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BABEL RUSE Auteur de nombreux scénarios et de deux pidces de théatre, Babel doit avant tout sa notoriété a sa grande maitrise de Vart de la nouvelle et du récit court. «Compagnon de route » (ainsi Trotski dé- signa-t-il les écrivains ralliés & la Révolu- tion), Babel, a Vinverse de nombre de ses contemporains, est toujours resté en de- hors des associations littéraires pourtant fort nombreuses dans les années vingt. Son wuvre, en sinspirant de divers héri- tages culturels, occupe une place originale dans la littérature soviétique des années vingt et trente. Isaak Babel nait a Odessa, dans le ghetto de la Moldavanka, dans une fa- mille de marchands juifs aisés. Ses pa- rents, tras respectueux des traditions, lui donnent une instruction religieuse juive Babel étudie la Bible et le Talmud, ap- prend 'hébreu, parle et lit le yidich et le russe. Lécrivain n’aura de cesse d'assu- mer cette double culture. En 1905, il est témoin, dans la ville de Nikolaiev od il passe son enfance, des pogroms qui s'a- battent sur la Russie. La méme année, il passe la barrigre du numerus clausus et entre a Ecole de Commerce Odessa. Il lit Gogol et Tolstoi, apprend plusieurs langues, dont le francais pour lequel it nourrit une véritable passion. De cette Gpoque nait sa grande admiration pour Maupassant, quill tente d'imiter en com- posant des récits en francais. De 1911 & 1915, Babel fait des études supérieures & Vinstitut de Commerce de Kiev. Son pre- mier récit Le Vieux Schloime, inspiré par la littérature juive d’expression russe, pa- rait a Kiev en 1913 dans la revue Les Feux. En 1916, a Petrograd, Babel court les rédactions des revues littéraires dans Vespoir d'y voir publier ses récits. La chance lui sourit en 1916 lorsque Maxime Gorki fait paraitre dans sa revue La 1994-1940 Chronique deux récits (Elia Isaakovitch et Margarita Prokofievna et Maman, Rimma et Alla) qui valent & Babel d’tre pour- suivi en justice pour « pornographie » et tentative de renverser le régime exis- tant -. Plusieurs récits de cette époque (Doudou et Par la petite fente, 1917) ont pour sujet le sexuel et l'intime et inscri- vent ouvertement V'esthétique de Babel dans la tradition francaise héritée de Maupassant. Gorki encourage le jeune 6crivain et lui conseille d’abandonner un temps la littérature pour aller « courir le monde ». De 1917 4 1921, Babel fait le plein «impressions et d'expériences. Il est soldat sur le front roumain, collabore a la revue de Gorki La Vie nouvelle en 1918, travaille a la Teheka, participe & des ac- tions de ravitaillement, travaille au Commissariat du peuple & I'Instruction. En 1919, il se marie et s'installe A Odessa. A partir de juin 1920, il es Premiere Armée de cavalerie commandée par Boudionny, et participe a la guerre polono-soviétique en tant que correspon- dant du journal de l'armée Le Cavalier rouge. En 1921, de retour A Odessa, il travaille dans une imprimerie, est repor- ter pour différents journaux, et se remet & Yécriture. En 1924, il s'installe définiti- vement a Moscou. Babel est propulsé au sommet de la c6- lébrité en 1924, lors de la publication des premiéres nouvelles du cycle Cavalerie rouge dans Lef (« Front de gauche ») de Viadimir Maiakovski et dans Friche rouge d’Alexandre Voronski. L’euvre souleva Yenthousiasme de la critique, qui rattacha ces « miniatures » (le mot est de Babel) & la « prose ornementale », & la mode dans les années vingt (A. Remizov, B. Pilniak, E. Zamiatine) et vit dans Babel un repré- sentant du romantisme moderne. Elle suscita également le courroux de Bou- dionny qui reprocha & Babel d’avoir cari- caturé les combatants de la Premigre Armée de cavalerie. La polémique fit rage avec Gorki, qui prit la défense de lceuvre. Publiées dans divers journaux et revues de 1923 & 1925, les trente-quatre nou- velles de Cavalerie rouge sont réunies en recueil en 1926 et traduites peu aprés en ‘une vingtaine de langues. Sinspirant des faits consignés dans son journal intime, tenu de juin a septembre 1920, Babel dé- peint linvasion victorieuse de la Pologne par la Premitre Armée de cavalerie, sa retraite pitoyable et sa défaite tragique. Toutes issues d'un projet d'épopée non mené a terme, les nouvelles de Cavalerie rouge forment. un ensemble trés hétéro- lite. La récurrence de motifs symboli- ques, les échos postiques d'une nouvelle autre, les réapparitions de certains per- sonnages contribuent a donner une unité A cette mosaique, ot alternent des formes décriture variées allant du dialogue au poéme en prose, du skaz (stylisation du discours d'un personnage qui narre sa propre histoire) & V'incantation lyrique, Le narrateur prineipal, Lioutov, dont les ap- paritions épisodiques donnent Jillusion une continuité de la narration, apparait comme le double lointain de Babel (Lioutov était son pseudonyme au journal Le Cavalier rouge). Personnage ambiva- lent et contradictoire, cet intellectuel juif qui a rejoint le camp de la révolution cherche sa place dans le monde violent et