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Mobilité et identité: le cas des juifs hispano-portugais.

Partie 1

Daniel Marcou

Parmi les études anthropologiques sur la question des migrations, un cas unique attire l'attention, celui
de la Nation Portugaise ou La Nação qui établit un étendu réseau commercial dans l'Atlantique du XVIe
au XVIIIe siècle. Plus particulièrement j'aimerais me pencher sur la formation et la préservation ainsi que
l'affaiblissement de l'identité communautaire des nommés Hébreux de la Nation Portugaise (juifs hispano-portugais) à
travers les migrations a long et court terme.

Au sein des différents peuples et groupes qui ont façonné le commerce et la colonisation de l'Amérique, les membres
de La Nação ont joué un rôle important. Il n'y a pas de doute que cette communauté diasporique avait une identité
caractéristique, ce qui est moins clair est qu'est-ce qui a poussé ce groupe, qui visiblement ne présentait pas une
société socioreligieuse homogène (Studnicki-Gizbert 2007), à construire et maintenir cette identité collective. La
réponse à cette question pourrait nous donner des pistes pour comprendre la formation des identités diasporiques
rattachées au pays d'origine dans une population transgénérationnelle. Dans les prochains billets thématiques je me
propose d'établir un lien entre la mobilité du groupe et son identité, j'aborderai particulièrement la question du débat
si l'identité du groupe était fondamentalement religieuse ou ethnique, et à partir de là faire une analyse sur la
formation de l'identité par l'expérience collective de ce groupe fortement caractérisé par la mobilité. J'ai choisi ce sujet
car j'ai moi-même une connexion généalogique avec ce groupe diasporique ainsi que parce que j'habite à côté de la
Synagogue Hispano-Portugaise de Montréal1, première communauté juive établie au Canada qui célèbre cette année
son 250e anniversaire.

La littérature académique en français ne touchant que très peu ce sujet, il est nécessaire de commencer cet essai
avec quelques définitions ainsi qu'un bref résumé historique des Hébreux de la Nation Portugaise. L'origine ethnique
de ce groupe remonte aux conversions forcées en Espagne au XVe siècle et à la subséquente expulsion des juifs en
1492 suite à laquelle des dizaines de milliers de juifs ont fui au Portugal. En 1497 le même sort leur est réservé dans
leur pays d'accueil et encore une fois il y a des conversions en masse sous peine de perdre leurs biens. Ces juifs
nouvellement convertis sont appelés « nouveau chrétiens », ou dans la littérature académique, les judeo-
conversos. Ceci coïncide avec la « découverte » de l'Amérique et les décennies et siècles qui suivent sont témoins
d'une des plus importantes migrations humaines de l'histoire.

L'histoire de La Nación, comme elle était aussi connue, est celle d'une communauté qui a fait de l'océan Atlantique
sa demeure, une nation sans frontière mais qui a farouchement gardé son identité ibérique en dépit des migrations
constantes s'étendant sur plusieurs siècles (Studnicki-Gizbert 2007). Il est question d'un empire commercial construit
par des juifs exilés ainsi que des conversos catholiques à partir de bases d'opération si diverses comme Amsterdam,
Hambourg, Kingston, Lima, Curaçao, Recife et Cap-Vert, vaquant à des activités tout aussi variées allant de la
production de café, le transport de marchandises et le commerce d'esclaves. Certains aspects de cette communauté
sont très particuliers, notamment le fait qu'ils chevauchaient dans une sphère catholique ainsi
que juive (Schorsch 2010). Ceci a souvent soulevé le questionnement des anthropologues et historiens qui cherchent
à savoir en quoi consistait le lien unifiant de leur auto-identification qui se démarquait tant des « Vieux Sépharades »
que de la population ibérique des « Vieux Chrétiens » (Bodian 2008).
La mobilité se définit généralement comme la capacité de se déplacer d'un lieu à un autre, ce qui inclut la migration à
court et long-terme (Ribeiro da Silva 2015). La diaspora de conversos hispano-portugais était basée sur le commerce
maritime et se dressait donc en contraposition aux structures sociales de l'époque dans lesquelles la fixité, la
permanence et l'intégration plutôt que le mouvement formaient le critère d'appartenance communautaire (Studnicki-
Gizbert 2007:45). Pourtant, cette Nation Portugaise a démontré que le mouvement n'est pas forcément contraire à la
création d'une communauté (Studnicki-Gizbert 2007). Il est important de rappeler qu'il existait plusieurs lois qui
visaient à identifier et réduire la mobilité des nouveau chrétiens, notamment: les lois de pureté de sang (limpieza de
sangre) qui limitaient certaines professions aux vieux chrétiens ainsi que des lois limitant la mobilité des nouveau
chrétiens vers les terres outre-mer de la Couronne (Ribeiro da Silva 2015). Pour contourner ces lois, les nouveaux
chrétiens ont développé diverses stratégies qui allaient des pots-de-vin aux changements d'identité ainsi que le
mariage avec des vieux chrétiens ou même l'alliance avec des pouvoirs coloniaux concurrents.

