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Jéré6me ROGER LA CRITIQUE LITTERAIRE G ARMAND COLIN Jéréme ROGE! Universitaire de Médéa Centre Bibliothe gue Centrale e ate du Centre LA CRITIQUE LITTERAIRE Sous la direction de Daniel Bergez ARMAND COLIN Jérme Roger, maitre de conférences & VIUFM d’ Aquitaine, a notamment ublié = ee Henri Michaux : poésie pour savoir, Presses Universitaires de Lyon, 2000. evi gc a syste it re oi mn en re ft Cegea nea ee ee cp tt es a tc en feng re Coc cee pine spn eer ar arrest cpt = ea ce gr nt Sec te a eer ane ace a aes eo es sth Ta 0h Q La I” édition de cet ouvrage est parue dans la collection « Les topos » aux éditions Dunod en 1997. © Armand Colin, 2005, pour la présente impression. © Nathar/HER, 2001. | Internet : http:/Avww.armand-colin.com pibliet! cone’ INTRODUCTION. 5 1. L) HERITAGE DES « ANCIENS » 8 1. Aristote et les critéres de I’ euvre poétique.. 8 2. Philologie et histoire littérai 11 3. La tradition herméneutique tention sous le sens 12 4. Erich Auerbach et Leo Spitzer : la philologie allemande 16 2. LA CRITIQUE NORMATIVE EN QUESTION 1. Paradoxes de la critique normative 1.1 Les codes de la création littéraire 1.2 La critique classique comme attention aux formes 2. De l'esthétique a la critique scientifique. 3. LA CRITIQUE A L"ECOLE DES SCIENCES 1. Le siécle de 1a critique et de histoire . 28 1.1 Taine : l’ceuvre comme document... 30 1.2 Brunetiére : le genre plutét que I’ceuvre. 31 2. Le point de vue de I'Histoire sur la littérature 33 2.1 Mme de Staél, au tournant du siécle de la critique. 33 2.2 Vhistoire littéraire : fortune et bilan du lansonism 34 3. Sainte-Beuve et la question de I’« auteur »..... 37 4. Proust critique : style, technique et « vision » ... 39 . La crise de la critique dans I'entre-deux-guerres... 44 3.1 La Nouvelle Revue francaise, une critique sans frontiéres 45 5.2 Isolement de la critique frangaise 48 4. LES CRITIQUES D'INTERPRETATION . 1. L'« école de Geneve » et la critique thématique 1.1 Une phénoménologie de l’imaginaire 1.2 Gaston Bachelard et la conscience de l'image poétique w 1.3 Jean-Pierre Richard et Jean Rou: la lecture Pr « thématique » a 1.4 Jean Starobii 2, Littérature et psychanalyse 60 2.1 Littérature et scienc $0 2.2 Les textes fondateurs de la ique freudienne oe 23 Charles Mauron et la méthode psychocritique .. gt 2.4 Texte, lecture et psychanalyse. 68 3.1 Définitions.. §8 3.2 La sociocritique.........+.: ae 3.3 Héritages de la sociocritique. 2 3.4 Les critiques de la réceptior ae 3.5 La critique réductionniste de 5. L’@UVRE COMME EVENEMENT DE LANGAGE. 80 1. Critique et linguistiqu 81 1.1 Roman Jakobson et la notion de littérarité 82 1.2 L’analyse du récit : la narratologie et ses limites 84 13 Mikhail Bakhtine : dialogisme et « intertextualité ». 88 2. Critique et poétique du discours, . 89 2.1 Emile Benveniste avec le sujet du discour 89 2.2 Le sujet du poéme avec Henri Meschonnic 92 2.3 La stylistique de Mikhael Riffaterre 94 24 Sean Claude Mathieu et la « conversion » de Plume 95 3. Critique littéraire et génétique des textes .. 97 3.1 Linvention de « I’avant-texte » .. Hi 3.2 Le manuscrit comme « systéme » .. 6. LA CRITIQUE ESSAYISTE. 100 1, Charles Péguy, un précurseur 101 2. Jean-Paul Sartre, miroir critique de son temps 105 3. Maurice Blanchot : entre mythe et métaphysique .. 108 4, Roland Barthes : la critique comme art du fragment te 5, Julien Gracq, ou la critique d’ affect ... CONCLUSION : NOUVEAUX OBJETS, NOUVEAUX STYLES CRITIQUE: BIBLIOGRAPHIE INDEX ...... 4 INTRODUCTION « Liactivité poétique, * itique consiste a considérer les wuvres comme inachevées, l'activité inspiration” manifeste la réalité comme inachevée, » Michel Butor, « La critique et l’invention », Répertoire Il, Minuit, 1968, Le cliché qui oppose volontiers les critiques aux « créateurs » est, comme tous les clichés, révélateur d’une violence silencieuse. Violence exercée con- tre ce que fait la critique littéraire : « Sans elle, écrit Milan Kundera’, toute qeuvre est livrée aux jugements arbitraires et 4 l’oubli rapide. » On la con- fond méme souvent avec « une simple information sur I’actualité litéraire » — confusion qui, dans le cas des Versets sataniques de \’écrivain Salman Rushdie, entraina « la condamnation & mort d’un auteur [...] Mais oui, per- sonne ne mettait en doute que Rushdie avait attaqué I’'Islam, car seule Taccusation était réelle ; le texte du livre n’avait plus aucune importance, il mexistait plus ». On oublie volontiers que, sans la critique littéraire « en tant que méditation, en tant qu’analyse, qui sait lire plusieurs fois le livre dont elle veut parler, nous ne saurions rien aujourd'hui ni de Dostoievski, ni de Joyce. ni de Proust ». De fagon plus lapidaire, Georges Perros rappelle en outre que « c'est le trajet écrivain-lecteur qu’ on appelle littérature” ». Or ce trajet, contrairement a un second cliché, n'est jamais totalement spontané, Une nébuleuse de lec- teurs, trés proches ou trés lointains, escorte le lecteur naif comme le lecteur Savant. En d’autres termes, nous ne lisons jamais seuls : une lecture privée n'est féconde que si elle est doublée d'une mémoire, sans laquelle il n'est pas de critique possible, c’est-a-dire de confrontation avec la valeur d'une euvre. Indissociable de I’activité critique, la valeur littéraire est toujours située dans le champ conflictuel de la réception des ceuvres. A ce titre, Georges Blin n’avait qu’en partie raison de voir dans le tableau de Courbet, Les Cri- 1. M. Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993. 2.G. Perros, Papiers collés I, Paris, Gallimard, 1973. Introduction bleuses de blé, une allégorie de la critique dont le point de vue est « hiérarchique a la verticale? ». Or la critique ne se limite pas & ce point de vue « vertical », il lui revient aussi, selon un point de vue « horizontal », de reconnaitre les chefs-d’ceuvre du présent, sachant que I’époque présente est aussi une époque future qui s’ignore. Telle est cette « attention & I'unique » que pratiquait Félix Fénéon (1861-1944), critique hors pair qui sut aller « & la rencontre de deux sidcles* ». Lacritique universitaire, dans un souci d’ objectivité, combine le plus sou- vent deux autres types d’approche. Une lecture dite externe, qui considére Yoeuvre dans sa relation au contexte social, historique, biographique, psy- chologique — prédomine alors sur V'analyse des conditions de production et de réception du texte. Une lecture dite interne qui appréhende le texte sous langle des formes et des significations qu’il produit. De fagon quelque peu systématique, Thomas Pavel propose méme de distinguer les approches dia- chroniques, qui prennent en compte Voeuvre dans le mouvement de l'histoire et celles qui, synchroniques, s’arrétent sur Je fonctionnement du texte 4 un moment particulier de Lhistoire’, Or, quel que soit l'intérét de l’étudiant en lettres pour ces questions, |’évaluation de ses connaissances porte le plus souvent sur des notions techniques qui, coupées de leur contexte et surtout de la fréquentation personnelle des grands textes critiques, perdent toute leur portée épistémologique, ce que vérifie le constat d’ Antoine Compagon : «I est impossible aujourd” hui de réussir 4 un concours sans maitriser les distin- ‘guos subtils et le parler de 1a narratologie. Un candidat qui ne saurait pas dire sile out de texte qu'il a sous les yeux est “homo” et “hétérodiégétique”, “singulatif” ou “itératif”, “focalisation interne” ou “externe”, ne sera pas regu, comme jadis il fallait reconnaitre une anacoluthe d’une hypallage, et savoir la date de naissance de Montesquieu. » A. Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998, p. 11. Cet ouvrage ne saurait done étre un inventaire des méthodes, ni un pano- rama des courants de la critique littéraire. Il se propose plutét comme une 3. G. Blin, La Cribleuse de blé : la critique, Pari: Minuit, 1968. 4. J. Paulhan, « Félix Fénéon ou Le critique », Euvres completes, t. IV, Cercle du livre précieux, 1969. Bet. Pavel, « Mutations et Gquilibres dans la critique frangaise récente », Littérature, n° 100, déc. 1995, 6 Introduction propédeutique a la lecture personnelle des critiques autant qu'une initiation aux questions que pose le texte littéraire a la critique. Le chapitre I propose un bilan de « I"héritage », a travers les deux grandes traditions conjointes et rivales de la Philologie et de I’herméneutique. Le chapitre II considére « la critique normative », qui nait 4 l’époque classique, comme conscience des contraintes formelles et idéologiques qui informent les wuvres littéraires. Le chapitre III, «La critique au miroir de la science », s'imposait dans la mesure oi, depuis le xIx* siécle, le champ littéraire n’aspire pas seulement a autonomic, mais aussi & une légitimité épistémologique. D’od le chapitre IV. centré sur les grandes démarches d’interprétation de la critique contem- poraine, et le chapitre V qui met "accent sur l'apport capital de la théorie du langage dans la lecture des textes. Le chapitre VI ménage enfin une réflexion sur le role fondamental au xx° siécle de la « critique essayiste », pratiquée par les écrivains. Il reste que l’expression « la critique /ittéraire » ne va pas de soi et qu'elle appelle un commentaire, qui sera bref. D'une part, la notion moderne de littérature « exige un espace divisé par des frontiéres® ». De fait, la criti- que littéraire, comme l'histoire littéraire, « a d’abord été celle des littératures étrangéres ou anciennes » et s’est faite au contact de I’étranger. Condamnée a l'exil, Mme de Staél écrit De |'Allemagne (1813), et amorce, par contre- coup, la prise de conscience de l’existence d'une littérature nationale, comme objet observable « du dehors ». Ces questions ont été réactualisées dans une étude de Pascale Casanova’, A laquelle on se reportera. D’autre part, on peut admettre avec Claude Reichler* que la tradition européenne (depuis Homére) reconnait un texte littéraire lorsque ce texte transforme la perception que nous avons du réel, toujours filtré par les cours dominants, ceux de la mythologie, de la religion, de la morale, mais aussi de la science lorsque celle-ci devient une simple caution du scientisme. On pergoit mieux alors la complexité mais aussi la nécessité de la tache de la critique : comprendre en quoi I’ceuvre littéraire se distingue indéfini- ment d'un texte prét-d-l'emploi. g D. Hollier, De la littérature francaise, Paris, Bordas, 1993. -P. Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999. 8. Cl. Rei « La litté inte fon i ) - ee Y pete aie ee comme interprétation symbolique », L'Interprétation des 1 LHERITAGE DES « ANCIENS » Nous prendrons le parti dans ce chapitre de retracer les grandes lignes de continuité qui marquent I"héritage épistémologique sans lequel la critique littéraire moderne n’existerait pas. Nous examinerons donc successivement les rapports entre la critique et la poétique fondée par Aristote, la question de la philologie et de histoire littéraire, le probléme de V'interprétation des ceuvres littéraires a travers la (ou les) tradition(s) herméneutique(s). 1. ARISTOTE ET LES CRITERES DE L’(EUVRE POETIQUE Si, dans la langue de Platon, l’adjectif critique (kritikos) désigne la faculté méme de penser et de discerner, propre au législateur, au médecin, ou au phi- losophe, Aristote — a linverse de Platon qui, comme l'on sait, exclut le Poete de sa République (ch. III et X) — soumet pour la premiére fois les ouvrages de fiction a l’esprit d’examen. La Poétique, texte A caractére didac- tique écrit lorsqu’il enseigne & Athénes entre 334 et 323 av, J.-C., est un tra- vail théorique et critique d'une portée considérable : d'une part, Aristote proctde a la description et a la dénomination des « genres », concept dont Vusage s'est perpétué jusqu’a nous, et, d’autre part, il fonde une méthode qui commence par définir en compréhension son objet, en d'autres termes qui le théorise. On voit par 12 le lien, souvent mal pergu, entre théorie et cri- tique. En effet, les ouvrages qui relévent de « l'art poétique lui-méme », selon « l'effet propre » & chacun des genres qui le constituent, tels « I’épopée, et la poésie tragique comme aussi la comédie! »), ne délivrent pas un savoir ordi- naire (comme le font les traités scientifiques méme lorsqu’ils sont écrits en vers), mais ils « imitent », ou représentent, la vie, au lieu de la reproduire : 1. Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, p. 101, 8 L’héritage des anciens 1 «En effet, pour peu que quelqu’un expose un sujet de méde naturelle a l'aide de métres, les gens ont coutume de l'appe de commun pourtant entre Homére et Empédocle si ce n'est le met juste d’appeler poete le premier, et le second naturaliste plut6t que podte. » Aristote, Poétique, op. cit., p. 102. En posant pour premiers critéres de I'ceuvre poétique (parler de « littérature » serait en toute rigueur un anachronisme) la mimésis de la vie, qui suppose la re-présentation et la distanciation du monde « réel », et les effets particuliers (sur le plan des émotions en particulier) de cette opération sur le public, Aristote, contrairement & ce que feront croire les doctes des xvit et XViI° sidcles frangais, ne prétend nullement légiférer la production littéraire des siécles & venir. Sa démarche procéde au contraire de l’observa- tion et du recensement de pratiques pluriséculaires du langage en Gréce (depuis Homére). La Poétique, en ce sens, est a la fois le premier bilan criti- que et la premiére définition en compréhension du phénoméne littéraire : elle consacre ainsi un certain nombre d’ceuvres passées et contemporaines en les associant & des noms d’auteurs (Homére, Sophocle, Eschyle, Euripide, Aristophane), tout en dégageant des principes de fonctionnement propres a des genres (c’est-d-dire 4 des universaux) dont relévent ces pratiques — selon une logique classificatoire qu’ Aristote emprunte aux sciences naturel- Jes, dont i] est par ailleurs l'un des fondateurs. Il serait donc maladroit de parler, 4 propos d’Aristote, de critique litté- raire au sens moderne du terme (cf. chap. 2). II n’en demeure pas moins vrai que la Poétique constitue la référence implicite de toute réflexion critique, puisqu’elle met I’accent sur le caractére construit (du verbe grec poiein) et conscient d’ceuvres dont la valeur et la puissance résident a la fois dans Pémotion qu’elles communiquent au lecteur et dans leur maniére de penser et de représenter la condition humaine : la mimésis (imitation ou configura- tion) de l’action, c’est-a-dire de « ce vaste domaine oi l'homme est d’abord un étre social agissant et souffrant” ». Ce n’est pas un hasard si la réflexion littéraire contemporaine revendique Dhéritage de la Poétique, qu'il s'agisse du philosophe Paul Ricceur qui mon- tre comment « I’ceuvre de fiction contribue a rendre le monde humain plus habitable, plus compréhensible, malgré la finitude radicale de toute 2.4. |. Pinson, Habiter en poete, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 78. ] L’héritage des anciens compréhensio1 3 », de Gérard Genette (cf. chap. 4, 2.2) qui fonde sur elle sa poétique des universaux', Mais le lien, explicitement tenu chez Aristote entre I’ éthique et I’évalua- tion esthétique des oeuvres, s’est rapidement perdu aprés lui: dés leur intro- duction & Rome, ces deux grands traités que sont la Poétique et la Rhétorique furent interprétés dans un sens normatif et mis au service des idéaux d’éloquence et de formation civique qui prévalurent dans la Républi- que puis dans I’Empire romain. Aussi est-ce surtout par Vintermédiaire des traités de rhétorique de Cicéron, L’Orateur (en 51 ay, J.-C.), de V Epitre aux Pisons, ow Art poétique, d’ Horace (vers 14 av. J.-C.) et enfin des douze livres de L' Institution oratoire de Quintilien (92-94 apr. J.-C.) que la pensée défor- mée d’ Aristote devint progressivement la caution de la scolastique du xi au XVE sidcle, des « arts poétiques » qui virent le jour en France au XVI", et sur- tout de la doctrine classique au Xvu* siécle. En assimilant le domaine de la poétique a celui de la grammaire et de la rhétorique, en I’occurrence a l’art de l’expression dans la poésie versifiée, les auteurs privilégitrent une esthétisation ou une poétisation du langage, avec le souci de légitimer la langue (donc la grammaire) frangaise a l’exem- ple des anciens, par les ceuvres littéraires. C'est ainsi que leurs critéres de jugement, comme dans I'Art poétique de Thomas Sébillet, deviennent des préceptes « Encore ici recourrons-nous & nos péres les Grecs et Latins, Rhéteurs et Pottes [...]