déshumanisé qui Ventoure. Partagé entre ses idéaux humanistes et le spectacle des atrocités quotidiennes engendrées par la guerre, il hésite entre son appartenance au monde juif et son envie de se fondre au monde cosaque. A la fin de Veuvre, il trouve une solution & sa quéte en s'identi- fiant a Ilya, le fils du « rébbe », qui a su concilier sa judéité et son engagement révolutionnaire. Les quatre Récits d’Odessa (Le Roi, Comment cela se passait @ Odessa, Le Pore, Lioubka la Cosague) sont publiés en méme temps que Cavalerie rouge, de 1921 AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE & 1924, puis rassemblés sous ce titre en 1931. Comme dans Cavalerie rouge, ils sont ligs entre eux par le théme et le style. Inspirés de la tradition littéraire Juive, les récits racontent avec un humour Joyeux et une ironie mordante les aven- ‘tures du truand Bénia Krik, dit « Le Roi», et de sa bande de malfaiteurs dans le ghetto de la Moldavanka, & Odessa. Bénia Krik, le bandit au grand caeur, acquiert les traits d'un héros légendaire évoluant dans un univers carnavalesque, oi les juifs font la loi, défient les représentants de Vordre et terrorisent les puissants. Odessa apparait comme une ville fée- rique, ott se mélent joie de vivre et déme- sure, La truculence de la langue, oi com- paraisons et métaphores foisonnent, rap- pelle le jargon odessite, matiné de traits uukrainiens et yidich, et fut une des rai- sons du succes de Peeuvre. Dans la deuxitme moitié des années vingt, Babel écrit une série de nouvelles, inspirées de ses souvenirs d'enfance. Ces récits, au style plus sobre, s'inscrivent dans la tradition littéraire russe (Tolstoi, Gorki). A travers les yeux candides d'un enfant, Babel dépeint la cruauté des po- roms (Histoire de mon pigeonnier, 1925) et les premiers émois de 'amour (Premier amour, 1925). A cette époque, Babel as- siste aux départs successifs de sa scour, de sa femme et de sa mére pour l'étran” ger. Afin d’aider financigrement ses roches, il écrit des seénarios (Benia Krik, 1926) et Les Etoiles errantes (1926), da- prés 'euvre de Sholem Aleykhem. En 1927-1928 et 1932-1993, il voyage en Eu- rope, séjourne & Paris et a Bruxelles dans sa famill A partir de 1928, la mise en place de la collectivisation foreée marque le début duu pouvoir sans partage de Staline. La pres- sion idéologique sur les artistes se fait de plus en plus forte. Refusant de renier son art, Babel se tait. En 1934, au premier Congrés des écrivains soviétiques, il dé- clare mi-ironique, mi-amer étre’ passé = grand maitre dans le genre du silence ». BABEL En effet, les nouvelles qui paraissent dans ces années-la ont été ébauchées pour Pes- sentiel dans les années vingt. Elles sont liges aux Récits d’Odessa (La Fin de Vhos- ice, 1932), a Cavalerie rouge (Argamak, 1933), ou viennent compléter les nou- velles de souvenirs d’enfance (Dans le sous-sol et L’éveil, 1931, Guy de Maupas- sant, 1932). A la recherche de nouvelles formes d'expression, d'un nouveau style, Babel s'efforce de coller a lactualité de Vépoque. Mais son projet de roman sur la collectivisation des terres n’aboutit pas. Sur les deux fragments qui nous sont parvenus, « Kolyvouchka » (1963), inédit, du vivant de auteur, oit est donné a voir Ja « dékoulakisation» d’un paysan, est peut-étre celui qui montre le mieux le di- lemme dans lequel Babel est enfermé. Confronté au sujet douloureux de Yexpro- priation et de la déportation des paysans, Babel ne pouvait pas chanter les bienfaits de la collectivisation ! « Le livre est un monde vu a travers "homme - affirma-t-il courageusement en 1936, en défendant Vimportance de la personnalité de V'éeri- vain dans le travail ’écriture. Sincere jusqu’au bout, Babel refusa de se sou- mettre aux canons littéraires en vigueur et aux injonetions des idéologues. Mais s'il ne publie pas, il n’en continue pas moins @écrire, sur un mode de plus en plus pes- simiste. La pitce de théatre Le Couchant (1928), inspirée des Récits d’Odessa, évo- que la destruction du mode de vie tra- ditionnel et le déclin du monde juif dans Ja révolution. Dans « Froim Grateh », re- fusé en 1933 par la censure, le compagnon de Bénia Krik est exécuté par la Tcheka. «A quoi pourrait servir cet homme dans la société future ? », répond en guise de justification le directeur de la Tcheka. En 1935, Babel participe, a Paris, en tant que membre de la délégation sovié- tique, au Congrés des écrivains pour la défense de la culture od il retrouve André ‘Malraux avec lequel il sympathise depuis 1933. Cette méme année est marquée par deux échees : le film d’Bisenstein Le Pré de Béjine, dont Babel a écrit le scénario, est interdit par la censure et détruit ; sa seconde piéce, Marie, est éreintée par la critique officielle. Aprés la mort de Gorki, son ami et protecteur, Babel se sent de plus en plus isolé. De 1937 & 1939, il pu- blie trés peu (Di Grasso, Le Baiser, 1937 ; Le Jugement, 1938), parle d'un projet de livre sur la Tcheka. Il fréquente Ejov, le commissaire du peuple a lntérieur, or- ganisateur des