Vous êtes sur la page 1sur 4

15/11/2017 Théories de l'expérience intégrale de l'immédiat

SociologieS
Georges Gurvitch 
Découvertes / Redécouvertes
Georges Gurvitch

Théories de l'expérience intégrale
de l'immédiat
Extrait de Morale théorique et science des mœurs. Leurs
possibilités, leurs conditions, Paris, Alcan, 1937, présenté par
Francis Farrugia.

GEORGES GURVITCH

Résumés
Français English Español
Reproduction d’un extrait de Morale  théorique  et  science  des  mœurs de Georges Gurvitch,
ouvrage publié pour la première fois à Paris aux éditions Félix Alcan en 1937, précédé d’une
introduction par Francis Farrugia.

Reproduction of an extract of Georges Gurvitch’s book Morale  théorique et science des mœurs,


first published in 1937, preceded by an introduction by Francis Farrugia.

Reproducción de un extracto de Morale théorique et science des mœurs. Leurs possibilités ­ leurs


conditions de Georges Gurvitch, libro publicado en 1937. Introducción de Francis Farrugia.

Entrées d’index
Mots­clés : expérience, hyperempirisme dialectique, phénomènes moraux

Notes de la rédaction
Les particularités typographiques et éditoriales de l’original ont été conservées. Pour consulter la
présentation de ce texte, cliquez sur : http://sociologies.revues.org/index1283.html

Texte intégral
1 Pour terminer notre exposé des antécédents de la théorie de l'expérience morale, il
nous reste à dire quelques mots des doctrines de l'expérience intégrale de l'immédiat,
relevant de la philosophie générale. Ces doctrines sont liées aux noms de James, de

http://sociologies.revues.org/1333 1/4
15/11/2017 Théories de l'expérience intégrale de l'immédiat

