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Revue d'histoire des sciences

Noumène et différentielle dans la philosophie de Salomon Maïmon


M Sylvain Zac

Résumé
Résumé. — Après avoir participé à la querelle de la chose en soi et avoir gardé seulement l'idée de noumène comme idée
régulatrice, comme Idée limite, Maïmon revient à la métaphysique de Leibniz, dont le fondement est le calcul infinitésimal. D'où
un rapprochement de l'idée de noumène et de l'idée de différentielle, considérée comme une base scientifique des qualités
sensibles.

Abstract
Summary. — After participating in the quarrel over the thing in itself and having kept the idea of the noumenon only as a
regulative (limiting) idea, Maïmon returned to Leibniz's metaphysics, including the foundations of the infinitesimal calculus, out of
which came a reconciliation of the idea of the noumenon and the idea of the differential as a scientific basis for perceptible
qualities.

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Zac Sylvain. Noumène et différentielle dans la philosophie de Salomon Maïmon. In: Revue d'histoire des sciences, tome 39,
n°3, 1986. Etude sur l'histoire du calcul infinitésimal. pp. 255-272;

doi : https://doi.org/10.3406/rhs.1986.4478

https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1986_num_39_3_4478

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Noumène et différentielle

dans la philosophie

de Salomon Maïmon

gardé
Maïmon
infinitésimal.
différentielle,
KÉSUMË.
seulement
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SUMMARY. — After participating in the quarrel over the thing in itself and
having kept the idea of the noumenon only as a regulative (limiting) idea, Maïmon
returned to Leibniz's metaphysics, including the foundations of the infinitesimal
calculus, out of which came a reconciliation of the idea of the noumenon and the
idea of the differential as a scientific basis for perceptible qualities.

NOTE INTRODUCTIVE

Le philosophe Salomon Maïmon (1754-1800), dont il est ici question,


s'est engagé dans la voie ouverte au xvne siècle par Leibniz : celle de
l'usage philosophique du concept de différentielle. Cette voie féconde,
fréquentée par les philosophes leibniziens avec plus ou moins de bonheur,
fut empruntée avec éclat et profondeur par Kant, dans sa Critique de
la raison pure, k seule fin de montrer qu'il était possible d'articuler une
transition réversible entre la conscience pure et la conscience empirique
(perception), alors que dans des analyses antérieures ces dernières avaient
été préalablement distinguées et séparées. La signification nouvelle que
la théorie de Maïmon assigna à la différentielle eut une grande influence
sur les systèmes post-kantiens de l'idéalisme allemand (Fichte, Hegel),
avant d'occuper une place centrale dans la théorie de la connaissance des
philosophes néo-kantiens de l'Ecole de Marbourg (Hermann Cohen,
Ernst Cassirer). Le présent article de M. Sylvain Zac est extrait d'un
ouvrage en préparation sur la philosophie de Salomon Maïmon.
Jean Seidengart.
Université de Paris X-Nanlerre
Rev. Hist. Sci., 1986, XXXIX/3
256 Sylvain Zac

Le noumène kantien, pur objet de l'entendement mais


inaccessible à l'esprit humain, n'est ni cause efficiente, ni cause finale
du phénomène sensible, ni un substrat, support de la chose
sensible, ni, enfin, un idéal de la connaissance. Aussi Maïmon affirme-
t-il que le noumène dans ce sens n'est pour lui qu'un mot.
Cependant Maïmon ne rejette pas la notion de noumène. Elle joue même
un rôle très important dans son système. Il oppose comme lui les
noumènes aux phénomènes, mais les noumènes ne sont, selon lui,
ni au-dessous ni au-dessus des phénomènes : ils sont les fondements
des choses sensibles en ce sens qu'ils répondent à l'idéal de leur
intelligibilité, qui signifie l'enrichissement progressif des phénomènes du
point de vue des relations intelligibles dans lesquelles ils sont enserrés.
Il y a deux pôles de la connaissance, YEmpfindung, apparemment
inintelligible, en tant qu'elle nous est donnée sans que nous en
connaissions la cause, et l'idée infinie de Dieu, perfection de la
science de l'objet et disparition du phénomène, où le sujet
s'identifie à l'objet en soi dans l'entendement de Dieu. Seulement,
qu'il s'agisse du point de départ de la science et de son évolution
ou de l'Idée, principe régulateur de cette évolution, on peut s'en
approcher indéfiniment mais sans jamais atteindre entièrement
ces concepts limite. La perfection suprême de la connaissance
n'est pas union complète avec l'Idée de Dieu, ni dévoilement
complet de son origine. Elle n'est pas union, mais connaissance
approchée. C'est pourquoi dans les deux pôles de la connaissance
en raison de leur caractère de concepts limite il y a toujours une
différence infiniment petite entre le noumène et le phénomène,
si intellectualisé que ce dernier soit. C'est pourquoi l'idée de
« noumène » conduit à l'idée de « différentielle » (1).
Mais que faut-il entendre par l'idée de différentielle ?

