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Langue française

La ponctuation chez les écrivains d'aujourd'hui [Résultats d'une


enquête]
Résultats d'une enquête
Annette Lorenceau

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Lorenceau Annette. La ponctuation chez les écrivains d'aujourd'hui [Résultats d'une enquête]. In: Langue française, n°45,
1980. La ponctuation. pp. 88-97;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1980.5269

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1980_num_45_1_5269

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Annette Lorenceau, Paris IV

LA PONCTUATION
CHEZ LES ÉCRIVAINS D'AUJOURD'HUI

Résultats d'une enquête

On trouvera ici le résultat d'une enquête faite en 1977 par Mme Nina
Catach et moi-même, à l'occasion de la Table ronde sur « L'histoire de la
ponctuation », organisée par le C.N.R.S., sous la direction de Mme Catach,
en mai 1978. Notre objectif était de cerner l'importance que donnaient à
la ponctuation les écrivains contemporains et de comprendre leur approche
de ce point précis de leur écriture.
Nous avons envoyé un questionnaire à quatre-vingts écrivains dont les
livres étaient exposés dans une grande librairie parisienne. Plus de la
moitié d'entre eux y ont répondu; citons les noms d'Aragon, Hervé Bazin,
Jean-Louis Bory, Anne Bragance, Marie Cardinal, Cilbert Cesbron, Jean-
Pierre Chabrol, Andrée Chedid, Georges Conchon, Fernand Deligny, Max
Gallo, Patrick Grainville, Roger Grenier, Benoîte Groult, Flora Groult.
Gérard Guégan, Simonne Jacquemard, Jean Joubert, Jacques Lacarrière,
Odile Marcel, Gabrielle Marquet, Didier Martin, Albert Memmi, Pierre
Moinot, Claude Mourthé, Pierre Moustiers, Yves Navarre, Daniel Odier,
Jacques Perry, Pierre-Jean Rémy, Jean-Marc Roberts, Emmanuel Roblès,
Christiane Rochefort, Claude Roy, Boris Schreiber, Geneviève Serreau,
Claude Simon, Michel Tournier, Marguerite Yourcenar.
Le nombre et la qualité des réponses montrent d'emblée l'intérêt porté
à cette question. Les lettres le confirment : « C'est un problème très
important. » « La compréhension d'un texte est inséparable de sa ponctuation qui
est, en même temps, la respiration de l'écriture. » « La ponctuation fait
partie des outils de l'écrivain. » « J'y attache même, je crois, trop
d'importance. » « Je voudrais d'abord vous dire combien me semble heureuse
et opportune votre initiative d'une étude portant sur la ponctuation dans
la langue française. »
Le questionnaire était le suivant :
1. Pensez-vous qu'il existe actuellement des règles générales de ponctuation?
2. Ont-elles, selon vous, plus de rapports avec l'oral ou avec la syntaxe?
3. Consultez-vous un manuel? Lequel?
4. Avez-vous des habitudes de ponctuation qui vous soient particulières?
5. Mettez-vous la ponctuation dès le premier jet? La corrigez-vous beaucoup?
6. Vous arrive-t-il de lire à haute voix pour mettre la ponctuation?
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7. Corrigez-vous la ponctuation sur les épreuves?
8. Les éditeurs et imprimeurs respectent-ils la ponctuation de vos manuscrits?
9. Vous attachez-vous à la faire respecter? quelles sont vos remarques sur ce
point?
Observations.

Une vingtaine d'écrivains ne se sont pas contentés de répondre au


questionnaire, mais ont exposé plus longuement leur point de vue.

