Vous êtes sur la page 1sur 6

Fabien Legeron, master 2, article

Sabir cyber

Cet article se veut une exploration subjective de diverses pensées et divers avatars culturels autour de la
cybernétique. Dans cet opuscule, on ne traite donc pas de la cybernétique en tant que mouvement(s), mais en tant que
notion.

A l’heure où le jeu vidéo, après avoir atteint une certaine maturité en tant que medium narratif
fils du cinéma et de la télévision (on songe bien entendu aux expérimentations d’Hideo Kojima sur
les Metal gear, à Shinji Mikami et ses jeux "B movie" Biohazard et Devil may cry, à l’univers de Legacy of
Kain ou à la mise en scène toute en emphase de God of War, mais qu’il soit permis de rappeler les
constantes avancées depuis 20 ans dues à Shigeru Miyamoto, père de Mario, Metroid et Zelda), à
l’heure, dis-je, où à la faveur de la clientèle des light gamers, toute une frange du marché vidéoludique
se recentre sur des party games dont l’intérêt se borne à la pure manipulation de mini-jeux dénués de
contenu, on peut s’interroger sur ce qui constitue, en termes de propos mais aussi d’indicateur
culturel, une régression au stade de Pong et de Galaga1.

Il semble en effet qu’à la faveur des dernières avancées techniques dans le domaine du grand
public, du next gen à la portabilité, on ait ravivé un imaginaire technologique comparable à celui des
Etats-Unis de l’après-seconde guerre mondiale, c'est-à-dire ceux du début de l’ère atomique : une vie
toute faite de plaisirs cybernétiques plus ou moins sophistiqués, où chaque aspect de la vie serait
virtuellement comblé par un avatar de la vie moderne. On peut ainsi voir un parallèle entre l’Ipod et
la radio à transistor, entre la gym cérébrale du docteur Kawashima et les fantasmes d’éducation par la
télévision, ou entre Aibo et les flamands roses en plastique ! Car d’ici à là, de l’avènement de la
consommation de masse à la sursegmentation des marchés qui a pour effet un conformisme
généralisé (le fait, par exemple, que tout le monde ait un téléphone portable adapté à soi, sa niche ou
sa "tribu", ne doit pas nous cacher que le fait le plus significatif est celui-ci : TOUT LE MONDE a
un téléphone portable, besoin créé presque ex nihilo au milieu des années 90), la pratique de la
cybernétique est éminemment sociale, structurante d’un point de vue identitaire, ce qui constitue une
relative nouveauté à mettre au compte du vingtième siècle.

Cette cybernétique, ses implications tant sociales que métaphysiques, des hommes se penchent
dessus, anticipant par l’art ou la théorie les problèmes qu’elle pourra poser au hasard des
technologies ou des cultures. De Platon à Anton Dennett, en passant par William Gibson, Aldous
Huxley, Shinya Tsukamoto ou David Cronenberg, ils définissent, prophétisent ou alertent. On peut,
certes audacieusement, tracer un axe idéologique, le diamètre d’une roue dont le moyeu serait le
cyberpunk créé en 1984 avec Neuromancer. La question cybernétique sert de relais à la métaphysique en
lui offrant un ancrage fort, et l’on part d’une simple théorie du contrôle pour arriver à rien moins
que l’interrogation sur le réel même.

Le terme même de cybernétique semble bien anodin dans son acception de base énoncée par
Platon, à propos de la navigation maritime : il désigne simplement l’action sur le gouvernail des
trirèmes. On retrouve alors une définition du terme tout à fait sibylline mais riche de ramifications :
la science constituée par l'ensemble des théories sur les processus de commande et de
communication et leur régulation chez l'être vivant, dans les machines et dans les systèmes
sociologiques et économiques. Le mot lui-même sert de base à tous les concepts de gouvernance,
cruciaux dans toute société moderne, et d’autant plus, peut-être, dans un pays et à une époque où un
syndrome de Napoléon sur pattes se revendique chantre d’une nouvelle civilisation2, tandis qu’on
s’affronte à grands renforts émotionnels outre-Atlantique pour diriger la première puissance
mondiale3. On connaît la tentation, forte, d’énoncer que les principes et notions sont affranchis de la
circonstance, qu’ils existent par leur propre grâce indépendamment, par exemple, des avancées
technologiques. Or la cybernétique ainsi définie est clairement subordonnée, en tant que théorie, au
contexte tant social que technique. Le contrôle, c’est pour une grande part l’ensemble des moyens de
contrôle, Gutenberg et MacLuhan peuvent en témoigner...

