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« TOUJOURS LA VIE INVENTE...

»
Manola Antonioli

ERES | « Chimères »

2013/3 N° 81 | pages 139 à 151


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749239552

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Manola Antonioli, « Toujours la vie invente... » , Chimères 2013/3 (N° 81), p. 139-151.
DOI 10.3917/chime.081.0139
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MANOLA ANTONIOLI

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« Toujours la vie invente… »
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Toute la vie est une dynamique, elle invente constamment. On ne voit


pas comment on pourrait avoir sous les yeux un paysage immobile
et figé. Je me démarque volontairement des écologistes pour qui le
monde de la nature est une sorte de musée dont l’homme perturbe la
sérénité. Pour moi, l’homme est intégré dans le système.
Gilles Clément, Toujours la vie invente

La biodiversité, ainsi qu’on l’appelle, est encore trop souvent pen-


sée comme une nomenclature, c’est-à-dire comme une liste de biens,
c’est-à-dire à peine pensée : alors qu’il faudrait l’envisager comme
le support d’une grammaire générative de geste et de rapports, de
côtoiements et de fuites, comme une gigantesque parade de compor-
tements et d’ouvertures.
Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux

Par où commencer ?
Toujours la vie invente est le beau titre d’un essai de Gilles Clément1,
que j’emprunte pour parler de biomimétisme. Les designers, les
architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour
imiter la beauté de ses formes et y chercher l’inspiration d’un point de
vue esthétique ou pour en imiter les procédés et les comportements. Le

• Philosophe.
1. Gilles Clément, Toujours la vie invente, Paris, Éditions de l’Aube, 2008.

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Manola Antonioli

biomimétisme (appelé également « bionique ») cherche aujourd’hui à


s’inspirer de la nature pour inventer des solutions écologiques aux
problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture,
l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer
de nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements. Bien
évidemment, plusieurs de ces recherches, dans le domaine artistique

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comme dans le domaine technologique, s’inspirent de la grande
capacité d’invention des végétaux (on pourrait citer, entre autres, la
grande efficacité énergétique de la photosynthèse) mais, dans le cadre
d’une réflexion sur « les bêtes » j’analyserai essentiellement, dans les
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pages qui suivent, des modèles et des créations conçus dans l’échange
avec le monde animal (ou, mieux, avec les mondes animaux) :
« Par où commencer ? Par le très petit ou l’énorme, par ce qui nous
semble à peu près proche ou compatible, du côté des mammifères,
des cousins (le singe, l’ours) ou par ce qui nous semble au contraire
très éloigné et peut-être impensable (le poulpe, l’araignée) ? Sachant
que l’on ne pourra faire guère mieux qu’effleurer une sensation, lon-
ger une courbe sensorielle, quelle que puisse être par ailleurs la qualité
ou la précision de l’observation. Il faudrait être dedans, et descendre,
non pas dans l’« animalité », qui n’existe pas, mais dans la voie que
chaque animal ouvre et qu’il nous laisse en partage, comme un sillage
éteint dans l’immensité de la nature2 ».

Biomimétisme
C’est la scientifique américaine Janine M. Benyus qui, après des an-
nées de recherches, a écrit l’ouvrage de référence sur le biomimétisme
et ses multiples champs d’application3. Au début de l’ouvrage, elle
présente les trois dimensions entrelacées qui caractérisent à son avis le
biomimétisme (du grec bios, vie et mimesis, imitation) : 1. La nature
comme modèle. Le biomimétisme étudie les modèles de fonctionne-
ment de la nature, puis les imite ou s’en inspire pour résoudre des
problèmes humains ; 2. La nature comme étalon. Le biomimétisme a
recours à des critères écologiques pour évaluer des innovations scien-
tifiques et technologiques ; 3. La nature comme maître. Le biomimé-
tisme aspire à inaugurer une nouvelle époque, fondée non pas sur ce

2. Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013,
p. 75.
3. Janine M. Benyus, Biomimétisme. Quand la nature inspire des innovations durables
(1998), Paris, Rue de l’Echiquier, 2011.

