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entre l’Europe
et l’Amérique
Le rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes
1 4 9 2 - 1 9 9 2
La Route de l’esclave
Dans la même collection :
L’affirmation de l’identité culturelle et la formation
de la conscience nationale dans l’Afrique contemporaine
La christianisation de la Russie ancienne
Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe
Destins croisés : cinq siècles de rencontres avec les Amérindiens
Les routes de la soie : patrimoine commun, identités plurielles
Spécificité et dynamique des cultures négro-africaines
Spécificités et convergences culturelles dans l’Afrique au sud du Sahara
Éditions UNESCO
Les textes publiés dans le présent ouvrage sont ceux des
communications au Colloque international organisé par l’UNESCO sur
« Le rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes (1492-1992) »
qui s’est tenu à Praia (Cap-Vert) du 4 au 8 mai 1992.
Les idées et les opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles
des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO.
ISBN 92-3-203149-3
© UNESCO 1995
Préface
Destiné à apporter un éclairage sur les multiples relations entre l’Afrique et les
Amériques, cet ouvrage se structure autour de 1492, année charnière de la
conquête. Néanmoins, la réflexion s’aventure également sur les rives de l’avant et
de l’après 1492 tout en se projetant sur les perspectives à venir. Ainsi, amorçant
un processus de connaissance mutuelle entre tous les peuples de la terre, l’année
1492 constitue un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité. Pour la pre-
mière fois dans l’histoire, les hommes de toute la planète allaient peu à peu,
directement ou indirectement, se rencontrer. Ce premier contact sera suivi de
beaucoup d’autres, dont les effets en chaîne conduiront peuples et nations vers
une interdépendance croissante, en une évolution qui se poursuit encore aujour-
d’hui.
Carrefour de rencontre et de dialogue des peuples et des cultures du monde,
l’UNESCO ne pouvait pas ne pas commémorer un événement sans équivalent
dans l’histoire. C’est pourquoi le Conseil exécutif de l’Organisation adopta en
1988 la décision 130 EX/9.2 associant l’UNESCO à la Commémoration du cin-
quième centenaire de la rencontre de deux mondes, afin « de réfléchir sur les
conditions et les conséquences de la rencontre des peuples et de leurs cultures, sur
leurs emprunts successifs, leurs apports mutuels et les transformations profondes
qui en ont résulté pour l’évolution générale de l’humanité ».
Toutefois, si l’importance de cette commémoration fut unanimement recon-
nue, les divergences quant à la nature de l’événement historique — découverte,
rencontre, choc culturel — nourrirent une vive polémique qui ne laissa personne
indifférent. Au cœur du débat, une double préoccupation existait. D’une part,
effectuer une juste évaluation du passé, d’autre part, faire coexister les peuples
dans le respect de la différence et de la diversité culturelles.
L’UNESCO, pour sa part, se devait de promouvoir et de renforcer aussi bien
la réflexion historique que le dialogue interculturel. C’est pourquoi un pro-
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gramme fut lancé pour analyser les apports et faire entendre les voix de tous ceux
qui, d’une façon ou d’une autre, furent impliqués dans les interactions surgies de
cette rencontre de 1492.
Des spécialistes des disciplines les plus diverses — historiens, anthropo-
logues, économistes, philosophes — s’associèrent alors, à l’invitation de
l’UNESCO, pour une réflexion globale sur cinq cents ans d’histoire afin d’es-
sayer d’identifier quelques lignes de force en vue d’une meilleure compréhension
de notre destinée commune.
Il s’agissait de relire l’histoire, de rechercher les racines communes, de tracer
des voies de dialogue. D’un dialogue ayant pour but non seulement de réconci-
lier les sociétés avec leur passé, mais aussi et surtout de jeter les bases de la soli-
darité et de la paix. C’est dans ce contexte que s’inscrit la présente publication,
fruit de la réflexion d’un groupe d’intellectuels africains, européens et américains
autour du rôle de l’Afrique dans la rencontre de deux mondes.
L’année 1492 amena de multiples bouleversements pour le continent africain
— démographique, sociopolitique, économique et culturel —, qui furent tantôt
passés sous silence, tantôt relégués à l’arrière-plan. L’année 1992 fut donc l’occa-
sion d’ouvrir un dialogue autour de la « mémoire assumée » et d’un patrimoine
commun.
C’est pourquoi une analyse du passé s’imposait afin d’essayer d’identifier des
passerelles pour l’avenir. Cette analyse souleva un certain nombre de questions :
Comment l’historiographie africaine a-t-elle abordé le problème de la « décou-
verte » des Amériques ? Quel était l’état politique, économique et social de
l’Afrique à la fin du XVe siècle ? Comment la traite des esclaves s’est-elle mise en
place et développée ? Quelles furent les influences réciproques entre le continent
africain et le continent américain ?
Dans ce contexte, le « commerce triangulaire » de la traite constitue un fait
historique majeur et paradoxal puisque l’acte barbare de la plus grande déporta-
tion connue dans l’histoire de l’humanité fut fondateur de civilisations ! En effet,
les hommes et les femmes arrachés par la violence à la terre de leurs ancêtres se
convertirent en porteurs d’idées, de valeurs, de traditions, de croyances et de reli-
gions. C’est cette culture en mouvement qui donna naissance à de nouvelles
formes d’identités plurielles au sein d’un processus d’adaptation, de résistance et
d’interfécondation.
Aussi nous a-t-il semblé utile de mettre en relief les liens qui unirent en pro-
fondeur des peuples enchaînés par l’histoire et d’analyser les apports réciproques
entre l’Afrique et l’Amérique. C’est, par exemple, en se référant à leur identité
culturelle que les Africains et leurs descendants américains se lanceront à la
conquête de leur liberté en même temps qu’ils contribueront aux côtés d’autres
peuples — amérindiens, européens et asiatiques — à la construction de l’identité
plurielle et dynamique des Amériques et des Caraïbes.
C’est pourquoi les réflexions publiées dans cet ouvrage sur la part de
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1. La rencontre
1492 Samir Amin 33
La « découverte » : un point de vue africain Nana-Kow Bondzie 41
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb Alain Anselin 53
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne Elisa Silva Andrade 69
4. Afrique-Amériques : perspectives
Des Amériques à l’Afrique : les cheminements du panafricanisme
Elikia M’Bokolo 145
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? Nilda Beatriz Anglarill 157
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique
et l’Amérique. L’essentiel et l’accessoire Kiflé Sélassié Beseat 169
1. Mémoire sur le commerce des Nègres au Kaire et sur les maladies auxquelles ils sont
sujets en y arrivant, Paris, A. Koenig, 1802, p. 1.
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 15
la part de l’Afrique (1492-1992)
consommé et, de ce fait, les réponse les plus urgentes. Venus de ces trois pôles,
des chercheurs éminents, aux itinéraires les plus divers et aux positionnements les
plus contrastés, se sont retrouvés, à l’initiative de l’UNESCO et du Gouverne-
ment de la République du Cap-Vert, à Praia du 4 au 8 mai 1992, pour répondre
aux questions suivantes :
1. Comment, face au triomphalisme européocentrique, et plus précisément ibé-
rocentrique, l’historiographie de l’Afrique a-t-elle abordé et aborde-t-elle le
problème de la « découverte » des Amériques ?
2. Quel était précisément l’état politique, économique et social de l’Afrique au
moment où l’Europe, par la péninsule Ibérique, s’est engagée dans la « décou-
verte » des autres continents ?
3. Comment la traite des esclaves s’est-elle mise en place et développée ?
4. Quelles furent les influences réciproques entre l’Afrique et les Amériques,
dès lors que non seulement les Africains transplantés dans le Nouveau
Monde y ont mis en œuvre, dans le cadre de l’esclavage, des mécanismes et
des formes de « résistance » appropriés, mais encore que, avec ou sans la par-
ticipation des esclaves noirs, des rapports nouveaux, non contrôlés par les
négriers, se sont progressivement instaurés entre l’Ancien Monde noir et le
Nouveau Monde esclavagiste ?
5. Enfin, dans la perspective d’une recherche appliquée et d’une action délibé-
rément tournée vers l’avenir, quel type de relations peut-on établir entre
l’Afrique et les Amériques, où les individus d’origine africaine ont décidé de
s’installer ?
face du globe. Ainsi l’humanité, à de rares exceptions près, ignorait-elle tout des
conditions de vie dans les pays lointains. Ce furent les bateaux européens traver-
sant l’Atlantique et l’océan Indien au XVe siècle qui mirent fin à cette ignorance
et à cet isolement, en révélant les rivages inconnus aussi bien d’Amérique que des
contrées encore ignorées d’Afrique ou d’Asie ». Ainsi se trouvaient réunis, en
Europe, les conditions humaines et matérielles, les facteurs techniques et écono-
miques, ainsi que les ressorts politiques et psychologiques des « grandes décou-
vertes ».
Or, apparue sous sa forme à la fois scientifique (avec les travaux d’Alexander
Humboldt) et polémique (avec ceux du Vicomte de Santarém), cette abondante
historiographie n’est pas innocente. Ses périodes les plus fastes correspondent à
des moments très particuliers de l’histoire de l’Europe : le début du XIXe siècle
correspond à l’effondrement des Empires espagnol et portugais des Amériques ;
les années 1870, au démarrage de l’impérialisme colonial moderne ; la fin du
XIXe siècle, au partage de l’Afrique. Aussi le particularisme régional, le nationa-
lisme des États européens et, chez les auteurs les plus neutres, l’européocentrisme
furent-ils toujours les compagnons obligés de cette production historique.
Comme le souligne à juste titre Pierre Chaunu, « l’histoire de l’expansion (fut)
aussi concrètement la défense du présent et un embargo sur l’avenir ».
Si les risques d’une mystification prolongée subsistent encore, le moment
semble aujourd’hui propice pour libérer cette histoire de sa légende dorée (épo-
pée glorieuse de la conquista) comme de sa légende noire (l’exploitation, le géno-
cide et l’ethnocide), et de l’asseoir sur les bases solides d’une connaissance vraie,
rigoureuse et nuancée, susceptible de recueillir l’adhésion de tous les hommes,
historiens professionnels ou non, de bonne volonté. Deux pistes particulièrement
fécondes s’offrent à nous.
La première piste consiste, en suivant la leçon de Fernand Braudel sur les
« temps de l’histoire », à replacer l’« événement » de 1492 dans sa « conjoncture ».
Il apparaît alors que la « rencontre des deux mondes » fut en réalité une rencontre
à trois ou à quatre, dans laquelle la part de l’Afrique ne fut pas négligeable.
Il y eut d’abord la rencontre de l’Europe et de l’Asie, ou, plus exactement, le
renouveau, depuis la fin du XIe siècle, des relations terrestres et maritimes entre
les deux continents.
Ensuite eut lieu la rencontre entre l’Europe et l’Afrique, plus précisément
entre le Portugal, maître des îles à sucre, en particulier Madère, et déjà avide
d’une abondante main-d’œuvre servile, et l’Afrique, riche de ses hommes, de son
or et des produits de son sol. Les voyages portugais en Afrique s’inscrivaient
aussi dans la recherche des routes maritimes conduisant à l’Inde. Lorsque Chris-
tophe Colomb déclara avoir découvert les Indes, le Portugal contesta cette pré-
tention et décida d’armer à son tour une expédition, celle de Vasco de Gama, qui
irait véritablement découvrir les Indes, mais par l’est, en mettant à profit le capi-
tal de connaissances réuni depuis les efforts d’Henri le Navigateur. Cette expé-
18 Elikia M’Bokolo
dition faillit, à quelques décennies près, rencontrer les Asiatiques, eux aussi inté-
ressés par la découverte du monde, en commençant par les contrées inconnues de
l’Ouest.
Il y eut en effet une troisième rencontre, qui fut aussi une réactivation de rela-
tions anciennes entre l’Asie orientale et le continent noir. Sans tomber tout à fait
dans l’histoire-fiction, on peut se demander si la découverte des Amériques en
1492 n’aurait pas pu être mise sur le compte de la Chine : une Chine dont les spé-
cialistes discutent pour savoir si, entre les IIe et XIIe siècles, elle n’aurait pas atteint
et exploré à plusieurs reprises les côtes pacifiques du Mexique ; mais surtout une
Chine dont les navigateurs les plus audacieux ont largement exploré l’océan
Indien et ses rivages africains. Le premier document chinois connu des historiens
dans lequel il est question d’une contrée africaine (Muâ-lien, c’est-à-dire Méroé)
est le Ching-hsing Chi [Relations de voyages], rédigé par Tu Huan, qui avait été
pris par les Arabes en 751 et qui fut leur prisonnier pendant dix ans. Au XVe siècle,
parallèlement aux navigateurs ibériques lancés à la recherche des Indes et du
royaume du « Prêtre Jean », l’amiral chinois Zheng He reçut une commission
impériale pour aller, vers l’ouest, à la découverte des « terres barbares » : de 1405
à 1433, il organisa, à la tête d’une flotte impressionnante, sept expéditions qui le
conduisirent sur les côtes africaines, où il s’arrêta à Mu-ku-tu-shu (Mogadiscio),
Pu-la-wa (Brava) et Sofala, d’où il ramena des échantillons de la faune et de la
flore, ainsi que des captifs. Ces expéditions cessèrent à la mort de Zheng He, en
1434, sans que les Chinois aient eu le temps de doubler le cap des Tempêtes, ce
qui, compte tenu des progrès et des performances techniques de leur navigation,
était tout à fait à la portée de leur flotte.
Il n’y eut donc pas, à l’évidence, un commencement absolu, la rencontre
entre Christophe Colomb et les Caraïbes inaugurant le passage d’un monde plu-
riel à un espace planétaire unique, mais une série de commencements, dont
l’Afrique ne fut pas absente et dont les effets allaient se conjuguer.
La deuxième piste revient à poser plus brutalement la question longtemps
sacrilège : celle de l’« antériorité » éventuelle de l’Afrique noire par rapport à
l’Europe dans la « découverte » du Nouveau Monde. Ce concept d’« antériorité »
est, on le sait, au cœur de la philosophie de l’histoire de Cheikh Anta Diop : là
où ils prétendent être les premiers, les Européens n’auraient-ils pas été précédés
par les Africains ? Depuis le Mahomet et Charlemagne d’Henri Pirenne et les
recherches de Joseph Needham sur l’histoire intellectuelle et scientifique de la
Chine ancienne, les historiens occidentaux acceptent volontiers de discuter des
emprunts technologiques de l’Europe médiévale au monde musulman et de la
primauté éventuelle de la Chine tant dans le domaine des techniques de naviga-
tion que dans celui de l’exploration de nouveaux espaces océaniques. Une telle
approche a toujours semblé incongrue à propos de l’Afrique.
Or les arguments désormais ne manquent plus à l’appui de cette thèse, grâce
aux travaux pionniers d’Ivan van Sertima et aux recherches qu’ils ont impulsées.
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 19
la part de l’Afrique (1492-1992)
Ces arguments sont tirés à la fois des zones obscures de l’histoire de l’Amérique
précolombienne et d’une nouvelle lecture de l’histoire de l’Afrique.
Du côté de l’Afrique, il a fallu relire attentivement l’histoire des formations
politiques les plus puissantes pour y découvrir les arguments confortant cette
thèse. Dans un entretien que l’empereur du Mali Kankou Mousa accorda, au
cours de son pèlerinage vers les lieux saints de l’islam en 1324-1325, au gouver-
neur du Caire — reproduit par le compilateur Ibn Fadl Allal al-Umari —, on
apprend que son prédécesseur Mansa Aboubakar II tenta d’explorer l’océan
Atlantique. Les spécialistes discutent toujours pour savoir si la tentative d’ex-
ploration et, à plus forte raison, le voyage eurent effectivement lieu. Au-delà de
la vision idéologique qui ne repose sur rien d’autre que des préjugés et d’après
laquelle l’Afrique aurait été un continent cloisonné et replié frileusement sur lui-
même, les réserves les plus fortes proviennent de ce que l’histoire des techniques
de navigation en Afrique est l’un des secteurs les plus négligés de la recherche. Or
les expériences menées il y a vingt ans par le navigateur scandinave Heyerdahl
Thor laissent penser que les techniques de navigation de l’Afrique ancienne et de
l’Amérique précolombienne auraient permis de traverser l’Atlantique dans les
deux sens. Son premier canot, Râ I, construit devant les pyramides de Gizeh
selon les techniques des Buduma du Tchad, l’a conduit de Safi, au Maroc, à l’est
des Antilles, soit 4 345 km, du 25 mai au 18 juillet 1969. Avec Râ II, construit à
Safi, d’après les techniques des Indiens riverains du lac Titicaca (Bolivie), il put
parcourir environ 6 000 km, de Safi à la Barbade, du 7 mai au 12 juillet 1970.
De l’autre côté de l’Atlantique existent des indices troublants que les cher-
cheurs ont commencé à répertorier. Dans le domaine anthropologique, selon cer-
taines sources, Christophe Colomb et ses compagnons auraient rencontré en
Amérique des Noirs en guerre contre les autochtones indiens : pourquoi ne pas
considérer ces Noirs comme les descendants des navigateurs expédiés au-delà des
océans par l’empereur du Mali Aboubakar II ? Dans le domaine linguistique,
d’aucuns soulignent que certains mots de l’Amérique précolombienne ne sau-
raient se comprendre que par relation à l’Afrique. Ainsi, le mot « Brésil » n’au-
rait pas de racine européenne ni amérindienne, alors que sur le territoire de l’em-
pire du Mali vivait une tribu berbère portant précisément le nom de « Brazil ».
Enfin, l’étude des cultures matérielles dégage un certain nombre de similitudes
frappantes, notamment dans le domaine de l’architecture monumentale.
Mais, comme c’est toujours le cas lorsqu’on « bouleverse la science », les scep-
tiques restent nombreux et opposent à ces arguments des faits bien établis comme
les techniques de navigation des populations riveraines de l’Atlantique, l’anthro-
pologie symbolique et l’histoire des mentalités.
L’hypothèse d’une découverte africaine précolombienne des Amériques est-
elle une nouvelle variante de l’idéologie de l’« antériorité » de l’Afrique noire,
dont on sait aujourd’hui que les racines sont profondes ? Quelles preuves sup-
plémentaires les historiens d’aujourd’hui, détachés des passions de l’époque des
20 Elikia M’Bokolo
tinction. Il fallut en effet attendre que l’Europe, entrée de plain-pied dans le capi-
talisme industriel, ait trouvé des sources de profit plus sûres et plus durables, et
découvert, du même coup, une nouvelle vocation pour l’Afrique : être un conti-
nent voué à la production de matières premières, avec toute sa force de travail dis-
ponible sur son propre sol.
On connaît aussi très bien la géographie européenne, américaine et africaine
de la traite. Aucun grand pays européen ne resta en dehors d’un commerce aussi
fructueux : initiateur du trafic, la péninsule Ibérique dut céder le rôle dominant
à la France, à l’Angleterre et aux Pays-Bas ; même des petits États, comme le
Danemark, eurent des comptoirs très prospères dans le golfe de Guinée. Quant
aux Amériques, tous les pays liés commercialement à l’Atlantique reçurent des
contingents plus ou moins importants d’esclaves africains : bien connue en ce qui
concerne certaines régions (Argentine, Brésil, Caraïbes, États-Unis d’Amérique,
Pérou…), cette géographie américaine de la traite conserve encore des zones
d’ombre qu’il devient très urgent d’ouvrir aux historiens. Enfin, en Afrique, on
connaît bien les déplacements successifs de la traite : ses principaux foyers taris-
sant les uns après les autres, elle porta ses ravages de la « Haute Guinée » à la
« Côte des esclaves », de celle-ci aux pays camerounais et gabonais, au Congo et
à l’Angola, pour finir au Mozambique. Toute l’« Afrique utile » s’est donc trou-
vée associée, bon gré mal gré, au gigantesque trafic du « bois d’ébène ».
Nombreux sont les domaines où le débat reste ouvert : combien de femmes
et d’hommes l’Afrique a-t-elle perdus ? Quelles conséquences ce commerce a-t-
il eu sur le devenir du continent africain ? Pourquoi seule l’Afrique eut-elle à
souffrir de ce gigantesque commerce d’êtres humains, qui n’a pas eu d’équivalent
dans l’histoire de l’humanité ?
Avec cette dernière question, l’histoire ne se réduit pas seulement à l’étude de
l’économie, mais aussi à l’évolution des grands équilibres géopolitiques, ainsi
qu’au poids des mentalités et des cultures.
Le procès fait à Bartolomé de Las Casas, accusé d’être le principal respon-
sable du déclenchement ou de la banalisation de la traite des Noirs, est sans doute
injuste : non pas seulement parce qu’il regretta d’avoir conseillé d’envoyer des
Noirs en Amérique pour libérer les Indiens, mais aussi parce que la traite ne fut
certainement pas le fait d’un seul homme.
Grâce à l’étude approfondie des textes érudits et populaires du Moyen Age
sur la manière dont les Européens voyaient les Africains, certains pans du mys-
tère se dévoilent peu à peu. Quelques Européens minoritaires continuaient
d’idéaliser l’Éthiopie comme étant la contrée de la sagesse, du savoir, de la justice,
voire, par l’importance accordée au royaume du « Prêtre Jean », comme une terre
chrétienne, alliée naturelle de l’Occident contre l’islam. Mais, pour le plus grand
nombre, les Africains appartenaient à la descendance de Cham, le fils maudit de
Noé, destiné à être, pour l’éternité, l’esclave des esclaves de ses frères. Les préju-
gés attachés à la couleur associaient les Noirs aux forces sataniques de la nuit et
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du péché. Ainsi, avant même qu’elle ne commence, la traite des Noirs était consi-
dérée comme légitime. Encore reste-t-il à comprendre dans leurs moindres sinuo-
sités tous les cheminements du conflit, explicite ou refoulé dans l’inconscient col-
lectif, de ces deux perceptions des Africains chez les Européens…
Bien qu’essentiels, les chiffres de la traite ne donneront sans doute jamais lieu
à un consensus. Qui a raison, du révérend père Dieudonné de Rinchon, qui
avance le chiffre de 100 millions d’Africains envoyés de force dans le Nouveau
Monde, ou de Philip D. Curtin, qui parle de 13 millions d’individus ? La querelle
des nombres est presque aussi ancienne que la traite elle-même. Comment abor-
der le problème ? Quel fut le nombre réel d’esclaves arrivés en Amérique par rap-
port aux 13 millions recensés dans les ports ? Compte tenu de la mortalité (dont
nous savons peu de chose) lors de la « grande traversée », quelle proportion des
esclaves embarqués en Afrique les 13 millions d’esclaves recensés à l’arrivée
représentent-ils ? Si la guerre fut en Afrique l’un des moyens (privilégié ?) de la
capture des esclaves, combien fallut-il engager et perdre d’hommes sur le champ
de bataille pour capturer un esclave ? Le débat est sans fin… Où en est l’histo-
riographie africaine sur ce point, qu’il s’agisse des chiffres globaux ou des néces-
saires, mais trop rares, précisions de détail ? Quelle relation chiffrée y a-t-il entre
la traite atlantique, sur laquelle nous disposons de quelques données quantita-
tives, et les traites transsahariennes et dans l’océan Indien, dont l’évaluation paraît
toujours aussi impossible ?
Ces difficultés rejaillissent sur la question des conséquences de la traite. Mal-
gré le renouveau démographique du continent africain au XXe siècle, celui-ci a été
vidé de ses ressources humaines comme aucun autre dans l’histoire. L’enchaîne-
ment entre « révolution démographique », « révolution agricole » et « révolution
industrielle » suggère fortement que le blocage économique de l’Afrique remonte
au commerce négrier. De plus, la traite a radicalement transformé le mode d’in-
sertion de l’Afrique dans l’économie mondiale : de partenaire à part entière,
entrant librement et en fonction de ses intérêts dans les réseaux marchands inter-
nationaux, l’Afrique s’est trouvée amarrée à l’Europe, par le « commerce trian-
gulaire » puis par l’« échange inégal », colonial et postcolonial, dans une situation
de dramatique dépendance.
Au-delà de l’économie, les effets politiques et psychologiques sont au moins
aussi graves. A l’instar du royaume du Dahomey, de nombreux États et sociétés
côtières se sont spécialisés dans la capture et le commerce des esclaves. Peut-on
parler à leur sujet de gains ? Presque tout reste à dire sur les conséquences immé-
diates et à long terme de ces complicités marchandes entre les chefs vendeurs et
acheteurs d’esclaves, de ces guerres fratricides qui apparaissent aussi comme une
forme d’autodestruction. Ne trouve-t-on pas là aussi l’une des causes de la colo-
nisation de l’Afrique ? Saignée par trois siècles et demi de commerce négrier,
l’Afrique fut trop affaiblie pour opposer une résistance victorieuse aux armées de
la conquête coloniale.
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 25
la part de l’Afrique (1492-1992)
Afrique-Amérique :
des influences réciproques
Nombre de travaux existent sur les influences réciproques entre l’Afrique et
l’Amérique : matériaux bruts de caractère ethnographique, essais, recherches éru-
dites d’amateurs éclairés ou de spécialistes. C’est dire que cette question est assez
bien connue aujourd’hui, même si quelques zones d’ombre subsistent encore.
