Vous êtes sur la page 1sur 8

Directeur de la publication : Edwy Plenel

www.mediapart.fr
1

a aussi beaucoup travaillé sur ADP. Alors ce soir-là,


elle se laisse aller aux confidences, face à des invités
Aéroports de Paris: la privatisation de tous
un peu médusés de découvrir tant de choses restées
les soupçons dans l’ombre dans ce projet de privatisation.
PAR MARTINE ORANGE
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 18 FÉVRIER 2019
Elle pourrait d’ailleurs continuer à suivre le projet
à l’avenir. Depuis le 16 octobre, à l’occasion du
remaniement ministériel, Aigline de Ginestous a été
nommée cheffe de cabinet d’Agnès Pannier-Runacher,
secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et
des finances. Contactée, elle n’a pas répondu à notre
message.
Les initiateurs du projet de loi sur la privatisation
À l'aéroport d'Orly en 2016. © Reuters
d’ADP avaient raison de s’inquiéter de la façon dont
Tout est étrange dans le projet de loi portant serait reçu le texte par les parlementaires. Car payer
sur la privatisation du groupe ADP. Le texte est des indemnités aux actionnaires actuels pour privatiser
volontairement flou, les règles choisies sont hors est sans précédent dans une opération de privatisation.
norme, la durée de 70 ans de concession sans C’est l’une des étrangetés, mais pas la seule, dans ce
comparaison. Le gouvernement prévoit même de projet de privatisation d’ADP.
payer les actionnaires minoritaires pour privatiser et
de payer pour reprendre le bien public à la fin de la
concession. De quoi soulever nombre de doutes et de
soupçons.
« Heureusement, il y avait l’affaire Benalla. On
craignait que la procédure d’indemnisation que
nous avons prévue pour la privatisation d’ADP
[anciennement Aéroports de Paris – ndlr] soulève des À l'aéroport d'Orly en 2016. © Reuters
oppositions. En fait, les députés ont à peine regardé. Tout semble volontairement flou, opaque. Même le
Tout est passé sans problème. » Conseil d’État, pourtant de tradition peu contestataire,
Aigline de Ginestous est en verve lors de ce dîner ne peut s’empêcher de relever en introduction
parisien, un soir de septembre. Le projet de loi Pacte, de son avis« le caractère singulier de la réforme
dans lequel est inscrite la privatisation des aéroports envisagée par le gouvernement qui conduit à prévoir,
de Paris, est alors en discussion en commission à dans le projet de loi, un mécanisme “sui generis”
l’Assemblée nationale. Mais les parlementaires ont d’indemnisation de la société ADP présentant une
l’esprit ailleurs, semble-t-il, troublés par ce qui se grande complexité ».
passe à la commission des lois au Sénat.
Aigline de Ginestous est alors manifestement très
investie dans ce projet. Ancienne salariée de la
banque Rothschild, très active dans la levée de fonds
d’En Marche! lors de la campagne présidentielle
d’Emmanuel Macron, elle est devenue, après les
élections, collaboratrice parlementaire de Roland
Lescure, président de la commission des affaires
économiques et rapporteur général de la loi Pacte. Elle

