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L’homosexualité et la judéité chez Proust


d’après les premières scènes de Sodome et Gomorrhe
YOSHIKAWA Kazuyoshi

Sodome et Gomorrhe I (1921) est sans doute un des premiers romans consacrés
à l’homosexualité masculine, d’un point de vue à la fois romanesque et théorique.
Gide avait déjà écrit Corydon, récit composé de quatre dialogues sur ce sujet1, mais
il ne devait le publier en son nom propre qu’en 1924. Dans cette première partie
de Sodome et Gomorrhe, l’homosexualité est souvent associée à la judéité. Ces deux
problématiques, par des parcours historiques insoupçonnés de Proust, sont devenues
une des préoccupations majeures de notre temps. D’une part, la reconnaissance
sociale des couples de gays et de lesbiennes est à l’ordre du jour en France et dans de
nombreux pays2, et d’autre part, à la suite de la Shoah et de la fondation de l’État
d’Israël, s’est noué un interminable conflit israélo-palestinien. Mon propos n’est
cependant pas de relire les premières scènes de Sodome et Gomorrhe à la lumière de
cette actualité contemporaine, mais d’essayer de les comprendre en les situant dans
le contexte historique qui était celui de Proust3.

Sodome et Gomorrhe s’ouvre sur la scène de la rencontre de Charlus avec Jupien.


Les ébats amoureux étant l’un des actes les plus intimes, sauf pour ceux qui, comme
la sœur de Bloch, afin d’accroître leur plaisir, veulent « faire baigner leurs dangereux
ébats dans les regards de tous » (III, 2364), on ne peut avoir accès à ceux d’autrui
qu’au moyen du voyeurisme. D’où, dans l’ouverture de notre volume, la présence
d’un voyeur à l’affût des deux amants, Charlus et Jupien. Leurs rapports sont

1 D’abord imprimé sous anonymat en 1911 à douze ou à vingt-deux exemplaires, et en 1920 à


vingt et un exemplaires. L’information a été fournie par Akio Yoshii.
2 Au Japon même, l’arrondissement de Shibuya de Tokyo prit l’initiative d’accorder un statut de
« parité » aux couples homosexuels, entré en vigueur le 1er avril 2015.
3 La première version de ces pages a été publiée en japonais comme « postface du traducteur »,
à la fin du huitième volume de notre traduction japonaise d’À la recherche du temps perdu : Sodome
et Gomorrhe I, Éditions Iwanami, « Poche Iwanami », 2015, p. 576-605. Elles ont fait l’objet d’une
communication que leur auteur a donnée le 8 février 2016 dans le cadre des « séminaires Proust de
l’ITEM-CNRS » organisés par Nathalie Mauriac Dyer et Philippe Chardin.
4 Toutes les citations d’À la recherche du temps perdu sont tirées de l’édition publiée sous la direction
de Jean-Yves Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, 4 vol. Les chiffres romains
indiquent les tomes et les chiffres arabes les pages.
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présentés selon trois stades successifs : d’abord « des sons inarticulés », « toujours


repris un octave plus haut par une plainte parallèle » ; puis l’allusion à des « soucis
immédiats de propreté » ; la scène s’achève enfin sur une tirade par laquelle le baron
s’étend longuement sur ses aventures amoureuses (III, 11-15). Cet épisode inaugural
aura pour pendant le souvenir de la scène de saphisme de Montjouvain, entrevue
par l’enfant de Combray, si bien que le volume de Sodome et Gomorrhe s’ouvre et se
referme sur l’homosexualité, masculine puis féminine5.
Cette rencontre est comparée à la fécondation de la fleur par un insecte :
Charlus « sifflant comme un gros bourdon » (III, 8) et Jupien prenant « des poses
avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement
sur venu  » (III, 6). Si la rencontre des homosexuels est rapprochée de la
pollinisation, c’est que cette comparaison s’impose évidemment par les
« providentiels hasards » (III, 9) qui leur sont communs, mais aussi par la suite
de la découverte récente du mécanisme de la pollinisation des fleurs, à l’image de
la fécondation du vanillier racontée par Bréauté (II, 806). Proust, si littéraire qu’il
nous paraisse, a souvent recours à des comparaisons scientifiques dans sa Recherche.
Initié aux « travaux de Darwin », à sa théorie de la sélection naturelle (II, 651), il se
fonde, pour établir sa typologie des « invertis », sur un des livres de l’évolutionniste,
Des différentes formes de fleurs dans les plantes de la même espèce, traduit en 1878,
et plus particulièrement sur sa préface, signée par le professeur Coutance. C’est
de cette source que proviennent « ces gestes tentateurs adressés aux insectes, selon
Darwin, par les fleurs dites composées » (III, 31), ainsi que cette « fleur qui […]
arquerait coquettement ses “styles” et pour être mieux pénétrée par [l’insecte] ferait
imperceptiblement […] la moitié du chemin » (III, 4-5) ; c’est à elle aussi que Proust
emprunte la mention, à propos des hommes attirés « seulement par les hommes
beaucoup plus âgés qu’eux », d’« un phénomène de correspondance et d’harmonie
comparable à ceux qui règlent la fécondation des fleurs hétérostylées trimorphes
comme le Lythrum salicaria » (III, 30). C’est encore de cet ouvrage que découle
l’association du « frêle jeune homme » attendant « les avances d’un robuste et
bedonnant quinquagénaire », au système de pollinisation de « la Primula veris »
(ibid.)6. L’évocation de l’« homme-femme » comparé au « volubilis » jetant
« ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau » (III, 23), comme celle de la
« violente semonce » maniée par Charlus à la façon de « certaines fleurs, [qui]
grâce à un ressort, aspergent à distance l’insecte inconsciemment complice et
décontenancé » (III, 30), renvoient toujours au même ouvrage. On pourrait certes
objecter que la comparaison avec la pollinisation des fleurs est inadéquate, dans la