grandes purges de 1937- 1938, dont la femme est une ancienne liaison. La chute et larrestation de Ejov en décembre 1938 précipite la perte de Babel. Dénoncé par un Ejov déchu et ja- loux, Babel est arrété le 15 mai 1939. Ses ‘manuscrits, qui contenaient de nombreu- ses couvres inédites, furent confisqués et restent introuvables a ce jour. Condamné pour trotskisme, espionage au profit de Ia France et de PAutriche et pour ses liens avec la femme de lennemi du peuple Ejov, Babel est fusillé le 27 janvier 1940. ‘Jusqu’a Touverture des archives littérai- res du KGB, un doute plana sur la date et les conditions réelles de sa disparition. Cruelle ironie de PHistoire, les cendres de Babel reposent au monastére Donskoi de Moscou, dans la méme fosse commune que celle de son bourreau, Ejov, fusillé peu de temps aprés lui, Isaac Babel, homme et Veuore / Judith Stora-Sandor.~ Paris : Klincksieck, 1963, 157 p. Simon Markis, “Babel".— In : Histoire de la littérature russe: 5 : Le XX® sitele: 2: La révolution et les années vingt | dirigé par Fim Etkind, Georges Nivat, Ilya Serman ot Vittorio Strada. ~ Paris Fayard, 1988. [Pp. 441-456 ot p, 947 pour la bibliographiel Simon Markis, “La littérature russo-juive et Isaak Babel". - In: Cahiers du Monde Russe et Sov. fique, XVII, 2 Ganvier juin 1977), pp. 73-92. 4 AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE Jacques Catteau, "Lhistoricité de Cavalerie rouge d'izaak Babel”. -In : La Guerre polono-sovictigue 1919-1920. ~ Lausanne : Age d'Homme, 1975. ~ [Pp. 98-109). {La Parole ressusctée. Dans les archives literaires du K.G.B./ Vitali Chentalinshi.~ Pari : Robert Lafont, 199. ~ 462 p. ‘The Art of leaak Babel (Patricia Carden. ~ Londres : Cornell University Pross, 1972. - 228 p. ‘Style and Structure in the Prose of Iseae Babel / Efraim Sicher. - Columbus : Slavica Publishers, 1986. — 169 p. 1 A Bloch — 1972 Deus conceptions de Tart. — Publie on 1925 dans Ia revue Friche rouge, avec en sous-titre la mention = événement véridique -, la nouvelle relate une rencontre entre le narrateur et Alexandre Kérenski, fu tur chef du gouvernement provisoire, le 20 décembre 1916 dans un sanatorium non loin de Helsingfors (actuelle Helsink). Sous couvert dane anecdt (la myopie de Kérenski), Babol expose deux concop- tions de Tart qui firentTobjet, a Taube du XX° sitelo, d'une dispute au sein du groupe - Le Monde de Art entre les tenants de In «ligne »‘Saint-Petersbourg) et ceux de Ia = couleur = (Moseou) La finde la ‘nouvelle est symbolique: on y voit Kérenski, dépourva de lunettes et done incapable de comprende le ‘monde, céder Ia place la tribune a Troteki qui, comme chacun sat, portait des lunetes Kérenski mangea trois gateaux et partit avec moi dans la forét. Fro- ken! Kirsti passa a ski prés de nous. — Quiest-ce ? demanda Alexandre Fiodorovitch. — C'est la fille de Nikkelsen, friken Kirsti, répondis-je, qu'elle est jolie ‘Nous apergiimes ensuite le traineau du vieux Johannes. — Qui est-ce ? demanda Alexandre Fiodorovitch. — Crest le vieux Johannes, dis-je, il rapporte du cognac et des fruits de Helsingfors. Vous ne connaissez donc pas le cocher Johannes ? — Je connais tout le monde ici, répondit Kérenski, mais je ne vois personne. — Btes-vous myope, Alexandre Fiodorovitch ? — Oui, je suis myope. — Il faut porter des lunettes, Alexandre Fiodoroviteh. — Jamais de la vie. Je lui dis alors avec une vivacité juvénile : — Songer done, vous n’étes pas seulement aveugle, vous étes presque mort. La ligne, ce trait divin, cette maitresse du monde, vous échappe & jamais. Nous marchons ensemble dans un jardin d’enchantements, dans 1 Mademoiselle (en danois). (Nt) BABEL 5 Yindeseriptible splendeur de la forét finnoise. Jusqu’a notre heure derniére nous ne verrons rien de plus beau. Et vous, vous ne voyez pas les bords gelés et roses de la cascade, 1a- bas, pras de la rividre. Ce saule pleureur penché au-dessus de la cascade, vous n’en voyez pas les ciselures japonaises. Les troncs rouges des pins sont couverts d’une couche de neige od fourmille un scintillement granu- Jeux. Il commence par une ligne livide, au contact de Parbre, et a la surfa- ce, onduleuse comme une ligne tracée par Léonardo, il est couronné par le refiet des nuages flamboyants. Et le bas de soie de froken Kirsti, et la ligne de sa jambe déja pulpeuse ? Achetez des lunettes, Alexandre Fiodorovitch, je vous en conjure !. — Enfant, répondit-il, ne perdez pas votre temps. Les cinquante ko- pecks que cofitent des lunettes sont les seuls cinquante kopecks que je veuille économiser. Je n’ai pas besoin de votre ligne, sordide comme la réalité. Vous ne vivez pas mieux qu’un professeur de trigonométrie, alors que je suis toujours environné de merveilles, méme a Kliazma. A quoi me serviraient les taches de rousseur sur le visage de froken Kirsti, puisqu'en la distinguant a peine, je devine dans cette jeune fille tout ce que je désire en deviner ? Qu’ai-je besoin de nuages dans le ciel finlandais, alors que je vois un océan tumultueux au-dessus de ma téte ? Qu’ai-je