1/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
2

« C’est un texte presque incompréhensible. Pour en « Les explications du gouvernement ne tiennent pas
comprendre le sens et la finalité, il faudrait savoir la route. Sa justification pour privatiserADP, Engie
l’objectif que les politiques poursuivent », analyse et La Française des jeux est qu’il veut dégager 10
l’avocat Dominique Schmidt, spécialiste en droit des milliards d’euros pour créer un fonds d’innovation
sociétés et droit boursier. de rupture. Une fois placées, ces sommes doivent lui
permettre d’obtenir 300 millions d’euros. Tout cela
n’a aucun sens. L’État peut facilement trouver 300
millions d’euros sans ces opérations », soutient le
député Charles de Courson qui, tout en ne se disant
pas hostile par principe à la privatisation d’ADP, a
Les chiffres clés d'ADP en 2018. © ADP
beaucoup bataillé contre le gouvernement lors de la
L’ennui est que le gouvernement n’a jamais articulé discussion du texte.
une argumentation convaincante sur ce dossier : Lors du débat parlementaire, le ministre des finances
pourquoi veut-il vendre à toute force ADP ? La Bruno Le Maire a tenté de répondre en avançant des
société représente un caractère stratégique évident : arguments d’une grande faiblesse. Les trois sociétés
elle contrôle la dizaine d’aéroports civils d’Île-de- versent quelque 800 millions d’euros de dividendes
France dont Roissy, Orly, Le Bourget et l’héliport par an à l’État, soit bien plus que les 300 millions
d’Issy-les-Moulineaux. attendus. Mais cet argent a un rendement de seulement
Roissy est classé comme le dixième aéroport mondial 2,2 %, selon le ministre des finances, alors que l’argent
pour son trafic passager. Mais si l’on additionne les tiré de ces ventes et placé pourrait lui offrir un
seuls trafics passagers d’Orly et de Roissy, ADP rendement de 2,5 % (voir le compte-rendu des débats
devient la première société aéroportuaire du monde, ici).
devant Atlanta, Pékin et Dubaï. Ces dernières années, La bonne opération avancée par le gouvernement
la société a enregistré une croissance annuelle de 10 à a des allures de placement du livret A. Comment
30 % de son chiffre d’affaires. Son bénéfice représente justifier l’abandon au privé pendant 70 ans d’un tel
une marge nette de 14 %. Elle verse quelque 100 bien commun, qui constitue de fait une rente, en
millions de dividendes par an à l’État. mettant en face de tels chiffres ? D’autant que le
Alors pourquoi se séparer d’un tel actif ? Même les motif invoqué revient, alors que l’État s’appuie déjà
États-Unis ont gardé la propriété publique de leurs sur la Caisse des dépôts et la BPI, à créer un fonds
aéroports, les considérant comme des infrastructures d’investissement à risque, ce qui ne relève ni de ses
stratégiques. L’aéroport de Francfort, troisième missions ni de ses compétences.
aéroport européen, est contrôlé majoritairement par
le Land de Hesse et la ville de Francfort. Quant à
la Grande-Bretagne, les autorités de la concurrence
ont imposé que les deux principaux aéroports de
Londres, Heathrow et Gatwick, soient séparés avant
d’être privatisés afin de ne pas constituer un monopole.
Les résultats des votes au Sénat sur l'amendement
Or dans le projet de loi, aucune des précautions proposant de rejeter la privatisation d'ADP. © DR
n’apparaît : le gouvernement ne prévoit ni maintien Après l’Assemblée, le texte a été discuté au Sénat
d’une présence publique ou des collectivités début 2019. Entretemps, il y a eu le cruel rapport de
territoriales, ni séparation pour éviter une situation de la Cour des comptes sur la privatisation des aéroports
rente excessive. Tout doit être cédé d’un bloc à un seul régionaux, le fiasco confirmé de la vente de l’aéroport
exploitant pendant 70 ans. de Toulouse-Blagnac, le scandale renouvelé des