5 Sur les fonctions antithétiques de Sodome et de Gomorrhe, voir Sophie Duval, « Mundus
inversus et terra incognita : inversion, homosexualité et ironie dans Sodome et Gomorrhe », op. cit., n˚
15, 2000, p. 213-224.
6 Tous ces emprunts à Darwin sont signalés par Antoine Compagnon dans son édition de Sodome
et Gomorrhe dans la « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, pp. 1271 (note 1 de la page 5), 1288 (notes
2 et 3 de la page 30) et 1290 (note 3 de la page 31).
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mesure où l’amour des homosexuels n’aboutit pas à la fécondation. Proust, sans


doute pour prévenir cette objection, nous avertit que « le mot fécondation doit être
pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le mâle est stérile »
(III, 28).
Pour quelles raisons l’homosexualité prend-elle une place si importante
dans À la recherche du temps perdu ? Il faut d’abord souligner qu’elle était une
préoccupation majeure de la société du tournant du siècle, creuset et cadre du roman
de Proust. Ce genre d’amour, qui existait depuis l’Antiquité grecque, avait toujours
prospéré, sans s’attirer de réprobation excessive, à l’ombre des Cours et de la haute
société. L’entourage aristocratique de Proust en offre plusieurs exemples, tels que
celui du comte Robert de Montesquiou et de la marquise Elisabeth de Clermont-
Tonnerre : une trace en apparaît dans Sodome et Gomorrhe, lorsque le narrateur
note qu’« il n’y a pas de vices qui ne trouvent dans le grand monde des appuis
complaisants » (III, 114). Et pourtant, à la fin du XIXe siècle en Europe, la sodomie
se met à faire à nouveau scandale, comme si le stigmate antérieurement attaché à sa
pénalisation légale se trouvait soudain réactivé.
Parmi les scandales auxquels Prout n’a pu être indifférent, on connaît, en
Angleterre, où l’homosexualité en tant que telle est réprimée par la loi depuis
1886, le cas d’Oscar Wilde, arrêté en 1895 et détenu en prison pendant deux ans
avant de mourir à Paris. Proust, qui voyait dans « la fin de Lucien de Rubempré »,
cher au poète anglais, une « anticipation […] de ce qui devait précisément arriver
à Wilde7», évoque au début de Sodome et Gomorrhe le destin de ce « poète, la
veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé
le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête,
tournant la meule comme Samson » (III, 17).
C’est l’affaire Eulenbourg qui provoque le plus de troubles dans la société
allemande et même de l’autre côté du Rhin8. Ses origines se trouvent dans la
prédilection de l’empereur Guillaume II pour Philipp zu Eulenbourg, son diplomate
préféré, devenu son amant sous le sobriquet « Phili », alors qu’il était encore
prince. L’affaire implique tout un entourage, désigné par l’appellation de « table
de Liebenberg », où était compromis jusqu’à Bülow lui-même, promu ministre des
Affaires étrangères en 1897 et premier ministre en 1900. Le journaliste Maximilian
Harden dénonce, dans des articles publiés dans Die Zukunft entre novembre 1906
et avril 1907, la politique francophile poursuivie par l’empereur dans l’affaire
du Maroc en 1905 : il en impute la responsabilité à l’influence de cet entourage

7 Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges, et suivi de Essais et articles, Gallimard,


« Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 273.
8 Sur l’affaire, voir Maurice Baumont, L’affaire Eulenburg et les origines de la Guerre mondiale,
Payot, 1933 ; Robert Beachy, Gay Berlin, Vintage Books, New York, 2015, p. 120-139 ; Robert
Vigneron, « Genèse de Swann » (1937), Études sur Stendhal et sur Proust, Nizet, 1978, p. 310-318 ;
Antoine Compagnon, « Notice » pour son édition de Sodome et Gomorrhe, « Bibliothèque de la
Pléiade », p. 1199-1202 ; Marion Schmid, « Eulenbourg (Philippe, prince von) », Dictionnaire
Marcel Proust, Champion, 2004, p. 363-364.
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efféminé, et notamment à celle de deux sodomites : le prince d’Eulenbourg et le


