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LA FIGURE ET LE MOMENT DU SCEPTICISME CHEZ HEGEL

Christian Godin

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2004/3 n° 70 | pages 341 à 356


ISSN 0014-2166

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ISBN 9782130545835
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LA FIGURE ET LE MOMENT
DU SCEPTICISME CHEZ HEGEL

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Aucun philosophe ne fut aussi résolument opposé au scepticisme que


Hegel, et nul plus que Hegel ne reconnut le sérieux et la positivité de cette
manière de philosopher. Dans l’étude qu’il écrivit : « L’essence du scepti-
cisme selon Hegel », Roger Verneaux alla jusqu’à soutenir que « Hegel est
le seul philosophe avec Renouvier à avoir réfléchi sur ce qu’est être scep-
tique »1. Dans le livre, plus récent, qu’il consacra à la question des rapports
entre Hegel et le scepticisme, Michael N. Forster montre qu’une bonne part
de la pensée hégélienne se joue sur cette question2.
Hegel traite du scepticisme à trois reprises : en 1802, dans un long article
intitulé La relation du scepticisme avec la philosophie 3, dans La phénoménologie de
l’Esprit, un passage de l’introduction et un paragraphe du chapitre relatif à la
conscience de soi traitent du scepticisme, et enfin dans les Leçons sur l’histoire
de la philosophie, avec les chapitres sur le scepticisme et la Nouvelle Académie.
Dès l’article de 1802, soit cinq ans avant la publication de la Phénoménologie,
au début donc de la période d’Iéna, Hegel est déjà en possession de ses
thèses centrales sur cette question : l’opposition du scepticisme ancien et du
scepticisme moderne, le rejet radical de ce dernier, l’acceptation du scepti-
cisme ancien comme moment nécessaire de la philosophie4.

1. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme selon Hegel », in Histoire de la philosophie et


métaphysique. Recherches de philosophie, ouvr. coll., Desclée de Brouwer, 1955, p. 109.
2. L’ouvrage de Michael N. Forster, Hegel and Skepticism (Harvard University Press,
Cambridge, Mass., 1989), a également pour finalité, en montrant la consistance de l’ « épisté-
mologie » hégélienne, de réconcilier la philosophie analytique, dominante aux États-Unis,
avec ce que l’on appelle là-bas la « philosophie continentale ».
Un récent ouvrage, Putting Skeptics in their Place, de John Greco (New York, Fordham Uni-
versity, 2000), qui ne parle pas de Hegel, part du sérieux de l’argumentaire sceptique pour
dire quelle épistémologie est nécessaire pour y répondre.
3. Article publié dans le Journal de philosophie que Hegel rédige alors avec son (encore)
ami Schelling.
4. Le renvoi explicite que le Hegel de la maturité fait dans son Encyclopédie à l’article
de 1802 est le signe de cette continuité.
Les Études philosophiques, no 3/2004
342 Christian Godin

Michael N. Forster cite un poème écrit en 1826 par un ami de Hegel,


en l’honneur de celui-ci :
« Et ainsi s’annonça notre héros précocement,
Lorsque les sceptiques avaient envoyé contre lui les serpents du doute.
Foi ! Il écrasa les monstres comme des saucisses de Göttingen,
Et il ne restait plus derrière lui que la peau vide du scepticisme. »1
La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, le premier
grand traité préphénoménologique de Hegel, s’ouvre par cette phrase :
« Quand une époque laisse, après elle, le passé de tant de systèmes philoso-

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phiques, elle semble vouée à cette indifférence à laquelle arrive la vie après
s’être essayée sous toutes les formes. L’instinct de totalité s’exprime encore
comme instinct de la connaissance totale, alors que l’individualité ossifiée ne
se risque plus elle-même à vivre ; avec la diversité de ce qu’elle a, elle tente
de se donner l’apparence de ce qu’elle n’est pas. »2
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Toute la pensée hégélienne fut un long combat contre l’indifférence en


matière philosophique. Celui qui fut le plus grand philosophe de son temps
ne cessa de lutter philosophiquement contre son temps. Or l’ensemble de
la génération romantique vécut dans la désolation du scepticisme, et pleura
après un absolu perdu par la faute, croyait-on, de Kant. Dans cette généra-
tion, les sceptiques, précisément, furent à peu près les seuls à ne pas voir en
Kant un sceptique3. Hegel n’est pas mieux de son temps qu’avec la lecture
qu’il fait de l’auteur des trois Critiques. La préface de la première édition de
l’Encyclopédie des sciences philosophiques accole le scepticisme et le criticisme, et
les accuse d’avoir suscité contre « le sérieux allemand » et « son profond
besoin philosophique » une « indifférence » et même un « mépris » à l’égard
de la philosophie4. Passant outre aux déclarations de Kant lui-même5,
Hegel décèle dans la Critique de la raison pure le même « style de scepti-
cisme »6 que l’on voit chez Hume. D’ailleurs, Kant n’avait-il pas identifié
idéalisme transcendantal et réalisme empirique ? Au-delà du criticisme,
c’est l’ensemble de l’idéalisme que Hegel rejette comme scepticisme : le
parallèle entre idéalisme et scepticisme est explicitement établi au début de
la Doctrine de l’essence (la deuxième partie de la Science de la logique). Il y a pour

1. M. N. Forster, op. cit., p. 99 (traduit de l’anglais). Le poème original figure dans Hegel
in Berichten seiner Zeitgenossen, éd. G. Nicolin, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1970, p. 306.
2. G. W. F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad.
B. Gilson, Vrin, 1986, p. 105.
3. La première grande œuvre de Schelling s’intitule Lettres sur le dogmatisme et le criticisme,
ce qui équivalait implicitement à identifier le criticisme au scepticisme.
4. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. M. de Gandillac,
Gallimard, 1970, p. 48. Voir également G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I,
La science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 118-119.
5. Dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant adresse au
scepticisme un reproche proprement politique : ces « espèces de nomades » (sic) « qui ont en
horreur tout établissement stable sur le sol » rompent le lien social.
6. G. W. F. Hegel, Science de la logique, III, Doctrine du concept, trad. P.-J. Labarrière et
G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1981, p. 306.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 343