2/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
3

autoroutes privatisées. Ces précédents justifiaient de Le caractère inconstitutionnel a été soulevé à plusieurs
ne pas réitérer l’expérience, surtout avec une société reprises dans les débats parlementaires. Dans son
de l’importance d’ADP, ont expliqué les sénateurs. argumentaire, le gouvernement se retranche derrière
Droite et gauche unies, les sénateurs ont repoussé à l’avis du Conseil d’État donné sur la loi Pacte. En
début février cette privatisation, ainsi que celle de La quelques lignes, celui-ci a balayé l’obstacle d’un
Française des jeux et d’Engie. revers de main : « Si la société ADP est chargée,
« Nous aurons le dernier mot », ont répliqué des à titre exclusif, d’exploiter une dizaine d’aéroports
députés LREM. La majorité semble bien décidée à civils, ceux-ci sont tous situés dans la région
rétablir les privatisations prévues dans le cadre de la d’Île-de-France. Il estime donc qu’ADP, nonobstant
loi Pacte. Car le gouvernement y tient par-dessus tout. l’importance des aéroports qu’elle exploite, n’exerce
pas une activité présentant le caractère d’un service
Pourquoi tant d’acharnement ? Au bénéfice de qui ?
public national ou d’un monopole de fait, au sens et
Analyse d’un projet de privatisation qui soulève
pour l’application du neuvième alinéa du préambule
nombre de doutes et de soupçons.
de 1946. »
Sous le regard de la Constitution Mais sur quoi se fonde le Conseil d’État pour émettre
Jusqu’alors, tous les gouvernements qui se sont un tel avis ? Lorsqu’une société accueille 80 % des
succédé ont exclu ADP du champ des privatisations. trafics passagers d’un pays, peut-on se limiter à sa
Même quand la société a été transformée en 2005, afin seule implantation régionale pour déterminer qu’elle
de permettre l’entrée d’actionnaires minoritaires, il a n’exerce pas un monopole national parce qu’elle
été inscrit qu’elle resterait contrôlée majoritairement n’est que francilienne ? Pour trancher ces questions
par l’État. La raison invoquée était simple : Aéroports complexes, a-t-il par exemple consulté l’Autorité
de Paris n’était pas privatisable. de la concurrence, dont la mission est notamment
Selon de nombreux juristes, ADP s’inscrit dans le de déterminer les marchés pertinents, le caractère
champ d’application de la Constitution, si l’on invoque monopolistique ou non d’une société ?
le 9e alinéa du préambule de la Constitution du Interrogé par Mediapart, le Conseil d’État a répondu
27 octobre 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont que non, il n’a pas sollicité l’Autorité de la
l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service concurrence. Il dit s’en être tenu à la jurisprudence du
public national ou d’un monopole de fait, doit devenir Conseil constitutionnel sur la question, et notamment
la propriété de la collectivité. » sur celle qui avait prévalu lors de la privatisation
« ADP n’est pas constitutionnellement privatisable : de Gaz de France. « Le commentaire de la décision
cette société gère directement une frontière vitale du 30 novembre 2006 [du Conseil constitutionnel]
placée au cœur de notre capitale économique et relève ainsi que la notion de marché à laquelle se
politique ; 80 % du trafic aérien de l’étranger vers réfère implicitement le Conseil constitutionnel pour
la France s’effectue en recourant à ses services. l’application du neuvième alinéa du préambule de
Force est donc de constater que l’exploitation de 1946 est beaucoup plus large que celle de “marché
la société ADP a un caractère de service public pertinent” retenue par le Conseil de la concurrence
exercé à l’échelon national », rappellent dans une pour l’application du droit de la concurrence »,
tribune publiée fin janvier dans Le Monde plusieurs précise le Conseil d’État.
personnalités, dont Patrick Weil et Paul Cassia (lire Mais sur quoi se fonde l’appréciation, si ce n’est
le billet de ce dernier dans le Club de Mediapart), pas sur des critères économiques ? Sans étude, sans
parties en guerre contre ce bradage. estimation chiffrée, sans comparaison, le Conseil
constitutionnel et le Conseil d’État ont donc leur
propre estimation de ce qui constitue un monopole.

