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Depuis novembre, l’état d’urgence a conduit à près de 3 000 perquisitions, sans

grand lien avec le terrorisme.


• Mesures extraordinaires, bilan ordinaire

C’est la première décision prise par Hollande le soir des attentats du 13 Novembre. Il instaure l’état
d’urgence sur l’ensemble du territoire, une première depuis la guerre d’Algérie. Trois jours plus
tard, il proposait au Parlement réuni en Congrès la prolongation pour trois mois de cette mesure
d’exception, et annonçait sa volonté de réformer la Constitution pour l’y intégrer (lire pages 4-5) :
«Il s’agit de pouvoir disposer d’un outil approprié pour fonder la prise de mesures exceptionnelles
pour une certaine durée, sans recourir à l’état de siège et sans compromettre l’exercice des libertés
publiques», déclare-t-il. Plus d’un mois après, un premier bilan révèle des résultats erratiques, que
défend le ministère de l’Intérieur : «L’état d’urgence permet de valider ou d’infirmer nos craintes
en contrôlant les personnes sur lesquelles plane un faisceau de présomption. Il génère aussi un effet
de sidération, destiné à entraver au maximum une réplique immédiate. Outre les chiffres, c’est
l’effet psychologique qui est intéressant.»

Quels résultats ?
Gendarmes et policiers ont mené 2 898 perquisitions administratives, hors de toute procédure
judiciaire. 384 personnes ont été assignées à résidence par le ministère de l’Intérieur sur
recommandation des services antiterroriste. Ce sont les deux mesures phares, de loin les plus
utilisées dans la palette des treize outils qu’offre l’état d’urgence. Ces chiffres ne disent pas grand-
chose s’ils ne sont pas mis en regard des poursuites pénales entamées. Officiellement, l’état
d’urgence donne «aux autorités administratives des moyens d’action supplémentaires pour lutter
contre les menaces terroristes». Selon les chiffres de la place Beauvau, «25 infractions en lien avec
le terrorisme» ont été recensées, essentiellement pour apologie. Le parquet antiterroriste du tribunal
de grande instance de Paris, compétent pour l’ensemble du territoire, n’a quant à lui ouvert que trois
enquêtes. Selon le Monde, une seule personne a été mise en examen pour association de malfaiteurs
en relation avec une entreprise terroriste après une perquisition administrative. Issa K., un
Tchétchène de 27 ans, conservait une vidéo d’allégeance à l’Etat islamique qu’il avait lui-même
réalisée.
Pour l’essentiel, donc, le fruit des perquisitions administratives n’a qu’un lien indirect, voire
lointain, avec la prévention du terrorisme. «On profite de l’état d’urgence pour faire du boulot de
police basique. Pour se couvrir, on dit qu’il y a des liens entre terrorisme jihadiste et banditisme»,
commente crûment un policier du renseignement territorial (ex-RG) de la région parisienne. Les
forces de l’ordre ont ainsi mis la main sur 443 armes, selon l’Intérieur, dont 41 armes de guerre
(kalachnikovs, lance-roquettes…), 179 armes longues (fusils à pompe, etc), 134 armes de poing…
Ces saisies ont entraîné l’ouverture de 187 enquêtes par la justice pour détention illégale d’armes,
mais aussi de 167 affaires pour des stupéfiants, selon le dernier bilan du ministère de la Justice -
488 procédures au total, comprenant des poursuites pour contrefaçon, recel…

Pourquoi un bilan antiterroriste si faible ?