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« Toujours la vie invente… »

que nous pouvons extraire du ou soustraire au monde naturel, mais sur


ce que nous pouvons en apprendre.
Si l’on fait abstraction des concepts utilisés par l’auteure (modèle,
étalon, maître), qui donnent l’impression que la « Nature » serait un
modèle absolu à imiter (on reviendra sur cet immense problème de
la mimesis), on pourrait dire que, dans le meilleur des cas, le bio-

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mimétisme est une voie ouverte pour inventer de nouveaux agence-
ments entre le minéral, le végétal, l’animal, le cerveau humain et les
machines pour les faire interagir dans l’invention des techniques, pro-
cédés et savoirs d’un genre nouveau. Le biomimétisme peut englober
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ainsi la plupart des activités humaines (de l’agriculture, à l’énergie,


à la science des matériaux, à la médecine, jusqu’aux techniques de
l’information), dans une perspective transversale à de nombreuses
disciplines. Cette démarche peut aboutir à des applications à deux
niveaux : au niveau de la forme (l’auteure évoque ainsi la pointe du
TGV japonais inspiré du bec du martin-pêcheur ou la peinture auto-
nettoyante tirée des nano-formes observées à la surface des feuilles de
lotus) ou au niveau des matériaux, par la recherche de nouveaux maté-
riaux qui puissent à terme constituer une alternative à une économie
fondée sur une disponibilité autrefois abondante (et aujourd’hui de
plus en plus réduite) de pétrole, de gaz et de charbon.
Janine M. Benyus énonce également les lois, les stratégies et les prin-
cipes qui sous-tendent l’ensemble des approches biomimétiques : une
utilisation de l’énergie limitée et d’origine solaire, l’adaptation de la
forme à la fonction, le recyclage généralisé, des stratégies de coopé-
ration, le choix de la diversité, le recours à des expertises locales, la
limitation des excès, la transformation des limites en opportunités4.
En ce qui concerne la recherche de nouveaux matériaux créés par la
biologie, les spécialistes de la biominéralisation (qui recherchent de
nouveaux matériaux « durs », sans effets néfastes sur l’environnement
et non toxiques) côtoient les chercheurs qui s’inspirent des tissus orga-
niques, dans la recherche de matériaux « mous » :
« La seule différence entre les matériaux mous et les matériaux durs se
situe dans l’origine des précurseurs. Lorsqu’un revêtement à l’épreuve
des bombes est nécessaire, les minéraux inorganiques de la Terre sont
appelés à la rescousse. Mais si l’on recherche quelque chose de plus
flexible, la vie peut le construire, morceau par morceau, à partir d’élé-

4. Janine M. Benyus, Biomimétisme, op. cit., p. 22.

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Manola Antonioli

ments constitutifs organiques (à base de carbone). Ici, les protéines


sont plus que des clés ou des échafaudages ; elles sont le matériau5 ».
C’est ici que les multiples savoir-faire animaux entrent en jeu et
constituent une source d’inspiration essentielle pour les scientifiques,
dont Janine M. Benyus donne de nombreux exemples. Comme le
suggère Jean-Christophe Bailly, les animaux observés appartiennent

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indifféremment au « très petit ou l’énorme », et vont des araignées aux
grands singes, puisque « le monde animal se présente à nous comme la
conjugaison active du divers6 ». Les pratiques scientifiques (et, comme
on le verra, esthétiques) peuvent ainsi contribuer à créer des relations
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inédites avec les mondes animaux, agir sur les habitudes animales et
humaines à la fois, pour les transformer :
« Nos animaux ont changé […] nous devons essayer de comprendre
comment et pourquoi nous avons rendu cela possible. Nos questions
ne sont plus les mêmes […] nos méthodologies sont différentes, ce
que nous appelons « fait pertinent » varie d’une époque à l’autre, d’un
domaine à un autre, voire entre deux chercheurs. Ce qui nous inté-
resse, et qui change, transforme ce à quoi nous nous intéressons7 ».