3/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
4

Leur évaluation semble n’avoir qu’un lointain rapport démontre bien en tout cas la tentation de concentration
avec ce que dit l’Autorité de la concurrence et, plus – monopolistique aurait-on envie de dire – d’ADP, au
largement, avec les théories économiques sur le sujet. contraire de tout ce qui a été affirmé.
Ce qui permet toutes les interprétations, en toute
opportunité.
« Je ne crois pas qu’ADP constitue un monopole
physique. Ils sont très rares. Pour ADP, on peut dire
que Paris est en concurrence avec le hub de Londres,
de Francfort ou d’Amsterdam. C’est là où sont les
nouvelles concurrences », dit Charles de Courson.
L'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle en 2016. © Reuters
Le député de la Marne ne cache pas qu’il a une
position un peu originale, même dans son camp. «La Tout est hors norme dans le projet de loi sur la
privatisation d’ADP, pourquoi pas ? Mais pour quoi privatisation d’ADP : les mécanismes imaginés pour la
faire ? Est-ce que cela permet d’inscrire Paris dans réaliser, les schémas juridiques, la période sur laquelle
un réseau aéroportuaire international, qui semble être elle doit s’étendre, et comment l’État envisage de
la tendance lourde du développement des services récupérer son bien à la fin.
aéroportuaires ? Est-ce que la préservation d’Air En 2005, ADP a changé de statut. L’État lui avait
France est prise en compte ? Est-ce que cela répond apporté la propriété de tous les actifs aéroportuaires
à l’intérêt général ? Si les conditions sont réunies, on et, pour renforcer son bilan, la propriété foncière de
peut le faire. Sinon, il faut s’abstenir. » quelque 8 600 hectares de domaine public, avant de
Jusqu’à présent, le gouvernement a été incapable l’introduire en Bourse. Mais il était bien inscrit que
d’apporter des réponses à ces questions, de démontrer l’État en garderait le contrôle majoritaire.
en quoi cette privatisation répondait à l’intérêt général. C’est cette architecture qui embarrasse le
À aucun moment, il n’a présenté une vision à long gouvernement et qu’il veut casser. Pour cela, il lui
terme, expliqué comment il voyait évoluer le transport fallait d’abord résoudre la question foncière. Plus
aérien, quel rôle pouvait avoir ADP, pourquoi le de 8 000 hectares en région parisienne, cela vaut
transfert d’une telle rente au privé avait un sens. Aucun beaucoup d’argent. Pour ne pas avoir à réévaluer
plan, aucun schéma directeur n’a été avancé, comme la valeur d’ADP, tout en n’ayant pas l’air de
si l’avenir de Roissy et d’Orly relevait de la seule brader le patrimoine public, le gouvernement – ou
compétence du futur concessionnaire. plus exactement Alexis Kohler, secrétaire général de
Le seul projet évoqué est celui de la direction d’ADP : l’Élysée à la manœuvre sur le dossier – a imaginé
la construction d’un quatrième terminal à Roissy. Ce transformer la société en concession.
nouvel équipement, d’un coût estimé entre 7 et 9 Les apparences sont ainsi sauves : officiellement,
milliards d’euros, justifie selon le gouvernement à la les terrains restent la propriété de l’État. Le
fois la privatisation et une concession hors norme de concessionnaire aura-t-il, cependant, la liberté de
70 ans. Dans les sociétés, de tels projets s’amortissent l’utiliser comme il l’entend pendant la durée de la
plutôt sur 20 ou 30 ans. concession ? Rien n’est dit sur le sujet. Mais tout
Ce projet d’extension est vivement contesté par les laisse craindre, au vu des précédents des contrats
riverains, qui dénoncent une centralisation accrue autoroutiers, que les intérêts de l’État ne soient, une
du trafic aérien sur Roissy. Ils redoutent que leur fois de plus, jamais défendus et que le concessionnaire
quotidien ne devienne invivable. Un tel projet soit libre de faire ce que bon lui semble, sans en avoir
payé le prix.