comte von Moltke, gouverneur militaire de Berlin. L’article 175 du Code pénal
allemand, adopté en 1871, condamne la sodomie à deux ans de prison au maximum.
Trois procès en diffamation se succèdent de 1907 à 1908, mais Eulenbourg, arrêté
en mai 1908 pour faux témoignage, ne parvient pas à prouver son innocence.
Dans Le côté de Guermantes, on trouve cette allusion de Charlus au cercle de
Liebenberg : « l’entourage de […] l’empereur d’Allemagne veut le guérir de sa
chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre » (II, 586-
587). Dans Sodome et Gomorrhe, il songe à « l’un des inculpés les plus haut placés »
de l’affaire Eulenbourg (III, 338). Ces notations sont le reflet de l’intérêt que
Proust portait à « ce procès d’homosexualité », tel qu’il l’exprimait dans une lettre
adressée en novembre 1907 à Robert de Billy9, avant de confier en mai 1908 à Louis
d’Albufera son projet d’écrire « un essai sur la Pédérastie10 ».
C’est le mot « pédérastie », d’origine grecque (paiderastia), qui était en usage
en France dès le XVIe siècle pour désigner l’amour pour les jeunes garçons, le dérivé
« pédérastes » étant appliqué à ceux qui le pratiquent. Les mots « sodomie » et
« sodomites », inspirés de la ville maudite de la Bible, remontent au Moyen Âge. Au
temps de Balzac, les « pédérastes » étaient souvent affublés du sobriquet « tantes »,
d’où le titre « La Race des Tantes », que Proust met en tête d’un de ses premiers
fragments consacrés aux homosexuels11. Dans Le Banquet de Platon, dont les propos
sont chers à Proust12, Pausanias prétend qu’il y a deux Vénus : la fille de Jupiter et de
Dionée, la « Vénus populaire », qui pousse l’amoureux « plutôt [vers] les femmes que
[vers] les hommes, plutôt [vers] le corps que [vers] l’esprit  », tandis que la fille
d’Ouranos, la « fille du Ciel », la « Vénus Uranie » s’attache à « des personnes qui
sont capables de se gouverner13 », plus précisément « aux garçons14 ». S’inspirant de
cette théorie platonicienne, Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895) introduit en 1864 la
notion de « Urning15 » pour son apologie de l’amour homosexuel masculin, entraînant
la formation en France du néologisme « uranisme16 ».

9 Correspondance de Marcel Proust, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Plon, t. VII,
1981, p. 309.
10 Ibid., t. VIII, 1981, p. 113.
11 Cahier 6 (n. a. f. 16646), f˚ 37 r˚.
12 Proust fait mention du Banquet dans son « Portrait du prince Léon Radziwill » (1903),
Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 475. Le narrateur du Côté de Guermantes fait allusion aux « fables
auxquelles Platon croyait » (II, 654), fables racontées par Aristophane, qui présente la coupure
en deux moitiés des êtres humains primitifs (mâles, femelles, et androgynes, tous deux composés
de deux corps accolés) comme l’origine de l’amour homosexuel aussi bien qu’hétérosexuel : « ces
moitiés cherchent toujours leurs moitiés ; et c’est d’où procède la différence des inclinations » (Le
Banquet de Platon, traduit du grec par J. Racine, Mme de Rochechouart et Victor Cousin, Éditeur
Henri Plon, 1868, p. 39). Voir aussi Platon, Le Banquet, présentation et traduction par Luc Brisson,
« GF-Flammarion », 5e édition, 2007, p. 117-118.
13 Le Banquet de Platon, édition citée de 1868, p. 19-21.
14 Platon, Le Banquet, édition citée de 2007, p. 101-102.
15 Robert Beachy, op. cit., p. 17-18.
16 Première occurrence dans les dictionnaires Larousse est en 1904, d’après le Grand Larousse de la
langue française, t. 7, 1978, p. 6343.
L’homosexualité et la judéité chez Proust d’après les premières scènes de Sodome et Gomorrhe 43

Dans Sodome et Gomorrhe I, Proust préfère le mot «  inverti(s)  » (III,


17) à « ce qu’on appelle parfois fort mal l’homosexualité » (III, 9). Le terme
d’« homosexuel », « trop germanique et pédant17 » ne lui semble pas tenir compte
de l’existence d’une âme féminine chez l’inverti, qui pousse ce dernier vers un autre
homme. Quoi qu’il en soit, les deux termes ont été forgés par les militants allemands
demandant l’abrogation de l’article 175 du Code pénal : Karl Maria Kertbeny
(1824-1882), journaliste hongrois de Berlin, introduit en 1869 dans ses écrits le mot
« Homosexualität18 », importé en français au tournant du siècle19. À la base de la
notion d’« invertis », souvent utilisée par Proust, se trouvent à la fois la théorie du
neurologue de Berlin Karl Westphal (1833-1890), que l’on résume « avec Charcot
et Magnan sous le nom d’inversion de l’instinct sexuel20 », et celle d’Ulrichs, selon
laquelle l’amour pour le même sexe doit être considéré à la fois comme pathologique
et comme naturel, s’agissant d’une âme de femme logée dans un corps d’homme21.
On trouve dans Sodome et Gomorrhe I un écho de ces théories de l’époque, à propos
notamment de « l’homme-femme » qui cherche toujours « l’organe masculin »,
« comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau » : ce
comportement est vu alternativement « comme un admirable effort inconscient de
la nature » (III, 23), et comme « une maladie inguérissable » (III, 18).
Si convaincante qu’elle paraisse au premier abord, la théorie de « l’homme-
femme », c’est-à-dire d’« une âme de femme dans un corps d’homme », s’avère
néanmoins contradictoire quand on la confronte avec le texte de Sodome et Gomorrhe.
« M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! », dit le narrateur (III, 16).
Mais le baron, comparé ici à « un gros bourdon », joue plutôt un rôle d’homme
tandis que Jupien, prenant «  des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir
l’orchidée pour le bourdon », est considéré comme « la femelle » (III, 8). Si les
invertis se révèlent « une femme », leur partenaire est-il aussi « une femme » ? Le
narrateur explique que même s’ils sont épris d’un homme viril, d’« un homme qui
n’aurait rien d’une femme, d’un homme qui ne serait pas inverti » (III, 17), ils se
contentent souvent d’« un inverti aussi efféminé qu’eux » (III, 31). Mais il s’abstient
d’analyser la psychologie de leur partenaire. Sans doute conscient des contradictions
de cette théorie de « l’homme-femme », Proust fait avouer au narrateur que c’est
« la première théorie qu’[il en esquissait] alors, qu’on verra se modifier par la suite »
(ibid.).