Machines animales8
Le Mytilus edulis (moule commune) produit des centaines de petits
filaments translucides, des attaches appelées « byssus ». Lorsque la
moule souhaite se fixer dans l’estran pour se nourrir, elle sort son pied
charnu et fabrique une combinaison de fil, de plaque et d’adhésif
appelée « complexe byssal » ; une colle pouvant adhérer à n’importe
quelle surface, se fixer à tous les supports dans un milieu aquatique.
L’industrie « humaine » de la colle n’est jamais parvenue à produire un
adhésif qui résisterait à l’humidité et qui collerait à toutes les surfaces.

5. Ibid., p. 166.
6. Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, op. cit., p. 8.
7. Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les Empêcheurs de
penser en rond, 2002, p. 19. Vinciane Despret, philosophe et psychologue, interroge
depuis longtemps (à l’aide des théories d’Isabelle Stengers, Bruno Latour, William
James, Donna Haraway, Dominique Lestel et de l’histoire de l’éthologie) les relations
que les chercheurs entretiennent avec les animaux et leurs évolutions récentes.
8. Le terme « machine » est utilisé ici au sens deleuzo-guattarien et non pas en
référence à la théorie cartésienne des « animaux-machines ». Cf. Dominique Lestel,
« Des animaux-machines aux machines animales », in Boris Cyrulnick (dir.), Si les
lions pouvaient parler, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1998.

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« Toujours la vie invente… »

Ainsi, de nombreuses recherches sont en cours au sujet de la moule et


d’autres bivalves, non seulement dans le but de produire des adhésifs
révolutionnaires, mais également pour fabriquer des objets jetables
et biodégradables. Il s’agirait d’utiliser des matériaux naturels (colla-
gène, soie, caoutchouc, cellulose, chitine) pour produire des fibres,
des récipients ou d’autres objets qui seraient scellés par un produit

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d’étanchéité inspiré du « complexe byssal » d’une durée de vie de deux
ou trois ans, dont les matériaux biodégradables pourraient être faci-
lement détruits par des microbes présents dans les décharges et pour-
raient retourner dans la chaîne alimentaire9.
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La soie avec laquelle l’araignée tisse sa toile possède des propriétés


qui intéressent également au plus haut point les spécialistes des maté-
riaux : elle est cinq fois plus résistante que le fil d’acier, extrêmement
solide et aussi très élastique. Elle possède également une tempéra-
ture de transition vitreuse exceptionnellement basse, ce qui veut dire
qu’elle doit atteindre une température extrêmement basse pour se
rompre facilement : un tissu possédant ces qualités serait idéal pour
produire des parachutes, des tissus pare-balles, des câbles pour les
ponts suspendus, des fils de suture, etc. La soie d’araignée est produite
sans le recours à de hautes températures, hautes pressions et acides
corrosifs, nécessaires pour produire des fibres artificielles dans l’in-
dustrie « humaine ». Apprendre à faire comme l’araignée, signifierait
donc apprendre à fabriquer une fibre exceptionnellement résistante,
avec une faible consommation d’énergie et sans aucun résidu toxique.
Mais les recherches dans ce domaine sont extrêmement complexes et
ne reposent actuellement que sur des études concernant deux types de
fils, tissés par seulement quelques espèces d’araignées, qui ne repré-
sentent qu’un tiers des trente mille espèces d’araignées décrites10. Les
chercheurs sont ainsi constamment confrontés à la conscience de la
disparition de la biodiversité, à la réduction constante d’espèces ani-
males dont l’habitat est menacé et dont les savoir-faire uniques sont
ainsi confrontés à un risque de disparition irréversible :
« Hypothèse catastrophique sans doute, mais hélas hypothèse de tra-
vail, comme on dit, et qui se présente aussitôt qu’on réfléchit un peu

9. Pour une présentation détaillée de ces recherches en cours, je renvoie à la lecture


de Janine M. Benyus, Biomimétisme, op. cit., chap. 4 « Comment fabriquer nos
matériaux ? », p. 166-181.
10. Au sujet de la toile d’araignée, je renvoie à la lecture de Janine M. Benyus,
Biomimétisme, op. cit., chap. 4 « Comment fabriquer nos matériaux ? », p. 181-193.