Les medias technologiques, industriels, que sont la photographie et ses dérivés (cinéma, jeu
vidéo), ainsi que la radio et son protéiforme rejeton, la télévision, ont d’abord pour effet de massifier
le contrôle en permettant de toucher des quantités d’individus phénoménales : on peut désormais
envoyer un message à la planète entière. Dans cette acception, ceux qu’on appela les Mass Media
sont assez comparables à l’automobile et à l’arme à feu, en ce sens que ce sont des procédés qui
libèrent une énergie sans commune mesure avec celle qui sert à les actionner. Mamoru Oshii sait s’en
souvenir lors d’un plan séminal de son Ghost in the shell4, qui montre Motoko démantibuler un tank à
mains nues, détruisant par la même occasion ses bras, dans une négation du corps jusqu’au boutiste.
Dans son excellente critique de Innocence5 (la "suite" de GITS) dans Mad Movies n°169, Bertrand
Rougier résume : « Oshii affirme (..) qu’à force de se regarder dans des miroirs de plus en plus
parfaits, l’homme leur confère plus de réalité, plus de vigueur, plus d’intérêt, qu’à sa propre
existence. » Ce qui s’applique au cinéma tel que le définit le trop rare Jean-Pierre Dionnet6 : un art de
fantômes pour des fantômes où l’on ne peut virtuellement plus faire la différence entre morts et
vivants. Les Media de l’image tels qu’on les connaît posent clairement, de par leur nature, la question
de la déréalisation à l’échelle d’une société dont ils peuvent être l’instrument. A ce stade, l’émotion,
l’idée ou la frustration, peuvent s’incarner dans le monde réel : c’est le propos des premiers films de
Shinya Tsukamoto, les deux Tetsuo en tête : ces films, via un folklore de fusion entre la chair et le
métal, montre un salary-man dont la haine explose de manière littérale, lui conférant pouvoir, virilité
et contrôle. C’est une idée qui culmine de manière magistrale dans cette séquence de Tetsuo 2 - Body
Hammer (1992) , ou l’homme-metal, machine de guerre consciente et enragée, relié par le front à la
secte de culturistes, hurle. Tous le membres se mettent à hurler de concert, leurs esprits subordonnés
au sien par autant de câbles. Une image radicale du contrôle médiatique et politique !

L’idée n’est bien entendu pas de fustiger à peu de frais la virtualité ou les "nouvelles
technologies", ce qui serait ridicule. Il convient toutefois de s’interroger sur les implications des
pouvoirs colossaux que nous donne la technique actuelle, peut-être aussi importantes que celles de
l’atome en leur temps. Oshii termine d’ailleurs ses réflexions7 en se disant moins concerné par l’idée
d’anéantissement de l’humanité que par sa perte de sens.

La cybernétique telle qu’on l’envisage dans la science fiction, par exemple, nous renvoie
directement au mécanicisme, à L’homme machine de Julien Offray de la Mettrie8, mais interroge aussi
explicitement sur la notion du sensible, du sens, et de la praxis qui en découle. Ainsi, Gibson,
lorsqu’il pose la somme qu’est Neuromancer (notamment l’idée d’un univers virtuel parallèle au monde
physique, où l’on projette sa conscience par s’adonner à toutes sortes d’activités, s’y répercutant peu
ou prou9) et plus tard les Wachowsky qui recyclent beaucoup de ses trouvailles dans le premier
Matrix, font passer dans le langage courant l’idée que la surface de contact de l’être humain avec le
monde - et par extension toute cybernétique pratiquée par l’humain – n’a que peu a voir avec les
organes sensoriel et/ou cinétiques pour peu qu’on puisse relié directement les fonctions cérébrales à
une interface donnée. Mais rappelons que deux ans avant Neuromancer, point de départ théorique du
cyberpunk10, David Cronenberg livrait, avec Scanners, une réflexion similaire et diablement
prophétique : en 1982, soit plus de 15 ans avant Matrix, le bonhomme se permet une scène de
hacking d’ordinateur par télépathie, via les lignes du téléphone ! Un an après, c’est le chef-d’oeuvre
du genre (avant même qu’il ne soit officiellement créé) que Cronenberg livre avec Videodrome, qui
approfondit encore la réflexion : on y verra tout de même la première représentation convaincante
d’un appareillage de réalité virtuelle informatique au cinéma (en un champ/contrechamp montrant
James Woods portant un casque, puis la pièce où il se trouve, pixellisée, avant de le retrouver, dans
l’univers ainsi posé, sans casque), un professeur Oblivion affirmant sans emphase que bientôt « tout
le monde aura un nom de télévision » (à l’heure des pseudos sur MSN, on ne peut plus affirmer le
contraire), mais surtout un homme que l’on programme littéralement en lui enfournant des cassettes
VHS dans le bide ! (A ce titre on passera sur le pataud Existenz, qui échoue dans sa démonstration là
où Videodrome réussissait la sienne : quand le second est le film sur l’image d’un cinéaste impliqué par
son travail, le premier est un film sur les jeux vidéos mené manifestement par un homme qui n’y
joue pas. Il en résulte une certaine condescendance à l’égard d’un medium alors en pleine prise de
maturité11)

