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Demain c’est loin

Elle s’est levée durant la nuit pour contempler les étoiles.


Triste et digne, comme une enfant qui sait qu’elle ne le restera pas longtemps.
Dans quelques heures, l’espace d’un instant, juste assez pour que le ciel s’embrase, meure et renaisse dans
la poussière du monde, elle sera mariée.
Alors elle attend son heure, seule sur le toit, elle voit la ville qui dort encore, elle attend le bruissement de
vie, elle voit au loin les bêtes dans les prairies, elle rêve de s’évader près d’elles. Mais elle est seule,
désespérément seule, face au destin, face au silence.
Il ne lui reste que les étoiles. Ce sont ses guides, ses lanternes, ses espoirs. Les étoiles, ce sont ses rêves qui
s’étiolent à mesure que le soleil inonde les tours lointaines.
Elle contemple. Elle sait juste qu’elle ne sait rien.
Qui est-elle, cette enfant qui ne fait qu’attendre, qui n’a pas prise sur son demain, qui veut croire que
demain c’est loin, qu’elle a le temps de vivre ?
Qui est-il, cet oiseau en cage, dont l’horizon s’arrête aux murs des bâtiments ?
Elle l’oublie.
Demain, elle saura être cette jeune fille qu’on attend qu’elle soit. À l’autel, elle ne criera pas, elle ne
pleurera pas. Elle acceptera. Plus tard, elle continuera à accepter. Son mari, peut-être, partira, et
elle continuera à attendre, paisiblement, calmement. Pourtant, il est gentil et doux, elle l’apprécierait, si
elle avait eu le choix. Le mariage ? Qu’importe ! Ce qu’elle voulait, c’est décider. Mais elle n’a pas eu ce
droit. On l’a privée de ce qui la rendait humaine, elle n’est plus qu’un pantin, une marionnette qui échappe
à la vie. Ils la veulent amorphe et sans volonté ? Oh, ils auront ce qu’ils souhaitent. Car, sa volonté, elle la
garde secrète.
Dans son cœur, elle a bâti un empire où elle est libre, où il n’y a qu’elle et ses étoiles chéries. Au creux de
son cœur, elle est elle-même, et elle vit. Elle a ce droit, et tous les autres. Elle choisit la course des étoiles,
elle connait leur nom, elle choisit les habits des fleurs, elle choisit le temps, elle préside à ses rêves comme
ils président à sa vie. Fortifiée par son paradis intérieur, elle ne prête plus attention à rien, aux brimades,
aux injustices, aux dures lois.
Elle a droit à l’oubli.
Elle croit que son futur ne sera qu’un long et lent écoulement, un sablier renversé indéfiniment, elle croit
qu’elle saura se laisser porter par le fleuve de sa vie. Sa passivité est un espoir que ce demain ne sera pas si
terrible et qu’elle pourra le supporter.
Du haut de son toit, elle toise l’avenir, elle le défie. Elle se sent invincible, comme une enfant qui ne sait pas
le danger, qui ne peut avoir peur.
Que craindrait-elle ?
Au loin, la mer, son amie d’enfance, est plus calme qu’elle n’a jamais été. La mer l’emporte au large, à
l’autre bout du monde, où elle pourrait décider. La mer est une vague qui l’emporte, qui consolide sa
détermination, la mer est une caresse. L’écume du jour qui se lève, la vague blanche et la voile sombre qui
s’agitent en vain, tout est pour elle un réconfort, un paysage connu et amical, un décor toujours
semblable, chaque fois différent.
En contrebas, elle voit les commerces qui commencent à ouvrir, ceux qui triment sont plus matinaux que
le soleil. Elle, n’a pas dormi, croyant qu’elle ne saurait dire adieu à cette vie en dormant seulement.
Juste dormir, quand elle pouvait saluer son monde, le regarder sans qu’il la voie ?
Dormir, quand son cœur ne le pouvait pas ?
En vérité, elle a peur.