Hegel plus qu’une parenté, il existe une connexion entre le scepticisme et


l’idéalisme.
Hegel cite le passage dans lequel Schulze1 affirme que le scepticisme
récuse non seulement tous les systèmes passés mais aussi tous les systèmes
possibles2. Il s’agit donc de rien moins que de sauver avec le système la phi-
losophie même.
L’article de 1802 distingue trois modes de scepticisme : le scepticisme
comme philosophie dont il ne serait que le côté négatif, le scepticisme
séparé de la philosophie mais non ennemi d’elle, le scepticisme hostile à la
philosophie3. Chacune de ces trois formes sera l’objet d’une stratégie théo-

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rique spécifique.
Hegel est conscient de la difficulté particulière dans laquelle le scepti-
cisme place la philosophie. « En tout temps, et aujourd’hui encore, note-t-il
dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, le scepticisme a passé pour le plus
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terrible adversaire de la philosophie, il a passé pour invincible... »4 et Hegel


de préciser un peu plus loin que « le scepticisme n’est proprement pas réfu-
table »5, qu’ « on ne peut pas triompher de quelqu’un qui veut absolument
être sceptique »6 « pas plus qu’on ne peut faire se tenir debout un homme
paralysé de tous ses membres »7 – car le scepticisme est une paralysie – « on
ne peut expulser personne du néant »8. L’invincibilité du scepticisme semble
donc absolue. Seulement, cette invincibilité est apparente car elle n’est que
particulière. L’arme favorite du sceptique, le renvoi de la position de l’autre
à sa propre particularité, peut lui être retournée. À partir de son écrit La dif-
férence (1800), Hegel conçoit la totalité comme devant et pouvant être réa-
lisée non par la religion, non par la société, mais par la philosophie. Dès lors,
deux stratégies sont possibles à l’endroit du scepticisme : ou bien l’intégrer à
titre d’élément essentiel de la philosophie (c’est ce que Hegel fait avec le
scepticisme ancien), ou bien le récuser comme inessentiel (c’est ce qu’il fait
avec le scepticisme moderne)9. En déclarant, dès 1802, dans son article, que
la philosophie rationnelle n’a pas d’opposé, Hegel pense la mettre définitive-
ment à l’abri de toute attaque sceptique : la totalité n’a pas d’autre. Le scepti-
cisme réduisait l’autre à sa négation, la philosophie hégélienne englobera le
scepticisme dans son affirmation. Tel sera l’objectif constant de Hegel, pro-

1. Le principal représentant du scepticisme moderne (voir infra).


2. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, trad. B. Fauquet, Vrin, 1986,
p. 71.
3. Ibid., p. 62.
4. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. IV, trad. P. Garniron, Vrin, 1975,
p. 759.
5. Ibid., p. 760.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Quant à la deuxième sorte de scepticisme distinguée dans l’article de 1802 (le scepti-
cisme séparé de la philosophie mais non ennemi d’elle), il se trouvera englobé dans le devenir
général de l’Esprit.
344 Christian Godin

clamé dès La relation du scepticisme avec la philosophie : arracher la philosophie à


sa division, aggravée par Schulze, entre dogmatisme et scepticisme : le scep-
ticisme n’est pas une philosophie mais la philosophie dans l’un de ses
moments essentiels. Plus tard, dans les leçons de Berlin, lorsqu’il présentera
la diversité des philosophies non comme une multiplicité externe mais
comme un processus de différenciation interne, Hegel pensera avoir trouvé
le meilleur contre-feu pour éteindre l’incendie sceptique.
Ce faisant, il contredisait et dépassait la tradition classique. Alors que
Spinoza (très loin d’être isolé dans cette thèse) disait qu’il fallait considérer
les sceptiques comme « des automates totalement dépourvus d’esprit »1, dès

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son article de 1802 Hegel écrivait que le scepticisme est « foncièrement un
avec toute philosophie vraie »2. « Il y a du scepticisme en toute philo-
sophie », écrira Victor Brochard3 – Hegel fut le premier à le reconnaître,
comme il fut le premier à reconnaître un usage proprement philosophique
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(et non plus seulement critique ou théologique4) au scepticisme. Par ailleurs,


en pensant le scepticisme comme moment de la philosophie, Hegel pousse
beaucoup plus loin que les éclectismes l’effort d’intégration des différents
courants de pensée : il est à cet égard caractéristique que Leibniz, qui décla-
rait accueillir toutes les philosophies dans son système, faisait pour le scepti-
cisme une exception5. Ce n’est pas, écrit Hegel, la philosophie comme telle
mais « seulement la pensée finie, relevant de l’entendement abstrait »6 qui
doit craindre le scepticisme comme son ennemi. La philosophie, en effet,
« contient en elle le sceptique comme un moment »7, ce moment étant le
dialectique8.
Le scepticisme est donc moins une philosophie qu’un moment de la
philosophie : comme philosophie, détermination unilatérale fondée sur la
négativité pure, il trahit le sens de ce qu’il représente comme moment.
D’une manière plus générale, la question du scepticisme chez Hegel pose le
problème de l’articulation entre la figure phénoménologique et le moment
logique. Le moment particularise la totalité ; il détermine et réalise en diffé-
renciant. Dans la Phénoménologie, Hegel le distingue de la figure (Gestalt) qui,
elle, détermine en différenciant le réel. Mais si le moment est sur le plan
logique ce qu’est la figure sur le plan phénoménologique, il n’y a pas, entre

1. Traité de la réforme de l’entendement, § 48.


2. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, op. cit., p. 34.
3. V. Brochard, Les sceptiques grecs, Vrin, rééd., 1981, p. 2.
4. « Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante », s’écriait Pascal (Pen-
sées, 388 Brunschvicg, 52 Lafuma) – dont l’apologétique avait en effet intégré, via Montaigne,
la critique sceptique. S’il n’y a pas de piété sceptique, un scepticisme pieux est en revanche
possible.
5. Voir l’énoncé fameux : « J’ai trouvé que la plupart des sectes ont raison dans
une bonne partie de ce qu’elles avancent, mais non pas tant en ce qu’elles nient. » Semblable-
ment, l’éclectisme et l’œcuménisme de Pic de la Mirandole avaient fait exception pour le
scepticisme.
6. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 516.
7. Ibid.
8. Voir infra.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 345

eux, de parallélisme intégral : les figures de l’esprit et les moments de l’idée


ne se répondent pas exactement. Dans La phénoménologie de l’Esprit, le scep-
tique s’achève dans le déchirement de la conscience malheureuse, et ne
représente qu’une figure médiatrice d’une conscience de soi qui ne s’est pas
encore emparée de la substantialité de l’objet, tandis que, dans la Science de la
logique, le moment sceptique s’achève dans le spéculatif qui, en le dépassant,
atteint la vérité.
La stratégie d’englobement-récusation de Hegel repose sur deux pré-
supposés que les historiens de la philosophie n’ont pas manqué de criti-
quer avec force : d’une part, l’opposition établie entre le scepticisme