Quelques résultats globaux

1. 34 écrivains pensent qu'il y a des règles de ponctuation; 5 sont de l'avis


contraire.
2. 18 pensent que la ponctuation a plus de rapports avec l'oral qu'avec la
syntaxe, 14 pensent qu'elle a plus de rapports avec la syntaxe; 7 répondent
avec les deux.
3. On ne consulte pas de manuel. Cinq auteurs citent : Le Bon Usage du
français de Grevisse, le Dictionnaire des Difficultés de la langue française,
le Code typographique, le Littré, le Petit Robert. Mais on ajoute que ces
livres donnent peu d'indication. (Il est intéressant de noter que 34 écrivains
déclarent qu'il y a des règles, mais qu'ils n'utilisent pas de manuel. Où
trouve-t-on alors ces règles?)
4. 32 écrivains, contre 8, disent avoir des habitudes de ponctuation.
5. 31 écrivains disent mettre la ponctuation dès le premier jet, 7 non. 5 la
corrigent, 9 la corrigent un peu, 10 ne la corrigent pas.
6. 23 disent ne pas lire à haute voix pour mettre la ponctuation, 10 le Font;
2 répondent «j'écris à haute voix »; un auteur répond non, « sauf pour le
théâtre »; hervé bazin dit user parfois du magnétophone.
7. 29 auteurs corrigent la ponctuation sur les épreuves, 3 la corrigent
parfois, 6 ne la corrigent pas.
8. 26 auteurs répondent que les éditeurs respectent la ponctuation; 10 disent
pas toujours; 5 disent non.
9. 30 auteurs disent s'attacher à faire respecter leur ponctuation; 4 disent
non; 3 répondent, cela dépend, « il faut négocier ».
Ces chiffres permettent de tirer une première conclusion générale : la
majorité des écrivains consultés estiment qu'il existe des règles de
ponctuation, qu'ils ont leurs habitudes propres, qu'ils mettent la ponctuation
au premier jet, la corrigent très souvent. Ils ne consultent pas de manuel
et ne se plaignent pas de leurs éditeurs.

I Les signes
Les différents signes de ponctuation sont très inégalement cités. Le
point et la virgule ne posent pas de problème et ne sont cités que 5 fois.
Par contre, le point-virgule, très attaqué, est cité 10 fois. Les parenthèses
et les tirets, les nouveaux élus, 14 fois.

Le point — La virgule
Ce sont les signes le plus couramment utilisés; ils ne sont pas remis
en question, ce que Marie Cardinal exprime fort agréablement ' : « La
I. Nous avons scrupuleusement respecté la ponctuation des réponses laites.

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virgule, le point, sont des amis avec lesquels j'ai de bons rapports. »
Gabrielle Marquet : « La virgule m'est très familière; je l'aime; elle est,
aux mots, au cœur d'une phrase, comme un écrin. » Claude Roy dit avoir
« un penchant irrésistible à l'usage de la virgule comme hésitation, reprise,
silence ou demi-silence ». Claude Mourthé : « Par contre, je fais un usage
abondant de la virgule, du point et quelquefois des points de suspension. »
On note que le point caractérise le style court, bref. Claude Roy dit
« aimer les phases de phrases sèches, courtes et pointées de points ».
Jacques Lacarrière : « Par goût j'aime les phrases courtes. La ponctuation
permet (par le point) de se passer du verbe. Elle est souvent non une charge
supplémentaire mais une ellipse évitant la répétition peu harmonique de
conjonctions et autres particules syntaxiques. » G. Marquet : « Pour la
prose, j'utilise beaucoup le point : classiquement, ou pour souligner, mettre
en valeur, un seul adjectif, un seul adverbe, isoler le mot entre deux points. »

Le point-virgule
Ce signe suscite plus de discussion. Il semble qu'il soit à la charnière
entre le « classique » et le « moderne ». Il est en effet défendu par le petit
groupe des classiques qui fondent la ponctuation sur la syntaxe. Benoîte
Groult qui défend la grammaire écrit : « Je l'utilise encore! » avec un point
d'exclamation comme si c'était un peu anormal. D'autres le remettent
complètement en cause : J. Lacarrière : « L'usage du point-virgule devrait
être précisé. Il est un compromis bâtard entre la suspension et l'arrêt. Je
l'utilise peu. » Marie Cardinal : « Le point-virgule est un collaborateur
efficace que je néglige souvent. Pourquoi? Parfois je pense que c'est parce
qu'il est trop sophistiqué, d'autres fois je trouve qu'il n'est pas clair malgré
ses apparences : à la fois point et virgule. » Claude Mourthé : « Le point
et virgule est très rare dans les romans que j'écris. » Gabrielle Marquet :
« Je me sers peu du point- vir gule. Je le remplace le plus souvent, par le
point qui me semble plus net, plus carré, si je puis dire. » Jacques Perry :
« Je ne suis pas très à mon aise avec le point- vir gule. » Michel Tournier
ne s'en sert pas et ajoute que c'est un signe « dont il n'a pas encore
découvert l'utilité. » Didier Martin : « J'utilise peut-être le point-virgule plus
fréquemment que bien des écrivains contemporains, qui semblent en oublier
l'existence et ne connaître que le point pour séparer deux phrases. »