. Et tout ainsi que le futur Orateur profite en la legon du Poate : aussi Je futur Podte peut enrichir son style ; et faire son champ autrement stérile, fertile, de la lecon des Historiens et Orateurs frang; T. Sébillet, Art poétique francais, 1548, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 60. Le divorce qui s'est opéré dés I’ Antiquité latine entre critique et poétique a séparé durablement la réflexion sur le langage du jugement sur les ceuvres, spécialisant ainsi l’activité critique dans le seul relevé des défauts et des qualités, sclon le sens classique du mot « critique » encore souvent répandu. L’examen lexicographique (nous renvoyons notamment a Varticle Paris, Seuil, 1985. texte, Paris, Seuil, 1979. 3. P. Ricur, Temps et récit, vol. G, Genette, Introduction a l’are L'héritage des anciens 1 «critique » du Trésor de la langue francaise) révéle d’ailleurs la prégnance du conflit entre description et évaluation des textes. De ce clivage historique découle un va-et-vient incessant de la critique classique entre définition/clas- sification des genres, établissement des textes et interprétation. 2, PHILOLOGIE ET HISTOIRE LITTERAIRE Avec la philologie alexandrine fondée au cours du I sicle avant l’ére chré- tienne, la science littéraire de I’ Antiquité connait son apogée : le grammai- rien Aristarque de Samothrace (220-143 av. J.-C.) fonde la biblioth¢que d’Alexandrie et devient le premier « éditeur » d’Homire. La philologie, dis- cipline sceur de la grammaire, devient ainsi l’auxiliaire indispensable de Védition des ceuvres, dans la mesure ot I’ établissement des textes était des- tiné a la formation des futurs lettrés, ou des grammairiens. C'est au cours de cette période, en particulier, que l'on désigne les auteurs choisis comme modéles selon le canon alexandrin, sous le nom de kekrinoi, expression que Ton peut traduire par «ceux qui ont été admis aprés examen ». Cette périphrase incommode sera traduite plus tard 4 Rome par un mot — les «classiques » — dont la définition ne cessera d’évoluer a partir de fa fin du xvi’ siécle. Jusque-la en effet, seuls les Anciens (les auteurs grecs et latins) avaient rang de classiques. Avec Charles Perrault (Les hommes illustres qui ont paru en France pen- dant ce siecle, 2 volumes, 1696-1700), "introduction d’ auteurs contempo- rains dignes de figurer parmi les auteurs classiques (seule I’ épithéte existe au XVII sitcle) ouvre une lutte de pouvoir pour la maitrise de l'histoire litté- raire, et par conséquent pour la définition des critéres et des méthodes criti- ques (cf. infra). Or, ces méthodes procédent en France, depuis le Xvi sitcle, de deux tra- ditions rivales qui reposent sur deux conceptions divergentes du texte, les- quelles perdurent jusqu’a nous. La tradition rhétorique étudie la littérature en termes de catégories générales (genres, techniques narratives, figures de style, structures) comme autant d’universaux. La tradition philologique, en revanche, est historique autant qu’érudite, elle adopte le point de vue du par- ticulier, s’intéresse au détail du texte, dans sa spécificité comme dans sa matérialité. 1 L’héritage des anciens Au xix’ siécle, la rhétorique prospérera dans les universités et les lycées institués par Napoléon en 1803, jusqu’d son discrédit aprés la défaite de Sedan en 1870. Une « nouvelle philologie » — issue de la grammaire com- parée et de la méthode historique — s’imposera dans lenseignement supé- rieur puis dans les lycées (¢f. chap. 2, 1.3). A Vinverse des rhétoriciens qui, a travers un texte, cherchent & déterminer la nature du fait littéraire dans sa totalité, les philologues montrent comment I’ceuvre « s’explique » par ses conditions particulitres (biographiques, culturelles) de production. Avec l'édition critique des cuvres, accompagnées de commentaires exhaustifs (ou «apparat critique »), la philologie se donne également pour tiche d’« établir » le texte, comme en témoigne par exemple la « Bibliotheque de la Pléiade » : garantir I'authenticité des textes, et, simultanément, rendre compte de la dimension historique des manuscrits, avec I’introduction d’ins- truments opératoires telle la « datation » des textes, de « sources », d’inter- polation — qui ont toutes trait 4 la genése du texte, Tout lycéen était naguére initié & ces questions lorsqu’on lui donnait en exemple le cas des éditions Brunschvig et Lafuma des Pensées de Pascal. On verra plus loin en quoi la récente génétique textuelle prolonge et infléchit le travail du philologue en théorisant la notion de « manuscrit » a la lumiére des avancées de la nouvelle rhétorique et de la poétique ( cf. ch. 4). Toutefois la méthode philologique — sans laquelle la transmission du sens littéral des textes est impossible — sera secondée par la démarche her- méneutique qui voit le jour dés I Antiquité, lorsque se pose le probleme de Vinterprétation des textes, en particulier des textes fondateurs (mythologi- ques ou religieux). Cette démarche, constitutive de la critique littéraire moderne, implique non seulement I’analyse rigoureuse de la langue dans laquelle est écrit le texte, mais elle présuppose une intention du texte sous le sens obvie des mots. 3, LA TRADITION HERMENEUTIQUE : L’ INTENTION SOUS LE SENS Le probléme de I’interprétation des textes anciens s"est d’abord posé a Athé- nes pour I'explication des deux épopées homériques, I'Iliade et I’ Odyssée devenues étrangéres a leur sens originel : s’agit-il ici d’histoire, de mythe, de morale ou de philosophic ? Une réponse possible passe par l’interprétation 12 L'héritage des anciens | 1 allégorique, c’est-a-dire par Vhypothése d'une intention supérieure. Cette démarche deviendra 4 Alexandrie I’objet d'une yéritable science de l’inter- prétation des textes, aprés que des savants juifs hellénisés eurent achevé la premiére traduction de la Thora (ou Loi mosaique) en grec, encore plus éloi- gnée de son sens originel, une « origine » liée au contexte commun a [auteur et A ses premiers lecteurs. Une origine qui est done toujours et déja un fonctionnement. Sans entrer dans les questions relatives aux strates chronologiques du texte biblique qui s’étend sur sept siécles, rappelons simplement que le pro- pléme du sens des Ecritures est lié 4 leur dimension historique (ce qui sou- léve le probléme de la signification premiére du texte) et a leur message spirituel — que les exégétes chrétiens appelleront parfois leur sens anagogi- que, ou mystique — par nature caché au lecteur profane. L’élucidation d’un tel sens sous le sens dans un texte engage donc un rap- port particulier aux signes qui le composent, ceux-ci tant traités comme les symboles d’une réalité autre, cosmique, morale ou divine, autrement dit d'une transcendance premiére par rapport & l'immanence du texte. Cette démarche, connue des Grecs, fut appliquée pour la premiére fois par Philon d’Alexandrie (env. 20 av. J.-C.-50 apr. J.-C.) a la traduction grecque de la Thora de fagon si convaincante que les penseurs chrétiens la diffuseront et surtout I’élargiront au Nouveau Testament. La radicalisation de ce principe de lecture est suggérée dans la seconde épitre de l’apdtre Paul, Epitre aux Corinthiens, sur «la lettre qui tue et Vesprit qui vivifie » (2° lettre, III, 6). Mais cette lecture, légitimée par la recherche du sens des textes sacrés, reléve en fait autant de la philologie que dun art spécifique : la lecture herméneutique (du grec herméneia : la mani- festation du sens), Elle aura, au XVilsiécle, toute la faveur des penseurs de culture janséniste. Art avant tout exigeant, comme I’écrira Pascal : « Deux erreurs : I. Prendre tout littéralement. II. Prendre tout spirituellement®, Toutefois, l'exégése ou I’herméneutique biblique, en supposant I’exis- tence d’un « sens sous le sens », ne pouvait esquiver la question de l’auto- rité — théologique, culturelle ou politique — qui, en dernier ressort, ratifie V'interprétation herméneutique. Pour veiller au respect des dogmes de V'Eglise, la tradition scolastique du Moyen Age a ainsi limité les risques de 5. B. Pascal, Pensées, 284, 6d. de Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p.271. 13 1 L'héritage des anciens lectures arbitraires ou trop subjectives et a codifié le plus souvent Vexégése héritée des Peres de I’Eglise en quatre niveaux de lecture — littéral, allégori- que, moral et anagogique —, formule dont la validité et la pérennité suppo- saient un lectorat restreint et spécialisé dans I’ interprétation des Ecritures. En rendant possible la lecture individuelle de la Bible, le mouvement de la Réforme, bénéficiant de la diffusion du Livre imprimé, va solliciter un lec- teur nouveau, qui se reconnaitra dans le combat des Lumiéres. A la fin du xvirsiécle, l’ceuvre subversive du protestant Pierre Bayle, auteur du premier Dictionnaire historique et critique (1697), illustre cet esprit de libre examen (affranchi de I’herméneutique, discipline au service de la théologie) que les auteurs de I’ Encyclopédie érigeront en véritable méthode de pensée. Héritiére & son tour des Lumiéres, I"herméneutique littéraire moderne, a partir de présupposés théoriques issus des sciences humaines, s’appropriera en partie I’héritage de la philologie et de la tradition herméneutique, chaque « école » d’interprétation — thématique, psychanalytique, sociologique — correspondant alors a un courant spécifique de la critique interprétative (cf. chap. 3). Mais, dans le renouveau de la critique interprétative — qui cor- respond a l’essor de Ia « nouvelle critique » dans les années 1960 —, il faut surtout voir le prolongement de la philologie herméneutique allemande dont le philosophe allemand, Friedrich Schliermacher (1768-1834) avait jeté les bases a la fin du Xvut‘ siécle. La philologie traditionnelle, on Ia vu, consiste & déterminer le sens litté- ral d’un texte en restituant notamment le soubassement historique commun & l’auteur et A ses premiers lecteurs, niant paradoxalement qu’un texte puisse continuer de signifier au cours de l'histoire. Comment combler alors I’écart historique entre le sujet et son objet, telle est la tiche de la méthode hermé- neutique en postulant un interpréte capable, par empathie, d’émettre une hypothése globale sur le sens du texte, de corriger cette hypothése en analy- sant le texte dans le détail de ses fonctions, de maniére 4 proposer une « compréhension » compléte du tout. Cette lecture est connue sous le nom de « cercle herméneutique® », méthode qui, en dépit de son immense fortune et de ses incontestables résultats, a soulevé plusieurs objections : —elle suppose le projet quasi « divinatoire » d’interpréter le tout de Toeuvre ; 6. On lira I’étude de Jean Starobinski, « L’herméneute et son cercle », L’Géil vivant I, Paris, Gallimard, 1967. 14 L'héritage des anciens ~ elle congoit le texte comme cohérent, c’est-a-dire comme un tout solidaire de ses parties (I"herméneutique se veut scientifique) ; or le texte littéraire moderne récuse parfois toute idée de cohérence a priori ; — elle instaure la lecture comme fusion du sujet et de l'objet (I"herméneuti- que, tributaire de ses origines théologiques, est totalisante, exhaustive et anhistorique) ; — elle maintient toutefois, et c'est 1a sa force jusqu’d nos jours, ’hypothése d'une intention de Vauteur. On verra (cf. chap. 4) tout ce que la « nouvelle critique » (critique de la conscience, a iée au nom de I’école de Genéve, critique thématique et structurale illustrée par le Sur Racine de Barthes [1963], critique du « projet originel » tel que Sartre tente de le retracer chez Flaubert (cf. chap. 5]) doit & ce présupposé de I’ « intention ». ‘Au risque de simplifier, disons que la critique d’interprétation contempo- raine, croyant faire retour a I'ceuvre, a paradoxalement étendu l'empire de TAuteur, comme conscience phénoménologique, ou comme inconscient psychanalytique, tar de Barthes, accusé par Raymond Picard de substi- tuer aux structures littéraires propres a I'ceuvre de Racine, « des structures psychologiques, sociologiques, métaphysiques, etc.’», Paradoxalement moins connue des littéraires que des philosophes, Peeuvre de Jean Bollack incarne, depuis la fondation en 1967 du Centre de recherche philologique de Lille, le renouveau d'une philologie herméneuti- que qui « repose sur l"idée que comprendre un texte consiste aussi & s’inter- roger sur les lectures dont ce texte a fait Vobjet tout au long de son histoire et de sa réception®. » L’herméneutique philologique de J. Bollack est une criti- que de la philologie positiviste (qui considére les textes comme des docu- ments d’histoire) comme de Iherméneutique traditionnelle (platonicienne ‘ou chrétienne) qui a fait écran aux grands textes de 1’ Antiquité. J. Bollack invite non seulement a une relecture d’Empédocle, d’Héraclite, d Epicure, en montrant que leur pensée entrait en contradiction avec des syst¢mes @interprétation dominants, mais aussi a celle de poétes contemporains majeurs, comme Paul Celan longtemps annexé par les interprétations ontolo- giques des philosophes. 7. R. Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris, Pauvert, 1965. J. Bollack, Sens contre sens: comment lit-on 2, entretiens avec Patrick Lored, La Passe du Vent, 2000, p. 21. 15 1 1 Lhéritage des anciens En revanche, la dette de la critique littéraire européenne est toujours aussi grande a I’égard de la tradition philologique allemande, & travers ses deux illustres représentants que furent Erich Auerbach et Leo Spitzer. 4, ERICH AUERBACH ET LEO SPITZER : LA PHILOLOGIE ALLEMANDE Le contenu du mot « philologie » étant sensiblement plus vaste en alle- mand et en italien qu’en frangais, il faut rappeler que cette nouvelle science (du titre de l’ouvrage de l’italien Gianbattista Vico, la Scienza nuova, 1724, traduit par Auerbach en 1924) annongait I’avénement d’une utopie : la connaissance de l’homme dans son développement culturel col- lectif, la « philologie » embrassant les érudits, les grammairiens, les histo- riens, les poétes. La littérature (avec la langue) devient par 1a méme un équivalent de la civilisation, et la critique littéraire — soit la « philologie » — son interpréte privilégié. Dans son grand ceuvre, Mimésis’, Auerbach élargit le sens du concept aristolécien de mimésis (limité a l'art dramatique) a l'ensemble des formes narratives européennes, en s’attachant a « saisir, sous ses formes les plus diverses [...] le double effet par lequel le texte tient aux hommes qui le vécu- rent, A l’espace intérieur de l’univers auquel ils appartinrent'’ », Evitant toute simplification abusive, toute généralisation, E. Auerbach (1892-1957) interpréte les faits littéraires pour dégager la pensée symboli- que d’une collectivité ou d'un groupe social, depuis I’épopée homérique jusqu’au roman de Virginia Woolf. Au fil de son enquéte, il montre com- ment, selon les temps et les lieux, la conscience qu'une communauté a d’elle-méme change, comme changent aussi les formes de I’ écrit « dont elle est l’origine, le milieu et la fin ». On comprend, a la lecture de ce chef- d’wuvre de lecture, comment la littérature, A travers les yeux de la « philologie » allemande, constitue un authentique mode de connaissance. 9. E. Auerbach, Mimesis, La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), Paris, Gallimard, « Tel ». 10. P. Zumthor, « Erich Auerbach ou I’éloge de la philologie », Litérature, 5, févr., 1972, p. 112). 16 Lhéritage des anciens 1 Contemporaines de I'ceuvre d’ Auerbach, les Etudes de style de Leo Spit- zer (1887-1960) cherchent a « reconnaitre l’esprit d'un écrivain a ses langa- ges particuliers'' ». Accordant « autant de sérieux & un détail linguistique qu’au sens d’une ceuvre d'art”? », ta stylistique de L. Spitzer, portée par la culture d'un immense lecteur, est la premiére 4 « jeter un pont entre linguis- tique et histoire littéraire!* ». Fondée sur l’hypoth’se que la forme interne rend compte de la totalité de I’ceuvre, la démarche de Spitzer progresse selon «un mouvement de va-et-vient » de I’étude de détail du langage a la Wel- tanschauung (ou « vision du monde ») de I’auteur. Bien que ponctuelles, et d'allure modeste, les études de Spitzer n’en reposent pas moins sur la notion d’ceuvre comme systéme : on lira avec profit « Une habitude de style — le rappel — chez Céline! », ainsi que « Stylistique et critique littéraire'’ ». Les travaux d’ Auerbach et de Spitzer ont inspiré des générations de cher- cheurs, comme Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, ou Jean-Claude Mathieu (voir infra les chapitres 4 et 5) qui ont largement contribué a appro- fondir, textes 4 I'appui, ce que l'on entend par « vision du monde» d'un auteur. zer, Etudes de style, trad. francaise, Paris, Gallimard, 1970, p. 54, 64. 