I. — Dans La Colline du maître (Givalh Hamoreh), on trouve


au début un abrégé de l'histoire de la philosophie destiné à éclairer
le livre I du Guide de Maïmonide, et qui, en réalité, sert à Maïmon
de prétexte pour présenter à son lecteur juif sa propre philosophie.
Cette histoire n'est qu'un défilé chronologique à partir des
Présocratiques jusqu'à sa propre philosophie et dégage pour chaque
philosophie l'apport original, tout en ménageant les transitions

(1) Maïmon, Gesammelte Werke, III (Hildesheim, 01ms, 1970, 1976), Wôrterbuch,
Warheit, 158-178.
Sur la philosophie de Salomon Maïmon 257

qui marquent l'existence d'une histoire de la philosophie et sa


continuité, en y introduisant d'ailleurs des savants comme Copernic
et Newton. Je traduis de l'hébreu le texte où Maïmon expose
l'idée directrice de son œuvre :

« Et moi, celui qui écrit ici après avoir approfondi des livres et médité
grâce à la science philosophique, Dieu en soit remercié, j'ai trouvé que
les objets de la philosophie sont les fondements des choses sensibles et
non les choses sensibles elles-mêmes. Nous rapportons les formes logiques
non pas aux choses sensibles elles-mêmes, mais seulement à leurs
fondements ; les petites parties à l'infini dont les choses sensibles sont
constituées sont elles-mêmes des objets de l'entendement, bien qu'elles
soient les fondements des concepts sensibles. La pensée du philosophe
Leibniz est exactement la même que la mienne. Du moins c'est mon
avis : les choses sensibles sont naturellement divisibles à l'infini, étant
donné que les formes qui conditionnent leur accueil sont le temps et
l'espace, susceptibles d'une division à l'infini. Mais les fondements des
choses sensibles tels que l'entendement les produit, abstraction faite du
temps et de l'espace, sont ces « unités » mises en avant par Leibniz,
des "unités" indivisibles. Je veux dire que l'entendement est incapable
de saisir les rapports de qualité et de valeur entre les choses sensibles,
mais saisit bien les rapports de ce genre entre les fondements des choses
sensibles, c'est-à-dire entre les "unités" dont il était question. Mais
étant donnée la nature de l'imagination, elle est incapable de saisir ces
"unités". Par contre elle conçoit les relations entre les choses sensibles.
Par ce chemin (par la distinction de l'entendement et de l'imagination
dans la connaissance philosophique), je me suis bien gardé d'un côté
de rapporter les formes de l'entendement aux choses sensibles, d'un
autre côté j'ai pris des précautions pour ne les attribuer à rien et concevoir
les formes de l'entendement comme étant les objets de leur propre
compréhension. C'est ainsi que les fondements de la philosophie persistent
comme un "miroir de métal fondu" (Job, 37, 18). Je l'ai expliqué dans
mon livre sur la Philosophie Iranscendantale publié en allemand » (2).

Pour comprendre la nature et la fonction de la différentielle


chez Maïmon, ainsi que les solutions qu'elle prétend apporter aux
problèmes restés insolubles (du moins selon Maïmon) dans la
philosophie de son maître Kant, il convient d'analyser ce texte.
a I Expliquer c'est réduire le complexe au simple. Ce n'est
pas rapporter des formes logiques aux choses sensibles elles-
mêmes, mais c'est découvrir les fondements, les « éléments », les
« racines » des choses sensibles. Seuls les « fondements » des choses

(2) Maïmon, Givhat Hamoreh (La colline du maître), traduit et commenté par
H. Bergman et N. Rotenstreich (Jérusalem, 1965), 18.
258 Sylvain Zac

sensibles sont explicatifs, parce qu'eux-mêmes sont des concepts


de l'entendement.
b I Ces fondements sont les éléments infinitésimaux dont les
choses sensibles sont constituées sans être des « atomes » ou des
« points géométriques ». Expliquer ce n'est pas ramener les choses
sensibles au « mécanique » et au « géométrique », c'est se détourner
des rapports que le sens commun établit entre la diversité des
choses sensibles situées dans l'espace et le temps, divisibles à
l'infini, afin de découvrir des rapports intelligibles entre les parties
infiniment petites.
c / Maïmon suit la doctrine de Leibniz qui affirme que l'étendue
est hors des fondements des choses sensibles. Et la raison en est
que l'espace et le temps, conditions de l'arrangement des choses
sensibles, sont divisibles à l'infini ; la divisibilité inépuisable, loin
d'être expliquante, doit être elle-même expliquée. Maïmon emploie
l'expression « parties » infiniment petites, mais il les compare aux
unités indivisibles de Leibniz portant le nom de « monades ».
d / La preuve que les éléments expliquants sont d'une autre
nature que les choses sensibles et qu'ils les fondent, c'est que
l'imagination, incapable de saisir les unités intelligibles et leurs
rapports réciproques, est bien capable de saisir les choses sensibles
et apparemment d'établir entre elles des rapports de différences
et de ressemblances, alors que l'entendement, bien que capable de
saisir les « unités » indivisibles et leurs rapports, est incapable
d'établir des rapports entre les choses sensibles elles-mêmes.
e I C'est pour exprimer ce contenu nouveau, leibnizien plus
que kantien, que Maïmon affirme que les différentielles des objets
sont les soi-disant noumènes, ou plutôt les « ersatz » des nou-
mènes, choses inconnaissables de Kant, et que les phénomènes
objets sont des intuitions qui en surgissant des noumènes y trouvent
leur explication (3). Les noumènes sont des Idées et la raison en
est qu'ils servent de principes en vue de l'explication du surgis-
sement des objets sensibles selon des règles déterminées. Lorsque
je dis : le rouge est différent du vert, un concept de l'entendement,
dans sa pureté, ne saisira pas cette relation de diversité entre les
qualités sensibles. On aura toujours à se demander comment se
fait la transition entre 1 intelligible et le sensible. On saisira alors

(3) GW, II : « Versuch ùber die Transcendentalphilosophie », 32.


Sur la philosophie de Salomon Maïmon 259

la différence des qualités soit avec Kant d'après sa théorie des


rapports entre leurs espaces dans la forme a priori de l'espace,
soit comme un rapport entre des différentielles qui sont des Idées
de la raison a priori, non des objets contournables, mais des Idées qui
nous invitent à une recherche infinie qui ne sera jamais couronnée
de succès. C'est ce dernier type d'explication que Maïmon adopte.