Le tiret — La parenthèse
Si le point-virgule est devenu le parent pauvre de la ponctuation, deux
signes reçoivent de l'avancement, deux signes que certains grammairiens
considèrent à peine comme faisant partie de la ponctuation : ce sont le tiret
et la parenthèse. Ils sont le plus souvent cités ensemble, soit qu'on les
utilise indifféremment, soit au contraire qu'on cherche à préciser l'emploi de
l'un plutôt que de l'autre. Cinq écrivains signalent simplement qu'ils en
usent avec abondance. D'autres s'attardent plus longuement. J. Lacarrière :
« En prose je pratique assez souvent le tiret — pour isoler une réflexion, une
incidence, une petite digression rattachée noétiquement au sens principal. »
Andrée Chedid : « J'utilise spuvent deux traits — avant et après la phrase —
ils mettent celle-ci comme en deçà du texte. » Claude Roy signale « le goût
de la parenthèse correspondant à un serpentement de l'esprit ». Didier
Martin : « Ma tendance à faire d'assez longues phrases m'amène d'autre

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part à recourir aux tirets et aux parenthèses pour de courtes propositions
incises. » Claude Mourthé : « Pour ma part, j'utilise souvent le tiret — très
américain — de préférence à la parenthèse. » Jean Joubert : « Utilisation
peut-être de deux tirets au lieu d'une parenthèse, comme dans la langue
anglaise. » Michel Tournier : « J'affectionne assez les tirets qui sont comme
des parenthèses plus élégantes et moins traumatisantes pour le texte. »
Jacques Perry : « J'ai une hésitation entre les tirets et les parenthèses, la
parenthèse étant plus discrète, plus coulée, et les tirets plus provocants. »
Et je citerai plus longuement Marie Cardinal : « Maintenant passons aux
deux-points, aux tirets, à la parenthèse. Alors, là, c'est le dilemme
quotidien. Les deux-points sont parfaits quand ils introduisent un résultat court,
une explication de quelques mots, un éclaircissement rapide. Sinon,
s'impose un problème que je trouve majeur. Comment faire intervenir deux-
points à l'intérieur de deux-points? Alors couper les phrases par des points?
Cela oblige à écrire différemment, c'est grave. Ou bien se servir de la
parenthèse; mais je trouve qu'elle ressemble à un aparté, à un rapport direct avec
le lecteur, ce qui n'est pas tout le temps souhaitable. Souvent je lui préfère
les tirets qui introduisent pourtant une forte cassure. »

Guillemets-Dialogue
Comme pour le tiret et la parenthèse, on trouve ici un besoin de
renouveau qui concerne la transcription des dialogues.
Et d'abord une remarque intéressante de Roger Grenier : Les éditeurs
respectent la ponctuation sauf en ce qui concerne les dialogues : l'usage des
guillemets et des tirets, pour lesquels ils ont des règles très strictes que
j'aimerais simplifier. » Pour les dialogues donc, d'après R. Grenier, les
imprimeurs se croient autorisés, tant pour eux les règles s'imposent, à ne
pas respecter les manuscrits qui leur sont confiés.
Claude Mourthé et Yves Navarre ont inventé leur système personnel.
C. Mourthé : « Je ne signale plus les passages de dialogue, me bornant à
revenir à la ligne lorsque la compréhension risquerait d'y perdre, car je trouve
l'usage des guillemets et tirets pour les répliques conventionnel. » Quant à
Yves Navarre, qui signale qu'il fait à chaque remise de manuscrit un
glossaire de règles de ponctuation à respecter, il écrit : « J'aurais trop à dire.
Il suffit de prendre une page d'un de mes romans pour comprendre que j'ai
ma ponctuation. Nulle fierté en cela. Mais c'est mon style. Ainsi les dialogues
sont, intégrés dans la phrase soit amenés sans virgule par des parenthèses
si le héros de la phrase se met à parler. Soit par parenthèses avec majuscule
quand il y a dialogue formant une phrase. Les ponctuations de fin de
dialogues intégrés font l'objet de différends avec les imprimeurs. Un travail de
dentelle. Le lecteur (ou le critique) ne s'en aperçoit pas. La ponctuation est
faite pour ne pas être vue. Paradoxe? »
Et Michel Tournier : « Je n'aime pas trop les guillemets que je
préfère remplacer par des italiques. »

Signes nouveaux?
Certains écrivains, trouvant la ponctuation moderne trop pauvre, vont
jusqu'à inventer des signes nouveaux, telle Andrée Chedid quand elle parle
des tirets : « Parfois [j'utilise] aussi une longue ligne à la fin d'un mot comme
pour le prolonger dans la bouche et la pensée. » Deux écrivains demandent

