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Kellens - Zoroastre - Dans - L - Histoire - Ou - Dans - Le - Myt PDF
Kellens - Zoroastre - Dans - L - Histoire - Ou - Dans - Le - Myt PDF
PAR
JEAN KELLENS**
RÉSUMÉ
La datation de Xanthos «6.000 ans avant l'expédition de Xerxès contre la Grèce»
doit vraisemblablement être interprétée dans le cadre de la doctrine des millénai-
res, mais ne confirme pas la date traditionnelle «258 ans avant Alexandre».
Celle-ci s'explique tout aussi bien par la mythologie que par l'histoire et semble
incompatible avec ce que nous savons de l'histoire des textes avestiques et des
croyances relatives à la doctrine des millénaires.
Mots-clés: Avestique, Zoroastrisme, Histoire de l'Iran ancien.
ABSTRACT
Xanthos' datation «6.000 years before Xerxes' Greek expedition» must prob-
ably be interpreted in the framework of the millenarian doctrine, but does not
confirm the traditional date «258 years before Alexander». This one can be ex-
plained by mythology as well as by history and seems incompatible with what
we know about the development of the Avestan texts and the beliefs related to
the millenarian doctrine.
Key-words: Avestan, Zoroastrianism, Old Iranian History
I. Considérations préliminaires
III. Pythagore et Ezéchiel
queurs arabes (catalogue des sources chez Gnoli, pp. 134-135) est con-
firmée par l'utilisation qui en a été faite dans le remodelage de l'ère
séleucide entrepris au début du règne d'Ardasir I. Il semble paradoxal
qu'une date d'une si grande précision historique ait joué un rôle dans
une entreprise caractérisée, selon les mots mêmes de Henning, par une
«singular ignorance of Iranian history» (p. 38), et donc également para-
doxal que Gnoli défende le sens historique des vieux Iraniens (pp. 132-
133) quelques pages avant de citer élogieusement le jugement de
Henning (p. 143)4. Mais la contradiction n'est qu'apparente. L'exposé
général de Gnoli fait bien apparaître que la préservation de la date tradi-
tionnelle n'est pas le fait de l'histoire, mais de la mémoire pieuse (la bi-
zarrerie est alors que Gnoli ne s'est pas senti dispensé de débattre du
sens de l'histoire dans l'Iran ancien). Les Iraniens auraient joyeusement
massacré toutes les dates de leur histoire civile, oublié les Achéménides,
gommé les Séleucides, raccourci de moitié le temps des Arsacides, mais
auraient catalogué avec une fidélité sans faille les grands événements de
la vie du prophète5: la naissance, la révélation, le premier succès, la con-
version de Vistaspa, la mort.
Cette complète discrépance entre la mémoire des faits politiques et la
mémoire des faits religieux me paraît invraisemblable pour plusieurs rai-
sons. 1. Elle est invraisemblable tout court. 2. Elle introduit dans le dé-
bat une argumentation circulaire: l'existence historique de Zarathushtra
explique la précision de la date qui, à son tour, démontre l'existence his-
torique de Zarathushtra. L'interaction permanente entre ces deux présup-
posés est le fondement même de l'argumentation de Henning: «It is but
natural that the members of the early Zoroastrian community should
have counted the years from a significant moment in the life of their
prophet» (p. 40). Et on lit chez Gershevitch, p. 10, qu'aucune falsifica-
4
Le «sens de l'histoire» est, dans le cadre de ce débat, un pur anachronisme. On ne
peut évidemment avoir eu le sens de l'histoire en un temps où l'histoire n'existait pas. On
connaît la formule de Nicole Loraux: Thucydide n'est pas notre collègue. On a souvent
l'impression que les partisans de la date traditionnelle considèrent les mages inconnus du
Ve-IVe siècle comme leurs collègues. Il est intéressant à cet égard de relire comment
Henning récuse le témoignage d'Onésicrite sur l'abandon des vieillards aux chiens à
Bactres (pp. 21-22). Le programme de l'argumentation, donné d'emblée, est le suivant:
«The Persian Empire was in many respects not so very different from a modern state».
5
Il est significatif que c'est dans ce contexte que le mot prophète revient le plus sou-
vent sous la plume de Gnoli pour désigner Zarathushtra.
tion chronologique n'eût été admise par ceux dont le père avait vu ou
entendu décrire les funérailles de Zarathushtra (j'ignore si c'est ce genre
de chose que Gnoli, p. 135, appelle «sound arguments»). 3. La piété
n'est pas un sûr garant de la mémoire. Dans des conditions historico-
géographiques autrement plus favorables et, surtout, rompus à la prati-
que de l'écriture, les chrétiens n'ont su consigner avec précision ni la
date de naissance de leur fondateur, ni l'âge qu'il avait à sa mort (au cas
où il ne serait pas lui aussi mythique). 4. La précision et la vraisem-
blance de la datation est réservée au seul Zarathushtra. La durée de vie
de ses plus proches compagnons eux-mêmes est complètement fantai-
siste. Vistaspa règne 120 ans, son petit-fils 112 ans. Le disciple Saena
naît 100 ans avant la révélation et meurt 100 ans après. «258 ans avant
Alexandre» serait la seule date historique de toute la chronologie pré-
sassanide. 5. La portée de cette date (révélation ou diverses conversions)
est précisée en faisant intervenir les durées abnormes attribuées aux con-
temporains.