Repérable en Asie, visible en Europe et dans l’espace arabo-musulman, la
présence africaine a revêtu toute son ampleur dans le Nouveau Monde. Abon-
damment critiqué, constamment remis en cause, l’ouvrage — désormais clas-
sique — de Gilberto Freyre Maîtres et esclaves a beaucoup contribué, avant les
travaux de Roger Bastide, à faire prendre la mesure du rôle majeur, individuel et
collectif, des Africains dans la formation des sociétés américaines.
Malgré les cloisonnements, les préjugés et les interdits, les relations sexuelles
existant entre maîtres et esclaves aboutirent à un métissage biologique sans pré-
cédent. Le plus souvent imposées par les maîtres, ces relations étaient parfois
recherchées par certaines esclaves désireuses de survivre dans une société colo-
niale. D’autres arrivèrent à survivre tout en préservant leur liberté et leur iden-
tité grâce au marronage, dont la longue chronique apparaît dans l’histoire de
toutes les colonies du Nouveau Monde. La plupart, enfin, purent continuer
d’exister grâce aux outils matériels, symboliques et spirituels qu’ils puisaient dans
leur patrimoine culturel et identitaire.
On ne s’étonnera donc pas si les survivances africaines les plus visibles
concernent la pensée, les croyances, les pratiques rituelles et symboliques. Pro-
priétaires de la force de travail et du corps des esclaves, les maîtres ne purent
contrôler l’« âme » noire et ses multiples expressions. Les religions africaines, en
particulier celles du golfe du Bénin et celles du Congo et de l’Angola, se perpé-
tuèrent si bien outre-Atlantique que c’est en Amérique et non en Afrique que se
rendent les chercheurs en quête du « point zéro » des croyances africaines, ou
lorsqu’il s’agit pour eux d’élaborer l’« archéologie » des systèmes de pensée et de
foi africains. Ces religions s’adaptèrent à leur nouvel environnement, se trans-
formèrent au contact d’autres croyances, et aboutirent à un syncrétisme afro-
africain, afro-européen et afro-indien. Mais, de manière à préserver la pureté de
leur religion, les Noirs de certains pays, comme le Brésil par exemple, envoyèrent
jusqu’à la fin du XIXe siècle leurs prêtres vers la « Mère Afrique » pour être ini-
tiés et pour ramener les objets de culte introuvables en Amérique (noix de kola,
beurre de karité, coquillages de divination, étoffes). Depuis le fameux glossaire
d’afronégrisme recueilli au début de ce siècle par Fernando Ortiz Fernandez, les
spécialistes continuent de découvrir la richesse de la littérature orale dans les
sociétés américaines, l’importance du fonds africain dans les vocabulaires anglais,
créole, espagnol et portugais, ainsi que le nombre élevé et la récurrence des
contes, des personnages et des thèmes d’origine africaine. On a pu montrer aussi
26 Elikia M’Bokolo
comment, par les instruments utilisés, la forme et les messages qu’elles véhicu-
laient, les musiques du Nouveau Monde se rattachent à celles de l’Afrique et à
l’expérience des Noirs. Ces parentés culturelles se prolongent dans de nombreux
autres domaines : pratiques culinaires et habitudes alimentaires, arts plastiques et
danse, rapports sociaux et systèmes de parenté.
Le parent pauvre de ce panorama a toujours été et reste la culture matérielle.
Non pas que l’Afrique transplantée en Amérique se soit montrée défaillante. On
sait que, partout dans le Nouveau Monde, les maîtres utilisaient, au mieux de
leurs intérêts, le savoir-faire des esclaves africains dans le domaine de la métal-
lurgie du fer, l’art de la construction ou la pharmacopée. C’était au point que,
pour ces usages, ils préféraient les Noirs bozales, venus directement ou depuis
peu d’Afrique, aux esclaves culturellement assimilés (ladinos) ou nés dans les
colonies d’Amérique.
Inversement, de l’Amérique vers l’Afrique, les influences de grande ampleur
n’ont pas manqué.
Il y eut d’abord celles, très importantes et difficiles à dater de manière pré-
cise, dont les conséquences sur la démographie africaine restent à établir. La
« découverte » des Amériques suscita plusieurs migrations transatlantiques non
seulement d’hommes et d’idées, mais aussi de plantes et de maladies. Si d’Afrique
sont parties, venant probablement d’Asie, la banane et l’igname, d’Amérique vin-
rent le maïs, le manioc, la patate douce, qui aujourd’hui font partie de l’alimen-
tation de base d’une partie de l’Afrique : l’introduction des plantes américaines
dans les cycles culturaux a certainement provoqué une sorte de « révolution agri-
cole », dont on sait qu’elle fut précoce dans l’Afrique atlantique (XVIIe siècle en
Angola), mais dont les modalités demeurent mal connues. Les mêmes observa-
tions valent pour les maladies importées d’Amérique, comme la syphilis, et d’Eu-
rope, dont la diffusion transatlantique fut l’un des effets les plus lourds de consé-
quences des grandes découvertes.
Mieux connu car plus étudié, le retour des esclaves émancipés vers la « Mère
Afrique » constitua un ferment social, idéologique et culturel très actif dans
toutes les régions concernées (Sierra Leone, Libéria, pays yoruba, villes du golfe
du Bénin, Angola). Souvent organisés en réseaux fermés, ces rapatriés ramenèrent
avec eux les apports africains, européens et amérindiens des civilisations améri-
caines. Très puissant au XIXe siècle, ce mouvement de retour contribua pour beau-
coup à l’éveil de la conscience politique des Africains à un moment où l’Europe
s’apprêtait à coloniser l’Afrique. Si les « Brésiliens » du Dahomey s’investirent
peu dans la lutte anticoloniale, en revanche les « Saros » (déformation de Sierra-
Léoniens), les Afro-Américains du Libéria, leurs disciples du Ghana et du Nigé-
ria actuels, ainsi que leurs homologues brésiliens d’Angola donnèrent à l’Afrique
ses premiers intellectuels modernes, qui alliaient compétence et conscience poli-
tique. On sait que la rencontre entre les Noirs de la diaspora américaine, engagés
dans la lutte contre la colonisation à Haïti, contre l’esclavage et la discrimination
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 27
la part de l’Afrique (1492-1992)
l’ignorance reste grande dans les peuples et la méfiance existe. Les ancêtres et les
chantres afro-américains du panafricanisme et de la négritude, William Burghardt
Du Bois, Jean Price-Mars, Franz Fanon, ont bien montré comment de larges frac-
tions du peuple noir des Amériques en sont venues à craindre, à mépriser, voire
à haïr, les Nègres d’Afrique. Seule une bonne connaissance de l’histoire permet-
tra de parachever, au niveau du peuple, le rapprochement qui existe entre les
élites. Les programmes d’enseignement d’histoire dans les lycées et les universi-
tés devraient être revus dans ce sens.
Il y a lieu cependant d’élargir les parties prenantes au dialogue des deux rives
de l’Atlantique. Même renforcée par l’histoire, la seule identité « raciale » ne sau-
rait fonder une solidarité qui réponde à la complexité de nos sociétés, et des rela-
tions entre les États et entre les peuples du monde d’aujourd’hui et de demain.
L’histoire commune des Noirs d’Afrique et des Amériques est également
partagée par les autres composantes ethniques des sociétés américaines. Les Noirs
des Amériques vivent avec les autres ethnies une histoire particulière, tissée dans
le sang et la sueur de l’esclavage et des guerres de libération, différente de l’his-
toire des peuples d’Afrique. Entre ces deux histoires, il existe une contradiction
dont il revient aux peuples des Amériques de prendre la mesure et d’assumer les
conséquences. C’est à ce prix qu’un dialogue nouveau et autrement plus fécond
verra le jour entre l’Afrique et les Amériques. Telle est la leçon que nous ont don-
née deux des plus brillants esprits américains du XIXe siècle, tous deux issus des
Caraïbes : le Cubain José Marti (descendant d’Européens), le Haïtien Anténor
Firmin (descendant d’Africains), citoyen de la première colonie émancipée de
l’Amérique latine et de la première république nègre. L’un et l’autre s’accordaient
à dénoncer l’existence de deux graves problèmes raciaux aux Amériques : les
Noirs réduits en esclavage en raison de leur couleur ; les Indiens purement et sim-
plement gommés de l’histoire. L’un et l’autre étaient d’avis qu’il n’était pas ques-
tion d’ériger en essence une modalité particulière (la couleur) de l’existence de
l’homme : bien avant Claude Lévi-Strauss, ils préférèrent substituer à la « race »
l’histoire, et reconnaître à chaque Américain une citoyenneté particulière fondée
sur la présomption historique, intellectuelle et politique du métissage, et sur l’hé-
ritage glorieux d’une liberté arrachée aux colonisateurs. L’« américanité » et
l’« antillanité » l’emportaient ainsi, à leurs yeux, sur les particularités indiennes,
européennes et africaines.
Le même constat vaudrait pour les Africains, dont l’ancrage atlantique ne
constitue qu’un volet, parmi d’autres, d’une histoire complexe dont il leur revient
aussi de prendre la mesure et d’assumer les conséquences.
A ce prix, il apparaît que la « condition africaine » (Ali Mazrui) est bien
proche de la condition latino-américaine et de celle, au-delà du rio Bravo del
Norte, des Noirs des États-Unis et des « Nègres blancs » de l’Amérique du
Nord : dépendance, façonnée dans la longue durée, par rapport aux grandes puis-
sances industrialisées ; difficulté, sinon impossibilité, d’un véritable décollage et
La rencontre des deux mondes et ses répercussions : 29
la part de l’Afrique (1492-1992)
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30 Elikia M’Bokolo
S’il faut donner une date de naissance au monde moderne, je choisirai 1492, année
à partir de laquelle les Européens commencèrent effectivement leur conquête de
la planète, militaire, économique, politique, idéologique, culturelle et même —
dans une certaine mesure — ethnique. Mais le monde moderne est aussi celui du
capitalisme, un système économique et social nouveau, différent qualitativement
de tous les systèmes antérieurs, en Europe et ailleurs. Ces deux caractères du
monde moderne sont inséparables, et ce fait interpelle à la fois la pensée sociale
et les stratégies de réponse aux défis de la modernité, qui doivent tenir compte de
la simultanéité de ces deux dimensions du problème. De ce point de vue, la pen-
sée sociale dominante reste handicapée par son eurocentrisme, qui lui interdit de
relier correctement les deux questions, entraînant dans l’impasse les stratégies de
réponse aux contradictions de la modernité.
Un capitalisme en construction
Si la traversée de l’Atlantique par Christophe Colomb peut toujours être consi-
dérée comme un événement singulier et accidentel, les transformations du monde
qui se précipitèrent à partir de 1492 ne furent pas le fruit du hasard. L’après-1492
connut une accélération de la construction du capitalisme, et la conquête du
monde (en commençant par celle des Amériques) était tout entière soumise à
cette logique. Face à l’ensemble des problèmes posés par cette construction, la
pensée sociale adoptera l’une des trois attitudes suivantes :
1) elle imputera les nouveautés inaugurées dans la société européenne (la philo-
sophie de la Renaissance et des Lumières, l’extension des rapports mar-
chands, la révolution bourgeoise et la démocratie, etc.) à des antécédents spé-
cifiques et propres à l’Europe, sous-estimant la conquête de l’Amérique et
celle du reste du monde, considérées au plus comme des événements ayant
contribué à accélérer l’irrésistible ascension de l’Europe ;
1492 35
turelles propres aux différentes sociétés, tandis que l’analyse scientifique des
mécanismes propres au capitalisme, responsables de cette polarisation, est éva-
cuée. A l’étude du capitalisme, réellement existant comme système mondial pola-
risant, est substitué un discours idéologique aux allures scientistes sur le « capi-
talisme pur ».
La deuxième attitude procède de l’hypothèse que l’évolution des sociétés
n’est régie par aucune loi générale. La méthode pousse donc à l’extrême l’argu-
ment culturaliste, au point d’annuler tout espoir de donner un sens à l’histoire.
J’opterai personnellement pour la troisième attitude. Je me fonde à cet effet
sur une analyse qui, à mon avis, démontre que le capitalisme était en gestation
dans l’ensemble des sociétés tributaires avancées — et non pas exclusivement
dans l’Europe féodale tardive — par l’accent qu’elle place sur l’analogie des
contradictions qui opéraient dans toutes ces sociétés en dépit de la diversité des
formes culturelles par lesquelles le mode tributaire s’exprimait. Partout le déve-
loppement des forces productives entrait en conflit avec la logique immanente du
mode tributaire, imposait l’extension des rapports marchands, l’accumulation de
la richesse financière, l’expansion du travail salarié libre. De ce fait, il remettait
en question le rapport pouvoir-richesse, inversant leurs termes en proposant la
richesse comme source du pouvoir en lieu et place du pouvoir comme source de
richesse. De ce fait également, il remettait en question l’aliénation métaphysique
propre aux idéologies tributaires pour proposer de lui substituer l’aliénation
marchande nouvelle. Je rejoins donc les thèses des historiens qui signalent l’im-
portance de ces tendances au capitalisme qui opéraient en Chine à l’époque des
Ming, en Inde à la veille de la conquête anglaise, dans le monde arabo-islamique
dans sa première grandeur. Loin d’avoir introduit le capitalisme (et la bourgeoi-
sie) dans les périphéries du capitalisme mondial, l’expansion occidentale en a
parfois arrêté le mûrissement, toujours déformé le développement, et conduit à
une impasse.
Cette troisième attitude, qui est mon interprétation du matérialisme histo-
rique, n’élude pas la question concernant l’Europe : pourquoi, en effet, le saut
qualitatif au capitalisme a-t-il été réalisé d’abord en Europe et non dans des
régions longtemps plus avancées ? Elle en redéfinit les termes et replace justement
la question des spécificités dans ce cadre. Selon moi, le mode féodal (européen),
en tant que forme périphérique du mode tributaire, présentait l’avantage d’une
plus grande flexibilité.
Un bilan mitigé
Un bilan réaliste du monde construit à partir de 1492 ne saurait donc ne retenir
que les aspects positifs mis en avant par l’idéologie eurocentriste dominante.
Certes la révolution culturelle du capitalisme n’est pas moins importante que
1492 et la conquête de l’Amérique. A partir de la Renaissance, la dominante idéo-
logique métaphysique fut remise en question, et le siècle des Lumières lui sub-
stitua progressivement un ensemble de concepts qui inaugurèrent la démocratie
politique moderne (bourgeoise et, au-delà, socialiste). Mais cette même idéolo-
gie bourgeoise resta enfermée dans les limites d’une aliénation nouvelle, celle
d’une économie qui annulait la libération de l’être humain parce qu’elle en rédui-
sait l’existence à celle d’une « force de travail ». Seul le socialisme, notamment
dans son expression la plus avancée, le marxisme, amorça le dépassement de ces
limites.
38 Samir Amin
Le capitalisme a bien entendu développé les forces productives dans des pro-
portions et à des rythmes sans commune mesure avec les temps antérieurs. Il reste
qu’il l’a fait et continue à le faire en érodant la base naturelle de la richesse au
point de remettre maintenant en question la survie même de la planète. L’aliéna-
tion marchande et le totalitarisme du calcul économique à court terme qu’im-
plique le « marché » rendent ce gaspillage insoluble dans le cadre de la logique du
profit et de l’accumulation.
Enfin, le capitalisme comme système mondial réellement existant a toujours
été, et demeure, polarisant. Or cette polarisation est elle-même non pas le pro-
duit de facteurs culturels particuliers, les uns favorables au « développement »,
les autres non, mais le produit nécessaire de l’expansion capitaliste dans le cadre
d’un marché intégré dans deux de ses dimensions seulement à l’échelle mondiale
(échanges de produits, flux des capitaux), tandis que, dans la troisième de ses
dimensions (le marché du travail), le capitalisme réellement existant demeure
émietté. Or cette polarisation annule les prétentions universalistes du capita-
lisme. Celui-ci substitue bien aux idéologies forcément régionales de l’époque
antérieure une idéologie à vocation absolument universelle, celle de la marchan-
dise. Dans ce sens, la culture de notre monde contemporain ne doit pas être défi-
nie comme une culture « occidentale », bien qu’elle soit née en Occident et vue,
de ce fait, par les autres peuples comme telle, mais comme la culture du capita-
lisme. Cependant, en dépit de cette qualification à vocation universelle, le capi-
talisme réellement existant est incapable de créer les conditions matérielles de sa
mise en œuvre réelle. Il appartient précisément au socialisme de formuler le pro-
jet sociétaire planétaire et les stratégies efficaces qui peuvent en rapprocher. Il ne
l’a fait jusqu’à présent que très imparfaitement.
La polarisation mondiale constitue la véritable limite historique que le capi-
talisme réellement existant ne peut franchir. Elle est l’expression par excellence du
monde dont la construction a été inaugurée en 1492 et qui reste, jusqu’à ce jour
et pour tout l’avenir visible du capitalisme, notre monde.
La polarisation n’est pas seulement le produit, sur le plan économique, du
caractère bidimensionnel — c’est-à-dire tronqué — du marché capitaliste mon-
dial, elle s’exprime également par une asymétrie dans la construction du système
politique des États qui accompagne l’expansion mondiale du capitalisme. Dans
ce système, seuls les États capitalistes centraux sont véritablement des États sou-
verains, tandis que les pays de la périphérie, lorsqu’ils ne sont pas soumis au sta-
tut colonial, ne sont pas véritablement traités en États souverains, mais considé-
rés comme des espaces ouverts à l’expansion des capitalismes centraux en
compétition. La construction de ce système politique mondial est passée par des
étapes balisées par les dates du traité de Westphalie (1648), qui mit un terme défi-
nitif aux concepts de la chrétienté médiévale, du Congrès de Vienne (1815) et du
traité de Versailles (1919), fondés sur le concept de l’équilibre européen. Parallè-
lement, en Amérique, les États-Unis, centre capitaliste régional, construisaient
1492 39
un système parallèle analogue, dont les Européens étaient exclus (doctrine Mon-
roe, 1823), réservant par là même la périphérie latino-américaine à leur usage
exclusif.
Bien entendu, la polarisation s’est exprimée également — et continue à le
faire —, sur le plan culturel, par la confusion du contenu des valeurs que le
déploiement capitaliste impose et de la forme occidentale dans laquelle elles sont
formulées. Cette confusion entraîne à son tour, de la part des peuples de la péri-
phérie capitaliste appartenant à des cultures non européennes, des réactions
ambiguës de rejet dans lesquelles il est difficile de faire la distinction entre les dif-
férentes composantes, les unes exprimant la protestation contre le capitalisme, les
autres la nostalgie passéiste des cultures traditionnelles agressées et dépassées.
L’expansion européenne s’est également traduite, sur le plan démographique,
par une prodigieuse augmentation des populations du continent européen, qui
sont entrées avec un ou deux siècles d’avance dans la révolution démographique
des temps modernes, marquée dans un premier temps par la baisse de la morta-
lité, suivie par celle de la fécondité. De surcroît, lorsque cette révolution s’ac-
complit, l’Europe disposait de toute l’Amérique (et de l’Australie) pour y déver-
ser le surplus de sa population, facilitant à la fois sa révolution agraire et son
industrialisation, et créant pour son prolétariat des conditions favorables à son
affirmation sociale et à la hausse des salaires. De 1700 à 1900, les continents euro-
péen et américain enregistrèrent des taux de croissance largement supérieurs à
ceux de l’Asie et de l’Afrique. Lorsque, à partir de 1900, puis surtout de 1950, les
périphéries asiatiques et africaines entrèrent à leur tour dans la révolution démo-
graphique, elles ne disposaient plus de la possibilité d’alléger leur poids par une
émigration massive ; aussi ne sont-elles pas encore parvenues, en dépit du dis-
cours alarmiste et raciste dominant, à rattraper leur retard historique et, dans les
années 90, elles ne constituent encore que 70 % de la population du globe (contre
80 % en 1700).
Un monde polarisé
Le monde contemporain reste donc encore tout à fait marqué par son caractère
essentiel, mis en place à partir de 1492, à savoir la polarisation. Bien entendu, au
cours des cinq derniers siècles, le système mondial a lui-même évolué. De même,
les périphéries ne sont pas restées immobiles, ni en termes de croissance et de
changement social et politique, ni en termes des fonctions qu’elles remplissent
dans le système global.
A partir de la seconde guerre mondiale, les mouvements de libération natio-
nale sont parvenus à imposer l’indépendance des États d’Asie, d’Afrique et des
Caraïbes (après celle de l’Amérique latine, conquise par les créoles du continent
aux débuts du siècle dernier), tandis que la création de l’ONU a formellement
40 Samir Amin
Bibliographie
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La « découverte » :
un point de vue africain
Nana-Kow Bondzie
conduit nos ancêtres à se transformer par étapes successives, dont chacune est
marquée par des changements visibles et significatifs.
En 1925, le professeur Raymond Dart avait surpris le monde en découvrant
dans son pays, l’Afrique du Sud, l’Australopithèque (homme singe méridional).
Il y eut ensuite, en 1959, la découverte plus spectaculaire encore par le professeur
Louis Seymour Bazett Leakey de restes d’un hominidé (Pithecanthropus erectus,
ou homme singe debout) dans la gorge d’Olduvai, dans le nord de la Tanzanie, et
qui serait vieux de plus de 2 millions d’années. D’autres fouilles, notamment dans
la vallée d’Omo, en Éthiopie, ont mis au jour les restes d’une jeune fille âgée de
vingt ans (Lucy1) qui aurait été notre ancêtre il y a 3,2 millions d’années. Il n’est
guère étonnant que les Éthiopiens affirment être le peuple le plus ancien du
monde.
La science nous enseigne donc que l’homme naquit non point d’une multi-
plicité d’arbres, mais d’un arbre unique, et les racines de cet arbre sont fermement
ancrées en Afrique. Il est possible, et même probable, que les premiers Africains
n’aient pas seulement transmis aux lignées ultérieures de l’espèce leurs gènes,
mais aussi les premiers outils et instruments.
Si les autres branches de l’espèce humaine se sont écartées de leur souche ori-
ginelle africaine (les Asiatiques, comprenant les Indiens, les Chinois et les Japo-
nais, et les Européens), l’Africain continental d’aujourd’hui et l’Africain de la
diaspora sont fondés à applaudir l’apport essentiel de leurs aïeux à l’humanité.
Les premiers Africains émigrèrent donc dans différentes directions, la pre-
mière grande dispersion remontant à environ 1 million d’années et la plus récente
à quelque 35 000 ans. Il est naturel que, du fait des effets des glaciations, des muta-
tions dues aux conditions géographiques et aux régimes alimentaires spécifiques,
l’espèce humaine apparaisse bigarrée même si elle demeure, pour l’essentiel, la
même. Peut-être que les Chinois ou les Européens d’aujourd’hui auraient
quelque difficulté à admettre qu’ils appartiennent à un rameau dont l’Africain est
la souche maîtresse.
Les Éthiopiens couchites comme sémites affirment qu’ils représentent le
peuple le plus ancien de la Terre, ce que confirment les historiens et les écrits
anciens, les Puranas, Hérodote, Ibn Khaldoun, le comte de Volney et, sans doute,
la découverte, dans le village de Gambore, en Éthiopie, des restes fossilisés de
1. Lucy (du nom d’une chanson très populaire des Beatles), ou Australopithecus afa-
rensis, est considérée comme l’ancêtre commune de l’espèce humaine. Ses ossements
furent découverts en Éthiopie en 1974 par les Français Yves Coppens et Maurice
Taieb, l’Américain Donald Johanson et l’Éthiopien Berhane Asfaw. A 80 km du
même site, et toujours en Éthiopie, une équipe de paléontologues comprenant l’Amé-
ricain Tim White, le Japonais Gen Suwa et l’Éthiopien Berhane Asfaw vient de décou-
vrir les ossements d’un ancêtre âgé de 4,4 millions d’années, selon la revue Nature de
septembre 1994.
La « découverte » : un point de vue africain 43
Lucy. Selon Stéphane de Byzance2 : « L’Éthiopie fut le premier pays établi sur la
Terre, et les Éthiopiens furent les premiers à ordonner le culte des dieux et à édic-
ter des lois. » Par Éthiopiens, il faut entendre ici les Africains.
Drusilla Dunjee Houston3, historienne et auteur afro-américaine, écrit :
« Après avoir élevé les Égyptiens à la civilisation, les ancêtres des Nubiens (les
Éthiopiens) implantèrent d’autres colonies dans des régions opposées du monde :
en Grèce, en Colchide, à Babylone et même en Inde. Toutes ces régions avaient
des rois-prêtres. » L’Africain, en sa qualité d’homme primordial, fut le premier à
entrer en relation avec la nature et l’environnement, et ainsi élabora-t-il les
cultures primaires d’où dérivèrent les cultures dites secondaires. De fait, selon
Lerone Bennett4 : « Pendant quelque 600 000 ans, il n’y eut que des Africains sur
cette planète. »
Certains pourtant refusent l’idée que la société moderne puisse découler de
sociétés primaires. Le langage, par exemple, qui est sans doute le véhicule le plus
important pour l’expression d’une culture, n’aurait pu se former en l’absence
d’un cadre physique dont les défis ont façonné les modes de pensée et d’expres-
sion qui induirent la spéculation intellectuelle et religieuse. Rares sont ceux qui
sont prêts à admettre que l’écriture d’aujourd’hui est une sténographie de la pre-
mière écriture — dessin ou pictogramme — de nos ancêtres préhistoriques. Ainsi,
de quelque côté que nous nous tournions, nous voyons à l’œuvre les processus
de l’évolution par lesquels chaque peuple ou organisme s’adapte à l’environne-
ment dans lequel il se trouve. Après avoir vécu séparés les uns des autres pendant
des siècles, il n’est guère étonnant que, lorsqu’ils se rencontrèrent, les hommes
furent saisis d’un sentiment d’étrangeté et parfois d’antagonisme.