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que le point d'interrogation soit placé en tête de la phrase comme dans la
langue espagnole. (On a vu plus haut, p. 57, que George Sand le demandait
déjà en 1873.)
Quant à Hervé Bazin, dans un texte qu'il appelle divertissement sur
l'orthographe, « Plumons l'oiseau », il note que « la ponctuation française
est plus riche en expressions de pauses (point, point-virgule, deux-points,
points de suspension) qu'en expressions d'intonation. Le point
d'interrogation, le point d'exclamation sont seuls sonores (dans la mesure où ils modulent
la voix). Or la ponctuation orale est extrêmement riche d'intonations
diverses que n'annonce pas le scripteur ». Il a inventé un certain nombre de
signes : le premier n'est pas nouveau, c'est le point d'ironie; viennent ensuite
le point de doute ressemblant à un point d'interrogation, le point de certitude
ou de croyance, qui ressemble à la Croix, le point d'acclamation
ressemblant au V de Churchill; le point d'amour, deux points d'interrogation qui
s'entrelacent en forme de cœur et le point d'autorité. Il ajoute « ce n'est pas
tout à fait un gag! »

Procédés typographiques — Blancs


Une des idées les plus intéressantes qui ressort des réponses est celle de
faire passer la ponctuation dans le texte par des moyens visuels,
typographiques et particulièrement l'espacement et le blanc. Gérard Guégan écrit
« d'abord l'œil et ensuite l'oreille ». J.-P. Chabrol : « C'est visuel aussi. Bien
placée, au bon coin d'une phrase, une virgule peut avoir un petit air. »
J. Lacarrière : « En poésie, la possibilité de disposer plus librement les mots et
les phrases, de créer des blancs, des non-alignements, des arrangements à la
limite du calligramme peut remplacer la ponctuation. » André Chedid : « Dans
le poème je rejette souvent la ponctuation. Typographiquement, ces
coupures me gênent; et je sens alors que la majuscule, les blancs, remplacent
suffisamment et donnent le rythme. » Gabrielle Mabquet note l'emploi qu'elle
fait du passage à la ligne, qui est aussi une disposition typographique : « J'ai
commencé par écrire des poèmes avec une ponctuation « normale » avant de
totalement la supprimer. J'isole à présent mes vers les uns des autres en
allant, sans plus, à la ligne [...] Je vais souvent à la ligne utilisant le point à
la ligne, pour éclairer la page, l'alléger. » Et surtout Marie Cardinal : « Mais
la difficulté nouvelle peut-être, celle qui se pose à beaucoup de ceux qui
écrivent aujourd'hui, à moi en tout cas, c'est le problème des espacements. Je
sais bien que la ponctuation signifie signes, et que je veux parler d'espaces
vides, sans signes. Pourtant les signes de la ponctuation sont là aussi pour
indiquer des rythmes, des respirations, des tempo. Peut-être que dans
l'écriture moderne la parole, la respiration, le silence, la durée, prennent une plus
grande place que jadis. Les points de suspension ne suffisent pas, ils ont une
signification trop précise. Alors le blanc s'impose, comme les gestes vont avec
la parole, comme les intonations, comme les mimiques du visage. Mais le
blanc est peu respecté par l'éditeur et l'imprimeur. Pour des raisons
d'économie (principalement le prix du papier) ils ont tendance à tasser le texte.
C'est catastrophique! Certains manuscrits sont étouffés. Parfois ce n'est pas
vraiment de leur faute : le corps du caractère choisi est petit et un texte
entier qui, par son contexte, a besoin d'air, se trouve asphyxié; il n'a plus le
même sens. C'est épouvantable mais avec un corps plus gros il vaudrait le
double. Problème de l'écrivain : alors ne pas exister ou être trahi. Parfois
c'est délibéré : ils réduisent, sans prévenir l'auteur, les espaces entre les

