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Sodome et Gomorrhe I (1921) est sans doute un des premiers romans consacrés
à l’homosexualité masculine, d’un point de vue à la fois romanesque et théorique.
Gide avait déjà écrit Corydon, récit composé de quatre dialogues sur ce sujet1, mais
il ne devait le publier en son nom propre qu’en 1924. Dans cette première partie
de Sodome et Gomorrhe, l’homosexualité est souvent associée à la judéité. Ces deux
problématiques, par des parcours historiques insoupçonnés de Proust, sont devenues
une des préoccupations majeures de notre temps. D’une part, la reconnaissance
sociale des couples de gays et de lesbiennes est à l’ordre du jour en France et dans de
nombreux pays2, et d’autre part, à la suite de la Shoah et de la fondation de l’État
d’Israël, s’est noué un interminable conflit israélo-palestinien. Mon propos n’est
cependant pas de relire les premières scènes de Sodome et Gomorrhe à la lumière de
cette actualité contemporaine, mais d’essayer de les comprendre en les situant dans
le contexte historique qui était celui de Proust3.
5 Sur les fonctions antithétiques de Sodome et de Gomorrhe, voir Sophie Duval, « Mundus
inversus et terra incognita : inversion, homosexualité et ironie dans Sodome et Gomorrhe », op. cit., n˚
15, 2000, p. 213-224.
6 Tous ces emprunts à Darwin sont signalés par Antoine Compagnon dans son édition de Sodome
et Gomorrhe dans la « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, pp. 1271 (note 1 de la page 5), 1288 (notes
2 et 3 de la page 30) et 1290 (note 3 de la page 31).
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9 Correspondance de Marcel Proust, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Plon, t. VII,
1981, p. 309.
10 Ibid., t. VIII, 1981, p. 113.
11 Cahier 6 (n. a. f. 16646), f˚ 37 r˚.
12 Proust fait mention du Banquet dans son « Portrait du prince Léon Radziwill » (1903),
Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 475. Le narrateur du Côté de Guermantes fait allusion aux « fables
auxquelles Platon croyait » (II, 654), fables racontées par Aristophane, qui présente la coupure
en deux moitiés des êtres humains primitifs (mâles, femelles, et androgynes, tous deux composés
de deux corps accolés) comme l’origine de l’amour homosexuel aussi bien qu’hétérosexuel : « ces
moitiés cherchent toujours leurs moitiés ; et c’est d’où procède la différence des inclinations » (Le
Banquet de Platon, traduit du grec par J. Racine, Mme de Rochechouart et Victor Cousin, Éditeur
Henri Plon, 1868, p. 39). Voir aussi Platon, Le Banquet, présentation et traduction par Luc Brisson,
« GF-Flammarion », 5e édition, 2007, p. 117-118.
13 Le Banquet de Platon, édition citée de 1868, p. 19-21.
14 Platon, Le Banquet, édition citée de 2007, p. 101-102.
15 Robert Beachy, op. cit., p. 17-18.
16 Première occurrence dans les dictionnaires Larousse est en 1904, d’après le Grand Larousse de la
langue française, t. 7, 1978, p. 6343.
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22 André Gide, Journal, édition établie, présentée et annotée par Éric Marty, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », t. I, 1996, p. 1124.
23 Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris, 1870-1918, L’Harmattan, 2005,
p. 131-132. Proust note par ailleurs l’adresse de l’Hôtel de Madrid, établissement destiné aux ho-
mosexuels, « Gabriel Paul 6 rue Bourse » dans le Carnet 1, f˚ 49 r˚ (Carnets, édition établie et pré-
sentée par Florence Callu et Antoine Compagnon, Gallimard, 2002, p. 119) et dans l’Agenda 1906,
f˚ 8 v˚ (édition mise en ligne en 2015 par Nathalie Mauriac Dyer, Françoise Leriche, Pyra Wise et
Guillaume Fau).
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tentative inavouée pour s’évader vers ce qu’une erreur initiale de la société a placé
loin de lui » (III, 23). Au cœur même des jugements qui risqueraient d’être taxés
de discrimination, Proust a pris soin d’insérer ces éloges de la nature qui gouverne
l’amour homosexuel.
24 À ce sujet, voir Antoine Compagnon, « Racine est plus immoral », Proust entre deux siècles,
Seuil, 1989, p. 65-107.
