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Après le verdict

Eddy Riffard
Les lourds battants de bois s’ouvrirent à la volée, livrant passage à une foule hérissée de perches à micros tandis que les
reporters, caméras à l’épaule, immortalisaient les moindres détails de la scène.
— Allons, messieurs-dames, reculez !
Les gardes mobiles avaient fort à faire pour rétablir un semblant d’ordre. Le brouhaha répercuté dans la salle des pas
perdus devenait assourdissant.
— Monsieur Malgarini, juste un commentaire. Comment vous sentez-vous après cet acquittement ?
— Un non-lieu m’aurait paru plus normal. On aurait évité ce cinéma tout en épargnant l’argent du contribuable. Mais
bon, c’est comme ça.
— Pensez-vous que le procureur va se pourvoir en cassation ?
— Allons, messieurs, ça suffit, mon client doit retrouver ses repères après ces audiences éprouvantes. J’estime que nous
gagnerons tous à laisser les choses se tasser pour dépassionner le débat.
Ces paroles produisirent un effet immédiat. Maître Coste n’en était pas à son premier acquittement. Cette star du
barreau de New York savait se montrer persuasive tout en s’en tenant à une logique rigoureuse. Elle n’avait pas son pareil
pour pointer les failles d’un dossier et construire un argumentaire inattaquable autour. Aussi, cette relaxe ne constituait
pas une surprise pour les observateurs venus nombreux couvrir le procès.
Malgarini descendit les escaliers entre deux murailles de photographes. Les flashs accrochaient leurs reflets sur la
silhouette massive du mafioso tandis que son chauffeur s’empressait déjà de lui ouvrir la portière arrière de la limousine.
Tout ce tumulte lui rappelait un autre acquittement, des années auparavant. L’affaire Ottaviano. À l’époque, les photos
de l’unique survivante de cette famille avaient empoisonné les débats. Le sourire de cette gamine de huit ans avait hanté
l’esprit des jurés. Heureusement qu’il avait pu s’assurer les services des plus grands ténors du barreau.
Il prit place sur la large banquette recouverte de cuir, vite rejoint par son avocate qui s’assit à côté de lui.
À l’avant, le chauffeur mit le contact et démarra en douceur, le garde du corps à ses côtés.
— Ouf, j’ai bien cru qu’on n’y arriverait jamais. Un journaliste, ça va, mais en meute, ils se montrent plus redoutables que
n’importe quoi sur cette terre.
— C’est un peu grâce à eux que tout cela est digéré par l’opinion publique. Les gens ont besoin de spectacles, alors, ils
réclament une vedette et le protocole qui va avec.
— Vous avez raison Caroline, et puis le plus dur est passé.
Le chauffeur tiqua intérieurement. Ce n’était pas dans les habitudes du patron de tutoyer les gens. Quant à appeler une
personne étrangère par son prénom, cela relevait pratiquement de l’hérésie dans son milieu. Peut-être l’âge, ou alors une
sensibilité à la séduction de cette jolie blonde.
Il fallait reconnaître que cette jeune femme de trente et un ans ne manquait pas d’atouts pour plaire. Brillante et sûre
d’elle, elle alliait un charisme certain au charme sensuel de sa plastique irréprochable.
La voiture roulait maintenant seule, les derniers motards avaient abandonné la partie, leurs appareils chargés des photos
qui allaient agrémenter la une dans les éditions du lendemain.
Après les faubourgs, le chauffeur s’engagea sur la route principale avant de rejoindre la highway. Les échangeurs et les
sorties se succédaient avec monotonie tandis que le conducteur restait sagement sur la voie de droite. Parfois, il
dépassait un poids lourd ou quelque véhicule de maintenance.
Dans la voiture, personne ne rompait plus ce silence caractéristique qui précède et suit les grands moments.
Enfin, ils quittèrent la highway et s’engagèrent dans le méandre des voies secondaires, toujours dans le mutisme le plus
complet. Le paysage alentour n’en paraissait que plus bucolique.
Le véhicule franchit une lourde grille de fer forgé flanquée de deux lions d’albâtre, puis le chauffeur s’engagea sur une
allée gravillonnée.
Enfin, il stoppa devant une imposante maison en pierre de taille avant de descendre ouvrir la portière à son patron.
L’homme semblait apprécier de retrouver le calme auquel il aspirait depuis de longs mois. Sous ses dehors de truand
imperturbable, il était resté empreint de cette mentalité paysanne qui caractérisait les membres de sa famille depuis
toujours.
Malgarini traversa la vaste salle de séjour, emprunta le lourd escalier de chêne et se retira dans son bureau.
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Quelques instants plus tard, on frappa à la porte et Me. Coste entra.
Malgarini considéra la jeune femme un moment. La gent féminine ne l’avait jamais bien intéressé mais celle-ci possédait
un charme spécial. Elle ne ressemblait pas aux nombreuses personnes qu’il avait rencontrées jusqu’à présent.
— On peut dire que vous vous êtes surpassée. Il s’agit certainement de votre meilleure plaidoirie.
— Oui. Je dois dire que je ne me suis pas mal débrouillée.
— Vous acceptez bien un petit remontant ? Je crois que nous en avons besoin.
Le mafioso tourna le dos et se servit dans un meuble bas dissimulé par l’imposant bureau.
Lorsqu’il se retourna, le visage de sa visiteuse avait pris une expression dure, tout autant que l’éclat froid du révolver
qu’elle braquait vers lui.
— Alors, vous avez attendu vingt-trois ans.
Devant le mutisme de la jeune femme, il poursuivit :
— Je savais que laisser quelqu’un en vie était une erreur. Mais il faut payer un jour, n’est-ce pas ?
Me. Coste, née Ottaviano, acquiesça.
Son antagoniste lui sut gré de lui épargner un discours inutile.
Le doigt de Caroline appuya sur la détente et le Colt Détective tonna à cinq reprises.
Malgarini n’entendit que la première détonation.