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sérieusement aux menaces pesant aujourd’hui un peu partout sur les


milieux et sur la plupart des biotopes. C’est sous l’ombre portée par
cette hypothèse (de la rêverie négative à l’évaluation plus froide) que
prospère aujourd’hui la question et qu’elle s’ouvre selon un plus grand
diaphragme, qui est d’envisager les animaux dans leur ensemble, les
animaux sauvages (mais ils l’ont tous été), non seulement comme

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des survivants mais comme des témoins, comme les preuves faites à
l’homme, et infiniment nécessaires à son équilibre, à son intelligence,
d’une altérité effective et quotidiennement effectuée11 ».
Parmi les exemples de recherches cités par Janine M. Benyus, on en
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trouve donc un dans lesquels les chercheurs apprennent à « imiter »


un animal (le rhinocéros) non pas exclusivement pour en tirer des
découvertes innovantes et utiles pour la survie de l’espèce humaine
mais pour sauver une autre espèce de l’extinction12. Les rhinocéros
sont menacés d’extinction rapide à cause de leurs cornes (malgré
l’interdiction internationale de la vente de cornes de rhinocéros, qui
date déjà de 1977 et de la « Convention sur le commerce internatio-
nal des espèces de faune et de flore sauvages menacés d’extinction »)
puisque de nombreuses médecines orientales attribuent à la poudre
de corne de rhinocéros la capacité de soigner de nombreuses mala-
dies et de renforcer la libido. Les chercheurs Joe Daniel (zoologiste de
formation et spécialiste de rhinocéros de l’université Old Dominion,
en Virginie) et Ann Van Orden, métallurgiste, se sont associés pour
essayer de créer un produit de remplacement, qui serait peu coûteux à
produire. Mais il n’est pas facile de fabriquer un fac-similé d’une subs-
tance prisée pour ses qualités prétendument magiques et médicinales ;
la corne est faite essentiellement de kératine, mais ce sont la force,
l’éclat et la forme des cornes qui en font un produit aussi convoité. Il
s’agit donc de faire en sorte que la kératine s’assemble selon la même
structure complexe sous laquelle on la trouve dans les cornes de l’ani-
mal, d’inventer un composite aux propriétés innovantes déjà utilisé
par la nature depuis 60 millions d’années, composite aux propriétés
comparables à celles de composites de fibre de graphite déjà utilisés
dans l’industrie, rigides mais très difficiles à briser. Dans ce genre de
recherches, le bénéficiaire n’est plus le seul genre humain mais une

11. Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, op. cit., p. 80-81.
12. Cf. Janine M. Benyus, Biomimétisme, op. cit., chap. 4 « Comment fabriquer nos
matériaux ? », p. 194-201.

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autre espèce animale et il faudrait donc parler d’une sorte de partena-


riat plutôt que d’une simple « imitation ».

Écologie industrielle
Une autre version possible du biomimétisme est l’écologie industrielle,
démarche que Janine M. Benyus définit comme « le plus bel oxymore

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du biomimétisme13 », dont le principe de base consiste à « n’employer,
dans la mesure du possible, que des substances que la nature recon-
naît et réussit à absorber14 ». L’écologie industrielle repose sur une
analogie avec les écosystèmes : alors que notre économie industrielle
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fonctionne en effectuant des transformations linéaires (où de l’énergie


et de la matière sont transformées en produits et ensuite en déchets,
pour la plupart non recyclables), les écosystèmes opèrent des transfor-
mations cycliques où tout est recyclé et fonctionne à l’énergie solaire.
Pour l’écologie industrielle, une imitation consciente du fonction-
nement des systèmes naturels permettrait de repenser intégralement
l’économie actuelle, à partir de quelques principes de base tirés de
l’observation des écosystèmes matures :
« Le monde naturel regorge de systèmes – prairies, récifs coralliens,
forêts de chênes et de caryers, forêts anciennes de séquoias et de pins
de l’Oregon, etc. – pouvant servir de modèles à une économie plus
durable. Ces écosystèmes matures font tout ce que nous souhaitons
faire. Ils s’auto-organisent en une communauté diverse et unie d’orga-
nismes ayant des buts communs, tels que savoir se maintenir dans un
lieu donné, utiliser au mieux tout ce qu’il offre de disponible, et durer.
[…] Nous ne ressemblons en rien aux organismes vivants en équi-
libre que nous voulons imiter. Nous occupons actuellement une
niche que l’on trouve également dans le monde naturel : celle des
opportunistes, qui se concentrent sur la croissance et le rendement
(la vitesse à laquelle les matières premières peuvent être transformées
en produits), mais se soucient peu d’efficacité. Nous agissons comme
si nous n’étions que de passage, tirant profit de l’abondance, puis
passant à autre chose15 ».

