boulangère la reconnaît, lui fait signe de la main. Elle
répond d’un sourire en lui rendant son salut. La boulangère se dit que celle-
là au moins, elle ne fait pas sa mijaurée, pas comme tous les autres qui pas-
sent devant sa vitrine avant d’aller bosser. Toujours guillerette, toujours le
petit mot qui va bien.

CONCOURS DE NOUVELLES
DE LA
VILLE DE TALANT 2008

2 ÈME
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