13, Ibid. p. 57. 14. In Le Francais moderne, 3, 1935. 15, In Critique, 98, 1955. * 2 LA CRITIQUE NORMATIVE EN QUESTION La critique dite normative, historiquement associée a la notion de Classi- cisme, fait de la qualité de la langue un critére décisif de la qualité littéraire d’un texte. Mais cette notion complexe n’apparait en frangais qu’au XIX® od elle est définie par Sainte-Beuve dans un article des Causeries du lundi = « Qu’est-ce qu’un classique ? » — publié en 1850 : un classique est un écri- vain qui a parlé dans un style « nouveau et antique. ment contemporain de tous les ges ». Pour I’écrivain Italo Calvino, I'inscription d’un auteur ancien ou moderne dans une continuité culturelle fait de lui un classique, en ce sens que son @uvre « provoque sans cesse un nuage de discours critiques, dont elle se débarrasse continuellement! ». Il demeure que la critique litté- raire, au XVI et au XVIIF sidcle, désigne au public cultivé les auteurs dont les ceuvres, « considérées comme un idéal » (définition du mot « classique » du Grand Robert), doivent étre lues « dans les classes » (définition du Diction naire universel de Furetitre, 1690). Ce tournant normatif —en rupture avec la liberté du lecteur telle que la concevait encore Montaigne — est sans doute un préalable & l'enseignement de la littérature comme transmission des « chefs-d’ceuvre ». 1. PARADOXES DE LA CRITIQUE NORMATIVE 1.1 Les codes de la création littéraire iS Introduit en 1565 par le grammairien Henri Estienne dans le Traité de la conformité du langage francais avec le grec, le sens du mot critique est resté, au cours des XVI et XVII sidcles, étroitement tributaire de la redécou verte de ces grands traités de I’ Antiquité, dans lesquels Montaigne, pour si ssiques, trad. frangaise, Paris, Seuil, 1993. 1.Calvino, Pourquoi lire les 18 La critique normative en question 2 art, ne Se reconnaissait pas : « Pour moy, qui ne demande qu’a devenir plus sage, non plus scavant ou Gloquent, ces ordonnances logiciennes et aristotéli- ques ne sont pas A propos*. » Erigé au siécle suivant en systéme de régles de la création littéraire par les ‘jalistes du langage (les « doctes »), comme par la plupart des dramatur- ges classiques, la Poétique d’ Aristote devint la caution de la critique savante, au point que, comme le note Antoine Adam, « ce sont des théoriciens qui exposérent et soutinrent les maximes de la nouvelle littérature. Avant de se réaliser dans des ceuvres magistrales, le classicisme s'est affirmé dans des qcuyres de critiques », comme le remarque Antoine Adam’. C’est ainsi que Tacadémicien, critique et podte, Jean Chapelain, qui rédige les Sentiments de l’Académie sur « Le Cid », peut édicter la régle dite « des vingt-quatre heures », a laquelle se conformeront tous les dramaturges frangais du milieu du siécle, comme celle de « ’imitation », selon une interprétation réductrice de la mimésis d’ Aristote : « Je pose done pour fondement que l’imitation en tous po&mes doit é qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste & proposer & l’esprit, pour le purger de ses pas- sions déréglées, les objets comme vrais et comme présents. » J. Chapelain, « Lettre & Antoine Godeau sur la régle des vingt-quatre heures », publiée par A. Adam, op. cit, p. 223. Ainsi, les catégories critiques du classicisme francais — « imitation » de Ta nature, purgation des « passions déréglées » — qui doivent s’étendre & tous les genres de la poésie, détournent le concept aristotélicien de mimésis (comme représentation-création) au bénéfice d’ une conception platonicienne de la poésie comme imitation-duplication des Idées au service de l'éducation et de la vertu civique, conception exposée au livre X, 597d-601b de La République de Platon, auquel on se reportera. Cette infléchissement du réle de 1a critique littéraire vers la défense de la morale d'état est un proprement frangais, qui s’inscrit dans le projet d’unifi- Cation linguistique et politique du royaume. L’institution de I’ Académie frangaise par Richelieu en 1634 en constitue une étape décisive, |’ Académie Pouvant décider du « sens exact» d'un texte, de fixer les régles qu’il doit zs 2. M. de Montaigne, « Des livres», Essais, livre Il, chap. X, Paris, Gallimard, * Bibliotheque de la Pléiade », p. 393. 3. A. Adam, L’Age classique I, 162: -1660, Paris, Arthaud, 1968, p. 109. 2 La critique normative en question suivre, de promouvoir en un mot une véritable législation littéraire : les Sen- timents de l'Académie sur le Cid (1637) en constituent le précédent célébre. Mais les jugements officiels portés sur la création littéraire se fondent tout autant sur des critéres linguistiques ou grammaticaux (le « Commentaire » du potte Desportes par Malherbe en 1606 est le prototype de cette critique de conformité) que sur la stricte application de préceptes puisés dans la Poé- tique @ Aristote et plus encore dans I’Art poétique, d’ Horace. Synthétisant Vidéal classique, l’Art poétique, de Boileau (1674) est un étrange manuel de l’écrivain sceptique, partisan des régles qui informent toute grande ceuvre. Les genres poétiques y sont, par ailleurs, classés, de l'idylle au vaudeville, selon une hiérarchie du gofit, mais qui n’en exclut aucun des plus modernes (chant II). Quant au théatre, si la tragédie est le genre noble, elle ne peut transgresser les convenances — «Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :/Le vrai peut quelque fois n’étre pas vraisemblable » (Art poé- tique, chant Ill, v. 46-47) — ni se compromettre avec l'univers bas du romanesque : « Des héros de roman fuyez les petitesses » (ibid., v. 103). Au nom de l'art d’écrire, Boileau revendique méme le devoir d’autocensure de Vécrivain : « Je vous l’ai déja dit, aimez qu’on vous censure /Et souple a la raison, corrigez sans murmure » (chant IV, v. 59-60). On peut comprendre que le nom méme de Boileau puisse dessiner une ligne de fracture, jusque chez les écrivains du Xx: siécle, Michaux lui dédiant ses plus virulents sar- casmes (Qui je fus, 1927), Raymond Queneau prenant fait et cause pour L’Art poétique, «l'un des plus grands chefs-d’ceuvre de la littérature frangaise* ». Tl demeure que la conscience aigué des régles de I’ écriture, qui fait la sin- gularité du classicisme frangais, fut assimilée, au cours du Xvilrsiécle, & un critére infaillible du godt, alors méme que les formes littéraires s’émanci- paient des modéles anciens. Voltaire introduisant ainsi I'académisme dans la critique littéraire au xvuit® siécle, confie la protection de son Temple du goit a « la Critique », nouvelle divinité garante de l’ordre dans les lettres ct dans la langue : « Car la Critique, a I’ceil sévére et juste, Gardant les clefs de cette porte auguste, 4. R. Queneau, Les Ecrivains célébres, vol. Il, Paris, Mazenod, 1956. 20 La critique normative en question 2 D’un bras d’airain figrement repoussait Le peuple goth qui sans cesse avangait. » Voltaire, Le Temple du goiit, Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pléiade », p. 141. 1,2 La critique classique comme attention aux formes Pourtant, cet absolutisme de la régle qui caractérise le « Grand Siécle » offi- ciel générait ses propres contradictions, puisque le probléme de la « régle » en art ne saurait étre résolu par une autorité morale ou politique, mais reléve du seul projet de I’écrivain conscient des régles qui font de toute ceuvre une forme singuliére. Aussi les ceuvres magistrales du théatre classique, en dépit de leur adéquation globale aux régles puisées chez les Anciens, furent-elles souvent source de cabales ou de controve: — depuis Le Cid de Corneille en 1637 jusqu’a Phédre de Racine en 1677 —, du fait de la liberté qu’elles déployaient dans l'utilisation méme des codes de la représentation de Paction. Telle est la portée des trois Discours du poeme dramatique « touchant les plus curieuses et les plus importantes questions de I’ Art Poétique », que publie Corneille en 1660. Renvoyant ses adversaires 4 leur propre dogma- tisme, i] entreprend en effet de substituer & leurs arguments d’autorité une véritable critique fondée sur l’évolution des formes : « Il est constant qu'il y ades préceptes, puisqu’il y a un art, mais il n’est pas constant quels ils sont. ‘On convient du nom sans convenir de la chose, et on s’accorde sur les paro- Jes pour contester leur signification®. » Moliére, en revanche, dans la scéne VI de La Critique de l’Ecole des fem- mes (1663), aura recours 4 un argument qui échappe délibérément aux nor- mes du Beau: « laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous Prennent par les entrailles », tandis que Racine, dans la préface de Bérénice (1670), demande seulement a sa pice « que tout s’y ressente de cette tris- tesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Enfin, s'il est vrai qu'un effort de théorisation critique sans précédent accompagne (autant qu'elle la bride) la production théatrale au Xvi siécle is, ce repli autoritaire ne doit pas occulter la critique dissidente que . P. Comeille, « Discours de I'utilité et des parties du potme dramatique », dans ‘Euyres completes, Paris, Seuil, « Lintégrale », 1963, p. or ique », dans 21 2 La critique normative en question suscite la production romanesque issue du courant de pensée libertin, Nous nous bornerons a rappeler ici le réle de Charles Sorel (1599-1674), auteur de La Vraye Histoire comique de Francion (1623), mais aussi de La Bibliothé- que francaise (1664) et De la connaissance des bons livres (1671), deux sommes critiques. Prenant en compte la double dimension historique et sociale de la production littéraire de son époque, Sorel est l'initiateur d’une critique littéraire encore marginale, hostile au dogmatisme et & la censure, qui annonce l’intellectuel moderne. Il n'est pas indifférent que cette évolution de la critique littéraire passe par la défense du roman, ce « territoire oi le jugement moral est suspendu » comme I’écrit Milan Kundera dans Les Testaments trahis®, ou encore cette « profanation » qui fait de la société européenne « la société du roman ». C’est ainsi que la Lettre sur l'origine des romans de V’érudit Pierre-Daniel Huet, publiée en 1669, esquisse une véritable critique « anthropologique » du genre romanesque, dont il faut chercher la « premiére origine dans la if, amateur des nouveautés et des fictions, d d’apprendre, de communiquer ce qu’il a inventé et ce qu’il a appris, et que cette inclination est commune & tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux’ ». 2, DE L’ESTHETIQUE A LA CRITIQUE SCIENTIFIQUE La nécessité d’une critique littéraire qui ne se fonde plus sur une conception immuable du Beau, ni sur une représentation exclusivement normative de la langue et de la société, mais sur les sentiments éprouvés par le spectateur ou le lecteur, sera & l'origine de la critique esthétique qui nait au milieu du xvult sidcle, en particulier au contact de la critique d'art. Parallélement se construit, a la faveur de I'Encyclopédie, de Diderot et d'Alembert (le premier volume parait en 1751), un discours de type scientifi- que sur le langage (voir les articles de « Grammaire » dans I’ Encyclopédie) qui constitueront autant d’instruments précieux pour la critique littéraire de 6. M. Kundera, op. cit., p. 14. 5, B.D. Huet, Lettre sur Vorigine des romans, 64. du tricentenaire 1669-1969, Paris. Nizet, 1971, p. 51. 22 La critique normative en question 2 Ja tradition rhétorique. Ainsi, la publication, en 1730, des Tropes du gram- mairien Dumarsais (I’ auteur des articles de langue de I’ Encyclopédie), suivie du Manuel classique pour I’étude des tropes ou Eléments de la science des mots et du Traité général des figures du discours, de Pierre Fontanier (publiés de 1818 4 1827, a l'intention des lycées et des universités), para- chéve I’ édification du grand modéle d’analyse et de critique de la langue lit- téraire entrepris au siécle précédent, en le dotant d’une grammaire de expression, ou des « figures » de rhétorique : « On nous demandera utile d’étudier, de connaitre les figures. Oui, répon- drons-nous, rien de plus utile, et méme de plus ni pour ceux qui veulent pénétrer le génie du langage, approfondir les secrets du style [...]. Ne pas cher- cher & les connaitre, ce serait donc renoncer a connaitre I’art de penser et d’écrire dans ce qu’il a de plus fin et de plus délicat : ce serait & peu prés renoncer & con- naitre les lois, les principes du goat, » ; P. Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 67. Cet inventaire systématique d’exemples «tirés de nos meilleurs écrivains », s‘élevant au rang de science des « merveilleux artifices du lan- gage de la parole »§, procédait d’une esthétique fondée sur la connaissance objective des propriétés internes du « beau » discours, c’est-d-dire sur le « goiit », critére de jugement qui fait abstraction du sujet et de l’attitude que celui-ci adopte a I’égard de l'objet littéraire. C’est pourquoi la critique litté- faire officielle du x1x* siecle, formée par l’enseignement de cette rhétorique, Testera généralement hostile aux véritables créateurs, c’est-a-dire aux inven- teurs de styles, des romantiques aux symbolistes. Aussi est-ce non pas en marge, mais en avant de la littérature, comme cela se produira souvent au cours du XIX* siécle et au début du Xx° si¢cle — dans la critique d'art —, qu’il faut chercher les signes d’un changement de Point de vue sur I’ceuvre. Ce point de vue est celui de I’ Esthétique, discipline gat considére la sensation du beau, d’essence subjective, produite par Toeuvre d’art comme son objet de réflexion propre et autonome. Historien de formation, familier de la philosophie sensualiste anglaise, I’abbé Du Bos est Tauteur du premier traité d’esthétique non dogmatique (Réflexions sur la 8. P. Fontanier, op. cit., p. 25. 23 2 La critique normative en question poésie et la peinture, 1719) qui pose les problémes de Ia critique d’art d'un point de vue empirique, c’est-a-dire fondé sur l'expérience du sujet : « Jose entreprendre [...] d’expliquer l'origine du plaisir que nous font les vers et les tableaux. Des entreprises moins hardies peuvent passer pour étre téméraires, puisque c'est vouloir rendre compte & chacun de son approbation ou de ses dégoiits [ je ne saurais espérer d’étre approuvé, si je ne parviens point a faire reconnaitre au lecteur dans mon livre ce qui se passe en lui-méme, en un mot les mouvements les plus intimes de son coeur. » Abbé Du Bos, Réflexions sur la poésie et la peinture, Geneve, Slatkine, 1967, p. 8. Cette entreprise fonde la premiére critique esthétique du jugement, dans la mesure oi elle proctde d’un mouvement propre au sujet sensible. Elle fera donc appel & des savoirs qui débordent le seul domaine de l'art pictural : les facteurs d’ordre psychologique ou historique qui interviennent dans V’appréciation, puis dans l’interprétation de I’ceuvre d'art, élargiront par con- trecoup le champ d’ application de la critique littéraire. Ainsi, Montesquieu, dans son Essai sur le gotit dans les choses de la litté- rature et de l'art, publié dans I’ Encyclopédie en 1757, mettra l’accent, a la suite de Du Bos, sur les facteurs physiologiques et historiques fondant « ces différents plaisirs de notre me qui forment les objets du gofit, comme le beau, le bon, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. » (article « Goat » de l'Encyclopédie®). Du méme coup, cette critique matérialiste du beau annonce aussi la critique du sujet classique : puisque « les sources du beau, du bon, de l’agréable, etc., sont donc dans nous-mémes [...] en chercher les raisons, c’est chercher les cau- ses des plaisirs de notre Ame » (ibid.). En d'autres termes, la reconnaissance de l’autonomie de cette expérience de nature subjective préfigure la critique romantique, telle que l’annonce Diderot dans l'article « Génie », la méme année : « Les régles et les lois du godt donneraient des entraves au génie ; il les brise pour voler au sublime, au pathétique, au grand’. Lesthétique, au Xvii* siécle, maintient toutefois la crbition littéraire sous la tutelle traditionnelle d’une conception « picturale » (ou imitative) du lan- gage poétique, en vertu de l’interprétation restrictive d'une formule extraite de l'Art poétique d’Horace promu en axiome — ut pictura poesis: «un 9. Montesquieu, Euvres completes, Paris, Seuil, « L’intégrale », p. 845. 10. D. Diderot, Euvres esthétiques, Paris, Classiques Garnier, 1988, p. 12. 