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paragraphes. Alors que ces espaces sont indiqués par les signes
typographiques adéquats. Là, c'est la bagarre. Les portes claquent. Autrement dit :
si une nouvelle ponctuation pouvait indiquer ces autres respirations, ce serait
bien. »
Jean Joubert écrit : « J'écris maintenant des poèmes avec une
ponctuation minimale, ou sans ponctuation et j'ai recours à des procédés
typographiques pour indiquer la respiration du texte. » Michel Tournier : « Les
mots soulignés en italique sont mon péché mignon que je devrais combattre
parce qu'ils constituent un manque de confiance dans l'attention et
l'intelligence du lecteur. C'est lui " forcer l'œil " comme ont force parfois la main. »
Fernand Deligny : « II m'arrive aussi de souligner un mot, ce qui le fait
apparaître en italiques. Si je crains que l'italique ne suffise pas pour alerter, je
majuscule. Exemple : pour un enfant autiste, se voir devient CE voir. »
Certains auteurs se préoccupent aussi des moyens modernes de
transcription et d'impression. Roger Grenier se demande s'il n'y aurait pas de
ponctuation propre à ceux qui, comme lui, écrivent directement à la machine :
« II me semble que, dans ce cas, les signes de ponctuation de par leur place
sur le clavier et du fait qu'on doit les taper exactement comme les autres
lettres, sont davantage associés au rythme de la phrase. » Fernand Deligny
écrit : « Ce que je me dis quelquefois, c'est que la photocopie pourrait nous
amener une nouvelle vogue de l'écriture manuscrite, la main même de
l'auteur ponctuant non plus en « divisant » le texte, comme le dit le
dictionnaire, mais en rehaussant certains termes ou certains caractères par leur
tracé. Si bien que « bien écrire » retrouverait un sens plus littéral, la main
n'y étant pas pour rien dans ce qui se pense. » Et il ajoute : « mais ce n'est
peut-être pas demain la veille ».

Suppression de la ponctuation
II faut noter que l'absence complète de la ponctuation recueille peu
d'adeptes — ceux-ci n'ont évidemment pas répondu à une enquête sur la
ponctuation! Certains la condamnent formellement. Claude Mourthé : « Je
suis de toute manière contre l'absence totale de ponctuation, qui est un
snobisme heureusement dépassé. » Jacques Perry : « J'ai une grande répugnance
pour les partis pris de non-ponctuation sauf évidemment pour la poésie. »
Didier Martin : « Certains vont jusqu'à supprimer toute ponctuation, ce qui
est alors un signe de leur volonté de détruire la langue dite « classique »,
et par là, tout ce qu'elle représente à leurs yeux. » D'autres pensent que
l'absence de ponctuation est une autre forme de ponctuation. Hervé Bazin :
« Qu'il existe des règles de ponctuation, c'est l'évidence, et le fait de les
omettre ou de les nier ne les détruira jamais, puisqu'en définitive, même
chassées de l'écriture, elles s'imposent au discours. » Et plus loin : « Si je
m'attache à respecter et à faire respecter la ponctuation (ma ponctuation, si
vous préférez), je comprends très bien qu'on puisse, dans certains cas, s'en
passer. L'absence de ponctuation est souvent une mode (comme la
suppression des majuscules, au nom de je ne sais quel égalitarisme alphabétique!)
Mais elle est parfois nécessaire : notamment en poésie pour laisser s'établir
certains rapports inattendus entre mots comme entre phrases. De ces
rapprochements, qui postulent des blocages syntaxiques, se dégage un "
intersens " évidemment plus important que la ponctuation (qui risquerait de le
" désosser "). » Albert Memmi : « La ponctuation fait partie des outils de
l'écrivain. Pourquoi s'en priver? Sauf si, ce faisant, on veut atteindre un

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but particulier, autrement dit, l'absence de ponctuation confirmerait son
importance habituelle. »