IL — Maïmon distingue deux espèces d'infiniment petit :


l'infîniment petit symbolique et l'infiniment petit intuitif. La
différentielle appartient à la deuxième catégorie, à condition de
prendre le mot « intuition » dans son sens intellectuel (4).
L'infiniment petit symbolique est un état limite dont un
quantum s'approche toujours sans pouvoir y atteindre
entièrement, à moins de cesser d'être ce qu'il est. Un angle que deux
parallèles forment l'une avec l'autre est infiniment petit ; et plus
ces deux lignes s'éloignent de leur point de départ, plus l'angle est
petit. Supposons maintenant que les lignes s'éloignent encore plus
de leur point de départ de sorte qu'elles ne puissent plus se toucher.
Dans cet état, l'angle atteint le maximum dans la petitesse ou bien
il cesse d'être un angle (5). Cet infiniment petit est symbolique en
ce sens qu'il ne coïncide pas avec l'état réel et ne fait que renvoyer
à une grandeur ou à une qualité perceptible. Il est une invention
des mathématiciens afin d'assurer une généralité à leurs
théorèmes. Lorsque nous avons démontré par l'exemple que le cosinus
d'un angle droit est infiniment petit, cette proposition et celles
qui en dérivent s'appliquent aussi dans des cas où les objets n'ont
aucune grandeur (6).
Il en est autrement d'une différentielle. La différentielle d'une
grandeur signifie non pas un état où la grandeur cesse d'être ce
qu'elle est, mais signifie tout état dans lequel elle se trouve,
c'est-à-dire un état déterminable indéterminé, ou déterminé.
C'est pour cela qu'en disant -p
dx = ta j'affirme que x, abstraction

faite de toute grandeur, est à y ce que a est à b. Le sens de ce


rapport est qu'on peut admettre que x est aussi grand ou petit

qu'on voudra, il en résulte toujours l'équation -p = t« Mais je

(4) GW, II, 352.


(5) Ibid., 351.
(6) Ibid., 351.
260 Sylvain Zac

désigne ici x comme omni dabile minus. Maïmon appelle grandeur


ce qu'on peut penser comme plus grand ou plus petit ; il conclut
que l'infiniment grand comme l'infiniment petit peut entrer dans
un rapport différentiel.
La différentielle, comme n'importe quel infiniment petit, ne
peut être l'objet d'une intuition sensible. Pour Maïmon le rôle de
la différentielle c'est d'enserrer le sensible dans des rapports
intelligibles. On ne peut pas la construire comme objet en l'exhibant
dans une intuition spatio-temporelle. Elle est une simple former
un système de rapports. Toutefois elle peut même être pensée
comme objet. En n'étant qu'égalité de rapports on peut la
manipuler de façon différente et selon des lois différentes. C'est en ce
sens qu'elle est intuitive et s'offre à nous comme un quasi-objet (7).
On peut comparer la différentielle à l'unité absolue dans
V Arithmétique pure (8). Cette unité n'est pas une forme de
l'intuition sensible. Si l'unité était soumise aux formes de l'espace et
du temps, elle serait divisible à l'infini et ne pourrait constituer
une unité absolue et on ne pourrait la présenter comme un objet
absolument déterminé et indivisible (9). Il y a chez Maïmon
comme chez Bergson une tendance à ramener les rapports
numériques à des rapports spatiaux, sauf que Maïmon réduit encore
l'espace et le temps à des rapports de coexistence et de succession
entre des choses hétérogènes. La divisibilité infinie est le signe
de la phénoménalité. L'unité pure de l'Arithmétique, envisagée
en elle-même sans pouvoir être diminuée, peut être seulement
multipliée : elle est déspatialisée (10).
Il en est de même de la différentielle. Le rapport des deux
termes numériques n'est pas immuable comme par exemple dans
un rapport réciproque des grandeurs irrationnelles, mais
seulement un rapport fonctionnel généralisé des rapports des
infiniment petits. Toutefois, sans avoir une grandeur déterminée, les
différentielles sont cependant des grandeurs en ce sens qu'elles
sont des rapports qui fondent des grandeurs. Cette façon de
procéder est légitime parce qu'elle exclut, comme dans l'Arithmétique
pure, toute unité de mesure qui ferait qu'en raison de la varia-

(7) Ibid., 351.


(8) Ibid., 351.
(9) Ibid., 353.
(10) Ibid., 353.
Sur la philosophie de Salomon Maïmon 261

bilité de l'unité de mesure le résultat soit affecté d'un caractère


de subjectivité (11).
Les différentielles sont des Idées de la raison ou des concepts
limite, principes de mesure, sans être eux-mêmes mesurables et
nombrables. Aussi, épurée de tout élément sensible et empirique,
elle ne peut être connue que par l'entendement, car, contrairement
à Kant, Maïmon admet la possibilité de l'intuition intellectuelle
chez l'homme ; d'autre part, en la pensant, l'entendement ne la
pose pas comme une réalité déjà constituée, pétrifiée, et portant
le signe de la mort, mais comme une réalité en train de se
constituer ; l'entendement les pense comme s' « écoulant ». D'autre part,
si l'on admet que la fonction de l'entendement c'est de penser,
c'est-à-dire d'introduire l'unité dans la diversité, on doit
reconnaître qu'il ne peut penser aucun objet sans loi ; une différentielle
est un mode de production selon une loi déterminée par
l'entendement. Elle est un mode de production qui comporte, malgré la
loi qui la définit, un caractère de particularité et de variabilité
en tant qu'elle se rapporte à un objet lui-même variable, sans
perdre cependant son caractère d'universalité. En raison de sa
particularité, elle permet, en s'associant à d'autres différentielles,
de pénétrer dans l'intimité de l'objet (12).
Nous trouvons ainsi un caractère important de la
différentielle. Elle est un mode de production des infinitésimaux qui
fondent les lois universelles régissant les objets physiques.
Tout ce qu'on peut dire sur la nature des différentielles nous
empêche cependant de soutenir qu'il n'y a en elle rien de stable.
Au contraire il n'y a pas de différentielle sans règle. Un objet
requiert deux éléments : 1) une intuition donnée soit a priori,
soit a posteriori ; 2) une règle pensée par l'entendement qui
détermine les rapports du divers dans l'intuition.
L'entendement ne rend pas la règle fluente, mais ce qui fait que l'objet
est pensé comme se constituant c'est l'intuition elle-même
(lorsqu'elle est a posteriori ou encore en raison de la détermination
particulière de la règle dans le même objet). Un exemple simple :
l'entendement pense un triangle déterminé, sans être unique. A
partir d'un rapport déterminé entre deux côtés, il détermine aussi

