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ZOROASTRE DANS L'HISTOIRE OU DANS LE MYTHE?

À PROPOS DU DERNIER LIVRE DE GHERARDO GNOLI *

PAR

JEAN KELLENS**

RÉSUMÉ
La datation de Xanthos «6.000 ans avant l'expédition de Xerxès contre la Grèce»
doit vraisemblablement être interprétée dans le cadre de la doctrine des millénai-
res, mais ne confirme pas la date traditionnelle «258 ans avant Alexandre».
Celle-ci s'explique tout aussi bien par la mythologie que par l'histoire et semble
incompatible avec ce que nous savons de l'histoire des textes avestiques et des
croyances relatives à la doctrine des millénaires.
Mots-clés: Avestique, Zoroastrisme, Histoire de l'Iran ancien.

ABSTRACT
Xanthos' datation «6.000 years before Xerxes' Greek expedition» must prob-
ably be interpreted in the framework of the millenarian doctrine, but does not
confirm the traditional date «258 years before Alexander». This one can be ex-
plained by mythology as well as by history and seems incompatible with what
we know about the development of the Avestan texts and the beliefs related to
the millenarian doctrine.
Key-words: Avestan, Zoroastrianism, Old Iranian History

I. Considérations préliminaires

Ce n'est un secret pour personne que je n'ai pas la même conception


du zoroastrisme que Gherardo Gnoli. Je ne vois dans les textes avesti-
ques anciens ou récents aucune innovation doctrinale assez considérable
* Zoroaster in History, New York 2000. La seule mention du nom de Gershevitch
dans les citations renvoie à l'article «Approaches to Zoroaster's Gathas», de Iran 33,
1995, 1-29, qui a inspiré Gnoli.
** Professeur au Collège de France, chaire de langues et religions Indo-iraniennes,
11, Place Marcelin Berthelot, F-75005 Paris.

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pour imposer l'idée qu'une intervention prophétique a fait dévier l'évo-


lution naturelle et régulière du système religieux depuis les temps indo-
iraniens. Partant, je considère que Zarathushtra n'appartient pas à l'his-
toire. Une telle opinion n'est pas sans importance, comme on le prétend
quelquefois1. Elle est au contraire essentielle, car, à ceux qui la parta-
gent, elle dicte une méthodologie et impose un devoir. La méthodologie:
on ne peut analyser une religion de la même manière selon qu'elle est
partiellement une œuvre personnelle ou le produit continu de la menta-
lité collective. Le devoir: si Zarathushtra est une figure mythique, il faut
interpréter son mythe.
Accepter ou dénier l'existence historique de Zarathushtra conduit
inexorablement à construire deux modèles explicatifs du zoroastrisme
radicalement différents. Que le modèle de Haug devenu, remanié, celui
de Gnoli, ait prédominé jusqu'ici sur celui de Darmesteter ne constitue
pas un argument en sa faveur. Non seulement il arrive que la majorité se
trompe, mais le succès de l'hypothèse historique n'est pas uniquement le
résultat du débat scientifique. On ne peut nier que notre discipline conti-
nue à subir la pesanteur de considérations préscientifiques imprégnées
d'arrière-pensées religieuses.
La datation de Zarathushtra est un élément du modèle. De mon point
de vue, la date traditionnelle «258 avant Alexandre» est en théorie sans
valeur historique et l'archaïsme linguistique de l'Avesta ancien est le
seul indice — très imparfait, comme j'ai toujours tenu à le noter (Gnoli,
pp. 26-27) — dont nous disposions pour situer dans l'histoire, non
l'homme Zarathushtra, mais les plus anciens textes où son nom est men-
tionné. Gnoli considère que c'est un sophisme d'user de l'argument lin-
guistique pour contester la date traditionnelle (p. 26). Ce jugement m'a
frappé parce qu'il m'est arrivé de penser — d'écrire? — que c'était un
sophisme d'évoquer l'irrégularité théorique de l'évolution linguistique
pour justifier cette date. Si les accusations se retournent si aisément,
avec ni plus ni moins de justification de part et d'autre, c'est justement
parce que le problème traité entre dans un modèle, c'est-à-dire dans un
1
 Dernièrement, de Jong, Traditions of the Magi, 1997, p. 58, lequel, soit dit en pas-
sant, est bien mal traité par Gnoli (pp. 187-188). On ne peut vraiment reprocher à de Jong
d'avoir considéré que la datation de Zarathushtra était une affaire réglée: c'était le cas de
presque tout le monde dans les années qui ont précédé 1997.