4/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
5

Une privatisation hors norme « Cette procédure semble logique et habituelle comme
Cette transformation a conduit le gouvernement mécanisme. C’est le même principe qu’une indemnité
à proposer un schéma singulier « d’une rare d’éviction pour un locataire exploitant. L’idée est de
complexité », comme le dit le Conseil d’État. compenser un préjudice lié au fait qu’il y avait une
L’imagination, il est vrai, a été au pouvoir. durée infinie pour exploiter qui se réduit à 70 ans et
Le gouvernement a estimé que les actionnaires donc un préjudice. Pour autant, compte tenu de la
minoritaires actuels perdaient une partie de la valeur durée assez inhabituelle dans le monde des affaires
de leur investissement, puisque ADP n’allait plus être (70 ans), cette approche reste pour le coup seulement
une société dont la durée de vie était illimitée, mais éventuelle à mon sens et très théorique », explique
bornée dans le temps, la concession étant limitée de son côté Olivier Arthaud, président de la chambre
à 70 ans. Selon l’analyse juridique soutenue par le régionale des commissaires aux comptes de Lyon.
gouvernement, cela revient à une sorte d’expropriation L’étrangeté de l’opération ADP ne s’arrête pas là.
ou de nationalisation. Il convient donc d’indemniser Le droit des concessions est inscrit de longue date
les actionnaires existants pour cette perte. dans la pratique en France : à la fin de la durée
Ainsi, le gouvernement s’apprête à payer pour de vie de la concession, le concessionnaire doit
privatiser ADP. C’est sans précédent. En dépit de restituer l’ensemble des actifs et des biens en état à
nombreuses recherches, il nous a été impossible de la puissance concédante – État ou collectivités locales
trouver un cas semblable en France ou à l’étranger. – gratuitement. Aucun dédommagement n’est prévu.
Mais pas dans le cas d’ADP : l’État a prévu de lui
racheter les actifs au terme de la concession.
Là aussi, c’est une situation sans précédent. Le
risque est que l’État doive débourser des sommes
gigantesques à la fin de la concession. Comme il
La répartition du capital d'ADP au 31 décembre 2017. © ADP est toujours impécunieux, il y a de fortes chances
Selon les premiers chiffres avancés par le pour qu’il reconduise la concession plutôt que de la
gouvernement, les indemnités s’élèveraient entre 500 racheter. Sans le dire, c’est une concession à perpétuité
millions et 1 milliard d’euros. Alors que la vente pour le privé qui risque de se mettre en place.
d’ADP est estimée autour de 8 milliards, l’État Afin de diminuer la valeur de rachat futur – en
se priverait ainsi d’une partie de la somme pour vieillissant, les actifs perdent de leur valeur – et
dédommager les actionnaires actuels. Parmi ceux- d’économiser les deniers publics – c’est en tout
ci figurent Vinci, actionnaire à 8 %, qui a depuis cas la présentation qui en a été faite lors des
longtemps mis un pied dans la porte de la société, débats parlementaires –, le gouvernement se propose
et Schiphol Group, qui exploite notamment l’aéroport d’allonger la valeur de la concession : 70 ans ! Là
d’Amsterdam, actionnaire lui aussi à hauteur de 8 %. encore, aucune concession n’a jamais été aussi longue.
« L’État a choisi cette formule parce que c’est D’autant qu’il ne s’agit pas de construire des aéroports,
plus facile à privatiser comme cela, plutôt que de de créer ex nihilo des équipements. Ils existent, ils sont
désintéresser les actionnaires minoritaires. En fait, il exploités et entretenus.
leur fait bénéficier de la prime de contrôle qui lui « C’est le temps pour permettre une stabilité et
revient en tant qu’actionnaire majoritaire », analyse une visibilité de l’exploitation à long terme », a
l’avocat Dominique Schmidt, qui a souvent défendu justifié Bruno Le Maire pour expliquer cette durée
l’Autorité des marchés financiers (AMF) devant les hors norme. En termes économiques, cela s’appelle
tribunaux. une rente perpétuelle, injustifiée. D’autant que le