(11) Ibid., 395.


(12) Gueroult, La philosophie transcendantale de Salomon Maïmon (Paris, Alcan,
1929), 60.
262 Sylvain Zac

la grandeur et la position du troisième côté. C'est en raison de


son unité et de la permanence des rapports entre les deux côtés,
rapports variables, que la grandeur du troisième côté est sous le
régime de la fluctuation. On se trouve en présence de
déterminations qui ne sont pas contenues dans sa règle. Aussi la longueur
des côtés selon une unité de mesure reste indéterminable. Tout
en conservant toujours la même règle les rapports entre les côtés
du triangle sont différents dans les différentes constructions. Nous
pouvons donc dire qu'eu égard à toutes les constructions possibles,
l'entendement ne les considère pas comme toutes faites, mais,
pour employer une expression de Bergson, comme « se faisant ».
Par contre le pouvoir de l'intuition ne représente aucune règle,
à savoir aucune unité dans le divers, mais le divers lui-même.
Aussi, même lorsqu'il ne s'agit pas de rapports numériques, mais
d'un rapport généralisé, c'est-à-dire d'une fonction, les rapports
entre les objets, et les conséquences qui en résultent, ne sont jamais
absolument corrects, en dehors de leur référence à la
différentielle (13).
En résumant les caractères essentiels de la différentielle,
Maïmon aboutit à la définition suivante : elle est une grandeur
qui, envisagée selon son mode de constitution, est un quantum
auquel en tant que tel on peut ajouter une quantité déterminable,
mais dont on peut faire abstraction volontairement (14).
Une quantité étant donnée, située dans l'espace et le temps,
si nous en détournons notre attention, dit H. Bergman (15), et
diminuons jusqu'à zéro les grandeurs extensives de l'espace et du
temps, nous serons amenés à trouver l'objet tel qu'il est, c'est-à-dire
la loi d'après laquelle il a été créé. C'est ainsi que dans la première
proposition du livre X des Eléments d'Euclide il est dit que si dans
une grandeur on abstrait, en la divisant indéfiniment, chaque
quantité déterminable et selon son mode de constitution, elle est
déterminée comme la plus petite grandeur possible. C'est ainsi qu'on
procède aussi dans la méthode des indivisibles et, enfin, dans la
méthode des différentielles (16).
Nos sens nous donnent le contenu qui se répand dans le temps
et dans l'espace. Nous devons nous affranchir de l'espace et du

(13) GW, II, 35.


(14) GW, VII : Kritische Untersuchungen ùber den menschlichen Geist, 211.
(15) H. Bergman, La philosophie de Salomon Maïmon (Jérusalem, 1967), en hébreu»
(16) lbid., 209.
Sur la philosophie de Salomon Maimon 263

temps et fixer notre attention sur la qualité physique pure. Dans


l'étude des différentielles nous écartons notre connaissance de
l'espace et du temps, et nous construisons la différentielle à partir
du point 0. Alors surgira devant nous la qualité comme une loi
intellectuelle d'ordre naturel. Nous comprenons alors comment une
loi de l'entendement se réalise dans un phénomène donné. L'homme
ne connaît pas ces différentielles qui sont pour lui des Idées limites.
Ce qui est donné c'est la qualité répandue dans l'espace et le
temps. Mais ces différentielles ne sont pas des fictions. Elles
expriment la rationalité qui gouverne la matière.

III. — Dans son Preisschrifl sur l'évidence, Mendelssohn


distingue les grandeurs intensives et les grandeurs extensives. Les
secondes sont soumises à la loi des partes exlra paries alors que
dans les premières les parties rentrent les unes dans les autres.
Mendelssohn nous donne comme exemples de ces dernières, non
seulement les intensités de la lumière, de la chaleur, etc., mais
encore les degrés de la valeur d'un objet, de la vérité d'une
proposition, du degré d'une perfection, etc. (17). Maïmon suit cette
distinction que Mendelssohn emprunte à Wolff, mais, tout en
affirmant que les différentielles pourraient s'appliquer à d'autres
qualités que celles de la matière, il tâche de montrer que les
différentielles, telles qu'on en fait usage en mathématiques, sont de
l'ordre de la qualité ; ce sont des « êtres métaphysiques », des
« qualités des quantités ». Les différentielles ne sont pas des
grandeurs extensives, étant donné qu'elles ne se forment pas à partir
de parties homogènes. Elles sont intensives parce que leurs
rapports sont déterminables les uns relativement aux autres dans le
sens des accroissements infiniment petits ; dx et dy, envisagés
comme des grandeurs isolées, sont l'un et l'autre égaux à 0. Ni
l'un ni l'autre ne sont perceptibles. Et pourtant dx peut être ndy.
La vitesse d'un mouvement dans un point peut être comparée
avec une vitesse différente de ce même mouvement dans un autre
point et grâce à cette comparaison le mouvement est déterminé
comme grandeur intensive (18).
Tous les quanta ou tous les objets (puisque nous n'avons pas