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ensemble construit afin d'ordonner toutes les données disponibles de la


manière la plus cohérente possible. Cette situation n'est pas rare dans les
sciences humaines, quoiqu'elle ne suscite nécessairement autant de pas-
sion ni ne produit d'aussi profondes discordances. La raison en est que,
aucune évidence n'étant à disposition, l'argumentation ne repose que sur
le degré de cohérence des hypothèses. C'est pourquoi l'exigence de
Gnoli, pour qui l'obligation de la preuve incombe aux partisans de la
non-historicité (pp. 186-187), relève de l'intimidation. Il sait bien que,
s'il est parfois difficile de prouver l'existence, il est toujours impossible
de prouver l'inexistence. Nessie et le yéti doivent leur longévité à cette
règle logique.
Dans son nouveau livre, en dépit de l'érudition et du talent mis à l'ex-
ploiter, Gnoli n'apporte pas de preuve, quoiqu'il soit très près de le pré-
tendre pour finir (p. 165: «… leave no room for doubt…»). Et il faut
vérifier s'il donne à l'hypothèse historique une cohérence plus grande.

II. 6.000 ans avant nous

Une tradition grecque solidement représentée situe Zarathushtra 5.000


avant la guerre de Troie ou 6.000 ans avant (la mort de) Platon. Selon
Gnoli, cette tradition aurait pour plus ancien témoin conservé Xanthos
de Lydie, dans un passage cité par Diogène Laërce, et, correctement in-
terprétée, elle étaierait la date traditionnelle de 258 ans avant Alexandre.
Je ne suis entièrement sûr ni que la leçon «6.000» soit philologiquement
supérieure à «600», ni, si c'est bien le cas, qu'elle n'est pas le produit
d'une majoration fantaisiste. J'incline néanmoins à penser que l'interpré-
tation de Gnoli est la plus vraisemblable. Pour deux raisons:
1. Alors que la datation «6.000 ans avant» est sûrement et fréquem-
ment attestée dès la fin du IVe s. (Gnoli, pp. 48-49), celle de «600
avant» n'est pas connue par ailleurs et ne peut non plus correspondre à
une quelconque réalité, une telle durée étant inaccessible à la mémoire
orale.
2. Il n'est pas étrangement sophistiqué de situer un homme par rapport
à la constitution de son âme lointainement préexistante. L'expression
avestique zara‡ustrahe… a+imca frauua+imca yazamaide, que j'ai ré-
cemment commentée (JA 287.2, 1999, 457-464), montre qu'il était usuel

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d'envisager l'entité Zarathushtra depuis l'apparition de son principe spi-


rituel jusqu'à son départ du monde terrestre.
Néanmoins, comme l'information de Xanthos n'a de sens que dans le
cadre de la doctrine des millénaires, nous devons examiner avec soin cha-
cune des deux possibilités mathématiques compatibles avec cette doctrine:
1. Gnoli se fonde sur un passage du Denkard qui situe l'instauration
de la fravarti de Zarathushtra en l'an 3001 du monde, au passage de
l'état spirituel à l'état matériel inerte (pp. 67-68). C'est un peu surpre-
nant. Les fravartis, qui sont les hommes à l'état spirituel, devraient logi-
quement être apparues avec l'ensemble du monde mainiiauua. Comme
«6.000 ans» exclut que Zarathusthra soit né, sous quelque forme que ce
soit, en l'an 1 des 12.000 ans du monde et que, par ailleurs, le deuxième
trimillénaire n'est pas mentionné dans l'Avesta, il se pourrait que l'an-
née cosmique primitive comptait 9.000 et non 12.000 ans2. L'hypothèse
mérite d'être formulée, mais que l'instauration des fravartis ait eu lieu
en l'an 1 d'une période de 9.000 ans ou en l'an 3.001 d'une période de
12.000 ans est sans incidence arithmétique pour notre propos. Nous en
ferons donc l'économie pratique et n'opérerons qu'avec les 12.000 ans
de la doctrine sassanide.
La grande difficulté rencontrée – et éludée3 — par l'interprétation
de Gnoli est que la date «6.000 avant» progresse avec celle de ceux qui
la rapportent de première main: c'est avant la seconde guerre médique
du point de vue de Xanthos, avant Platon du point de vue d'Eudoxe
de Cnide et d'Aristote. Clarisse Herrenschmidt, que Gnoli cite sans
commenter cette remarque (pp. 189-190), a justement noté que chaque
témoin successif devient le contemporain du Zarathushtra historique
(Transeuphratène 11, 1996, 126 n. 37), si bien que, pour l'ensemble de
la tradition qui la transmet, la datation «6.000 avant» signifie en toute
rigueur «6.000 ans avant nous».
La coïncidence entre la naissance matérielle de Zarathushtra et celle
de chaque témoin montre que la date «6.000 avant» se réfère à la cons-
titution de toutes les fravartis, celles des hommes passés, présents et fu-
turs dont les naissances matérielles s'échelonnent sur les deux derniers
2
 Contrairement à l'avis de Skjaervø, in Mélanges Gignoux, 1995, 273.
3
 La leçon virtuelle «60», que Gershevitch a tirée de son chapeau (p. 11), semble
avoir pour fonction d'en détourner l'attention.