Souvent l'étude de cette communauté prend une approche éconocentrique qui évite de toucher la question polémique
des identités, sacrifiant ainsi une vision plus complète de cette diaspora (Schorsch 2010). Pour cette raison
j'analyserai dans le prochain billet divers auteurs qui touchent sur ce sujet en contrastant diverses opinions. Je
comparerai un texte de David Graizbord (2008) sur la formation de l'identité ethnique des conversos dans divers pays
indépendamment de l'identité religieuse, dans lequel il argumente que leur identité se basait surtout sur la culture
hispano-lusophone et non sur l'ascendance hébraïque. A ceci je comparerai les travaux de divers auteurs tels que
Miriam Bodian (2008), José Faur (1990) et José Alberto Rodrigues da Silva (2011) qui parlent des diverses identités
religieuses de ce groupe ainsi que des ruptures causées par l'exil et l'assimilation.

Donc, dans le parcours que nous suivrons, il sera question d'analyser différents textes qui se penchent sur l'identité
et/ou les migrations a court- et long-terme des juifs hispano-portugais et d'essayer de tisser un fil conducteur entre
ces deux sujets pour y trouver une corrélation. L'étude de cette communauté nous permettra peut-être de mieux
comprendre le phénomène des identités diasporiques chez les immigrants et ainsi voir des parallèles avec la situation
actuelle de diverses communautés d'immigrants au Canada.

1The Spanish & Portuguese Synagogue: https://www.thespanish.org/

BIBLIOGRAPHIE

BODIAN, M., 2008, « Hebrews of the Portuguese Nation: The Ambiguous Boundaries of Self-Definition », Jewish Social
Studies,15, 1: 66-80. Consulté sur internet http://www.jstor.org.acces.bibl.ulaval.ca/stable/40207034.

FAUR, J., 1990, « Four Classes of Conversos: A Typological Study », Revue des Études Juives, 149, 1-2: 113-124.

GRAIZBORD, D., 2008, « Religion and Ethnicity Among 'Men of the Nation': Toward a Realistic Interpretation », Jewish
Social Studies: History, Culture, Society, 15, 1: 32-65.
RIBEIRO DA SILVA, F., 2015, « Between Iberia, the Dutch Republic and Western Africa: Portuguese Sephardic long-
and short-term mobility in the seventeenth century », Jewish Culture and History, 16,1: 45-63. Consulté sur
internet https://doi.org/10.1080/1462169X.2015.1032011.

RODRIGUES DA SILVA TAVIM, J. A., 2011, « Jews in the diaspora with Sepharad in the mirror: ruptures, relations,
and forms of identity: a theme examined through three cases », Jewish History, 25, 2: 175-205.

SCHORSCH, J., 2010, « Sephardic Business: Early Modern Atlantic Style », The Jewish Quarterly Review, 100,3 : 483-
503.

STUDNICKI-GIZBERT, D., 2007, A Nation upon the Ocean Sea: Portugal’s Atlantic Diaspora and the Crisis of the
Spanish Empire, 1492-1640. New York, Oxford University Press.

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