13. Ibid., p. 326. Je renvoie à la lecture de tout le chapitre vii, « Comment allons-


nous faire des affaires ? », p. 326-387.
14. Ibid., p. 327.
15. Ibid., p. 340.

CHIMÈRES 145
Manola Antonioli

Pour élaborer des alternatives durables à un système économique qui


risque de s’effondrer à court terme sur lui-même, l’écologie indus-
trielle vise tout d’abord à construire une « économie sans déchets »,
notamment à travers la constitution de réseaux d’entreprises (« éco-
parcs ») dans lesquels on ferait entrer un minimum de matières pre-
mières et sortir un minimum de déchets. Dans les écoparcs, les déchets

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d’une entreprise servent de matière première ou de combustible à une
entreprise voisine, dans une sorte de « chaîne alimentaire ». L’écologie
industrielle s’oriente également vers la diversification et la coopération,
qui sont des principes tout aussi importants que la compétition dans le
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cadre des écosystèmes16 et qui se manifestent notamment dans la capta-


tion et l’utilisation efficace de l’énergie. Les animaux et les plantes vont
chercher l’énergie solaire dont ils ont besoin au plus près et organisent
leur existence de façon à réduire au minimum la dépense énergétique.
Dans l’ensemble de ces démarches qui visent à orienter l’économie et
la culture vers des solutions plus durables, Janine M. Benyus recon-
naît l’importance décisive des concepteurs d’un produit, des designers
qui seraient capables d’« imposer l’écologie, d’abord en lui donnant
une image plus attractive17 » et ensuite en travaillant sur de nouveaux
outils d’écoconception. Mais cette vision du design, enracinée exclusi-
vement dans le modèle du design industriel et du marketing, est extrê-
mement restrictive et sous-estime l’importance du rôle des designers
dans le développement du biomimétisme et du biomimétisme dans
l’évolution du design.

Design et biomimétisme
L’importance d’une démarche biomimétique dans le champ du design
a été soulignée dès 1971 par Victor Papanek, dans l’ouvrage Design
pour un monde réel18. Papanek a très tôt défendu une vision du design
comme activité responsable d’un point de vue écologique et social,
conçue non pas comme un simple auxiliaire du marketing, mais
comme la capacité à reconnaître et résoudre de nouveaux problèmes,

16. Lynn Margulis, coauteur avec James Lovelock de « l’hypothèse Gaïa », a également
élaboré l’hypothèse endosymbiotique, d’après laquelle des formes multiples de
symbiose et de coopération sont essentielles à toute l’évolution.
17. Janine M. Benyus, Biomimétisme, op. cit., p. 384.
18. Victor Papanek, Design pour un monde réel : écologie humaine et changement social
(1971), Paris, Mercure de France, 1974.

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« Toujours la vie invente… »

comme une activité constante d’invention et d’innovation. Papanek


affirme ainsi que le design d’un produit ou d’un service dépourvu de
tout lien avec l’environnement sociologique, psychologique et écolo-
gique ne peut plus être acceptable et accepté. Le design en tant que
recherche de solutions innovantes à des problèmes humains n’est pas
concevable sans une équipe transdisciplinaire qui doit inclure égale-

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ment ceux qui réalisent les projets du designer et les consommateurs
destinés à les utiliser. La biologie et le biomimétisme19 offrent des
ressources essentielles dans ce processus d’invention collective.
Le genre humain a toujours emprunté des procédés issus de la nature,
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mais cette relation est devenue de plus en plus complexe au fur et