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trimillénaires. Il s'agit donc d'une approximation qui ne pourrait que


reproduire une information ainsi formulée: «Je ne sais pas quand Zara-
thushtra est né, mais son principe mental, comme celui de chacun d'en-
tre nous, a été constitué il y a au moins 6.000 ans».
2. Il serait mathématiquement possible qu'Ahura Mazdâ ait produit
les fravartis lorsqu'il en a eu besoin, en 6.001 du monde, lorsqu'Angra
Mainiiu a attaqué l'Agencement (Yt 13.76-78). Cette hypothèse, toute
plausible qu'elle soit, n'est pas textuellement documentée et nous n'en
tiendrons pas compte. Mais il en existe une autre qui a les mêmes inci-
dences chronologiques. Spiegel a justement relevé que l'épisode du
vara, si on le prenait au sérieux, impliquait que Zarathushtra était dans
une certaine mesure contemporain de Yima (ZDMG 46, 1891, 199). J'ai
fait mienne cette conviction et je pense que, selon le mythe ancien,
l'existence totale de Zarathushtra est jalonnée de cinq événements mar-
quants (Annuaire du Collège de France 1997-1998, 757 et 761-762): la
constitution de sa fravarti (3.001 du monde), sa naissance matérielle (us
+ zan) au temps de Yima (entre 6.001 et 7.100), son irruption (fra + sta)
dans le monde terrestre (9.001), son départ (a+i-) vivant hors du monde
terrestre (quelques années plus tard) et son retour auroral (fra + ar)
comme saosiia∞t (12.000). Dans ce cas de figure, la date «6.000 ans
avant nous» est celle de la naissance réelle. Son caractère progressif tra-
duirait alors l'approximation inverse de la précédente: «Zarathushtra est
né, matériellement né, il y a au plus 6.000 ans».

III. Pythagore et Ezéchiel

Je ne sais pas ce qu'il faut penser des rapports de Zarathushtra avec


Pythagore et de son identification à Ezéchiel. Mais il me semble qu'il
n'est pas nécessaire d'admettre qu'ils n'ont pu être imaginé qu'en l'ab-
sence d'obstacle chronologique (p. 108). Ils ont pu l'être aussi s'il n'y
avait pas de chronologie du tout.

IV. 258 ans avant Alexandre

On connaît la thèse exposée par Henning dans son Zoroaster de 1951:


la date traditionnelle mentionnée par le Bundahisn et divers chroni-

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queurs arabes (catalogue des sources chez Gnoli, pp. 134-135) est con-
firmée par l'utilisation qui en a été faite dans le remodelage de l'ère
séleucide entrepris au début du règne d'Ardasir I. Il semble paradoxal
qu'une date d'une si grande précision historique ait joué un rôle dans
une entreprise caractérisée, selon les mots mêmes de Henning, par une
«singular ignorance of Iranian history» (p. 38), et donc également para-
doxal que Gnoli défende le sens historique des vieux Iraniens (pp. 132-
133) quelques pages avant de citer élogieusement le jugement de
Henning (p. 143)4. Mais la contradiction n'est qu'apparente. L'exposé
général de Gnoli fait bien apparaître que la préservation de la date tradi-
tionnelle n'est pas le fait de l'histoire, mais de la mémoire pieuse (la bi-
zarrerie est alors que Gnoli ne s'est pas senti dispensé de débattre du
sens de l'histoire dans l'Iran ancien). Les Iraniens auraient joyeusement
massacré toutes les dates de leur histoire civile, oublié les Achéménides,
gommé les Séleucides, raccourci de moitié le temps des Arsacides, mais
auraient catalogué avec une fidélité sans faille les grands événements de
la vie du prophète5: la naissance, la révélation, le premier succès, la con-
version de Vistaspa, la mort.
Cette complète discrépance entre la mémoire des faits politiques et la
mémoire des faits religieux me paraît invraisemblable pour plusieurs rai-
sons. 1. Elle est invraisemblable tout court. 2. Elle introduit dans le dé-
bat une argumentation circulaire: l'existence historique de Zarathushtra
explique la précision de la date qui, à son tour, démontre l'existence his-
torique de Zarathushtra. L'interaction permanente entre ces deux présup-
posés est le fondement même de l'argumentation de Henning: «It is but
natural that the members of the early Zoroastrian community should
have counted the years from a significant moment in the life of their
prophet» (p. 40). Et on lit chez Gershevitch, p. 10, qu'aucune falsifica-
4
 Le «sens de l'histoire» est, dans le cadre de ce débat, un pur anachronisme. On ne
peut évidemment avoir eu le sens de l'histoire en un temps où l'histoire n'existait pas. On
connaît la formule de Nicole Loraux: Thucydide n'est pas notre collègue. On a souvent
l'impression que les partisans de la date traditionnelle considèrent les mages inconnus du
Ve-IVe siècle comme leurs collègues. Il est intéressant à cet égard de relire comment
Henning récuse le témoignage d'Onésicrite sur l'abandon des vieillards aux chiens à
Bactres (pp. 21-22). Le programme de l'argumentation, donné d'emblée, est le suivant:
«The Persian Empire was in many respects not so very different from a modern state».
5
 Il est significatif que c'est dans ce contexte que le mot prophète revient le plus sou-
vent sous la plume de Gnoli pour désigner Zarathushtra.

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tion chronologique n'eût été admise par ceux dont le père avait vu ou
entendu décrire les funérailles de Zarathushtra (j'ignore si c'est ce genre
de chose que Gnoli, p. 135, appelle «sound arguments»). 3. La piété
n'est pas un sûr garant de la mémoire. Dans des conditions historico-
géographiques autrement plus favorables et, surtout, rompus à la prati-
que de l'écriture, les chrétiens n'ont su consigner avec précision ni la
date de naissance de leur fondateur, ni l'âge qu'il avait à sa mort (au cas
où il ne serait pas lui aussi mythique). 4. La précision et la vraisem-
blance de la datation est réservée au seul Zarathushtra. La durée de vie
de ses plus proches compagnons eux-mêmes est complètement fantai-
siste. Vistaspa règne 120 ans, son petit-fils 112 ans. Le disciple Saena
naît 100 ans avant la révélation et meurt 100 ans après. «258 ans avant
Alexandre» serait la seule date historique de toute la chronologie pré-
sassanide. 5. La portée de cette date (révélation ou diverses conversions)
est précisée en faisant intervenir les durées abnormes attribuées aux con-
temporains.
En fait, la représentation du passé que livrent l'Avesta et les livres
pehlevis ne relève ni de l'histoire, ni de la légende. Le principe de
Christensen traduit le manque absolu de sens littéraire et anthropologi-
que: «En face de récits qui prétendent être de l'histoire, et dont le carac-
tère général n'est pas contraire à l'admissibilité d'une réalité historique,
le bon procédé est, à mon avis, de ne pas y chercher à tout prix des my-
thes» (Kayanides, 1932, 30). Les récits avestiques et pehlevis se rappor-
tant au troisième trimillénaire ne sont pas de l'histoire et ne se donnent
pas pour de l'histoire. Il s'agit plus exactement, comme l'a dit de Jong,
d'une «histoire à usage interne» (op. cit. 49: «the history Zoroastria-
nism created for itself») ou, Dumézil à propos du Mahabharata, d'une
«histoire de remplacement» (Mythe et épopée I, 1968, 239). La doctrine
des millénaires exigeait que cette histoire factice ait sa chronologie, elle
aussi nécessairement factice. Voyons les choses de plus près.
1. Le chiffrage avestique des millénaires n'est pas celui du Bundahisn.
Nous n'en connaissons qu'un élément, mais essentiel: selon Yt 9.10, l'im-
mortalité instaurée par Yima a duré 1.000 ans. Il n'est pas recommandable
de considérer que 1.000 est arrondi de 900, comme le suggère Panaino
(dans son article à paraître sur le fragment de V2.19), car l'immortalité a
dû se prolonger un certain temps après le troisième et dernier élargisse-

