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104 LES STOI'CTDNS, CICûRON ET LEUR INFLUENCE
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de l'équatcur sonl. lrabitécs, tandis que, de ces régions au tro-
piqrrc, il rr'y a d'h:rbitant.s que sur les côtes. Ce qui I'intéresse
donr:, rllrrs rlcs rccherches de ce genre? c'est la < sympathie >
cnl.rc lcs ;rllLies tlu monde; c'est un de ses principes que ( le XII
bon ;qriogrtphc cloir considérer les choses terrestres en liaison
avr:r: lcs r:hoses célestes >. C'est ce qui lui fait adopter une théorie LA THÉORIE DES INCORPORELS
rkrs rnar'ées déjà bien connue avant lui, celle qui explique le
gon (lcment de la mer par l'action de la lune et celle du soleil :
- DANS L'ANCIEN STOÏCISME
c'csI là une preuve directe de la liaison de la terre au ciel (liaison
qu'il ne faudrait pas confondre avec I'hypothèse de I'action à
distance, puisque Posidonius recherche au contraire le méca- Platon et Aristote admettaient que l'être sensible comme
nisme de l'action de la lune sur la mer). C'est enfin pourquoi tel est caractérisé par l'indétermination et l'illimité : il ne trouve
Posidonius a attaclo.ê tant d'importance à l'étude de l'influence une détermination relative et provisoirc que sous I'influence
du climat sur les mceurs et les coutumes. d'êtres intelligibles. Au jugement de Chrysippe, I'Idée plato-
La science chez Posidonius paraît donc avoir été, dans son nicienne ne fait qu'indiquer les limites auxquelles doit satis-
intention, la science du cosmos, considéré comme tout. C'est faire un être pour exister, sans en déterminer de plus près la
la science telle que pouvait la concevoir un Stolcien : la science nature : il peut être ce qu'il veut dans ces limites, et par suite
définie ( une perception sûre, certaine et inébranlable n ne ce n'est pas un seul être qui est déterminé, mais une multi-
peut, pour cette raison même, avoir d'autre objet que la tota- plicité sans fln (l).
Iité qui se suffit à elle-même, le monde (1). Or les Stoïciens, en admettant qutil n'y a d'autres réalités
que des corps étendus et résistants (2), veulent que les corps
trouvent en eux-mêmes leurs déterminations et leurs limites.
(l) [Cf. plus bas, p. ll7, l'étude sur Posidonius d'Apamée, théoricien de Ia Ils rencontrent alors devanf eux les résultats de la spéculation
géctmëtrie.l
platonico-aristotélicienne qui se présentent à leur pensée comme
autant de problèmes : d'abord, suivant cette spéculation, les
événements et autres déterminations ne sont liés entre eux
que d'un lien accidentel; il est accidentel pour un morceau de
marbre de devenir statue ou siège : l'être sensible ne se déteï-
1 mine donc que par une influence extérieure. De plus, le fait pour
l l'être sensible d'être.dans tel ou tel lieu est encore un accident,
si le lieu, comme l?a montré Aristote, est déterrniné non par le
I
corps lui-même, mais par les extrémités du corps qui le contient,
et qui le loge, pour ainsi dire, à la place où il est. Enfin le temps
I
I
est une autre cause d'indétermination : car le temps n'est que
i
la mesure du changement et, si l'être sensible change, c'est
I
(l) Pnocr,us, Eucliil., 35, 25 (AnNIru, Sloic. Detet. fragm., 11, 123, 35) i

I-'Idée est comparée à un théorème qui permet de construire, dans des limites ,

déIlnies, une inlinité de figures égales.


.(2) ClnneNs Ar-ax., Strom.,-II, p.436 (SyF, II, 123, 16: taricôv oôpa
xcrt ouoto(v oPr.qopevot].
106 LTIS S'1,'OT(:IIi)NS, CTCIIRAN ET T,EUR II'{FLUENCE LA THÊ,ORIE D.ES TIfCORPORELS 107