Bergson et de Husserl ; elles se placent délibérément au delà des vieilles cloisons d'école
entre empirisme, rationalisme et criticisme, dont elles relèvent les communes erreurs.
2 Une première erreur, commune à l'empirisme, au criticisme et au rationalisme, réside
dans leur tendance à ne pas distinguer l'expérience directe, non symbolique (le vécu
immédiat), et l'expérience médiate, réfléchie, symbolique (ou connaissance du
sensible)  ; tantôt, en effet, ils veulent réduire l'expérience réfléchie à l'expérience de
l'immédiat (le fait, l'objet constitué par un jugement, à une donnée) : c'est l'empirisme ;
tantôt, au contraire, réduire toute l'expérience immédiate à l'expérience réfléchie et
construite par le jugement : c'est le rationalisme et le criticisme. Si donc, l'empirisme a
raison quant à l'expérience immédiate, le criticisme et le rationalisme ont raison quant à
l'expérience symbolique ; ils ont tous les deux tort en tant qu'ils identifient expérience et
connaissance.
3 Une seconde erreur des trois écoles classiques est leur interprétation de l'expérience
directe, ou vécu immédiat, comme exclusivement sensible, comme agglomérat de
sensations ; seulement, ils apprécient cet agglomérat chacun à leur façon. L'empirisme,
le rationalisme et le criticisme pèchent tous par la base même : ils appauvrissent d'une
façon toute artificielle et toute constructive l'expérience immédiate, et ils croient que, du
fait même qu'elle se déroule dans le temps (qu'elle est temporalisée), elle est
nécessairement sensible. Or, si l'on se tient rigoureusement au vécu immédiat, tout ce
qui est originairement éprouvé, donné dans la richesse infinie de son flux, doit être
accepté comme tel. La réduction de l'expérience immédiate à un mécanisme de
sensations isolées n'est qu'une construction arbitraire qui ne tient pas compte d'autres
éléments présents dans le vécu (la continuité, la totalité, la relation, l'idéal)  ; cette
réduction est d'ailleurs détruite quant au sensible lui-même par la théorie
psychologique des ensembles (Gestalt)  ; ce que nous saisissons dans l'expérience
sensible ne serait pas les sensations isolées, mais leur tout, leurs ensembles, dont nous
faisons ensuite abstraction. Ainsi, si l'on écarte toute construction, on arrive à une
conception infiniment plus riche, plus large, et plus exacte de l'expérience ; on lui rend
ce qu'on avait voulu en exclure d'une façon toute gratuite  : l'expérience des idées, des
valeurs, des touts, du spirituel en général. «  L'expérience religieuse  » de James,
approfondie en «  expérience intégrale  », «  l'expérience métaphysique  » de Bergson,
« l'expérience phénoménologique des essences a priori » de Husserl, ne sont ainsi que
les différents aspects de l'empirisme radical de l'immédiat  ; ils ouvrent de nouvelles
perspectives à la philosophie, perspectives dont la théorie de l'expérience morale est une
des manifestations les plus marquantes. Des trois philosophes mentionnés, James a le
mieux fait ressortir la liaison de l'expérience immédiate avec le pluralisme conséquent ;
Bergson a le mieux démontré la temporalité et la variété infinie de cette expérience se
déroulant dans la durée plus ou moins qualitative  ; Husserl enfin a singulièrement
éclairé le procédé d'inversion et de réduction vers l'immédiat qui se fait par étapes,
l'immédiat étant disposé en couches superposées, plus superficielles et plus profondes,
qu'on actualise par la réflexion 1.
4 Nous ne résumerons ici que les points où ces différentes doctrines se complètent, ou
tombent d'accord.
5 1/ L'expérience scientifique et l'expérience vulgaire ne sont pas des expériences de
l'immédiat, mais des expériences construites. Cependant, leur dernier fondement est
l'expérience intégrale de l'immédiat à l'état latent, virtuel, qui ne peut être rendu actuel
que par la réflexion philosophique.
6 2/ Pour l'actualisation des données latentes de l'expérience immédiate, un grand
effort intellectuel est nécessaire, long travail d'épuration et de «  dénudation  »,
procédant par réduction et par inversion, afin de conduire, par delà les concepts, les
jugements et les perceptions, à revivre le flux pur du vécu. L'immédiat est donc ce qui
est le plus difficilement accessible, le plus éloigné de nous. Et cela d'autant plus que
l'immédiat lui-même est disposé en couches superposées, dont l'actualisation se fait par
une multiplicité de degrés, passant du virtuellement «  présent  » à l'actuellement
« donné ».
7 3/ L'expérience intégrale de l'immédiat n'est ni connaissance philosophique, ni
connaissance scientifique. Le «  connu  » est toujours plus complexe que le «  donné  »
(même le plus actuel), car il suppose une synthèse réfléchie (jugement) ne pouvant
http://sociologies.revues.org/1333 2/4
15/11/2017 Théories de l'expérience intégrale de l'immédiat
jamais exprimer d'une façon adéquate les données éprouvées. L'expérience immédiate
n'est donc qu'un des éléments constitutifs de la connaissance philosophique, la racine
qui lui procure sa nourriture.
8 4/ L'expérience intégrale de l'immédiat, représentant l'intuition temporalisée (placée
dans la durée) et rendue infiniment variable, est une expérience aussi bien de l'idéal que
du sensible.
9 5/ L'expérience immédiate de l'idéal est l'expérience d'une diversité infinie des
«  touts  » irréductibles, soit extra temporels, soit supra temporels. Il y a une pluralité
d'expériences de l'idéal  : en particulier l'expérience des significations et des idées
logiques, l'expérience des émotions et des valeurs correspondantes, l'expérience volitive
des valeurs morales.
10 6/ Chacune des expériences irréductibles de l'idéal représente une variabilité infinie
d'expériences, ne saisissant qu'un aspect particularisé et localisé du secteur idéal en
question et impliquant la collaboration de toutes les périodes historiques, de toutes les
civilisations, de toutes les nations, de tous les groupes pour l'actualiser dans sa richesse
infinie.
11 7/ La vérification de l'objectivité des données immédiates de chaque espèce
d'expériences de l'idéal est rendue possible du fait que chaque aspect spécifique du
spirituel représente un tout infini d'éléments équivalents, irréductibles à d'autres touts
infinis. L'intégration de chaque élément individualisé et particularisé dans un de ces
touts s'éprouve d'une façon aussi immédiate que l'élément en question  ; la réflexion
après coup vérifie cette intégration, qui procure le critère des distinctions entre
l'immédiat vrai et l'illusion.
12 8/ Toutes les espèces irréductibles de l'idéal sont de prime abord saisies par
l'expérience intégrale de l'immédiat dans leurs incarnations sensibles. Elles sont
inhérentes aux faits, sans toutefois en découler. Ce sont ces incarnations du spirituel
dans le sensible qui, seules, peuvent servir de base è la réduction vers l'immédiat,
réduction qui n'a rien de commun avec l'introspection.
13 9/ L'expérience intégrale de l'immédiat peut être aussi bien collective et sociale,
qu'individuelle. L'expérience collective de l'immédiat joue un rôle particulier dans
l'expérience de l'idéal. Nombre d'idées logiques et de valeurs morales ou esthétiques ne
sont saisissables que par des intuitions collectives, des communions de consciences
interpénétrées.
14 10/ L'expérience morale immédiate est une espèce particulière de l'expérience
intégrale, irréductible à ses autres espèces. La théorie de l'expérience morale a été
largement préparée par la philosophie générale de l'expérience immédiate, ainsi que par
l'enseignement conjugué des morales de l'intuition sentimentale et volitive, et par les
doctrines modernes des valeurs.
15 Nous pouvons aborder maintenant l'exposé des doctrines de l'expérience morale
proprement dite.

Notes
1 . Cf. mon exposé des trois doctrines dans L'Expérience juridique et la philosophie pluraliste du
droit, Paris, Éditions A. Pédone, 1935, pp.  22 et ss., et dans Les  tendances  actuelles  de  la
philosophie allemande, Paris, Éditions Vrin, 1930, pp. 28 et ss.

Pour citer cet article
Référence électronique
Georges Gurvitch, « Théories de l'expérience intégrale de l'immédiat », SociologieS [En ligne],
Découvertes / Redécouvertes, Georges Gurvitch, mis en ligne le 11 décembre 2007, consulté le
15 novembre 2017. URL : http://sociologies.revues.org/1333

Auteur

http://sociologies.revues.org/1333 3/4
15/11/2017 Théories de l'expérience intégrale de l'immédiat
Georges Gurvitch
(1894­1965). Il est, avec Henri Janne, l’un des fondateurs de l’AISLF en 1958.

Articles du même auteur
« Les cadres sociaux de la connaissance sociologique » [Texte intégral]
Article paru dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXVI, janvier­juin 1959,
présenté par Francis Farrugia.
Paru dans SociologieS, Découvertes / Redécouvertes, Georges Gurvitch et l'à­venir de la sociologie

Droits d’auteur

 
Les contenus de la revue SociologieS sont mis à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution ­ Pas d’Utilisation Commerciale ­ Pas de Modification 3.0 France.

http://sociologies.revues.org/1333 4/4

Vous aimerez peut-être aussi