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C’est cette lutte continuelle entre la sensation qu’il faut conserver telle qu’elle est, qu’il faut faire

entrer
dans les mots, des mots qui la figent, des mots qui la déforment, des mots qui la grossissent, c’est cette
lutte continuelle entre la force du langage qui entraîne et détruit la sensation et la sensation qui, elle
aussi, détruit le langage. Le langage doit survivre malgré la sensation qui passe à travers lui et qui le
déforme, comme la sensation doit survivre malgré le langage qui la rend extérieure, belle, etc. Toute la
littérature est impliquée là. N S.

Le texte ci-dessous est extrait de "Le langage dans l’art du roman", 1969.

Le langage n’est essentiel que s’il exprime une sensation, s’adapte à elle, lui donne vie, encore faut-il que
cette sensation soit une sensation vivante, et non une sensation morte. C’est-à-dire : il faut que ce soit
une sensation nouvelle, directe, spontanée, immédiate, et non déjà cent fois exprimée.

Les sensations déjà connues, rebattues, qui ont déjà fait l’objet de maintes expressions littéraires,
s’expriment dans des formes conventionnelles : le langage qu’elles utilisent est déjà fixé. Il a perdu la
fluidité, la souplesse, la force d’expression, le pouvoir de suggestion, la singularité, la fraîcheur...

Pour permettre à ces qualités de se manifester, il faut que le langage s’attache à recréer, avec tout l’effort
que cela comporte et avec toute la passion et la conviction qu’un tel effort exige, une sensation neuve,
encore inconnue.

C’est cette découverte de sensations inconnues, cette vision (pour employer un mot si galvaudé qu’on
hésite à s’en servir), cette vision neuve du monde ou d’une parcelle du monde, qui préserve le langage
de l’académisme, de la sclérose dont il est constamment menacé.

Elle oblige le romancier à le rendre percutant, à écarter quelques formes mortes qui écrasent la sensation
neuve, à s’attaquer à quelque chose d’encore inexprimé qui résiste, et à créer un langage à lui, bien
vivant.

C’est cet ordre de sensations neuf qui donne au langage littéraire toutes ses vertus. Des vertus dont
toute l’oeuvre est imprégnée. Elles se dégagent de chaque page, de chaque phrase. Elles sautent aux
yeux dès le premier abord.

Car imaginez ce qui se passerait si le romancier abandonnait cet élément fondamental de son art : la
découverte, le dévoilement de sensations encore inexprimées.

Il pourrait se contenter de rendre des sensations banales, se contenter d’une vision banale. Celle de
chacun de nous.

Il ne chercherait qu’à ajouter à notre expérience, une expérience prise au même niveau, dans un même
ordre de sensations : celle que nous pourrions faire par nous-mêmes.

Il chercherait non à dévoiler un ordre de sensations inconnu, mais à ajouter aux sensations déjà
éprouvées par nous des sensations de même nature et qui, ayant perdu toute fraîcheur, étant connues et
intégrées à notre réalité ne seraient que des significations, sans plus.

Alors de quel langage se servirait-il ? D’un langage banal et usé. Il écrirait, pourquoi pas ? "La marquise
sortit à cinq heures." Car à vision plate, langage plat : la sensation et le langage ne font qu’un.

Nathalie Sarraute
26 janvier 2002

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