besoin des li- gnes puisque j'ai les couleurs ? Le monde entier est pour moi un gigantes- que théatre oi je suis le seul spectateur sans lorgnette. L’orchestre joue Youverture du troisiéme acte, la scéne est loin de moi comme dans un ré- ve, mon cceur se gonfle de ravissement, je vois le velours pourpre dont Ju- liette est vétue, les soies lilas de Roméo, et pas une seule fausse barbe... Et vous voulez m’aveugler avec des lunettes a cinquante kopecks.. Le soir, je partis en ville. O Helsingfors, havre de mes réves ! Je revis Alexandre Fiodorovitch six mois plus tard, en juin 1917, alors quiil était chef supréme des armées de Russie et maitre de nos destinées. Ce jour-la, le pont de la Trinitét avait été ouvert. Les ouvriers des usines Poutilov marchaient sur ’Arsenal. Des wagons de tramway étaient couchés sur le flanc, dans les rues, comme des chevaux crevés. Un meeting avait lieu a la Maison du Peuple. Alexandre Fiodorovitch prononga un discours sur la Russie, Mére et Epouse. La foule l’étouffait sous les peaux de béte de ses passions. Que crut-il voir dans ces peaux de mouton hérissées, lui, 'unique spectateur sans lorgnette ? Je ne sais. Mais 1 Un des ponts de Potrogr ‘quarters de la ville. at) ‘ave le Gouvernement Provisoire St ouvrir pour isoler certains ‘6 AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE aprés lui, Trotski monta a la tribune, tordit les lévres et dit d'une voix qui ne laissait aucun espoir : —Camarades et fréres... ‘Mes premiers honoraires (sane Babel tenduit dt russe par Adéle Bloch Paris © Gallimard, 1972. Du Monde enti), —[Pp. 62.641, RECITS D'ODESSA 2 I Markowice = 1996 Comment ca se passat a Odessa. — Publié le § mai 1923 dans le supplément littéraire des Nouvelles du soviet d'Odesea, le reit oceupe pour étre coopté par les bandits Odessa. Réunis en conseil bandits décident de mettre Bénia a Tépreuve ot de T-essaye ‘Tartakovski, on lappelait « Un Juif et demi », ou « Neuf casses ». « Un Juif et demi », c’était parce qu'aucun Juif ne pouvait a lui seul contenir tant d’arrogance et tant d'argent que ce Tartakovski. Par sa taille, il dé- passait le plus grand des agents de ville de tout Odessa, et, par son poids, il dépassait la plus grosse des Juives. Et « Neuf casses », c'était parce que la société Liovka Byk et compagnie avait effectué contre son entreprise, ni huit casses ni dix, mais neuf précisément. C’est a Bénia, qui n’était pas encore le Roi a ce moment-la, qu’échut 'honneur d’effectuer un dixiéme casse contre « Un Juif et demi ». Quand Froim lui transmit ¢a, il dit « oui » et sortit en claquant la porte. Pourquoi il a claqué la porte ? Vous le saurez si vous venez avec moi la od je vais vous emmener. ‘Tartakovski a ’me d’un assassin, mais il est des nétres. Il vient de chez nous. Il est notre sang. Il est notre chair, comme si la méme mére nous avait mis au monde. La moitié d’Odessa est employée dans ses bo tiques. Et c'est les siens, ceux de la Moldavanka, qui lui en ont fait voir. Deux fois, on I'a kidnappé en exigeant une rancon, et une fois méme, pen- dant un pogrom, on a enterré avec des chantres. Les malfrats du fau- bourg cassaient du Juif & ce moment-la sur la Bolchala Arnaoutskaia. Tar- takovski s’était enfui ; il rencontra un cortage fundbre avec des chantres sur la Sofiiskaia. Il demanda : — Qui on enterre, comme ¢a, avec des chantres ? Les passants lui répondirent qu'on enterrait Tartakovski. Le cortége arriva au cimetiére du faubourg. Alors, nos gars sortirent une mitraillette du cercueil et se mirent arroser les malfrats du fau- bourg. Mais « Un Juif et demi » n'avait pas prévu cela. « Un Juif et demi » était mort de peur. Et quel patron, a sa place, n’aurait pas pris peur ? Effectuer un dixiéme casse contre une personne déja enterrée une fois, est un acte grossier. Bénia, qui n’était pas encore le Roi, le compre- nait mieux que quiconque. Mais il avait dit « oui » a Gratch, et, le jour mé- me, il écrivit une lettre & Tartakovski, semblable & toutes les lettres dans ce genre : Tres honoré Rouvim Ossipoviteh ! Veuillez avoir Vamabilité de déposer ici samedi sous la barrique a eau de pluie... etc. En cas de refus, comme vous avez commencé & vous le permettre ces derniers temps, il vous atten- drait une grande déception dans votre vie familiale. Tous mes hommages, Bentsion Krik, une connaissance @ vous. Tartakovski ne se fit pas prier et répondit sur-le-champ. Bénia ! Si tu étais un crétin, je t’écrirais comme @ un crétin. Mais tu ne passes pas pour tel auprés de moi, et Dieu te garde de passer pour tel. Tu fais sans doute le gamin. Se pourrait-il que tu ne saches pas que cette an- née en Argentine, ils croulent sous la récolte, et nous, on est [a avec notre blé qui nous reste sur les bras. Et puis je te dirai, la main sur le cur, que Je commence @ en avoir assez, a mon age, de manger un pain aussi amer et de supporter tous ces ennuis apres avoir travaillé toute ma vie comme la dernitre des bourriques. Et qu’est-ce qu'il me reste apres ces travaux forcés a perpétuité ? Des uledres, des