Comme au cinéma
Sourire
C’était comme dans un film. Un film en noir et blanc des années cinquante.
Dans la rue déserte nimbée d’un brouillard poisseux, les réverbères diffusaient une pale lumière jaunâtre. Le halo se
reflétait dans les caniveaux, ruisselets argentés le long des trottoirs anthracite. Il pleuvait. Un crachin qui pénétrait
jusqu’au fin fond de la moelle.
Je frissonnai.
Une ombre se détacha, sortie de nulle part, qui portait un imperméable clair, serré à la taille. Le col était relevé, pour se
protéger du mauvais temps ou dissimuler son visage. L’homme, ce devait être un homme, se retourna à deux reprises
comme un qui n’aurait pas la conscience tranquille. Il fouilla dans sa poche. Je pris peur et me tapis dans l’alcôve d’une
porte cochère. Effleurant mon arme de service à travers la toile de ma poche.
Il sortit un paquet de cigarettes et, luttant contre le vent en rafales, en alluma une avec ses deux mains en coquille. Le
bout incandescent éclaira la nuit. Comme un phare, une invitation à le suivre.
Je sortis de mon antre et longeai le mur de l’immeuble, le dernier de la rue. Après, c’était le terrain en friches, celui de la
tour qu’on venait de démolir pour bâtir une barre plus belle.
Il se retourna à nouveau. J’avais compté, c’était la troisième fois. Je me cachai derrière le dernier muret. Il jeta son mégot
à terre. Il était à découvert. Moi aussi.
Son pas se faisait plus lourd. La fatigue. Et la boue, mélange de glaise et de terre, qui collait aux semelles. L’homme glissa
et se rattrapa de justesse à un vieux tas de briques branlantes. Il ajusta son chapeau maintenant détrempé.
J’étais frigorifié. Un peu jeune dans le métier. Un bleu.
Un chien errant me renifla. Il battait l’air de sa queue en panache, l’air content de voir du monde. Je lui jetai une pierre
pour qu’il s’éloigne. Il poussa un hurlement d’incompréhension contre le genre humain qui fit se retourner l’homme.
Je saisis mon pistolet à deux mains comme au cinéma et, tremblotant, le visai entre les deux yeux.
— Arrêtez ou je tire !
Alors il s’approcha :
— Bon, fiston, ça suffit peut-être pour ce soir. Avec ça, si tu ne dors pas, je ne sais plus quoi inventer. Viens, on rentre à la
maison.
Je mis ma menotte dans la grosse paluche de mon père. En sécurité.