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ancien comme seul vrai scepticisme et le scepticisme moderne comme
pseudo-scepticisme ; d’autre part, l’identification du scepticisme ancien à
une position de négation radicale, tant sur le plan logique que sur le plan
gnoséologique. Les deux présupposés sont liés : l’article de 1802 prend
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appui sur le scepticisme ancien contre le scepticisme moderne pour affirmer


l’intégration de la position sceptique au sein de la philosophie, et c’est la rai-
son pour laquelle Hegel considère que le point de vue de Sextus Empiricus
(qui faisait du scepticisme l’ennemi de la philosophie identifiée au dogma-
tisme) ne représentait pas le « véritable » point de vue sceptique1.
La représentation hégélienne du scepticisme moderne ne subit pas une
simplification moindre : Hume mais surtout Schulze2 condensent cette
figure. Montaigne est « oublié », ainsi que la lutte antireligieuse à laquelle
Hegel ne fait pas même allusion. Le sens philosophique de cette simplifica-
tion est à chercher du côté du débat auquel le criticisme donna lieu en Alle-
magne, et donc, en filigrane, dans les rapports de Hegel à Kant.
Ives Radrizzani a noté la situation inédite engendrée par le criticisme :
« Alors que les sceptiques antiques n’avaient aucune difficulté à identifier
leurs adversaires (...), il semble que le développement d’une position entière-
ment nouvelle, la philosophie transcendantale, ait provoqué une véritable
crise d’identité chez les sceptiques. »3 La controverse qui a vu s’affronter
Maïmon et Schulze, qui se disaient tous deux sceptiques, montre assez que
la détermination du scepticisme n’avait rien d’univoque à la fin du
XVIIIe siècle. Il est, à cet égard, intéressant de constater que c’est d’abord sur
la nature du criticisme kantien que les deux philosophes s’affrontent : alors
que, pour Maïmon, le criticisme constitue une forme philosophiquement

1. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 48.


2. Gottlob Ernst Schulze (1761-1833) est l’auteur d’Aenesidemus (1792), un ouvrage
dirigé contre Kant, et qui lui valut son surnom d’Aenesidemus. Il enseigna la philosophie à
Göttingen (d’où les saucisses sceptiques du « poème » cité supra). Dans l’histoire des idées, le
rôle de ce philosophe oublié fut loin d’être négligeable. Comme Hume tira Kant de son som-
meil dogmatique, Schulze tire Fichte de son sommeil dogmatique. L’auteur d’Aenesidemus eut
un autre titre de gloire : il fut le professeur de Schopenhauer et suscita, selon certains
commentateurs, la vocation philosophique du futur auteur du Monde comme volonté et comme
représentation.
3. I. Radrizzani, « Le scepticisme à l’époque kantienne : Maïmon contre Schulze »,
in Archives de la philosophie, octobre-décembre 1991, p. 558.
346 Christian Godin

acceptable de scepticisme moderne, Schulze décèle dans le criticisme un


nouveau dogmatisme et entend revenir, par-delà Kant, au véritable scepti-
cisme, celui de Hume, selon lui1. Le scepticisme de la fin du XVIIIe siècle est
un « aenésidémisme » et non un « pyrrhonisme » : l’épochè n’est plus le moyen
de l’ataraxie, mais la fin même. C’est pourquoi Schulze prend Aenésidème
(et non Pyrrhon) pour son porte-concept. Dans son Aenesidemus, Schulze
détermine ainsi le scepticisme : « L’affirmation que rien n’a été fixé en philo-
sophie selon des principes incontestablement certains et universels ni sur
l’existence et la non-existence des choses en soi et sur leurs propriétés, ni sur
les limites des facultés de connaître humaines. »2 Par ailleurs, l’idée exposée

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par Kant dans sa Critique de la raison pure – que le scepticisme fondé sur la cir-
conspection du jugement averti par l’expérience représente le passage
nécessaire du dogmatisme à la philosophie critique – pourrait faire penser à
la thèse hégélienne, seulement c’est le scepticisme moderne (Hume) que
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Kant évoque ainsi3. Le rejet de ce pseudo-scepticisme par Hegel en un topos


qui pourrait faire croire à une rencontre objective entre les deux philo-
sophes doit être compris aussi dans le cadre de son combat contre Kant.
Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel traite le scepticisme
moderne avec un franc mépris : « Le résultat auquel Hume aboutit est ainsi
nécessairement un étonnement sur la condition de la connaissance humaine,
une méfiance générale et une indécision sceptique ; ce qui certes n’est pas
grand-chose. »4 Comme l’écrit Michael N. Forster, alors que le scepticisme
ancien est fondé sur une méthode, le scepticisme moderne est seulement
fondé sur des problèmes spécifiques5. Pour reprendre la distinction faite par
certains philosophes analytiques contemporains entre un scepticisme local
(il porte sur une proposition P) et un scepticisme total ou global (P repré-
sente n’importe quelle proposition), disons que ce que Hegel reproche au
scepticisme moderne, c’est son caractère local, donc inconsistant. Cette cri-
tique est directement liée à l’argument de l’autocontradiction, un point sur
lequel, de 1802 à 1830, Hegel n’a pas varié. Dans les dernières éditions de
son Encyclopédie (1827 et 1830), il renvoie à son article sur la relation du scep-
ticisme à la philosophie, dont il assume encore la thèse centrale : alors que le
scepticisme ancien mettait en doute les données sensibles, le scepticisme
moderne s’appuie sur elles6. Ce scepticisme, comme dogmatisme du sen-
sible, est donc un faux scepticisme. De fait, Schulze ne disait-il pas lui-même
qu’il était « parfaitement d’accord avec le dogmatique tant critique que non