La question du danger potentiel représenté par un instrument sophistiqué au point de


développer une conscience, et virtuellement de demander à être du bon côté de la télécommande,
cette question est posée dès le mythe du Golem, et au cinéma de manière quasi-définitive dans le
Metroplolis de Fritz Lang, en 1927 (récit de cybernétique à - au moins - deux niveaux, puisqu’en plus
du robot Maria qui devient néfaste, il traite aussi de l’effondrement d’un système social dont le
contrôle est strictement vertical), et n’attend ni le terrible Skynet de Terminator12, ni les Répliquants de
Blade Runner13, pour être abordée. La création comme altérité potentielle est d’ailleurs une thématique
très Shelleysienne. L’avatar le plus intéressant de ce questionnement est peut-être le Brave New World
d’Aldous Huxley, qui date tout de même de 1931 : Le sixième siècle de Notre Ford montre un
monde où la cybernétique constitue sa propre fin en soi, et où même les chefs sont des instruments,
mais les instruments d’aucun agent. Chacun chérit une servitude au plus grand nombre, puisqu’elle a
été justifiée par lavage de cerveau, induite par la génétique, avec en contrepartie la mort de la
conscience de soi, et même de la conscience tout court, dans des plaisirs immédiats et futiles.

Ce qui nous amène à l’idée même du Moi et de l’Humain : l’être le plus conscient est-il
seulement celui qui exerce le plus grand contrôle ? L’humanité se définit-elle à cette aune ? C’est
l’une des questions que pose, en convoquant le darwinisme, Daniel Dennett, philosophe et directeur
du Center for Cognitive Studies à l'Université Tufts. Dans un article récent, il prouve que rien, en théorie,
ne s’oppose à la conception d’un robot conscient. Ce faisant, il appuie la nature strictement
réductible au physique de l’être humain. Selon lui, le Moi est une fiction : il conviendrait mieux de le
qualifier de centre de gravité narratif, la personnalité étant à considérer comme une manière
d’organiser les datas. Une vision qui nous ramène encore au mécanicisme, et à au moins le mérite
d’interpeller quant à la quintessence que nous pensons incarner : selon Denett, nous sommes des
entités fictionnelles, produites par un corps qui est une machine sophistiquée programmée pour
développer une lutte darwinienne des pensées. Ainsi, nous "sommes" car nous pensons, certes, mais
notre pensée n’a rien de divin. Autrement dit, nous secrèterions le langage (qui nous constitue),
d’une manière aussi stupide et atavique qu’un escargot qui secrète sa coquille. Des escargots high
tech14.

A partir de là, on peut s’interroger sur le réel lui-même : si celui-ci n’est que la conscience qu’on
en a et l’action qu’on y imprime, étant nous-même une conscience d’ordre fictionnel, qu’est ce qui
peut bien rendre le monde "réel" ? Ce questionnement du réel n’est lui-même pas nouveau, on peut
en situer le début effectif dans la pièce La vie est un songe de Calderon de la Barca (1635), où le
personnage principal, abusé par un simulacre, c’est-à-dire une expérience fallacieuse et induite, se
demande si l’ensemble de ses expériences ne peut pas être, lui aussi faux. Plus tard, ce
questionnement se voit prolongé par la paranoïa Dickienne (on sait que Phillip K. Dick considérait
le monde de son quotidien avec méfiance). Mais encore une fois, on peut se demander : Et alors ?
Pourquoi l’expérience virtuelle serait-elle moins valide que celle du réel ? L’idée directrice, en termes
qualitatifs, ne pourrait-elle pas être l’intérêt, en tant que propos, des interactions dans un contexte
donné ? C’est finalement ce qui fait tout le prix, par exemple, des questions soulevées par les
derniers volets de la trilogie Matrix : à l’instar d’Avalon15, qui nous montre une joueuse du virtuel qui
cherche à progresser dans le jeu, opposé à un monde-contenant froid et terne, rien ne nous prouve
qu’à aucun moment on n’a vu le "monde réel" dans l’action, et bien que l’enjeu univers
physique/univers virtuel soit crucial pour les personnages16, tout porte à croire que la virtualité est
générale : Néo, dans le monde réel, détruit par télékinésie des robots volants alors que de tels
exploits ne sont théoriquement possible que dans la Matrice. De même, Ash, l’héroïne d’Avalon, voit
son chien disparaître de manière inexplicable alors qu’elle lui prépare à manger… Plus tard c’est
l’image du chien qui la guide dans le niveau supérieur du jeu. Et que dire d’un Agent Smith qui passe
sans problème de la Matrice au monde "physique" ? Les humains de Matrix ne sont-ils que des
programmes persuadé d’être humain, car générés pour être anthropomorphes17 ?

