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LA LUTTE FÉMINISTE AU COEUR DES COMBATS POLITIQUES

De la domination masculine
LA domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne
l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre
en question. Plus que jamais, il est indispensable de dissoudre les évidences et d’explorer
les structures symboliques de l’inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et
chez les femmes. Quels sont les mécanismes et les institutions qui accomplissent le
travail de reproduction de « l’éternel masculin » ? Est-il possible de les neutraliser pour
libérer les forces de changement qu’ils parviennent à entraver ?

Une stratégie de transformation

IL faudra donc demander à une analyse matérialiste de l’économie des biens symboliques
les moyens d’échapper à l’alternative ruineuse entre le « matériel » et le « spirituel » ou
l’« idéel » (perpétuée aujourd’hui à travers l’opposition entre les études dites
« matérialistes », qui expliquent l’asymétrie entre les sexes par les conditions de
production, et les études dites « symboliques », souvent remarquables mais partielles).
Mais, auparavant, seul un usage très particulier de l’ethnologie peut permettre de réaliser
le projet, suggéré par Virginia Woolf, d’objectiver scientifiquement l’opération
proprement mystique dont la division entre les sexes telle que nous la connaissons est le
produit, ou, en d’autres termes, de traiter l’analyse objective d’une société de part en part
organisée selon le principe androcentrique (5) - la tradition kabyle - comme une
archéologie objective de notre inconscient, c’est-à-dire comme l’instrument d’une
véritable socioanalyse (6).

Pierre Bourdieu

Sociologue, professeur au Collège de France.

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* Ce texte est le préambule du livre La Domination masculine, à paraître au Seuil, Paris,


en octobre 1998.

(1) Faute de savoir clairement si des remerciements nominaux seraient bénéfiques ou


maléfiques pour ceux et celles à qui j’aimerais les adresser, je me contenterai de dire ici
ma profonde gratitude pour ceux et surtout celles qui m’ont apporté des témoignages, des
documents, des références scientifiques, des idées, et mon espoir que ce travail sera
digne, notamment dans ses effets, de la confiance et des attentes qu’ils ou elles ont mises
en lui.
(2) NDLR : La doxa est l’ensemble des croyances ou des pratiques sociales qui sont
considérées comme normales, comme allant de soi, ne devant pas faire l’objet de remise
en question.

(3) NDLR : Virginia Woolf (1882-1941), romancière et théoricienne anglaise, auteure, en


particulier, de Mrs Dalloway (1925), La Promenade au phare (1927) et Orlando (1928).

(4) Virginia Woolf, Trois guinées, traduit par Viviane Forrester, éditions Des femmes,
Paris, 1977, p. 200.

(5) NDLR : Qui place au centre l’homme, et non la femme.

(6) Ne serait-ce que pour attester que mon propos présent n’est pas le produit d’une
conversion récente, je renvoie aux pages d’un livre déjà ancien et dans lequel j’insistais
sur le fait que, lorsqu’elle s’applique à la division sexuelle du monde, l’ethnologie peut
« devenir une forme particulièrement puissante de socioanalyse » (Pierre Bourdieu, Le
Sens pratique, Minuit, Paris, 1980, pp. 246 et 247).

(7) Voir, entre autres, J.A. Sherman, Sex-Related Cognitive Differences : An Essay on
Theory and Evidence, Thomas, Springfield (Illinois), 1978 ; M.B. Parlee, « Psychology :
Review Essay », Signs : Journal of Women in Culture and Society, no 1, 1975, pp. 119-
138 (à propos notamment du bilan des différences mentales et comportementales entre les
sexes établi par J.E. Garai et A. Scheinfeld en 1968) ; M.B. Parlee, « The Premenstrual
Syndrome », Psychological Bulletin, no 80, 1973, pp. 454-465.

Édition imprimée — août 1998 — Page 24

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