1. Le scepticisme, en cette fin du XVIIIe siècle, sent encore tellement le soufre que c’est
sous un pseudonyme que Schulze signa son Aenesidemus.
2. Cité par I. Radrizzani, « Le scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 562.
3. La distinction discriminante que fait Kant (Logique, Introduction X, trad. L. Guiller-
mit, Vrin, 1997, p. 94) ne passe pas entre scepticisme ancien et scepticisme moderne mais
entre scepticisme (qui écarte la vérité) et méthode sceptique (qui vise la vérité).
4. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI, trad. P. Garniron, Vrin, 1985,
p. 1691.
5. Michael N. Forster, Hegel and Skepticism, op. cit., p. 11.
6. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 301.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 347

critique sur la certitude de tout ce qui se présente immédiatement à la cons-


cience en tant que fait »1 ? Curieux scepticisme qu’un scepticisme que les
tropes d’Aenésidème suffiraient à détruire ! Le scepticisme moderne, donc,
n’est qu’un dogmatisme2. Hegel, dans son article, donne comme autre
exemple de dogmatisme le premier « argument » de Schulze : « Pour autant
que la philosophie doit être une science, elle a besoin de principes absolu-
ment vrais. Mais de tels principes sont impossibles. »3 Qu’est-ce qui peut
fonder la certitude d’une telle impossibilité ?
La confiance que le scepticisme moderne place dans le contenu de la
conscience immédiate le jette bien en deçà du commencement de la philo-

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sophie4. « Ce n’est pas même une philosophie de paysans », tranche Hegel,
« car ceux-ci savent bien que toutes les choses terrestres sont éphémères,
donc que leur être ne vaut pas davantage que leur non-être. »5 Le scepti-
cisme moderne ne représente qu’ « une psychologie empirique »6. Le fait
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d’attribuer une certitude et une vérité irréfutable aux faits de la conscience,


Hegel l’appelle aussi une barbarie7. Mais le scepticisme moderne n’est pas
seulement inconsistant, il est impensable. Argument rarissime sous la plume
de Hegel, l’existence des sciences positives (sont citées la physique et
l’astronomie8) achève de rendre irréel ce mode de penser. Schulze en est
resté à l’affrontement du dogmatisme et du scepticisme, comme si aucun
dépassement n’était possible, comme si la véritable philosophie spéculative,
la philosophie de la totalité, n’était pas possible. Il faut comprendre le carac-
tère irréel et impensable (c’est tout un) du scepticisme moderne aux yeux de
Hegel dans le cadre général d’une histoire de l’Esprit. Pour Hegel, le sens
d’une figure est inséparable de sa mission. Or le scepticisme moderne n’a,
dans l’histoire logique de l’Esprit, aucune mission assignable puisque celle-ci
fut déjà accomplie, de manière achevée, parce que systématique, par le scep-
ticisme ancien. Le scepticisme moderne n’est qu’une figure sans moment.
Seul le scepticisme ancien réalise l’identité logique, phénoménologique
et historique de la figure et du moment sceptiques. Michael N. Forster parle
de la « sympathie » de Hegel envers le scepticisme ancien9. Par le scepti-
cisme, en effet, la subjectivité et la liberté entrent dans l’histoire de l’Esprit

1. Cité par I. Radrizzani, « Le scepticisme... », op. cit., p. 564.


2. Semblablement, V. Brochard, à la fin de son ouvrage sur les sceptiques grecs, dira que
« le scepticisme n’est plus qu’une différence entre les divers dogmatismes », qu’ « on n’est pas
sceptique par soi-même, mais par rapport à autrui » (V. Brochard, Les sceptiques grecs, op. cit.,
p. 415).
3. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 69.
4. Ibid., p. 52.
5. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. IV, op. cit., p. 780.
6. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 62. Les Leçons sur l’histoire de la philo-
sophie (t. IV, op. cit., p. 761) définissent le scepticisme moderne comme un épicurisme.
7. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 62.
8. Ibid., p. 33. Par ailleurs, dans le même article (ibid., p. 63), Hegel reproche au scepti-
cisme moderne de mettre la physique, l’astronomie, la pensée analytique à l’abri du doute
rationnel.
9. Michael N. Forster, Hegel and Skepticism, op. cit., p. 36.
348 Christian Godin

– pas moins ! Un autre facteur a dû jouer pour expliquer l’attrait de Hegel,


bien qu’il n’en soit pratiquement pas fait mention dans les textes du philo-
sophe, sinon par allusion rapide : le souci systématique des sceptiques grecs,
leur désir d’exhaustivité. Le scepticisme a pour lui le sérieux de la totalité. Il
se dirige, comme dit Hegel dans l’introduction de la Phénoménologie, « sur
toute l’étendue de la conscience phénoménale »1. De fait, les écrits de Sextus
Empiricus représentent une manière d’encyclopédie négative, les tropes
d’Aenésidème et d’Agrippa représentent une manière de logique complète
négative.
Cela dit, qui est sceptique ? Pascal doutait qu’il y eût jamais eu de « pyr-

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rhonien effectif parfait »2. Le scepticisme a fait école sans avoir d’école : pas
d’Académie ni de Lycée, pas de Portique ni de Jardin sceptique. Pyrrhon,
qui, à l’âge classique, a donné son nom au scepticisme, est un symbole sans
œuvre. Sextus Empiricus vécut cinq siècles après lui ; quant à la Nouvelle
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Académie, elle fait rétrospectivement de Platon le fondateur du scepticisme.


À l’évidence, s’il faut parler du sceptique grec, il est nécessaire d’en recom-
poser la figure. À la fin de son Enquête sur l’entendement humain, Hume suivait
déjà la tradition lorsqu’il distinguait un scepticisme « mitigé », « acadé-
mique », d’un scepticisme « outré », le pyrrhonisme3. En comprenant le pyr-
rhonisme, d’un côté, Arcésilas et Carnéade, de l’autre, sous le même
concept, Hegel déplace la ligne de fracture et lui donne un sens différent.
Car même si elles lui consacrent deux chapitres séparés, les Leçons sur
l’histoire de la philosophie englobent la Nouvelle Académie dans le scepticisme :
la vraisemblance n’est-elle pas une manière sceptique de considérer la
vérité ? Cette opération d’élargissement en extension coïncide chez Hegel,
et ce de manière qui peut sembler contradictoire, avec un durcissement dans
la façon de déterminer la compréhension du scepticisme. C’est Kojève qui,
le premier, utilise le terme de nihiliste pour qualifier le scepticisme exposé
dans la Phénoménologie4. Jean-Paul Dumont use de ce terme pour fustiger la
mécompréhension de Hegel, lequel n’a pas vu, ou feint de ne pas voir, que
le scepticisme fut en réalité un phénoménisme. Dans son ouvrage Le scepti-
cisme et le phénomène, il parle de « l’impuissance de Hegel à appréhender dans
la philosophie grecque une pensée différente de la sienne propre »5 et, dans
la préface à l’édition française de l’article de 1802, il va jusqu’à écrire que
Hegel, en fait, reprochait à Sextus Empiricus de n’être pas Hegel6. Sur le

1. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, t. I, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne,


1941, p. 70.
2. B. Pascal, Pensées, 434 (Brunschvicg).
3. D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, XIII, 3, trad. M. Beyssade, Flammarion,
1983, p. 243.
4. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, p. 62. Jean Wahl (Le mal-
heur de la conscience dans la philosophie de Hegel, PUF, 1951, p. 123) rapproche le sceptique selon
Hegel de l’Ecclésiaste (celui qui proclame : « Tout est vanité »).
5. J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, Vrin, 1985, p. 77.
6. J.-P. Dumont, préface à l’édition française de La relation du scepticisme avec la philosophie,
op. cit., p. 10.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 349

scepticisme ancien, l’auteur de la Phénoménologie aurait commis un véritable


« contresens »1. Puisque Sextus Empiricus, qui écartait explicitement les
apparences des attaques sceptiques2, qualifiait le scepticisme de zététique
(chercheur) et d’éphectique (suspensif)3, et puisque le scepticisme est en réa-
lité négateur, l’auteur des Hypotyposes pyrrhoniennes ne peut par conséquent pas
représenter, aux yeux de Hegel, le « véritable » scepticisme. B. Fauquet, le
traducteur de l’article de 1802, instruit contre Hegel le même procès en
manipulation : « oubliant » que la critique de Pyrrhon ne portait pas sur la
réalité des phénomènes mais sur leur interprétation, Hegel aurait forgé son
image du sceptique à partir d’Arcésilas et des académiciens tels que Cicéron

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nous les représente4. En somme, si l’on comprend bien cette ligne critique,
le sceptique selon Hegel serait à l’image de Marphurius, ce « docteur pyrrho-
nien » qui, dans Le Mariage forcé 5 de Molière, reprend Sganarelle sur toutes les
évidences ( « Vous ne devez pas dire “je suis venu” mais “il me semble que
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je suis venu” » ) jusqu’à ce qu’il reçoive de lui des coups bien réels et en res-
sente une douleur bien réelle : « Vous ne devez pas dire que je vous ai battu
mais qu’il vous semble que je vous ai battu », réplique Sganarelle à celui qu’il
appelle « chien de philosophe enragé ». Or, lorsque Hegel cite l’épisode dans
lequel Pyrrhon, durant une traversée en mer particulièrement turbulente,
montre à ses compagnons la tranquillité d’un pourceau, il ne va pas jusqu’à
objecter au philosophe que l’existence de l’animal serait elle aussi à mettre
en doute. Jean-Paul Dumont commet selon nous un contresens en dénon-
çant le contresens « nihiliste » de Hegel à l’égard du scepticisme ancien6 : une
bonne part de l’analyse de Hegel consiste précisément à montrer que la
négativité pure est une position intenable. C’est la catégorie de néant qui,
aux yeux de Hegel, présente une contradiction en soi ; aussi, même débar-
rassé de sa connotation nietzschéenne, donc anachronique, le terme de
« nihilisme » nous semble-t-il particulièrement inapproprié pour qualifier la
figure et le moment sceptiques tels qu’ils sont pensés par le philosophe du
savoir absolu.
Certes, l’histoire philosophique de Hegel est bien éloignée des exigences
d’une philosophie historique qui serait appuyée sur les scrupules d’une
rigoureuse philologie. Son scepticisme est un idéal type au sens de Max
Weber, un modèle dont on serait d’autant plus mal inspiré de contester la
pertinence et la fécondité que les sources historiques objectives sont à la fois

1. Ibid., p. 11.
2. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes I, 10.
3. Ibid., III, 7.
4. B. Fauquet, La relation du scepticisme..., op. cit., n. 20, p. 30.
5. Scène V.
6. J.-P. Dumont, préface à La relation entre le scepticisme..., op. cit., p. 12. Dans Le scepticisme
et le phénomène (op. cit., p. 75), Dumont parle de « contresens de génie ». Hegel aurait substitué
le « nihilisme radical » d’Arcésilas au « phénoménisme » de Pyrrhon pour construire son
image du scepticisme (ibid., p. 76). Dans une note (no 86) de sa traduction, B. Fauquet dit
Hegel « obnubilé par son intention de souligner le caractère prétendument nihiliste du scepti-
cisme grec » (op. cit., p. 56).
350 Christian Godin

fragmentaires, dispersées et lacunaires. La figure n’est pas un portrait, ni le


moment, un instant historique.
Michael N. Forster souligne à juste titre l’importance de la « culture
sceptique »1 dans la philosophie hégélienne de l’histoire. Dès La positivité de la
religion chrétienne, un écrit de jeunesse, rédigé en même temps que la Vie de
Jésus (1795), Hegel se demande comment la « belle totalité grecque » a pu
ainsi s’effondrer2. Car si le scepticisme a sapé les bases de la vie éthique, d’où
vient-il lui-même ? Sur ce point, la réponse de Hegel a varié : dans la Phéno-
ménologie, c’est le stoïcisme qui est la précondition du scepticisme, dans la
Philosophie de l’histoire, ce rôle est dévolu aux sophistes, mais d’autres sources

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sont décelables. Dans La phénoménologie de l’Esprit, le scepticisme représente
le second moment de la « liberté de la conscience de soi » ; il constitue par
conséquent l’exact moment médian du devenir de l’esprit. Les Leçons sur
l’histoire de la philosophie modifient la perspective puisque que le scepticisme
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s’y trouve relégué dans la lointaine Antiquité. Dans la Phénoménologie, le scep-


ticisme nie le stoïcisme seul ; dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, il nie
le stoïcisme et l’épicurisme, confondus comme dogmatismes. Alors que le
dogmatisme est une pensée de l’universel, le scepticisme se comporte néga-
tivement envers tout ce qui a la forme de l’universel (stoïcisme) et de l’être
(épicurisme)3, et avec lui prédomine le « rapport d’application de l’universel
au particulier »4, « car l’idée de développer la particularisation de la totalité à
partir de l’universel lui-même n’existe pas encore »5. Cette rupture n’exclut
pas la continuité : les Leçons sur l’histoire de la philosophie notent que
l’indifférence et l’ataraxie ont été communes aux dogmatismes stoïcien et
épicurien, et au scepticisme6. Avec son inscription historique, la figure-
moment du scepticisme perd quelque peu de son relief.
La pensée centrale de Hegel sur le scepticisme fut de l’arracher à sa
contingence singulière (qu’elle soit conçue comme une philosophie ou
comme une non-philosophie ou encore comme une antiphilosophie) pour le
lier à l’absolue nécessité de la figure-moment de la philosophie comme deve-
nir conscient de l’Esprit. Comment, en effet, une philosophie serait-elle pos-
sible sans scepticisme, c’est-à-dire sans la négation du fini immédiat ? Hegel a
été le premier sans doute à voir dans le scepticisme de la Nouvelle Académie
non une trahison mais une continuation (même si celle-ci était partielle) de
l’enseignement de Platon. Comme ensemble de déterminations unilatérales
posées par d’entendement à l’exclusion des déterminations opposées7, le