douleurs, des tracas et des insomnies. Laisse tomber ces bétiseries-la, Bénia. Ton ami, bien plus que tu ne le crois, Rou- vim Tartakouski. «Un Juif et demi » avait agi. Il avait écrit une lettre. Mais la poste ne délivra pas cette lettre a son adresse. Ne recevant pas de réponse, Bénia sortit de ses gonds. Le lendemain, il se présenta avec quatre de ses amis au bureau de Tartakovski. Quatre jeunes hommes masqués, avec des re- volvers, firent irruption dans la pice. —Haut les mains ! dirent-ils et ils agitarent leurs revolvers. — Sois plus ealme quand tu travailles, Salomon, fit remarquer Bénia a Yun de ceux qui criaient plus fort que les autres, arréte cette habitude détre nerveux au travail et, se tournant vers le commis, blanc comme un mort et jaune comme de la glaise, il lui demanda —Ilest la, dans l'usine, « Un Juif et demi » ? — Monsieur n’est pas dans l'usine, répondit le commis dont le nom de famille était Mouguinstein ; son prénom était Iossif et il était le fils céliba- taire de la mere Pessia, la marchande de poulets de la place Sérédinskaia. 8 AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE — Alors, du coup, qui remplace le patron ici ? se dirent-ils, commen- gant de questionner le malheureux Mouguinstein. —Cest moi qui le remplace, dit le commis, vert comme 'herbe verte — Alors, avec la grace de Dieu, ouvre-nous la caisse ! lui ordonna Bé nia, et ce fut le début d'un opéra en trois actes. Nerveux, Salomon rangeait dans la valise l'argent, les titres, les mon- tres et les monogrammes ; le cadavre de Iossif restait devant eux les mains en Yair, et, pendant ce temps, Bénia racontait des histoires tirées de la vie du peuple juif. — Puisqu'il fait son Rothschild, disait Bénia A propos de Tartakovski, qu'il parte en fumée. Explique-moi une chose, Mouguinstein, comme un ami : regarde, il regoit ma lettre d'affaires ; qu’est-ce qui Yempéche de se fendre de cing kopecks pour le tramway, et venir me voir chez moi, de boi- re une vodka avec ma famille et grignoter quelque chose & la bonne fran- quette ? Qu’est-ce qui l'empéchait de vider son ceur devant moi ? « Bénia, il aurait pu me dire, ben voila, tout ca, tiens regarde mon bilan, accorde- moi quelques jours, laisse-moi me retourner, laisse-moi régler deux trois dossiers. » Et moi, je lui aurais répondu quoi. Un pore n‘ira pas rencontrer ‘un autre pore, mais, un homme, il ira rencontrer un autre homme. Mou- guinstein, tu m’as compris ? — Je vous ai compris, dit Mouguinstein et il mentit, parce qu'il ne voyait absolument pas pourquoi « Un Juif et demi », homme riche, honoré et notable, aurait da prendre le tramway pour aller grignoter avec la fa- mille du charretier Mendel Krik. Pendant ce temps, le malheur se trainait sous les fenétres, comme un mendiant a l'aurore. Le malheur fit une irruption fracassante dans le bu- reau. Et méme si cette fois il avait pris 'apparence du Juif Savka Boutsis, il était néanmoins sol comme un Polonais. —Houp houp hip, cria Savka le Juif, excuse-moi, Bentchik, je suis en retard, et il se mit frapper des pieds et & agiter les bras. Ensuite il tira et la balle se logea dans le ventre de Mouguinstein. Est-il besoin de paroles ? Un homme existait et cet homme n’existe plus. Un célibataire innocent vivait sa petite vie, comme un oiseau sur la branche, et voila quill est mort au travers d’une bétise. Un Juif ressem- blant a un marin est arrivé, et il a tiré, pas dans une queleonque bouteille avec une surprise a lintérieur, mais dans un homme vivant. Est-il besoin de paroles ? — On dégage ! cria Bénia et il s’élanga le dernier. Mais en partant, il eut le temps de dire a Boutsis : — Je le jure sur la tombe de ma mére, Savka, que tiras te coucher pres de lui... Récite 'Odeesa et autres récite /Teaae Babe ;tradvits du russe par Irbne Markowicx et Céelle Ti rouanne, sous la direction "André Markowice - Arles : © Actes Sid, 1996, ~[Pp, 23:25) CAVALERIE ROUGE ee 3 “ECatioau = 1972 Guetta. Publiée en juin-uillot 1924 dans le numéro 4 de Friche rouge, cette nouvelle est la premitre es trois nouvelle «hassidiques» (les deux autres sont Le rebbe et Le fils du rébbe). La nouvelle 6voque le débat, présent dans toute lceuvre, entze revolution humaniste ot révolution violente, Le narrateur Lioutov défend les atrocités commises au nom de Ia révolution, bien qu'au fond de luisméme il partage les arguments avancés par Guédali, sur leque il porte un regard a la fois tendre et distant. Le vieux Guédali déambule autour de ses trésors dans la vacuité rose du soir, petit boutiquier a lunettes de verres fumés, a la redingote verte tombant jusqu’aux talons. Il se frotte ses petites mains blanches, pince sa maigre barbiche grisonne et, la téte penchée, écoute voler de toutes parts vers lui des voix invisibles. Cette boutique est comme la boite a collections d'un petit gargon as- soiffé de connaissances et grave, qui sera plus tard professeur de bota1 que. Dans la boutique il y a aussi des boutons et un papillon mort. Le petit boutiquier s'appelle Guédali. Tout le monde a