II Rôle de la ponctuation
On peut distinguer deux groupes assez distincts parmi les écrivains qui
ont répondu : le premier, minoritaire, six à sept sur quarante-cinq, est très
attaché à une ponctuation grammaticale, basée sur la syntaxe, dont le but
essentiel est de faciliter la compréhension du texte. Le représentant le plus
net en est Pierre Moustiers : « II existe actuellement des règles générales de
ponctuation : celles dictées par le bon sens et le souci de la communication
où la fantaisie égoïste et le délire n'ont pas accès. Ce sont les règles que l'on
trouve appliquées dans les journaux et que tous les écrivains devraient
respecter. La compréhension d'un texte est inséparable de sa ponctuation qui
est, en même temps, la respiration de l'écriture. Une respiration anarchique
aboutit à l'asphyxie. Se référer à l'oral est une tentation infantile. C'est
revenir au bla-bla-bla du nourrisson. L'audace de pacotille qui consiste à
reproduire le langage élémentaire ou les bafouillages sans virgule masque un aveu
d'impuissance. Incapable de maîtriser la règle et la langue, on choisit la
cacophonie... [...] Quand j'écris " se référer à l'oral est une tentation
infantile ", je fais allusion à des préoccupations contemporaines qui n'ont rien à
voir avec celles des écrivains antérieurs au xvme siècle. Il s'agit, pour un
certain nombre d'écrivains influencés par Céline, de reproduire le " langage
parlé ", en choisissant, de préférence et par forfanterie, des gens qui le
parlent mal. Je ne crois pas, non plus, à une ponctuation personnelle. Si
chacun veut imposer sa règle de ponctuation, on finira par ne plus s'entendre
avec personne. Un écrivain qui se targue de supprimer les virgules me fait
penser à un tennisman qui veut supprimer le filet. Le "jeu" devient
insignifiant. »
Didier Martin ne va pas aussi loin, mais il va dans le même sens que
Moustiers : « Oui, je pense qu'il existe encore actuellement des règles
générales de ponctuation. On peut certes en jouer, comme il est permis à un
écrivain de transformer le style, selon les effets qu'il se propose d'obtenir.
Certains vont jusqu'à supprimer toute ponctuation, ce qui est alors un signe de
leur volonté de détruire la langue dite " classique ", et par là, tout ce qu'elle
représente à leurs yeux. Pour ma part, me tenant à cette langue classique,
j'essaie d'utiliser la ponctuation qui me semble la soutenir, l'architecturer
et lui donner son rythme au moins autant que les mots. Ces règles ont, à
mon sens, davantage de rapports avec la syntaxe qu'avec l'oral, du moins
pour l'auteur de textes destinés à la lecture individuelle et donc " intérieure " :
de même que le point sert à séparer les phrases, la virgule sert à séparer les
propositions, les incises, les subordonnées, les parallèles. De même, les deux
points et les points et virgules ont leur rôle, ces derniers indiquant une
séparation moins forte que le point, par exemple lorsque l'on continue sur une
même idée tout en changeant de proposition principale. »
11 faut cependant faire remarquer que parmi ces classiques, presque tous
font une distinction entre les textes littéraires et les textes qui doivent être
lus à haute voix. Roger Grenier écrit : « rapport avec la syntaxe, sauf pour
les textes devant être dits par des comédiens (théâtre, radio, télévision,
cinéma) ».
Mais, nous l'avons dit, ce n'est là qu'une minorité; le plus grand nombre
des écrivains qui ont répondu à l'enquête demandent beaucoup plus à la

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ponctuation que de rendre le texte clair; ceux-là se réfèrent à une tradition
orale de la ponctuation : Claude Roy écrit : « C'est la respiration de la parole
qui rythme la ponctuation. J'écris à haute voix. » Jacques Lacarrière : « Et
pourquoi, par la ponctuation ma pensée n'aurait-elle pas aussi une
mélodie? »; et aussi : « J'ai toujours considéré un texte, même en prose, comme
pouvant et devant se lire à haute voix. C'est la raison pour laquelle la
ponctuation joue un rôle essentiel, dès l'instant où j'entends donner aux phrases
un rythme précis. » Gilbert Cesbron : « La ponctuation est aussi
indispensable (et spontanée) que la respiration. Il est vrai que beaucoup de gens ne
savent pas respirer. Je crains qu'on ne le leur apprenne pas dès l'école, et
qu'on la leur impose sans explications. D'ailleurs bien des auteurs leur
donnent le mauvais exemple. Marcel Pagnol (je le lui ai dit, il en riait)
semblait ignorer le point-virgule qu'il remplaçait par le deux-points. » Andrée
Chedid : « Parfois je l'utilise [la ponctuation], mais sans systématiser. Pour
éclaircir le sens (déjà si insaisissable du poème); pour indiquer une manière
orale de dire le texte, de s'arrêter, de reprendre. C'est une question à la fois
de respiration et de signification initiale qu'on tente de faire mieux passer. »
Claude Simon : « Les problèmes que pose la ponctuation sont, dans l'écriture,
parmi les plus difficiles à résoudre. Comme vous l'écrivez très justement ils
sont étroitement liés au « ton » et par conséquent à la cadence choisie (ou
qui parfois s'impose d'elle-même) et donc en relation intime (même dans la
lecture silencieuse) avec la musique, hors laquelle aucun texte littéraire ne
peut être produit (ne peut s'élaborer). Leurs " règles " sont chaque fois à
réinventer. » Boris Schreiber : « La ponctuation me paraît essentielle pour
le rythme. Le rythme étant le reflet de tous les mouvements intérieurs. Je
pense surtout à la virgule et au point. Mais tous les signes peuvent servir à
modifier en profondeur la phrase qui semble couler de source. Pour moi cela
est capital. » Geneviève Serreau : « J'écris à haute voix de toute façon, et avec
le souffle. » Jacques Perry : « La ponctuation ne sert pas seulement à la clarté
qui, pour moi, est essentielle. Elle est surtout musicale, et je n'hésite pas à la
sacrifier si l'effet de compacité, de non-respiration me plaît. Il ne faut jamais
violer une langue et une syntaxe, si l'on n'a pas en soi une force lyrique ou
démiurgique. Je préfère trouver au sein des bonnes vieilles contraintes mes
berceaux et mes divans. » Odile Marcel : « La ponctuation a pour moi un
rapport essentiel au rythme d'ensemble d'une période. Elle est là pour scinder
et articuler, pour indiquer les plans sonores, logiques des différents membres
dans un paragraphe. »
On retrouve dans certains de ces textes une tradition orale, respiratoire
qui rappelle beaucoup ce qu'ont écrit les grammairiens du xvme siècle.
A partir de cette tradition orale, les écrivains de ce groupe revendiquent
une grande liberté vis-à-vis des règles de ponctuation.
Geneviève Serreau : « L'écrivain est affronté là à un système répressif,
sournois, qui prétend mettre de l'ordre (un ordre fait) dans l'espace d'une
liberté. L'écrivain de son côté doit savoir jouer de cette liberté, c'est-à-dire
connaître à fond le système afin de le casser efficacement. Là comme ailleurs,
la liberté ce n'est pas le n'importe quoi — si elle est nécessaire à l'écrivain,
elle le deviendra aussi pour son lecteur. » Et aussi : « Oui, heureusement il y a
des règles de ponctuation, sans ça on ne pourrait pas les enfreindre. Les
règles, traditionnelles reposent sur la syntaxe. La (nécessaire) liberté de la
ponctuation repose sur le souffle propre à chaque écrivain, c'est-à-dire sur
les souffles divers mis en jeu. Mon habitude de ponctuation est surtout de
l'inventer à neuf chaque fois. »