(17) M. Mendelssohn, Vber die Evidenz, 1763. Rééd. in Schriften zur Philosophie,
I (Hildesheim, 01ms, 1968), 54.
(18) GW, VII, 215.
264 Sylvain Zac

d'autres objets que ceux qui sont a priori) qu'ils soient donnés
comme vitesses ou comme des rapports sont des grandeurs
intensives (il ne semble pas que la notion de différentielle soit précise
chez Maïmon ; il ne distingue pas toujours nettement la
différentielle de la dérivée ou de la fonction) ; il faut l'analyser surtout
en raison des conséquences métaphysiques qu'il va en tirer, comme
nous le verrons. C'est ainsi qu'il donne comme exemple simple
de l'opération de l'entendement dans la constitution d'une
différentielle, celle qu'il effectue en traçant une ligne. On peut, en effet,
envisager une ligne sous un double statut, d'une part, en tant que
l'entendement la pense et la trace dans la pensée et, d'autre part, en
tant qu'elle est exhibée dans l'intuition. Pour connaître
intuitivement cette ligne, la conscience requiert seulement l'appréhension
à savoir le parcours de l'enchaînement de ses parties qui sont
paries extra partes ; par contre pour concevoir cette ligne on a
besoin de l'explication de son mode de production. Dans l'intuition
la ligne d'un mouvement précède le mouvement d'un point ; dans
le cas du concept c'est précisément le contraire. Lorsqu'on conçoit
une ligne c'est qu'on veut expliquer son mode de production et
alors le mouvement d'un point précède le concept de la ligne (19).
Dans les Kritische Unlersuchungen Maïmon cherche à
démontrer formellement que tous les objets pouvant être exhibés a priori
sont des grandeurs intensives selon leur mode de production. Bien
que les différentielles soient des grandeurs différentes et puissent
être comparées selon la diversité de leur mode de production, on
a le droit de dire qu'elles sont des grandeurs intensives, en tant
qu'on les considère non en elles-mêmes, mais dans leurs rapports
réciproques (20).

IV. — La différentielle est réelle ; elle jouit même, dit Maïmon,


d'une réalité absolue, bien qu'elle ne se révèle intuitivement que par
des intégrales accessibles à la conscience humaine. Etant donné
l'évolution de la physique depuis Galilée dans le sens d'une mathéma-
tisation qui semble vérifier la célèbre formule pythagoricienne :
« les nombres gouvernent l'univers », les nombres, ces unités
constitutives, sont localisés et rangés selon un ordre spatio-temporel.
Maïmon, au contraire, ne se demande pas comment réduire les

(19) GW, II, 36.


(20) GW, VII, 211.
Sur la philosophie de Salomon Maïmon 265

« qualités secondes » aux « qualités premières », il semble penser


que les lois universelles qui gouvernent les choses à l'échelle de
la perception humaine, même renforcées par des instruments, à
moins de tomber dans un plat positivisme, ne s'expliquent que
par la réduction des grandeurs extensives à des différentielles.
Mais une grandeur intensive peut-elle être pensée sans un rapport
avec des grandeurs extensives ? Maïmon nous invite à penser à
un triangle dont un des côtés se meut dans la direction de son
angle opposé de telle façon que celui-ci reste toujours parallèle
avec lui-même et jusqu'à ce que le triangle devienne infiniment
petit. La grandeur du triangle disparaît. Toutefois il ne s'agit pas
ici de la destruction d'un être mathématique car, si petit qu'on
conçoive ce triangle, le rapport entre les côtés reste le même. La
grandeur extensive des côtés disparaît, alors qu'en réalité elle est réduite à
sa différentielle. Le rapport entre les côtés, par contre, reste toujours
le même parce qu'il ne s'agit pas d'un rapport de nombre à nombre
par référence à la même unité, mais d'un rapport d'une unité à
une autre unité (21). Par conséquent, la grandeur « intensive »
diffère de la grandeur « extensive » et en est le vrai fondement.
Il n'y a pas cependant ici un retour de Maïmon à une philosophie
qualitative comme celle d'Aristote. Homme du xvme siècle,
connaisseur de Newton, il ne nie pas que la physique se forme
par un usage combiné du raisonnement mathématique et de
l'expérience, mais il soutient que si l'on se place au point de vue de
la pensée absolue, l'étendue, au sens commun du mot, ne se résout
pas en partes extra paries, mais elle est fondée sur une sommation
des différentielles. Lorsqu'on dit que le feu fait fondre la cire, ce
jugement ne se rapporte ni au feu ni à la cire comme objets
d'intuition, mais à leurs éléments, c'est-à-dire aux différentielles
que notre entendement pense et crée en les pensant (22).

V. — Kroner insiste dans son livre Von Kant bis Hegel sur
la part de l'héritage spinoziste dans l'œuvre de Maïmon. Les
idées de la « monade », de la phénoménalité des choses naturelles,
de la relativité de l'étendue par rapport aux « monades » sont des
idées leibniziennes, mais, malgré les critiques wolfïiennes qu'il
reprend contre Spinoza, Maïmon distingue comme Spinoza l'étendue

(21) GW, II, 395.