En fait, la représentation du passé que livrent l'Avesta et les livres
pehlevis ne relève ni de l'histoire, ni de la légende. Le principe de
Christensen traduit le manque absolu de sens littéraire et anthropologi-
que: «En face de récits qui prétendent être de l'histoire, et dont le carac-
tère général n'est pas contraire à l'admissibilité d'une réalité historique,
le bon procédé est, à mon avis, de ne pas y chercher à tout prix des my-
thes» (Kayanides, 1932, 30). Les récits avestiques et pehlevis se rappor-
tant au troisième trimillénaire ne sont pas de l'histoire et ne se donnent
pas pour de l'histoire. Il s'agit plus exactement, comme l'a dit de Jong,
d'une «histoire à usage interne» (op. cit. 49: «the history Zoroastria-
nism created for itself») ou, Dumézil à propos du Mahabharata, d'une
«histoire de remplacement» (Mythe et épopée I, 1968, 239). La doctrine
des millénaires exigeait que cette histoire factice ait sa chronologie, elle
aussi nécessairement factice. Voyons les choses de plus près.
1. Le chiffrage avestique des millénaires n'est pas celui du Bundahisn.
Nous n'en connaissons qu'un élément, mais essentiel: selon Yt 9.10, l'im-
mortalité instaurée par Yima a duré 1.000 ans. Il n'est pas recommandable
de considérer que 1.000 est arrondi de 900, comme le suggère Panaino
(dans son article à paraître sur le fragment de V2.19), car l'immortalité a
dû se prolonger un certain temps après le troisième et dernier élargisse-
ment de la terre, 900 ans après son instauration. Il vaut mieux ne pas en
conclure non plus, comme je l'ai fait (Annuaire du Collège de France
1997-1998, 758-759), que le millénaire de Yima enjambait franchement le
VIIe et le VIIIe millénaire, ce qui ne serait pas conforme à la raison my-
thologique. Le plus probable est que la mesure avestique des millénaires
est irrationnelle et rudimentaire. Elle ne procède que par chiffres ronds,
elle ne prend pas en compte les durées de vie, mais celle des exploits spé-
cifiques et, enfin, elle ne fait pas place à chacun. Les prédécesseurs de
Yima n'ont aucune épaisseur chronologique, y compris Urupi, dont il est
pourtant dit qu'il a chevauché Angra Mainiiu pendant 30 ans (Yt 19.29).
2. Le chiffrage du Bundahisn est le fruit d'une rationalisation dont
deux aspects sont apparents. Le premier est le souci de la cohérence
arithmétique. Chaque figure de l'histoire mythique a reçu sa part de du-
rée, devenue soit celle de sa vie, soit celle de son règne. La nécessité de
faire place aux premiers hommes a conduit à ramener le règne de Yima à
616 ans et d'éventuelles décimales, en diminuant du tiers chaque phase
d'immortalité6. On n'a donc pas hésité à manipuler les données tradi-
tionnelles et dûment inscrites dans les textes de référence, fût-ce «in full
view of public opinion» (pour citer un autre «sound argument» de Ger-
shevitch, p. 7). Le second aspect est le souci de donner à Zarathushtra, et
à lui seul, une dimension humaine normale. Il ne naîtra plus au temps de
Yima, mais aux environs de 9.000 et vivra 77 ans. Il s'agit d'une vérita-
ble manœuvre d'historicisation: les mazdéens auront désormais leur fon-
dateur historique. Le seul changement de point de vue sur Zarathushtra
clairement attesté dans la tradition mazdéenne est ce passage du mythe à
l'histoire. Celui de l'histoire à la légende, qui se serait produit entre les
Gâthâs et l'Avesta récent, n'est sans doute qu'une illusion née de notre
compréhension limitée des Gâthâs. Ceci explique parfaitement pourquoi
les seules données d'apparence historique proviennent de l'époque
sassanide, alors que l'Avesta récent, pourtant rédigé à chaud, moins d'un
siècle après la mort de Zarathushtra selon les partisans de la date tradi-
tionnelle, ne témoigne que de la légende.