25 Voir la thèse de Yuji Murakami sur « L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust », soutenue le
29 février 2012 à l’Université Paris-Sorbonne, ainsi que ses articles consacrés à ce sujet, entre autres,
« L’affaire Dreyfus dans Jean Santeuil », Études de langue et littérature françaises, Société japonaise
de langue et littérature françaises, Tokyo, n˚ 97, 2010, p. 77-91.
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Comment Proust a-t-il introduit et peint dans son roman son homosexualité et
sa propre judéité ? Il faut bien garder à l’esprit que le héros-narrateur de la Recherche
n’est nullement, l’auteur le souligne à maintes reprises, Proust lui-même30. Cette
précaution adoptée, on a pu néanmoins identifier souvent dans ce protagoniste un
homosexuel déguisé, arguant du caractère invraisemblable de l’innocence dont il fait
preuve devant les avances réitérées de Charlus, de l’allure de garçons travestis que
la description prête à Albertine et à sa bande de jeunes filles en fleurs, ou encore de
la rivalité qui l’oppose à une amie d’Albertine, inconcevable si le protagoniste était
clairement hétérosexuel.
Ces présomptions sont en outre alimentées par des signes que le jeune héros
fait entrevoir, manifestant discrètement sa nature d’inverti à travers ses relations
intimes avec Saint-Loup, ou avec de jeunes militaires de Doncières. Il va jusqu’à dire
que « la voix fausse [de tel homme] » suffit pour apprendre : « C’est un Charlus »,
à son « oreille exercée comme le diapason d’un accordeur » (III, 63). De plus,
à l’instar de Vaugoubert, qui voit dans le jeune corps diplomatique un « essaim
d’innocentes beautés » juives, le protagoniste reconnaît lui aussi, dans « “un peuple
florissant” de jeunes chasseurs », « les jeunes Israélites des chœurs de Racine » (III,
171). Et pourtant, aucun passage de la Recherche n’affirme qu’il serait homosexuel.
Il se vante au contraire de ses prouesses hétérosexuelles, en disant que « dans cette
seule saison » quatorze jeunes filles lui « donnèrent leurs faveurs » (III, 185)31.
Devant ce soupçon d’hypocrisie qui pèse sur la construction narrative de
l’écrivain, on pourrait se demander s’il lui aurait été possible d’écrire une histoire
authentique, dénuée de perfidie, en campant un protagoniste à la fois homosexuel et
juif. Le ton du récit véridique, l’« autofiction » à la première personne, la forme du
« roman du je » dans la tradition japonaise, sont-ils des gages de vérité ? Telle n’est
pas la conviction de Proust, dont Gide rapporte dans son journal la recommandation
suivante : « Vous pouvez tout raconter ; mais à condition de ne jamais dire : Je32 ».
S’agit-il, de la part de Proust, d’un faux-fuyant pour ne pas être engagé par ses
paroles ? Je tiens cette interprétation pour peu probable, et incline plutôt à discerner
chez Proust une défiance lucide envers les écueils de l’autojustification, où ne peut
30 Proust évoque, entre autres, « le personnage qui raconte, qui dit : “Je” (et qui n’est pas moi) »,
dans une interview publiée dans Le Temps du 13 novembre 1913 et reprise dans Essais et articles, éd.
cit., p. 558.
31 Il s’agit ici du protagoniste du roman. Quant à la sincérité du narrateur sur la question de
l’homosexualité et de la judéité, elle pose plus de problème. Voir à ce sujet, Antoine Compagnon,
« Le narrateur en procès », Marcel Proust 2, Minard, 2000, p. 309-334.
32 André Gide, Journal, éd. cit., t. I, 1996, p. 1124.
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le « côté “hors nature” » qu’il distingue dans Sarrazine et dans La Fille aux yeux
d’or (III, 439-440) trouve également son origine dans les opinions et les écrits de
Proust36. Et c’est encore Charlus dont la prédilection pour Les Secrets de la princesse
de Cadignan, laquelle princesse « craint tant que l’homme qu’elle aime [n’apprenne
sa mauvaise réputation] » (III, 445), n’est que l’écho de celle de Proust37.
Toutefois, les images de marginaux accablés qui émergent de cette galerie
de portraits ne reflètent pas, comme on le croit parfois, la vision dépréciative de
l’écrivain à leur égard. À propos de Bloch, le narrateur dit qu’« un Israélite faisant
son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une
hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands “salams” contente
parfaitement un goût d’orientalisme », et que son profil reste « pour un amateur
d’exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen,
qu’un Juif de Decamps » (II, 487-488). Peut-on inférer de ces passages que Proust
serait « antijuif 38 » ? Avant de se livrer à une telle induction, encore convient-il
de s’aviser que cette figure « exotique » de Bloch, si elle est prise en charge par le
narrateur, est surtout rapportée au point de vue des mondains dédaigneux du milieu
Guermantes.