donc qrr'ir r:lurrluc rrromcnl, il n'a pas sa détermination complète premier corps produit sur le secontl non pas une propriété nou-
et qu'il (:st (:ssonlicllr:rncnt indéterminé en lui-même. La théorie velle, mais un attribut nouveall, celui d'être coupé (1). Cet attri-
sl.oit:irrnrrr: rlr:s irrcorlrorcls n'est qu'un essai de solution de cette but qui ne désigne aucune qualité réelle, mais une sirnple
tr:iplc rli(lirrulté. Illlc s'efforce d'expulser clu réel toutes ces manière d'être (æôç ëXov) est purement et simplement un f i
oilusos rl'irrrlritcrmination en rrrontrant qu'elles n'affectent en résultat, un effet, qui n'est pas à classer parmi les êtres.
ricn l'ôtrc môme. l\{ais les élérnents péripatéticiens et plato- Ces résultats de l'action des êtres, que les Stolciens ont été
ni<:ions ayilrrt? dans le moyen stoicisme, altéré la pureté du stoî- peut-être les premiers à remarquer sous cette forme, ctest ce
cismc primitif, c'est à cette période du système 1[re nous nous que nous appellerions auj
cn ticndrons pour mettre en une plus glande Iumière les consé- n'esi
9o19"pt bâiàrtl qui
i

quences rigoureuses de l'affirmation qu'il n?y a que des corps. dq_l'être, ce gui est
J