à mesure que le développement technologique a interposé de nou-
velles médiations entre l’homme et son environnement biologique.
Le regard que les artistes et les designers ont toujours porté sur la
« Nature » a été trop souvent marqué par la vision romantique d’une
fuite du monde des machines ou par un refus naïf de la technologie.
Si l’imitation de la nature a longtemps consisté dans l’observation
formelle, le biomimétisme qui s’est développé à partir de la fin de
la Deuxième Guerre Mondiale s’intéresse plutôt aux processus, aux
systèmes naturels et à leur fonctionnement, intérêt particulièrement
évident dans les découvertes de la cybernétique et dans les similitudes
qu’elle a reconnues entre les fonctions des machines et le fonction-
nement du système nerveux chez l’homme. Pour Papanek, donc, le
design requiert une approche éthologique et écologique de systèmes,
processus et environnements multiples et non pas une simple acti-
vité de production d’« objets », et son évolution s’inscrit dans celle
des techniques. La première révolution industrielle a généré une ère
mécanique (une technologie statique, faite de composants séparés), le
xxe siècle a produit une ère technologique (une technologie plus dyna-
mique, faite de composants associés de façon plus complexes) et le
xxie siècle est destiné à produire une époque biomorphique (une tech-
nologie évolutive, liée aux systèmes biologiques et qui en emprunte le
fonctionnement processuel et évolutif ). Notre environnement immé-
diat est prêt à nous offrir une énorme quantité de structures et de
processus qui n’ont été explorés qu’en petite partie par les designers,
les architectes et les ingénieurs.

19. Papanek n’utilise pas le terme « biomimétisme » (biomimicry) mais celui de


« bionique » (bionics), plus fréquemment utilisé à l’époque de la rédaction de
l’ouvrage.

CHIMÈRES 147
Manola Antonioli

Le biomimétisme ne signifie ainsi jamais « copier » l’existant en ayant


recours à une analogie visuelle, mais consiste à rechercher des principes
organiques de base pour en trouver une application technologique.
L’observation de la nature et la réinterprétation (plutôt que la simple
« imitation ») de ses systèmes, fonctionnements et processus devient
ainsi, dans la perspective proposée par Papanek, une composante es-

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sentielle d’un « design intégré », situé d’emblée dans une vision éco-
logique qui associe l’écologie humaine, l’écologie environnementale,
l’écologie industrielle et l’écologie psychique : un projet global qui
vise à réinventer les liens entre la dimension psycho-physique de l’être
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humain et la complexité de ses environnements. L’environnement est


ici interprété de façon dynamique, toujours en devenir, changement,
mutation, régénération et ne cesse d’interagir avec les transformations
techniques. Il ne s’agit donc pas d’un simple « réservoir » de matériaux
ou d’idées, à exploiter et polluer indéfiniment en fonction des besoins
de l’homme, mais d’une entité globale, en mouvement, qui redessine
l’existence humaine tout comme l’homme ne cesse de la reconfigurer.
Le « design intégré » est donc une activité de frontière, multiscalaire,
qui comprend à la fois l’aménagement de l’espace urbain, l’architec-
ture, le design industriel, la biologie, l’écologie, de nouveaux rapports
avec les mondes animaux, végétaux et minéraux, la sociologie, la
réinvention des paysages naturels et artificiels. Il désigne la capacité
(essentielle à toute activité humaine) d’évaluer le degré de complexi-
té d’un problème à résoudre et d’anticiper les scénarios du futur au
croisement de différentes disciplines, au croisement de la pensée, des
environnements, des techniques et des sciences. « Design » est donc
le nom que Papanek (fortement influencé, entre autres, par l’« écolo-
gie de l’esprit » de Gregory Bateson) donne à toute activité humaine
qui se situe consciemment dans un continuum qui associe les mondes
naturels, la technique, la vie psychique, la société, l’économie et la
politique et qui choisit de travailler sur les bords, les marges ou les
frontières entre différentes disciplines, techniques et savoirs, une ac-
tivité d’interface. À l’interface entre la « nature » et la « culture », à
l’interface également entre les savoir-faire artisanal, industriel et artis-
tique de l’homme et la généralisation des procédés technologiques et
informatiques, interface qui laisse une énorme et fondamentale marge
de liberté pour une réorientation générale de notre vision du monde,
des arts, des savoirs et des techniques.
148 CHIMÈRES 81
« Toujours la vie invente… »