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ment de la terre, 900 ans après son instauration. Il vaut mieux ne pas en
conclure non plus, comme je l'ai fait (Annuaire du Collège de France
1997-1998, 758-759), que le millénaire de Yima enjambait franchement le
VIIe et le VIIIe millénaire, ce qui ne serait pas conforme à la raison my-
thologique. Le plus probable est que la mesure avestique des millénaires
est irrationnelle et rudimentaire. Elle ne procède que par chiffres ronds,
elle ne prend pas en compte les durées de vie, mais celle des exploits spé-
cifiques et, enfin, elle ne fait pas place à chacun. Les prédécesseurs de
Yima n'ont aucune épaisseur chronologique, y compris Urupi, dont il est
pourtant dit qu'il a chevauché Angra Mainiiu pendant 30 ans (Yt 19.29).
2. Le chiffrage du Bundahisn est le fruit d'une rationalisation dont
deux aspects sont apparents. Le premier est le souci de la cohérence
arithmétique. Chaque figure de l'histoire mythique a reçu sa part de du-
rée, devenue soit celle de sa vie, soit celle de son règne. La nécessité de
faire place aux premiers hommes a conduit à ramener le règne de Yima à
616 ans et d'éventuelles décimales, en diminuant du tiers chaque phase
d'immortalité6. On n'a donc pas hésité à manipuler les données tradi-
tionnelles et dûment inscrites dans les textes de référence, fût-ce «in full
view of public opinion» (pour citer un autre «sound argument» de Ger-
shevitch, p. 7). Le second aspect est le souci de donner à Zarathushtra, et
à lui seul, une dimension humaine normale. Il ne naîtra plus au temps de
Yima, mais aux environs de 9.000 et vivra 77 ans. Il s'agit d'une vérita-
ble manœuvre d'historicisation: les mazdéens auront désormais leur fon-
dateur historique. Le seul changement de point de vue sur Zarathushtra
clairement attesté dans la tradition mazdéenne est ce passage du mythe à
l'histoire. Celui de l'histoire à la légende, qui se serait produit entre les
Gâthâs et l'Avesta récent, n'est sans doute qu'une illusion née de notre
compréhension limitée des Gâthâs. Ceci explique parfaitement pourquoi
les seules données d'apparence historique proviennent de l'époque
sassanide, alors que l'Avesta récent, pourtant rédigé à chaud, moins d'un
siècle après la mort de Zarathushtra selon les partisans de la date tradi-
tionnelle, ne témoigne que de la légende.
6
 Cette durée est si largement majoritaire dans les sources pehlevies et arabes qu'elle
doit relever d'une tradition ferme (voir la collation de Christensen, Premier homme et
premier roi I, 1918, 124-130). Mais il en est d'autres: les 316 ans de l'Aog¢madaeca
pazand et pehlevi reposent sur une réduction des deux tiers.

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3. Les 616 ans et éventuellement 6 mois de Yima égalent en préci-