-rqals
tère singulier du fait que les StoTciens mettaient en lumière
I en disant qu'il était incorporel ; ils I'excluaient ainsi des êtres 1q
réels, tout en l'admettant en une certaine mesure dans ltesprit. l/
Le monde des Stoïciens est composé de principes spontanés, < Tout corps devient ainsi cause pour un autre corps (lorsqu'il
puisant en eux-mêmes vie et activité, et aucun d'eux ne peut être agit sur lui) de quelque chose d'incorporel (2). r Ainsi il ne faut
dit proprement I'effet d'un autre. La rela[ion de cause à effet est pas dire que l'hypochondrie est cause de la fièvreo mais cause
tout à fait absente de leur tloctrinc. S'il y a relatitln, elle est de ce fait que la fièvre arrive. Il suit de là que la force interne
d'un tout autre genre : ces principes sont cornûre les moments d'un corps ne s'épuise pas dans les effets qu'elle produit ; ses
ou les aspects de l'existencc d'un seul et même être, le feu, dont effets ne sont pas une dépense pour lui et n'affectent en rienf
l'histoire est l'histoire mêrne du monde. Les êtres réels peuvent son être. L'acte de couper n'ajoute rien à la nature du scalpel.
cependant entrer en relation les uns aveo les autres, et? au moyen La ftalité n'est pas dans les événements, dans les démarches
de ces relations, se modifrer. < Ils ne sont pas, dit Clément diverses quoaccorrplit l'être, mais dans l'unité qui en contient
d'Alexandrie exposant la théorie stoicienne, causes les uns des les parties. Mais en séparant ainsi deux plans d'être : d'une part,
autres, mais causes les uns pour les autres de certaines l'être profond et réel, la force; d'autre part, le plan des faits qui
choses (l). r Ces modifications sont-elles des réalités ? des subs- se jouent à la suface de l'être, et qui constituent une multiplicité
tances ou des qualités ? I{ullerurent. On sait de quelle façon sans fin et sans lien d'incorporels, les Stoiciens enlèvent à l'être
paradoxale les Stolciens tentent d'éviter cette production des sensible pris en lui-môme tout ce que les événements accidentels
qualités nouvelles par la modification réciproque des corps; apportaient à l'être sensible d'indétermination ; ils résolvent
ils admettent un mélange des corps qui se pénètrent dans leur ainsi le premier problème que leur présentait la spéculation
intimité et prennent une extension commune. Lorsque le feu antérieure.
échauffe le fer au rouge? il ne faut pas dire que le feu a donné Dans la question du lieu, les Stoiciens ïepïennent une théorie
au fer une nouvelle qualité, mais qu'il a pénétré dans le fer' rcjetée par Aristote, celle du lieu considéré comme I'intervalle
pour coexister avec lui dans toutes ses parties. Les modifications occupé par le corps (3) : il est facile de voir pourquoi ils ont
dont nous parlons sont bien différentes : ce ne sont pas des réa-
lités nouvelles, des propriétés, mais seulement des attributs . , IX, 2ll (SyF, II, ll9, Zl); cf. les idées du stolcien
(xaqyopfpr,æca). Ainsi lorsque le scalpel tranche la chair, le Ân I,262, 31.
AncnÉoÈlre (iôid., d'après Cr-Éuerr o'Ar_arrxlnre) :
rù téuyeoOaa, td oû èbtr,v cr[cr,a, èvép1er,ar, oûoocr, cio<ôpr.aéol
elc
. (l) f n., VIII, I (,SyF, II, 121, 4). 'AII{).ov o'lx éocr wù alrta, d}.}.{).orq (i|) Lcrrr nrgnmontation pour établir I'existence du lieu (Snxrus. Malà..
8è ryItct. X, 7 ; ^S//r', ll, l$2r 2) suiL clo très près I'argumentation. d'Aristote au chai
ET LEUR INFLUENCE LA THEORIE DI'S INCORPORELS 109
108 LES STOÏCTENS, CTCÉRON
de la même façon : les principes essentiels de la physique stoT-
abandonnd la thdorie môme d'Aristote. Cette théorie avait pour
cienne sont incompatibles avec une division réelle des corps
condition csscntielle la distinction entre le contact et la conti- dans l'espace; quelque peine qu'on ait à se représenter les
nuit6. Lc oorps contenant' dont les extrémités déterminent le raisons séminales de chaque corps, sinon comme détachées de
lieu, csL cn contrcL avec le corps contenu, dont l'indépendance la raison commune et extérieures les unes aux autres, c'est
est rli:rnontréc par le mouvement qu'il peut faire pour s'en pourtant là que tendent toutes les expressions des Stoiciens (1).
sriparcr. Or, d'après les StoTciens, le contact est radicalement
inrpossiblc; à cause de la divisibilité indéfinie, on ne peut pas
Il est impossible alors de parler de plusieurs lieux.
Par la théorie du lieu-intervalle, les StoTciens considèrent
parlcr dans lcs corps d'extrémités dernières (1)' ni par consé- I'extension comme le résultat de la qualité propre qui constitue
tlrrcnt dire que les corps se touchent par leurs extrémités. un corps. La raison séminale du corps s'étcnd, par sa tension
M uis s'il n'y a pas, dans le contact de deux corps' de point précis
interne, du centre jusqu'à une limite <[titcrrnirrric dans l'espace,
oir ccsse un corps et où un autre commence, il s'ensuit que les
non par une circonstance extcrnc, miris pal sa proprc nature.
corps tloivent ou bien s'interpénétrer (2), ou bien être séparés
Le lieu du corps est le résultat tlc cctte activité intcrne, Comme
ptr drr vide. Les Stoiciens refusant la seconde alternative ne tous les événements du corps, le lieu rentre donc dans la caté-
rccrrllit:nt nullcmcnt rlcvant la première, qui est l'objet d'une gorie de la manière d'être et ne forme pas une catégorie spé-
rloctlirrr: csscrrlir:llc rltr syslirrnc, celle cle Ia Np&or,6 3r,' 6À<ov.
ciale (2) : en tant qu'incorporel, il n'affecte nullement la nature
Mlis rrrrrr:rltllr(,ns (lrl() tlt:llt: tlot:lrirrc cottstiLtrc, cn môme temps des êtres, dont il est un simple résultat. Et ainsi est enlevée
ryrr'rrrrrl r:r'ilir;rrtr rlrr llt Llrrlolitr <l'Arisl.rtl.c, rrnc réponsc aux aPories
à l'être sensible une autre cause d'inclétermination (3).
d'Àr'istol(, sur lir llrriolic rlrr'il lrrjrll.ait ct que lcs StoÏciens ont Le temps est le quatrième des incorporels dans la liste citée
rcprisc, ccllc rlu licu-irrtcrvallc. La rli{Ë.culté principale consistait
par Sextus. Bien que nous soyons très peu renseignés sur la
en ce que? si le lieu est l'intervalle d'espace occupé par un corps
théorie stoïcienne du temps, nous voyons aisément, jusque
plein, par exemple la capacité d'un vase rempli de différents
dans les désaccords des Stoïciens, le désir d'enlever au temps
liquides, on peut demander quel est le lieu de cet intervalle,
toute efficacité et toute rêalité. Zénon, en définissant le temps
et ainsi à I'infini. Mais cette aporie suppose des corps impéné'
trables ; elle aclmet implicitement que le contenu est séParé (l) Cf. la tovczi xlvqorç par laquelle la Raison suprême produit les autres
par division du contenant. Dans la thèse de l'interpénétrabilité raisons, opposée à la division et au détachement (Prrrr,oN, De sdcr. Ab. et C.,
des corps, on ne peut parler ni de contenant ni de contenu :
ils se confondent, et le lieu de I'un est le lieu de I'autre. Pour la :bÏ:s#3t;
seconde aporie, à savoir que le corps, dans son déplacement, itl,T',iîTi:
emporterait en quelque sorte son lieu avec lui, et qu'on abou' . La théorie
des catégories d'Aristote était faite pour distinguer, à côté de Ia substance,
tirait à cette absurdité que le lieu change de lieu, elle est levée