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Christiane Rochefort : « En gros pour moi, la ponctuation obligée c'est
l'ordre moral. »
Claude Mourthe : « Certes, il existe des règles mais rien n'empêche
l'auteur de les interpréter à sa guise, de faire un choix » [...] « Les signes de
ponctuation sont le matériel dont nous disposons au même titre que tous les
autres phénomènes, mais rien n'empêche une certaine liberté avec eux. »
Jean-Pierre Chabrol : « II faudrait ne rien rejeter, ni point, virgule,
point-virgule, point de suspension, d'exclamation, interrogation, etc. On a
besoin de tout mais s'en servir librement, follement. »
Patrick Grainville : « La ponctuation conforme aux règles est pour moi
une entrave. Spontanément je n'utiliserais que les points de suspension à la
Sarraute ou à la Céline. La ponctuation découpe, intellectualise mes phrases
que je ressens comme des ondes, ruissellements, associations d'images,
d'analogies. Mais les pressions des lecteurs, éditeurs sont terribles. Et comme
je ne fais pas partie du Nouveau roman, on me demande de respecter la
ponctuation dans la mesure où je respecte les règles traditionnelles de
l'histoire continue, des personnages, etc. Ou bien l'on est absolument
traditionnel, ou bien l'on est Nouveau roman sans règles. Il est très dur pour un
écrivain de tenir des deux tendances, de les chevaucher. C'est-à-dire d'être
traditionnel par le maintien de l'intrigue et des personnages mais d'être
personnel par le raz de marée des métaphores et des métamorphoses. Le
lecteur, la critique exigent qu'on se range sous une étiquette bien claire.
En tant que professeur, je fais respecter — non sans déchirement — la
ponctuation qui structure la pensée conceptuelle à défaut de favoriser
l'imagination créatrice! »

A la lecture de ces textes, on comprend aisément que la ponctuation est,


pour ces auteurs, une marque personnelle, une partie intégrante de leur
style. Et cela aussi, ils le disent. Roger Grenier écrit : « J'ai des règles
personnelles car il est bien évident que la ponctuation finit par faire partie du
style. » Claude Mourthe : « Je pense que la ponctuation est une indication
personnelle sur l'interprétation, sur la respiration à donner à un texte. »
Hervé Bazin : « Je ne consulte pas de manuel et peut-être ai-je tort; peut-
être ai-je une idée, une pratique personnelle de la ponctuation, liées à une
conception rythmique de la phrase [•••] Après tout il s'agit d'une
signalisation aussi classique que celle des routes et qui peut être plus ou moins
abondante, selon le " tour de langue " qui nous est propre et que nous essayons de
passer au lecteur. »
La réponse de Jean Joubert est, de ce point de vue, très intéressante :
« Je m'aperçois en répondant à votre questionnaire, que mon attitude vis-
à-vis de la ponctuation s'est modifiée depuis quelques années. J'ai longtemps
cru que la ponctuation était une série de règles codifiées, et je me sentais
parfois un peu coupable de ne pas les suivre — par ignorance — de manière
stricte. Disons que je me suis libéré, et que cette évolution peut apparaître
comme le reflet d'une modification plus large de la personnalité. Etant à la
fois poète et romancier, je note une attitude différente dans ces deux domaines.
J'écris maintenant des poèmes avec une ponctuation minimale ou sans
ponctuation, et j'ai recours à des procédés typographiques pour indiquer " la
respiration du texte ". Cela n'est d'ailleurs pas systématique. Au fond le
climat du poème suggère ou impose le type de ponctuation. Dans le roman,
je reste plus proche de la ponctuation classique, si toutefois une telle chose
existe. Vous trouverez peut-être ma réponse excessivement nuancée, mais