(22) Ibid., 356.
266 Sylvain Zac

telle qu'elle est connue par l'entendement — comportant les


caractères d'infinité, d'indivisibilité et de continuité — de l'étendue
commune (23). Dans la lettre XII à Meyer, notamment dans
l'exemple des cercles concentriques, il s'agit de montrer que le
théorème qui s'y rapporte devrait traduire par des différentielles
la grandeur finie qui sépare les deux cercles qui s'expriment par
une infinité inépuisable de cercles, l'idée de cette infinité pouvant
s'exprimer chez Maïmon par le terme « Idée d'entendement ». On
assiste d'autre part, chez Maïmon comme chez Spinoza, à une
« pulvérisation » du nombre entier, du moins dans sa fonction
ontologique (24). On constate chez Maïmon comme chez Spinoza
un effort pour réconcilier les idées de rationalité et d'individualité.
L'idée de la légalité universelle ne condamne pas l'univers à
l'homogénéité ; c'est en suivant Spinoza que Maïmon subordonne
l'universalité des lois à la singularité des essences, manifestations
du détail de l'intelligibilité des choses. Enfin Maïmon comme
Spinoza distingue 1' « ordre subjectif », ordre de l'imagination
dont il est question dans l'Appendice du livre I de l'Ethique, et
1' « ordre objectif », ordre des choses selon des lois nécessaires,
ordre vrai, œuvre de l'entendement et de la raison, où il n'y a
ni sensibilité, ni intuition, mais seulement des concepts qui
accompagnent toujours les sens et l'imagination.
Mais à y bien réfléchir, la philosophie de Maïmon est proche
parente de celle du xvne siècle en général qui donne un nouveau
sens au mot Infini, en démontre la primauté par rapport au fini
et décrit l'antinomie universelle de l'homme, lorsqu'il a conscience
que l'infini a un double caractère d'immanence et de
transcendance ; il est en nous et au-delà de nous.
Voici ce que Maïmon déclare lui aussi au sujet de la primauté
de l'idée de l'infini en philosophie :
« Ce qu'on peut reprocher à l'introduction du concept mathématique
de l'infini en philosophie ne m'est pas inconnu. Surtout que même dans
les mathématiques ce concept se heurte à de nombreuses difficultés. On
peut croire que je cherche à expliquer l'obscur par l'obscur. J'ose
cependant affirmer que ces concepts appartiennent à la philosophie d'où
ils ont été transférés aux mathématiques. C'est par son système de
"monadologie" que le grand Leibniz a été amené à la découverte du
calcul différentiel. Aussi une grandeur (quantité) qui n'est pas considérée

(23) Kroner, Von Kant bis Hegel, I (Tubingen, 1921), 360.


(24) M. Gueroult, Spinoza, I, t La lettre sur l'infini » (Paris, Aubier, 1968).
Sur la philosophie de Salomon Maïmon 267

(dans ce calcul) comme grande, mais bizarrement comme une qualité


abstraite d'une quantité. Seulement ces (concepts) sont en
mathématiques comme en philosophie de simples Idées qui représentent le mode
de production des objets ; ce sont seulement des concepts limite dont
on s'approche (toujours sans les atteindre) » (25).

VI. — En distinguant l'infîniment petit symbolique et l'infi-


niment petit intuitif, Maïmon affirme nettement que l'infîniment
petit intuitif correspond à des objets mais il dit aussi en même
temps que les infinitésimaux sont des « fictions ». Il pense que
lorsqu'il s'agit de l'objectivité des différentielles, il s'agit de
l'objectivité d'un mode de construction qui exprime une loi et non une
réalité sensible.
Il y a, semble-t-il, quelque imprécision dans les termes
qu'emploie Maïmon.
C'est parce qu'il reconnaît une dette égale à la philosophie
intellectualiste de Leibniz et de Spinoza qu'il les associe toujours
ensemble : « Leibniz ou Spinoza ». Mais il y a une originalité de
Maïmon : en ce qui concerne Leibniz il n'y a pas toujours chez
lui comme chez ce dernier corrélation entre la notion, de
différentielle et celle d'intégrale. La différentielle « force derivative »
relève chez Leibniz de son spiritualisme qui cherche à mettre la
matière au niveau de l'esprit et à se compléter ; quant à l'intégrale
liée à l'appétition qui préside au changement continu d'une
perception à une autre. C'est l'idée de conaius ou d'appétition qui
fait que Leibniz subordonne le règne des causes efficientes à celui
des causes finales. Rien de tel chez Maïmon : il ne se soucie ni
de la finalité, ni de l'harmonie. Ce qui le préoccupe c'est la thèse
de l'intelligibilité intégrale du réel, l'idée de la souveraineté de
l'entendement et sa victoire incessante sur le « donné » qui, en
tant que tel, est toujours irrationnel. D'où une tendance fréquente
à nier le rôle ontologique du « donné ».
L'entendement ne se soumet donc pas à quelque chose a
posteriori. Il laisse plutôt surgir l'a posteriori selon ses propres règles.
Il fait comprendre le contenu spatio-temporel comme des objets
qui ont été créés selon des lois différentes. Quant à 1' « intégrale »,
Maïmon l'oppose à la « différentielle », mais il ne la conçoit pas
toujours comme une sommation des différentielles selon des lois,

(25) GW, II, 22.