17 Cahier 49 (n. a. f. 16689), f˚ 60 v˚.


18 Robert Beachy, op. cit., p. 31.
19 Sans doute à la fin du XIXe siècle, bien que le mot n’apparaisse dans les dictionnaires Larousse
qu’en 1907.
20 Albert Moll, Les Perversions de l’instinct génital. Étude sur l’inversion sexuelle, traduit de l’allemand
par Pactet et Romme, Georges Carré, 1893, p. 54. Voir aussi Chevalier, Une maladie de la personnalité.
L’inversion sexuelle, 1893, ouvrage cité par Nathalie Mauriac-Dyer dans son article « À propos du
“gigantesque entonnoir” : le discours médico-légal dans À la recherche du temps perdu », Lectures de
Sodome et Gomorrhe, Cahiers Textuel, n˚ 23, Université Paris 7, 2001, p. 98.
21 J. E. Rivers, Proust and the Art of Love, Columbia University Press, 1980, p. 184 ; Robert Beachy,
op. cit., p. 18.
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Pour comprendre l’importance que revêt l’homosexualité dans À la recherche


du temps perdu, il faut bien sûr tenir compte en outre de celle de Proust lui-même.
En dehors de quelques témoignages parcellaires, ses pratiques sexuelles restent
entourées de mystère. Mais on s’accorde aujourd’hui à dire qu’il eut des relations
plus ou moins intimes avec ses camarades (Reynaldo Hahn, Lucien Daudet, etc.), et
avec son chauffeur puis secrétaire Alfred Agostinelli. Gide rapporte, dans une page
célèbre de son journal, à la date du 14 mai 1921, un entretien avec Proust : « Loin de
nier ou de cacher son uranisme, il l’expose, et je pourrais presque dire : s’en targue.
Il dit n’avoir jamais aimé les femmes que spirituellement et n’avoir jamais connu
l’amour qu’avec des hommes22. » Rien ne garantit certes que ce témoignage reflète
exactement les paroles et les pratiques sexuelles de son interlocuteur. Un rapport de
police du 19 janvier 1918 atteste néanmoins la présence, à l’Hôtel Marigny d’Albert
Le Cuzias, établissement destiné à « des homosexuels », de « PROUST Marcel, 46
ans, rentier, 102, Boulevard Haussmann23 ». Proust n’a pourtant jamais reconnu ses
penchants sexuels (s’il « s’en targue » à Gide, faut-il penser que c’est parce que ce
dernier a les mêmes ?), a toujours démenti les rumeurs de ce genre, et est allé jusqu’à
se battre en duel, au bois de Meudon en janvier 1897, avec Jean Lorrain, à cause d’une
allusion à ses relations avec Lucien Daudet.
Ces deux facteurs historique et personnel ont certes motivé l’insertion de
l’homosexualité masculine dans le roman de Proust, mais ne sauraient suffire à
rendre raison des modalités de sa représentation. Tous les homosexuels de l’époque
ne sont pas devenus Proust. « Sans cela, dit le narrateur, les hommes qui ont été
mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grands poètes épiques » (III, 153).
Il reste donc encore à examiner comment le romancier a décrit l’homosexualité
masculine dans Sodome et Gomorrhe.
Parmi les remarques du narrateur sur les homosexuels, quelques propos
apparemment discriminatoires et même railleurs peuvent choquer les lecteurs
d’aujourd’hui  : ils ont, avec «  une maladie inguérissable  », «  les caractères
physiques et moraux d’une race, parfois beaux, mais souvent affreux » (III, 18), et
ont hérité du « mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite »
(III, 33). Pourquoi une telle cascade de mots injurieux alors que l’auteur lui-même
est homosexuel ? Faut-il y voir, de la part de Proust, de la mauvaise foi, une ruse
perfide qui vise à s’épargner les soupçons d’homosexualité comme c’est souvent
le cas des invertis qui « démasquent volontiers » leurs semblables, de « ceux qui
parviennent à cacher qu’ils en sont» (III, 18), s’amusant à « parler de [leur] vice,

22 André Gide, Journal, édition établie, présentée et annotée par Éric Marty, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », t. I, 1996, p. 1124.
23 Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris, 1870-1918, L’Harmattan, 2005,
p. 131-132. Proust note par ailleurs l’adresse de l’Hôtel de Madrid, établissement destiné aux ho-
mosexuels, « Gabriel Paul 6 rue Bourse » dans le Carnet 1, f˚ 49 r˚ (Carnets, édition établie et pré-
sentée par Florence Callu et Antoine Compagnon, Gallimard, 2002, p. 119) et dans l’Agenda 1906,
f˚ 8 v˚ (édition mise en ligne en 2015 par Nathalie Mauriac Dyer, Françoise Leriche, Pyra Wise et
Guillaume Fau).
L’homosexualité et la judéité chez Proust d’après les premières scènes de Sodome et Gomorrhe 45

comme s’il n’était pas [leur] » (III, 19) ?