Sodome et Gomorrhe n’est donc pas une peinture de l’homosexualité en tant
que telle, mais des situations qui contraignent les homosexuels à maintenir leur
vigilance pour ne pas gâter leur réputation sociale. Persuadé que personne n’est au
courant de son secret, Charlus répond au sourire significatif de Vaugoubert : « Je
n’en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même »
(III, 74). De peur de trahir son embarras, il va jusqu’à s’aventurer à répondre à son
frère : « Comme c’est juste ! […] Tu disais que j’avais des goûts spéciaux » (III,
116). Proust prête à ceux qui sont très liés à Charlus des opinions fantaisistes à
propos de ses mœurs : Saint-Loup dit au héros, par ignorance ou par hypocrisie, que
son oncle « a eu autant de femmes que don Juan » et qu’ « à son âge [il] ne dételle
pas » (III, 90) ; Swann assure au protagoniste que les amours du baron, « c’est
purement platonique » (III, 106) ; et n’oublions pas « la passion » sans avenir que
la princesse de Guermantes a pour le baron (III, 112-114).
Si Proust confère à Charlus ses propres sentiments d’inverti, c’est sans doute
à Swann qu’il donne son identité juive. De la même façon que Proust est persécuté
par la presse antisémite, Swann, à la soirée chez la princesse de Guermantes, se
trouve cerné par l’hostilité mondaine que lui attirent son dreyfusisme et son origine
juive. Bien qu’il compte sur l’appui de Saint-Loup, celui-ci rétracte ses sympathies
dreyfusardes : « C’est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m’être
36 Voir Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 289 ; Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. XVI,
1988, p. 266.
37 Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 277.
38 À ce sujet, voir Albert Sonnenfeld, « Marcel Proust : Antisemite ? », The French Review, 1988,
n˚ 62-1, p. 25-40, n˚ 62-2, p. 275-282 ; Alessandro Piperno, Proust antijuif, traduction française,
Liana Levi, 2007.
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fourré. Je n’avais rien à voir là-dedans » (III, 97). Le duc de Guermantes reproche à
Swann, au lieu de le remercier d’avoir « été reçu dans le faubourg Saint-Germain »,
d’avoir poussé « l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard ! » (III, 77), de même que la
duchesse refuse catégoriquement d’accéder à son désir qu’elle fasse la connaissance
d’Odette et de Gilberte (III, 79-80). Toute la froideur de ces anciens amis de Swann
démontre que son identité juive ne prend forme qu’à travers la discrimination que
lui font subir les autres.
On est tenté, dans cette perspective, de voir, dans le visage mortel de Swann,
la prise de conscience, de la part de Proust, de l’ombre de sa propre mort et de
ses origines juives : « Soit à cause de l’absence de ces joues qui n’étaient plus là
pour le diminuer, soit que l’artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît
comme eût fait l’ivrognerie ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez
de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait
maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreux que d’un
curieux Valois » (III, 89). À la lecture de ce passage, on ne peut s’empêcher d’évoquer
le masque mortuaire de Proust, photographié par Man Ray, dessiné par Paul Helleu
ainsi que par Dunoyer de Segonzac39. C’est bien la fixité hostile du regard d’autrui
qui a dicté cette ultime vision de Swann, à la fois tourmentée et pittoresque.
Proust, comme beaucoup d’autres écrivains, croit ne pouvoir atteindre la
réalité sociale et humaine que par la fiction. Le protagoniste de son roman, ni
homosexuel, ni juif, ne peut être confondu avec son auteur. Mais en tant que
miroir reflétant les personnages qui gravitent autour de lui et la société à laquelle
il appartient, le narrateur de la Recherche n’est autre que le double de l’écrivain.
L’essence de la conscience que Proust portait en lui de sa judéité et de son identité
d’inverti, est passée dans ses personnages, Charlus et Swann en particulier. De sorte
que la formule célèbre attribuée à Flaubert, « Mme Bovary, c’est moi » peut être
appliquée, non pas au protagoniste de Proust, mais au personnel romanesque de sa
Recherche.
39 Proust, documents iconographiques, préface et notes de Georges Cattaui, Genève, Pierre Cailleur,
1956, planches nos 75-79.