Demain ? Demain ? Mais c’est déjà aujourd’hui ! C’est maintenant, c’est dans un instant, un soupir !
L’autel l’attend. Et elle attend le vent. Et frissonne, elle tremble. Demain, elle en rêvait. Demain était venu
si vite, et encore demain elle sera vieille, elle aurait des enfants, et eux-aussi en auront.
Demain, demain ! C’est sa dernière supplique au jour qui se lève. Elle veut qu'hier demeure encore un peu.
Elle veut rester, pour un instant hors du temps, une petite fille perdue sur les toits de sa ville.
Alors elle se souvient de son enfance.
Elle se souvient des jeux, avec ses deux sœurs et son frère, elle se souvient du désespoir de ses parents
devant leurs bêtises, et elle rit à l’immensité qui s’étend sous ses pieds, elle rit à gorge déployée, elle rit
pour chasser l’amertume de la peur. Elle se rappelle aussi les histoires, les héros invincibles qui l’ont
bercée, elle retrouve les petites joies enfantines, la douceur du printemps, la liberté de l’enfance
innocente, loin des calculs, des machinations, loin des Hommes qui ne donnent que la douleur et la peine.
C’est qu’elle est triste, soudain, d’avoir tant obéi, elle regrette, croit-elle qu’elle aurait pu changer sa
condition en se rebellant ? Elle doute. Ce n’est plus un tremblement qui l’agite, c’est le froid désormais qui
l’habite. Elle aimerait rentrer, mais elle ne peut. Elle est fascinée par ce vide à ces pieds, cette autre
promesse, elle sent bien que son futur sera terne et morne, que rien ne l’attend plus. Elle s’enivre de cette
sensation vaine et pourtant grisante de contrôler au moins une chose de sa vie, elle flirte avec le vide pour
oublier l’angoisse qui l’étreint, l’angoisse de demain.
Déjà, son mariage est accepté, elle sait que ce n’est qu’un moment, qui passera, comme le reste.
Mais ce gris ? Cette répétition monotone de gestes, d’heures, de jours, de nuits, d’années, cette vie
toujours pareille, peut-elle le supporter ? Se marier passe encore, mais être une copie, une sauvegarde, de
ce qu’ont été ses parents, et les leurs avant eux, elle ne peut l’imaginer, et encore moins imaginer le
supporter.
Elle sait toutefois que ce choix n’est pas à elle, que le seul qu’elle ait, c’est ce vide, et qu’elle ne fera rien.
Demain est venu trop vite.
En elle, son paradis est oublié, c’est une ruine triste, un souvenir fumant, des décombres de rien. Elle a
heurté l’insupportable vérité, elle ne peut désormais l’oublier. Son mariage a disparu de ses
préoccupations, s’il elle tremble, ce n’est plus de froid, mais de savoir.
Tant qu’elle avait des entraves, entraves qu’elle haïssait, elle pouvait nier cette vérité, mais elle s’est
libérée, et elle sait. La vie n’est rien. Et pourtant, chaque souffle à son importance, pour le destin d’un
peuple, d’une nation, d’un empire, d’une famille.
Elle croit sentir des larmes perler, mais elle est comme anesthésiée, elle ne sent à proprement parler plus
rien, et dans son désespoir, elle est désespérément humaine, drapée de ses failles, ses blessures, et ce
doute qui la dévore, mais lui laisse sa dignité.
Elle s’enivre de cette liberté nouvelle, c’est un précipice où elle joue l’équilibriste.
Au fond, elle sait qu’il y aura d’autres demains, d’autres insignifiants instants d’équilibres instables,
d’autres vies que la sienne.
Au fond, elle sait que demain, pour une fois, est à elle.
Elle espère.
- Iphigénie, viens maintenant !
- J’arrive, j’arrive !
Elle ne pense plus. Ou, si, à une seule chose : « L’autel m’attend ».
Élina R
Mars 2018

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