Ce n’est pas exclu. Mais ces injures me semblent plutôt dériver du regard que
Proust jette sur lui-même et sur ses semblables, sur « l’ostracisme qui les frappe,
l’opprobre où ils sont tombés » (III, 18), comme si ce regard émanait de ceux
qui colportent les discriminations. Dans Sodome et Gomorrhe I, la situation des
homosexuels est en effet racontée du point de vue des gens dits normaux : « leur
vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi » (III, 19), ou la race « sur qui pèse
une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait
tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir » (III, 16). On voit que
cet angle extérieur, décentré, permet à Proust de décrire avec pénétration jusqu’à
l’hypocrisie de ses semblables.
La forte impression que produit la rencontre sensationnelle de Charlus avec
Jupien, tend à occulter les remarques relatives aux homosexuels qui viennent juste
après dans Sodome et Gomorrhe I. Celles-ci offrent pourtant une ample synthèse
de leurs divers comportements, depuis la prise de conscience de sa vraie nature
chez un jeune garçon dont « personne ne sait tout d’abord qu’il est inverti »
(III, 25) jusqu’aux contraintes sociales qui les poussent à « renier [leur] Dieu », à
vivre comme « fils sans mère », « amis sans amitiés » (III, 16-17). Certains ont
« leur table » au café (III, 20) et vivent d’une façon solidaire dans leur groupe,
d’autres partent « vivre à la campagne, fuyant leurs pareils […] par horreur de la
monstruosité ou crainte de la tentation » (III, 26). Ils font souvent un mariage
blanc, comme le baron de Charlus, tandis que d’autres continuent à aimer les
hommes même après la naissance de leur enfant (III, 27).
Proust n’omet pas de recenser les différentes façons qu’ont les homosexuels
d’assouvir leur désir. Quelques-uns se trouvent pleinement satisfaits sans aucun
contact physique, « pourvu qu’ils puissent rapporter [leur plaisir] à un visage
masculin » (III, 23), ou « tenir [leur interlocuteur] pendant quelques heures sous
la domination de [leur] parole » (III, 30) : ainsi Charlus, lorsqu’il administre un
violent coup de semonce au jeune protagoniste venu lui rendre visite après le dîner
Guermantes (II, 842-846). Il existe par ailleurs des homosexuels singuliers qui
recherchent « celles qui aiment les femmes » et qui peuvent « prendre avec elles le
même plaisir qu’avec un homme » (III, 24) : on en verra plus tard un exemple en la
personne de Morel. Tout compte fait, le narrateur fait remarquer que, même pour
les homosexuels qui sont obligés de vivre sous une contrainte sociale importante
où « la satisfaction, si facile chez d’autres, de leurs besoins sexuels, dépend de la
coïncidence de trop de conditions, trop difficiles à rencontrer » (III, 28), « la
contrainte intérieure » s’avère beaucoup plus lourde (III, 19). Proust ne laisse ainsi
échapper aucune des difficultés que rencontrent encore la plupart des homosexuels
de nos jours.
N’oublions pas cependant que le narrateur de Sodome et Gomorrhe I présente
l’homosexualité masculine comme une des meilleures émanations de « la nature ».
Car l’amour des homosexuels constitue, selon lui, « un admirable effort inconscient
de la nature », et « la reconnaissance du sexe par lui-même » n’est autre que « la
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tentative inavouée pour s’évader vers ce qu’une erreur initiale de la société a placé
loin de lui » (III, 23). Au cœur même des jugements qui risqueraient d’être taxés
de discrimination, Proust a pris soin d’insérer ces éloges de la nature qui gouverne
l’amour homosexuel.

Un motif frappant de Sodome et Gomorrhe est le rapprochement fréquemment


opéré entre la contrainte sociale dans laquelle se trouvent obligés de vivre les « invertis »
et celle qu’affrontent les Israélites de l’époque. Les premiers finissent en effet par
prendre « les caractères physiques et moraux d’une race », « par une persécution
semblable à celle d’Israël », « comme les Juifs […] se fuyant les uns les autres » (III,
18). De même, « certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat
chez les invertis et la trahison chez les Juifs » (III, 17). Les jeunes garçons qui
plaisent aux homosexuels sont à plusieurs reprises comparés aux jeunes Israélites
qui apparaissent dans Esther et Athalie de Racine. À la soirée chez la princesse
de Guermantes, « le jeune personnel » du ministère des Affaires étrangères se
transforme, aux yeux de Vaugoubert, pour prendre l’apparence du « nombreux
essaim d’innocentes beautés » juives d’Esther (III, 64), tandis qu’au Grand-Hôtel de
Balbec, un « commis » rappelle à Nissim Bernard le jeune Joas évoqué dans Athalie
(III, 236-237)24.
D’où vient ce parallélisme entre l’homosexualité masculine et la judéité ?
C’est qu’à la fin du XIXe siècle, où se déroule l’histoire de Sodome et Gomorrhe, les
Juifs, aussi bien que les homosexuels, faisaient l’objet d’une discrimination et d’une
persécution particulières : l’affaire Dreyfus « allait précipiter les Juifs au dernier
rang de l’échelle sociale. » (II, 487)25. C’est aussi parce que Proust lui-même,
comme ce fut aussi le cas pour son homosexualité, se trouva rappelé à la conscience
de sa propre judéité.
Proust était baptisé catholique, mais juif par sa mère, qui ne s’était pas
convertie au catholicisme, bien qu’elle ne suivît pas les restrictions alimentaires
juives. Pour savoir comment Proust envisageait ses origines juives, on peut se référer
aux deux documents souvent cités concernant sa perception de l’affaire Dreyfus.
D’une part, une lettre adressée vers le 19 mai 1896 à Robert de Montesquiou à
propos d’un article de Zola, « Pour les juifs », publié dans Le Figaro : « Je n’ai pas
répondu hier à ce que vous m’avez demandé des Juifs. C’est pour cette raison très
simple : si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est
juive. Vous comprenez que c’est une raison assez forte pour que je m’abstienne de ce
genre de discussions26 ».