tombera dans us (Arisl de coel


si rle dcux ter , l'autre doit être
irrllrri csL donn nné, ct on ne peut
rlu monrlo. L'é stolcisme nour mo
([o co goru'o n'on! pu être levôoc.
1I0 LES STO]'CLENS, CrcÉ,RON ET I,ET]R INFLUENCE LA TIIÉORIE D-ES TAICORPO]?.EIS t11

I'intervalle du rnouvement, se rapprochait d'Aristote (l). leur raison d'être ? Chrysippe I'explique par la distinction des
Chrysippc, tout crl adrnel.tant cette définition7 en ajoute une formes verbales passées et présentes (I). Le présent, c'est le
autrc : < L'intcrvalle qui accompagne le mouvement du temps dans lequel un ôtre accomplit un acte exprimé par un
morrtlo (2). r Il a, semble-t-il, obéi à une suggestion d'Aristote, présent, comme : < Je rne promène. lr I-e présent n'est donc pas
qui sc rlonuntle si le temps n?est pas le nomble d'un certain momentané, puisqu'il dure autant que l'acte, mais il est limité
rnorrvomcnt tléterminé (3). Son intention en distinguant ainsi comme I'acte lui-même.
lc lcrnps limité du temps indéfrni était sans doute de rattacher Les Stoïciens ont donc voulu concilier l'existence dans le
lo tornps à I'expansion du monde comme une conséquence à temps de tous les êtres et de Dieu lui-rnômc avec la nécessité
son principe, et d.'atténuer autant que possible la réalité du et la perfection de ces êtres. Ils ont pour cela enlevé au temps
[emps. Seulem.ent cette détnition, propre à Chrysippe, engendra toute espèce d'existence rdclle et par suibc toute action sur les
dans l'école même de nombreuses critiques, qui toutes précisé- êtres, < Ils l'ont placé >, dit un platorricien, < dans la pensée
ment partent de cette idée que cette définition donne beaucoup vide; il est pour eux sarrs consistnuoc ct tout près du non-
trop au temps. Deux passages des (Euvres de Philon le Juif être. > C'est ce qu'ils entendaicnt cn I'appclant un incorporel.
nous paraissent renfermer des traces de cette critiquc : la diffi- Le temps apparaît chez eux pour la première fois comme une
culté de la théorie de Chrysippe est en somme la conciliation forme vide dans laquelle les événernents se suivent, rrais suivant
de sa propre définition avec celle de Zônon : si le lemps est des lois dans lesquelles iI n'a aucune part. Suivant la remarque
f intervalle du mouvement du monde, il est forcé de s'accorder de Chrysippe (2),le temps ne s'applique qu'aux verbes, c'est-à-
avec l'auteur du Timtîc en déclarant le temps contemporain dire aux prédicats qui signifient des événements incorporels : il
du monde ou postéricur à lui, et par conséquent de nier la suite n'a donc aucun contact avec l'être vér'itable des choses.
à I'infini des périodes cosmiques (4). Admet-il au contraire
I'infinité du temps ? Alors le monde doit être aussi sans commen- II
cement ni fin puisque le temps ne peut être sans lui (5). Dans
Les conséquences les plus irnportantes de cette théorie des
tous les cas, le temps détermine certains caractères du monde.
incorporels se font sentir dans la logique. La science antique a
Nous ignorons si et comment Chrysippe a tenté de répondre.
toujours été réaliste : pour que la dialectique pénètre dans le
Mais nous savons qu'il s'appuyait encore sur deux arguments
réel, il est nécessaire que le réel soit approprié à la pensée et de
pour montrer I'inefficacité du temps : c'est d'abord I'analyse
même nature qu'elle ; c'est le cas chez Platon et Aristote, chez
de la continuité qui l'amène à nier l'existence du présent consi-
déré comme momentané (6). S'il admet ensuite l'existence du
qui le réel est toujours de nature conceptuelle : mais d.ès que
la notion du réel se déplace, oomnne chez les Stoïciens, de l'intel-
présent, ce n'est que pour le réduire à une portion limitée du
ligible au corporel, il faut que la connaissance du réel soit iden-
passé et du futur. Mais quelles sont ces limites et quelle est
tifrée avec la sensation, conçue comme l'action réciproque de deux
corps dont l'un produit I'impression sensible, tandis que l'autre la
reçoit et l'assimile : cette connaissance, en tant qùe contact de
deux réalités, c'est la représentation compréhensive ; mais elle
se réduit à une certitude immédiate qui s'achève en elle-même.
Qrie devient alors la connaissance dialectique et discursive ?
(1.t\ I ù, inrl : 11,492, Nlangey. (l) Cf. Droo.La.,VII, l4O(SVF, II, 166, 2), d'après qui, pour Chrysippe,
(ti) t)ùàelç Anrus op. S'roe., .Erl., t, p. 106; SZF' ( le pâssé et le futur sont sans limites, tandis que le présent est limité ,, et
ll, l(i,1,2'.l,-3f) s que dans une certaine étendue (tatcù S'rorrfrrr, ibid., 1. 28 qui rattache le prêsent à I'acte exprimé par le verbe.
rur I r,, t), ( il'. I'r .SY/r, IT, 165, 39). (?) (lf. nol,c prôcéclcnlc, le textc de Stobée, oir la remarque s'étend au paEsé.
\'