S’ils se sont dispersés vers tous les horizons, les premiers Africains ont laissé
leurs empreintes les plus fortes sur le continent. On oublie souvent que le Nil
prend sa source en Ouganda, cœur même de l’Afrique, et qu’il a été source
d’échanges dans les deux sens et donc d’influences diverses. C’est ainsi que l’on
trouve aujourd’hui les traces de présences humaines les plus anciennes tant dans
le sud du Soudan que dans le nord. Assurément, les témoignages les mieux conser-
vés des réussites philosophiques, scientifiques, religieuses et culturelles des pre-
miers Africains se trouvent-ils en Égypte, comme le reconnaissent de grands géo-
graphes et historiens européens tels que Randall, McIver et Basil Davidson.
Si, dans l’Antiquité, la gloire de l’Afrique a resplendi dans le nord du conti-
nent, c’est à l’ouest qu’elle a brillé durant l’époque médiévale. On dit de Francis
Bacon5 (1561-1626) qu’à l’aube de l’ère scientifique moderne il fut le génie qui
rent d’eux l’écriture. Le mélange de ces deux peuples donna naissance aux Baby-
loniens, qui partagent avec les Égyptiens le fait d’avoir jeté les fondations du
patrimoine culturel occidental.
Lorsqu’on demandait aux Arabes d’où ils venaient avant d’entrer en Arabie,
ils désignaient la terre située au-delà de la mer Érythrée, ou mer Rouge, c’est-à-
dire l’Afrique. Ces populations aux apparences très variées avaient donc une
souche unique. Elles commerçaient entre elles sur terre et sur mer, de la côte
orientale de l’Afrique au golfe d’Oman et jusqu’en Inde. D’Arabie provenaient
l’encens, les épices, les peaux tannées ; de l’Inde, les rubis, la noix de coco,
l’ébène ; de l’Afrique (Égypte), de beaux tissus, le papyrus, les topazes, les ânes,
notamment.
Ces échanges furent perturbés vers 330 avant J.-C., lors des conquêtes
d’Alexandre au Moyen-Orient et en Inde, mais n’empêchèrent pas les partenaires
commerciaux de pénétrer les continents adjacents. Ce fut la mise à sac de l’Égypte
par Alexandre et ses généraux qui permit aux Grecs d’approfondir leur connais-
sance des traditions égyptiennes. Selon G. E. M. James9, « Alexandre envahit
l’Égypte et s’empara de la bibliothèque royale d’Alexandrie, qu’il pilla. Aristote
constitua sa propre bibliothèque avec des livres volés et installa son école dans le
bâtiment dont il fit un centre de recherche. »
En 476, lorsque l’Empire romain s’effondra et que l’Europe entra pour près
de mille ans dans un âge des ténèbres, ce furent les Arabes qui étudièrent et tra-
duisirent en langue arabe ce que les Grecs et les Romains avaient appris des Égyp-
tiens et perfectionné. Héritiers de la civilisation qui s’était épanouie sur les rives
du Tigre et de l’Euphrate, dans la vallée du Nil et sur le rivage oriental de la Médi-
terranée, ils absorbèrent et assimilèrent aussi les principaux éléments de la culture
gréco-romaine et transmirent ensuite à l’Europe médiévale bon nombre de ces
apports qui eurent pour effet d’éveiller le monde occidental et de le placer sur la
voie de sa renaissance. Aucun peuple, affirme P. K. Hitti, n’a fait davantage au
Moyen Age pour le progrès humain que les Arabes et les populations de langue
arabe.
Comme nous l’avons noté précédemment, le régime dynastique égyptien
dura 3 000 ans alors que la civilisation gréco-romaine ne s’étendit que de
330 avant J.-C. à 475 après J.-C. Longtemps, l’arabe fut la langue d’érudition et
de culture dans tout le monde éclairé. Entre le IXe et le XIIe siècle parurent plus
d’ouvrages de philosophie, de médecine, d’histoire, de théologie, d’astronomie et
de géographie rédigés en arabe que dans toute autre langue. D’ailleurs, beaucoup
de langues européennes portent encore les traces de cette influence.
La même influence arabe atteignit l’Afrique du Nord et de l’Ouest, peu après
l’apparition de l’islam. Mais là encore, les influences furent presque toujours réci-
9. G. E. M. James (1954).
La « découverte » : un point de vue africain 47
« Nous sommes les anciens. » Nous le sommes, soutient-il, parce que nous qui
vivons aujourd’hui savons la plupart des choses que les « anciens » savaient, en
plus de ce que nous savons maintenant et qu’ils ne savaient pas. Quiconque est
au fait de l’histoire de l’asservissement des Africains en Amérique ne peut que
respecter et admirer leur génie. Qui d’autre y aurait survécu ? Les Européens du
Nouveau Monde survécurent durant les rudes hivers grâce aux Indiens qui leur
enseignèrent comment utiliser les plantes comestibles, éviter les marais sauvages,
etc. Les Africains qui arrivèrent dans le Nouveau Monde transpirèrent, quant à
eux, sang et eau pour construire ce qui devint la fière et prospère Amérique.
janvier ; d’autres ont choisi de porter le bandeau kente du Ghana comme sym-
bole de leur attachement à leur mère africaine.
Le bandeau kente a lui aussi cessé d’être ghanéen. Il est désormais porté
comme un symbole africain ; ainsi le Ghana, grâce à Nkrumah, devrait se sentir
honoré d’être en l’occurrence un simple messager de la cause africaine. Ce sont
là des interactions entre les gens à un niveau qu’on pourrait appeler populaire.
Ceux qu’on nomme les intellectuels, presque toujours invisibles sauf à travers
leurs œuvres, peuvent quant à eux continuer à forger des relations favorisant la
solidarité.
Il ne saurait y avoir pour l’Organisation de l’unité africaine (OUA) d’occa-
sion plus opportune que maintenant pour envisager d’accorder (fût-ce au prix
d’un amendement de sa charte) la qualité de membre à des organismes légaux et
structurés regroupant des adhérents d’origine africaine. Pourquoi Haïti, par
exemple, n’est-il pas membre de l’OUA ?
La Convention nationale baptiste des États-Unis d’Amérique a été fondée en
1880 ; organisation religieuse purement afro-américaine, elle compte environ
8 millions de membres, soit à peu près le tiers du total de la population afro-amé-
ricaine. Pourquoi l’OUA ne l’inviterait-elle pas au moins à participer à ses déli-
bérations, et même à en devenir l’un de ses membres ?
Tout d’abord, l’Église afro-américaine est une institution religieuse unique en
son genre. Aux temps de la servitude et des privations, elle fut la seule institution
libre à laquelle les Afro-Américains eussent accès. L’Église leur offrait la plupart
des libertés, la possibilité de s’instruire et de développer leurs talents ainsi que la
paix de l’esprit pour réfléchir. Elle n’était donc pas seulement un lieu de culte ;
elle était aussi le cadre d’une poursuite du savoir et d’une vie équilibrée.
Il en va de même de l’Église méthodiste épiscopalienne africaine. La sagesse
qu’eut son fondateur, l’évêque Richard Allen, en faisant figurer l’adjectif « afri-
cain » dans le nom de son Église exprime la dévotion et la nostalgie que lui ins-
pirait la terre des aïeux.
Beaucoup d’Afro-Américains, et notamment des gens d’Église, ont aidé et
aident encore avec efficacité les étudiants africains fraîchement débarqués en
Amérique. Les trois Africains sans doute les plus éminents qui ont séjourné au
début du siècle aux États-Unis et raconté comment on les avait ainsi aidés furent
Nnamdi Azikiwe (Nigéria), Kamuzu Banda (Malawi) et Kwame Nkrumah
(Ghana).
Le moment est on ne peut mieux choisi pour remercier ces hommes d’Église
de leur geste en invitant l’OUA non seulement à s’inspirer d’eux, mais à faire
comprendre aux États membres combien il est important de suivre des poli-
tiques favorisant dans chaque pays un esprit d’hospitalité à l’égard de tous les
peuples d’origine africaine, en particulier les Afro-Américains, et, lorsque cela est
nécessaire et conforme aux règles de droit, d’accepter de leur accorder la double
nationalité.
52 Nana-Kow Bondzie
Toute société doit, pour ne pas périr, préserver ses images, ses symboles et ses
souvenirs. Les plus qualifiées pour remplir cette mission sont des institutions
comme les musées, qui conservent les témoignages matériels de notre patrimoine
culturel. Du fait même de la grande ancienneté des traditions, l’Afrique a le plus
grand besoin de protéger les témoignages de son héritage, car elle représente à la
fois le passé et l’avenir de l’espèce humaine.
En 1980, l’UNESCO avait chargé un de mes collègues et moi-même d’aider
l’OUA à formuler des recommandations visant à mettre en œuvre les disposi-
tions de la Charte culturelle pour l’Afrique, adoptée à l’unanimité par les chefs
d’État et de gouvernement de l’OUA à Port-Louis (île Maurice) en juillet 1976.
Nous ne pouvons malheureusement pas dire que les centres pour la préser-
vation des témoignages matériels du patrimoine culturel et naturel du continent
se multiplient. Cela est dramatique non seulement pour les habitants de l’Afrique,
mais encore pour ses fils et ses filles de la diaspora qui prennent chaque jour
davantage conscience de leur héritage et qui sont désireux d’en voir eux-mêmes
sur place les signes matériels. Malgré les turbulences politiques ou économiques,
les États membres de l’OUA sont dans l’obligation de ne pas les décevoir.
A l’Afrique, on l’a vu, revient la première place en tant que berceau de l’hu-
manité. L’Afrique a beaucoup donné au monde ; qu’a-t-elle reçu en retour ?
Colonisée sur son propre sol et asservie au-delà des mers, telle l’Éthiopie du
temps jadis, elle « se dressera et déploiera ses ailes ».
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L’Amérique et l’Afrique
sans Christophe Colomb
Alain Anselin
L’échange lointain
Le commerce lointain suit les hommes le long des routes qu’ils tracent de société
en société, et de pays en pays. Nous prendrons à l’anthropologue Serge Dunis
l’exemple de la patate douce, dont le nom, kumar, est identique dans le Pacifique
54 Alain Anselin
La longue durée
Pour expliquer l’échange lointain, nous avions choisi la route moderne du fruit à
pain et de la Bible. Pour illustrer la notion de longue durée, nous opterons pour
la route de l’ail qui fut aussi la route du Coran, à cinq mille ans d’écart. Plantes,
marchandises, idées n’ont cessé de circuler entre le nord de l’Égypte, qui leur
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 55
ouvrait le chemin qui mène du Nil au Niger, et les oasis et les steppes de l’Asie
centrale.
Selon les botanistes, l’ail serait originaire du Turkestan. De là, il fut transporté
jusqu’en Inde et vers l’Élam et Sumer, atteignit la Mésopotamie et fut acclimaté
par les Égyptiens, chez qui il rejoignit la longue liste des plantes à bulbes dont ils
faisaient leurs délices. Enfin, il gagna la Crète à l’époque du Nouvel Empire, puis
la Grèce.
Au Ier millénaire, les caravaniers utilisant cet itinéraire adoptèrent une idéo-
logie et des valeurs communes nouvelles, que la politique propagea par les armes
et par la conquête. C’est ainsi que l’islam suivit et remonta la route des mar-
chandises, s’établit à Samarkand en Asie, et parvint jusqu’à Gao en Afrique.
L’interculturalité :
1492, figure tragique de l’échange lointain
1492 illustre bien la dépendance étroite de l’interculturalité à l’histoire de la géo-
politique. Au VIIIe siècle, la charia régissait l’Espagne. Le système politique, social
et juridique de l’islam régna depuis Grenade jusqu’en 1492.
La charia de l’époque ne s’abîmait pas dans le puritanisme victorien des
docteurs de la foi, mais s’épanouissait dans les arts et les sciences des lettrés, et
dans une tolérance relative des autres cultures, chrétiennes et judaïques, qu’elle
administrait, au point que certains auteurs ont pu parler « d’Espagne des trois
cultures » pour qualifier une société politique unique, qui n’épargnait pas pour
autant les persécutions à ceux qui en incarnent aujourd’hui le dynamisme aux
yeux des historiens modernes, comme Ibn Ruchd, Averroès (Cordoue, 1126-
Maroc, 1198). Réintroduire Aristote dans la culture intellectuelle n’était pas
sans danger à l’époque, que ce soit dans l’Occident du Nom de la rose1 ou en
Orient.
Au VIIIe siècle, le Maroc faisait du commerce avec les cités des bords du Niger,
Gao et Koukia. Les recherches archéologiques ont mis au jour les capitales de
Ghana et de Djenné, villes clés au Ier millénaire africain. Le Wagadu soninke, ou
Ghana, le Mali mandingue s’y succédèrent. En 1468, parti d’un petit royaume du
Mali, le Dendi, le Songhaï s’émancipa de l’empire malien finissant. Le songhaï est
une langue négro-africaine à double base lexifiante : mandé (bambara, etc.) et
nilo-saharienne (kanuri, téda), qui apparut sur la boucle nigérienne du grand axe
du commerce lointain unissant depuis des millénaires les grands bassins de civi-
lisation du Nil et du Niger. Jusqu’en 1492, les Sonni dirigeaient le premier Empire
songhaï à Gao. 1492 constitue donc pour l’Afrique une date déterminante.
2. Voir à ce sujet les travaux remarquables de l’historien songhaï Zakari Dramani Issi-
fou (1982).
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 57
ne vit-on pas Maren Diagou, le fils du riche marchand Bintchigui que le « Palais »
avait fait exécuter, en tuer le maître et devenir roi à son tour. La magie déployée
par Garaghe, ultime roi forgeron du Diafunu, s’avéra donc impuissante devant
l’islam du fils du marchand.
Et n’y vit-on pas enfin la « terre » arbitrer les conflits du « Palais » et du
« Marché », le peuple des paysans boycotter le travail sur les domaines royaux et
abolir la royauté et ses principes de hiérarchie sociale, d’où qu’ils vinssent,
mythes du pouvoir sacré ou versets choisis de la révélation. Trouver les formes
de son propre gouvernement, inventer sa démocratie sans référence à des
modèles.
Là où l’échange lointain décomposa et tua les civilisations qu’il rencontrait,
une véritable anthropophagie culturelle — pour reprendre les mots d’auteurs
brésiliens ou haïtiens comme Oswaldo de Andrade, Maximilien Laroche — pré-
sida à un nouveau bouleversement social : c’est en s’appuyant sur les idéaux
d’égalité véhiculés par la culture, dominante et dominatrice, des vainqueurs, que
les vaincus inventèrent l’histoire. Derrière le masque de l’idéal, la réalité continua
pourtant. Chasser le maître ne servait à rien tant qu’il restait un trône où s’asseoir.
Du « Palais » au « Marché »
Parcourons les axes du commerce transsaharien qui conduisaient des cités du
Niger aux villes de la Méditerranée. Si des marchandises, des hommes et des idées
purent arriver d’Espagne jusqu’au Niger, l’inverse dut être vrai. Nous avons vu
quel crédit les Songhaï accordaient à la pensée et au système politiques islamiques
existants en Espagne et au Maghreb avant Christophe Colomb, avant 1492.
Quelle place les partenaires hispaniques et maghrébins accordèrent-ils à la pen-
sée et au système politiques de leurs partenaires africains ?
Les formations politiques africaines étaient fondées sur le paradigme du régi-
cide sacré : le roi était mis à mort rituellement au terme de son mandat, comme
médiateur, voué au sacrifice, entre le monde et les hommes.
Ainsi le sacrifice est au principe des premières constructions politiques afri-
caines, en relation étroite avec l’inceste4. Il ordonne le pouvoir, et immole au lieu
et place du roi sacré, « voué au sacrifice », qui rétablit ou perpétue le bon ordre
du monde, le cours des choses, une victime substitutive, captif ou animal sym-
bolique, bélier, taureau, qui incarne le pouvoir.
C’est donc autour du sacrificateur, qui est aussi le circonciseur, que s’inventa
la société humaine en Afrique. Au couteau de pierre s’est substitué l’outil métal-
4. Voir les mythes égyptiens d’Osiris et de Seth, ainsi que les mythes luba de Mbidi et
de Kongolo.
60 Alain Anselin
5. Voir Raymond Faulkner, qui traduit i.sfty par evil-doer dans son dictionnaire du
moyen égyptien.
L’Amérique et l’Afrique sans Christophe Colomb 61
Le Caboclo divin
On voit comment la géopolitique, qui est l’histoire des souverainetés des peuples
sur leur destin, intervient et commande le statut d’un même trait culturel dans des
cultures différentes.
On voit aussi comment le personnage clé des sociétés africaines — le sacrifi-
Le discours mixtèque
Si l’on se réfère aux travaux d’Harold Lawrence et d’Ivan van Sertima, et si l’on
observe les terres cuites sorties des réserves du Musée de Mexico par Alexander
von Wutherau ou regroupées en ensembles cohérents dans les musées occiden-
taux où elles étaient dispersées, on constate que les Mixtèques de la région de
Veracruz et de l’Oaxaca ont connu et représenté des Noirs d’Afrique avec toute
la minutie du portraitiste : le phénotype est non seulement aisément distingué par
la couleur noire des visages et les cheveux crépus, représentés avec un grand souci
de réalisme, mais aussi par des traits culturels spécifiques : scarifications longitu-
dinales du visage, pendants d’oreilles, barbiches masculines, absentes des por-
traits amérindiens, qui identifient une aire culturelle et une période d’origine
assez précises.
L’ouvrage d’Alexander von Wuthenau ne présente pas moins une centaine
d’effigies négro-africaines que nous a légué l’univers civilisationnel amérindien,
particulièrement olmèque, il y a deux mille cinq cents ans, et plus près de nous,
maya et surtout mixtèque. C’est beaucoup et c’est peu… Beaucoup et significa-
tif, parce que concentré autour de quelques couches d’histoire olmèque, mix-
tèque, précolombiennes. Il ne s’agit donc pas de contacts occasionnels, de marins
64 Alain Anselin
africains isolés, sans impact sur la culture mexicaine, mais bel et bien de groupes
humains. C’est peu, parce qu’il s’agit de quelques centaines d’effigies appartenant
à des séries qui en comptent des milliers, voire des dizaines de milliers. Mais cette
fréquence, même faible, suppose groupe humain, et le groupe, statut social et cul-
turel, et le statut, représentation dans l’art américain précolombien. Cela pour-
rait constituer le point de départ d’une recherche historique.
La tête mixtèque du Musée de Berlin-Dahlem8 nous offre même le portrait
élégant d’un personnage scarifié sur le modèle des terres cuites yoruba du
royaume d’Ifé, dont Basil Davidson date l’apogée aux XIIIe et XIVe siècles. On
remarquera que leur facture évoque souvent l’art de la terre cuite de la civilisa-
tion de Nok, encore antérieure, et qu’on y retrouve les rangées de points en creux
caractéristiques de la terre cuite puis de bronzes du Bénin ; cela apparaît seule-
ment sur les effigies de « Nègres africains caractérisés ».
« Les plus belles représentations de Noirs sont imputables aux mixtèques » :
elles sont donc antérieures à Christophe Colomb et datent des XIIIe et XIVe siècles.
Le célèbre pectoral mixtèque du Musée national de Mexico représente également
un Noir, dieu des orfèvres et des joailliers naualpilli. D’après A. von Wuthenau,
la divinité des joailliers est toujours « représentée avec une chevelure crépue9 » et
offre des « caractéristiques négroïdes dans d’autres œuvres d’art10 ». Sa conclu-
sion est la suivante : « Comment ces Noirs sont-ils arrivés chez les Mixtèques ? »
Ivan van Sertima fournit des éléments de réponse probants à ce sujet : leur
provenance serait plutôt mandingue que yoruba. Non seulement ces deux ori-
gines sont possibles, mais encore le Bénin pratiquait un système politique, social
et culturel totalement africain, dont candomble et santéria post-colombiennes
portent la trace. Le Mali ne s’en distinguait que par la pratique d’un islam de
diplomatie, tourné vers l’échange lointain. Dans ces deux civilisations africaines,
le statut de l’artisan du métal et celui du marchand étaient similaires.
Ces deux cultures ont en outre des racines communes en provenance du
Niger, d’où des Mandé descendirent un jour avec leurs forgerons et leurs modèles
culturels vers l’Atlantique et le golfe du Bénin.
Mais aucun texte yoruba, aucun aroko, aucune cordelette à cauris utilisés par
les Yoruba comme courrier ne nous a livré d’information concernant un éventuel
départ vers l’Amérique. Seul Christophe Colomb lui-même — témoin privilégié
de son époque et de l’Amérique précolombienne — rapporta, au retour du
voyage qu’il effectua en 1496, que les Indiens d’Hispaniola prétendaient avoir
commercé avec des Noirs et, à celui de son voyage de 1498, que les Indiens des
côtes américaines, au sud de Trinidad, lui avaient remis des étoffes de coton en
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Le Cap-Vert
dans l’expansion européenne
Elisa Silva Andrade
Jusqu’au début du XIVe siècle, l’Europe chrétienne recevait des ports du Magh-
reb et de la Méditerranée orientale les pierres précieuses, l’ivoire et l’or, les
matières nécessaires à la teinture, le sucre, les tissus de soie et les tapis. Mais le
désir s’éveilla de se procurer de la main-d’œuvre esclave1 et de se rendre dans les
régions aurifères dont on recevait le métal précieux.
A la fin du XIIIe siècle, les foyers méditerranéens (la France, Gênes et Venise)
prirent l’initiative des croisades. Mais c’est le Portugal qui, à la recherche de
routes nouvelles vers le sud, ouvrit le chemin vers les côtes occidentales africaines
et donna à l’Europe l’accès direct aux Indes. Ainsi le monopole jusque-là gardé
par les Arabes fut-il brisé.
par les Vénitiens, les Génois, les Catalans et les Arabes, le Portugal ne s’ouvrait
que sur l’Atlantique. De plus, sous prétexte d’aller « libérer le tombeau du Christ
du pouvoir des infidèles », les foyers méditerranéens, initiateurs des croisades,
avaient développé une organisation économique à l’échelle européenne et accom-
pli d’importants progrès dans le domaine de la navigation. Grâce aux Chinois, les
Européens s’initièrent aux propriétés de la tige aimantée et de la poudre à canon.
Ce sera l’invention des armes à feu — dont les canons — qui leur conférera une
supériorité militaire sur les autres peuples. A la suite des perfectionnements
apportés par les Italiens, l’Europe découvrit la véritable boussole, qui permettra
désormais de s’orienter de manière précise en mer comme sur terre. Avec l’utili-
sation de l’astrolabe par les marins, avec les progrès dans la cartographie à partir
des écoles grecques et la création du portulan, le moment était propice aux
« découvertes » par les Portugais.
Le Portugal bénéficiait de quelques avantages naturels dont il sut tirer pro-
fit. Ses côtes étaient un passage obligatoire pour toutes les escales, et ses ports
étaient recherchés par tous les navires qui faisaient commerce entre le Nord et le
Sud, car ils étaient les seuls endroits où s’abriter entre Bordeaux et Gibraltar. Par
ailleurs, son existence dépendant essentiellement de la mer, il connaissait une vie
maritime importante. Ainsi disposait-il de marins expérimentés et endurcis, ne
craignant pas les tempêtes océaniques. Leur expérience sera d’ailleurs renforcée
par la présence de marins italiens installés sur ses côtes atlantiques.
Suite aux défaites infligées par les Espagnols, la chute du pouvoir arabe accrut
l’opportunité, pour les commerçants portugais, d’exploiter le commerce de la
côte occidentale africaine. Dès la première moitié du XIVe siècle, « l’importance
du commerce maritime et l’audace » des Portugais devinrent si grandes qu’en
1341 ils « découvrirent » les Canaries, les Açores et Madère2.
A cette époque, le Portugal était constitué, surtout dans les provinces du
Sud, de vastes forêts et d’immenses friches, et comptait une population peu nom-
breuse3, qui, comme dans d’autres pays d’Europe, avait été décimée pour moitié
par la peste noire. C’est aussi à cette époque que les paysans migrèrent vers les
villes, à la recherche d’un travail salarié et mieux payé, puisque le manque de
main-d’œuvre dû à l’épidémie avait provoqué, surtout à Lisbonne et à Porto,
devenus d’importants centres urbains, une hausse des salaires.
De plus, du fait de l’épidémie, les salariés agricoles subissaient une perte de
leurs revenus, la Couronne, les petits propriétaires et les seigneurs de la terre s’ef-
La date d’arrivée des Portugais aux îles du Cap-Vert ainsi que l’identité des pre-
miers découvreurs font encore l’objet de controverses de la part des historiens.
Néanmoins, il est accepté — notamment par Senna Barcellos 10, Orlando
Ribeiro11 et António Brasio12 — que les îles ont été « découvertes » au cours de
deux voyages successifs : les cinq îles du groupe oriental (Santiago, Fogo, Maio,
Boavista et Sal) en 1460 ; les autres, appartenant au groupe occidental (Brava, Sao
Nicolau, Sao Vicente, Santa Luzia, Santo Antao et les îlots Razo et Branco), après
la mort de l’infant Dom Henriques le Navigateur, c’est-à-dire après le 13
novembre 146013, entre 1460 et 146214.