24 À ce sujet, voir Antoine Compagnon, « Racine est plus immoral », Proust entre deux siècles,
Seuil, 1989, p. 65-107.
25 Voir la thèse de Yuji Murakami sur « L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust », soutenue le
29 février 2012 à l’Université Paris-Sorbonne, ainsi que ses articles consacrés à ce sujet, entre autres,
« L’affaire Dreyfus dans Jean Santeuil », Études de langue et littérature françaises, Société japonaise
de langue et littérature françaises, Tokyo, n˚ 97, 2010, p. 77-91.
L’homosexualité et la judéité chez Proust d’après les premières scènes de Sodome et Gomorrhe 47

L’autre pièce du dossier est un passage de Jean Santeuil, écrit au printemps


1898, juste après la condamnation de Zola par la Cour de cassation : « Et c’est aussi
un plaisir très grand que de voir une certaine hardiesse et licence en de tels esprits
qui légitiment d’un mot les opinions que nous aurions voulu avoir et que nous
avions repoussées, car dans notre effort de sincérité perpétuelle […] nous n’osons
pas nous fier à notre opinion et nous nous rangeons à l’opinion qui nous est le
moins favorable. Et, juif, nous comprenons l’antisémitisme, et, partisan de Dreyfus,
nous comprenons le jury d’avoir condamné Zola27 […] ». Ce passage, qu’il faut lire
comme l’expression directe de la pensée de Proust, répond, comme l’a démontré
Yuji Murakami, à la fois à un article antisémite publié dans La Libre Parole du 23
février 1898, où Marcel Proust était cité parmi « une poignée de Juifs nouvellement
débarqués dans ce pays », et à une lettre d’Émile Boutroux à Élie Halévy, publiée
dans Le Temps du 27 janvier 1898, condamnant la confusion de l’antisémitisme et
du patriotisme : « Quel sens pourrait donc avoir dans ce pays cet accouplement
monstrueux : “Vive l’armée ! À bas les juifs !”28 ».
D’après ces deux témoignages, on voit que les discours antisémites déchaînés
pendant l’affaire Dreyfus ont aiguisé chez Proust la conscience de sa judéité. Par sa
déclaration provocante, « juif, nous comprenons l’antisémitisme », il entreprend de
se regarder par les yeux des antisémites. Et, face aux saillies antisémites, il s’abstient
d’autre part, comme la lettre à Montesquiou le montre, de s’exprimer en public sur
ses origines juives. Celles-ci ne comportent certes pas en elles-mêmes de risques
sérieux pour lui. Son frère Robert n’a apparemment pas eu à souffrir de ce climat de
racisme. Le problème de Proust réside sans doute dans le cumul de sa judéité, de son
homosexualité et de son snobisme. Cette « trinité maudite29 » l’expose, de nos jours
encore, à de mordantes railleries. S’y ajoute encore sa situation sociale de mondain
sans emploi solide, qui a certainement aggravé le mépris des antisémites à son égard.
L’homosexualité, aussi bien que la judéité, n’est un problème qu’à cause des
sarcasmes et des propos discriminatoires qu’elle suscite. Proust a dû éprouver,
comme Swann, cette « solidarité morale avec les autres Juifs », que, « greffées les
unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite,
avaient réveillée » (III, 89). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le narrateur
lorsqu’il dit qu’« il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme,
pas d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul fait le crime » (III, 18).
L’idéal serait, pour les homosexuels et pour les Juifs, de pouvoir vivre sans être
mal vus dans ce monde. On comprend, dans ce contexte, pourquoi le narrateur de

26 Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. II, 1976, p. 66.


27 Marcel Proust, Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les jours, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, p. 651.
28 Yuji Murakami, « L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust », thèse citée, p. 130-136 ; son
article en japonais « 1898 », Shisô (La Pensée), numéro spécial consacré à « Proust en son temps »,
Éditions Iwanami, novembre 2013, p. 35-37.
29 Voir Elisabeth Landenson, « Charlus, Bloch, Legrandin. La Trinité maudite », Swann le cente-
naire, Hermann, 2013, p. 357-371.
48

Sodome et Gomorrhe I s’oppose à « l’erreur funeste » consistant, sur le modèle d’« un


mouvement sioniste », « à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome »
(III, 33), car cela reviendrait à former une communauté composée uniquement
d’homosexuels.

Comment Proust a-t-il introduit et peint dans son roman son homosexualité et
sa propre judéité ? Il faut bien garder à l’esprit que le héros-narrateur de la Recherche
n’est nullement, l’auteur le souligne à maintes reprises, Proust lui-même30. Cette
précaution adoptée, on a pu néanmoins identifier souvent dans ce protagoniste un
homosexuel déguisé, arguant du caractère invraisemblable de l’innocence dont il fait
preuve devant les avances réitérées de Charlus, de l’allure de garçons travestis que
la description prête à Albertine et à sa bande de jeunes filles en fleurs, ou encore de
la rivalité qui l’oppose à une amie d’Albertine, inconcevable si le protagoniste était
clairement hétérosexuel.
Ces présomptions sont en outre alimentées par des signes que le jeune héros
fait entrevoir, manifestant discrètement sa nature d’inverti à travers ses relations
intimes avec Saint-Loup, ou avec de jeunes militaires de Doncières. Il va jusqu’à dire
que « la voix fausse [de tel homme] » suffit pour apprendre : « C’est un Charlus »,
à son « oreille exercée comme le diapason d’un accordeur » (III, 63). De plus,
à l’instar de Vaugoubert, qui voit dans le jeune corps diplomatique un « essaim
d’innocentes beautés » juives, le protagoniste reconnaît lui aussi, dans « “un peuple
florissant” de jeunes chasseurs », « les jeunes Israélites des chœurs de Racine » (III,
171). Et pourtant, aucun passage de la Recherche n’affirme qu’il serait homosexuel.
Il se vante au contraire de ses prouesses hétérosexuelles, en disant que « dans cette
seule saison » quatorze jeunes filles lui « donnèrent leurs faveurs » (III, 185)31.
Devant ce soupçon d’hypocrisie qui pèse sur la construction narrative de
l’écrivain, on pourrait se demander s’il lui aurait été possible d’écrire une histoire
authentique, dénuée de perfidie, en campant un protagoniste à la fois homosexuel et
juif. Le ton du récit véridique, l’« autofiction » à la première personne, la forme du
« roman du je » dans la tradition japonaise, sont-ils des gages de vérité ? Telle n’est
pas la conviction de Proust, dont Gide rapporte dans son journal la recommandation
suivante : « Vous pouvez tout raconter ; mais à condition de ne jamais dire : Je32 ».
S’agit-il, de la part de Proust, d’un faux-fuyant pour ne pas être engagé par ses
paroles ? Je tiens cette interprétation pour peu probable, et incline plutôt à discerner
chez Proust une défiance lucide envers les écueils de l’autojustification, où ne peut