quitté la halle, Guédali est resté. I] évolue dans un labyrinthe de globes terrestres, de cranes et de fleurs mortes, agite un plumeau bariolé aux plumes de coq et chasse la poussiére des fleurs défuntes, Nous sommes assis sur des tonnelets a biére. Guédali tord et détord sa barbe pointue. Son haut de forme! oscille au-dessus de nous comme une petite tour noire. Un air tidde s’écoule par devers nous. Le ciel change ses couleurs. Un sang délectable s’épanche d’une bouteille renversée la-haut et une odeur légére de décomposition m’enveloppe. — La révolution, nous lui disons « oui », mais faudra-t-il dire « non » au sabbat ? Ainsi commence Guédali et il m’enserre dans les laniéres de 1 Haut de forme : le chapeau est un impératif haasidique méme en dchors dela synagogue. (N.d.) 10 AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE soie de ses yeux fumés.— Oui, je crie & la révolution, oui, je lui crie mais elle se cache de Guédali et n’envoie devant elle que fusillade. — Le soleil n’entre point dans les yeux qui se sont fermés, dis-je au vieillard, mais nous dessillerons les yeux qui se sont fermés. — Le Polonais m’a fermé les yeux, murmure le vieillard d'une voix presque imperceptible. Le Polonais est un chien méchant. Il attrape le juif et lui arrache la barbe, ah ! le sale chien ! Et voila qu’on lui tape dessus, le méchant chien. Cest remarquable, cest la révolution ! Et puis celui qui a battu le Polonais vient me dire : « Réquisition, donne ton gramophone, Guédali... » — J’aime la musique, madame, je réponds a la révolution — «Tune sais pas ce que tu aimes, Guédali, je vais te tirer dessus et tu sau- ras alors ce que tu aimes et je ne peux pas ne pas tirer car je suis la révolution. » — Elle ne peut pas ne pas tirer, Guédali, dis-je au vieillard, parce qu‘elle est la révolution. — Mais le Polonais tirait, mon doux monsieur, parce qu'il était la contre-révolution. Vous tirez parce que vous étes la révolution. Pourtant la révolution, c'est la réjouissance, Or la réjouissance n’aime pas qu'il y ait des orphelins dans la maison. L’homme bon fait des choses bonnes. La révolution est I’ceuvre bonne des hommes bons. Mais les hom- mes bons ne tuent pas. Done ce sont de mauvaises gens qui font la révolu- tion. Mais les Polonais sont aussi de méchantes gens. Qui dira done & Guédali ot est la révolution, oi est la contre-révolution ? J'ai étudié jadis le Talmud et j'aime les commentaires de Rachi' et les livres de Maimoni- de®. Et a Jitomir il y en a d'autres qui s'y entendent. Et voici que nous, tous les gens instruits, nous tombons la face contre le sol et nous crions & haute voix : le malheur est sur nous : oi est donc la douce révolution ? Le vieillard se tut. Et nous vimes la premiére étoile qui pointait le long de la voie lactée. 1 Rachi (nom formé daprés les initiales R. Schelomo Yighaki, 1040-1105), ct illustre exégete ot talmadiste juif[...naquit A Troyes, il étudia & I'écoletalmudique de Worms avant de revenir & ‘Troyes fonder sa propre éele. (Nd.t) 2 Maimonide Motze (né en 1135 & Cordoue, mort en 1204 au Caire). Médecin juif mais surtout, ‘théologien et philosophe. Comme théologien, ila éerit un célebre Commentaire de la Michna, une ‘immense compilation du Talmud ou la Seeonde Loi, ou encore La Main forte. Comme philosophe, iTest Pauteur du célabre Guide des Bgarés, ou il tente de concilier fai et raison. Le fils du rebbe, ‘ya, [1] qUl tente, lui aussi, de conciler sa culture juive et la Revolution bolchevique, le ventre ‘sans doute pour cette raisoa. (Nt) BABEL " — Le sabbat passe!, proféra solennellement Guédali. Les juifs doivent aller & la synagogue... Camarade monsieur, dit-il en se levant et son haut de forme comme une petite tour noire oscilla sur sa téte. Amenez a Jitomir une poignée de braves gens... Aie ! Aie ! Que ga manque dans notre ville, que ca manque ! Amenez de braves gens, alors nous leur laisserons tous nos gramophones. Nous ne sommes pas des ignares. L'Internationale, nous savons ce que c'est Internationale. Et moi, je veux une Internatio- nale des hommes bons®, je veux qu’on dresse une liste des Ames en vie et qu'on donne a chacune une ration de premitre qualité. Tiens, bonne ame, mange, je te prie, prends ton plaisir de la vie. "Internationale, camarade monsieur, vous ne savez pas avec quoi ca se mange ! — Ga se mange avec de la poudre, répondis-je au vieillard et on 'as- saisonne du meilleur sang. Et voici que, jaillie des ténébres bleues, montait sur son tréne la jeune vigile du sabbat®. — Guédali, dis-je, c'est vendredi aujourd'hui et le soir est déja venu. Oi pourrais-je trouver un biscuit juift, un verre de thé juif et aussi un peu de ce dieu retraité au fond du verre de thé. —I ny a rien, me répond Guédali, tout en mettant le cadenas a sa boite a collections. Rien, a cété, il y a une gargote, de braves gens la te- naient mais aujourd’hui on n'y mange plus, on y pleure... Il boutonna sa redingote verte a trois boutons d’os. II s'épousseta de ses plumes de coq, aspergea d’un rien d'eau ses paumettes molles® et s'6- loigna, minuscule, solitaire, réveur, en haut de forme, son gros livre de prigres sous le bras. Le sabbat passe. Guédali, le fondateur d’une Internationale chiméri- que sen est allé prier a la synagogue. Cavalerie rouge, suivi des récite du cycle de « Cavalerie rouge », des fragments di journal de 1920, ides plans et esquisses / sane Babel ; traduction, notes et étude de Jacques Catteau. — Lausanne : Eaitions de CAge dhhomme, 1972, ~ [Pp. 34-25), Le sabbat passe : Guédali veut dire que Theure du sabbat passe et qu'il faut se hater pour Ia priére: la premiére étoile vient d'apparaitre et annonce le Saint Jour. (Nt) 2 Cette phrase a malencontreusement sauté dans lédition de Jacques Cattery. 