Plus récemment, les progrès des biotechnologies ont donné lieu à


des projets de « design du vivant », dont certains des résultats ont
été présentés dans le cadre de l’exposition « En vie, aux frontières du
design20 ». Issus de la collaboration entre designers, équipes scien-
tifiques, artistes, ces nouveaux projets se situent « aux frontières du
design » mais héritent également de la vision d’un design comme

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« activité de frontière » qu’on a vu émerger des écrits de Papanek déjà
au début des années 1970. Souvent conçus pour atténuer les effets
de la crise environnementale, ces projets nous confrontent également
à des « chimères » techno-naturelles qui suscitent l’inquiétude, voire
l’effroi. Ils partent tous des plus récentes découvertes des biotechnolo-
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gies capables de « reprogrammer » la vie (des bactéries qui produisent


du biocarburant ou de la soie, de nouvelles espèces de moustiques
pour combattre le paludisme etc.) pour proposer de nouvelles solu-
tions écologiques ou pour interroger les dangers de la production de
cellules bactériennes, levures ou algues, et ils opposent « des concepts
qui s’inspirent d’un futur où tout est programmable, même le vivant,
à un avenir alternatif, où la nature reste « naturelle »21 ».
La commissaire de l’exposition propose une typologie de ces nou-
veaux inventeurs du vivant, des designers qui apprennent à travailler
avec des bactéries ou des abeilles : les plagiaires, les nouveaux artisans,
les bio-hackers, les nouveaux alchimistes, les agents provocateurs. Les
« plagiaires » sont les artistes, designers et architectes qui pratiquent
plus directement le biomimétisme, en imitant des procédés et com-
portements observés dans le monde naturel ; les « nouveaux artisans »
aspirent plutôt à « collaborer » avec la nature, avec des abeilles, des
champignons, des bactéries, des algues ou des plantes ; les « bio-hac-
kers » assument plus ouvertement la perspective d’une nature qui se-
rait entièrement « reprogrammée » par la bio-ingénierie de pointe ; les
« nouveaux alchimistes » combinent le vivant et le non-vivant, à l’aide
de la biologie, la chimie, la robotique et les nanotechnologies ; les
« agents provocateurs » s’engagent dans un travail de prospective, cri-
tique ou poétique. Le designer Tomáš Libertiny travaille par exemple
sur des « protypes lents » créés « en collaboration » avec la nature.
Pour créer son vase Vessel # 1 il a inséré une structure de base dans

20. Paris, Fondation edf, du 26 avril au 1er septembre 2013. Cf. le catalogue de


l’exposition, dirigé par Carole Collet (commissaire) : En vie, aux frontières du design,
Paris, Fondation edf, 2013.
21. Carole Collet (dir.), En vie, aux frontières du design, op. cit., p. 3.

CHIMÈRES 149
Manola Antonioli

une ruche en laissant ensuite le soin de la construction de l’objet aux


abeilles, qui deviennent les vrais « designers » grâce à leur extraordinaire
technique de construction. Dans la recherche d’une nouvelle « écologie
de la production », la lenteur de la fabrication s’oppose ici radicalement
à la vitesse requise par les procédés industriels standardisés.