24 La critique normative en question 2 me est comme un tableau » (v. 361). Ainsi, pour l'abbé Batteux, profes- seur de rhétorique au Collége de France, l’esthétique englobe poésie et pei gure dans un méme rapport a « la belle nature » qu’elles auraient toutes les deux pour fonction de manifester : « Portons ce principe dans I’épopée, dans Je dramatique et dans les autres genres : on verra partout donner la couleur poétique & la prose!', » Das lors, la poésie ne saurait étre évaluée — criti- quée — que par rapport & autre chose qu'elle-méme : la « belle nature », notion transcendante au sujet. Sur la question de « limitation de la belle nature », on consultera l’ouvrage Introduction a la poétique : approche des théories de la littérature'*, de Gérard Dessons. L’émancipation de la critique littéraire supposait donc que soit rompue au lable I"homologie entre création poétique et création picturale — ce qu'entreprendra le critique et dramaturge allemand G.E. Lessing (1729- 1781) & propos Du Laocoon, ou des frontiéres de la peinture et de la poé- sie’, en proposant une premiere et décisive clarification entre les arts du lan- gage, fondamentalement liés a la succession des unités du discours dans le temps, et la peinture, art de la simultanéité des objets dans l’espace. Mais c'est Diderot, a la fois critique d'art, écrivain et philosophe, qui, en réfutant les théses de Il’abbé Batteux dans la Lettre sur les sourds et muets, insiste, le premier, sur le fait que la perception et la signification d’un texte poétique sont irréductibles 4 la somme de ses unités. Diderot avance ainsi la notion trés moderne d’« embléme poétique ». L’embléme étant ce qui repré- sente et dit 4 la fois, I’ ceuvre poétique ne peut plus étre appréhendée comme expression d'une idée préalable, mais doit étre comprise comme une intel- ligence de la forme, et concue, a I’instar des chefs-d’ceuvre de la peinture, comme invention d'un langage. La critique, en ce sens, cesse d’étre norma- tive, et devient un art de déchiffrer l'inconnu : «Le discours n'est plus seulement un enchainement des termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais [...] ¢’est encore un tissu d’hiéro- glyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en ce sens IL. Ch. Batteux, Les Beaux-Arts réduits a un méme principe, chap. V1, 1746 : Paris, Aux Amateurs de livres, 1989, p. 194-195. ‘12. G. Dessons, Introduction @ la poétique ; approche des théories de ta littérature, Pars, (Dunod, 1995 : 1" éd.) Nathan Université, 2000, p. 62-68. 13. G. E. Lessing, Du Laocoon, ou des frontiéres de la peinture et de la poésie, 1766 ; Paris, Hermann, 1964, i 25 2 La critique normative en question que toute poésie est emblématique. Mais l'intelligence de l'embléme poétique n'est pas donnée a tout le monde. » Diderot, Lettre sur les sourds et muets, dans Le Réve de d'Alembert et autres écrits philosophiques (1751), Paris, Le Livre de poche, 1984, p. 263. Considérant la littérature comme un processus de transformation du lan- gage, Diderot met ici l’accent sur la relation entre I’ euyre poétique et le lec- teur, cet inconnu qui doit entrer en «intelligence » avec elle pour le comprendre comme forme et signification. Dés lors, deux voies s’ouvraient a la critique littéraire au XIX* sidcle : lune (dont le dernier témoin serait Proust) fait de la critique une relation intersubjective entre le lecteur et le texte, seule relation garante de la singu- larité de l’euvre, |’autre (incarnée par Taine et ses di les) tente de faire de la critique littéraire un savoir objectif, sur le modéle des sciences. Cette alternative, bien que datée, n'est pas dépassée aujourd'hui. C’est ainsi qu’ Antoine Compagnon, dans l’introduction 4 son Proust entre deux siécles, met en perspective les choix qui s’offraient au critique de la fin du Xx: sicle, en esquissant le rapide bilan suivant : «Les nouvelles critiques diverses ont eu un point commun : elles ont tenu a lécart les ceuvres particuligres au profit des techniques générales et des formes particulitres; elles se sont désintéressées des ceuvres pour s*intéresser & la litté- raure, elles ont liché l'actuel pour le possible. Le temps parait venu de reprendre en charge la singularité des ceuvres littéraires, momentanément laissée de c6té. » A. Compagnon, Proust entre deux siécles, Paris, Le Seuil, 1989, p. 14. La critique littéraire du xIx‘ siécle est & bien des égards la répétition générale de ce qu’ont connu les derniéres décennies du siécle suivant, mais au lieu de « méfiance », le XIX fut véritablement celui des études historiques concues comme des sciences positives. 26 LA CRITIQUE A L’ECOLE DES SCIENCES ans la préface de sa Physiologie de la critique, Albert Thibaudet soulignait 1930 le réle décisif du XIX* siécle dans l’apparition de « la critique », en { que construction d'un savoir organisé sur la littérature : « La critique telle que nous la connaissons et la pratiquons est un produit du XIX*sidcle, Avant le XIX® siécle, il y a des critiques. Bayle, Fréron et Voltaire, Cha- pelain et d’Aubignac, Denys d’Halicarnasse et Quintilien sont des critiques. Mais il n'y a pas la critique. » A, Thibaudet, Physiologie de la critique, Ed. de la Nouvelle Critique, 1930, p. 7. Cette inction marquait un tournant dans |’épistémologie d'une criti- que littéraire, constituée jusque-la « des critiques » exergant librement leur jugement a partir de catégories esthétiques issues de la grande tradition rhé- torique, tandis que « la critique » devient méthode raisonnée d’analyse des textes littéraires, au confluent de plusieurs disciplines — la philologie, comme science du sens, I"histoire, comme science des causes, la sociologie, comme science des mceurs — liées entre elles par I’ idéal positiviste. Avec I’autonomie progressive du « champ » littéraire, la critique littéraire aspire au statut de ‘ipline scientifique, d’ot son rdle grandissant dans la réception et la définition de la littérature. Si « la critique » s'est affirmée au cours du XIX’siécle, c’est tout d’abord a travers la conscience et la méthode de l'histoire, qui accéde alors au statut de science et lui permet de dresser tout d’abord un inventaire des ceuvres littéraires, de maniére & en proposer une « construction, qui les dispose en ordre intelligible’ ». A cet égard, le XIX: siécle peut a juste titre apparaitre comme le siécle de la critique, de ses certitudes comme de ses aveuglements. La critique au miroir de la science, c’est aussi la critique des mirages de la science. 1. A. Thibaudet, op. c 3 3 La critique @l'école des sciences 1. LE SIECLE DE LA CRITIQUE ET DE L’HISTOIRE Cette expression célébre est de Brunetiére, lors d’une legon sur Vhistoire de la critique « depuis la Renaissance jusqu’A nos jours », prononcée a |’Ecole normale supérieure en 1889°, Ce siécle fut pourtant profondément divisé entre partisans de la critique et sectateurs de Ihistoire, au point que ce con- flit sous-tend encore toute réflexion sur la nature et la légitimité scientifique de lactivité critique, avec a I'arrigre-plan la question de I’autonomie tou- jours plus problématique du champ littéraire. Ces débats expliquent, en par- ticulier, la virulence de la polémique qui, autour des années 1960, opposa les tenants de histoire littéraire, discipline universitaire déja « ancienne » fon- dée au début du Xx° sitcle par un ancien éléve de Bruneti¢re, Gustave Lan- son (1857-1934), a la critique d’interprétation (dite « nouvelle critique »), issue des sciences humaines plus récentes, comme la sociologie, la psycha- nalyse ou la linguistique (voir chap. 3 et 4). Mais une autre ligne de partage traverse le xXx‘ siécle, avec la critique exercée par les écrivains — comme Charles Baudelaire, dont on lira notam- ment les études remarquables sur Edgar Poe publiées de 1848 41859", ou Victor Hugo avec William Shakespeare (paru en 1864) — au nom dune con- ception de la littérature qui fait de la « modernité » une valeur irréductible au déterminisme historique. Ces écrivains se heurtent a la critique que Von appellera « positive », telle que la fondent, sur le modéle des sciences, quel- ques pionniers souvent méconnus et paradoxalement tenus a I’écart de la crise de la critique universitaire des années 1960. Nous retiendrons ici (en mettant résolument a part celui de Sainte-Beuve, 1804-1869, seul véritable critique-écrivain de cette époque) les noms d’ Hip- polyte Taine (1828-1893), philosophe et historien des idées, d’ Ernest Renan (1823-1892), philologue spécialiste des langues sémitiques et auteur de L’Avenir de la science (publié en 1890), de Ferdinand Brunetitre (1849- 1906), théoricien de « I’évolution des genres », mais aussi I’un des premiers théoriciens de la critique (Grande Encyclopédie, art. « Critique », 1890). Ces savants sont tout d’abord les témoins de l’agonie de lenseignement de la rhétorique, condamné, a leurs yeux, par une conception globalement Evolution des genres dans Uhistoire de la littérature, réédité aux ions Pocket, « Agora », 2000, p. . Ch. Baudelaire, Euvres completes, t. IL, Paris, Gallimard, 1976. ge » 28 La critique 4 l'école des sciences 3 atemporelle de la littérature. Ils sont alors conduits, a l’instar des historiens, A jeter les bases d'une science des faits littéraires, dont Gustave Lanson se fera le pédagogue passionné. Les excés de cette critique déterministe seront fiprement dénoncés, par Proust d’abord, puis par Péguy (1873-1914), qui T'accusera de vouloir « mettre le génie en histoire naturelle’ ». Ces conflits, qui peuvent sembler derriére nous, doivent étre compris dans le contexte du mouvement positiviste qui marque tout le XIX siécle et dont a hérité en grande partie le Xx°. Le Cours de philosophie positive, publié de 1830 41842 par Auguste Comte (1798-1857), constitue le socle sur lequel vont s’édifier les premiéres «sciences sociales », sur le mod@le méme qui avait assuré les résultats incontestés des sciences physiques, ou de histoire naturelle : « Le mot positif désigne le réel, par opposition au chimérique [et qualifie] opposition entre la certitude et I'indécis n°. » Réponse a I’effondrement général du monde de |’Ancien Régime et de ses valeurs, le positivisme d’ Auguste Comte a véritablement fagonné la démarche intellectuelle du xIxsiécle comme il a nourri le projet de Taine d’appréhender les ceuvres d’art comme des productions déterminées par des causes : «La méthode modeme que je tache de suivre, et qui commence & s‘introduire dans toutes les sciences morales, consi: considérer les ccuvres humaines et en particulier les ceuvres d'art comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractéres et chercher les causes ; rien de plus. Ainsi compris science ne prescrit ni ne pardonne ; elle constate et elle explique. » H. Taine, Philosophie de l'art, Paris, Hachette, 1865, p. 20-21. Privilégiant cette logique de la causalité, I’histoire positiviste sera indis- tinctement une psychologie, une sociologie autant qu'une histoire de Teeuvre littéraire congue comme la résultante de trois facteurs — celui de la «race », du « moment » et du « milieu » — que I’on retrouve par ailleurs dans le « naturalisme » d’un Zola. C'est en ce sens que Taine peut définir le en comme « le naturaliste de lame » (Essais de critique et d'histoire, 4, C. Péguy, « L’Argent suite », Vies paralléles, 1913, GEuvres en prose, 1, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pigiade », p. 1184. e , 5. Cité par G. Delfau et A. Roche dans Histoire, littérature : histoire et interprétation du fait littéraire, Paris, Seuil, 1977, p. 75. 29. 3 La critique a Vécole des sciences Comme I’a montré Antoine Compagnon, c’est l’application intégrale de ce programme a l'étude de la littérature qui donnera naissance a « Vhistoire littéraire [...] dont l’intention, dans les années 1890 [...] fut de se distinguer de la critique, & plus forte raison de la littérature », Mais l’entreprise de Taine était d’autant plus neuve dans le contexte de I’époque, qu’elle conce- vait d’ une part le texte comme un document humain incomparable — on voit déja la difficulté que souléve cette conception de l’ceuvre, qui ne se ngue plus du document en histoire — et d’autre part « l’évolution » des genres lit- téraires comme déterminée par I’attente d'un « milieu », c’est-d-dire par la culture du public, Or, ce qui singularise I’ceuvre littéraire, c'est précisément qu'elle se délivre indéfiniment de son contexte et de son public. 1.1 Taine : ’euvre comme document La méthode qui découle d'une telle conception est évidemment incompati- ble avec les notions de « génie » et de « création », obstinément revendi- quées a la méme époque par Baudelaire dans ses Salons: «La critique touche A chaque instant a la métaphysique’. » Elle ne se donne pas pour fin de comprendre une individualité artistique, mais de retrouver, dans l’ceuvre, un ensemble de faits relevant des structures sociales et des mentalités. Dans Vextrait suivant, la métaphore de la littérature comme instrument de mesure établit ce lien entre littérature et véracité scientifique : «Parmi les documents qui nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une littérature, et notamment une grande littérature, est incomparablement le meilleur. Elle resemble & ces appareils admirables, d'une sensibilité extraordinaire, au moyen desquels les physiciens démélent et mesurent les changements les plus intimes et les plus délicats dun corps. {...] C’est done principalement par l'étude des littératures que !’on pourra faire "histoire morale et marcher vers la connaissance des lois psychologiques, d’ot dépendent les événements. » H. Taine, « Introduction » a I'Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette, 1868, p. 18. 6. A. Compagnon, La Troisiéme République des lettres : de Flaubert d Proust, Patis. Seuil, 1983, p. 48. 7. Ch. Baudel tI, p. 419, . « A quoi bon la critique ? », Salon de 1846, dans Guvres, op. cit., 30 La critique a l'école des sciences 3 Brunetiére, puis Lanson vulgariseront cette vision documentaire de la Jittérature : « Pendant bien des années encore, lorsqu’on voudra savoir ce qu’ étaient nos meeurs de province dans la France de 1850, on relira Madame Bovary », écrit ainsi Brunetiére dans la Revue des Deux Mondes (15 juin 1880). Une telle certitude dispensera la future histoire littéraire de mettre en question ses propres principes, puisqu’elle n’établit pas de distinction quali- tative entre I’ écriture littéraire et les archives de I’ histoire, ou les faits consi- gnés par la sociologie, Conception limitée, voire erronée, dans la mesure oil, précisément, le langage littéraire a trait au phénoméne de la signification, et non & celui des « faits ». De surcroit, si l’ceuvre littéraire, aux yeux de I’historien ou du sociolo- gue, peut constituer sans doute un « document », il s’agit 1a d’un type de document trés particulier qui ne reléve pas d'une rationalité transparente. Si Je critique peut dégager des « lois » de l'univers d'un écrivain, ces lois, comme on le verra chez Proust, relévent d’un regard tout a fait singulier sur le monde. Ce regard, s’il prétend rivaliser avec les principes d’ observation et de rigueur des sciences, leur demeure irréductible, en ce sens qu'il est lui- méme un prisme critique fondamentalement ironique et sceptique — La Recherche du temps perdu en témoigne a chaque page. 1.2 Brunetiére : le genre plutét que l’euvre La théorie de I’évolution des genres, apport de Brunetigre au détermi- nisme de Taine, constitue le second socle de la critique positiviste, car il ‘introduit le genre, ou le « modéle », parmi les causes de I’ceuvre. Lanson, ‘dans I’avant-propos d’ Hommes et livres, reconnaitra sa dette a l'égard de Brunetiére : « Les ceuvres faites déterminent — partiellement — les @uvres a faire ; elles sont nécessairement congues comme modéles a sui- ‘vre, ou 4 ne pas suivre®. » Cette conception est tributaire des trois princi- Pes méthodologiques qui, sclon Bruneti¢re, fondent I’ objectivité critique : Te jugement, la classification, l’explication. L’extrait suivant du grand arti le « Critique », rédigé en 1887 pour La Grande Encyclopédie, de Berthe- lot, conserve sa pertinence, puisque, malgré son caractére dogmatique, il }. G. Lanson, Hommes et livres, Paris, Hachette, 1892, pp. XII-XII1. 31 3 La critique @ l'école des sciences souléve la délicate question des rapports entre la critique et les sciences qu'elle prend pour mod2les : « Personne peut-étre n'a mieux parlé des classifications qu’ Auguste Comte, en son Cours de philosophie positive |...]