268 Sylvain Zac

mais souvent aussi comme une connaissance globale. Dieu pense


par différentielles, connaissance des choses dans leurs éléments,
compte tenu de leur diversité, de leur infinité et de leur association
rationnelle ; alors que l'homme pense les choses selon les «
intégrales », c'est-à-dire des choses déjà produites selon des lois que
la pensée infinie pense en produisant ; c'est que les hommes les
érigent en données sans en connaître l'ordre de genèse. En revanche
il reprend à Spinoza ses idées de l'unité de l'Etre, de l'idée infinie
de Dieu condition de l'accord de l'intelligibilité et de la réalité,
de l'idée de l'infinité intensive. Mais Maïmon oppose à 1' « acos-
misme » de Spinoza l'idée d'une « âme du monde » créée par Dieu.
Il ne se rallie donc pas au panthéisme.
Ajoutons que cette théorie des différentielles, qui peut paraître
discutable par les mathématiciens de notre époque, a une
importance de premier ordre dans l'histoire de la philosophie allemande.
Maïmon accepte avec enthousiasme l'idée kantienne du « trans-
cendantal », mais il n'a cessé de critiquer le dualisme kantien,
dualisme de l'entendement et de la sensibilité, facultés
hétérogènes. D'abord les formes de la sensibilité, quoique a priori chez
Kant, relèvent, en tant que données, de l'irrationnel, et, d'autre
part, on ne comprend pas comment Kant peut faire la jonction
entre les deux facultés. Après avoir soutenu pourquoi la
spontanéité de l'entendement lie le divers de la sensibilité, Kant aurait
dû montrer comment le divers de l'intuition se subsume, selon lui,
sous les concepts a priori. « L'hétérogénéité de l'entendement et de
la sensibilité, dit Bréhier, rend impossible à résoudre un problème
que la déduction transcendantale ordonne de résoudre » (26).
Dans sa lettre du 26 mai 1788 à Marcus Herz (27) où Kant
répond à l'objection de Maïmon sur l'impossibilité où se trouve
la théorie kantienne de la connaissance d'unir ce qu'elle a isolé,
à savoir : d'une part, le concept pur, unité sans aucun contenu
intuitif, et, d'autre part, le divers éparpillé qui a pour nom
intuition, Kant avoue qu'il s'agit, en effet, d'une difficulté réelle et qu'il
est, il est vrai, dans l'impossibilité d'expliquer cet accord de ce
qui est en fait en désaccord. Mais il ajoute qu'il n'a pas besoin
de répondre à cette question. Il en est de l'accord de la sensibilité

(26) H. Bréhier, Histoire de la philosophie, II, fasc. 2 (Paris, puf, 1968), 468.
(27) Kant, Gesammelte Werke, édition de l'Académie de Berlin ; AK, XI (Berlin,
1928), 540.
Sur la philosophie de Salomon Maïmon 269

et de l'entendement comme de 1' « harmonie préétablie » dans


les systèmes des monades de Leibniz fondés dans cette « monade
dominante » qu'est Dieu.
Maïmon ne devait pas prendre au sérieux ce retour inopiné
à Leibniz. Mais Kant lui-même n'a pas été satisfait de sa réponse.
Il tâche de démontrer que c'est le schématisme, produit de
l'imagination transcendantale et détermination transcendantale du temps,
qui fait concevoir la possibilité des concepts de l'entendement
pur dans l'intuition du temps. Il sert d'intermédiaire entre
l'entendement et l'intuition sensible. Mais Maïmon pense que les schemes
qui sont aussi nombreux que les concepts — mais qui n'en sont pas
déductible — sont des déterminations du temps qui échappent à la
constructivité du concept, et sont liés certes à la pensée plus qu'à
l'espace, mais comportent cependant, selon Kant, des caractères
purement intuitifs (succession, irréversibilité, simultanéité des
données) qui ne tirent pas leur source de la causalité spontanée de
l'entendement. D'ailleurs Kant déclare que le schématisme de
l'entendement pur est « un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine
et nous aurons de la peine à arracher à la nature ses secrets... ».
C'est expliquer l'obscur par l'obscur, chercher à déchiffrer une
énigme par une autre énigme (28).
Maïmon en conclut que la théorie du schématisme ne sert à
rien pour résoudre le problème que Kant désigne par quid juris.
Il faut remplacer le schématisme kantien — le mot « scheme »
étant pris d'ailleurs chez lui comme synonyme de schéma
sensible — par la notion de différentielle, infiniment petit
métaphysique, qui envisage, comme nous l'avons vu, la qualité, abstraction
faite de toute quantité. Les concepts purs ou les concepts de
l'entendement ne se rapportent jamais immédiatement aux
intuitions ; ils se rapportent à leurs éléments, aux idées de la raison
qui président à la construction et à l'exhibition des objets. De
même que dans les mathématiques supérieures à partir des
différentielles des différentes grandeurs on met en lumière les
rapports de ces grandeurs, de même l'entendement, d'une
manière obscure, probablement à partir des rapports
infinitésimaux des qualités différentes, met en lumière les rapports de
ces qualités. Admettons avec Kant que nous avons non seu-

(28) Kant, Critique de la raison pure (Paris, Ed. de la Pléiade, 1980), 897 ; AK,
IV, 180.
270 Sylvain Zac

lement des « jugements de perception », mais encore des «


jugements d'expérience », que la condition de ces jugements est
l'application des catégories aux phénomènes, la théorie des
différentielles — Maïmon le croit du moins — rendrait raison de la
légitimité de cette application. Mais, comme nous l'avons vu, les
« éléments » ou les « racines » des phénomènes auxquels les
catégories s'appliquent contiennent déjà une armature conceptuelle.
Le schématisme est inutile, car cette application n'est pas passage
du même à l'autre, mais passage du même au même. Maïmon
se déclare heureux d'avoir apporté une solution au problème posé
par Kant (29).
Demande-t-on par quels moyens l'entendement reconnaît que
ces rapports reviennent à ces éléments ? Maïmon répond que c'est
parce que lui-même les a érigés en objets réels grâce à ces
rapports, et parce que les phénomènes eux-mêmes se rapprochent
toujours indéfiniment de ces rapports (30). On se trouve en
présence d'un intellectualisme intégral, les concepts limite, foyers de
l'intelligibilité, ayant leur place dans l'infiniment petit et dans
l'infiniment grand.
D'où la possibilité d'accorder à la métaphysique le droit à
l'existence. Certes Maïmon est d'accord avec Kant que les objets
de la métaphysique ne sont pas des objets d'une intuition pouvant
être donnée dans une expérience quelconque. Mais il s'en écarte
en ce que Kant soutient qu'ils ne sont même pas des objets que
l'entendement pourrait déterminer d'une manière quelconque.
Maïmon les tient au contraire comme de vrais objets. Même si
elles sont de pures idées, on les pense cependant comme
déterminant les phénomènes qui en surgissent. Par la réduction des
intuitions à leurs éléments nous sommes en état de déterminer
les rapports des éléments entre eux, de même qu'en réduisant les
grandeurs à leurs différentielles et en ramenant celles-ci à nouveau
à leurs intégrales, nous sommes en état de découvrir de nouveau
les relations entre les grandeurs elles-mêmes.
C'est à partir de cette théorie des différentielles que nous
pouvons comprendre le sens maïmonien de l'opposition des deux
ordres de la nature : l'ordre objectif et l'ordre subjectif. Par « ordre
de la nature » on entend ici non pas la succession des événements