Il semblerait que les cinq îles appartenant au groupe oriental aient été décou-
vertes par António da Noli, Génois au service de l’infant Dom Henriques, et
Diogo Gomes, navigateur portugais, lors de leur voyage de retour de la « terre
des Barbacins15 ».
La plupart des historiens portugais estiment que l’archipel était inhabité lors de
sa « découverte ».
L’opinion suivant laquelle, d’après la tradition orale, l’île de Santiago était
peuplée à l’arrivée des Portugais est considérée par Lopes de Lima comme étant
« une tradition sans fondement16 ». En revanche, António Carreira17 pense — et
nous sommes d’accord avec lui — que, « malgré la documentation ancienne pré-
sentant les îles comme inhabitées lors de leur découverte, on ne doit nullement
exclure l’hypothèse suivant laquelle Santiago fut un refuge pour un petit groupe
de naufragés jalofos ou d’autres habitants du Cap-Vert18 (Lebous ou Sérères,
etc.) avant l’arrivée des Portugais ». Mais, selon ce même auteur, cette occupation
eut lieu en des circonstances tout à fait fortuites, sans intention délibérée et sans
continuité de peuplement.
Ces groupements de peuples ne semblent pas avoir constitué une population
suffisamment importante et assez solidement fixée pour offrir une résistance à
l’implantation coloniale portugaise. De plus, les îles ne pouvaient pas héberger
une population importante avant l’introduction des cultures alimentaires d’ori-
gines européenne, américaine et africaine.
Cette situation influença la politique portugaise de peuplement dans les îles
13. Charles Verlinden, « António da Noli e a colonização das ilhas de Cabo Verde ».
Revista da Faculdade de Letras da Universidade de Lisboa (Lisbonne), IIIa, série,
n˚ 7, 1963, p. 23.
14. Lettre publiée par Sena Barcellos, ibid., p. 14-15.
15. Barbacin est une contraction de Bour-ba-sine, roi du Sine ; ce terme servait à désigner
les Sérères.
16. José Joaquim Lopes de Lima (1844), p. XI, réfute l’idée d’un peuplement antérieur
aux Portugais, sans références documentaires pouvant étayer sa position.
17. Historien et ethnologue portugais d’origine cap-verdienne qui a consacré plusieurs
ouvrages de caractère historique, sociologique, ethnologique, économique et démo-
graphique à l’archipel du Cap-Vert, avec une notable richesse d’informations. La cita-
tion ci-dessus provient de son ouvrage Cabo Verde. Formaçao et extinçao de uma
sociedade escravocrata (1460-1878), 1972, p. 301.
18. La presqu’île du Cap-Vert, au Sénégal.
74 Elisa Silva Andrade
19. Père António Brasio, op. cit., p. 77, et Charles Verlinden (1963), p. 34.
20. Ibid.
21. C’est Dom Afonso V qui se référait au contenu de la lettre que lui avait adressée son
frère, dans l’introduction explicative de la Charte des privilèges. La Charte a été inté-
gralement publiée par père António Brasio, doc. nº 6, 1958, p. 431, et Senna Barcel-
los, op. cit., p. 21-23.
22. Santiago de Cabo Verde — a terra e os homens, Lisbonne, Éd. JIU, 1964, p. 171.
23. A cette époque les régions de la Guinée s’étendaient du fleuve Sénégal à la Sierra
Leone.
Le Cap-Vert dans l’expansion européenne 75
ensuite un certain nombre de ces esclaves étaient vendus dans d’autres zones.
Ainsi commença la traite vers les Canaries, l’Europe et les Antilles24. »
Les esclaves destinés à l’exportation étaient convertis par les missionnaires
qui tentaient en outre de leur enseigner des rudiments de portugais (ladinizaçao),
et ce pour deux raisons : d’une part, très tôt, il apparut nécessaire de pouvoir dis-
poser de médiateurs linguas entre les négriers et les populations africaines ;
d’autre part, l’esclave ladinizado était vendu plus cher que l’esclave boçal.
Les ladinos comprenaient, outre les esclaves arrivés au Cap-Vert encore ado-
lescents, ceux qui y habitaient depuis un certain temps et parlaient un peu le por-
tugais. Ils étaient exportés vers les Amériques, où ils occupaient des fonctions de
confiance (domestiques, etc.).
Les esclaves boçales étaient tous ceux qui débarquaient au Cap-Vert et qui
n’étaient ni christianisés ni ladinizados. Aux Amériques, ils étaient essentielle-
ment utilisés dans les plantations.
Il est probable que les premiers esclaves arrivèrent au Cap-Vert en 1466 après
l’octroi de la Charte des privilèges. En introduisant de la main-d’œuvre servile au
Cap-Vert, les colons créèrent deux systèmes de culture : une polyculture vivrière
de subsistance (céréales, tubercules, fruits, légumes) pour la consommation dans
le pays et la vente aux navires faisant escale au Cap-Vert ; et une culture de ren-
tabilité pour l’exportation (coton, puis canne à sucre et vigne).
Les îles du Cap-Vert furent peuplés d’êtres humains, mais aussi d’animaux et
de plantes. Elles constituèrent non seulement un « laboratoire et réservoir
humain », dans lequel on puisait pour combler l’insuffisance démographique du
Portugal, mais encore un « terrain expérimental » de cultures venues d’Orient ou
du Brésil.
Vers le milieu du XIVe siècle, des esclaves tisserands fabriquaient des tissus et
des pagnes selon les techniques de tissage rapportées du continent. Pendant envi-
ron quatre siècles, ces marchandises, très demandées par les négriers, servirent à
acheter des esclaves sur le continent.
24. Cela concerne l’île d’Arguin, qui se trouve sur la côte occidentale du continent afri-
cain, à la hauteur du Sahara. Elle fut découverte par les Portugais en 1443 et devint
leur premier entrepôt commercial sur la côte africaine. Les Hollandais la prirent en
1638. Après avoir appartenu aux Anglais, l’île revint aux Français après le traité de
Versailles du 3 septembre 1783.
76 Elisa Silva Andrade
Bibliographie
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Le Cap-Vert dans l’expansion européenne 79
Bien avant le XVe siècle, l’Afrique noire avait connu une évolution historique dont
il est possible de retrouver les traces dans chacune des grandes aires géogra-
phiques de civilisation et de culture qui la composent.
De l’Égypte ancienne aux premiers contacts avec les Européens, en passant
par le royaume de Napata-Mérowe, la civilisation de Nok, le royaume d’Axoum,
la Nubie, les royaumes du Soudan nilotique, l’Éthiopie antique, les comptoirs
africains de l’aire maritime arabe, Madagascar, le Soudan occidental, le monde
bantou, etc., nombreux furent les royaumes, États ou empires qui se sont consti-
tués, et ont évolué dans tous les domaines de la vie politique, économique, maté-
rielle, technique, religieuse et spirituelle, avec, selon les époques, les peuples
considérés et les dynamismes politiques environnants, des avancées plus ou
moins importantes, et quelquefois des stagnations ou des reculs.
Est-il possible de tirer, des évolutions intervenues, des faits saillants et des
idées forces qui autorisent à dresser un tableau général de l’Afrique noire à la
veille de la découverte de l’Amérique ?
Nous répondrons à cette question en nous penchant d’abord sur les
royaumes de l’Afrique occidentale, puis sur ceux de l’Afrique orientale et cen-
trale. Cet article se propose de ne privilégier que certains axes de réflexion, aux
fins de dégager des tendances dominantes.
84 Iba der Thiam
L’ O R G A N I S A T I O N POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE
L’organisation politique
Dans la plupart des empires du Soudan nigérien, la notion d’État, en tant que
communauté organisée pour la vie en commun, était largement attestée. Celle-ci
s’appuyait, le plus souvent, sur un système monarchique, le pouvoir se trans-
mettant par hérédité, comme au Ghana, au Mali et au Songhaï. Ce système héré-
ditaire n’a pas toujours fonctionné à la perfection. Il y eut des coups d’État, des
tentatives de sécession et quelquefois des guerres de succession, fomentés par des
clans rivaux ou dissidents, mus par des intérêts centrifuges. Mais ils furent, pour
la plupart, des exceptions, la stabilité étant en général la règle.
L’administration territoriale n’était pas toujours la même d’un empire à un autre.
Dans un empire comme le Ghana, elle comprenait des provinces, des royaumes,
lesquels se décomposaient en cantons et en villages. Mais il n’était pas rare que
plusieurs systèmes administratifs cohabitent à l’intérieur d’un même royaume.
Les provinces ou royaumes étaient administrés par des personnalités sou-
mises à l’autorité royale, sur la base de normes établies par des coutumes et tra-
ditions, à valeur constitutionnelle. Ces personnalités n’avaient pas que des
devoirs. Elles avaient aussi des droits. Elles payaient le plus souvent tribut, mais
devaient en retour recevoir protection, assistance, respect et considération. En cas
de guerre, elles constituaient leurs propres armées qui venaient s’ajouter aux
contingents royaux. Ces armées avaient leur part de butin et, en cas de victoire,
participaient au triomphe.
Ces royaumes précoloniaux disposaient de ressources financières impor-
tantes : les produits des mines, ceux de l’agriculture, du commerce et de l’artisa-
nat ; le produit des douanes et celui des impôts ; les tributs payés par les chefs et
les royaumes protégés ; les esclaves.
La justice occupait une place importante dans la vie sociale. De plus, ces
royaumes disposaient d’armées, dont certaines étaient occasionnelles, d’autres
permanentes, ainsi que d’une diplomatie avec ambassadeurs et immunités.
L’organisation économique
Yauri, Nikki, Djongou et Salaga, et celles qui, au Sénégal, reliaient soit le Niani
au Fouta par Koungheul, MBoundou Baba, Kholkhol Yonoferé, Réwane, Tiaski
pour joindre Boki Diawé, soit par NGouye, soit par Loumbi — Saré Liou —
Warnéo, au Fouta, toujours, mais en passant, cette fois-ci, par Windou — Ali —
Thionock — Bem Bem — Tiodor — Boki — Diawé.
Un commerce important existait alors non seulement entre les différentes
régions du Soudan nigérien, mais aussi entre celles-ci et la forêt, d’une part ;
celles-ci et le nord et l’est de l’Afrique, d’autre part. Ce commerce portait sur des
produits aussi divers que l’or, le cola, l’ivoire, les épices, le sel, les étoffes, la ver-
roterie, les armes, l’artisanat, les peaux de bête, les fruits, le mil, ainsi que sur les
chevaux, les chameaux, les moutons et chèvres, et les esclaves. Il fut l’œuvre de
toute une caste de commerçants dont les plus connus furent les Wangara, les
Nounghamarta et les Haoussa. Le commerce s’effectuait par troc ou par
l’échange de monnaie (coquillages, cauris, rondelles d’achantine, barres de fer,
sôm’pe et guinzé, croisettes, etc.).
L’importance du commerce africain avant le XVe siècle est attestée par un
nombre important de sources, qui mentionnent notamment l’existence d’un sys-
tème douanier réglementé, ainsi que les débuts d’une urbanisation qui étonne par
sa précocité et son envergure spatiale. Des villes comme Aoudaghost, Koumbi
Saleh, Niani, Djenné Gao, Tombouctou, Kano, Azougi, Birou, Soo, Tidob, Pekès
reliaient l’Afrique à Teghazza, ou bien à Sidjilmassa, Aghmat, Wargla, Ghadamès,
Tlemcen, Kairouan, Fès.
La plupart des villes étaient structurées selon un schéma précis comprenant
des concessions disposées selon un plan plus ou moins géométrique, avec des
ruelles, des rues et des boulevards, mais aussi des marchés, des centres religieux
ou des lieux de culte comme des mosquées, des grandes places pour des rassem-
blements, des quartiers spécialisés, des casernes, des ports, des bâtiments admi-
nistratifs et, parfois, des palais royaux.
La vie dans les villes était agrémentée par diverses activités ludiques : jeux,
danses, chants, sans parler des cérémonies religieuses et traditionnelles. Elle était
liée à un art de vivre fondé sur l’organisation de l’espace familial, la répartition
des fonctions entre l’homme, la femme, les enfants, les vieillards et les esclaves.
Des conventions spéciales définissaient presque toujours la place et le statut des
étrangers. Par ailleurs, l’hygiène était le plus souvent du domaine strictement
familial et personnel, ainsi que la santé.
L’éducation occupait une place importante dans la cité, que ce fût par l’initiation
ou dans un cadre scolaire. Elle relevait donc de la responsabilité de la famille et
de la société dans son ensemble. Ses membres étaient, tant sur le plan individuel
L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique 87
que collectif, des éducateurs. De plus, chaque aspect de la vie quotidienne don-
nait matière à apprendre.
La formation de la jeunesse s’effectuait suivant un programme précis et por-
tait sur l’acquisition des vertus morales, l’habileté manuelle, technique et guer-
rière, l’initiation à un métier artisanal, commercial ou mystique, le développe-
ment corporel, la sociabilité, la soumission à l’ordre établi, le respect de la
parenté, des liens du sang et de l’autorité.
L’éducation se faisait dans les langues nationales, soit oralement (récits de
contes, mythes et légendes), soit par l’exemple, même si certaines populations
d’Afrique de l’Ouest connaissaient et pratiquaient l’écriture. L’objectif visé était
d’enraciner l’apprenti dans sa culture et son histoire, aux fins d’en faire un citoyen
conscient de ses devoirs et de ses responsabilités.
Pour faire régner l’ordre, il n’était pas rare qu’une certaine forme de police
existât, ainsi que des sanctions pénales, pouvant aller jusqu’au bannissement, à
l’exil ou même à la mort. En effet, il existait des tribunaux, ainsi que des règles,
codes et procédures judiciaires dont l’application était confiée à des magistrats
choisis sur la base de critères précis, même s’il n’est pas prouvé que des instances
d’appel ni que la fonction d’avocat aient eu cours dès cette époque.
Des universités, notamment, dispensaient un enseignement de haut niveau,
en Sénégambie, à Longor, MBakhol, Niomré, Coki, NGalèle, Thilogne, et, plus
tard, à Pire, Tombouctou, Gao, Djnné, etc., et une intelligentsia de haut lignage,
dont Mody Sekène Cissokho dressa une liste impressionnante dans son histoire
de l’Afrique occidentale, était en vue.
Une vie culturelle variée est également attestée par différentes sources. On
en trouve trace dans la musique, le chant, la danse, la poésie, l’histoire, la phar-
macopée, la philosophie, l’astronomie, les arts culinaire et vestimentaire, la mode,
la coiffure, les parures, l’architecture, l’esthétique, le mouvement des idées, les
spectacles, le théâtre, la peinture, les jeux, le sport individuel et collectif, la sculp-
ture, etc.
Le niveau scientifique et technique de ces civilisations était excellent. Il suf-
fit de considérer l’organisation des États, la structuration des pouvoirs et leurs
rapports respectifs, mais aussi le degré de raffinement des techniques commer-
ciales, financières, monétaires, et des échanges pour s’en persuader. On men-
tionnera également dans le domaine de la technologie appliquée le grand perfec-
tionnement obtenu dans la métallurgie du fer, du cuivre, de l’or, de l’argent, du
verre, dans la fabrication des instruments agraires ou destinés à la médecine, dans
celle de l’outillage artisanal. La composition et la fonction des armées et des
armements, la pratique d’un langage codé pour les communications ou l’utilisa-
tion d’abeilles guerrières ou de poisons spéciaux, ou encore l’art nautique étaient
tout aussi dignes d’appréciation.
Le recours, dans l’art de la guerre, à toute une panoplie de la science du ren-
seignement et à la psychologie empirique atteste donc du haut niveau que les
88 Iba der Thiam
connaissances sur la nature, les animaux et les êtres vivants, les climats et les élé-
ments avaient atteint.
L’Afrique orientale
Entre le VIIIe et le XIe siècle, les Arabes avaient créé, dans la partie orientale du
continent, toute une série de comptoirs commerciaux établis le long du littoral
entre Mogadiscio et Sofala. Durant cette période, ces comptoirs, qui à l’origine
n’avaient qu’une fonction d’emporia, connurent un certain développement. Leur
zone d’influence prit de l’ampleur en direction de la zone côtière et de l’hinter-
land, leurs populations s’étant accrues et leurs activités diversifiées. Il en résulta
un élargissement de leurs fonctions, et ils devinrent peu à peu des cités urbaines
grouillantes de vie.
En général, l’administration de ces villes était assurée par un patriciat d’ori-
gine arabe, sauf à Kilwa, où la classe dirigeante était composée de Perses. Cette
exception montre que la région de Kilwa était, dès cette époque déjà, intégrée
dans un réseau d’interrelations commerciales, ethniques, culturelles et politiques
impliquant l’Afrique, l’Arabie, le golfe Persique, le sous-continent indien et la
Chine, c’est-à-dire un espace géopolitique fort étendu si l’on considère les
moyens de locomotion de l’époque.
Le patriciat urbain qui présidait aux destinées des cités côtières de l’Afrique
orientale cohabitait avec des populations diverses, composées de Noirs bantous,
d’Arabes et d’Indiens, entre lesquels s’est établi, avec le temps, un métissage bio-
logique et culturel dont la langue, le kiswahili, est le symbole vivant. Formé en
effet de mots bantous, arabes et indiens, le kiswahili est une grande langue de
communication qui constitue aujourd’hui encore un patrimoine commun à près
de 50 millions d’Africains vivant en Afrique orientale, dans un espace s’étendant
du sud de l’Équateur à la région des grands lacs.
Pourtant, l’unité culturelle et ethnique plus ou moins homogène dont les
populations de cette partie du continent pouvaient se prévaloir n’évolua pas,
comme on aurait pu le penser, vers la constitution de formations sociales à carac-
tère étatique et unitaire.
Tout au plus exista-t-il une certaine hégémonie régionale, qui, toutefois,
n’alla jamais jusqu’à englober les autres principautés en les plaçant sous une auto-
rité unique. On citera les cas de Kiloa, Paté et Zanzibar, qui jouèrent le rôle de
pôle prépondérant respectivement aux XIIIe, XIVe et XVe siècles. En effet, brillants
hommes d’affaires, les Arabes n’étaient pas désireux de pratiquer un prosélytisme
religieux systématique, ni de constituer un empire fondé sur une hégémonie poli-
tique pesante et dominatrice. Comment expliquer autrement le fait qu’aucun
effort vraiment significatif ne semble avoir été tenté pour islamiser les Noirs de
la partie orientale de l’Afrique entre les XIIIe et XVe siècles, alors que les Européens
L’Afrique noire à la veille de la découverte de l’Amérique 89
entreprirent des campagnes d’évangélisation dès qu’ils abordèrent les côtes occi-
dentales de l’Afrique au XVe siècle ? A l’époque dont nous parlons, on se conten-
tait d’acheter des esclaves, d’établir des zones de transit et de constituer des cadres
de vie temporaires, sans visée conquérante ni assimilationniste. C’est pourquoi
les véritables centres de dynamisme politique se trouvaient beaucoup plus sur la
côte ouest de l’Inde que sur celle de l’Afrique.
Au tournant du XIIe siècle, l’Europe manifesta un intérêt accru pour des
produits de luxe comme l’or, l’ivoire, mais aussi les épices. Durant la même
période, les besoins en esclaves et en ivoire augmentèrent en Inde et en Chine.
Aussi les marchands arabes jouèrent-ils le rôle d’intermédiaires actifs et dyna-
miques entre l’Afrique et les pays de l’océan Indien, et pratiquèrent-ils, à une
vaste échelle, le commerce de l’ivoire, de l’or, du fer et des esclaves, qu’ils échan-
geaient contre des produits asiatiques tels que perles et cauris, pierres précieuses,
porcelaines fines, joyaux rares venant de l’Inde, de Chine, des Maldives, du Siam
ou de Malaisie.
Ainsi les Arabes, les Chinois et les Indiens disposaient-ils de zones d’in-
fluence où ils pouvaient se livrer au commerce. Des réseaux d’échanges se consti-
tuèrent, ainsi que des circuits maritimes permanents. Le négoce où les Arabes et
les Chinois excellaient devint prospère. Les Chinois, qui avaient découvert la
boussole et la poudre à canon et disposaient d’équipages et de navires de grand
rayonnement, auraient pu facilement établir leur hégémonie sur la région, mais
ils n’en firent rien. Si bien que l’Afrique orientale demeura dans une relative tran-
quillité jusqu’au voyage de Vasco de Gama en 1498.
Une civilisation brillante s’édifia à Kiloa, Béria et Sofala, ports ouvrant l’ac-
cès à la Rhodésie du Sud, si riche en mines, au Mozambique et au Zimbabwe, où
allait fleurir une civilisation architecturale extraordinaire qui nous a laissé des
ruines somptueuses, preuves d’une culture raffinée et d’une maîtrise précoce des
sciences mathématiques et des techniques de construction monumentale.
agricoles, d’où la place importante du forgeron. Ngola Musuri Ier était d’ailleurs
un roi forgeron.
Non loin de Diosso, dans la plaine de Loango, Bwali, capitale du royaume
de Loango, était une importante cité qu’O. Dapper comparait, en 1686, à Rouen.
Conçue selon un plan géométrique précis, avec des rues spacieuses et bien entre-
tenues, bordées de maisons meublées, décorée de palmiers, de bananiers et de
bakoves, la ville abritait par ailleurs des édifices à l’architecture raffinée, regrou-
pés en quartiers, ainsi qu’une grande place servant aux rassemblements et aux
activités culturelles.
Le pays était dirigé par un gouvernement royal avec des ministres : les plus
importants étaient le Ministre des affaires étrangères, le Ministre de la guerre, le
Ministre du commerce, et le Ministre des eaux et forêts. L’administration était
décentralisée, avec des gouverneurs de province, des magistrats municipaux et des
chefs de village qui exerçaient notamment des fonctions administratives et judi-
ciaires. Cette société était hiérarchisée. La classe dirigeante vivait dans une grande
aisance matérielle (cases nombreuses, plusieurs femmes, domesticité importante,
festins, etc.). L’hospitalité et la solidarité atténuaient toutefois le poids que les dis-
parités sociales auraient pu entraîner. Le royaume de Loango laissa aux Euro-
péens qui le visitèrent l’image d’une civilisation raffinée où la vie économique et
administrative alternait avec une culture du loisir, dominée par le chant, la danse
et la musique.
Néanmoins, la condition de la femme n’était guère enviable. Les femmes
étaient chargées de la culture de la canne à sucre, de l’igname, de la patate douce,
du maïs, tandis que les hommes pratiquaient la pêche, la chasse, la coupe du bois
et l’extraction du vin de palme, et le commerce de l’ivoire, du cuivre, de l’étain,
du plomb ou du fer, métaux qui étaient, parfois, traités selon des techniques
locales.
Des échanges avaient régulièrement lieu entre la côte et l’intérieur du pays,
grâce à des voies de communication plus ou moins sûres. Du royaume de Loango
aux royaumes de Makoko, de Kuba ou à l’Empire luba, on notera une évolution
sensible aussi bien dans la technologie du cuivre, par exemple, que dans l’art
militaire, la sculpture et la ciselure, l’habillement, les transactions commerciales
ou l’art nautique. Mais ce qui étonne le plus, c’est la condition sociale particuliè-
rement avancée des femmes du royaume de Kuba.
E. Torday et T. A. Joya n’hésitent pas à qualifier la situation des femmes
bushongo — ou kuba — de « remarquable ». Associées au pouvoir, elles exer-
çaient des magistratures élevées, siégeaient au Conseil des anciens, pouvaient
rompre leur mariage de leur propre gré, participaient aux prises de décisions
concernant leur ménage, où, le plus souvent, elles faisaient prévaloir leur point de
vue. De même leur arrivait-il fréquemment de prendre part aux grandes options
politiques.
Ainsi, nous pouvons conclure que les sociétés d’Afrique noire avaient, au
92 Iba der Thiam
même titre que celles du monde européen ou asiatique, un bon niveau de déve-
loppement. Grâce au génie de ses fils, l’Afrique noire a créé des institutions, bâti
des États, organisé une économie, développé des échanges et des voies de com-
munication, inventé des écritures, imaginé des monnaies, mis au point des normes
commerciales, défini un droit, élaboré des codes, structuré les rapports sociaux.
Qui sait quels fruits la promesse de telles fleurs aurait donnés ? Qui peut dire avec
exactitude à quel point le destin actuel du continent aurait été différent ? Un fait
demeure en tout cas : l’Afrique noire était bien partie à l’époque, même si tout
n’y fut pas parfait.
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L’Afrique à la veille de la conquête
M’baye Gueye
Ainsi donc les constructions politiques qui en étaient au stade étatique dis-
posaient de pouvoirs forts du moment que leurs serviteurs imposaient l’obéis-
sance par la terreur à tous ceux qui étaient portés vers la révolte ou la dissidence.
Mais malgré l’étroitesse de leur base humaine, elles n’étaient pas encore frappées
d’une débilité excessive. En effet, il existait toujours une armature assez solide
pour assurer la continuité de l’État avec des monarques, des cours, des armées,
une administration provinciale et judiciaire.