8 La jeune vigile du sabbat : Vimage du tzéne n'est pas fortuite. La «reine du sabbat » est la pervonnification mystique du Saint Jour. (Nat) 4 Un biseuitjuif.. allusion au repas rituel da vendredi soir lors du sabbat qui en comporte deux autres le samedi et parfois méme un quatribme pour célébrer adieu ala = reine». (Nat) 5 Aspergea dun rien d'eau ses pawmettes, ablution rituelle qui se substitue au bain que pratiquent {ce pls pict, le mikve. On asperge trois fois la main droit, puis tres fois Ia main gauche, enfin tune fois Ia main droite, (N.d.) 2 AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE 4 i. Catteau — 1972 Le Sel. — Publie le 25 novembre 1923 dans le supplément littéraire des Nouvelles du soviet 'Odessa, cntte nouvelle, une des plus célabres du recaei, est un brillant exemple de shas (imitation do discours d'un personage). Nikita Balmachoy,« soldat de la révolution , érit une lettre au rédacteur du journal deTarmée, sans doute du Cavalier rouge, dans laquelle il raconte une mésaventure qui sest produite au cours d'un transfert ferrovinire des troupes. Lors d'un arrét, des gens, munis de sacs de sel, dont de nombreuses femmes, tontent de grimper dans le train. Par compassion, les soldats Iaissent monter ‘quelques femmes dans leur wagon. La nouvelle donne une description contrastée des cosaques, tr frustes et ignares, eapables de faire preuve i la fois dhhumanité et de eruaute. Le traducteur a pris soin «de mentionner entre crochets les passages censurés dans les éitions postérieures de Cavalerie rouge, L...] aprés le premier coup de cloche', voili que vient vers nous une femme bien dans sa présentation avec un mioche et qui dit : — Laissez-moi monter, mes bons cosaques, jai souffert toute la guerre dans les gares avec un enfant a la mamelle sur les bras et maintenant je veux revoir mon mari mais A cause des chemins de fer, pas moyen d’y al- ler, n’ai-je pas mérité de voyager avec vous mes bons cosaques ? — Au demeurant, femme, lui dis-je, tel en décidera le peloton, tel sera ton destin. Et je me suis adressé au peloton, jfessaie de leur montrer qu'une femme bien dans sa présentation insiste pour aller voir son mari au lieu de destination et qu’effectivement elle a un mioche avec elle et quiest-ce qu’ils décident si elle peut monter ou pas ? — Quelle monte, crient les gars, sir qu’aprés nous elle n’aura méme plus envie de son mari. —Non, dis-je aux gars assez poliment, j'ai de l'estime pour vous, pelo- ton, seulement je m’étonne de vous entendre sortir de telles saillies d’éta- lon. Rappelez-vous, peloton, votre vie et comme vous avez été enfants, vous aussi, auprés de vos méres et qu’il s’ensuit que vous ne devez pas parler ainsi... Et les cosaques disant entre eux qu'il, cest-A-dire Balmachov, avait de la persuasion, commencérent A laisser monter la femme dans le wagon et elle avec reconnaissance y grimpe. Et chacun, tout échauffé par ma vérité, Vinstalle, disant & qui mieux mieux : — Femme, asseyez-vous dans ce petit coin, cflinez votre enfant com- me font les meres, personne ne vous touchera dans ce coin et vous arrive- rez, intacte pour votre mari comme vous le souhaitez. et nous comptons sur Premier coup de cloche: le départ des trains en Russie est annoncé par trois coups de cloche ; le promier 20 min. avant lo départ, le second 3 min. avant, au toisiéme, le train sbranle. (Net) BABEL 13 votre conscience pour nous faire une reléve parce que les vieux vieillissent et qu’'apparemment les jeunes, ca manque. Nous en avons vu des mal- heurs, femme et pendant le service normal" et quand on a rempilé, la faim nous a perséeutés, le froid nous a brilés, Demeurez donc assise, femme, sans qu'aucun doute... Et, au troisiéme coup de cloche, le train s’ébranla. Et la bonne petite nuit déploya sa tente. Et sous la tente clignotaient les lumignons des étoi- les. Et les combatants se souvenaient de la nuit sur le Kouban et de I’é- toile verte du Kouban?. Et la pensée s'envolait comme l'oiselet... Tandis que les roues taequetaquaient, tacquetaquaient... Quand un long temps se fut écoulé, quand la nuit fut relevée de sa faction et que les tambours écarlates eurent battu la diane sur leurs rou- ges instruments, les cosaques voyant que je ne dormais pas et que jétais aceablé ennui vinrent & moi : Balmachov, me disent les cosaques, pourquoi