t12 LES SIIOICIEIIS, CI(,-I'-ÂON ET LEUR INFLUENCE LA THEORIE D-ES TI{CORPORELS lI3
L'objet de cette connaissance est I'exprimable (Àext6v), concept? pour ne plus contenir qu'un fait transitoire et acci-
mentionn6 par Sextus comme le deuxième des quatre incor- dentel. Dans leur irréalité et par elle, attribut logique et attribut
porels adrnis par les Stoïciens, Nous allons montrer que ce mot des choses peuvent colncider (l). Et certes il y a d'autres expri-
désignc exactement la même chose que les événements ou faits mables que ceux-ci : d'abord les propositions simples, qui se
incorporcls, résultats de l'activité corporelle, que nous avons forment en ajoutant au verbe attribut un sujet, et les propo-
merrtionnés ci-dessus. Le mot même d'exprimable implique sitions composées, comme la proposition hypothétique, due à
une certaine liaison avec le langage: quelle est cette liaison ? la liaison de propositions simples. Mais ce qu'il y a d'essentiel,
Il est sûr, malgré quelques interprètes de I'Antiquité, quel'expri- de central, c'est I'attribut, et la proposition elle-même est quel-
mable n'est pas le mot lui-même (1). Est'il ce qui est signifié quefois appelée un attribut complet (2).
par le mot ? Sans doute l'exprimable peut être signifié par des Les propositions qu'étudient la dialcct.iquc stoïcienne expri-
mots ; rnais il ne I'est pas toujours, et ceci ne fait pas partie ment donc soit des faits, soit tles relations entre des faits. Le
de sa nature ; le ),ext6v n'est pas nécessairement un olpr,ottv6' raisonnement dialectique consistc, étanl donnd une relation
pevov (2). L'exprimable est-il l'objet de la représentation entre deux faits a{firmés dans une proposition hypothétique
ra[iunnelle cn tant qu'opposée à la représentation sensible ? (ouv11.tpr.évov), à conclure de l'existence du premier fait celle
ll I'aur dirc qnc l'cxprimable forme un des objets de la repré' d.u second. Ces considérations ont amené Yictor Brochard,
scntat.iorr ralionttc[lc, rnlis sans lcs contenir tous; ilyaren effet, dans un bel article del'Archia (3) à chercher, dans la dialectigue
parlni ccs ob.jr:l.s rlcs r:or';rs (3). stoÏcienne, l'ébauche de notre logique inductive moderne.
l.'attlibrrt Lrgitlrrc tkr lt proposition (zætr;16p1po), ou expri' Nous allons montrer dans ce qui suit que cette tentative est
mablc incorrrplct, s'cxplirnc, comme on le sait, chez les Stoïciens inadmissible, dès que I'on replace la dialectiqus au milieu de la
par un ve-r:bc : il n'cst plus, comme dans la logique d'Aristote, théorie des incorporels d'où elle est issue.
un concept indiquant une classe d'objets, il n'y a plus que des Remarquons d'abord que la liaison entre l'antécédent et
propositions de faits, et le problème de la liaison du sujet avec le conséquent dans le ouvlpçr,évov n'est nullement comparable
le prédicat, qui avait tant préoccupé Platon et Aristote, s'éva- à la liaison légale de Stuart Mill. En effet, comme il s'agit de
nouit, puisque sujet et prédicat ne désignent plus deux réalités deux faits incorporels et inactifs par eux-mêmes, I'antécédent
distinctes et d'égale dignitê, mais que le prédicat est au sujet ne peut nullement être appelé (sinon, comme les Stoïciens eux-
comme l'effet incorporel et irréel à la cause corporelle. Mais mêmes l'on dit, par une simple métaphore) la cause du consé-
cet attribut logique coincide entièrement avec le fait ou l'évé' quent I les deux faits sont tous deux dans le plan des effets et
nement tel que nous I'avons défini. Tous deux sont désignés sans action l'un sur l'autre (4). C'est ce que nous voyons encore
par le mêrne m.ot xocryyiprlpo( : tous deux sont incorporels et mieux en approfondissant la nature de cette liaison suivant les
irréels. Du côté du réel, la réalité du fait a pour ainsi dire été
atténuée au profit de celle de l'être Permanent qui le produit :
du,côté de la logique, I'attribut a été pfivé de la réalité du ( ème et de Cléanthe après le Lextc déià cité, Creu.
263, I ) : les effets (rà oÛ èotv attuci; sond incor-
^r., épveoOau) sont desxarqyogilpata, qu'ils appellent
(1) D'après AvntoN., Ar. an. pr., p. 68, 4; SVF, 1I,77, 7, contredit par lil:S
tous les autres textes.