. Or, des especes, des genres, des fami le langage méme ne fait-il pas foi qu'il y en a? Confondons-nous ensemble le lyrique et le dramatique ? [...] Apres les avoir expliquées, il faut classer les ceuvres, et selon ce que I’on a reconnu entre elles d’analogue ou de dissemblable, d’inférieur ou de supérieur, les ordonner dans une classification qui soit l'image ou labrégé de I'histoire et de l'expérience méme: F. Brunetiére, « Critique », La Grande Encyclopédie, Lamirault et Cie, 1887, p. 419 Méconnaissant ce qui, dans l’ceuvre littéraire, résiste aux taxinomies Brunetiére se préoccupait moins des ceuvres singulitres que de ces univer- saux qui constitueraient l'une des « essences, ou forme de I’élan vital de la littérature’ », comme les appellera Albert Thibaudet. Curieusement, cette question des universaux de la littérature viendra au premier plan du colloque de Cerisy de 1966 consacré aux « tendances actuelles de la critique ». Gérard Genette en proposera une formulation, compatible avec le structuralisme alors dominant (ef. chap. 4) : «La seconde essence dont nous parle Thibaudet, en des termes peut-étre mal choisis, ce sont ces genres [...] qu'il vaudrait mieux sans doute appeler en dehors de toute référence vitaliste, les structures fondamentales du discours littéraire. » G. Genette, « Raisons de 1a critique pure », repris dans Figures II, Paris, Seuil, « Points », 1979, p. 14. La nouvelle terminologie (« les structures fondamentales du discours littéraire ») se référe ici au nouveau modéle scientifique que représente le structuralisme, nouveau positivisme (ou sa forme inversée) des années 1960. Mais, au tournant du siécle, la notion de « genre » participait plutét d’une conception évolutionniste et iciste de la littérature, I’ histoire littéraire s’étant justement édifiée, a partir de la synthése de Taine et de Brunetiére par Lanson, pour interroger le milieu d’« origine » de I’ceuvre (objet d’étude de la critique des « sources ») beaucoup plus que I’ euvre elle-méme. 9. A. Thibaudet, Physiologie de la critique, op. cit, p. 140. 32 iences 3 Une telle méthode — qui, on vient de le voir, opére dans le cadre plus large d'une refonte des savoirs — s’est développée au bénéfice de cette dis- cipline nouvelle, paralléle a la critique, qu’est l'histoire littéraire. La critique Vécole de. 2. LE POINT DE VUE DE L’ HISTOIRE SUR LA LITTERATURE 2.1 Mme de Staél, au tournant du siécle de la critique Mime de Staél publie en 1800 De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Cet ouvrage développe l’idée dune influence réciproque de I’histoire et de la littérature, conception directement héritée de la philosophie des idéologues du xv‘ siécle, comme Condillac et Condor- cet. Dod la nécessité de dépasser le point de vue exclusivement formel et atemporel qui carac it la critique classique, et d’inclure dans la littéra- ture « tout ce qui concerne I’exercice de la pensée dans les écrits, les scien- s'», en prenant donc en compte le mouvement de ces physiques exceptées' histoire dont participe la pensée. Ce mouvement étant confondu avec celui du progrés des idéaux des Lumiéres, l’originalité de I’écrivain importera moins ici que I’étude des meurs et des lois qui font évoluer « l’esprit de la littérature » : « Il existe dans la langue frangaise, sur l'art d'écrire et sur les principes du gott, des traités qui ne laissent rien & désirer ; mais il me semble que l'on na pas suffi- samment analysé les causes morales et politiques, qui modifient I'esprit de la lité- rature. I] me semble que l'on n’a pas encore considéré comment les facultés humaines se sont graduellement développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été composés depuis Homere jusqu’a nos jou Mme de Staél, op. cit., Discours préliminaire, p. 65. Partageant le destin de l’esprit humain qui obéit a la loi de «la perfectibilité », la littérature n'est désormais concevable que dans l’ordre du collectif et du situé. Avec Le Génie du christianisme, écrit deux ans plus 10. G. de Staél, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, éd. de G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, Flammarion, « GF », 1991, Pp. 66. 33 3 La critique a l'école des sciences tard, Chateaubriand fera de la religion chrétienne instrument de ce progrés, s’appropriant ainsi I’hypothése matérialiste de Mme de Staél. - On voit ainsi quelle bréche a pu ouvrir l’ouvrage de Mme de Staél dans lenseignement académique (représenté par le manuel de La Harpe, le Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne, publié en 1799 et réédité jusqu’en 1880), en associant, sans les confondre, ouvrages d'idées (ou « Philosophie ») et « Ouvrages d’imagination » (De la littérature..., seconde partie, chap. V et VI). En effet, la reconnaissance de la spécificité des ouvra- ges de fiction met l'accent surl’« ceuvre », objet de la critique, tout en postu- lant l’existence de I'« auteur», notion & la fois littéraire et sociale qui justifiera, aux yeux de Lanson et de ses successeurs, I’hégémonie de I"his- toire littéraire sur la critique. 2.2 Vhistoire littéraire : fortune et bilan du lansonisme L’Histoire de la littérature francaise, publiée en 1895 par Lanson (une 42° édition est parue en 1967), constitue le point d’aboutissement d'une évo- lution qui avait fait de l’histoire la premiére science de la littérature : « A mesure que chaque science s'arme de sa méthode, elle échappe a la littérature », écrit Lanson en 1892'', Formule frappante, qui, dans l’esprit de son auteur, montre a quel point la critique était alors en quéte d'une légiti- mité intellectuelle que seule l'histoire — dite littéraire — pouvait lui assurer. Formule équivoque aussi, puisque, au nom de l’érudition et d’une concep- tion linéaire et causale du temps historique, elle ne tendait qu’a différer la lecture directe des textes, mais aussi 4 marginaliser toute autre forme d’ écri- ture de I’histoire, comme l’histoire-remémoration expérimentée par Péguy dans Clio, livre publié a titre posthume en 1932 (cf. chap. 6). Enfin, l'histoire littéraire, qui pouvait étre celle de I"Institution littéraire, comme dimension constitutive de la littérature, s’est réduite a celle, juxtali- néaire, des ceuvres, c’est-a-dire au relevé exhaustif des sources et des influences. Tel sera le sens de l’alternative entre « Histoire ou littérature ? », rappelée avec force par Roland Barthes dans un article paru en 1960 dans la revue des Annales : 11. G. Lanson, Hommes et livres, op. cit., p. 350. 34 12. L. Febvre, Le Probléme de Win ane Albin Michel, 1942 ; rééd. chez le méme éditeur, « Evolution de I'humanité », 8. 13. A. Compagnon, La Troisiéme République des lettres, op. cit., p. 184. La critique a l'école des sciences 3 « Luvre est ntiellement paradoxale [...] elle est & la fois signe d'une his- toire et résistance cette histoire. C'est ce paradoxe fondamental qui se fait jour, plus ou moins lucidement, dans nos histoires de la littérature ; tout le monde sent bien que I’ceuvre échappe, qu'elle est autre chose que son histoire méme, la somme de ses sources, de ses influences, de ses modéles : un noyau dur irréductible, dans la masse indécise des événements, des conditions, des mentalités collectives. » R. Barthes, « Histoire ou littérature ? , Sur Racine, Seuil, 1979, p. 139. En dénongant les principes mémes de la méthode lansonienne (I'étude scolaire des « sources », des « influences » et des « modéles »), Barthes en rappelle les fondements épistémologiques : il s’agissait, d’une part, de « histoire événementielle » (dont les principes sont exposé duction aux études historiques de Langlois et Seignobos d’autre part, de la jeune science des faits sociaux (fondée par Durkheim dans Les Régles de la méthode sociologique, publié en 1895, et surtout Le Sui- cide. Etude de sociologie, paru en 1897). dans L'Intro- » en 1898) et, cette conception cloisonnée de l'histoire, succédera l’approche pluri- disciplinaire de I'« école » des Annales (fondée par Lucien Febvre et Marc Bloch en 1929), qui, substituant & I'histoire des faits une histoire des «problémes » et des mentalités, ne renouvellera l'approche historique du phénoméne littéraire qu’aprés la Seconde Guerre mondiale, notamment avec Vouvrage de Lucien Febvre, Le Probleme de l'incroyance au XVF siécle : la religion de Rabelais". L+histoire littéraire — ses limites une fois reconnues — met en évidence, dans la littérature, deux types de réalités que la critique doit soigneusement distinguer : I'Institution littéraire et 'euvre empirique. Ces deux réalités Posent un double probléme théorique que histoire littéraire a légué aux « nouvelles critiques » ; — le premier — d’ordre sociologique ou « sociocritique » avant la lettre — est celui de «la demande du public comme facteur de l'eeuvre!? », « Le public commande I’ ceuvre qui lui sera présentée : il la commande san: douter », avait écrit, en effet, Lanson dans un article intitulé « L’histoire "en ance au XVF siécle : la religion de Rabelais, 35 3 La critique a l'école des sciences littéraire et la sociologie »'*, En d'autres termes, Lanson, suivant lenseigne- ment de Taine, accordait au « milieu » un réle déterminant dans la réception des ceuvres — analogue a ce que la critique allemande contemporaine appel- lera I’« esthétique de la réception », ou théorie des effets de la réception sur la forme ou le genre de I’ ceuvre (cf: chap. 4) 5 ~le second, intimement lié & la spécificité de Iceuvre, et véritable point d’achoppement du scientisme de Taine comme de histoire littéraire, fut 4 maintes reprises soulevé par Lanson: c'est précisément celui de Vindividualité : «La définition de Vindividualité est l'objet od Ianalyse littéraire doit aboutir elle consiste a marquer les caracttres de l'oeuvre littéraire, tous ceux qu’on expli- que par des causes littéraires, historique: biographiques et méme si l'on peut, psychologiques, mais tous ceux aussi qu'on ne peut expliquer et qui consti- tuent Iirréductible originalité de I'écrivain. » G. Lanson, Hommes et livres, op. cit., p. XIN-XV. Cette « irréductible originalité » fut sans doute la plus mal pergue par les lansoniens, qui s‘attachaient pour I’essentiel aux ceuvres consacrées. Leur incompréhension des pottes symbolistes en particulier marque la limite d'une démarche qui veut « replacer le chef-d’ceuvre dans une série, faire apparaitre l'homme de génie comme le produit d'un milicu et le représentant d'un groupe! ». Ce type de postulat déterministe empéche G, Lanson de lire Mallarmé, auquel il reproche moins de vouloir « saisir l’inintelligible » que de «nous l’apporter, sans I’avoir converti d’aucune maniére en intelligible'® », Cet « intelligible », englué dans le mythe du « génie » de la langue frangaise, interdit & la critique historique toute «attention a lunique » (cf. Introduction), & V'inverse de Félix Fénéon, critique indépen- dant, proche des symbolistes, qui publia Verlaine et Rimbaud, alors méme qu'il étaient totalement incompris de leurs contemporains. Le fossé qui se creuse ainsi entre deux conceptions de l’ceuvre littéraire témoigne, par contraste, de l’isolement et de l'ambiguité d'un Sainte-Beuve qui parvint a allier la parfaite connaissance du métier d’écrivain et le travail rigoureux du critique. En cela, et au-dela de l’aspect polémique de son 14. Repris dans Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire, rassemblés par Henri Peyre, Paris, Hachette, 1965, p. 68. 15. Ibid., p. 35 16. G. Lanson, « Stéphane Mallarmé », Hommes et livres, op. cit., p. 474. 36 La critique @ l’école des sciences 3 Contre Sainte-Beuve, Proust participera d’une critique de création dont témoigne aussi Baudelaire. Cette « critique de création » ne souscrit pas nécessairement au mythe romantique de I'écrivain créateur, bien qu’elle en soit contemporaine. En revanche, elle met, pour la premiére fois, le sujet du langage — ce « moi » littéraire qui ne se confond pas avec l’auteur — au cceur de sa réflexion. 3. SAINTE-BEUVE ET LA QUESTION DE L’« AUTEUR » Chez Sainte-Beuve, contemporain, ami de Hugo et de Flaubert, la question cruciale de l’individualité littéraire a cristallisé celle des rapports entre litté- rature et critique, d'une part, celle des liens complexes entre l’ceuvre et T'auteur, d’ autre part. Si son ceuvre, celle des Critiques et portraits littéraires (1829-1849). des Causeries du lundi puis des Nouveaux Lundis (1851- 1870), demeure attachée a la naissance de la critique au XIX° siécle, c'est, comme le rappelait Jean-Pierre Richard en 1966, « parce qu’il est l'un de hos grands ancétres, et [...] qu'il n’a pas été seulement critique : il a été, et s'est voulu aussi potte et romancier'’ ». Mais il est également, en tant qu’auteur du Port-Royal (publié de 1840 & 1859), cet historien de la littéra- ture avant la lettre, auquel Barthes rend hommage dans l'article cité plus haut : « Si discuté que soit son Port-Royal, Sainte-Beuve a eu I’étonnant mérite d’y décrire un milieu véritable, ot nulle figure n'est privilégiée'®. » Ce double visage de Sainte-Beuve explique aussi I’ambiguité du lanso- nisme qui se revendiquera de lui. Partagé entre la croyance en des normes objectives de |’Art et l'expérience de la singularité du texte, Sainte-Beuve est, apparemment, moins soucieux d’élucider la complexité de I’ ceuvre elle- méme que d’assigner au « génie » de l’auteur une place définitive dans la littérature : «La vraie critique, telle que je la définis, consiste plus que jamais a étudier cha- que étre, chaque talent, selon les conditions de sa nature, & en faire une vive et 17. J.-P. Richard, « Sainte-Beuve et l'expérience critique », dans Les Chemins actuels de la critique, colloque de Cerisy (1967), UGE, « 10/18 », 1968, p. 109. 18. R. Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 141. 37 3 La critique @ l'école des sciences fidele description, a charge toutefois de la classer ensuite et de le mettre a sa place dans l'ordre de l'Art. » Sainte-Beuve, Lundis, XIl, dans Pour la critique, textes présentés par A. Prassoloff et J-L. Diaz, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992.p. 191. Cette conception apparait bien comme |’écran qui empécha Sainte-Beuve de situer a leur « juste » place ses propres contemporains (Balzac, Stendhal, Nerval, Baudelaire), bref ceux-la mémes qui ont transformé |’« ordre de V’Art»: tel sera le grief majeur de Proust dans son Contre Sainte-Beuve (of. chap. 3). Il demeure pourtant que, face au scientisme d'un Renan (pour qui « la bonne critique doit se défier des individus et se garder de leur faire une trop grande part », Pour la science) et au positivisme de Taine, Sainte-Beuve a constamment fait valoir ce qu’il appelle une « méthode naturelle » fondée sur la fréquentation directe du texte, étayée par la connai ice intime de la littérature classique et moderne. En ce sens, I’ceuvre littéraire se définit, avant tout, comme le langage d'une subjectivité : «C'est la le point vif que la méthode et le procédé de M. Taine n’atteint quelle que soit son habileté a s’en servir, Tl reste toujours en dehors, jusqu échappant a toutes les mailles du filet, si bien tissé qu’il soit, cette chose qui s‘appelle I'individualité du talent, du génie, » Nouveaux Lundis, 1864, ibid., p. 165-182. Aussi, dans ses études critiques — qu’il intitule de fagon significative « Portraits » — Sainte-Beuve s’efforce-t-il toujours de montrer qu'un auteur se caractérise essentiellement par ce qu’en termes d’énonciation on appelle- rait aujourd'hui des formes signifiantes, irréductibles 4 un modéle formel a priori. Suivre Sainte-Beuve au travail, c’est donc, comme le montre, par exemple, l’extrait suivant de son article sur I’ Oberman de Senancour, décou- vrir un précurseur de la critique thématique : « Chaque écrivain a son mot de prédilection, qui revient fréquemment dans le di: cours et qui trahit par mégarde, chez celui qui l'emploie, un vaeu secret ou un fai- ble. On a remarqué que madame de Staél prodiguait la vie [...]. Tel grand pote épanche sans relache I’ harmonie et les flots [...]. La devise de Nodier, que je n’ai pas vérifiée, pourrait étre Grace, fantaisie, multiplicité ; celle de Senancour est assurément Permanence. Cette expression résume sa nature. » Sainte-Beuve, « M. de Senancour », Portraits contemporains, 1832, ibid., p. 276. 