Si tel est le cas (tout porte à le croire), les parti-pris est pour le moins fort : Comme le souligne
David Doukhan dans Mad Movies n°165, « tous les évènements qui ont lieu dans Matrix sont donc
les manifestations d’une déesse artificielle qui a fait en sorte de sauver ses croyants en créant un
messie virtuel. (…) En générant un univers monde où les dieux sont des machines, le Wachowsky
subvertissent l’oeuvre de Campbell (…) en livrant le premier film cyberpunk mythologique. Les I.A.
rêvent-elles de messies électriques ? ».
La question « qui contrôle ? » revient nécessairement à se poser celle-ci : « quelle est sa
nature ? » et de là, c’est le monde même qui vacille sur ses bases théoriques. Et tout ça à partir d’un
jeu de tennis sur un oscilloscope, bidouillé par un informaticien en 1958.

F.L.

1 Il est communément admis que l’apport du Japon dans le jeu vidéo est en premier lieu culturel au milieu
des années 80 : là ou le jeu à l’américaine (Pong, Pac Man) ne propose comme accomplissement qu’un high
score, l’approche d’un Super Mario, par exemple, est de développer une progression au sein d’un univers
diversifié, dont l’exploration même est la récompense du joueur.
2 L’hilarante conférence de presse présidentielle de ce début d’année ne laisse pas de choquer, ou d’amuser

(selon les espoirs qu’on place dans l’Homme), par sa répétition presque incantatoire de ce mot désormais
galvaudé de "civilisation".
3 "La politique est l'ensemble des procédés par lesquels des hommes sans prévoyance mènent des hommes

sans mémoire." Jean Mistler


4 1995, Oshii, Mamoru
5 2004, Oshii, Mamoru
6 Dans une présentation des Autres de Alejandro Amenabar, lors de sa diffusion sur Canal + en 2002.
7 In Mad Movies 169
8 1748, Julien Offray de la Mettrie
9 L’idée n’est toutefois, et pour le moins, pas neuve : qu’on songe simplement à l’assez innocent Tron, de

Steven Lisberger, en 1982…


10 Mouvement esthétique mêlant hard science, considérations cybernétiques, informatique, et culture

populaire : « Le courant Cyberpunk provient d'un univers où le dingue d'informatique et le rocker se


rejoignent, d'un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s'imbriquent. » Bruce
Sterling
11Pour illustrer cette assertion, on mettra en parallèle les actions scriptées jusqu’à l’absurde (un vendeur se

met en boucle, un terroriste répète la même phrase) des personnages du jeu Transcendenz au sein du film
de Cronenberg, avec l’interpellation constante du joueur en tant que tel, mis face à ses propres actions au
sein du jeu, dans Metal Gear solid de Kojima, ou même simplement dans la scène de procès du jeu Chrono
Trigger, qui jugeait en milieu de partie le joueur sur des actions commises au début du jeu.
12 1984, Cameron, James
13 1982, Scott, Ridley
14 Voir à ce titre l’interview donnée dans L’Imbécile n°9
15 2001, Oshii, Mamoru
16 Nous ne nous situons d’ailleurs QUE dans le virtuel dans ces cas de figure. Il s’agit après tout de films.
17 La discussion avec le père de Sati, programme qui parle d’amour, au début de Matrix Revolutions, vient

à ce titre en droite ligne des reflexions de Dennett.

Vous aimerez peut-être aussi