que t’as l'air terrible- ment contrarié et que tu ne dors pas ? — Je vous salue bien bas, les combattants, je vous demande un petit pardon mais permettez un peu que j’échange deux mots avec la citoyenne... Et le buste agité de tremblements, je me léve de ma couche que le sommeil fuyait comme le loup poursuivi par la meute des féroces matins, je m'approche jusqu’a elle, je lui prends le mioche des bras, et je déchire les langes qu'il avait et je vois par dessous les langes un bon petit poud de sel. — Voila un mioche antéressant, camarades, qui ne demande pas le té- ton, ne pisse pas sur le giron et n’empéche pas les gens de dormir. — Pardon, mes bons cosaques qu'elle se méle avec sang-froid A notre conversation. Ce n'est pas moi qui ai trompé, c'est mon guignon qui a trompé. — Balmachov pardonnera a ton guignon, dis-je a la femme. Il ne vaut pas cher pour Balmachov, ce que Balmachov vend, il le vend au prix cot- tant. Mais tourne-toi, femme, vers ces cosaques qui ont élevée au rang de mere laborieuse de la République. Tourne-toi vers ces deux filles qui pleu- rent présentement parce qu’elles ont souffert (par nous] cette nuit. Tour- 1 Le service normal ei, la guerre russo-allemande jusqu'en 1917. (Nt) 2 Le Kouban : {1 la plupart des Cosaques de la 1° Armée de Cavalerie sont ori Kouban, théatre de dues combats dans les année 1920, le Kouban est encore, en maints endroits, 9 feu et & “ AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER VINGTIEME SIECLE ne-toi vers nos femmes du Kouban, la terre a blé, elles se vident sans leurs maris de leurs forces de femmes et eux, seuls aussi, poussés par de mau- vais besoins violent les filles qui traversent leur existence... Et toi on ne t'a pas touchée, et pourtant, femme indigne, tu ne serais bonne qu’a ca... ‘Tourne-toi vers notre Russie écrasée de douleur... Et elle de me répondre : — Pour mon sel j'en fais mon deuil mais je ne crains pas la vérité. ‘Vous ne pensez pas a la Russie, vous ne pensez qu’ sauver les youpins [Lénine et Trotski). — Pour le moment je ne parle pas de youpins, citoyenne malfaisante, Jes youpins n’ont rien a voir ici. [Au demeurant pour Lénine je ne peux rien dire mais Trotski est le fils, une vraie téte bralée, d'un gouverneur de Tam- bov et il a pris fait et cause, bien que d'un autre rang, pour la classe labo- rieuse'. Comme des bagnards condamnés, ils nous tirent, Lénine et Trotski, vers les chemins de la liberté et] vous, citoyenne abjecte, vous étes plus contre révolutionnaire que ce général blane qui sur ses mille chevaux nous menace de la pointe de son sabre... Il se voit, lui, le général, et de toutes parts, et le travailleur caresse la petite idée de lui couper le cou alors que vous, citoyenne incalculable avec vos mioches antéressants qui ne deman- dons point & manger et & se mettre sur le pot, vous n’étes pas plus visible que les puces qui sapent, sapent, spent... Et je reconnais effectivement que j'ai poussé, en marche cette citoyen- ne au bas de la voie mais elle, comme une rustaude qu'elle est, est restée ‘un peu accroupie, a battu ses jupes et a poursuivi sa saloperie de bonhom- me de chemin. Et voyant cette femme en réchapper et autour d'elle, inef- fable Russie, et les champs de blé sans épi, et les filles outragées et les ca- marades qui montent en masse au front mais n’en reviennent qu‘en petit nombre, j’ai eu envie de sauter du wagon et d’en finir avec moi ou avec elle. Mais les cosaques eurent de la compassion pour moi et me dirent : —Flingue-la. Et décrochant mon fidéle flingue, j'ai lavé cette honte de la face de cette terre de labeur et de la Répul Et nous combatants du deuxiéme peloton, nous faisons serment devant vous, cher camarade rédacteur et vous aussi, chers camarades de 1 Lénine et Trotsk: le lectour appréciera le renversement drélatique de Balmachov : Lénine, & condition de ne pas remonter trop loin dans sa genéalogie du cote maternel et ceci demeure bseur, afest pas jiftandis que Trotski comme chacun sait, de son vrai nom Leiba Bronstein, est le type de Tintellectueljuifrévlutionnaire. (Nd) BABEL 6 la rédaction, de traiter sans merci les traitres qui nous tirent vers l'abime, qui veulent que les riviéres remontent a leur source! et que les cadavres et Yherbe morte jonchent la Russie entiére. Au nom de tous les combattants du deuxiéme peloton, Nikita Balmachov soldat de la révolution. Cavalerie rouge, sui des récite du eyole de = Cavalerie rouge », des fragments du journal de 1920, dos plans ot exquisses | Tsanc Babel ; traduction, notes et tude de Jacques Catteau. - Lausanne Eaitions de TAge dhomme, 1972 ~ [Pp. 52-34] ‘Les rivires remontent @ leur souree..: apres les réminiscences populaires, les vi mms de Tapocalypse. (Wat) PATRIMOINE LITTERAIRE CEREMONIAL POUR LA MORT oy SPHYNX nt PATRIMOINE LITTERAIRE AUTEURS EUROPEENS DU PREMIER XX° SIECLE CEREMONIAL POUR LA MORT DU SPHYNX 1940.1958, SS ANTHOLOGIE EN LANGUE FRANCAISE ‘SOUS LA DIRECTION DE JEANCLAUDE POLET De Boeck EE Université

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