38 La critique @ l'école des sciences Baudelaire se référera a cet article, pour montrer, par exemple, que chez Théodore de Banville le mot /yre contient « ce charme mystérieux dont le poete s*est reconnu jul-mieine. possesseur et qu'il a augmenté jusqu’a en faire un qualité permanente"? La modernité pataitetals de la « méthode naturelle » tient done a ce que, tout en reconnaissant le bénéfice que le critique peut tirer de I’Histoire, Sainte-Beuve n’écrit pas en cherchant 4 mimer une science quelconque : en effet, 4 l’instant ot I’analyse croit tenir un modeéle, elle « disparait dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l'homme. II y a plaisir en tout temps a ces sortes d’ études secretes, et il y aura toujours place pour les pro- ductions qu'un sentiment vif et pur en saura tirer”’ », Toutefois, la critique, aux yeux de Sainte-Beuve, ne saurait s’exercer comme si elle était tout a fait indépendante des autres savoirs, car « cet art profitera et a déja profité de toutes les inductions de la science et de toutes les acquisitions de l'histoire”! », Ainsi, la critique littéraire devient non seu- Jement une discipline distincte des sciences, mais aussi une activité littéraire indépendante de |’institution universitaire, coextensive au métier d’écrivain : c'est en tant que telle qu’elle commence A s’affirmer chez des écrivains comme Remy de Gourmont (1858-1915), et plus encore avec Proust (1871- 1922) avant de se constituer en une véritable école intellectuelle avec la Nouvelle Revue frangaise, fondée en 1909 a V initiative d’ André Gide (1869- 1851). 4, PROUST CRITIQUE : STYLE, TECHNIQUE ET « VISION » C'est a travers le Contre Sainte-Beuve — ouvrage posthume publié en 1954 et composé de fragments rédigés entre 1908 et 1910 dont les thémes seront développés dans 2 la recherche du temps perdu — que \’on a souvent cru pouvoir lire Sainte-Beuve. C’était oublier qu’en s’opposant a son grand 19. Ch, Baudelaire, Euvres completes, 1.1, Paris, Gallimard, « Biblioth@que de la Pléiade », 1976, p. 164. 20, Sainte-Beuve, « Diderot », Portraits litéraires, 1831, Pour la critique, op. cit, x p..122. 21. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, 1864, ibid., p. 187 3 3 La critique a 'école des sciences devancier, Proust s’interrogeait d’abord sur sa propre vocation de critique et d’écrivain. C’est pourquoi le Sainte-Beuve, dont il conteste la méthode est, pour lessentiel, celui qui avait été salué par Taine pour ses qualités scientifi- ques, a l'aune d'une philosophie positive incompatible avec la notion méme de littérature, comme Proust |’affirme ici : « Mais [ces] philosophes qui n’ont pas su trouver ce qu'il y a de réel et d’indépen- dant de toute science dans I’art, sont obligés de s’imaginer l'art, la critique, etc., comme des sciences, oi le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui suit. Or, en art, il n'y a pas (au moins dans le sens scientifique) d’initiateur, de pré- curseur, [...] Chaque individu recommence pour son compte, la tentative arti que ou littéraire ; et les ceuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise dont profite celui qui su M. Proust, Contre Sainte-Beuve, chap. III, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 124. En dénongant le scientisme de son époque, Proust proposait un véritable renversement de perspective, visant 4 concevoir |’ceuvre comme un acte de langage indivisible. L’idée essentielle repose sur la distinction entre l’indi- vidu social de l’auteur, qui peut faire I’ objet d’investigations de type biogra- phique, et le sujet de l’ceuvre littéraire, ou ce que Proust appelle le « moi » profond : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous mani- festons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices » (p. 127). Un tel déplacement implique un double changement dans la maniére de lire. D’une part, la lecture d’une ceuvre doit se libérer des stéréotypes de la représentation sociale des auteurs, confusion fréquente chez Sainte-Beuve. Tel est, précisément, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs, le sens du dif- férend qui oppose le narrateur aux jugements de Mme de Villeparisis : « Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait [...] penser que son jugement a leur égard était plus juste que celui de jeunes gens qui, comme moi, n’avaient pu les fréquenter™. » D’autre part, le contact avec les livres renvoie 4 une conception plus pro- fonde et plus singuliére de la lecture — celle-la méme que Proust dit parta- ger, dans Contre Sainte-Beuve, avec M. de Guermantes — conception qui va résolument a contre-courant «des critiques contemporains » de Proust, 22. M. Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pléiade », éd. de 1954, t. I, p. TH. 40 fences 3 comme le montrent les pages consacrées au «Balzac de M. de Guermantes » : La critique a V'école des « Un ouvrage est encore pour moi un tout vivant, avec qui je fais connaissance dés la premiére ligne, que j'écoute avec déférence, & qui je donne raison tant que je sans discuter. [...] Le seul progrés que j'aie pu faire & ce point de vue depuis mon enfance, et le seul point par ot, si l'on veut, je me dis- tingue de M. de Guermantes, c’est que ce monde inchangeable, ce bloc dont on ne peut rien distraire, cette réalité donnée, j’en ai un peu plus étendu les bornes, ce West plus pour moi un seul livre, c'est I'ceuvre d'un auteur. » M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., chap. Il, p. 233-234. Leuvre, ainsi lue, ne se manifeste pas d’abord & l'issue d’une analyse rationnelle — ce qui ne signifie pas qu'elle doive renoncer & toute rigueur — mais elle reléve en premier lieu de cette relation particulitre qui s’établit au contact du « monde inchangeable » de l’auteur. Une ceuvre, en ce sens, n'est pas la somme des connaissances ni des réflexions de I’écrivain, mais une unité d’affect que Proust nomme un « style », forme et signification de part en part reconnaissables. Irréductible au régime de la communication sociale, la lecture découvre alors I’ceuvre, autant qu'elle I’éprouve, comme un « tout vivant ». Proust amplifiait pour lui donner une forme cohérente le grief majeur de Flaubert a lencontre de la critique déterministe. «Od connaissez-vous une critique qui s'inquidte de I'euvre en soi, d'une fagon ense ? On analyse finement le milieu oi elle s’est produite et les caus Font amenée ; mais la poétique insciente ? D'oi elle résulte ? Sa compositi son style ? Le point de vue de I’auteur ? Jamais ! » G, Flaubert, lettre 8 George Sand du 2 février 1869, Extraits de la correspondance, Paris, Le Seuil, 1963, p. 246. Reprenant le méme argument quelque trente ans plus tard, Remy de Gourmont, critique proche des écrivains symbolistes, prenait le parti d'une critique qui se plagat exclusivement du point de vue de la subjectivité de T’écrivain, dont la « seule excuse [...] est de dire des choses non encore dites et [de] les dire en une forme non encore formulé Le dévoilement du « moi profond » de I’auteur — étranger aux catégories de la psychologie — constitue I’essentiel de la tache assignée par Proust a la 23. R. de Gourmont, préface au Livre des masques, Paris, Mercure de France, 1896. 41 3 La critique a l'école des sciences critique et a la littérature, puisque, comme I’on sait, A la recherche du temps perdu est un hybride inépuisable de roman et de critique, de fiction et d’essai. L’hérésie proustienne a bouleversé les catégories de la critique dite objective, dans la mesure oit I’ ceuvre littéraire devient le sujet pluriel d’un savoir inso- lite, qui ne signifie qu’a I’ aune du lecteur, ou plutét de la relation que I’ ceuvre établit avec lui. Les lignes suivantes, extraites du Temps retrouvé, contiennent d'une certaine maniére le programme de cette critique : « Louvrage de I’écrivain n'est qu'une espéce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permetire de sans ce livre, il n'eGt peut-étre pas vu en soi-méme. La reconnaissance en soi-méme, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une cer- taine mesure. » M. Proust, A la recherche du temps perdu, op. cit. t. Ul, p.911. La critique proustienne met a distance «|’intelligence » rationnelle, & laquelle dit se fier & contrecceur I"auteur du Contre Sainte-Beuve « pour écrire un essai tout critique ». De fait, cet « essai tout critique » s’est forgé d’abord dans les Pastiches, véritable critique en acte qui suppose la connais- sance intime des régles propres d'une ceuvre — sa syntaxe, son rythme, son accent particulier — « car chez un écrivain, quand on tient I’air, les paroles viennent bien vite? », C’est en concevant le style comme la continuité d'un langage et d’une vision que Proust renouvelle en profondeur, dans le Contre Sainte-Beuve, la lecture de Nerval, Baudelaire et Balzac, écrivains dont les ceuvres sont souvent confondues par Sainte-Beuve avec la caractére ou le mode de vie de I’auteur. Cette méme confusion conduira Gide a refuser, sans le lire, le manuscrit de Du c6té de chez Swann en 1912. Proust se situe donc bien sur l"une des grandes lignes de partage de la cri- tique du xIx* siécle, en opposant aux conceptions documentaires de la litté- rature, une véritable lecture critique des @uvres, en tant qu’elles sont génératrices de significations en rapport avec une subjectivité. Tout le sens de sa méthode consiste & rechercher et 4 rendre compte de cette valeur : « Dans le style de Flaubert, par exemple, toutes les parties de la réalité sont con- verties en une méme substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. Aucune impureté n'est restée. les surfaces sont devenues réfléchissantes. Tout ce 24, M. Proust 1971, p. 49. 25. Ibid., p. 295. Pastiches et Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliotheque de la Pléiade », 42 La critique a l'école des sciences 3 qui était différent a été converti et absorbé [...]. Dans Balzac, au contraire, coexis- tent non digérés, non encore transformés, tous les éléments d’un style & venir qui n'existe pas. Ce style ne suggtre pas, ne refléte pas: il explique. Il explique d’ailleurs avec des images les plus saisissantes. » M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 201. Cette mise en relief des « styles » au moyen de métaphores permet de comprendre le texte comme univers symbolique, dégagé de tout recours & l'intention : « Bien montrer pour Balzac (Fille aux yeux d'or, Sarrasine, la Duchesse de Langeais, etc.) les lentes préparations, le sujet qu’on ligote peu a peu, puis I’étranglement foudroyant et la fin. Et aussi l’interpolation des temps [...], comme dans un terrain oi les laves d’époques différentes sont mélées » (note, p. 212). Ce type de lecture, qui prend en compte simultanément la configuration générale de I’ceuvre et le trait grammatical significatif d'une individualité est exactement contemporain des recherches menées, & I’autre extrémité de l'Europe par les Formalistes russes, dont la redécouverte en France au début des années 1960 contribuera aussi a l’essor de la « nouvelle critique » (cf. chap. 4, 1). Mais au lieu de considérer le fonctionnement des grandes formes littéraires (comme le roman ou la poésie), Proust cherche surtout 4 montrer comment un style constitue un enjeu dans l’ordre de la connaissance du monde. Telle est encore la portée des célébres assertions du Temps retrouvé : « Le style, pour I'écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une ques- tion non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qui, s'il n’y avait pas Tart, resterait le secret éternel de chacun. » M. Proust, A la recherche du temps perdu, op. cit., t. U1, p. 895, La « vision du monde » de I’écrivain, comme « différence qualitative », fait alors du style un levier critique des catégories de la perception et de la pensée. C'est exactement en ce sens que Proust peut dire de Flaubert que « la révolution de vision, de représentation du monde qui découle — ou est exprimée — par sa syntaxe, est peut-étre aussi grande que celle de Kant déplagant le centre de la connaissance dans I’éme”® ». En reconnaissant aux « A propos du sisyle” de Flaubert», Essais et articles, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1994, p. 28: 43 3 La critique a l'école des sciences ceuvres littéraires la possibilité de créer leurs Propres catégories mentales, c’est-a-dire leur propre rationalité, Proust as ble role de médiateur et de créateur, attaché a décrire, c’est-a-dire & recom- poser, ce « produit d’un autre moi» qu’est le livre. Ce rapport de la littérature avec la vérité, généralement négligé par la critique d'obédience structuraliste (cf, chap. 4, 2), a suscité et suscite toujours davantage I’ intérét croissant des critiques contemporains, notamment de philosophes comme Gilles Deleuze*’, ou d'un chercheur comme Pierre Cambion dont on lira avec profit le récent ouvrage, La Littérature a la recherche de la vérité*. 5, LA CRISE DE LA CRITIQUE DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES Bien que minoritaire en son temps, Proust annonce I'essor de Ia critique d’écrivain qui marque la période de I’ entre-deux-guerres. La publication trés tardive du Contre Sainte-Beuve en France (1954) apparait elle-méme aujourd’ hui comme I'ultime symptéme de la crise générale qui affecta la cri- tique littéraire au cours du xx* siécle, dans la mesure od la lecture prous- tienne, ne prétendant plus au statut de science, s’appuie sur la pluralité du sujet littéraire. C’est en ce sens que la notion de « style » n’y est pas réducti- ble, comme elle pouvait l’étre dans Il’enseignement de la rhétorique, a l’inventaire de procédés d’ expression. En récusant la séparation de la « forme » et du « fond » autant que le recours aux anciennes typologies des genres, I’ceuvre de Proust, d’abord édi- tée par fragments dans la Nouvelle Revue francaise (NRF) a partir de 1914, fut en effet la source vive de cette critique d’« identification » ou de « sympathie », qui caractérise la critique de I’ entre-deux-guerres, de plus en plus préoccupée par ce que Jean Paulhan appelle les incertitudes du lan- gage’. Liée au destin des éditions Gallimard, La Nouvelle Revue francaise (NRF) est la seule revue qui, ayant traversé le siécle, constitue sans doute, a lécart de l’université, le laboratoire de la critique littéraire frangaise de cette 27. En particulier, Proust et les signes, Paris, PUR, « Perspectives critiques », 1986. 28, P. Cambion, La Littérature a la recherche de la vérité, Paris, Seuil, 1996. 29. Cf entretiens avec Robert Mallet, Paris, Gallimard, « Idées », 1970. 44 La critique a U'école des sciences | 3 époque, ouverte sans préjugés aux risques de la création, puisque son comité de lecture publie notamment Proust, Claudel, Valéry, Saint-John Perse. 5.1 La Nouvelle Revue francaise, une critique sans frontiéres Parallélement au dadaisme et au mouvement surréaliste, qui, selon |’euphé- misme d’Aragon, ont «tenté un reclassement de certaines valeurs” Vaventure de la Nouvelle Revue frangaise, qui portait comme sous-titre « Littérature et critique », a montré qu’ il n’y avait pas de littérature possible sans une exigence critique. sans une philosophie du discernement. On parle parfois de critique d’accueil, ou de sympathie, pour caractériser V'indépendance intellectuelle de cette critique, incarnée, surtout aprés la Pre- miére Guerre mondiale, par la NRF, revue ouverte a la jeune littérature fran- gaise ct étrangére autant qu’a des écrivains frangais tombés dans l’oubli. De ce courant aux sensibilités tres diverses, A l’origine de la critique dite « thématique », méritent d’étre retenus ici quelques noms significatifs : Valery Larbaud (1881-1957) représente cette critique de découvreur et de traducteur. Dans Ce vice impuni, la lecture ; Domaine frangais (1941), il montre par exemple comment la forme de « monologue bavardé » qui carac- térisait un roman jusqu’alors négligé par la critique — Les lauriers sont cou- pés a Edouard Dujardin, publié en 1887 — a profondément marqué Vécriture de I’ Ulysse de James Joyce (traduit par Larbaud). V. Larbaud est, en outre, le premier critique 4 avoir explicitement montré que la subordina- tion de la critique a "histoire littéraire (cf: supra, chap. 2, 1.3) reposait sur une méconnaissance du fait littéraire : en démontant le mécanisme de cette confusion chez Renan, il explique du méme coup pourquoi les épigones de ce dernier « se sont persuadés ficilemedtt qu’ils étaient supérieurs aux écri- vains qui faisaient I’ objet de leurs études*! ». Enfin, chez V. Larbaud, I’atten- tion scrupuleuse portée au métier de |’écrivain ouvre des perspectives toujours neuves sur les rapports entre le langage et la littérature. 30. L. Aragon, Le Traité du style, Paris, Gallimard, 1927, « L’imaginaire », 1980, p. 199. 31. V. Larbaud, « Renan, I" Histoire et la Critique littéraire », Sous |'invocation de saint Jéréme, Paris, Gallimard, 1946, p. 274. 