sion les 258 ans avant Alexandre de Zarathushtra. L'histoire réelle n'a
pourtant, et pour cause, exercé aucune contrainte sur la chronologie
du VIIe millénaire et ce n'est pas elle qui a dicté l'apparition de ce
chiffre non arrondi qui intriguait Christensen (op. cit. p. 125). Le
Bundahisn laisse clairement percevoir le principe qui a présidé à sa
fixation: ce n'est plus la durée de l'immortalité de Yima qui est
comptabilisée, mais celle de son xvar¢nah. 600 ans ont passé jusqu'au
dernier élargissement de la terre, puis, pendant une période estimée à
16 ans, l'immortalité s'est peut-être prolongée, mais, à coup sûr, le
vara a été construit. Or, selon la représentation avestique des âges de
la vie, 16 ans, c'est 15 ans, l'âge de la nubilité, plus l'année approxi-
mativement nécessaire au mariage, à l'engendrement et à la gestation.
Dans le mythe de Yima, cette durée a une signification très précise.
Yima a conservé son xvar¢nah et éventuellement pu prolonger l'im-
mortalité le temps que les germes humains conduits dans le vara aient
atteint l'âge où l'homme se reproduit pour la première fois. Le vara se
trouvait alors en état de fonctionnement et pouvait se passer de son
constructeur.
4. Il est remarquable que les événements de la carrière historicisée de
Zarathushtra soient fondus dans le même type de vocabulaire que ceux
du mythe primitif. J'ai relevé ailleurs que vihez «départ», qui réfère à
la mort historique, est synonyme de a+i-, qui désigne l'assomption
mythique (JA 287. 2, 1999, 462). Le «surgissement sur la terre», adulte,
en récitant l'ahuna vairiia, peut-être sous les yeux de Vistaspa, a été
déquadruplé en naissance, révélation, premier succès, et conversion de
Vistasp. Ces quatre événements sont pareillement appelés «apparition»
(paydagih) ou «venue» (madan, rasisn), si bien que, à moins qu'une
précision soit donnée, on ne comprend pas d'emblée auquel il est fait al-
lusion. La longue hésitation à décider si «258 ans avant Alexandre»
était la date de la révélation, du premier succès ou de la conversion de
Vistasp est en bonne partie due à la mue, inaboutie dans les mots, du
«surgissement» en «apparition, venue».
Or, une tradition rapportée par Albiruni situe «l'apparition» de
Zarathushtra, non pas aux environs de 9.000, mais 3.096 ans après
Gayomard (Sachau, Chronology 112; voir Lewy, Orientalia – NS 10,

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1941, 57-58)7. Cet autre chiffre non arrondi paraît greffé sur la chronolo-
gie avestique, car il clôture le premier siècle du Xe millénaire comme la
mort de Yima celui du VIIIe millénaire. Il suggère que le «surgisse-
ment» de Zarathushtra avait été situé 2.000 ans après sa naissance, du
temps où Yima achevait son dernier siècle misérable. On remarquera
que 96 ans peuvent se composer des 16 ans dont nous venons de parler
et de deux périodes de 40 ans, délai qui, selon V 2.41, sépare les pro-
créations successives dans le vara. Zarathushtra aurait-il fait partie de la
troisième génération née dans le vara?
5. Cette chronologie – ou l'exposé qui en est fait – est si contami-
née par celle du Bundahisn qu'il n'en subsiste qu'une seule donnée
divergente, mais essentielle: «l'apparition» n'a pas eu lieu en 9.001,
mais en 9.096. Il semble bien qu'Albiruni ait eu connaissance d'une
chronologie intermédiaire, déjà rationalisée et historicisée, mais qui
ne faisait pas encore de la révélation de la den l'événement inaugural
du dernier trimillénaire. Elle comporte deux aspects clairs qui
m'inspirent chacun une supposition plausible, mais, je le concède,
gratuite.
a. Comme les deux autres chronologies, elle considère que la carrière
de Yima comporte une période faste et une période néfaste. Comme la
chronologie sassanide, elle considère que la période faste est celle où il a
détenu le xvar¢nah et la fixe à 616 ans. Je fais à présent l'hypothèse que
cette chronologie, à l'origine, excluait la période néfaste du VIIe millé-
naire, comme la chronologie avestique, et qu'en substituant la durée du
xvar¢nah à celle de l'immortalité, elle a introduit les 16 ans du vara dans
le VIIe millénaire sans les décompter du VIIIe. Ceci étant admis, Yima
serait entré en possession du xvar¢nah en 6.384.
b. Afin d'humaniser Zarathushtra, elle change la naissance de 7.096
en «l'apparition» de 9.096. Comme elle ne fait pas de la révélation de la
den une date pivot, je fais l'hypothèse qu'à l'origine elle ne disposait pas
encore d'une représentation claire des étapes successives de la carrière
historicisée et que 9.096 est la date de naissance transposée. Que «l'ap-
parition» se produise en l'an 30 du règne de Vistasp comme la révé-

7
 Ce sont les 12 ans de Tos et les 100 ans, au lieu de 15, de Kay Kavad qui font la
différence avec la chronologie du Bundahisn.