1. Michael N. Forster, Hegel and Skepticism, op. cit., chap. III.


2. La décadence et la chute de l’Empire romain ne posent pas à Hegel problème comme
ils en posaient à Montesquieu et à Gibbon. L’imperium chrétien était en place déjà dès la nais-
sance du christianisme. Mais qu’une totalité puisse disparaître, voilà ce qui, pour Hegel, faisait
problème.
3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. IV, op. cit., p. 776.
4. Ibid., p. 633.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 637.
7. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 487.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 351

dogmatisme finit par s’identifier au scepticisme, que la tradition présente


comme son absolue antithèse. La dérivation sceptique de l’Académie à partir
de Platon n’est pas un accident historique, mais vient en toute nécessité du
travail de l’Idée contre le lieu sensible. Le « ou bien... ou bien... » s’inverse en
« ni... ni... » mais il ne s’y renverse pas. Le rien du scepticisme commence avec la
totalité tronquée du dogmatisme. Les discussions du Parménide sont présen-
tées par Hegel, dès son écrit Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et
de Schelling comme un modèle de scepticisme1.
Hegel respecte suffisamment le scepticisme ancien pour ne pas le ren-
voyer aussitôt à un dogmatisme implicite. L’argument de l’autocontra-

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diction performative est utilisé principalement contre le scepticisme
moderne. Le scepticisme ancien, quant à lui, est pris dans le sérieux de son
négatif. En dépassant le principe de contradiction, le scepticisme s’ouvre
d’emblée à la philosophie, écrit Hegel2. Dans ses Leçons sur l’histoire de la phi-
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losophie, Hegel dit des tropes sceptiques qu’ils sont tout à fait « pertinents »
« contre le dogmatisme du sens commun »3 et qu’ « en eux se trouvent
contenus les défauts de toute métaphysique d’entendement »4. Pour cette
raison, Hegel les place au-dessus même de la logique stoïcienne et de la
canonique épicurienne5. Dans son article, Hegel va jusqu’à dire que pas un
seul trope sceptique n’est dirigé contre la raison (tous visent, selon
lui, l’entendement fini) ; dès lors, le scepticisme n’est pas dirigé contre la
philosophie6.
R. Verneaux dit que l’originalité de Hegel dans son interprétation
d’Arcésilas est de ramener l’épochè à l’acatalepsie au lieu de voir dans
l’acatalapsie le chemin de l’épochè 7. On peut objecter à cette thèse que, en
définissant le scepticisme comme l’expérience de la liberté8, Hegel évite préci-
sément la réduction du scepticisme soit à sa composante logique (l’acata-
lepsie), soit à sa composante éthique (l’épochè et l’ataraxie). L’expérience, telle

1. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 36. V. Brochard montrera que le


scepticisme ne naît pas contre le dogmatisme mais de lui : ainsi l’opposition du sensible et de
l’intelligible, qui constituera la base de l’argumentaire sceptique, apparaît avec Parménide et
Zénon d’Élée, lesquels, écrit Brochard, « peuvent être comptés parmi les philosophes les plus
dogmatistes qui furent jamais » (V. Brochard, Les sceptiques grecs, op. cit., p. 5).
2. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 39.
3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 790.
4. Ibid., p. 799.
5. Ibid.
6. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 51.
Michael N. Forster (Hegel and Skepticism, op. cit., p. 207) note une inflexion entre l’article
de 1802 et les Leçons de Berlin à propos des tropes : alors que dans l’article les dix tropes
d’Aenésidème sont jugés supérieurs aux cinq tropes d’Agrippa, parce qu’ils contredisent le
dogmatisme de l’entendement, dans les Leçons ce sont les tropes d’Agrippa qui sont préférés à
cause de « la connaissance profonde des catégories » qu’ils manifestent.
7. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 124-125. L’acatalepsie,
qui s’oppose à la « représentation compréhensive » des Stoïciens, est l’incompréhension,
l’inscience, le non-savoir.
8. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 174.
352 Christian Godin

que l’entend Hegel, est l’unité du penser et de l’être ; aussi ataraxie et épochè
sont-elles à la fois l’une pour l’autre, l’une avec l’autre, fin et moyen.
La démarche sceptique, par sa systématicité même, échappe à l’em-
pirisme et, en un sens, a valeur « scientifique »1, selon Hegel. Dans
l’introduction de la Phénoménologie, le scepticisme est loué pour sa reconnais-
sance de la non-vérité du savoir phénoménal et du savoir fondé sur
l’autorité d’autrui : « Le scepticisme (...) rend l’esprit capable d’examiner ce
qu’est la vérité, puisqu’il aboutit à désespérer des représentations, des pen-
sées et des avis dits naturels. »2 Le verbe désespérer est capital : le terme de
« doute », qui définit universellement le scepticisme, ne figure pas dans le

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chapitre de la Phénoménologie qui lui est consacré : le sceptique ne doute pas, il
nie. Et même si l’introduction de la Phénoménologie établit un rapprochement
entre le doute (Zweifel) et le désespoir (Verzweiflung)3, le scepticisme, insiste
Hegel, n’est pas une philosophie du doute4 : le doute est incertitude, or le
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sceptique est certain de son doute5 ; le doute est inquiétude, or le sceptique


vit dans la quiétude. C’est ce « désespoir de tout »6 qui différencie le scepti-
cisme ancien du scepticisme moderne, et c’est lui qui fait du premier le seul
véritable scepticisme : dans le doute, le sceptique moderne ne s’abstient pas,
une (ré)solution y mettra fin.
Ce serait commettre un contresens que d’interpréter ce désespoir scep-
tique en termes de catastrophe intérieure et de désir de mort7. Jean Hyppo-
lite voyait une parenté entre la tragédie et le dogmatisme, d’une part, le scep-
ticisme et la comédie, d’autre part. Il existe, en effet, une sorte de jubilation
sceptique qui a dû entrer pour une part non négligeable dans la fascination
que Hegel ressentit à son endroit.
R. Verneaux écrit : « Le Sage stoïcien est libre en pensée dans les chaînes
mais il a des chaînes et il n’est libre qu’en pensée. C’est le scepticisme qui
actualise la négativité de la conscience et fait passer la liberté de l’état formel à
l’état réel. »8 Le scepticisme achève le stoïcisme en mettant fin au simple
face-à-face de la conscience et des choses. Avec lui, grâce à lui, la conscience
libre s’engage dans les choses. Mais elle s’y engage sur le mode de la négati-
vité, en révélant leur caractère fini et inessentiel. « Le scepticisme, écrit Hegel,
est la réalisation de ce dont le stoïcisme est seulement le concept – il est

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 799.


2. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 70.
3. Ibid., p. 69. Hegel rappelle par ailleurs, dans ses Leçons, que le doute, Zweifel, vient de
« deux », Zwei (Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 775).
4. Ibid., p. 763.
5. « Le scepticisme ne peut être considéré simplement comme une doctrine du doute, il
est bien plutôt certain de sa Chose, c’est-à-dire du caractère de néant de tout ce qui est fini »
(G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 515).
6. L’expression, dans un contexte légèrement différent, figure dans l’Encyclopédie des
sciences philosophiques, I (ibid., p. 199).
7. En ce sens, le désespoir hégélien n’est pas si éloigné du désespoir kierkegaardien
qu’on pourrait le croire.
8. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 117.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 353

l’expérience effectivement réelle de ce qu’est la liberté de la pensée, cette


liberté est en soi le négatif. »1 L’être-autre tombe de ce fait dans l’inessentiel.
Alors que le stoïcisme correspondait au concept de la conscience indépen-
dante, laquelle se manifestait dans l’opposition de la maîtrise et de la servi-
tude, le scepticisme engloutit l’être-autre dans sa négativité propre – aussi se
manifeste-t-il dans le désir et le travail2. « C’est l’honneur du scepticisme de
s’être donné cette conscience du négatif, et d’avoir pensé avec une telle
rigueur les formes du négatif », écrit Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de la phi-
losophie3. Le repli vers la subjectivité est à la fois la condition, le signe et l’effet
du désespoir sceptique à l’égard des données objectives.

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L’identité de la « pure négativité » avec la « pure subjectivité » est posée
par Hegel dès l’article de 18024. « Le scepticisme, dit Hegel dans ses Leçons
sur l’histoire de la philosophie, a porté à son achèvement la manière de voir de la
subjectivité de tout savoir, à l’être il a substitué universellement dans le
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savoir l’expression du paraître. »5 Le scepticisme représente l’assomption


d’une dialectique que les figures précédentes ne faisaient que subir. Pour la
conscience sensible, les choses s’évanouissent de l’extérieur ; avec le scep-
tique, c’est la conscience elle-même qui dissout et fait disparaître la chose ;
ainsi la dialectique devient-elle réfléchie. « On pourra donc dire aussi bien
que dans le scepticisme la dialectique s’élève à la conscience d’elle-même ou
que la conscience se découvre un pouvoir dialectique qu’elle ignorait jus-
qu’alors. »6 « C’est ainsi, commente Kojève, que l’idée de liberté pénètre
dans la philosophie. »7 La liberté, pour Hegel, est négativité, et elle apparaît
avec le scepticisme. En outre, par la négation de la validité de la morale épi-
curienne et stoïcienne, et par la dissolution accomplie de la belle totalité
grecque (l’union communautaire et la confiance dans l’harmonie du
monde), le scepticisme ouvre la voie au christianisme.
Hegel dit de Pyrrhon que « sa philosophie n’était rien que la liberté du
caractère » ; or, « comment une philosophie pourrait-elle s’opposer en cela à
ce scepticisme »8 ? une position existentielle est irréfutable. Mais une posi-
tion irréfutable n’est pas indépassable, à moins qu’elle n’ait atteint l’absolu,
ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas du scepticisme.
La conscience sceptique est une conscience divisée doublement – car
derrière la division entre elle et le monde resurgit sans cesse la division
d’avec elle-même à travers sa négation même : « Le scepticisme a détruit l’un
des termes, le monde extérieur ; mais, au moment même où il supprime un
terme, il fait apparaître une dualité à l’intérieur du terme qui reste. De là son

1. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 171.


2. Ibid., p. 172. Le désir et le travail sont aussi des expressions du désespoir.
3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 798.
4. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 60.
5. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 759.
6. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 124.
7. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 63.
8. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 54.
354 Christian Godin

malheur... »1 Le sceptique est à la fois conscience du particulier (du contenu


nié) et de la généralité (de la pensée comme négation). Mais il n’atteint
jamais l’unité de ces deux déterminations, aussi est-il condamné à la division
et à l’errance. Il « agit d’après des lois qui ne passent pas pour vraies à ses
yeux »2 : il tombe par conséquent dans ce que les logiciens anglo-saxons
nommeront plus tard autocontradiction performative. En niant le donné
extérieur, le scepticisme se nie aussi lui-même. Comme négativité pure,
jamais surmontée, le scepticisme appartient à la logique de l’entendement.
L’Encyclopédie nomme dialectique le « négativement rationnel » – par opposi-
tion au spéculatif (le « positivement rationnel ») : « Le dialectique, pris à part

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pour lui-même par l’entendement, constitue, particulièrement quand il est
présenté par des concepts scientifiques, le scepticisme ; celui-ci contient la
simple négation comme résultat du dialectique. »3 Caractéristique de cette
logique d’entendement dans laquelle le scepticisme retombe, la façon dont il
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use sans soupçon de la dualité du tout et de la partie4 dans son argumentaire


en ignorant leur rapport5.
Mais la contradiction logique dans laquelle tombe le scepticisme n’est,
selon Hegel, qu’un cas particulier d’une contradiction existentielle : « Ses
actes et ses pensées se contredisent toujours, et ainsi la conscience sceptique
possède la conscience double et contradictoire, soit de l’immutabilité et de
l’égalité, soit de la pleine contingence et de la pleine inégalité avec
soi-même. »6 Aussi son activité se fait-elle caprice, et son discours, bavardage :
balancements incessants où l’on pourra reconnaître le mauvais infini. La
négativité du scepticisme est celle du mauvais infini : un contenu nié chasse
l’autre, vient après l’autre. L’indifférence (adiaphoria) objective et subjective,
le « pas plus ceci que cela »7 qui conduit à l’ataraxie donne au « tout est un »
d’Héraclite un sens inédit, car l’identité n’est pas la confusion.
La conscience sceptique est victime d’une illusion fondamentale : elle
procède à l’abolition du monde mais elle lui reste liée. Le néant qu’elle croit
atteindre est toujours un néant déterminé, un néant de contenu – mais cela,
elle ne le sait pas8. Le monde que la conscience sceptique a supprimé sub-
siste sans qu’elle le sache. Du coup, elle perd sa liberté et devient passive,
car, croyant avoir atteint le vide, elle ne peut plus aller plus loin. Elle doit
donc attendre qu’un d’objet lui soit donné pour pouvoir exercer sur lui son
activité négatrice et faire de nouveau l’expérience de la liberté. De plus, la
négation sceptique est seulement mentale, et non pratique : on n’imagine