Il y a d’abord un effet mécanique. Un préfet du sud de la France le reconnaissait dès fin novembre :
les perquisitions donnaient plus de résultats au début de l’état d’urgence, grâce à l’effet de surprise.
Le constat est partagé du côté des services antiterroristes. Dans une note datée du 30 novembre
envoyée à l’ensemble de ses services, que Libération a pu consulter, le chef du service central de
renseignement territorial (SCRT), Jérôme Leonnet, attire l’attention de ses troupes sur ce point :
«De manière mécanique, le nombre d’objectifs va peu à peu baisser et les choix vont devenir de
plus en plus difficiles à établir.» «En clair, ça veut dire que nous n’avons plus d’objectifs à
donner», décrypte-t-il.
Cette absence de cible, tant en matière de perquisitions que d’assignations à résidence, interroge
aussi la qualité des renseignements exploités. A Toulouse, un catholique pratiquant s’est ainsi
retrouvé à pointer trois fois par jour au commissariat car il était soupçonné d’appartenir à «un
réseau terroriste et salafiste». Deux maraîchers bio de Dordogne ont vu débarquer une armada de
gendarmes fin novembre. En cause : une manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-
Landes à laquelle ils avaient pris part en 2012. Les gendarmes sont repartis bredouilles. Les services
de police semblent avoir bien conscience de ces ratés. Dans la note déjà citée, le directeur du SCRT
prévient ses ouailles : «Cibler uniquement les individus qui méritent de l’être. Il nous est demandé
d’être très attentif au choix de nos objectifs. L’idée n’est pas d’exiger que nous trouvions forcément
des éléments en perquisition, mais que nous puissions toujours justifier d’éléments objectifs,
dûment vérifiés, ayant conduit au choix de la cible.» Un préfet nuance ce bilan très contrasté : «Tout
dépend de l’endroit où l’on place le curseur. Les perquisitions administratives nous permettent de
progresser en renseignement, plaide-t-il. On explore les entourages, les relations entre les
personnes…» C’est aussi la ligne défendue par le premier flic de France : «L’état d’urgence permet
d’abord d’enrichir le renseignement.»

Limite ou stratégie délibérée de la DGSI ?


Depuis le 13 Novembre, le principal service de renseignement intérieur français est à nouveau la
cible de critiques acerbes. Avec l’état d’urgence, c’est sa capacité de criblage des cibles terroristes
potentielles qui était attendue. Or, la DGSI n’a finalement téléguidé que très peu de perquisitions.
Dans le milieu du renseignement, deux hypothèses contradictoires sont avancées. La première est
que la DGSI ne rentre pas dans le jeu volontairement car elle a pour objectif de judiciariser ses
dossiers : «Pour nous, l’état d’urgence n’est qu’une agitation politique qui entre en contradiction
avec notre boulot quotidien, peste un agent de la centrale de Levallois-Perret. D’un coup, on nous
demande d’émettre un maximum de cibles, mais ça peut potentiellement flinguer nos dossiers les
plus importants. On ne va pas torpiller des mois de constitution de preuves sur des gros poissons
pour aller chercher un ou deux Scorpions [pistolets, ndlr]. Donc, on en donne le moins possible. Et
tant pis si on passe encore pour les individualistes de la bande.»
Une réalité corroborée par un préfet du sud de la France : «C’est vrai que la DGSI propose moins
d’objectifs [que le renseignement territorial]. Elle opte plus souvent pour une observation
discrète.» Culturellement, la DGSI aime garder la main sur ses dossiers. Au risque, par les temps
qui courent, de friser l’indigestion. Son département judiciaire est submergé par les dossiers
antiterroristes, multipliés par cinq entre 2013 et 2015 (de 34 à 188). «La DGSI ne doit pas avoir les
yeux plus gros que le ventre, persifle un spécialiste. Elle doit cesser sa logique de confinement et se
rapprocher du terrain.» C’est l’autre explication, cette fois plus accusatrice. Au sein de la police, on
raille «sa cécité» : «La DGSI est un FBI à la française qui ne marche pas. Personne n’a osé faire
une vraie critique des manquements de Charlie. Si le boulot de renseignement avait été fait en
amont, il y aurait eu des cibles à exploiter. Là, rien ou presque. Si des perquisitions avaient
débouché sur quelque chose en matière de terrorisme, la DGSI s’en serait déjà vantée.»
Pierre Alonso , Jean-Manuel Escarnot , Willy Le Devin

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