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lation dans la chronologie du Bundahisn serait alors un effet parmi


d'autres de la contamination générale par cette dernière8.
La somme de 9.096 + 30 + 258 fait 9.384. Si ce calcul est licite,
Alexandre est censé s'emparer de l'empire iranien exactement 3.000 ans
après que Yima soit entré en possession du xvar¢nah. Ce ne serait donc
pas un hasard si Masudi situe Zarathushtra 300 ans avant Alexandre et,
en même temps, attribue à Yima les 700 dernières années du VIIe millé-
naire: le rapport est alors 6.301 – 9.301. Je ne veux m'interroger ni sur
le sens de cette chronologie ni sur les motivations de ceux qui l'ont
forgées. Il m'importe plus que l'hypothèse permette d'ébaucher une
chronologie des chronologies. La vieille chronologie mythologique de
l'Avesta a dû être rationalisée du point de vue arithmétique à l'époque
achéménide. Dans un délai plus ou moins long, mais nécessairement en-
tre Alexandre et Ardasir, la nouvelle échelle a été prolongée des événe-
ments de la vie historicisée de Zarathushtra et a servi à donner à Alexan-
dre une place significative dans l'histoire nationale mythique. A l'aube
de l'époque sassanide, cette chronologie a été refondue dans le souci
d'interpréter l'ère séleucide non tant comme l'ère de Zarathushtra que
comme l'ère de la den. En fixant la fondation de celle-ci en 9.001, le re-
maniement brisait tout lien particulier entre Yima et Alexandre, mais
perpétuait le souvenir d'une date dont Alexandre était la référence.
Celle-ci, cependant, avait été inversée dans l'opération: ce n'était plus
Alexandre qui était situé par rapport à Zarathushtra pour l'être par rap-
port à Yima; c'était Zarathushtra qui était désormais situé par rapport à
Alexandre.
Mon hypothèse serait-elle fausse qu'elle montrerait néanmoins que
le présupposé mythologique peut justifier la date traditionnelle par un
calcul ni plus ni moins aléatoire que ceux du présupposé historique. Le
fait que la date traditionnelle relève d'une tradition solide et constitue
bien une quantité immutable n'est pas la preuve de sa validité histori-
que. Skjaervø l'a dit remarquablement: «These and other attempts at
establishing Zarathushtra's date on the basis of the traditional dates of
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 Je profite de l'occasion pour faire remarquer que ces 30 ans dont les partisans de la
date traditionnelle dont si grand cas sont bien suspects. Il semble qu'à une certaine épo-
que, on ait tenu à faire coïncider la naissance de Zarathushtra et l'intronisation de Vistasp.
Et, naturellement, on ne dit jamais rien des invraisemblables 90 ans qui suivent.

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the Zoroastrians and the Greek authors, can only lead to the establish-
ment of the traditional date. The jump from this to the assumption that
the traditional date was a real date of the life of a real person is, of
course, imaginary» (JAOS 117, 1997, 105). A cela, Gnoli n'a pu répli-
quer qu'en exigeant les preuves de l'inexistence de Zarathushtra. Non
seulement la mise en demeure est inadmissible, comme je l'ai relevé ci-
dessus, mais, le constat de Skjaervø restant valable si Zarathushtra a
réellement vécu, elle équivaut à amalgamer la réalité éventuelle d'un
homme et l'authenticité d'une date parmi d'autres que certaines tradi-
tions, à certaines époques, lui ont assignées.

V. Deux embouteillages chronologiques

L'acceptation de la date traditionnelle provoque deux embouteillages


chronologiques dont il est très malaisé de se dépêtrer. Le premier se si-
tue dans le processus de composition des textes avestiques. En 1938
(Religionen des alten Iran, p. 45), Nyberg avait relevé que, de toute
l'histoire du mazdéisme antique, le seul repère chronologique dont nous
disposions était l'adoption du calendrier zoroastrien en 485. On peut dé-
sapprouver la date, qui reste en discussion, et la définition de «zoroas-
trien», qui ne dit pas clairement à quelle phase du «zoroastrisme» il est
référé. La formulation suivante n'est pas économique, mais c'est la seule
précise: «le calendrier qui donne aux mois et à leurs jours le nom de
certains dieux de l'Avesta récent (ceci précise»zoroastrien«et n'exclut
pas que le système ait pu fonctionner auparavant avec d'autres dénomi-
nations) a été adopté en Perse (il a pu l'être avant ou après ailleurs) entre
459 et 261». La première date est celle de la dernière attestation connue
du calendrier vieux-perse et la seconde celle de la mort du dernier sou-
verain séleucide qui ait pu faire graver l'inscription araméenne de Naqs-
i Rustam mentionnant le mois sandarmat. Si 261 est un terminus absolu,
459 est un terminus relatif, car le calendrier vieux-perse a pu coexister
un certain temps avec le nouveau et, de fait, presque tous ceux qui se
sont occupés du problème situent l'adoption du calendrier religieux
autour de cette date et souvent bien avant. Si on leur donne raison, il faut
admettre qu'entre les Gâthâs, composées entre 590 et 550, et les litanies
initiales du Yasna qui jettent les bases du calendrier religieux (voir