45 3 La critique a l’école des sciences Jacques Riviere (1886-1925), directeur de la NRF de 1919 A 1925, fit preuve d’ une attitude de compréhension rare, « qui consiste 4 adopter suc- cessivement le point de vue de chaque écrivain », comme I’ écrit Roger Fayolle**, Lecteur exceptionnel, il entretint, notamment, une correspondance d’explication et d’amitié avec Antonin Artaud (publiée avec L’ Ombilic des limbes d’ Artaud, cas unique dans Ihistoire de la poésie), od le dialogue entre I’écrivain et le critique devient partie intégrante de I’ceuvre poétique d’Artaud, Le court extrait de cette lettre du 8 juin 1924 montre comment la recherche dune coincidence entre deux consciences conduit la critique, comme Iécrivait Baudelaire, au coeur de la métaphysique : « Proust a décrit les “intermittences du coeur” ; il faudrait maintenant décrire les imtermittences de I’étre. [...] Qui ne connait pas la d&pression, qui ne sent jamai lame entamée par le corps, envahie par sa faiblesse est incapable d'apercevoir sur Vhomme aucune vérité. » dans A. Artaud, L’Ombilc des inbes, Gallimard col « Posse» 1968 pas, Si le dialogue entre les deux hommes tend naturellement ici a associer le plan de la vie et celui de I’ ceuvre, c’est pour extraire de I’ceuvre une connais- sance qui vaille pour la vie. Encore une fois, l’accent placé sur « la vérité » assigne a la critique un devoir de lire sans modéles précongus, puisque, en Voccurrence, aucun critique en 1924, hormis Jacques Riviére, n’avait reconnu un écrivain en Antonin Artaud. Albert Thibaudet, marginal 4 sa maniére, introduit également dans la Nouvelle Revue frangaise une critique de « sympathie » qui, inspirée par la Philosophie de Bergson, appréhende les ceuvres a partir du mouvement créa- teur qu’elles communiquent. Cette aptitude & rendre compte de la singularité d'un auteur en croisant plusieurs types d’approche (historique, philosophi- que, stylistique) se manifeste non seulement dans ses monographi le Gustave Flaubert (Gallimard, 1922) ou le Montaigne, resté inachevé (Gallimard, 1962), mais aussi dans ses Réflexions sur le roman (Gallimard, 1938). On lira en particulier, dans ce dernier recueil, le chapitre intitulé «Les liseurs de romans» que Thibaudet distingue des « lecteurs de romans », en ce sens que les premiers « se recrutent dans un ordre oi la litté- 32. R. Fayolle, La Critique littéraire, Paris, A. Colin, « U », 1978, p. 159. 46 iences 3 rature existe, non comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle, et qui peut saisir l'homme entier aussi profondément que les autres fins humaines » (p. 250). Cette distinction permet & Thibaudet d’esquisser une histoire du public des romans & partir d’une réflexion tou- jours actuelle sur le statut de la lecture littéraire dans les sociétés modemnes. Jean Paulhan (1884-1968), enfin, a joué en tant que directeur de la NRF de 1935 a 1968, avec une interruption de 1940 & 1953, un role crucial dans la position éminente que la critique va désormais occuper dans la champ méme de la création littéraire. S*il a maintes fois répété que « nous ne savons pas beaucoup plus qu’aux premiers jours du XIX‘ siécle ce qu’est la critique** ». c’est avec le souci constant de rappeler 2 la critique qu’aucune science n’enseigne « l'attention » : « Tout ce qu'il faut dire des critiques frangais, c'est que, pour divers qu’ils fus- sent, ils manquaient singulitrement de poigne. Ou bien ils empoignaient & tort et & travers, II n’en est pas un qui ait dit un mot de Lautréamont [...]. Pas un de Rim- baud [...]. Pas un de Mallarmé [...]. S’agit-il de Baudelaire, Sainte-Beuve le juge anormal, Faguet plat, Lanson insensible et Maurras malfaisant. » J. Paulhan, « Félix Fénéon ou le critique »,op. cit., p. 88. La critique a Vécole de Dans la Petite Préface a toute critique, publiée en 1951, il examine le sens et la portée du mot « critique », en I’appliquant non pas au jugement de l’écrivain sur son @uvre faite — que cette aeuvre se veuille « classique » ou « romantique », ou qu'elle se réclame, selon les termes de Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes (Gallimard, 1941), des «Rhétoriqueurs » ou des « Terroristes » — mais 2 la réflexion consciente sur les moyens de l’écriture. Or ces moyens (qui relévent de la rhétorique au sens littéral du mot, ce dire de stratégies conscientes ou inconscientes du discours) ne sont plus assi- milables aux modéles fixés par les rhétoriques et les arts poétiques du passé. Devenue critique d’elle-méme, I’ ceuvre littéraire travaille sa propre forme & partir de « modeles » choisis, qu’elle les intériorise pour les amplifier déme- surément (Lautréamont), les exalter (les surréalistes) ou les détruire (Dada) : « Tantét les choix sont préparés de longue date, et tantét subits. Mais que ce soit en dix ans ou en deux heures, la grande part du travail d'un auteur se passe en repentirs et retours, corrections, vérifications, retouches. D’un mot, en critiques 33. J. Paulhan, op. cit. p. 89. 47 3 La critique a Vécole des sciences — ai-je dit secrétes ? Elles ne le sont guére en tout cas de nos jours, od I’on ne trouve point de création qui ne se double d'un systéme critique, » J. Paulhan, Petite préface & toute critique, Paris, Le Temps Qu’il Fait, 1988. p. 13. Réhabilitant, avec une certaine ironie, le lien dialectique qui unissait, aux yeux des classiques, une ceuvre avec la conscience lucide des choix qui la forment, Paulhan s’inscrivait dans le droit-fil du projet d’enseignement de la poétique dont Paul Valéry (1871-1945) avait tracé les grandes lignes en 1938. Ce sont presque les mémes mots que I’on retrouve d’ailleurs = « Les reprises d'un ouvrage, les repentirs, les ratures, et enfin les progrés marqués Par les ceuvres successives montrent bien que la part de I’arbitraire, de l'imprévu, de I’émotion, et méme celle de "intention actuelle, n'est prépondérante qu'en apparence. [...] Tout ceci résulte de la moindre observation du langage “en acte”, Mais encore, une réflexion tout au: ple nous conduit & penser que la Littéra- fure est, et ne peut étre autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du Langage. » P. Valéry, « L'enseignement de la poétique au College de France », dans @uvres, Gallimard, « Bibliotheque de la Pléiade », 1957, p. 1438, Les points de vue de Paulhan et de Valéry semblent done accorder une importance décisive a la critique comme réflexion sur les « propriétés du Langage ». En ce sens, tous deux participent déja du paysage complexe qu’offrent actuellement la critique contemporaine et, de maniére générale, les tendances de la réflexion sur la notion méme de littérature, Tandis que Valéry devient une sorte de théoricien officiel de la littérature — d’od le recours stratégique au terme de « Poétique », cf, chap. V, 1 —, Paulhan, qui exerce jusqu’a sa mort une sorte de magistere critique (discrétement partagé avec Raymond Queneau, entré au comité de lecture des éditions Gallimard dés 1938), reste préoccupé par la théorie du langage, qu'elle soit philosophi- que ou linguistique. 5.2 Isolement de la critique frangaise Ce n'est qu’avec la mise en question du fait littéraire et la réflexion des écri- vains sur le langage que la critique universitaire frangaise a pris conscience des contradictions od I’avaient enfermée les ambitions du xIx°. Le critique s'est alors trouvé brusquement jeté au carrefour de disciplines nouvelles 48 La critique a Vécole des sciences 3 issues des sciences humaines, longtemps tenues a I’écart de l’enseignement des Lettres : linguistique, sociologie, psychanalyse. Réciproquement, la lit- térature, qui met en jeu la totalité des rapports entre le sujet, le monde et le Jangage, a suscité I’attention de nouveaux chercheurs en sciences humaines. Ce qui doit retenir l’attention aujourd’ hui, c’est, A la fois, la dimension internationale et pluridisciplinaire du renouveau de la critique entre les deux guerres mondiales ou aprés la Seconde Guerre, et, par contraste, le véritable chauvinisme intellectuel qui a dominé la critique académique en France jus- que vers 1960+. L’atteste d’abord I’écart considérable entre la date de pre- mitre publication de la plupart des textes fondateurs de la future « nouvelle critique » et celle de leur reconnaissance officielle en France. Du cété de la philologie allemande, l’ouvrage d’Erich Auerbach déja cité (Mimésis : La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, publié a Berne en 1946), et surtout le livre posthume de Leo Spitzer (Etudes de style, 1948) avaient déja renouvelé la compréhension des grandes weuvres du passé avant d’étre accessibles en frangais. Il fallut enfin attendre 1971 pour lire en francais (édité au Seuil sous le titre La Théorie littéraire) Vouvrage de René Wellek et Austin Warren, Theory of Literature, paru en 1948, référence universitaire du New Criticism fondé dans les années 1930 en Angleterre, sous l’influence du pote T. Eliot et du critique IA, Richards. Ce véritable manuel bénéficiait d’ailleurs de l’apport des formalistes russes et des premiers structuralistes, dont les principaux acteurs (notamment Roman Jakobson) ayaient émigré aux Etats- Unis des les années 1930. Les deux chapitres qui suivent (4 et 5) ne visent done pas l’exhaustivité, mais présentent les principales problématiques critiques issues de ce renou- vellement de la théorie littéraire, en situant chaque fois les exemples dans leur contexte épistémologique. 34, Nous renvoyons a 'ouvrage d’ Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit. 49 4 LES CRITIQUES D’ INTERPRETATION Interpréter un texte, dans la tradition herméneutique, suppose, on I’a vu, une conception du sens, qui, en dernier ressort, renvoie 4 une intention de I’« auteur ». Mais la notion d’« auteur », et par suite le statut du « sens », ont été sensiblement bouleversés par l’introduction des méthodes propres aux sciences humaines dans les études littéraires (rappelons qu'un décret de 1957 a marqué en France la naissance des « Facultés des lettres et sciences humaines »). Ces derniéres ont contribué a I’émergence de ce qu'il faudrait appeler, avec Michel Foucault, un discours critique, en ce sens que, méme si l'on ne lit pas un chapitre de Jean-Pierre Richard comme on lit un chapitre de Jean Starobinski, on y reconnait un type d’énoncé qui fonde son autorité critique sur la maitrise de savoirs : or si la linguistique, la psychanalyse, la sociologie ont bien statut de « sciences humaines », mieux vaut les considé- rer, comme le conseillait Lacan, comme des sciences conjeciturales, pour éviter de les réifier. On voit poindre alors des difficultés — qui ne seront pas résolues ici — inhérentes a toute tentative de typologie des critiques d’interprétation. Est-il légitime par exemple de ranger la sociologie du champ littéraire parmi les critiques d’interprétation ? Réciproquement, pourquoi ne pas lire Jean Staro- binski comme un authentique essayiste dont I'ceuvre déploie une quéte cons- tante et multiforme de la vérité littéraire ? Nous répondrons que toute critique d’interprétation assigne ses propres limites & l'objet qu’elle consi- dére, et qu’aucune science humaine ne peut prétendre a plus de scientificité qu’une autre. Rappelons enfin que la linguistique, qui a joué longtemps le role de science humaine pilote, n'est pas une science monolithique : de la phonologie (analyse atomistique des langues) a la poétique (étude de la parole comme principe de créativité), la linguistique a effectué une révolu- tion copernicienne dont l’essentiel tient en une proposition : on ne peut pren dre la littérature pour un objet linguistique comme les autres, puisqu’elle est précisément un mode pensée ancrée dans le langage d’un sujet. C’est pour- quoi la littérature résiste et contribue aux « sciences du langage », et consti- tue, de ce fait, !’élément majeur, reconnu ou non comme tel, de toute théorie 50 Les critiques d'interprétation 4 du langage. Pour cette raison, seront présentées dans un chapitre distinct (cf. chap. 5), les approches critiques qui, plus explicitement que d’autres, sont redevables de la théorie du langage fondée par Ferdinand de Saussure successeurs. 1. L’« BCOLE DE GENEVE » ET LA CRITIQUE THEMATIQUE 1.1 Une phénoménologie de I’imaginaire On associe généralement l’origine de la critique dite thématique & V ceuvre de deux genevois, et en particulier 4 deux de leurs trés nombreux ouvrages : De Baudelaire au surréalisme (Corréa, 1933) de Marcel Raymond (1897- 1984), et surtout L’Ame romantique et le Réve (José Corti, 1939) d’ Albert Béguin (1901-1957). Nul projet de fonder un tel courant ne présidait pour- tant A ce chef-d'ceuvre de la critique : «C'est donc “notre” expérience — s'il est vrai que celle des podtes que nous adoptons s’assimile & notre essence personnelle pour I'aider dans sa confrontation avec l'angoisse profonde —, c'est notre expérience que je pensais retrouver dans Métude que j'entrepris. [...] Ce livre ne se propose done pas de réduire a un sys. téme clairement analysable les ambitions et les ceuvres d'une “école” poétique. Pareil propos me semble inintelligible. » A. Béguin, L’Ame romantique et le Reve, p. X. Deux notions capitales marquent ici une double rupture avec la tradition universitaire de I’époque : le refus du classement positiviste de la littérature Par « écoles » et l’aveu d'une interrogation personnelle comme source et rai- son de la critique. Le mouvement qui porte Albert Béguin vers la compré- hension des podtes romantiques, a travers les multiples aspects que recouvre, dans leurs ceuvres, la vie onirique, procéde ainsi d’un désir de connaissance spirituelle, qui, on le verra plus loin, le distingue de la démarche psychanaly- tique. La valeur centrale de cette connaissance repose sur ce que Béguin ppelle, dans sa préface, « l'image »: « le podte est celui qui, utilisant a d’autres fins ce qu’il a de commun avec le névrosé, arrive a couper le fil qui | tient en lui l'image : dés lors, elle est autre chose » (p. XVI). C'est dans SI 4 Les critiques d'interprétation Vinvestigation méthodique de cette découverte romantique, |’« ame » — du poéte Jean-Paul 4 André Breton —, qu’apparait en filigrane la notion de theme, ¢ est-a-dire l'univers sensible de |’écrivian dont imagination est le foyer. C'est a l’appui de cette thése, en effet, que Béguin cite le philosophe romantique allemand Herder : « La connaissance supérieure provient des mille sensations internes, dont le fai ceau convergent constitue /'imagination, véritable faculté centrale ; elle produit non seulement les images, mais aussi les sons, les mots, des signes et de senti- ments pour lesquels souvent le langage n‘a pas de nom. » A. Béguin, ibid., p. 58 Ces mots de lindicible, pour ainsi dire dictés sous la pression de « mille sensations internes », constituent dans un texte un réseau complexe de signifi- cations, révélateur d’un imaginaire, ou d'une « fime », dépassant la notion tres générale de thtme « qui désigne une catégorie sémantique qui peut étre pré- sente tout au long du texte, ou méme dans I'ensemble de la littérature (le “théme de la mort”)! ». II ne s’agit ici, on le voit, que d’une définition canoni- que, qui ne rend précisément pas compte de ce que Jean-Pierre Richard appel- lera l’essentielle « profondeur » que produit tout langage poétique — le « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » de Mallarmé, auquel Jean- Pierre Richard a d’ ailleurs consacré sa premiére grande étude critique”. C'est au nom de cette conception de la lecture littéraire comme processus d'identification du critique 4 un imaginaire (ou a une « conscience ») chaque fois unique, et révélant toujours une parcelle de son infini, que des personna- lités aussi diverses que Georges Poulet, Jean Rousset, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard, ont souvent reconnu leur dette envers leur précurseur genevois. C'est, par conséquent, une méme conception de I’cuvre comme « avénement d'un ordre en rupture avec un ordre existant, affirmation d’un régne qui obéit a ses lois et & sa logique propre* », qui désigne, sous le nom d’école de Genéve, l'un des courants majeurs de la critique contemporaine, autant qu'un mouvement de pensée cohérent. 1. O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 283. P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1962. J. Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille a is, J. Corti, 1961, p. 11. Les critiques d’interprétation 4 En d'autres termes, c’est la reconnaissance de I’ceuvre comme « relation différentielle et polémique avec la littérature antérieure ou avec la société environnante* » qui permet de sceller une authentique relation critique par Jaquelle I’ ceuvre devient sujet autant qu’ objet de la conscience : « Un travail s‘accomplit en moi par le déroulement du langage de l’aeuvre [...]