1. J. Wahl, Le malheur de la conscience..., op. cit., p. 123.


2. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 807.
3. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 188.
4. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 806.
5. Pour le rapport du tout et de la partie, voir la Science de la logique, Deuxième livre (L’es-
sence), 2e section ( « Le phénomène » ), chapitre troisième ( « La relation essentielle » ), A) la
relation du tout et des parties.
6. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 175.
7. Ou mallon.
8. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 70-71.
La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 355

pas une œuvre, qu’elle fût d’art ou de science, qui serait inspirée par elle.
Certes, la dialectique, jusque-là extérieure, s’élève à la conscience de soi avec
le scepticisme, mais cette conscience de la négativité ignore sa propre positi-
vité ; aussi le scepticisme n’est-il qu’une figure-moment. Ce qui était deux
avec le stoïcisme – le maître et l’esclave – devient un dans la conscience
sceptique, laquelle se retrouve ainsi dédoublée. Mais cette dualité n’est pas
encore intégralement consciente – d’où le passage à la conscience malheu-
reuse1. Avec le scepticisme, la contradiction entre la conscience et les choses
devient pour soi, elle s’intériorise ; mais elle n’atteint pas l’absolue cons-
cience d’elle-même, en soi et pour soi (tel sera le sens de la conscience malheu-

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reuse). La conscience sceptique est contradictoire dans son acte de nier le fini
mais elle ne fait pas pour soi la synthèse de ses deux côtés opposés. À la diffé-
rence de la conscience malheureuse qui la remplacera, elle ne se sait pas ce
qu’elle est, contradictoire. Elle est malheureuse objectivement mais non
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subjectivement ; aussi, tout en n’étant pas heureuse, elle n’est pas non plus
réellement malheureuse.
Hegel repousse l’idée que le scepticisme puisse constituer un commen-
cement pour la philosophie. Une telle présentation cantonnerait le dialec-
tique dans la seule négativité2. Mais le scepticisme n’est pas non plus une fin
pour la philosophie : ignorant, inconscient de sa nature propre, le sceptique
se croit résultat alors qu’il n’est que passage. Il méconnaît le caractère affir-
matif de sa négation, il n’a pas conscience que sa négation a un contenu
déterminé. La philosophie que Hegel appelle positive est la négation de
cette négation, donc la négation se rapportant à elle-même, c’est-à-dire
l’affirmation infinie3. C’est pourquoi, contre le « spéculatif », c’est-à-dire le
rationnel en et pour soi, le scepticisme est sans prise4 : le spéculatif, en effet,
contient en lui-même déjà « l’élément dialectique et la suppression du fini »5.
D’où la stratégie sceptique consistant à ravaler le rationnel au rang de déter-
mination particulière – on songe aujourd’hui, mutatis mutandis, à la ruse de
ceux qui renvoient l’universalité des droits de l’homme à sa particularité
occidentale. Contre cette tentative, Hegel use d’une métaphore triviale : le
scepticisme donne à l’infini la gale pour pouvoir le gratter6.
Il y a deux manières très différentes d’évaluer le point de vue hégélien
sur le scepticisme à la lumière de l’histoire postérieure, car même les hégé-
liens les plus déterminés sont contraints de reconnaître qu’il s’est vécu, réa-
lisé et pensé des choses après Hegel.
La première de ces deux manières est strictement philosophique. On
peut lui associer le nom de Schelling. À la différence de son ancien condis-

1. Ibid., p. 176.
2. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 342.
3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 761.
4. Ibid., p. 803.
5. Ibid.
6. Ibid. L’image de la « gale de la limitation » donnée au rationnel pour pouvoir le gratter
figure déjà dans l’article de 1802 (La relation du scepticisme..., op. cit., p. 59).
356 Christian Godin

ciple et ami, Schelling, en effet, n’arrêtera pas le scepticisme à un moment de


la pensée : la dignité de ce mode est de rappeler que c’est par leur inachève-
ment même que le savoir et l’action rendent hommage à l’Absolu, le premier
parce qu’il refuse de s’objectiver dans un système, la seconde parce qu’elle
refuse de se cristalliser dans un résultat.
« J’ai espéré faire de moi un dieu,
et j’étais déjà plongé jusqu’au cou
dans l’intuition du Tout universel
quand mon Witz m’a fait savoir
que je faisais fausse route. »1

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En un sens, toute la philosophie post- et anti-hégélienne – donc, en fait,
toute la philosophie – a spontanément fait sien ce point de vue. Mais aussi,
quittant le cadre spécifique d’une philosophie identifiée avec l’histoire de
l’esprit pour rejoindre celui de cette histoire même, on pourrait reconnaître,
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avec V. Brochard, que « les progrès de la science (ont) porté au scepticisme


un coup dont il ne se relèvera pas »2 et que des sceptiques comme on
l’entendait jadis, il n’y en a plus. De fait, l’interprétation sceptique des rela-
tions d’incertitude de Heisenberg et du théorème de Gödel nous apparaît
aujourd’hui, comme elle fût probablement apparue à Hegel, non pas comme
le sens délivré de ces découvertes mais comme une interprétation arrêtée à
un moment de leur effectuation.
Christian GODIN.

1. F. W. J. Schelling, « Confession de foi épicurienne de Heinz Widerporst », trad.


Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Le Seuil, 1978, p. 251-252. Même s’il a
un sens circonstanciel (la critique de Schleiermacher), ce poème de jeunesse fixe une pensée
que Hegel n’a pas eue.
2. V. Brochard, Les sceptiques grecs, op. cit., p. 415. Un peu plus haut, V. Brochard fait
remarquer, à propos du positivisme, que « les savants d’aujourd’hui sont les sceptiques
d’autrefois » (ibid., p. 414).

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