6
Cette durée est si largement majoritaire dans les sources pehlevies et arabes qu'elle
doit relever d'une tradition ferme (voir la collation de Christensen, Premier homme et
premier roi I, 1918, 124-130). Mais il en est d'autres: les 316 ans de l'Aog¢madaeca
pazand et pehlevi reposent sur une réduction des deux tiers.
1941, 57-58)7. Cet autre chiffre non arrondi paraît greffé sur la chronolo-
gie avestique, car il clôture le premier siècle du Xe millénaire comme la
mort de Yima celui du VIIIe millénaire. Il suggère que le «surgisse-
ment» de Zarathushtra avait été situé 2.000 ans après sa naissance, du
temps où Yima achevait son dernier siècle misérable. On remarquera
que 96 ans peuvent se composer des 16 ans dont nous venons de parler
et de deux périodes de 40 ans, délai qui, selon V 2.41, sépare les pro-
créations successives dans le vara. Zarathushtra aurait-il fait partie de la
troisième génération née dans le vara?
5. Cette chronologie – ou l'exposé qui en est fait – est si contami-
née par celle du Bundahisn qu'il n'en subsiste qu'une seule donnée
divergente, mais essentielle: «l'apparition» n'a pas eu lieu en 9.001,
mais en 9.096. Il semble bien qu'Albiruni ait eu connaissance d'une
chronologie intermédiaire, déjà rationalisée et historicisée, mais qui
ne faisait pas encore de la révélation de la den l'événement inaugural
du dernier trimillénaire. Elle comporte deux aspects clairs qui
m'inspirent chacun une supposition plausible, mais, je le concède,
gratuite.
a. Comme les deux autres chronologies, elle considère que la carrière
de Yima comporte une période faste et une période néfaste. Comme la
chronologie sassanide, elle considère que la période faste est celle où il a
détenu le xvar¢nah et la fixe à 616 ans. Je fais à présent l'hypothèse que
cette chronologie, à l'origine, excluait la période néfaste du VIIe millé-
naire, comme la chronologie avestique, et qu'en substituant la durée du
xvar¢nah à celle de l'immortalité, elle a introduit les 16 ans du vara dans
le VIIe millénaire sans les décompter du VIIIe. Ceci étant admis, Yima
serait entré en possession du xvar¢nah en 6.384.
b. Afin d'humaniser Zarathushtra, elle change la naissance de 7.096
en «l'apparition» de 9.096. Comme elle ne fait pas de la révélation de la
den une date pivot, je fais l'hypothèse qu'à l'origine elle ne disposait pas
encore d'une représentation claire des étapes successives de la carrière
historicisée et que 9.096 est la date de naissance transposée. Que «l'ap-
parition» se produise en l'an 30 du règne de Vistasp comme la révé-
7
Ce sont les 12 ans de Tos et les 100 ans, au lieu de 15, de Kay Kavad qui font la
différence avec la chronologie du Bundahisn.
the Zoroastrians and the Greek authors, can only lead to the establish-
ment of the traditional date. The jump from this to the assumption that
the traditional date was a real date of the life of a real person is, of
course, imaginary» (JAOS 117, 1997, 105). A cela, Gnoli n'a pu répli-
quer qu'en exigeant les preuves de l'inexistence de Zarathushtra. Non
seulement la mise en demeure est inadmissible, comme je l'ai relevé ci-
dessus, mais, le constat de Skjaervø restant valable si Zarathushtra a
réellement vécu, elle équivaut à amalgamer la réalité éventuelle d'un
homme et l'authenticité d'une date parmi d'autres que certaines tradi-
tions, à certaines époques, lui ont assignées.
(mainiiu-) que décrit la strophe Y 30.39. Ainsi, en moins d'un siècle, en-
tre l'œuvre du fondateur et celle de Xanthos, les docteurs mazdéens
auraient transformé l'allégorie éthique en mythe cosmique, redistribué
les rôles des protagonistes, inscrit leur affrontement dans une histoire
totale du monde, déterminé et chiffré les péripéties de cette histoire. Il
incombe à présent à ceux qui jugent que la date traditionnelle est confir-
mée par Xanthos d'expliquer comment il est possible de combiner une
datation relativement basse de Zarathushtra, une datation relativement
haute de la doctrine des millénaires et l'origine spéculative personnelle
du dualisme mazdéen. Non seulement Gherardo Gnoli n'a pas apporté
de preuve, mais je crains qu'il n'ait pas donné plus de cohérence au mo-
dèle historique.
9
Cela suffit à notre propos, mais les choses sont en réalité plus complexes. Je me ré-
serve d'étudier sous peu les réserves implicites que Gershevitch et Gnoli nourrissent res-
pectivement envers la manière dont Henning, tout aussi implicitement, a désarticulé sans
la briser la vieille opposition de Haug entre théologie monothéiste et philosophie dualiste.