On notera aussi que les lacunes essentielles à l’architecture de ces construc-
tions politiques étaient atténuées par le fait que, à l’échelon villageois, les institu-
tions locales fonctionnaient selon l’antique système qui faisait participer les indi-
vidus à la direction du groupe. A tout moment, les communautés villageoises
avaient la capacité de mobiliser leurs ressources pour faire face à leur défi. Ces
pouvoirs locaux étaient l’expression de la volonté de la communauté qui, par sa
réalité intrinsèque, aidait le pouvoir central à compenser en rigueur ce qu’il avait
perdu en puissance. En dépit de ces griefs, certains éléments des populations qui
n’avaient pas encore été touchés par l’islam ou le christianisme continuaient de
considérer leurs souverains comme l’incarnation de l’unité spirituelle de leurs
peuples.
Le pouvoir manquait de profondeur humaine, car certaines minorités, qui
entendaient conserver leur identité, refusaient de se laisser assimiler par l’ethnie
de la strate dirigeante. Peuls, Maures, Socé, Bariba-Nalau, Temne n’entretenaient
avec le pouvoir central de l’État dont ils dépendaient que des relations fondées
sur le paiement d’un tribut annuel, expression de leur assujettissement. Toutes ces
minorités étaient jalouses de leur autonomie, sinon de leur indépendance. Elles
tenaient à leurs particularismes, à leur exclusivisme foncier qui les empêchaient
de participer à l’œuvre d’intégration dans laquelle s’inscrivait leur avenir. Elles
vivaient en marge de la vie nationale pour sauvegarder leur identité.
Pour atténuer ces particularismes locaux ou ethniques, des festivités, comme
des carnavals, étaient périodiquement célébrées en l’honneur des grands rois, et
étaient l’occasion de se rencontrer, de mieux se connaître et de faire table rase des
préjugés. Ces cérémonies avaient pour objectif de donner à tous les groupes eth-
niques le sentiment d’appartenir à la même communauté. En effet, l’adoration de
« dieux vivants ou disparus » devait faire naître de solides liens spirituels.
Ce déséquilibre institutionnel était aggravé par la profonde crise économique
dans laquelle baignaient les entités politiques africaines depuis l’abolition de la
traite. La vente des esclaves, qui procurait des ressources à l’aristocratie et des
bénéfices aux négriers, était condamnée à disparaître à plus ou moins brève
échéance, malgré la persistance de ceux qui désiraient poursuivre cette activité
fort lucrative, mais devenue illicite à partir de 1815.
On essaya de trouver en Afrique les produits que les bras des Africains per-
mettaient jusque-là de tirer de l’Amérique. Par des mesures incitatives, on essaya
d’amener les autorités africaines à reconvertir leur activité vers la production de
96 M’baye Gueye
7. Idem.
8. Idem.
L’Afrique à la veille de la conquête 99
taires de la personne humaine. A leurs yeux, le salut de leurs pays passait par l’ins-
tauration de la loi islamique, qui était seule à même d’instaurer le climat de paix
essentiel à leur survie et à leur prospérité. La propagande maraboutique n’avait
d’autre objectif que la destruction des États païens.
Dans le premier quart du XVIIIe siècle, les musulmans transformèrent le
Fouta-Djalon en théocratie. En 1776, ce fut le tour du Fouta sénégalais. Dans les
pays haoussa, Ousmane Dan Fodio entra en dissidence contre le Gobir et finit
par créer la théocratie de Sakoto, dont les limites atteignirent le Cameroun entre
1787 et 1817. En 1818, Cheikhou Ahmadou créa la Dina du Macina. La Séné-
gambie connut à nouveau dans la première moitié du XIXe siècle beaucoup de
révoltes musulmanes mais qui ne purent changer l’ordre établi. Avec l’arrivée
d’El Hadji Omar, la carte religieuse subit de profondes modifications lors de la
création de l’Empire toucouleur.
Devant l’ampleur des désastres intervenus dans le cadre social, face à la pro-
fondeur des cassures, les marabouts pensèrent utiliser l’islam comme ciment uni-
ficateur des peuples qui, en raison du climat permanent de violence, s’accro-
chaient à leurs particularismes.
Ces condamnations de l’ordre établi ne valaient que du point de vue qui était
le leur. Mais elles nous permettent de saisir l’ampleur du conflit qui opposa ceux
qui tenaient à leurs privilèges inacceptables et ceux qui étaient décidés à travailler
par la force de leurs bras et de leur raison pour dissiper le désordre.
Ainsi donc, le problème musulman accentuait les clivages sociaux et affai-
blissait encore davantage les pays, et ce au moment où ils avaient le plus besoin
de toutes leurs ressources pour faire face aux forces étrangères qui les menaçaient
de destruction. Certes, les marabouts étaient à même de percevoir à temps le dan-
ger que leur opposition armée ou leur prosélytisme pouvait faire courir à leur
pays. On pouvait alors se demander s’ils acceptaient de confondre leur cause avec
celle des États païens, ou de travailler à trouver un compromis avec les strates
dirigeantes. Celles-ci seraient-elles suffisamment clairvoyantes pour enterrer les
rancœurs et les malentendus afin de réaliser l’unité nationale que les guerres nées
de la traite négrière avaient constamment remise en cause ? Bref, serait-on suffi-
samment armé de sagesse, de part et d’autre, pour mettre en sourdine la puissance
discriminatoire de la foi et travailler ensemble à la défense du salut commun ?
Ainsi, en passant en revue, les uns après les autres, quelques-uns des diffé-
rents éléments qui auraient dû constituer les fondements humains de la puis-
sance des différentes entités africaines à la veille de la conquête, on se rend
compte qu’elles manquaient toutes de consistance intrinsèque. Leur cadre géo-
graphique n’avait pas toute la rigueur désirable. On constatait partout de
grandes discontinuités dans l’occupation de l’espace du fait de densités squelet-
tiques découlant d’une démographie stagnante et mal répartie. L’autoritarisme
oppressif des gens du pouvoir alourdissait sans cesse le poids des rancunes. Les
exclusions politiques, les discriminations sociales, tribales ou religieuses main-
L’Afrique à la veille de la conquête 101
1. P. D. Curtin (1969).
104 Josette Fallope
France Bordeaux 3 6
Nantes 2 2
Le Havre 3 2
Marseille 1 1
TOTAL 9 11
États-Unis Washington 2 1
Boston — 1
Newbury Port 1 —
Newbern 2 —
New London — 1
Plymouth 1 —
Port Land 1 —
Edenton 1 —
TOTAL 8 3
Canada Halifax 1 1
Antilles Sainte-Croix 2 2
Martinique — 3
Îles Turques — 2
Saint Thomas 4 4
Porto Rico — 2
Antigua — 1
Grenade 2 —
Saint-Barthélemy 2 —
TOTAL 10 14
Venezuela Puerto Cabello 3 —
Guyane Demerary — 1
Afrique Sénégal 2 —
TOTAL GÉNÉRAL 33 30
Les registres d’état civil des nouveaux citoyens établis à partir de 1848, à
l’abolition de l’esclavage, confirment l’approvisionnement d’origine très variée
des esclaves de la Guadeloupe11. Vingt pour cent de ces nouveaux citoyens de l’île
viennent des environs, autres îles de la Caraïbe et continent : Trinité, Sainte-
Lucie, Martinique, Antigua, Marie-Galante, Saint-Eustache, Saint Thomas,
Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Porto Rico, Brésil, Côte Ferme12.
Comme la plupart des Petites Antilles, la Guadeloupe était donc au cœur
d’un important commerce international sur lequel se greffaient les apports
négriers. Dans le Journal politique et commercial de la Pointe-à-Pitre13, les avis
d’arrivée et de départ des bâtiments au port de Pointe-à-Pitre, sur un peu plus de
quinze jours, confirment cette participation au vaste courant commercial améri-
cain (voir tableau page 106).
Sur les 33 navires qui touchèrent le port de Pointe-à-Pitre durant ces quinze
jours : 9 venaient de France ; 10 des autres îles antillaises ; 11 d’Amérique du
Nord (États-Unis : 10, et Canada : 1) ; 3 de la Côte Ferme. Seulement 2 bâtiments
venaient d’Afrique, du Sénégal précisément : le brick français La Jeune Eliza
(capitaine : P. Desse), arrivé le 12 mars, et la goélette française L’Eliza (capitaine :
Jaftro), arrivée le 16 mars. Ces deux bâtiments déclarèrent être arrivés « sur lest »,
terme convenu pour dissimuler la vraie nature de la cargaison, et tous deux furent
consignés à MM. Lamey et Damblat.
Ces bâtiments importaient, de France, des vins et autres denrées comestibles
comme de l’huile ou du savon, et, des États-Unis, du bois, des essences, de la
farine, du riz, des bœufs, des salaisons. Les produits mentionnés à l’exportation
étaient toujours les denrées coloniales : sirop, sucre, mélasse, rhum, tafia. Les
navires en provenance des îles voisines ou de la Côte Ferme étaient le plus sou-
vent déclarés « sur lest » ou encore transportant des « mulets ». Bien qu’à
l’époque on ait fait commerce de mulets, ce terme désignait aussi les Noirs de
traite14.
11. Registres d’état civil des nouveaux citoyens, 1848-1862, Archives départementales de
la Guadeloupe.
12. Côte nord de l’Amérique du Sud (Venezuela, Colombie).
13. 1819-1831, Archives départementales de la Guadeloupe.
14. Le 12 mars 1818, la goélette danoise Anna Burns (capitaine : John Reed) arriva de
Sainte-Croix avec 54 mulets ; le 17 mars, la goélette américaine Richardson (capitaine :
Byns) arriva de Puerto Cabello avec 60 mulets ; le 24 mars, le navire français Le cour-
rier du moule (capitaine : Carlot) arriva de Bordeaux avec 24 mulets consignés à
Delisle et Corot ; le 25 mars, le brick danois Les trois sœurs (capitaine : Moreau) amena
de Puerto Cabello 35 mulets, consignés à M. Dechavanne ; le 26 mars, le brick fran-
çais La Germaine (capitaine : London) amena toujours de Puerto Cabello 110 mulets.
Soit 283 mulets en quinze jours. (Journal politique et commercial de Pointe-à-Pitre,
op. cit.)
108 Josette Fallope
15. Correspondance avec le gouverneur concernant les opérations de traite des Noirs qui
auraient été effectuées dans la colonie (Archives nationales, section outre-mer, Gua-
deloupe, carton 107, dossier 1751. Répression de la traite des Noirs, 1817-1836).
16. Ibid.
17. Lettre de Faure, faisant fonction de procureur du roi à Marie-Galante, à M. le procu-
reur général, 18 novembre 1829 (Archives nationales, Section outre-mer, Guadeloupe,
carton 107, dossier 751, Répression de la traite des Noirs, 1817-1836).
18. Lettre de Lescallier au Ministre de la marine et des colonies, 8 fructidor, an 10 (26 août
1802) (Archives nationales, Colonies C7 A 57, 1802).
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 109
au début du XIX e siècle
porté clandestinement des esclaves noirs à Porto Rico. De même, en 1811, Joseph
Daly, mulâtre libre natif de Montserrat, marin à Pointe-à-Pitre, fut accusé d’y
avoir embarqué plusieurs esclaves en direction de Sainte-Lucie et de Saint-
Vincent19. Ces exportations clandestines entrèrent pour beaucoup dans le cadre
de l’émigration des habitants de la Guadeloupe vers Porto Rico, île espagnole qui,
comme Cuba, connut une importante poussée économique durant la première
moitié du XIXe siècle.
Mais il est davantage entré d’esclaves à la Guadeloupe qu’il n’en est sorti.
Malgré l’adhésion de la France aux principes abolitionnistes, les faits de traite
sont largement attestés à la Guadeloupe au moins jusqu’en 1830-1835, période où
la France commença une politique de répression, après la signature, en 1831 et
1833, des traités de droit de visite avec la Grande-Bretagne20. Avant cela, la traite
était largement pratiquée même si elle comportait des risques. Les colons de la
Guadeloupe ne se contentèrent pas de se livrer au commerce négrier dans la
Caraïbe, mais ils entreprirent, comme ceux de la Martinique, le voyage « en droi-
ture » vers la côte africaine.
pour 5 navires, Saint Thomas pour 2, Saint-Martin pour 1, Porto Rico pour 1,
Nantes pour 1, Bordeaux pour 122. En 1821, la marine américaine saisit 4 bâti-
ments français, dont 3 de la Guadeloupe, La jeune Eugénie (autrefois La Cathe-
rine), La Daphné, La Mathilde, et de la Martinique, L’Eliza.
Les organisateurs antillais de la traite africaine étaient notamment composés
de colons négociants armateurs de la Guadeloupe, de la Martinique ou de
Cayenne. Ce sont souvent les mêmes noms qui reviennent dans la description des
prises par la croisière anglaise : les Rancé, Segond, Ferrand, Ruillier, Ferlande,
Lafosse pour la Guadeloupe ; les Lalanne, Labouret, Baronnette… pour la Mar-
tinique23.
Un observateur de la Guadeloupe donne des informations sur les modalités
de constitution du capital de l’entreprise. Pour chaque expédition, on formait une
association regroupant un certain nombre d’actionnaires : chacun souscrivait la
somme qu’il voulait risquer et en retirait un bénéfice proportionnel. L’affaire
était remise entre les mains des chefs armateurs. Le navire était estimé avant son
départ pour la traite et, à son retour, il était vendu immédiatement aux enchères.
A chaque nouvelle expédition, il était facile de créer une nouvelle compagnie
d’actionnaires : « C’est ainsi qu’on rendait le fonds des entreprises inépui-
sable24. »
C’était les mêmes négociants armateurs du trafic des Caraïbes qui entrepre-
naient le grand voyage. L’armateur Paul Segond s’occupait aussi bien du com-
merce de marchandises, de la traite interaméricaine que de la traite atlantique. En
1829, il obtint du ministre une autorisation pour introduire 171 esclaves de l’île
Saint-Martin à la Guadeloupe. Selon la Gazette de Sierra Leone, parmi les
7 navires français visités vers le Cap Monte en 1822 par le croiseur anglais Le
Snapper pour fait de traite, 2 venaient de la Guadeloupe : L.Y.M. (capitaine :
Segond) et La Mathilde (capitaine : Segond)25. Une correspondance de la Gua-
deloupe, datée du 13 décembre 1820 et adressée à Londres, précise : « Tous les
22. Ibid.
23. Questions relatives à l’étendue du droit de visite, 1815-1830, Archives nationales, Sec-
tion outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1340 ; Répression de la traite des
Noirs, 1818-1832, Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166,
dossier 1342 ; et Publications sur la traite des Noirs, Chambre des Pairs de France, ses-
sions de 1821 à 1826.
24. Lettre de la Guadeloupe, 13 décembre 1820, extrait de De l’état actuel de la traite des
Noirs, Bureau de la Chambre des Communes d’Angleterre, Londres, 1821, dans
Publications sur la traite des Noirs, op. cit. Les investissements seraient légers : pas plus
de 600 dollars pour chaque navire, beaucoup moins cher que pour une opération
légale taxée à 5 %.
25. Lettre du baron Séguier, Ministre des affaires étrangères, au consul général de France
en Angleterre, Londres, 26 mars 1822, Archives nationales, Section outre-mer, Géné-
ralités, carton 166, dossier 1338, Traite des Noirs.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 111
au début du XIX e siècle
navires que je vous ai cités comme appartenant à MM. Segond ont été frétés de
nouveau et mis à la voile pour l’Afrique en février dernier, d’où quelque temps
après tous étaient de retour sauf le brick Le Fox26. »
Les navires utilisés par les négriers antillais étaient de faible tonnage.
C’étaient des goélettes, bricks, schooners, sloops, de 50 à 150 tonneaux de jauge.
Ces petits bateaux étaient probablement les mêmes que ceux utilisés pour le com-
merce intercaraïbe. La goélette L’églantine, jaugeant 51 tonneaux et appartenant
à M. Dormoy, fut soupçonnée en 1833 d’avoir introduit des captifs de traite à la
Guadeloupe27. Ces petits tonnages présentaient certains avantages : leur carène
étant affinée, ils étaient plus rapides et pouvaient se cacher aisément. En cela ils
correspondaient à la tendance générale de l’époque28. Ils étaient construits à
Nantes, ou de préférence aux États-Unis29, mais certains étaient de construction
guadeloupéenne : en 1820, selon un informateur, les planteurs de Sainte-Anne
auraient équipé une goélette ayant été construite à Sainte-Rose et faisant voile de
là vers l’Afrique30.
Les bateaux étaient armés à la Guadeloupe même, ou à la Martinique, selon
la meilleure opportunité31. L’arsenal public de Pointe-à-Pitre fournissait à l’oc-
casion armes et munitions. D’autres lieux d’armement existaient : l’île hollandaise
de Saint-Eustache et surtout l’île danoise de Saint Thomas, qui, en raison de son
port franc, offrait aux négriers des marchandises à bon prix : fusils, coutelas,
barils de poudre, pots de fer, verrous, cadenas, pierres à fusil, rhum, tissus, etc.
En outre, avec la complicité rémunérée des autorités locales, les négriers pou-
vaient y acheter des papiers de bord falsifiés ou une fausse nationalité, ce qui leur
permettait d’échapper aux croiseurs chargés de la répression32. Les lieux d’arme-
ment de 13 des 17 bâtiments français traduits devant la cour de Sierra Leone entre
1819 et 1829 sont : Saint Thomas pour 10 navires ; la Guadeloupe, 2 ; et Saint-
Eustache, 133.
L’équipage était recruté sur place. Le capitaine pouvait être le propriétaire du
bateau ou un proche parent34, ou un ancien marin homme de couleur libre. Il
semblerait que certains hommes de couleur, commandants ou capitaines, étaient
plus engagés dans les activités négrières de la Caraïbe que dans la traite sur la côte
africaine. Néanmoins, Léonard Sainville signale que des documents relatifs aux
établissements du Sénégal témoigneraient de l’attirance des hommes de couleur
libres pour la navigation transatlantique et de leur participation à la traite clan-
destine des Noirs35. Les marins de ces navires, armés aux Antilles, étaient com-
posés de gens de couleur libres et d’esclaves. Pour ce commerce sur la côte afri-
caine, les marins de la Guadeloupe touchaient de 25 à 30 dollars par mois ;
certains, à leur retour à Pointe-à-Pitre touchaient jusqu’à 200 dollars pour la
totalité du voyage36. Vu la petitesse des navires, l’équipage était réduit à une
dizaine d’hommes37.
En Afrique, les négriers antillais se hasardaient peu à la traite de cueillette ;
ils fréquentaient directement les grands foyers de traite existant en ce début du
XIXe siècle, comme le Sénégal, Gallinas, Bonny et Vieux Calabar, où ils furent sur-
pris par les bateaux chargés de la répression.
Le Sénégal, zone privilégiée du commerce négrier français depuis la fin du
XVIIe siècle, connut une réactivation de l’activité négrière au début du XIXe siècle.
Le Journal politique et commercial de Pointe-à-Pitre fait état de plusieurs arrivées
de bâtiments en provenance du Sénégal, tous déclarés arrivés « sur lest » :
• le 12 octobre 1817 arriva de Gorée la goélette La jeune Laure (capitaine :
Laîné), sur lest ;
• le 12 novembre 1817 arriva du Sénégal la goélette Le sylphe (152 tonneaux,
33. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite
des Noirs.
34. Dormoy, propriétaire de L’églantine de Basse-Terre, fut surpris commandant un brick
avec 236 captifs à son bord.
35. L. Sainville (1970), tome II, p. 648. On trouve, dans les Registres de la cour d’appel
de la Guadeloupe, des condamnations infligées à des hommes de couleur coupables
de s’être livrés à la traite des Noirs. Léon Giraud, ancien marin, domicilié à Marie-
Galante, fut ainsi condamné à six ans de bannissement et à 40 800 F d’amende par la
Cour d’assises de Basse-Terre, le 5 février 1830, ainsi que les sieurs Léopold Germain
et J.-B. Feraly.
36. Lettre de Pointe-à-Pitre, 18 novembre 1820. Dans : Publications sur la traite des Noirs,
op. cit.
37. Arrêtés en 1824 sur la côte africaine en provenance de la Martinique, le cutter Le coli-
bri (49 tonneaux) avait 12 hommes d’équipage ; le brick Les deux sœurs (41 ton-
neaux), 9 hommes. Ibid.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 113
au début du XIX e siècle
38. Le sylphe de la Guadeloupe fut capturé en février 1819 par la marine anglaise et son
capitaine jugé à l’île Maurice.
39. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1347, Cor-
respondance avec le Ministre des affaires étrangères, 1817-1837.
40. T. Canot (1989), p. 222
41. Voir Publications sur la traite des Noirs, op. cit.
114 Josette Fallope
42. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite
des Noirs.
43. Extrait de La Gazette de Sierra Leone, 2 octobre 1825. Publications sur la traite des
Noirs, op. cit.
44. Idem.
45. Traite des Noirs, correspondance et renseignements divers, 1825. Dans : Publications
sur la traite des Noirs, op. cit.
46. P. Curtin et J. Vansina (1964), p. 185-208, et S. Daget. « Tactiques, stratégies et effets
du droit de visite ». Dans : De la traite à l’esclavage…, op. cit., tome II, p. 355.
47. Archives nationales, Section outre-mer, Généralités, carton 166, dossier 1338, Traite
des Noirs.
Négriers de la Guadeloupe sur la côte africaine 115
au début du XIX e siècle
dant que L’Atalante, L’Eugénie et Le fox étaient à la rivière Bonny. Ces quatre
bâtiments appartenaient aux négociants armateurs Segond et Rancé. L’Adèle
Aimée arriva à la Guadeloupe, le 29 octobre, avec 209 captifs, 8 sont morts pen-
dant la traversée. Au Vieux Calabar, l’autorité principale du lieu, Duke Ephraïm,
fournit des esclaves à L’Adèle Aimée pour 28 à 35 barres par tête. Il aurait en outre
envoyé à bord de ce navire un enfant de ses parents avec un domestique pour le
servir, afin de le faire élever à la Guadeloupe. La goélette L’Atalante arriva le
3 novembre avec 197 captifs sur les 210 embarqués. Ces deux navires vendirent
leur cargaison à Saint-François. L’Eugénie arriva le 18 novembre et vendit à
Capesterre sa cargaison, elle fut cédée le 22 à Pointe-à-Pitre. Quant au brigantin
Le fox, il arriva à la Guadeloupe le 13 décembre, après une absence d’un an. A
Bonny, Le fox laissa 28 navires de toutes nationalités qui attendaient leur char-
gement d’esclaves. L’approvisionnement fut opéré et centralisé par le roi Pepper,
du lignage Opoubo, qui exerçait son monopole en interdisant au peuple de four-
nir des captifs48. Le roi Pepper tirait ses captifs igbo de l’intérieur du pays et les
vendait petit à petit, ce qui retint Le fox longtemps sur la côte49. Le fox arriva avec
294 captifs sur les 328 embarqués, 28 étaient morts pendant le voyage, dont cer-
tains se seraient jetés à la mer pour retrouver leur pays50. Tous furent vendus à
Port-Louis.
Au terme de cette étude nous pouvons dire que, malgré tous les risques qu’il
encourait, le commerce négrier du début du XIXe siècle était bel et bien florissant
à la Guadeloupe, au point d’avoir suscité chez les négociants antillais des intérêts
dans le voyage en Afrique, qui se superposait à leur négoce dans le bassin de la
Caraïbe. Cela était favorisé par les autorités locales, les gouverneurs et, en l’oc-
currence, par les douaniers qui acceptaient, contre des gratifications, de fermer les
yeux sur ces activités illégales. Il est vrai que certains furent destitués pour avoir
collaboré avec les négriers. Ainsi, le receveur de Port-Louis fut destitué en 1818
pour avoir favorisé, contre 400 moëdes, un débarquement frauduleux de Noirs
de traite sur le sol de Grande-Terre. Mais dans le même temps, en 1822, trois
négociants de Pointe-à-Pitre accusés d’avoir introduit des Noirs de la côte
d’Afrique furent acquittés51.
Les profits tirés de ce trafic étaient naturellement avantageux. Un captif
acheté 200 à 300 francs au Sénégal était vendu entre 1 400 à 2 000 francs52 aux
Antilles. En 1820, la cargaison de Noirs d’un navire capturé par un corsaire était
vendue 40 dollars par tête dans l’île des Keys, voisine de Saint Thomas, et 85 dol-
lars à la Martinique. La vente des captifs de La belle Aimée et du Fox en 1821 se
fit en moyenne à 3 000 livres de France par tête ou 150 livres sterling ; pourtant,
parmi ces captifs, se trouvaient un grand nombre d’enfants des deux sexes. « La
manière dont on introduit actuellement les esclaves à la Guadeloupe, écrit un
observateur, est beaucoup plus favorable aux intérêts des négriers que ne le serait
une introduction permise par les lois. » Cet intérêt pour la traite négrière se situe
dans la logique du développement de l’économie sucrière des Antilles françaises
sous la Restauration, afin de remplacer la production sucrière de Saint-
Domingue. Sucre et esclaves sont les symboles de « l’âge d’or » qui caractérise
l’économie de plantation de ces Antilles au début du siècle. La période 1816-1835
correspond à une poussée importante de l’économie sucrière de la Guadeloupe,
dont la production passa de 11 300 à 36 335 tonnes. Après 1835, la conjoncture
fut à la baisse et la répression française de la traite négrière se fit plus efficace.