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« Imiter » la nature ?
Peut-on comprendre toute la gamme de ces liens complexes entre les
plantes, les animaux, les humains et les machines à l’aide de la notion
de mimesis ?
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« Le mimétisme est un très mauvais concept, dépendant d’une logique


binaire, pour des phénomènes d’une tout autre nature. Le crocodile
ne reproduit pas un tronc d’arbre, pas plus que le caméléon ne repro-
duit les couleurs de l’entourage. La Panthère rose n’imite rien, elle ne
reproduit rien, elle peint le monde à sa couleur, rose sur rose, c’est
son devenir-monde, de manière à devenir imperceptible elle-même,
asignifiante elle-même, faire sa rupture, sa ligne de fuite à elle, mener
jusqu’au bout son « évolution aparallèle ». Sagesse des plantes : même
quand elles sont à racines, il y a toujours un dehors où elles font rhi-
zome avec quelque chose – avec le vent, avec un animal, avec l’homme
(et aussi un aspect par lequel les animaux eux-mêmes font rhizome, et
les hommes, etc.)22 ».
Si Janine M. Benyus réunit de façon acritique toutes les expériences
et les expérimentations qu’elle analyse sous la catégorie de « biomimé-
tisme », nous proposant une « Nature » idéalisée comme « modèle » à
imiter, la réflexion de Papanek sur les bords, les frontières et les inter-
faces proposait déjà en 1971 une vision plus complexe et (pour utiliser
un terme derridien) plus « invaginée » de ces échanges. La typologie
conçue par la commissaire de l’exposition En vie parcourt un large
éventail de relations des scientifiques, designers, architectes et artistes
à la nature : l’« imitation » se réalise à l’aide de technologies et maté-
riaux de pointe issus de la production industrielle et du numérique,
des démarches de « collaboration » s’inscrivent dans la tradition du
jardinage, de l’agriculture et de la domestication, les « bio-hackers »
détournent et refabriquent les procédés naturels, les artistes s’en ins-
pirent pour créer des mondes de science-fiction. Il faut encore dif-

22. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit,
1980, p. 18-19.

150 CHIMÈRES 81
« Toujours la vie invente… »

férencier des démarches qui n’ont recours à la nature que pour en


« extraire » de nouveaux brevets industriels de celles qui aspirent à
inventer de nouvelles formes d’échanges avec les plantes, les miné-
raux, les animaux pour résoudre des problèmes humains mais aussi,
en retour, pour chercher des solutions à la crise environnementale
planétaire et, en quelque sorte, « restituer » à la nature ce qu’ils lui

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empruntent. Cette « imitation », par ailleurs, ne se fait que par l’inter-
médiaire de procédés biologiques, technologiques, « machiniques » de
pointe, qui ne constituent en rien un illusoire « retour à la nature ».
On pourrait donc interpréter l’ensemble différencié de ces nouveaux
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échanges entre les mondes animaux, végétaux et humains dans les


termes d’une nouvelle étape de « coévolution », « cohabitation » ou
« partenariat » entre humains et non-humains, en ayant recours au
modèle proposé par Donna Haraway23. La philosophe nous invite à
abandonner toute distinction binaire entre « nature » et « culture » (ce
pourquoi elle préfère parler de « natures cultures ») pour considérer
les entrelacs complexes de nature et de culture qui ont toujours été as-
sociés dans des histoires, des mythes, des pratiques, des connaissances,
des techniques, des formes d’art, l’homme et ses nombreux partenaires
(notamment les animaux). Elle nous incite à réfléchir à la lumière de
la longue histoire « composée de relations polymorphes entre les hu-
mains, les animaux, le sol, l’eau et la roche24 » qui a toujours associé
la capacité d’agir des humains et des non-humains, des êtres animés
et des êtres inanimés, histoire dont les diverses manifestations du bio-
mimétisme ne constituent (malgré leur nouveauté apparente et leur
recours aux technologies de pointe) qu’un nouvel épisode.
« Le vivant, c’est en quelque sorte le plan d’immanence lui-même, en
tant qu’il est la surface d’apparitions et d’enchevêtrement des appa-
ritions. Le vivant est immédiat à lui-même, il ne résulte pas mais
avance, trie, déploie, redistribue, longe, ronge, envahit, s’envahit
lui-même : vivants nous sommes enveloppés dans le vivant, dans ses
écarts, ses élans, ses replis25 ».

23. Cf. notamment Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie [2003], Paris,
Éditions de l’éclat, 2010.
24. Ibid., p. 29.
25. Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, op. cit., p. 58.

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