. Mais, comme I’a si bien dit Georges Poulet, elle a besoin d'une conscience pour s’accomplir, elle me requiert pour se manifester, elle se prédestine 4 une cons- cience réceptrice en qui se réaliser, » J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 16. La notion de « conscience », plus encore que celle d’imaginaire, sépare ainsi la critique thématique de la critique structurale a laquelle elle aura pourtant recours : la notion de « structure », en toute rigueur, présuppose un fonctionnement indépendant de toute perception du monde, tandis que T'approche thématique cherche plutét a circonscrire dans I’ euvre cette expé- rience premiére que constitue la conscience au monde d’un écrit d'un point de vue plus conceptuel, la structure peut désigner, comme c notamment le cas chez Jean Rousset (cf. infra), la fonction déterminante d’un theme dans la forme d'une auvre. 1.2 Gaston Bachelard et la conscience de l’image poétique Qu’ elle s’attache a la conscience ou a l’imaginaire, la critique dite thémati- que revendique sa filiation avec la phénoménologie herméneutique du philo- sophe allemand Edmund Husserl (1859-1938), ou de philosophes frangais comme Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), qui envisagent la perception comme une activité mettant en jeu les objets extérieurs, non pas tels qu’ils « apparaissent », mais tels que les construit la conscience. Congue comme relation au monde, la conscience des phénoménes — dite phénoménologique, pour la distinguer de la conscience réflexive du Cogito cartésien comme présence a soi — est un acte de conscience qui est toujours conscience de quelque chose. Il n’y a donc plus lieu d’opposer plus la sub- jectivité & lobjectivité, puisque cette conscience (que Husserl appelle inten- J. Starobinski, « La Relation critique », L'il vivant I, Paris, Gallimard, 1967, 2, 53 4 Les critiques d’interprétation tionnalité) se manifeste a partir de l’expérience de la « sensation », définie comme point originel d’intersection du sujet et du monde. C'est en ce sens qu’il faut lire la plupart des avant-propos de Jean-Pierre Richard : « tous ces poetes ont été saisis au niveau d'un contact originel avec les choses [. Ainsi se formaient devant moi autant d’univers imaginaires® ». Mais cette notion d’ « univers imaginaire » se réfere en toute rigueur a la pensée de Gaston Bachelard (1884-1962). Philosophe de la connaissance scientifique®, Bachelard s'est également interrogé sur les mythes fondamen- taux inspirés des grandes catégories élémentaires de l’univers (comme l'eau, Yair, le feu, la terre, I’espace) qui structureraient notre présence au monde sensible sous forme de schémes fondamentaux — ou images. Les travaux de Bachelard équivalent, pour la critique thématique, & une transposition de la phénoménologie a l'étude de l'image poétique, puisqu’ils s’appuient essen- tiellement sur le témoignage des poétes de tous les temps : « En nous obligeant a un retour systématique sur nous-méme, a un effort de clarté dans la prise de conscience & propos d'une image donnée par un pote, la méthode phénoménologique nous améne A tenter la communication avec la conscience créante du poate. » G. Bachelard, Poétique de la réverie, Paris, PUF, 1960, p. 1. Cette double filiation explique que la critique thématique doive, comme l'écrit Jean-Pierre Richard, situer « son effort de compréhension et de sym- pathie en une sorte de moment premier de la création littéraire », dans la mesure ot « ce moment est aussi celui od le monde prend un sens par I’acte qui le décrit, par le langage qui en mime et en résout matériellement les problémes’ ». 1.3 Jean-Pierre Richard et Jean Rousset : la lecture « thématique » Le langage étant supposé, en effet, mimer une « intention fondamentale » qui lui préexiste, I’enquéte thématique — voisine mais distincte en cela de la critique psychanalytique qui, sous le texte, dévoile un sens inconscient — 5. JP. Richard, Onze Etudes sur la poésie moderne, Paris, Seuil, 1964, p.7. 6. G. Bachelard, La Philosophie du non, Paris, PUF, 1940 ; « Quadrige », 1994, 7. J.-P. Richard, Poésie et Profondeur, Paris, Seuil, 1955, p. 9. 54 q Les critiques d’interprétation 4 s’attache a expliciter comment les themes d’une ceuvre suggérent I’expé- rience d’une conscience unique : « [...] les themes majeurs d'une ceuvre, ceux qui en forment l’invisible architec- ture, et qui doivent pouvoir nous livrer la clef de son organisation, ce sont ceux qui s'y trouvent développés le plus souvent, qui s'y rencontrent avec une fré- quence visible exceptionnelle. La répétition, ici comme ailleurs, signale Tobsession. » J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Fonctionnellement, le theme, repérable par sa « fréquence visible » et sa « répétition », peut s’apparenter a la notion de variation dans une partition musicale, puisqu’il en détermine a la fois, pour celui qui se propose de Vinterpréter, la cohérence et l’originalité. Au plan de la signification litté- raire, l’analyse thématique ne saurait en rester 1a, mais tente toujours, comme le montre J.-P. Richard, de coincider avec cette sensation primitive dont parlait déja Proust & propos du « rappel de rouge » et de « la couleur pourprée » dans Sylvie — la fille du feu — de Gérard de Nerval*, : L’analyse thématique prend done le plus souvent appui sur des extraits courts, qu'elle commente d’un point de vue phénoménologique, pour les relier & de nouveaux extraits — le commentaire dessinant ainsi, de fragments en fragments, un parcours au terme duquel apparait ce que le critique appelle un « paysage ». Voici par exemple comment, au cours de sa lecture de Ver- laine, J.-P. Richard découvre l’imaginaire de la « fadeur» ou de la « neutralité », qu'il fait partager au lecteur : « Les états de conscience les plus typiquement verlainiens semblent ainsi suspen- dus dans un climat de neutralité indifférente, Nul n'en revendique la propriété, et Verlaine moins que personne. [...] Il les fait vivre hors de lui, loin de lui, dans une objectivité trouble, sur le mode du cela : C'est l’extase langoureuse, C'est la fatigue amoureuse, C’est tous les frissons des bois, Crest vers les ramures grises Le cheeur des petites voix... [« Ariettes oubliées »] 8. Ibid., p. 43. 55 4 Les critiques d'interprétation [...] Ou bien, et inversement, ce sont eux qui visitent la sensibilité, s’y glissent clandestinement, comme des étrangers indésirables. Et c’est alors le verbe imper- sonnel qui proclame I’irresponsabilité du moi et son refus de vivre ses états sur le plan de I’intimité sentie : Il pleure dans mon cccur Comme il pleut sur la ville... [ibid.] Tristesse aussi anonyme, aussi gratuite qu'une tombée de pluie... ” J.-P. Richard, Poésie et profondeur, op. cit., p. 176. Si l'interpréte, dans la fluidité de sa phrase, s’efface donc ici derrigre Vauteur, c'est pour mieux établir avec lui ce duo sans lequel il n'est pas de véritable lecture. Les citations qui ponctuent le discours critique, n’ont donc pas pour fonction d’illustrer un propos qui serait extérieur a I’ceuvre, mais plutot de révéler la découverte progressive d’un univers dont la cohérence n'est pas donnée d’avance, ni jamais totalement reconnue. On remarquera en outre, comme I’ observe lui-méme J.-P. Richard dans Tavant-propos des Onze éiudes sur la poésie moderne, que « le domaine propre du langage n’y intervient que ga et 1a, a titre de confirmation trop par- ticuliére, ou de conclusion trop générale, et toujours rapidement ». L’analyse thématique procéde ainsi d'une intuition initiale indispensable, que vient confirmer ou infirmer une lecture toujours consciente du paradoxe qu’il y aa vouloir rendre compte, pas a pas, voire mot 4 mot, d’une signification poéti- que insécable. C’est précisément cet écueil de la division, que tente de sur- monter la notion méme de « réseau thématique », qui vise a retrouver, les plis de la parole poétique une fois déployés, l’origine, la vacuité ou I’horizon de cette parole. Au contact de la psychanalyse et de la linguistique, les travaux les plus récents de J.-P. Richard attestent |’évolution de la démarche thématique vers l'analyse plus minutieuse des traits de langage de l’écrivain. Ainsi, dans Microlectures, c'est en partant « de I’ analyse des faits textuels pour rejoindre les structures thématiques », comme le reléve Michel Collot’, que le critique tente de repérer, a l’instar du psychanalyste, les répétitions comme les dissé- minations d’éléments de sens qui révélent la forme structurante, au niveau 9. M. Collot, Territoires de l'imaginaire. Pour Jean-Pierre Richard, textes réunis par Jean-Claude Mathieu, Paris, Seuil, 1986, p. 229. 56 Les critiques d’interprétation { du texte, d'un désir ou d'une obsession. Mettant a |’épreuve des auteurs les plus contemporains (L'Etat des choses (Gallimard, 1990], Terrain de lecture {Gallimard, 1996]) sa pratique de 1a critique (« la critique : cette écriture au service des écritures »), J.-P. Richard poursuit dans la discrétion une ceuvre rare qui témoigne de la littérature comme expérience charnelle du langage. A la méthode du « parcours », propre a J.-P. Richard, répond en quelque sorte la lecture plus globale pratiquée par Jean Rousset, qui n’annule pas T’analyse successive des motifs, mais suspend celle-ci & la découverte préa- lable de la forme unifiante de lauvre. Par exemple, I'attention, dans Madame Bovary, aux « doublets, petites cellules qui se font pendant et écho de loin en loin [et] superposent deux épisodes qui se réfiéchissent mutuellement », montre de fagon exemplaire la prédilection de Flaubert « pour une litanie accablée [...] od le retour au point antérieurement par- couru raméne, un degré plus bas, en position dégradée et parodique »'°, C'est pourquoi, dés le titre de l’ouvrage le plus connu de Jean Rousset, Forme et signification", la conjonction « et » peut se lire comme un lien causal, dans la mesure od la forme y a naturellement « un réle de choix dans univers mythique, dans I’expérience imaginaire de l’auteur » (p. 64). Cette conception de la forme, ou de la structure, ne recoupe pas exactement, on le verra, celle des théoriciens formalistes, dans la mesure oi, pour Ia critique thématique, les réalités formelles de I’ euyre — a la différence des structures inconscientes de la langue ou des mythes — renvoient toujours & la cons- cience singuliére qui les congoit. On notera que Jean Rousset hésite toutefois a fixer l’ceuvre dans telle forme (« Polyeucte ou la boucle et la vrille », « Marivaux ou la structure du double registre », titres de chapitres de Forme et signification), comme si Cette notion recelait en quelque sorte sa propre limitation : « Chaque fois qu'elle [Ia critique} touche A un foyer ow 4 un neeud central, qu'elle tient une piste ou un relief significatif, elle pressent d'autres centres et d'autres pistes et se trouve finalement renvoyée a un sentiment interrogatif, & la perception d'un au-dela des formes saisies, qui est encore I"aeuvre. » J. Rousset, Forme et signification, op. cit, p. 70. 10. J. Rousset, « Les réalités formelles de l'auvre », dans Les Chemins actuels de la critique, UGE, « 10/18 », 1968, p. 64. 11. J. Rousset, Essais sur les structures litéraires de Corneille @ Claudel, Paris, J. Corti, 1961. 57 4 Les critiques d'interprétation Cet « au-dela » des structures révélerait en fin de compte, non pas l’insuf- fisance des réalités formelles mais plut6t la vocation créatrice de l'école de Geneve, moins soucieuse de construire des concepts que d’incarner ce que Jean Starobinski appelle « un idéal critique, composé de rigueur méthodolo- gique (liée aux techniques et a leurs procédés vérifiables) et de disponibilité réflexive (libre de toute astreinte systématique)'? ». Cet idéal critique repose non seulement sur ce que sait, mais aussi et peut-étre surtout sur ce que cher- che le lecteur, et qu’il ne connait donc pas encore. 1.4 Jean Starobinski ou la relation critique A la différence de son ainé Georges Poulet, qui expose en 1971 sa théorie de Vactivité critique dans La Conscience critique, Jean Starobinski, médecin et historien des sciences par sa formation (il est auteur d’une thése qui a fait date sur I’Histoire du traitement de la mélancolie) a laboré un mode de « lecture qui s’efforce de déceler l’ordre ou le désordre interne des textes qu'elle interroge, les symboles et les idées selon lesquels la pensée de I’ écri- vain s’ organise » (introduction de Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle, Gallimard, 1958). Beaucoup plus qu'une analyse de type thé- matique, l’explication de texte devient, « une fois accomplie, le mor yeni a tra- vers lequel notre intérét Iui-méme s’interpréte et se comprend! ». Cette méthode signifie qu'il n'est pas d’interprétation de I’euvre qui ne mette a l’épreuve (et ne confirme) les propres choix méthodologiques de l’interpréte et ne l’oblige un incessant retour sur lui-méme, mouvement typique du « cercle herméneutique » : « Contrairement & I’explication de l'objet strictement scientifique, soumise au verdict de la vérification expérimentale, l’interprétation de I’ objet significatif (de Vobjet “ “sensé” qui s’offre & nous dans toute étude de caractére “humaniste”) n‘aura d’ autre critére que sa cohérence, sa non-contradiction, la mention de tous les faits pertinents, la rigueur de sa formalisation, si formalisation il y a. » J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 168. 12, J. Starobinski, « La Relation critique », op. cit., p. 31. bit x 13. J. Starobinski, « Le progrés de I’interpréte », dans « La Relation critique », op. cit., p.82. 58 Les critiques d’interprétation 4 Cette mise au point contribue a faire de la critique, non plus une affaire de technique d’analyse de texte, mais une expérience singuliére qui vise la ‘reconnaissance et la restitution de l’univers d’autrui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les études de critique littéraire de Starobinski ont privilégié les geuvres de Rousseau et de Montaigne qui, chacune a leur manitre, se déploient a la fois sur le plan de l’expérience et de l’expression du « moi ». Par la, il s’agit de définir ce que serait un « style de l’autobiographie », la notion de style — ici empruntée aux Etudes de style de Leo Spitzer que Sta- robinski a fait éditer en France en 1970 — recouvrant alors I’ensemble de tous les faits pertinents considérés comme symptomatiques d’une ii idualité : « Dans ce cas, la notion méme de style obéit secrétement a un cine de métaphores organiques, selon lesquelles I’ expression procéde de Vexpérience, sans discontinuité aucune!*, » La démarche de J. Starobinski se distingue donc de celle de Georges Poulet pour qui la critique se veut avant tout identification a la conscience des auteurs étudiés ; dans ce cas, en effet, la lecture traverse la matérialité linguistique des textes « comme un milieu optiquement neutre » pour « aller droit & l’expérience spirituelle'® » Le discours littéraire s’apparente alors a ’expression pure d’une conscience. Puissamment influencée par I’ esthétique romantique de ses débuts, la cri- tique thématique a mis l’accent sur la définition de I’ euvre comme origina- lité, avatar du « moi profond » dont parle Proust, et sceau de l’authentique création. Les notions cardinales d’« Imaginaire » et de « Conscience », sur lesquelles elle se fonde, sont donc indissociables d'une conception idéaliste du sujet, en ce sens que I’ceuvre, comme I’écrit G. Poulet, donnerait accés aux structures inaltérables du « Cogito original » de I’écrivain'®, Mais, au- dela de l'univers singulier de l’auteur, ce sont toujours sinon des essences, du moins des catégories de la perception, comme le temps et I’espace, que retrouve G. Poulet dans toute ceuvre, comme le soulignent les titres de ses plus célébres recueils critiques, les quatre volumes d'Etudes sur le temps humain (Plon, 1950-1968) ou Les Métamorphoses du cercle. Dés lors, la tache du critique consiste moins & discerner ce qui fait T'ceuvre qu’a « s’identifier » a elle, c’est-a-dire a s’en faire l'identique selon 14. J. Starobinski, ibid., p. 87. 15. J. Starobinski, préface aux Métamorphoses du cercle, de Georges Poulet, Plon 1961 ; rééd, Flammarion, « Champs », 1979, p. 16. G; Poulet, La Conscience critique, Paris, 4 Corti, 1971, p. 307. 59

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