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c'est dire toute l'importance que j'attache à cet aspect du métier d'écrivain,
et à ses modifications très révélatrices. »
Jean Joubert n'est pas le seul à sentir un lien entre sa ponctuation et
sa propre personnalité. Anne Bhagance écrit : « Dernièrement j'ai participé
à une émission de télévision, laquelle était enregistrée pour être transmise
en différé. L'occasion m'était donnée, et c'était la première fois, de me voir
et de m'entendre, de l'extérieur, en plein discours oral. Déjà on m'avait dit,
souvent, que mon écriture me ressemblait. Or, devant ce récepteur, je me
voyais, je me « lisais » et cela sans la moindre surprise. Je veux dire que les
expressions, les gestes (inclinaison de la tête, mouvement des mains, du
buste, sourires, etc.) qui accompagnaient la parole, la rythmaient, me
paraissaient familiers, naturels, inhérents à ma personne et inséparables d'elle.
Ce défaut de surprise me surprit et me conduisit à la découverte suivante :
à savoir que toutes ces expressions corporelles, ces signes physiques qui
" ponctuaient " le discours oral étaient de façon évidente, patente,
assimilables aux signes de ponctuation dans le discours écrit. Ils procédaient du
même souci (ou du même instinct?) pour tendre à la communication la plus
immédiate, la plus juste et la plus vraie. La plus universelle aussi. Cette
expérience m'incline à comparer la syntaxe générale à ce matériau dont nous
disposons tous, un corps, mais que chacun anime à sa manière propre. Chaque
individu s'inscrit dans l'espace par le truchement de son corps, avec la
représentation, consciente ou inconsciente qu'il en a et qu'il en donne aux autres
(amplitude, coulé du geste, façon particulière de faire bouger les traits).
De même, me semble-t-il, chaque écrivain anime cet autre espace qui lui est
donné, la page blanche, d'un souffle tout à fait singulier, intime, le sien (ou
celui qui correspond à son état, à son projet du moment). Dans la prose de
celui-ci les propositions moutonnent, déferlent, s'abattent comme des vagues
sur un rivage et c'est la même phrase, forte, puissante, la même marée qui
les porte. Tel autre morcelle, taille, cisèle, emploie le point (outil de précision
et de mesure) pour marquer la hauteur de sa houle. Sa manière de
manipuler les signes de ponctuation, d'imprimer une cadence au texte, constitue
sans nul doute un indice révélateur parmi ceux qui permettent d'identifier
un écrivain. »
Pour F. Deligny, la communication avec le lecteur est essentielle : « II
est vrai qu'en écrivant, je pense à qui (me) lira. Je ne relis pas à haute
voix, mais j'écoute qui va lire... Il me semble bien que, pour ce qui me
concerne, ponctuer c'est prévoir ce qu'il en sera de l'autre lisant. »

Nous voilà bien loin de la grammaire, de la syntaxe, des règles.


Respiration, rythme, cadence, temps, ton, mélodie, musique, souffle, serpente-
ment, ruissellement, mouvements, gestes, intonations, silence, style, voilà les
mots qui reviennent sous la plume des écrivains. Plus proches de la tradition
orale du xvnie siècle que des contraintes grammaticales que voulaient
imposer les imprimeurs du xixe, les écrivains du xxe siècle nous ouvrent des
perspectives très nouvelles — et inattendues — sur la ponctuation, phénomène
qui reste mineur pour les grammairiens et les linguistes.
La richesse très grande de cette enquête, la remise en cause qu'elle
révèle, la recherche d'un outil nouveau dont on ressent un besoin évident,
doivent nous engager à poursuivre les recherches dans ce domaine, à
demander aux grammairiens d'intégrer dans leurs travaux cette ponctuation dont
Beauzée, grammairien-philosophe du xvme siècle, disait qu'elle était « la
partie essentielle de l'orthographe ».

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