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3. Afrique-Amériques :
influences réciproques
Les Amériques africaines,
les chemins du retour
Nina S. Friedemann
Dans de nombreux pays du continent américain, jusqu’à une date récente encore
il était impossible aux descendants de la diaspora de reconnaître, dans le cadre du
processus de construction de l’identité historique nationale et ethnique, l’Afrique
comme le berceau de leurs ancêtres. L’ignorance de l’histoire et des droits des des-
cendants des Africains en Amérique a été une partie du scénario des processus
socioculturels dans la définition des nationalités. En outre, le métissage a été pré-
senté comme une panacée égalitaire pour les nouveaux citoyens. A la taxinomie
socio-ethnique complexe qui avait façonné les relations sociales depuis le
XVIe siècle on substitua un système simple, celui d’un continuum avec, à l’une de
ses extrémités, les Noirs et les aborigènes américains et, à l’autre, l’idéal du phé-
notype blanc vers lequel tend le métis. Les principes constitutifs de la nationalité,
exprimés par la devise « une seule langue, une seule religion et une seule race1 »,
renvoyaient au castillan, au catholicisme et à leurs représentants blancs. Les
Indiens et les Noirs empruntaient les chemins de l’homogénéisation menant à
une culture exempte de toute imprégnation indienne ou négro-africaine.
La réintégration ethnique
Quelle qu’elle soit, la réflexion sur les chemins du retour à l’Afrique que les
membres de la diaspora africaine en Amérique auraient pris ou auraient pu prendre
doit tenir compte de la résistance culturelle et du processus de réintégration eth-
nique des Africains dès leur arrivée en Amérique : les soulèvements à l’origine
des palenques, cumbes, mambises, quilombos ou sociétés cimarronnes, qui virent
le jour en différents points du continent et qui témoignaient de l’affermissement
d’une solidarité africaine, s’exprimaient activement et passivement. Alors que les
sociétés cimarronnes vivaient une réintégration active dans des régions de maré-
cages, de bois et de forêts humides, les Africains qui travaillaient dans les hacien-
das, les plantations, les mines et les villes vivaient de manière plus passive et dis-
simulaient leurs valeurs éthiques et esthétiques, ainsi que leurs sentiments et leurs
dissentiments. En témoignent les organisations de Noirs, ou cabildos, qui consti-
tuaient de véritables refuges de l’africanité dans les villes coloniales5.
Avec l’avènement des nouvelles républiques à la fin du XIXe siècle et au début
du XXe, les mirages de l’égalité socio-raciale gelèrent provisoirement les manifes-
tations d’ethnicité. Le phénomène était plus aigu dans les pays d’Amérique du
Sud, dans la mesure où la majorité des descendants d’Africains se trouvaient
démunis face aux institutions des nouvelles nations, après l’abolition de l’escla-
vage. Si une classe d’intellectuels avait pu se constituer au sein de la communauté
afro-américaine, tenue à l’écart de l’enseignement scolaire dans lequel, en tout
état de cause, l’Afrique en tant qu’entité géographique, sociale et politique était
ignorée, les autres membres de la société étaient privés d’informations de pre-
mière main sur le continent et ses habitants.
Ainsi, la conscience qu’avaient de l’Afrique les sociétés noires ne s’exprimait
que dans la création littéraire, les traditions orales, le rituel, la gestuelle et la sym-
bolique, ainsi que dans l’imprégnation génétique et culturelle de vastes régions :
la côte caraïbe colombienne, panaméenne et vénézuélienne, le littoral de la
Colombie, de l’Équateur et du Pérou, le long de l’océan Pacifique, la Bolivie dans
les Andes, l’Argentine, le Paraguay, l’Uruguay et le Chili dans le cône sud du
continent, et le Brésil. Par ailleurs, l’information sur les mouvements panafrica-
nistes aux États-Unis et aux Antilles étant diffusée en anglais et en français, l’iso-
lement de la diaspora africaine d’Amérique du Sud6 en fut accentué7.
8. E. M’Bokolo (1992).
9. La présence de la syphilis dans la rencontre des mondes fait l’objet de trois hypo-
thèses : 1) la syphilis apparut dans les Amériques et fut transportée en Europe en 1493
par des marins de Christophe Colomb ; 2) la syphilis existait en Europe avant le
voyage de Christophe Colomb, mais était dissimulée par la lèpre ; 3) la syphilis était
présente chez certaines populations humaines tant de l’Ancien que du Nouveau
Monde, à l’époque du voyage de Christophe Colomb (B. J. Baker et G. J. Armelagos,
1988, p. 703-737).
10. T. Obenga (1992).
11. Ibid.
12. Dapper, dans : T. Obenga (1992).
Les Amériques africaines, les chemins du retour 123
d’autres survenus dans l’Ancien Monde, sont issus d’un modèle d’expérimenta-
tion unique datant de l’époque néolithique et élaboré en Afrique, il y a 40 000 ans,
par les représentants des cultures du sangoen et du lupembien13.
D. Lathrap rompt avec les courants qui se sont intéressés aux régions semi-
arides d’Asie mineure, d’Amérique centrale et du Pérou, et au rôle des semences
de blé et de maïs. Il entreprit, pour sa part, d’étudier, d’un coté, les populations
des forêts tropicales d’Afrique et d’Amérique du Sud et, de l’autre, des trans-
plants et des plantes, comme la gourde bouteille (Lagenaria siceraria) et le coton-
nier, les molènes utilisées pour la pêche et, enfin, le manioc. Cette démarche
implique que la forêt amazonienne a été peuplée précocement, ce qui ne saurait
être nié14. L’explication la plus sérieuse et la plus proche de la réalité que l’on
puisse donner de la présence actuelle de groupes de chasseurs-cueilleurs qui peu-
plent la forêt est leur expulsion des rives surpeuplées de l’Amazone15.
Selon D. Lathrap, il se peut qu’un groupe de pêcheurs ait accosté sur la côte
septentrionale du Brésil il y a plus de 12 000 ans. Entraînés par des courants
marins loin de la côte occidentale de l’Afrique, ils seraient arrivés à un point situé
entre Recife et l’embouchure de l’Amazone. Voyageaient-ils sur des radeaux ou
des canoës ? Emportaient-ils avec eux des filets et des semences, à moins que ces
dernières n’aient été utilisées par des populations vivant sur le littoral américain ?
L’hypothèse de la migration africaine précoce est confortée par les datations
de plus en plus nombreuses attestant de l’ancienneté du peuplement du continent.
Une date très importante est celle du site de Pedra Furada : 32 000 ans. Sur ce site
du nord-est du Brésil, on a mis au jour des couteaux, des grattoirs et des éclats de
quartz et de quartzite16. Le défi devrait consister, pour l’archéologie, à reconsti-
tuer la route qu’ont pu emprunter jusqu’au cours moyen de l’Amazone les
graines de gourdes bouteilles.
La gourde bouteille
La gourde bouteille, plante grimpante à fleurs blanches appelée Lagenaria sice-
raria, est un des éléments clés de l’hypothèse formulée par D. Lathrap. Domes-
tiquée très tôt, cette plante n’a pu se reproduire hors d’Afrique sans l’aide de
l’homme. Encore verts, ses fruits peuvent servir d’ustensiles jetables ; secs, ils ser-
vent de récipients pour aliments et substances sacrées, d’instruments de musique,
de jouets et, plus important, de flotteurs soutenant les filets de pêche. Le fait que
différentes variétés de gourdes continuent d’occuper, aujourd’hui encore, une
Le marqueur HLA
S’il est vrai que l’hypothèse ci-dessus constitue en soi un chemin de retour à
l’Afrique, d’autres voies sont explorées pour déterminer d’où. En Colombie,
grâce au développement de la génétique, il est désormais possible de retracer ces
origines. La connaissance, grâce à des marqueurs comme le HLA, d’éléments de
la structure génétique des groupes pourrait fournir de précieux éléments per-
mettant de confirmer les données documentaires et linguistiques sur l’origine des
Africains. Le HLA constitue ce que l’on pourrait appeler une carte d’identité bio-
logique : il s’agit d’un système de protéines présent à la surface des cellules
humaines et dont la variabilité permet d’identifier l’individu à la façon d’une
carte d’identité. Les études qui sont entreprises actuellement en Colombie dans
le cadre du programme « Expedición humana de la Universidad Javeriana25 »
visent à établir la carte génétique de groupes d’Amérindiens et d’Afro-Améri-
cains de manière à en déterminer les éléments communs et leurs relations phylo-
géniques avec d’autres populations dont ils sont issus. Il va sans dire que, pour
mener à bien cette étude, il faudrait consulter des matériaux africains.
Les microcosmes
La religion, avec la musique, est le sujet le plus fréquemment évoqué lorsqu’il
s’agit d’établir les relations existant entre l’Afrique et l’Amérique africaine.
S. Walker26 signale que les cultes des Orishas, qui sont arrivés au Brésil, étaient
propres à certaines régions d’Afrique. Le rapprochement avec les zones où les
esclaves yoruba étaient nombreux permet d’expliquer pourquoi certains de ces
Orishas sont parvenus en Amérique et d’autres pas.
L’auteur explique également pourquoi certains cultes des Orishas, ample-
ment pratiqués à Cuba ou au Brésil, ont disparu d’Afrique. Tel est le cas du culte
à Oshossi, dieu de la forêt et de la chasse, qui se rendait dans la ville de Kétou, au
Bénin. Kétou, après avoir été détruite par le roi Fon d’Abomey au XIXe siècle, se
vida de ses habitants, vendus comme esclaves à Cuba et au Brésil. Lorsqu’au
XXe siècle des officiants du candomblé, soucieux de l’authenticité de leur culte,
entreprirent un voyage de retour en Afrique à la recherche des racines de l’Ori-
sha, ils n’y rencontrèrent que l’intérêt manifesté par les spécialistes africains pour
le culte pratiqué au Brésil ! Le culte voué à Oshossi ayant disparu d’Afrique, ses
éléments, même remaniés, sont devenus des reliques pour l’historiographie yoruba.
Or, dans des pays comme l’Équateur, le Venezuela, la Colombie, le Pérou ou
le Panama, les traces de l’africanité dans les pratiques religieuses remontant à
l’époque coloniale ne s’expriment pas explicitement comme au Brésil ou dans
certains pays des Caraïbes27. Le camouflage des divinités africaines derrière les
saints catholiques, s’il a aidé les descendants d’Africains à professer publiquement
cette religion, leur a aussi facilité l’articulation de croyances.
Il est donc important pour les Afro-Américains, et pour ceux qui, d’une
manière ou d’une autre, participent de la diaspora africaine, de connaître les cho-
régraphies des visions cosmiques africaines. Il sera alors moins difficile d’éluci-
der le legs de l’Africanité qui, par exemple, continue d’imprégner les processions
des vierges sur les fleuves ou encore les liturgies du théâtre religieux dans la zone
minière du continent sud-américain qui borde le Pacifique. Ce témoignage des
origines apparaît aussi dans les langues créoles, ainsi que dans les chants funèbres
comme le « lumbalú » du Palenque de San Basilio, dans la région caraïbe de la
Colombie28.
Le retour
La diffusion de ces connaissances et de bien d’autres encore, qui commencent à
être analysées au-delà des cercles d’avant-garde d’intellectuels africains et afro-
américains, aidera à élargir et à affirmer les processus contemporains de réinté-
gration ethnique au sein des sociétés afro-américaines, en particulier dans les
pays d’Amérique du Sud de langue espagnole. Ces processus sont certainement
les voies authentiques du retour à la dignité culturelle. Cette diffusion faciliterait
la reconnaissance du rôle de l’Afrique et de sa diaspora dans la construction de
l’Amérique.
Bibliographie
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Les Amériques africaines, les chemins du retour 129
Dans la société coloniale, les Noirs avaient un statut inférieur mais durent
néanmoins définir leurs relations avec leurs maîtres et les Indiens. Ils durent tout
d’abord assimiler la culture de leurs maîtres afin de mieux les servir. Les esclaves
employés comme domestiques eurent, plus facilement que les autres, l’opportu-
nité de faire des rencontres sexuelles avec la population indigène (surtout dans les
haciendas), même si le processus biologique de métissage qui s’ensuivit ne favo-
risa guère leur intégration. Leur prétendue infériorité servit à justifier un système
de castes dont la dénomination utilisa le stigmate pour les désigner. De cette
manière, on ne leur permit pas d’augmenter leur descendance en toute légitimité
puisque les mariages multiraciaux furent interdits. La société raciste stigmatisa
tous les mélanges créés par les Africains et leurs descendants : cela est visible dans
la classification par couleur des castes coloniales. Les sang-mêlé d’Indiens et de
Blancs bénéficiaient de certains privilèges des Blancs (métis blancs, métis indiens).
En revanche, les sang-mêlé de Noirs et d’Indiens ou de Noirs et de Blancs fai-
saient partie des castes afrométissées stigmatisées car, disait-on, elles étaient por-
teuses de la « mauvaise race ». La tendance consistait donc à « passer la ligne de
couleur », c’est-à-dire à fuir l’oppression et la discrimination en passant d’une
caste (afrométissée) à une autre (eurométissée) : ce fut là l’une des règles générales
de l’intégration à l’époque coloniale. Il existe un processus d’assimilation des
Noirs implicitement lié à cela puisque les Noirs perdent leur culture originale et
ne conservent d’elle que l’évidence somatique qui se dilue dans le métissage. On
doit cette assimilation, entre autres, au fait qu’il s’agit d’une minorité ethnique à
l’intérieur de la société coloniale.
Ainsi comprend-on l’importance du mariage comme voie d’intégration
sociale dans la société néo-espagnole. Mais le mariage ne fit que produire une
population métissée traitée selon une législation adaptée au système des castes,
qui limita plus qu’il ne favorisa son évolution et son développement. L’union
entre Noirs s’effectuait aussi dans les « élevages », comme celui de Custalapa
(Chiapas), dont les rejetons étaient vendus comme esclaves en Amérique centrale
au XVIIe siècle. En général, la demande d’esclaves était satisfaite grâce aux « éle-
vages » ou aux nouveaux noyaux d’immigration.
Marrons et acculturation
Les formes coercitives utilisées pour dissoudre le noyau familial esclave furent un
facteur de stimulation pour le marronage. Dépourvu de racines, l’esclave échappa
au contrôle du Blanc, il créa ses propres conditions de vie, improvisant son éco-
nomie et son organisation sociale dans les palenques1. Il est très probable qu’il
Le cas de marrons tels que Yanga, chef de Veracruz, où les esclaves se révol-
tèrent en 1608, continue à représenter un centre d’intérêt et une certaine polé-
mique pour les chercheurs. Comme on le verra plus loin dans le texte, la Cou-
ronne leur accorda le droit de vivre dans un village fondé et gouverné par
eux-mêmes. Toutes les fugues ou apalencamientos ne connurent pas cet heureux
dénouement.
La révolte des esclaves eut différentes conséquences. Son unique motivation
était l’obtention de la liberté. Bien sûr, la fuite fut la première solution à laquelle
eurent recours les désespérés qui ne pouvaient pas racheter leur liberté. Après
chaque fuite organisée d’esclaves l’alerte était donnée, ce qui provoquait de graves
désordres pour la vie et la sécurité de la colonie. De fait, l’altération de l’ordre
colonial s’accentua lorsque les marrons obtinrent, comme ce fut le cas de Yanga,
la reconnaissance au droit à la propriété de la terre. Dans d’autres cas, ils n’accé-
daient pas au statut d’hommes libres et perdaient alors leur identité de caste,
tombant ainsi dans une marginalisation complète. La fuite et le marronage furent
les recours les plus communément utilisés par les Noirs pour échapper à leurs
conditions de vie inhumaines. Les lois ne leur apportèrent aucune liberté puis-
qu’elles leurs étaient contraires : on infligeait de dures punitions à l’esclave qui
osait protester contre son maître. De plus, l’Inquisition persécuta les pratiques
magiques et religieuses des esclaves, considérées comme un crime. La contradic-
tion du régime colonial en matière législative apparaît dans les implacables pro-
cédures de l’Inquisition contre tout ce qui allait à l’encontre du christianisme.
Dans ce contexte, de nombreuses confréries se développèrent, ainsi que des acti-
vités religieuses prétendant incorporer les Noirs dans une égalité spirituelle leur
montrant de façon évidente leur inégalité matérielle. Cette forme de christia-
nisme non seulement ne réprima pas les révoltes, mais au contraire les exacerba.
A partir de 1523, on enregistra les premières émeutes au cours desquelles des
groupes d’esclaves proclamaient leur liberté. Mais là où la fuite était possible, les
conditions de vie étaient pires puisque, en se rebellant massivement, les esclaves
terrorisaient la colonie. Dès 1537, ces révoltes devinrent fréquentes dans les plan-
tations de canne à sucre et dans les mines. En 1548, le maniement des armes fut
interdit aux Noirs par ordonnance du vice-roi Enríquez, qui constitua une milice
appelée « Civil » pour réprimer la révolte des esclaves. Néanmoins, la Santa Her-
mandad3 ne put empêcher les esclaves fugitifs des mines du Nord de troubler et
d’agresser les colonisateurs, parfois avec l’aide des Indiens. On répertoria
d’autres révoltes de Noirs dans les mines entre 1560 et 1580. En 1574, le vice-roi
dut contenir les révoltes des Noirs et des Indiens dans plusieurs contrées. A cette
époque, les Noirs des mines d’Hidalgo et ceux des mines de Zacatecas essayèrent
de créer une union d’esclaves qui amena l’administration coloniale à rédiger un
code de sanctions pour les esclaves fugitifs et leurs complices. On constitua des
patrouilles de surveillance pour les haciendas et les villes. En 1579, malgré ces
mesures, les révoltes se multiplièrent, en particulier à Veracruz et à Oaxaca.
La main-d’œuvre esclave fut remplacée et maintenue, là où on la réclamait,
avec de nouveaux arrivages et avec des systèmes de surveillance très stricts. Au
début du XVIIe siècle, le vice-roi De Velasco dut envoyer les troupes pacifier la
région de Veracruz, où le chef Yanga se trouvait à la tête d’une révolte noire sou-
tenue par les Indiens des environs. Malgré leur organisation et leur supériorité en
armes et en nombre, les Espagnols ne réussirent pas à mettre les rebelles en
déroute et se virent contraints de faire un pacte avec eux. Cette communauté de
« marrons », qui vivait dans les montagnes proches d’Orizaba, entra dans l’his-
toire et fut considérée comme l’une des premières en territoire libre, sur le sol
américain. Elle comprenait une soixantaine de familles qui cultivaient la terre, et
disposait d’un groupe d’hommes chargés de défendre l’autonomie de la commu-
nauté. Yanga était d’origine noble africaine et de tradition islamique. Les Espa-
gnols lui accordèrent l’autorisation de fonder un village libre avec son propre
cabildo (sorte de conseil municipal), le célèbre village de San Lorenzo des Noirs,
actuellement appelé Yanga.
En octobre 1612, il y eut une alerte dans la ville de Mexico provoquée par une
insurrection de Noirs, qui, bien que non vérifiée, se solda par la pendaison de
trente esclaves sur la place publique. Tout au long de ce siècle, les révoltes conti-
nuèrent dans le Nord, à Veracruz et à Durango. Les propriétaires d’esclaves et de
ranchos enregistrèrent des pertes énormes. Un nouveau commerce apparut : les
fonctionnaires publics commencèrent à capturer des esclaves pour les vendre à
leurs anciens propriétaires ou au plus offrant.
Parfois, les révoltes des Indiens étaient soutenues et encouragées par les
Noirs. Tous ces mouvements de révolte entraînèrent des pertes importantes pour
les forces royales, qui ne parvenaient pas à les dominer complètement. Les fuites
et les révoltes se prolongèrent jusqu’à l’indépendance et leur effet fut un facteur
de déstabilisation pour l’économie et l’ordre social de la colonie.
Démographie
Qu’advint-il des Noirs des haciendas et des mines ? Comment explique-t-on
qu’on ait perdu leur trace dans le centre et à l’intérieur du Mexique ? Pourquoi
leur descendance est-elle plus visible sur les côtes ?
Si l’on considère quelques données chiffrées prises dans le registre des
esclaves que l’on tenait dans les principales villes, on apprend qu’en 1570 des
Noirs vivaient à Mexico, Tlaxcala, Oaxaca, Michoacán, Nueva Galicia, Yucatán
et Chiapas. Vingt ans plus tôt, les premières alertes liées à la fuite d’esclaves
avaient été notées. Toujours en 1570, la population mulâtre était recensée dans les
localités citées : sur 19 000 esclaves, 3 000 environ étaient mulâtres et constituaient
alors la population afro-métisse. En 1646, les Noirs étaient près de 36 000 et les
Afro-Métis 115 000, alors que le nombre de Métis indiens était de 100 000, et
d’Européens de 14 000. En 1742, la population noire de toute la Nouvelle
Espagne était tombée à 20 000, et la population afro-métisse était passée à
200 000 individus. Généralement, les Métis représentaient un tiers de la popula-
tion totale et étaient intégrés à l’économie par leur travail dans les haciendas, les
mines et les fabriques, les métiers et le petit commerce. En 1793, sur une popula-
tion totale de presque 4 millions d’individus, les Africains étaient 6 000 environ
et les Afro-Métis 400 000.
Selon G. Aguirre Beltrán, l’assimilation des Africains fut presque totale ; en
1810, ils représentaient à peine 0,1 % de la population, alors que les Afro-Métis
constituaient 10,1 % des 6 125 000 habitants.
La troisième racine : présence africaine au Mexique 139
nous les retrouvons dans la toponymie de certains États et dans certains sub-
stantifs : Mocambo, Chamuco, Zíbaro, Cafre, Mondongo, Bemba, Bamba, Man-
dinga, etc.
Mais nous devons insister sur le fait que les éléments africains ne constituent
pas un système culturel comme dans les autres pays d’Amérique ; ils sont, en
quelque sorte, des fragments de systèmes qui forment la culture mexicaine dans
différentes régions, et sont insérés dans les couches d’indianisme ou d’hispanisme
qui les recouvrent. Le Noir a été assimilé à l’Indien ou à l’Espagnol à travers le
brassage ; alors que les traits indiens et espagnols persistèrent même après la
période coloniale, les traits africains disparurent en tant que tels bien qu’une par-
tie se soit confondue dans le métissage. Pour cette raison, certains de ces apports
ont été interprétés de façon erronée comme étant indiens ou espagnols. L’euro-
centrisme en vogue au XIXe siècle en ignorait tout. Seuls les traits indiens et espa-
gnols étaient visibles, d’abord en tant que systèmes différenciés, c’est-à-dire
comme des cultures séparées, ensuite en tant que traits génétiques et culturels
chez les Mexicains métis, qui comportaient tous les mélanges, dont l’Africain.
C’est dans cet amalgame, qui constitua à la fois une synthèse et une troisième
forme de syncrétisme, que la mexicanité prit naissance. La culture majoritaire
n’est donc rien de plus que le creuset où se fondirent les trois racines du Mexique :
la racine indienne, l’africaine et l’espagnole.
L’évident afro-métissage dans le phénotype de la population des côtes Atlan-
tique et Pacifique évoque la mémoire génétique de la culture où la présence du
Noir a laissé ses traces, par sa conception du monde, sa libido (contrairement à
l’Indien), ses manières d’être et d’accepter la vie, la mort et la naissance, sa pas-
sion pour le rythme, ses modes d’interprétation du rythme et de la musique, sa
préférence pour certains aliments et boissons, son goût pour la parole, son dia-
lecte, sa façon de prononcer le castillan, son extraversion et sa lutte obstinée pour
survivre, pour avoir le droit d’exister et d’être accepté. Néanmoins, ce serait une
erreur de penser que le biotype négroïde constitue à lui seul une preuve de l’exis-
tence d’une culture afro-métissée.
Dans l’identité de l’Afro-Métis d’aujourd’hui, il existe un paradoxe intéres-
sant, parfaitement illustré par le cas des Jarochos de Veracruz (paysans de la côte
de Veracruz). J. Melgarejo écrit à leur sujet : « Le Jarocho a l’honneur d’être de
descendance espagnole et il se targue de venir des conquistadors. Les Jarochos
méprisaient l’Indien, le mulâtre et même le créole, ils les appelaient “sang de
révolte” et les considéraient comme inférieurs à eux en tous points… » Citant
Nuñez et Domínguez, il ajoute : « Et ceux de la côte, les Jarochos — qui mon-
taient des basses terres qui baignent la mer — aux cheveux bouclés, dénonçaient
leur ascendance africaine, leurs blagues osées et les longs “jaras” qu’ils portaient
en guise d’armes dont provient leur nom “Jarocho”, qui les distingue jusqu’à nos
jours. » Comme nous pouvons le constater, le souci de mettre en valeur l’ascen-
dance espagnole, d’un côté, et, de l’autre, la preuve de l’ascendance africaine ne
La troisième racine : présence africaine au Mexique 141
font pas renoncer au besoin d’être accepté autant sinon plus que le créole, la
créolisation concernant la majorité des Mexicains (il y a toujours un grand-père
espagnol dans la famille, mais on mentionne rarement l’ancêtre indien ou noir).