(29) GW, II, 152.


(30) Ibid., 193.
Sur la philosophie de Salomon Màîmon 271

dans le temps, mais la nature de la « pensabilité » présupposée


par les choses. L'ordre objectif est l'ordre pensable par le pouvoir
infini de connaître qui affranchit l'infiniment petit de tout élément
sensible, nous fournissant à la fois le contenu et la forme de la
connaissance, ce qui fait qu'à la limite la connaissance que nous
avons des choses se rapproche de celle de Dieu qui embrasse dans
un seul tout la totalité des choses possibles (31). Il commence
par les idées de l'entendement, représentant de toutes les choses
possibles à l'exclusion de toute sensibilité et de toute intuition ;
viennent ensuite les concepts de l 'entendement, dont la fonction est
de lier les idées de l'entendement dans l'unité de l'Aperception
et, enfin, les idées de la raison ou la représentation du pouvoir
de connaître lui-même comme une substance absolue, comme une
cause suprême de l'ordre objectif. Résumons-nous : ces idées sont
liées à l'idée de total et d'infini, à une pensabilité de toutes les
choses où chaque élément est déterminé par tous les autres (32).
Ajoutons qu'étant donné que nous sommes au niveau de la
pensée logique nous devons ici dissocier l'idée d'ordre de celle de
temps. Il s'agit d'un ordre infini où la liaison logiquement
nécessaire dans les facultés de connaissance et les objets de la
connaissance exclut tout ce qui est indéterminé et met fin aux
explications par des « mixtes » où le « même » discipline 1' « autre ».
Quant à 1' « ordre subjectif » de la nature, c'est l'ordre que
nous découvrons après coup, ou, autrement dit, ce que Yordre
objectif a produit. C'est l'ordre qui décrit les conditions d'une
connaissance valable requises pour une pensée finie comme la
nôtre. Elle part de la sensibilité, qui, sans être consciente elle-
même, nous livre la conscience de la matière dont elle ne peut
se passer chez l'homme. Nous connaissons d'abord par la
sensibilité, sans laquelle nous, hommes, nous serions dépourvus de
conscience, et qui nous fournit la matière de la connaissance.
Viennent ensuite :

1) l'intuition liaison de la matière et de la forme de la


sensibilité ;
2) les concepts de V entendement, liaison des formes de la pensée
(des catégories) et des intuitions ou plutôt liaison des intuitions
par les formes de la pensée et enfin les idées de la raison ou la

(31) Ibid., 376-377.


(32) Ibid.
272 Sylvain Zac

totalisation des concepts de l'entendement, les Idées de la raison


étant les formes mêmes de la pensée envisagée comme objet (les
Idées sont envisagées ici dans leur pluralité et non pas dans leur
unité). Les concepts de l'entendement et les Idées de la raison
sont hiérarchiquement supérieurs à la sensation et à l'imagination.
D'autre part, Maïmon considère comme accidentelle la liaison de
l'entendement et de la raison avec un mode d'intuition particulière
et avec le pouvoir d'intuition en général. A supposer que notre
mode d'intuition soit anéanti, la faculté de pensée qui donne aux
idées un sceau d'objectivité pourrait continuer à produire les idées
et à les objectiver. Enfin l'entendement, faculté de déterminer les
objets réels par des relations pensées, échappe aux vicissitudes du
temps (33).
L'idée de l'ordre subjectif semble correspondre à l'ordre tel
que Kant le conçoit. La connaissance de cet ordre est à la mesure
de l'entendement humain. Mais l'imitation de Dieu étant l'idéal
de l'homme, l'esprit humain doit autant que possible passer de
la connaissance de l'ordre subjectif à celle de l'ordre objectif.
Terminons par une idée avancée par Maïmon lui-même : les
avantages de l'usage philosophique des différentielles, c'est permettre à
la métaphysique de retrouver les conditions de son existence. Il est
vrai de dire avec Kant que les objets de la métaphysique ne sont
pas des objets de l'intuition, ne pouvant être donnés dans une
expérience sensible quelconque. Les objets de la métaphysique
sont au contraire des objets réels. D'abord tout en étant de simples
idées ils peuvent être pensés comme déterminant les intuitions
qui en surgissent. D'autre part, en réduisant les intuitions à leurs
éléments, nous pouvons déterminer entre elles de nouvelles
relations. La métaphysique reçoit ainsi un traitement scientifique. Il
en est comme dans les mathématiques où en réduisant les
grandeurs à leurs différentielles et celles-ci à leur tour à des intégrales,
nous découvrons de nouvelles relations entre les grandeurs elles-
mêmes (34).
Sylvain Zac.
Université Paris X-Nanlerre.

(33) Ibid., 375.


(34) Ibid., 195-196.

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