il.r:LI
I,DS STOICTENS, CICDRON ET LEUR INFLTIENCE LA TI:IÏIORIE DI's INCORPO}IEI.S
114

des préoccuparions des Stoïciens. Mais alors, ne faudra-t-il


pas admettre que le premier fait, s'il permet de découvrir le
second, le porte pour ainsi dire en lui-même, et lui prêter ainsi
une certaine activité, une force dont il n'est pas susceptible
par nature ? Il fauto pour lever cette diffi.culté, déterminel de
plus près la nature du signe ; tandis que pour les Épicuriens
le signe était un objet sensible et connu par la sensation, le signe
est pour les Stoïciens un jugement, un incorporel, un exprirnable
ct non une réalité : dans notre exemple, ce n'est pas le lait qui
est le signe, mais le fait d'avoir du lait (1) ; la chose signiÊée
est également un exprimable, et comme telle, elle est présente :
ce n'est pas l'enfantement qui est signifié, mais le fait d'avoir
cnfanté, qui est un exprimable présent et actuel (2). La sérnéio-
logie ne s'occupe pas du rapport entre les deux choses, rnais
tlu rapport entre les deux faits. Mais alors, le ouvlppévov du
signe se ramène facileneent au cas d'un ouvlppévov ordinaire :
car si le lait et I'enfantement sont deux réalités différentes,
It:s deux faits : < Avoir du lait, et avoir enfanté l ne sont au fond
r1u'un seul et même fait présent, exprimé d'une façon différente ;
( ne pas avoir enfanté > est donc contradictoire avec ( avoir du
lair l. Et alors nous comprenons cornment, ainsi que le dit
Scxtus, < quand on a la notion de la conséquence, on prend
arrssi immédiatement l'idée du signe au moyen de la consé.
(lrrence r (3). Les Stoïciens viendraient-ils à s'écarter de cette
irlcntité, leur théorie tomberait sous la critique sceptique :
la proposition suppose que le signe a été constaté et qu'il n'est
l)rrs connu par la chose signifiée.
lVlais, dira-t-on encore, si les Stoïciens n'ont pas l'idée de loi,
lrrrrl rloctrine du destin ne leur en fournit-elle pas l'équivalent,