Dans l’État d’Oaxaca et de Guerrero, où le physique africain perdure dans sa
couleur et dans ses traits, est considérée vraie la version selon laquelle ses lignes
de conduite qui dérivent de l’« ethos » de violence prédominant dans les deux États
est plus visible dans la population noire des côtes. En parlant du reste de la popu-
lation noire, G. Aguirre Beltrán écrit : « De nos jours, nous trouvons ces restes de
notre culture noire-coloniale localisés sur les côtes des deux océans ; mais alors
que ceux qui subsistent sur la côte du golfe sont facilement exposés car, comme
nous le supposons, ils ont subi des contacts fréquents et continus avec la culture
nationale de type occidental, ceux de la côte pacifique, au contraire, sont restés
dans un isolement d’où ils sortent depuis quelques années seulement, suite à l’ou-
verture de voies de communication modernes dans cette zone. » Au fur et à mesure
que les communications et les échanges se développent avec le reste du pays et,
surtout, entre les populations des deux États, il est tout à fait possible que les traits
apparents d’origine africaine disparaissent, d’autres pouvant émerger dans le cadre
de la réaffirmation régionale comme cela se produit souvent lorsque deux cultures
tendent à réaffirmer leur permanence à l’intérieur d’une même région. C’est pour-
quoi il n’y a rien d’étonnant à ce que certains des traits signalés par G. Aguirre
Beltrán en 1558 apparaissent parfois conservés et rattachés à l’ethnographie de Guer-
rero et d’Oaxaca, comme c’est le cas pour les cultures d’origine antique, lorsque
les Indiens avant l’arrivée des Noirs cultivaient le cacao. En tout cas, les recherches
actuellement en cours devraient apporter des éclaircissements sur l’héritage cultu-
rel africain dans la culture des régions mentionnées.
Longtemps après la publication de l’œuvre pionnière de G. Aguirre Beltrán,
La población negra de México (1946) et Cuijla (1958), apparurent, dans les
années 70, certains travaux issus de recherches isolées qui mirent en lumière cer-
tains aspects relatifs à l’histoire et à la culture mexicaines, où la présence africaine
était prouvée.
Certains travaux sur la place du Noir dans l’histoire mexicaine représentent
de nouveaux centres d’intérêt pour les chercheurs, alors que d’autres sont axés
sur le Noir actuel, son ethnographie et sa persistance culturelle. Les études ethno-
historiques sont néanmoins plus nombreuses que les études ethnographiques. Le
panorama actuel de la présence africaine au Mexique est très hétérogène et consti-
tue peut-être un intérêt majeur pour le lecteur non spécialiste.
La recherche historique du Noir colonial et de ses descendants s’est déve-
loppée ces dix dernières années. Certains historiens de différents États du Mexique
commencèrent à recueillir les résultats d’une consultation systématique des
archives et d’autres sources historiques. Cela a abouti à une nouvelle vision de
la présence africaine, distincte de celle qu’on avait jusqu’à il y a peu. Grâce à ces
recherches, la connaissance de la troisième racine mexicaine, telle qu’elle a été défi-
142 Luz María Martínez Montiel
nie par Guillermo Bonfil Batalla, s’est enrichie. En revanche, la recherche eth-
nographique sur les communautés afro-métisses fait déjà partie de la tradition
mexicaine puisque, depuis plusieurs décennies, des spécialistes en ethnologie, en
folklore et en ethnomusicologie ont fait connaître certaines formes de culture
populaire venant des régions de la côte Pacifique et du golfe. Aujourd’hui, cette
récupération doit être révisée et adaptée aux récentes méthodes de travail. Consta-
tant que d’autres pays d’Amérique ont fait des progrès considérables dans ce
domaine, des études comparatives ont été lancées et devraient permettre de décou-
vrir de nouveaux aspects importants sur la population afro-métisse des États
d’Oaxaca, de Guerrero et de Veracruz, où la présence noire est encore visible.
Pendant ce temps, le Conseil national pour la culture et les arts, par le biais
de la Direction générale des cultures populaires, a entrepris la réalisation du pro-
gramme « Notre Troisième Racine », qui comporte une série d’actions destinées
à étudier et à diffuser la présence africaine dans le processus historique et cultu-
rel mexicain. La parution d’un ouvrage sur les travaux des deux premières ren-
contres d’Afro-Mexicains (Simbiosis de culturas) est redevable au Dr Guillermo
Bonfil Batalla, qui a parrainé la première rencontre depuis la Direction générale
des cultures populaires en 1989 ; à Luis Garza, qui a parrainé la deuxième ren-
contre en 1991 ; à l’ethnologue José Manuel del Val, actuellement à la tête de la
Direction générale de cultures populaires, et, enfin, au Dr Eugenia Meyer, qui,
depuis la Direction générale des publications du Conseil national pour la culture
et les arts, a rendu ces livres accessibles au grand public.
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4. Afrique-Amériques :
perspectives
Des Amériques à l’Afrique :
les cheminements du panafricanisme
Elikia M’Bokolo
Les premiers travaux importants sur le panafricanisme datent des années des indé-
pendances africaines. Produits par les acteurs sociaux engagés dans le mouvement
politique de la décolonisation ou par des chercheurs professionnels qui se plai-
saient à afficher leur sympathie pour l’émancipation du continent africain, ils por-
tent évidemment la marque de leur temps et doivent aujourd’hui être réévalués.
Il est clair, en effet, qu’un énorme fossé sépare le grand élan du panafricanisme,
dont ils ont été les témoins, et les structures spécifiques de l’unité africaine, dont
nous, hommes d’aujourd’hui, pouvons pleinement apprécier la philosophie et
l’action. Le « désenchantement » de l’historien, pour reprendre un concept de la
Tunisienne Hélé Béji, suscite ce détachement et cette distance, qui restituent l’am-
pleur des champs donnés à notre observation et les perspectives de longue durée.
En schématisant, on peut ramener aux propositions suivantes les acquis
essentiels de ces travaux :
• Le panafricanisme, sous ses multiples formes (culturelles et intellectuelles,
idéologiques et politiques, pan-négrisme et panafricanisme proprement
dits), est né aux Amériques parmi les esclaves exportés d’Afrique et leurs
descendants.
• Jusque dans les années de l’entre-deux-guerres, il fut presque entièrement le
fait d’intellectuels noirs américains de langue anglaise.
• Sa réappropriation progressive par les Africains du continent, réalisée pro-
gressivement dans les années 20 et 30, fut l’œuvre d’intellectuels issus de
l’Afrique britannique.
• La transformation en projet politique de ce qui avait été jusqu’alors une sorte
d’utopie s’est faite en conservant l’essentiel ou la totalité de ses présupposés,
de ses thèses, de ses désirs, de ses orientations.
J’estime néanmoins que l’idée d’un réseau unique, en l’occurrence anglophone,
qui aurait servi de matrice au panafricanisme ne résiste pas à un examen appro-
146 Elikia M’Bokolo
Cette première phase, très féconde, qui va jusque vers 1880, pourrait être
considérée comme la « préhistoire » du panafricanisme. Celui-ci connut son pre-
mier temps fort à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, toujours sous l’impul-
sion de Noirs anglophones des Amériques, en particulier de l’avocat trinidadien
Sylvester Williams et du philosophe et historien originaire des États-Unis
d’Amérique William E. Burghardt Du Bois. Durant sa seconde phase, le pan-
africanisme révéla une caractéristique qu’on devait retrouver dans toute son his-
toire ultérieure : son aptitude à avancer de manière cumulative, en ajoutant
chaque fois de nouveaux éléments à ses acquis antérieurs. Dans cette phase, il fut
beaucoup question des droits que la ségrégation, après l’esclavage, refusait aux
Noirs des Amériques et de ceux que la colonisation refusait aux Africains : le
droit à leur propre personnalité, le droit à leur propre terre, le droit, enfin, des
« peuples noirs à être traités comme des hommes ». Ces revendications furent
exprimées avec une force particulière en 1900, au cours de la première conférence
panafricaine que Sylvester Williams organisa à Londres, ville qui allait jouer, avec
d’autres villes anglaises, un rôle de premier plan dans le développement du mou-
vement panafricain jusqu’en 1945.
L’Afrique fut touchée par ces idées très tôt, dès la période que nous avons
qualifiée de « préhistoire », et cette imprégnation devint de plus en plus forte au
cours du temps. Les relais — au moins au nombre de quatre — qui contribuèrent
à la diffusion de ces idées sont bien connus aujourd’hui.
Le premier relais passait par l’Angleterre, où une communauté noire rela-
tivement nombreuse s’était formée dès le XVIIIe siècle, avec des esclaves qui
avaient réussi à s’enfuir des Amériques et ceux que leur maître avait emmenés
dans les îles britanniques — esclaves qui, généralement, profitaient de ce séjour
pour s’affranchir. Leur nombre ne cessa de s’accroître à partir de 1780 environ,
avec l’afflux des Noirs qui, pendant la guerre d’indépendance des États-Unis,
avaient pris le parti des Anglais et de ceux qui, fuyant l’esclavage puis la ségré-
gation aux États-Unis ou venant des Antilles anglaises, préféraient vivre au
milieu des légendaires libertés de l’Angleterre. On sait qu’en fait les Britan-
niques finirent par s’inquiéter du nombre croissant de Noirs sur leur sol et en
envoyèrent un grand nombre, à leur corps défendant, en Sierra Leone. Des
Amériques à l’Afrique occidentale, via l’Angleterre et la Sierra Leone, se consti-
tua ainsi un relais très actif car les Saros 1 allaient essaimer en Gold Coast et en
pays yoruba, au Nigéria, et y répandre les idées du panafricanisme naissant. Le
Libéria, fondé par les États-Unis dans la même optique que la Sierra Leone, allait
jouer un rôle identique : ce fut à partir de Monrovia qu’Edward W. Blyden
exerça une sorte de magistère moral et idéologique sur toute la côte ouest-
africaine, de Freetown à Lagos. Il joua ce rôle d’autant plus efficacement que
les Anglais, avant la colonisation proprement dite, avaient fait de cette côte une
partie de leur « empire informel ».
Le deuxième relais qui aida à la diffusion du panafricanisme fut l’émergence
précoce, surtout en Gold Coast, d’une bourgeoisie africaine très active, dont les
intérêts s’opposèrent rapidement à ceux des Britanniques et qui trouva dans les
revendications panafricaines à l’égalité entre les Blancs et les Noirs le fondement
philosophique et intellectuel de ses propres aspirations.
Les pasteurs noirs des États-Unis avaient été parmi les premiers idéologues
du panafricanisme dans leur pays, et les milieux religieux noirs américains restè-
rent actifs dans le développement du mouvement et sensibles à ses thèses. L’en-
voi, dès le début du XXe siècle, de missionnaires noirs américains en Afrique (troi-
sième relais) fut d’une importance décisive dans l’implantation du
panafricanisme, surtout en Afrique occidentale, sous sa forme intellectuelle et
politique, et en Afrique australe, sous sa forme religieuse. Enfin, quatrième relais,
il y eut les voyages et les séjours d’Africains aux États-Unis mêmes, d’où John
Chilembwe, Nnamdi Azikiwe, Kwame N’Krumah et bien d’autres rapportèrent
les aspirations panafricaines.
citoyenneté2. » Ce fut seulement au début du XXe siècle que Samuel Barrett, dans
un livre à succès au titre significatif, A plea for unity among American Negroes
and the Negroes of the world, trouva une sorte de moyen terme entre les deux
positions extrêmes en proclamant : « Si les problèmes — économiques, sociaux,
éducationnels et politiques — des Noirs vivant en dehors des États-Unis d’Amé-
rique peuvent différer localement et sur certains points de ceux des Noirs améri-
cains, il reste que dans l’ensemble leurs problèmes ne diffèrent pas de beaucoup
des nôtres, d’où la nécessité d’une organisation nègre à l’échelle du monde. »
Un tel clivage n’exista pas en Haïti. Les intellectuels pan-nègres et panafri-
cains des années 1860-1920 environ étaient tout à la fois des patriotes haïtiens, et
des « défenseurs de la race nègre » et du continent africain. C’est à ce double titre,
constamment revendiqué, que plusieurs d’entre eux firent front pour publier en
1882 Les détracteurs de la race noire et de la République d’Haïti. L’ouvrage, qui
fut un véritable succès de librairie, portait la signature de cinq personnalités
remarquables (Louis-Joseph Janvier, Jules Auguste, Clément Denis, Arthur
Bowler et Justin Dévost) et bénéficia, pour sa première édition, de la contribu-
tion financière de plusieurs Haïtiens inquiets de la multiplication des attaques
conjuguées contre Haïti et les Noirs en général.
Une autre particularité d’Haïti tient au fait que l’idéologie panafricaine y fut
assez souvent imprégnée d’anti-impérialisme. C’est qu’Haïti, ancienne colonie à
peine auto-émancipée, avait dû repousser vigoureusement les velléités néocolo-
niales de la France et devait compter avec l’impérialisme croissant des États-Unis
dans les Caraïbes. Pour les tenants les plus avancés du panafricanisme, la situa-
tion d’Haïti à la fin du XIXe siècle évoquait tout à fait celle de l’Afrique, et, en par-
ticulier, celle du plus prestigieux État africain d’alors, l’Éthiopie. Aussi, certains
d’entre eux envisagèrent-ils sérieusement, à l’instar de Bénito Sylvain, de prendre
part à la lutte de l’Éthiopie de Ménélik II contre l’impérialisme italien et de
contribuer à sa modernisation. Ces raisons expliquent que le panafricanisme haï-
tien, tel que l’ont illustré plus particulièrement Anténor Firmin, Louis-Joseph
Janvier, Hannibal Price et Jean Price-Mars, a été à la fois plus concret et plus radi-
cal dans son antiracisme, dans son double patriotisme (haïtien et africain) et dans
sa défense passionnée des peuples noirs que les courants analogues existant aux
États-Unis et dans les territoires britanniques à la même époque.
Loin de s’enfermer dans le vase clos d’une île à l’histoire si singulière, cette
idéologie puissante chercha activement à rayonner vers les autres communautés
noires. Les auteurs qu’on vient de mentionner connaissaient bien les États-Unis
d’Amérique, les Antilles anglaises et la Grande-Bretagne, où leur action et leur
influence restent encore assez obscures. Il en est de même pour leur influence en
Afrique, du moins avant les années 20. La plupart des travaux consacrés au pan-
clavage fut en effet de transformer la haine potentielle entre les Noirs en solida-
rité active. Arrachés malgré eux à l’Afrique, les Noirs emmenés en esclavage ne
se sont peut-être pas perçus tout de suite comme des compagnons d’infortune.
C’est ce que suggère un proverbe haïtien qui dit en effet : « Depuis que les Noirs
sont partis de Guinée, l’Haïtien hait l’Haïtien. » Cela se comprend car la mise en
servitude des Noirs était aussi le produit de violences entre Africains. Ce fut là-
bas, de l’autre côté de l’Océan, loin des réalités du continent noir, que les esclaves
eurent naturellement tendance à idéaliser la terre de leurs ancêtres, que les pers-
pectives se transformèrent et que de nouvelles images et perceptions de l’Afrique
prirent corps, débouchant sur le panafricanisme.
de leurs manières. Et les sauvages eux-mêmes avaient fini par distinguer des
autres Européens l’explorateur français, qui, par de nobles sentiments d’équité et
de philanthropie, savait mériter l’auréole d’apôtre et de civilisateur3. »
L’anticolonialisme du panafricanisme des années 40-50 fut radical, à l’instar
de celui de Kwame Nkrumah et de celui d’Aimé Césaire, et conçut l’indépen-
dance des colonies africaines comme un préalable inévitable et une condition
nécessaire de toute démarche concrète vers l’unité de l’Afrique. Du même coup,
ce panafricanisme rénové fut aussi plus soucieux du concret que son prédéces-
seur. Signe des temps, ce fut seulement en 1945, à la conférence de Manchester,
que les tenants du panafricanisme abordèrent concrètement les obstacles que la
colonisation avait fait surgir sur la voie de l’unité africaine : « Le congrès a noté,
dit le rapport final, que les divisions arbitraires et les frontières territoriales déli-
mitées par les puissances coloniales constituent autant de mesures délibérément
prises pour faire obstacle à l’unité politique de l’Afrique occidentale. »
D’un autre côté, si le mot « panafricanisme » s’était substitué de bonne heure
au mot « pan-négroïsme », le mouvement panafricain continuait de viser la même
chose : le regroupement des gens de « race » noire. Ici encore, les options chan-
gèrent après 1945 environ. En 1959, le manifeste de la Fédération des étudiants
d’Afrique noire en France (FEANF) prit une position tranchée sur ce point : « Il
semble que les panafricanistes nous proposent dans nos alliances une simple soli-
darité de race, de couleur. Cela est inefficace […], mais, plus grave, cela est dan-
gereux : car la solidarité raciale peut tourner facilement au racisme, au chauvi-
nisme et au pan-négrisme […]. D’autre part, c’est une mauvaise façon de poser
les problèmes, car la lutte ne se situe pas au niveau des races, mais au niveau des
exploiteurs et des exploités. » D’ailleurs, dès 1958, Kwame Nkrumah avait pris
l’initiative de convoquer à Accra les chefs d’État et de gouvernement et les repré-
sentants des partis nationalistes de tout le continent, montrant par là que, sans
renoncer à la solidarité avec les Noirs des Amériques et des autres parties du
monde, le concept de panafricanisme se référait désormais non pas à une « race »,
mais à tout un continent où les peuples noirs devaient s’allier aux autres peuples
colonisés, en particulier aux Arabes. Ce fut aussi, on le sait, dans cette voie que
s’engagea l’Organisation de l’unité africaine (OUA).
Ces choix ne furent pas sans soulever de nouveaux problèmes. En premier lieu,
revenant en Afrique, le panafricanisme découvrit brutalement, si l’on se fie à un
aveu de Nkrumah rapporté par George Padmore, qu’il avait été l’expression des
« aspirations gradualistes des classes moyennes et des intellectuels », et qu’il lui
fallait désormais compter avec les projets plus radicaux « des travailleurs, des syn-
dicalistes, des fermiers et des paysans ». En réalité, il n’est pas sûr pour autant qu’il
ait existé ou que, si de tels sentiments existent, ils aient été introduits dans l’esprit
des peuples par les intellectuels : il faudrait plutôt chercher du côté des « inter-
médiaires culturels » locaux, par exemple du côté des musiciens et artistes popu-
laires chez qui, du Zaïrois Kabasele au Nigérian Fela ou au Gabonais Akenden-
gué, l’Afrique et son unité apparaissent comme un mythe vivant et mobilisateur.
En second lieu, comme l’ont très bien montré les travaux du Dr Nilda
B. Anglarill, ce souci du concret à partir des années 60 n’a pas produit, au niveau
des préoccupations essentielles de l’économie et du développement, un projet
original et spécifique au panafricanisme. De ce point de vue aussi, le panafrica-
nisme resta fidèle à ses origines en donnant la priorité absolue aux ambitions poli-
tiques et aux desseins culturels. Car, jusqu’au début des années 60, les idées nova-
trices dans ce domaine, émises par Mamadou Dia4, par Cheikh Anta Diop5, par
Albert Tevoedjre6 et par Kwame Nkrumah7, ne trouvèrent d’écho que dans des
cercles très étroits.
Enfin, les divisions de caractère idéologique et politique, qui avaient été lar-
gement imperceptibles jusque vers 1950, s’étalèrent au grand jour à partir du
milieu des années 50, lorsqu’il fallut s’attaquer à des problèmes à la fois concrets
et urgents tels que : la forme, l’échelle et les voies de l’Unité ; la crise de l’ex-
Congo belge ; les rapports avec le régime raciste sud-africain ; ou encore les rela-
tions avec les deux grands blocs qui se partageaient alors le monde.
Le panafricanisme a été de toute évidence à la fois une ironie de l’histoire et
un legs inattendu : une ironie de l’histoire, parce que si les routes du « commerce
triangulaire » ont dépouillé l’Afrique de son « capital le plus précieux », ces
mêmes routes ont aussi ramené sur le continent noir l’un des mouvements poli-
tiques les plus féconds de son histoire ; un legs inattendu, parce que la mise au
point aux Amériques de ce précieux patrimoine montre bien que les esclaves
exportés dans le Nouveau Monde ne se sont pas contentés d’y survivre. Mais
cette extraordinaire vitalité a fini par affecter le panafricanisme lui-même, dont la
version africaine n’a cessé de prendre des libertés avec son ancêtre américain.
Bibliographie
ANGLARILL, N. B. Africa, teorías y prácticas de la cooperación económica. Buenos Aires,
Editorial de Belgrano, 1991.
BARRETT, S. A plea for unity among American Negroes and the Negroes of the World.
Waterlow (Iowa), 1re éd. 1918, 6e éd. 1946.
BÉJI, H. Le désenchantement national. Essai sur la décolonisation. Paris, Maspero, 1982.
4. (1953) et (1957).
5. (1979).
6. (1958).
7. (1963).
156 Elikia M’Bokolo
Depuis 1492, une réalité complexe est apparue, dépassant l’épopée de Christophe
Colomb et la croisade religieuse. A l’idée de découverte de l’Amérique, parée de
nobles atours, s’en substitua une autre qui se fit l’écho des critiques adressées à
l’histoire unilatérale de la Conquête : celle de la rencontre de deux mondes. De
fait, les Espagnols n’apprirent qu’ils avaient « découvert » un continent qu’un an
après le débarquement de Colomb aux « Indes », qu’un cartographe français
nomma « Amérique » en 1507. Parler de « rencontre », dans ses différentes
dimensions, semble donc plus approprié. Pourtant, ce n’est pas de la rencontre
de deux mondes seulement qu’il s’agit puisque l’on en dénombre au moins trois :
l’Amérique, l’Europe et l’Afrique. Et comme cette dernière a été représentée non
seulement par les esclaves, mais aussi par le bagage culturel « maure » et arabe des
Espagnols et des Portugais, le monde asiatique n’en est peut-être pas non plus
absent. On peut dire dès lors que le Nouveau Monde est né au carrefour de ren-
contres multiples.
Les réflexions qui suivent voudraient apporter quelque contribution à l’ana-
lyse des attitudes mentales et intellectuelles concernant les relations actuelles
entre l’Amérique latine et l’Afrique. Il s’agit de tracer des pistes, de poser des axes
de recherche et de formuler quelques propositions pour le dialogue futur entre
les régions. Nous ne prétendons pas embrasser dans ces quelques pages le vaste
faisceau historique, géographique et thématique des liens qui unissent les deux
continents. Pour la période historique, nous retracerons la formation des idées à
l’égard du monde africain au XIXe siècle, et montrerons comment elles se sont
maintenues ou ont été réinterprétées dans les relations nouées entre États dans les
années 60, lorsque les territoires coloniaux africains ont accédé à l’indépendance.
Quant à l’aire géographique, depuis notre poste d’observation latino-américain
nous aborderons le cas argentin en faisant quelques références au Brésil et à Cuba,
à titre comparatif.
158 Nilda Beatriz Anglarill
les actions de coopération avec l’Afrique, à la fois au niveau bilatéral et dans les
différentes instances de coopération interrégionale. Enfin, il conviendra de s’in-
terroger sur l’inconsistance des liens politiques et économiques entre les deux
régions, et cela dans le cadre plus large de la conjoncture internationale.
ritoires coloniaux. L’image officielle d’une société de pleine égalité sociale, qui
reconnaît comme identité la « négritude métissée » de Nicolás Guillén, a servi de
fondement culturel au rapprochement avec l’Afrique. Ces idées se retrouvent
également dans la définition de Cuba comme pays « latino-africain ».
Dans le cas de l’Argentine, les relations avec l’Afrique se manifestent sous la
forme d’une série d’initiatives des organismes gouvernementaux qui ne coïnci-
dent pas toujours entre elles. La première tentative d’exploration des possibilités
d’échange a été faite en 1962, sous le gouvernement d’Arturo Frondizi, mais, tan-
dis que la mission se déroulait, ce gouvernement a été renversé par un coup
d’État, de sorte que les résultats de la visite ont très peu servi. Bien que l’objectif
essentiel de la mission fût commercial, le rapport soumis au Ministre des relations
extérieures est l’un des rares documents officiels à reconnaître l’ignorance de la
réalité africaine et à proposer d’entreprendre des études sur la question2. Une
deuxième initiative a été prise en 1973 avec l’adhésion au mouvement des pays
non alignés et la définition d’une politique de solidarité envers le Tiers Monde,
politique que le gouvernement militaire instauré en 1976 s’est employé à atténuer
tout en continuant à porter un certain intérêt à l’Afrique. La troisième initiative
est l’œuvre du gouvernement de Raúl Alfonsin, qui, à partir de 1984, a renoué
avec la position de solidarité avec les pays non alignés ; mais cette tentative a été
éphémère puisqu’en 1991 l’Argentine s’est retirée du mouvement. L’évolution
des politiques de l’Argentine à l’égard de l’Afrique est marquée par deux
constantes : la discontinuité des actions de coopération et la profonde mécon-
naissance des dynamiques africaines. Ces deux facteurs conjugués expliquent que
l’on se soit lancé dans de grands projets volontaristes de coopération sans comp-
ter sur la base des connaissances nécessaires pour les mettre en pratique. Ainsi,
des projets de relation directe avec l’Afrique coexistent avec d’autres qui propo-
sent une coopération triangulaire passant par l’intermédiaire de pays européens,
lesquels ont une vaste expérience de l’Afrique3.