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ZOROASTRE DANS L'HISTOIRE OU DANS LE MYTHE? 183

Kellens, JA 286.2, 1998, 506-513), il se serait à peine écoulé un siècle.


Cela paraît totalement invraisemblable, mais il est vrai que l'on peut dis-
cuter. Il n'est pas exclu, malgré l'avis général, que le changement de ca-
lendrier se soit produit plus près de 261 que de 459 ou que les choses se
soient passées avec l'auguste simplicité imaginée par Gershevitch (§24,
p. 5): «Some ten years after Zoroaster had died, Cyrus stormed through
the Kayanyan kingdom, leaving it behind him in desarray. It took
Zoroaster's followers on the one hand, and unrepentant daeva-
worshippers on the other, three to four decades to lick their wounds and
reach the religious compromise familiar to all Avestologists. By then the
fifth century had dawned». Il faut préciser que ce processus aurait com-
pris la rédaction d'un grand nombre de textes à la doctrine à la fois sou-
ple et ferme et la conversion des nations iraniennes les plus éloignées
avec leurs autorités politiques. On peut rêver.
Le deuxième embouteillage se produit dans l'évolution des concep-
tions religieuses dès que l'on fait intervenir dans le débat le témoignage
de Xanthos. Henning était bien conscient du fait que la manière la plus
convaincante de contester la date traditionnelle était de l'attribuer à une
spéculation millénariste. C'est pourquoi il a tenu d'emblée à balayer
l'argument d'un revers de main sournoisement désinvolte: «… for there
is no evidence of any description to show that the Persians of the time of
Yezdegerd [«the Sinner», around A.D. 400] were worried by millenial
speculations» (p. 37). D'une manière générale, il s'est efforcé de donner
de la doctrine des millénaires une image faible: «this world-year had
been a vague affair. The great events of world history as seen by the
Persians were fixed in it […] but it had no precise relation to every day
life». Il en va tout différemment dans l'argumentation de Gershevitch et
de Gnoli. La date «6.000 avant…» ne conforte la date traditionnelle que
si elle est interprétée dans le cadre de la doctrine des millénaires. Le
nouvel argument apporté dans le débat suppose l'ancienneté et l'impor-
tance, d'ailleurs toutes deux incontestables, de cette doctrine. Mais c'est
toute la difficulté, car la doctrine des millénaires constitue la mise en
scène fondamentale du dualisme mazdéen. Henning, Gershevitch et
Gnoli partagent la conception que le dualisme de Zarathushtra est de na-
ture philosophique, qu'il est une explication apportée à l'existence du
mal et qu'il se traduit par l'affrontement entre les deux «esprits»

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(mainiiu-) que décrit la strophe Y 30.39. Ainsi, en moins d'un siècle, en-
tre l'œuvre du fondateur et celle de Xanthos, les docteurs mazdéens
auraient transformé l'allégorie éthique en mythe cosmique, redistribué
les rôles des protagonistes, inscrit leur affrontement dans une histoire
totale du monde, déterminé et chiffré les péripéties de cette histoire. Il
incombe à présent à ceux qui jugent que la date traditionnelle est confir-
mée par Xanthos d'expliquer comment il est possible de combiner une
datation relativement basse de Zarathushtra, une datation relativement
haute de la doctrine des millénaires et l'origine spéculative personnelle
du dualisme mazdéen. Non seulement Gherardo Gnoli n'a pas apporté
de preuve, mais je crains qu'il n'ait pas donné plus de cohérence au mo-
dèle historique.

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 Cela suffit à notre propos, mais les choses sont en réalité plus complexes. Je me ré-
serve d'étudier sous peu les réserves implicites que Gershevitch et Gnoli nourrissent res-
pectivement envers la manière dont Henning, tout aussi implicitement, a désarticulé sans
la briser la vieille opposition de Haug entre théologie monothéiste et philosophie dualiste.

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