5/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
6

gouvernement a rejeté tous les amendements qui Olivier Arthaud, commissaire aux comptes, confirme
proposaient d’encadrer au moins un peu la procédure, l’analyse : « Faire varier le taux d’actualisation d’un
de prévoir des clauses de revoyure, de révision. point peut avoir un impact de plus de 20 % sur
Un épais silence entoure aussi la possibilité que la la valeur. C’est donc très “facile” de pousser une
société concessionnaire – en la matière, sa durée de tendance ou une autre dans ce type d’approche. »
vie est moins garantie que celle de l’État – change de Les observateurs sont encore plus perplexes sur
mains, soit victime d’une OPA durant cette période. la durée choisie pour effectuer les estimations. En
Qu'advient-il alors ? L’État aura-t-il la possibilité de général, le temps de référence se situe entre 5 et
récupérer la concession d’ADP, si celle-ci tombe aux 7 ans, rarement au-delà. « 70 ans, cela tient de la
mains de capitaux chinois par exemple ? Mystère. divination », ironise Dominique Schmidt. « On est
Cette question délicate n’est pas dans la loi mais est dans l’exercice théorique », abonde Olivier Arthaud,
renvoyée au contrat de concession, le gouvernement ajoutant qu’il voudrait au moins prévoir des clauses de
semblant considérer qu’un droit d’agrément suffit revoyure tous les dix ans pour s’assurer de la vie future
pour préserver ses intérêts. Pendant 70 ans, le d’ADP. À ce stade, le gouvernement l’a exclu.
concessionnaire d’ADP doit avoir les mains libres, La façon alambiquée dont répond le Conseil d’État
selon le gouvernement. On ne saurait brider l’initiative sur cette méthode traduit un suprême embarras. Tout
privée. en relevant qu’au-delà de 20 à 30 ans, il est difficile
Une formule d’indemnisation sur mesure d’avancer la moindre prévision, il statue finalement
que « l’exercice n’est pas impossible »(voir son avis).
Le diable est souvent dans les détails. Dans le
projet de loi sur la privatisation d’ADP, il se cache « Mais qui a pu écrire un tel texte ? », s’amuse
dans la formule comptable retenue pour calculer les un connaisseur du dossier en commentant l’avis du
indemnités à verser aux actionnaires existants. La Conseil d’État. « Y aurait-il quelque cabinet qui lui
première bizarrerie est que le gouvernement soit tenu aurait suggéré la rédaction en lui faisant passer leur
d’inscrire cette méthode d’évaluation dans la loi. avis par quelque “porte étroite” [l’appellation fait
référence aux interventions des lobbies qui s’adressent
Pour calculer le montant des indemnités à verser aux
dans la plus totale opacité aux membres du Conseil
minoritaires, il a choisi de ne retenir qu’un seul critère :
constitutionnel (voir notre article) – ndlr] ? »
les flux de trésorerie disponibles actualisés. Interrogé
par Mediapart sur les motifs qui l’avaient conduit à Lorsque nous lui avons demandé comment il justifiait
retenir cette méthode, le ministère des finances n’a pas une telle méthode de calcul et s’il avait reçu des avis
répondu. extérieurs, le Conseil d’État a répondu : « Le Conseil
d’État s’est prononcé à partir des éléments qui lui
Cette méthode d’évaluation (pour les modes de calcul,
étaient fournis par le gouvernement, après lui avoir
voir ici) est censée permettre d’évaluer les ressources
posé toute question utile et dialogué avec lui. »
financières et les profits futurs que pourra dégager
une entreprise. Mais cela repose sur des facteurs Au bon vouloir du gouvernement
bien subjectifs. «Tout repose sur l’histoire que veut « Mais pourquoi ne prévoyiez-vous pas un appel
raconter l’entreprise. Surtout dans cette méthode, il d’offres public ? Prévoir une procédure de gré à
y a un facteur particulièrement souple : c’est le taux gré ne pourra qu’entretenir le soupçon. » Lors des
d’actualisation. C’est là que cela se passe. Selon débats parlementaires, plusieurs députés ont interpellé
le taux choisi, la valeur peut varier du simple au le ministre des finances sur les procédures choisies
quadruple. » pour privatiser ADP et sur l’opacité régnant autour