La position à l’égard de l’Afrique du Sud est un autre domaine où se mani-
festa la discontinuité de la politique argentine en Afrique. Dans les instances
internationales, l’Argentine a eu à l’égard de l’apartheid une attitude constante :
dès 1953, elle a condamné cette pratique à l’Assemblée générale de l’ONU. En
revanche, la situation est moins claire sur le plan bilatéral. L’Afrique du Sud était
le principal partenaire commercial africain de l’Argentine, et les changements
d’orientation de la politique extérieure de cette dernière n’eurent pas d’incidence
sur les échanges entre les deux pays. De fait, la dimension politique des relations
avec l’Afrique du Sud semble dissociée de la dimension économique. Pour étayer
lorsque, au nom d’une vague idée d’équité universelle, on prétend obtenir des
concessions des pays industriels.
Les idées et les débats sur ces thèmes au sein de la société argentine ne font
que reprendre des conceptions répandues dans d’autres pays en développement
et dans les organismes de coopération. Une des instances de négociation mon-
diale qui s’est fait l’écho de la version modérée du tiers-mondisme est la Confé-
rence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED),
créée sous l’impulsion des idées de Raúl Prebisch sur la nécessité de réformer les
relations économiques internationales. Mais, en dépit de leur vaste majorité
numérique, les États d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, représentés à la
Conférence par le Groupe des 77, n’ont pas obtenu de concessions des pays
industriels. Un autre projet volontariste de développement, fondé sur la négo-
ciation entre groupes différant par le nombre et le pouvoir économique, est né
en 1974 sous l’appellation de « nouvel ordre économique international ». Plus
ambitieux que la CNUCED, ce projet cherchait à affirmer la souveraineté éco-
nomique des États, à modifier la structure du commerce international et à par-
venir à l’autonomie collective. En réalité, l’idée de créer des conditions poli-
tiques et économiques favorables aux pays en développement manquait de
réalisme car elle supposait d’importantes concessions de la part du monde
industrialisé. Dans le cadre d’un grand déséquilibre du pouvoir de négociation,
on ne pouvait compter sur la seule bonne volonté des grands pays pour instau-
rer un ordre mondial juste. L’Argentine participa activement à ces deux projets,
et l’échec des revendications mondiales n’a pas empêché les dirigeants d’intégrer
dans leurs discours divers mythes intercontinentaux : la solidarité horizontale,
l’autosuffisance collective ou l’équité internationale. Ces notions ont servi, d’une
part, de levier pour mobiliser la nation autour de l’idée de coopération pour le
développement et, d’autre part, d’instrument pour obtenir un financement inter-
national.
Les difficultés rencontrées dans les instances de négociation mondiales ont
conduit les pays en développement à revoir leurs modèles de coopération. A la
fin des années 70, deux projets interrégionaux qui recherchaient une nouvelle
voie de développement ont pris forme : l’un entre États africains et arabes, décidé
en 1977 au sommet du Caire ; l’autre entre États latino-américains et africains,
lancé la même année dans le cadre des Nations Unies.
En 1977, la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) et la
Commission économique pour l’Afrique (CEA) adoptèrent des résolutions
recommandant d’intensifier la coopération entre les deux régions. Le Plan d’ac-
tion de Buenos Aires, adopté l’année suivante à la Conférence des Nations Unies
sur la coopération technique entre pays en développement (CTPD), a donné lieu
à une série de consultations pour définir les secteurs de coopération entre les deux
continents. De ces contacts est né, en 1979, le Programme d’action interrégional
de la CEA et de la CEPAL pour la promotion de la coopération technique et
Que pense l’Argentine de l’Afrique ? 165
une échelle modeste avec les pays africains ne permettrait pas de répondre à la
question de savoir si la coopération entre pays en développement est ou non pos-
sible.
Enfin, la coopération afro-latino-américaine est dominée par des considéra-
tions théoriques élaborées dans les organisations internationales de coopération
sans véritable engagement de la part des États dans les projets communs. Dans un
travail sur la coopération au sein du continent africain, nous nous interrogeons
sur l’existence d’une « coalition de la coopération régionale », formée par des
fonctionnaires nationaux et des experts internationaux qui déterminent les poli-
tiques régionales sans donner de possibilités de participation aux instances natio-
nales de décision7. Une coalition analogue semble conduire les relations entre
l’Amérique latine et l’Afrique. Les idées interrégionales ont servi aux élites natio-
nales de précieux instruments pour obtenir un soutien à l’intérieur contre la pro-
messe d’un avenir de développement et de fraternité entre les peuples.
Bibliographie
ANGLARILL, N. B. Africa, teorías y prácticas de la cooperación económica. Buenos Aires,
Editorial de Belgrano, 1991.
LAHITTE, H. ; MAFFIA, M. « Cambio cultural, ajuste vivencial ». LARDA publicaciones (La
Plata), n˚ 21, février 1985.
LLAMAZARES, J. Informe sobre la misión en Africa y cercano oriente. Buenos Aires, 21 août
1962. (Polycopié.)
MAFFIA, M. « La migración caboverdeana hacia la Argentina, análisis de una alternativa ».
Trabalhos de antropología e etnología, vol. 26, n˚ 1-4, Porto, Sociedade portuguesa de
anthropologia e ethnologia, 1986.
Ministère de l’économie-Secynei. Informe preliminar — misión franco-africana. Buenos
Aires, décembre 1978.
ONU. Africa and Latin America : perspectives for interregional co-operation. New York,
ONU, 1985.
The South Commission. The challenge of the South. New York, Oxford University Press,
1990.
« Je est un Autre. »
Arthur Rimbaud (1871)
Voilà un peu plus de cinq cents ans que dure le plus formidable brassage ethnique,
linguistique et culturel ouvrant la voie à la réalité complexe du monde actuel.
Désormais, la boucle de la Terre étant bouclée, on naîtra, étape par étape, pour
notre heur ou malheur, de gré ou de force, consciemment ou inconsciemment, à
la fois citoyen de sa nation et citoyen du monde.
L’Afrique et sa diaspora américaine, ainsi que les Amérindiens ont été, jus-
qu’à nos jours, les parents pauvres de cette gestation si on compare leur sort à
celui des peuples venus notamment d’Europe. Quelle place sera la leur parmi les
autres, d’abord en Amérique même, puis à l’échelle planétaire, à l’aube du pro-
chain millénaire ?
170 Kiflé Sélassié Beseat
ment, une voie maritime par l’ouest, pour ramener des épices de l’Inde ou de la
soie de Chine, que Christophe Colomb trouvera, accidentellement, l’Amérique,
qu’il s’obstinera à appeler jusqu’à sa mort, en 1506, les « Indes occidentales » en
dépit de quatre voyages ?
Ces quelques considérations préliminaires mettent en évidence :
• sur le fond, l’étendue et la complexité des thèmes abordés dans ce bref
exposé, qui ne vise à être qu’une manière de commencements et d’interroga-
tions, en vue de futures relations constructives entre l’Amérique et l’Afrique,
mais également avec d’autres partenaires intéressés par l’amélioration de tels
rapports libres et réciproques. Sur un sujet aussi vaste, il faut éviter, à tout
prix, que l’arbre des relations bilatérales ne nous cache la forêt des rapports
multilatéraux complexes dont il n’est qu’une composante car, suivant la belle
formule de Jean Jaurès, « un peu d’internationalisme écarte de la patrie, beau-
coup d’internationalisme y ramène ». Élargir et approfondir le champ de
l’interrogation ne peut être que bénéfique ;
• sur la démarche, la nécessité d’effectuer également une brève analyse cultu-
relle historique interdisciplinaire du passé et du présent afro-américains dans
le contexte mondial global actuel, avant d’avancer des propositions ouvertes
sur l’avenir permettant d’arrimer les quelques modestes projets concrets pos-
sibles sur les meilleures analyses souhaitables.
Compte tenu de cette double option, on comprendra nos hésitations pour éclai-
rer l’éternelle opacité où se perdent les chemins de l’avenir en comprenant, avec
Flaubert, que sur de tels thèmes « l’ineptie serait de conclure ».
deux autres, soulignons qu’à notre avis, alors comme maintenant, la situation
mondiale était porteuse de symptômes positifs et négatifs d’une crise globale :
• d’abord spirituelle, cette crise remet en cause, à la suite des progrès des
savoirs, des savoir-faire et des savoir-dire, les systèmes de valeurs, les idées
reçues, les modèles nationaux et internationaux suivis jusqu’ici en entraînant
des crispations identitaires, individuelles et nationales sur le plan culturel, et
du chacun pour soi sur le plan économique ;
• ensuite matérielle, par l’échange toujours inégal des biens, des services et des
connaissances entre individus, peuples et nations, à notre période de plus
grande abondance des moyens dans tous les domaines, cette crise dévoile, même
dans les pays nantis, des poches de pauvreté et de chômage, et, dans les pays
les moins avancés, des poches de richesse dans des océans de pauvreté !
C’est l’accélération de cette double dimension complémentaire spirituelle et
matérielle et de la mondialisation de la pauvreté et de la richesse qui fait que les
situations de 1492 et de 1992 sont comparables, en ce sens qu’il s’agit, dans les
deux cas, de moments de crise de civilisation et de conscience traversant l’huma-
nité entière en révélant l’homme à l’homme sous un jour nouveau et rendant sou-
vent conflictuels « les échanges et les contacts interculturels fondés sur l’affirma-
tion de l’identité culturelle des peuples3 ».
Alors 1492, un rendez-vous de l’histoire et de la géographie entre l’Europe,
l’Amérique et l’Afrique, au sens où le terme est défini dans les dictionnaires
comme une « rencontre convenue entre deux ou plusieurs personnes ou parties
à un lieu et un moment arrêtés d’un commun accord4 » ?
Pour les Amérindiens, ce rendez-vous entre leurs propres histoires et civili-
sations et celles des « Vieux » Mondes sous la conduite des Espagnols, fut dra-
matique, comme le montre le Bref récit de la destruction des Indes de Bartolomé
de Las Casas.
Des historiens contemporains de l’effondrement démographique des Indiens
d’Amérique comme Woodrow Borah, Sherburn Cook et Pierre Chaunu esti-
ment, en effet, que sur une population amérindienne de 80 millions en 1500 il
devait en rester 10 millions seulement en 1590. La variole et d’autres épidémies
inconnues sur le continent américain avant l’arrivée des conquistadores et de leurs
suites furent la cause principale de ce génocide, ainsi que les confrontations
armées avec les nouveaux occupants.
« Les facilités du commerce étaient-elles à ce prix ? », se demande Montaigne
en dénonçant « ces calamités si misérables » qui poussent « les hommes les uns
contre les autres », avant de souligner : « Quelle amélioration c’eût été si notre
comportement avait suscité chez ces peuples de l’admiration, et établi entre eux
et nous une fraternelle intelligence ! Comme il eût été facile de cultiver des âmes
si neuves, si affamées d’apprentissage, ayant pour la plupart de si heureuses dis-
positions naturelles5. »
En Afrique, la conséquence de l’effondrement démographique de l’Amé-
rique poussa d’abord les Portugais et par la suite presque tous les pays européens
à encourager la traite des esclaves en direction du Nouveau Monde, vidant ainsi
les forces vives des puissants États et cultures du Mali (1200-1500), du Songhaï
(1250-1600), du Bénin (1300-1800), de Kanem Bornu (800-1850), du Zimbabwe
(1400-1800), etc.
N’est-ce pas cette saignée démographique, qui dura plus de trois siècles, qui
explique en partie, hier, la faiblesse de la résistance face au colonialisme du
XIXe siècle et, aujourd’hui, le « développement du sous-développement » en
Afrique ?
En 1992, bien que comparaison ne soit pas raison et que l’histoire ne se répète
jamais à l’identique, ce rendez-vous avec l’histoire ne serait-il pas pareillement
manqué une seconde fois, si, par un simple renversement mécanique du rapport
de force mondial, on excluait à nouveau les hommes, les peuples et les nations
dans leur diversité culturelle quels que soient leur origine géographique et l’arc-
en-ciel de leur couleur ?
C’est ce que semblait craindre le même Montaigne en faisant cette projection
prémonitoire : « Cet autre monde (l’Amérique, en l’occurrence les États-Unis,
qui ont trusté le nom du continent pour eux seuls) ne fera qu’entrer en lumière
quand le nôtre (l’Europe) en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un des
membres sera perclus, l’autre en vigueur6. »
Alors, 1492, une découverte ? Sans doute. Mais découverte de soi-même par
soi-même, et, surtout, pour soi-même, de la part de l’Espagne et du Portugal en
particulier, et de l’Europe chrétienne en général, et non du monde de l’autre et des
autres, en Amérique comme en Afrique et dans l’Asie, au-delà des richesses maté-
rielles qu’elles contenaient. Les hommes et les femmes de ces régions étaient
considérés eux aussi comme de simples objets qu’on pouvait acheter et vendre au
même titre que n’importe quel produit.
C’est ce que montre la séquence des événements de cette année 1492 dans la
péninsule Ibérique, où battait alors pour l’essentiel le cœur du monde, et, à un
moindre degré, dans quelques villes d’Italie, dont Gênes, et de Flandre, dont
Anvers ; mais pas encore ni autant en France, en Angleterre ou en Allemagne.
• Le 2 janvier 1492, les Rois Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand
d’Aragon, obtenaient, après dix ans de guerre, la reddition de Grenade, capi-
10. Nous nous sommes inspiré ici des définitions données par les dictionnaires Le petit
Robert et Larousse.
11. José Augusto Seabra, Discours lors de la présentation du programme de l’UNESCO
pour la « Rencontre de deux mondes », Paris, UNESCO, 1989.
176 Kiflé Sélassié Beseat
Américains et Africains pour que cessant d’être les objets de l’histoire ils en
soient les sujets, les acteurs.
Pour nous permettre d’aller de l’avant, nous proposons à ce stade une
esquisse de conceptualisation de l’identité culturelle en général, et de l’identité
afro-américaine en particulier, étant bien entendu qu’en la matière on ne saurait
avancer une quelconque définition de la culture qui convienne aux uns et aux
autres12.
« Une culture vivante est le reflet d’une lutte, donc de vie, survie et mort. Elle
est faite d’oppositions, de rapprochements, mais aussi d’éloignements. Partout où
il y a des hommes, entre l’hier (acquis de l’histoire, ou du moins de l’idée et de
l’imaginaire, juste ou faux, que les hommes s’en font), l’aujourd’hui (ou ce qui en
tient concrètement lieu) et le demain (peint en rose, gris ou noir : en espérance
ou en désespoir) de tout individu dans sa nation et de toute communauté
humaine à l’échelle régionale ou internationale13. »
Sur cette base, l’identité culturelle apparaît comme étant une construction
continue, à la fois libre et collective, des temps et des espaces du soi, de l’autre et
des autres dans le respect de l’environnement naturel et spirituel spécifique, tant
il est vrai que l’esprit est, à tous les hommes, aussi indispensable que la matière.
En ce sens, l’identité culturelle afro-américaine repose, à l’instar de celle des
autres peuples, sur cette quête et construction des temps d’hier comme source
nourricière où l’on puise une espérance pour l’avenir dans de nouveaux espaces
d’appartenance aliénants, tout en supportant au présent les conditions matérielles
et spirituelles inhumaines.
Or, en dépit de tous les efforts systématiques de déculturation en vue d’une
utilisation optimale du travail des esclaves, il y aura toujours des survivances,
souvent idéalisées, des anciennes conditions matérielles et spirituelles où ils se
trouvaient comme hommes libres en Afrique.
Quelles sont les techniques de déculturation/acculturation utilisées par les
maîtres contre les esclaves importés d’Afrique pour atteindre l’objectif de renta-
bilité maximale ? Quelles sont les survivances matérielles et spirituelles qui se
12. A. L. Kroeber et C. Kluckhohn (1952). Les deux auteurs, après avoir examiné 160
définitions de la culture à travers le monde, finissent par les classer en 6 groupes :
génétiques, historiques, structurales, psychologiques, descriptives et normatives, sans
en dégager un cadre de conceptualisation ou de définition. Pour ma part, je me suis
appuyé sur l’expression française populaire : « La culture est ce qui reste quand on a
tout oublié », pour distinguer les formes concrètes de la culture (les arts culinaires,
modes vestimentaires, habitats et architecture) des formes abstraites (musiques, pein-
tures, poésie, etc.), dans L’affirmation de l’identité culturelle africaine et le dévelop-
pement de la conscience nationale dans l’Afrique contemporaine, Paris, UNESCO,
1981. Colloque organisé sous le même titre à Brazzaville en 1978.
13. C’est la définition que nous esquissions de la culture dans l’ouvrage intitulé Le
consensus et la paix, Paris, UNESCO, 1980, p. 37-38.
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 177
L’essentiel et l’accessoire
17. Tchicaya U Tam’si, La source, texte inédit (6 pages dactylographiées) quelque temps
avant sa mort et qui devait paraître dans La revue noire (Paris).
180 Kiflé Sélassié Beseat
Disons pour conclure sur les relations existant entre culture et développe-
ment que, s’agissant de l’identité afro-américaine, notre propos ne visait pas à
aseptiser la question des préjugés raciaux, qui cache souvent que, en dernière ana-
lyse, le fait dominant de ce problème est celui de l’inégalité économique, natio-
nale et mondiale.
Il n’est donc pas question pour nous de rogner les angles de cette épineuse
question afin de concilier toutes les sensibilités au nom de la tolérance, alors que
les racistes font de plus en plus preuve d’intolérance dans tous les pays du monde
en s’appuyant sur une conception chauvine de l’identité nationale.
Pour notre part, nous sommes fermement et sereinement installés dans ce
combat aux côtés de ceux qui luttent en utilisant les armes des droits de l’homme
et de la « liberté d’expression sans aucune entrave ». C’est à ce stade qu’il nous
faut aborder la dialectique qui existe entre culture, démocratie et création dans les
futures relations afro-américaines.
dans un village situé dans l’actuel Nigéria. A l’âge de onze ans, il fut enlevé avec
sa sœur par des négriers pour être vendu à un marchand d’esclaves européen qui
le revendit en Virginie. Ayant réussi à économiser de l’argent, il put finalement
acheter sa liberté en 1766.
En 1786, engagé comme responsable des provisions pour une expédition
dont la mission consistait à aller chercher en Angleterre un groupe de Noirs
démunis pour coloniser la Sierra Leone, il fut congédié quand il protesta en
apprenant que le véritable objectif de cette expédition était la colonisation d’une
terre africaine. L’expédition partit sans lui, mais la colonisation en Sierra Leone
fut un échec total.
En 1789, Olaudah Equiano publia sa propre autobiographie, Le récit pas-
sionnant de la vie d’Olaudah Equiano ou Gustavus Vassa l’Africain. Le livre fut
dédié aux « seigneurs ecclésiastiques et laïques » et surtout aux « Communes du
Parlement de Grande-Bretagne ». Il fut édité huit fois en Grande-Bretagne et en
Irlande, et une fois à New York durant sa vie, et fit l’objet de plusieurs publica-
tions posthumes. Il fut également traduit en néerlandais et en allemand.
Pour sa part, O. Equiano parcourut tout le pays en vendant de nombreux
exemplaires de son ouvrage, pour sensibiliser l’opinion publique sur le sort inhu-
main des esclaves, et demanda l’abolition de l’esclavage. Tous ses efforts finirent
par aboutir, et le Parlement de Grande-Bretagne put s’honorer d’avoir été le pre-
mier pays démocratique à abolir, en 1807, l’esclavage à l’occasion de la célébra-
tion du 10e anniversaire de sa mort.
Cet exemple illustre à nos yeux que la lutte d’une seule personne pour faire
triompher les valeurs de liberté et les droits de l’homme est souvent aussi consé-
quente, sinon plus comme dans ce cas, que les combats collectifs menés parfois
au nom des droits des peuples.
Ces derniers cachent et masquent souvent des appétits de pouvoir personnel
en flattant les passions des groupes pour mieux les égarer au nom de l’identité, de
la nation, de la patrie, au profit de quelques-uns qui usurpent les fruits des justes
luttes pour la libération nationale menées par les peuples. Citons ces quelques
extraits du livre d’O. Equiano pour illustrer notre propos : « A mon arrivée sur
la côte, je vis pour la première fois la mer et […] un vaisseau négrier à l’ancre qui
attendait sa cargaison. Ma surprise se transforma rapidement en peur lorsque je
fus emmené à son bord […]. J’étais alors persuadé que je venais de pénétrer dans
un monde dominé par de mauvais esprits et qu’il me restait peu de temps à vivre.
Leur couleur, si différente de la nôtre, leurs longs cheveux plats et la langue qu’ils
parlaient me convainquirent que ma dernière heure était arrivée […]. Mon sort
ne faisait plus aucun doute et, envahi par l’horreur et l’angoisse, je m’évanouis sur
le pont. Lorsque je repris connaissance, j’étais entouré par les Noirs qui m’avaient
amené à bord. Ils avaient reçu leur argent et tentaient à présent de me consoler,
en vain. Je leur demandais si nous allions être dévorés par ces hommes blancs à
la face rouge et aux cheveux longs et plats. »
182 Kiflé Sélassié Beseat
18. Olaudah Equiano (1969). Voir pour les présents extraits Le Courrier ACP-CEE,
n˚ 132, mars-avril 1992.
19. Frantz Fanon (1961).
La dimension culturelle des futures relations entre l’Afrique et l’Amérique. 183
L’essentiel et l’accessoire
L’essentiel et l’accessoire
Dans cette perspective, je préfère, plus modestement, que nous essayions de tra-
duire en termes de quelques projets, concrets et simples, l’ensemble de nos
réflexions à la fois proches et diverses, voire opposées, sur l’apport des Afriques
aux Amériques, des Amériques aux Afriques, aux Europes et aux Asies, tant il est
vrai que nous sommes en même temps riches de nos différences culturelles et
naturelles, mais profondément unis dans nos aspirations humaines d’individus
libres.
L’essentiel est, ici comme ailleurs, d’avoir en permanence présent à l’esprit
que ce sont les individus libres, débarrassés des préjugés et des terribles fardeaux
historiques légués par plusieurs siècles d’oppressions politiques, économiques et
culturelles, qui sont les agents, les moyens et surtout la fin ultime des relations
positives entre les Amériques, l’Afrique, l’Europe et le monde.
Il faut donc insister, dans le processus de développement continu qu’im-
plique l’élaboration de tout projet concret — de l’identification à l’évaluation, de
celle-ci à l’exécution et au suivi —, « sur le fait vite reconnu et aussi vite oublié
que c’est l’homme qui est et doit toujours rester au centre de tout projet de déve-
loppement. Ce postulat commande l’objectif final ainsi que les étapes intermé-
diaires20 ».
Or nous venons de souligner dans les pages précédentes que l’amélioration
des futures relations afro-américaines passe sur le plan ethnique et culturel par
une reconstruction dynamique et continue de la réalité et de la perception de soi,
de l’autre et des autres. L’approche doit donc être fondée sur la réciprocité. Ainsi
la culture et le développement économique et politique seront-ils autant de
moments et de lieux de rendez-vous, de découvertes et de rencontres entre le
donner et le recevoir, entre l’Afrique, l’Amérique, l’Europe et l’Asie.
La seule règle axiologique qui s’impose dans une telle optique doit viser à
placer la personne humaine au centre de tous ces échanges multiples et multi-
formes en respectant à la fois son identité dynamique et son aspiration libre à
l’universel ; elle est donc celle de l’interdépendance et du donnant-donnant et non
du donnant-recevant. Pour la raison simple que celui qui donne comme celui qui
reçoit est transformé en bien ou en mal par un mouvement de réciprocité inverse
et dialectique.
Voilà pourquoi tous les projets concrets de coopérations intellectuelle et
technique doivent obéir en premier lieu à la rencontre et aux échanges entre les
femmes et les hommes d’Afrique et d’Amérique, ainsi que les institutions uni-
20. Kiflé Sélassié Beseat, L’essentiel et le marginal. Communication présentée sous ce titre
à la réunion internationale d’experts sur « L’échange des connaissances pour un déve-
loppement endogène. Étude des conditions de coopération Nord-Sud et Sud-Sud »,
Paris, UNESCO, 2-7 octobre 1983. (Doct. SS.83/CONF.621/3.)
184 Kiflé Sélassié Beseat
pays du monde. C’est pourquoi nous conclurons avec ces paroles optimistes du
poète ivoirien Bernard Dadié :
« […] Je vous reviens pour redonner ossature à la société, vigueur aux jeunes
pousses et aux vieilles jambes […]. Je vous reviens pour mon équilibre et pour la
paix dans le pays, la paix entre tous ceux qui cohabitent, la paix entre ceux de la
forêt et nous, la paix entre ceux des eaux et nous, la paix entre ceux des airs et nous.
» Je me dépouille des oripeaux et des masques […]. Je livre mon corps au
soleil, au vent, pour qu’il fasse corps avec eux, pour rénover l’alliance de toujours.
J’ouvre les bras à tous les frères. Séparez-moi de tous ceux qui ont tenté de me
séparer de moi-même, de tous ceux qui ont voulu être nœud, limite, frontière,
dédale, labyrinthe, fossé entre vous et moi, entre vous et nous21. »
Bibliographie
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cophone, signalons le remarquable film : La controverse de Valladolid avec, dans les
rôles principaux, Jean Carmet et Jean-Pierre Marielle [dans le rôle de Las Casas] sur
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