30 Proust évoque, entre autres, « le personnage qui raconte, qui dit : “Je” (et qui n’est pas moi) »,
dans une interview publiée dans Le Temps du 13 novembre 1913 et reprise dans Essais et articles, éd.
cit., p. 558.
31 Il s’agit ici du protagoniste du roman. Quant à la sincérité du narrateur sur la question de
l’homosexualité et de la judéité, elle pose plus de problème. Voir à ce sujet, Antoine Compagnon,
« Le narrateur en procès », Marcel Proust 2, Minard, 2000, p. 309-334.
32 André Gide, Journal, éd. cit., t. I, 1996, p. 1124.
L’homosexualité et la judéité chez Proust d’après les premières scènes de Sodome et Gomorrhe 49

manquer de verser toute entreprise de confession à la première personne. La mise


en place d’un protagoniste homosexuel et juif, semblable à lui-même, aurait pu
faire entrave à un discours sincère. Elle aurait pu conduire aux mêmes stratégies
d’évitement et de dissimulation dont Proust était coutumier relativement à sa judéité
et à sa vie privée : soucieux de s’abstenir de « ce genre de discussions », Proust
ne mettait-il pas en garde Albert Nahmias, en août 1913, au sujet d’Agostinelli ?
« Évitez de parler de mon secrétaire (ex-mécanicien) », lui disait-il, « les gens
sont si stupides qu’ils pourraient voir là (comme ils ont vu dans notre amitié)
quelque chose de pédérastique33 ». Eût-il même raconté sa vie homosexuelle sans
déguisement, que la Recherche n’eût pas été quitte de toute altération de la vérité.
Dominique Fernandez a en effet pointé les pièges de ce type de posture : parcourant
toute l’histoire de « la littérature homosexuelle », il affirme qu’« il n’y a de “culture
homosexuelle” que lorsque l’obligation de dissimuler l’homosexualité ou de la
décrire par des moyens indirects force l’écrivain à inventer un langage allusif »,
sinon « l’exhibition de ses fantasmes l’amène à utiliser le langage pornographique
de la plus basse littérature hétérosexuelle34 ».
Dès lors, comment Proust, contrairement à beaucoup d’autres homosexuels et
de Juifs de son temps, victimes d’une discrimination analogue, a-t-il pu être l’écrivain
de Sodome et Gomorrhe ? En rendant dépositaires de son homosexualité et de sa
judéité, non pas son protagoniste qui dit « je » (par refus de l’autojustification),
mais des personnages distincts, homosexuels (Charlus entre autres) et juifs (Swann
en particulier), lesquels servent de truchement à la construction du point de vue de
l’objet de persécution. Swann, se sentant près de la mort, revient sur ses expériences
amoureuses personnelles : « Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce de
vitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’auront pas connus » (III,
102). Les homosexuels et les Juifs évoqués dans sa Recherche ne sont-ils pas de même,
pour Proust, les images de son propre « cœur » ouvert à lui-même « comme une
espèce de vitrine » ? Proust a dû se procurer, comme Swann aussi bien que Bergotte,
« le pouvoir […] de rendre leur personnalité pareille à un miroir » (I, 545). Dans ce
miroir se reflètent sans ménagement, non seulement les images ridicules, du point
de vue des autres, d’homosexuels et de Juifs, mais aussi leurs hypocrisies.
Pour n’en citer qu’un exemple, on peut alléguer les éloges que Charlus décerne
à l’art de l’allusion que Balzac applique à l’homosexualité dans plusieurs passages
de son œuvre, car ces éloges viennent en droite ligne de Proust lui-même. À propos
de la rêverie où la vision du château de Rastignac plonge le pédéraste Vautrin, dans
Illusions perdues, Charlus la nomme, en citant Swann, « la Tristesse d’Olympio de la
pédérastie » (III, 437), expression qui figure dans un carnet de Proust ainsi que dans
un fragment destiné au Contre Sainte-Beuve35. L’intérêt de ce même Charlus pour

33 Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. XII, 1984, p. 249.