(l ) Srl' lc dissentiment entre Epicuriens et Stoïciens, cf. Snxrus, Malft.,


V il r, ll2-t t7 (svF, II,73, 42).
Srriv:rnt Sextus, le signe suivant les Epicuriens est un sensible, tandis
(:J,)
rlrr'il rsl, choz les Stoiciens intelligible (voqr6v). Sertus veut-il indiqucr par là
rlrr Ic signo ost connu sinon o priori, du moins par une espèce cle sens (:onlrnun,
r,rr,lu rronl,ill rlos représentations empiriques? C'estl'opinionclol3roolrarrl,tlui
rrrrl ili rrrrl
rrrt ttitcsl,ltrrl,ro:
, I r' rillrrt csl, I rc... eTvcl rô
,r r11t, i.,tv, xul, ) crr lricrr
rrrrc
rl',rllltl crrrllr I Lxr., l\.lttllt.,
\ . '.' l lt ,s l'l, ri1/., l, 51) ;
' ' liiî; ;;., Ar. rop.. p. 24 (sv F'- ll' 75' 30)'
I'r!xntimâhle. .l ,',ll, llrll,'.lli;Slrrrs,
',t r', il, {;7, I t)
ll,lrtllt,Ylll, t6;SI;l', II,63, l0;lrr., Vlll, l{l{);
l;i ii;î;;;;i, si,''r'i ririq'"U 'i" \t''i"i'"' (Ànn' phitos"p/r" l?o rrrrrr" 1103'
r 'l:l)
l:t) \/lll, "7l,:,',1 /'', 11,71,7.
1 ^ttrtlt,
tr6 I,NS S'I'OI(:I/'/V,S, CICÉNON ET LEUR INFLUENCE

XIII
lr: l';rit. r:st. :rinsi déterminé, c'est par son rapport avec uno cause
POSIDONIUS D'APAMÉE
THÉORIC{EI\ DE LA CÉOnnÉrnrn

La liaison intime que Platon, après les Pyt.hagoriciens, avait


appeié la liaison des causes (2), non pas cellc dcs causes avec établie entre la philosophie et les mathémariques ne persista
les effets, mais celle des causes entre elles par lcrrr râpport au guère que chez les premiers scholarques de l'Académie, qui
dieu unique qui les comprend toutes. Il s'agit dortc ici du rapport avaient encore reçu la parole du rnaître. Dans la doctrine
des êtres eux-mêmes, du rapport dcs évérrcrnents auquel d'Aristote déjà se distingue une direction toute nouvelle qui
"ir.on
se développera dans les deux grandes écoles stoïcienne et épi-
curienne, direction qui tend vers une physique entièrement
débarrassée de toutes considérations mathématiques. La seule
réalitê consiste dans les corps donnés par les sens, et en parti-
culier par le sens tactile, moins suspect d'illusion que le sens
visuel ; les êtres mathématiques ont une sorte d'existence atté-
nuée dans la pensée (1) ; ou, si I'on veut leur donner l'existence
réelle, identifier par exemple la ligne géométrique avec la
ligne réelle, il sera faux de dire qu'il y a une ligne sans épais-
seur ni largeur, et les propositions mathématiques perdront
en exactitude ce qu'elles gagneront en ftalité. Cette dissociation
de la philosophie et des mathénaatiques n'arrêta nullement
l'essor de la technique scientifique ; et c'est à l'époque rnême
où les StoTciens ignoraient presque les mathématiques, où les
Académiciens et les Epicuriens s'entendaient pour les réfuter,
pas tout dans Ie caractère exclusive-
que se produisait le grand mouvement scientifique du rrre siècle
que devait prendre le stoTcisrne, mais avant notre ère (Euclide, Archimède, Ératosthènes, Apollo-
là comment a Pu naître le méPris de rrius). C'est seulement beaucoup plus tard, avec les néo-pytha-
la clialectique et de Ia pensée discursive' goriciens et les néo-platoniciens, que la mathématiqtrc rlcv:rit
rlr: rrouveau entrer en contact avec la philosophie, qrrc I'exac-
tilrrrlr: et la perfection des notions mathématiques dcvaicn[ ôtre

(l ) I'rrorrr,r s, I,)rtrlirl , irrl l,'rirrrlloir, 81), lfi : x"ur' èruvott-v ,|lÀlv Ûneordvar,,

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