6/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
7

de ce dossier. « Je les ai prévenus, je leur ai dit Dans son rapport sur les privatisations des aéroports
qu'un appel d'offres les protégerait. Ils n'ont rien voulu régionaux, la Cour des comptes avait rappelé à
entendre », dit Charles de Courson. l’ordre le ministère des finances, en lui rappelant
À toutes les remarques et suggestions présentées par que les règles de déontologie s’appliquaient aussi à
les parlementaires, le ministre des finances a opposé lui, que les conflits d’intérêts n’étaient pas qu’une
une fin de non-recevoir. Pas question de faire un appel question théorique. Compte tenu du rôle joué par
d’offres public, pas question de publier le cahier des Bernard Mourad pendant la campagne présidentielle
charges, pas question de s’expliquer. d’Emmanuel Macron, n’aurait-il pas été préférable
que Bercy applique un devoir d’abstention, afin
Pour bien montrer qu’il avait l’intention d’avoir de
d’éviter tout soupçon ? Interrogé, le ministère des
bout en bout la main sur le dossier, le gouvernement a
finances n'a pas répondu.
soutenu des amendements opportunément déposés par
des membres de la majorité LREM. Ceux-ci prévoient Car le soupçon est là, toujours plus pesant, au fur
d’encadrer strictement le temps d’instruction du et à mesure que le dossier chemine au Parlement.
dossier de la commission des participations et des Avant même que la procédure ne soit officiellement
transferts. ouverte, Vinci, qui possède déjà les aéroports de
Nantes, Lyon et Gatwick (Angleterre), et est candidat
Chargée par la loi d’évaluer les conditions de
pour reprendre celui de Toulouse – ce qui devrait
privatisation de tous les biens publics, cette autorité
normalement soulever au passage quelques problèmes
voit réduire son rôle à une simple chambre
de concurrence –, est présenté comme le grand
d’enregistrement des volontés du gouvernement sur ce
vainqueur.
dossier : elle n’aura, selon les amendements déposés,
que trente jours pour se prononcer sur la privatisation Au point que le PDG du groupe de BTP et de
d’ADP. concessions, Xavier Huillard, a fini par s’énerver
lors de la présentation de ses résultats. « Nous
sommes absolument convaincus que ce modèle de
gestion privée est plus que jamais efficace pour
renforcer l’attractivité des territoires », a-t-il soutenu,
en récusant tous les procès d’intention faits à son
groupe sur sa gestion des autoroutes, dont il est aussi
Un Boeing d'Air France décolle de l'aéroport de Roissy en 2017. © Reuters
le premier concessionnaire en France.
Il est donc à craindre que tout se passera – et est peut-
Selon certaines rumeurs, il pourrait être amené
être même déjà engagé – ailleurs. Pour le conseiller,
à partager ADP avec quelques autres actionnaires
le gouvernement a déjà choisi depuis longtemps son
extérieurs qui viendraient l’accompagner. Le nom de
banquier d’affaires : c’est Bernard Mourad. Ancien
la Caisse des dépôts du Québec – dont le rapporteur
dirigeant du groupe Altice, ce proche d’Emmanuel
général du projet de la loi Pacte, Roland Lescure, est
Macron a rejoint En Marche!, où il était lui aussi
un ancien premier vice-président – est souvent évoqué.
chargé de la collecte de fonds, pendant la campagne
Elle est peut-être déjà présente au capital d’ADP, mais
présidentielle.
son nom n’apparaît pas car elle n’a pas franchi le seuil
Après l’élection présidentielle, il a créé une petite de déclaration.
banque d’affaires puis a rejoint la filiale parisienne de
L’institution canadienne, présente en France depuis
Bank of America, dont il a pris la direction. Et c’est
plus de vingt ans, essentiellement dans l’immobilier, a
cette banque qui a été choisie comme conseil de l’État
de grands projets en France. Elle a justement ouvert un
dans le dossier ADP. Comme Bernard Mourad le dit à
bureau en France, spécialisé dans les infrastructures.
Vanity Fair, « c’est challenging ».

7/8
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr
8

Mais on cite aussi des fonds d’investissement, Dans sa décision du 26 juin 1986, le Conseil
des banques d’affaires comme Macquarie Group constitutionnel avait fixé les grands principes qui
ou Goldman Sachs. Bref, beaucoup de personnes, devaient conduire les privatisations : « L’État ne peut
particulièrement dans le monde financier, semblent céder des actifs en dessous de leur valeur et le choix
très attirées par ADP. Ce qui devrait normalement des acquéreurs doit se faire “sans privilège” », avait-
amener le gouvernement à reconsidérer son analyse il tenu à préciser. Pourquoi, dans le dossier ADP, le
sur le dossier, à se demander si vraiment il faut gouvernement donne-t-il tant l’impression de vouloir
privatiser un tel actif. Mais non. Le gouvernement veut passer outre ce principe ? Pourquoi a-t-on le sentiment,
vendre, vendre à tout prix le groupe ADP. avant même que la privatisation ne soit engagée, que
tout est opaque et que tous les dés sont pipés ?

Directeur de la publication : Edwy Plenel Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Directeur éditorial : François Bonnet Courriel : contact@mediapart.fr
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS). Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007. Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Capital social : 24 864,88€. Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de Mediapart, Société par actions
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des simplifiée au capital de 24 864,88€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS,
publications et agences de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071. dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012 Paris.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Laurent Mauduit, Edwy Plenel Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
(Président), Sébastien Sassolas, Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. ou par courrier
directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Laurent Mauduit, Edwy Plenel, à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez
Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société Doxa, également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012
Société des Amis de Mediapart. Paris.

8/8

Vous aimerez peut-être aussi