34 Dominique Fernandez, Le rapt de Ganymède, Grasset, 1989, p. 233.
35 « (Tristesse d’Olympio de la pédérastie) », Carnet 1, f˚ 2 v˚ (Carnets, éd. cit., p. 33) ; « J’appelle
cela la Tristesse d’Olympio de l’Homosexualité » (Contre Sainte-Beuve, éd, cit., p. 274).
50

le « côté “hors nature” » qu’il distingue dans Sarrazine et dans La Fille aux yeux
d’or (III, 439-440) trouve également son origine dans les opinions et les écrits de
Proust36. Et c’est encore Charlus dont la prédilection pour Les Secrets de la princesse
de Cadignan, laquelle princesse « craint tant que l’homme qu’elle aime [n’apprenne
sa mauvaise réputation] » (III, 445), n’est que l’écho de celle de Proust37.
Toutefois, les images de marginaux accablés qui émergent de cette galerie
de portraits ne reflètent pas, comme on le croit parfois, la vision dépréciative de
l’écrivain à leur égard. À propos de Bloch, le narrateur dit qu’« un Israélite faisant
son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une
hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands “salams” contente
parfaitement un goût d’orientalisme », et que son profil reste « pour un amateur
d’exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen,
qu’un Juif de Decamps » (II, 487-488). Peut-on inférer de ces passages que Proust
serait « antijuif 38 » ? Avant de se livrer à une telle induction, encore convient-il
de s’aviser que cette figure « exotique » de Bloch, si elle est prise en charge par le
narrateur, est surtout rapportée au point de vue des mondains dédaigneux du milieu
Guermantes.
Sodome et Gomorrhe n’est donc pas une peinture de l’homosexualité en tant
que telle, mais des situations qui contraignent les homosexuels à maintenir leur
vigilance pour ne pas gâter leur réputation sociale. Persuadé que personne n’est au
courant de son secret, Charlus répond au sourire significatif de Vaugoubert : « Je
n’en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même »
(III, 74). De peur de trahir son embarras, il va jusqu’à s’aventurer à répondre à son
frère : « Comme c’est juste ! […] Tu disais que j’avais des goûts spéciaux » (III,
116). Proust prête à ceux qui sont très liés à Charlus des opinions fantaisistes à
propos de ses mœurs : Saint-Loup dit au héros, par ignorance ou par hypocrisie, que
son oncle « a eu autant de femmes que don Juan » et qu’ « à son âge [il] ne dételle
pas » (III, 90) ; Swann assure au protagoniste que les amours du baron, « c’est
purement platonique » (III, 106) ; et n’oublions pas « la passion » sans avenir que
la princesse de Guermantes a pour le baron (III, 112-114).
Si Proust confère à Charlus ses propres sentiments d’inverti, c’est sans doute
à Swann qu’il donne son identité juive. De la même façon que Proust est persécuté
par la presse antisémite, Swann, à la soirée chez la princesse de Guermantes, se
trouve cerné par l’hostilité mondaine que lui attirent son dreyfusisme et son origine
juive. Bien qu’il compte sur l’appui de Saint-Loup, celui-ci rétracte ses sympathies
dreyfusardes : « C’est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m’être

36 Voir Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 289 ; Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. XVI,
1988, p. 266.
37 Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 277.
38 À ce sujet, voir Albert Sonnenfeld, « Marcel Proust : Antisemite ? », The French Review, 1988,
n˚ 62-1, p. 25-40, n˚ 62-2, p. 275-282 ; Alessandro Piperno, Proust antijuif, traduction française,
Liana Levi, 2007.
L’homosexualité et la judéité chez Proust d’après les premières scènes de Sodome et Gomorrhe 51

fourré. Je n’avais rien à voir là-dedans » (III, 97). Le duc de Guermantes reproche à
Swann, au lieu de le remercier d’avoir « été reçu dans le faubourg Saint-Germain »,
d’avoir poussé « l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard ! » (III, 77), de même que la
duchesse refuse catégoriquement d’accéder à son désir qu’elle fasse la connaissance
d’Odette et de Gilberte (III, 79-80). Toute la froideur de ces anciens amis de Swann
démontre que son identité juive ne prend forme qu’à travers la discrimination que
lui font subir les autres.
On est tenté, dans cette perspective, de voir, dans le visage mortel de Swann,
la prise de conscience, de la part de Proust, de l’ombre de sa propre mort et de
ses origines juives : « Soit à cause de l’absence de ces joues qui n’étaient plus là
pour le diminuer, soit que l’artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît
comme eût fait l’ivrognerie ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez
de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait
maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreux que d’un
curieux Valois » (III, 89). À la lecture de ce passage, on ne peut s’empêcher d’évoquer
le masque mortuaire de Proust, photographié par Man Ray, dessiné par Paul Helleu
ainsi que par Dunoyer de Segonzac39. C’est bien la fixité hostile du regard d’autrui
qui a dicté cette ultime vision de Swann, à la fois tourmentée et pittoresque.
Proust, comme beaucoup d’autres écrivains, croit ne pouvoir atteindre la
réalité sociale et humaine que par la fiction. Le protagoniste de son roman, ni
homosexuel, ni juif, ne peut être confondu avec son auteur. Mais en tant que
miroir reflétant les personnages qui gravitent autour de lui et la société à laquelle
il appartient, le narrateur de la Recherche n’est autre que le double de l’écrivain.
L’essence de la conscience que Proust portait en lui de sa judéité et de son identité
d’inverti, est passée dans ses personnages, Charlus et Swann en particulier. De sorte
que la formule célèbre attribuée à Flaubert, « Mme Bovary, c’est moi » peut être
appliquée, non pas au protagoniste de Proust, mais au personnel romanesque de sa
Recherche.

39 Proust, documents iconographiques, préface et notes de Georges Cattaui, Genève, Pierre Cailleur,
1956, planches nos 75-79.

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