2
L'ange du Diable
James Wouaal

C'est l'heure de la promenade, les hommes trépignent dans le couloir. Le bruit court de cellule en cellule et gagne les
autres étages, les autres bâtiments : la porte du monstre est ouverte. Bientôt, la bête sera mise à mort.
Il neigeait si fort, le jour de ma naissance, que tous les chasse-neige du département restèrent bloqués dans leurs
hangars. Mon père, sorti faire un tiercé le mois précédent n'étant jamais revenu, Maman dut se débrouiller seule pour se
délivrer de moi. Enfin pas tout à fait, j'étais curieux de découvrir ce que j'entendais bruire de l'autre côté de son ventre et
je l'aidai de mon mieux.
Je suis né laid, comme tous les bébés, mais dans mon cas, cela ne rentra pas dans l'ordre au bout de quelques jours. Je
parlais tôt, je n'avais pas un mois, mais personne ne me comprenait sauf un chat borgne qui vivait avec nous et me
regardait constamment de travers. Le chat n'était pas le seul à ne pas m'aimer, ma mère elle-même me détestait. Elle ne
s'adressait à moi que très rarement, surtout pour me dire combien j'étais laid et repoussant. Le reste du temps, elle me
battait comme plâtre en me reprochant le départ de mon père.
À quatorze ans, je me mariais avec une grande voisine dans le sous-sol de notre immeuble. Elle rentra chez elle en pleurs
et raconta tout à ses parents. On me conduisit chez les gendarmes, puis dans un hôpital plein de jeunes garçons fous. Là,
on s'échina à me faire parler de moi tout en me donnant, trois fois par jour, des pilules multicolores.
Malgré le brouillard mental dans lequel je me débattais, je me mariais encore, de temps à autre, avec une infirmière
obèse qui venait me visiter lorsqu'elle était de garde de nuit. Un soir d'orage, cette fille fut surprise à me faire des choses
interdites dans ma cellule. Elle fut renvoyée dans la nuit à grands cris, mais cette fois, personne ne songea à me gronder.
À dix-sept ans, je profitais d'un exercice incendie que j'avais moi-même initié pour m'évader en me glissant dans la
confusion comme une anguille entre les mains d'un fabriquant de savon. Je laissai le bâtiment se consumer derrière moi
et me faufilai entre le bruit des sirènes et l'affolement des voisins.
De ce jour, je vécus dans la misère et la peur. Mon esprit pourtant, s'était éclairci, et je me trouvai bien mieux à courir les
routes et à fuir mes crimes, qu'à me morfondre à l'hôpital. J'étais souvent contraint de quitter précipitamment les villages
où j'avais déniché un petit boulot, mais où je n’avais pu m’empêcher d’assouvir une de mes irrésistibles pulsions. Bien sûr,
je savais maintenant combien c'était mal de faire ces choses-là, les docteurs me l'avaient très longuement expliqué.
Je luttais, mais certaines filles faisaient parfois un geste, un tout petit geste de rien, mais qui me rendait fou. Je les suivais
alors, comme un zombi, en attendant le moment propice pour les assaillir.
Deux ans plus tard, toutes les polices de France étaient à mes basques. Il faut dire que j'avais, de plus en plus souvent, cet
irrépressible besoin de soulager la folie qui m'habitait. J'aimais travailler, je trouvais des petits boulots dans des
exploitations agricoles ou mieux encore, des abattoirs. C'est à cette époque que je commençais à prendre plaisir à
assassiner mes épouses.
Alors que je fêtais mes vingt ans, je m'introduisis nuitamment dans un pensionnat. J'avais suivi, la veille, une petite déesse
brune qui m'avait mené jusque-là. Je devins si célèbre, après cette affaire, qu'on ne parla plus que de moi pendant des
jours, et même à la télévision.
J'étais plus recherché et insaisissable que la vertu dans un bordel. C'est d'ailleurs avec des filles que je payais que
j'essayais un temps de me guérir de ma monstruosité. Mais je ne parvenais pas à être gentil avec elles et je ne pouvais pas
m'empêcher de les étrangler après. Je commençais à prendre conscience qu'un truc clochait vraiment beaucoup dans ma
caboche. Je m'efforçais de ne plus me marier, mais je ne pouvais pas toujours résister.
Je crois que je devenais fou et je me décidai enfin à retourner voir mon ancien docteur de l'hôpital pour lui demander de
l'aide. Je trouvai facilement l’adresse de son cabinet en ville. Ce toubib, il avait été gentil avec moi durant mes années
d'enfermement. Mais il me trahit. Il fila appeler la police en prétextant aller me chercher un café. Moins d'une heure plus
tard, une dizaine de policiers surgissaient par la porte et venaient me capturer comme un chien dangereux.

3
On reparla de moi partout et longtemps. Des gens descendaient même dans les rues et demandaient qu'on change les
lois pour qu'on puisse me couper la tête.
On m'a mis dans une cage. Je n'ai pas le droit de descendre m'amuser dans la cour avec les autres détenus. Ce n'est pas
grave, ils sont méchants. Ils ne font que me crier des insultes et des menaces à travers la nuit et leurs barreaux.
Mon nouveau médecin, celui qui me suit en prison, m'affirme, comme tous les autres avant lui, que ma laideur est dans
ma tête et que c'est ma maman qui l'y a mise. Il dit qu'en fait, je suis très beau, anormalement beau, et que c'est
précisément ma beauté qui fascine tant les gens et les journalistes et qui me rend si célèbre. Il est vrai que des femmes
m'écrivent du monde entier. Je ne lis que les lettres en français, mais toutes me parlent d'un autre, d'un ange qu'elles
veulent épouser et sauver. « L'ange du Diable », c'est comme ça que les journaux m'appellent.
Aujourd'hui, les gardiens sont en grève, ce sont des policiers qui les remplacent. Ils ne savent rien de ce qui me concerne,
ils ont ouvert ma cellule pour que je puisse sortir en promenade avec les autres.
Je prends place dans la file. Je sais bien qu'ils vont me tuer tout à l'heure et que ça me fera mal. Tous me le promettent
depuis mon arrivée ici. Celui qui est derrière moi me le dit méchamment à l'oreille. Mais je suis fatigué. Je veux en finir
avec tout ce bazar qui trébuche dans ma tête. Je vais tâcher de me montrer courageux.

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