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Geneviève Husson

Le paradis de délices (Genèse, 3, 23-24)


In: Revue des Études Grecques, tome 101, fascicule 480-481, Janvier-juin 1988. pp. 64-73.

Résumé
Παράδεισος τς τρυφς, «le paradis de délices» de la Septante n'est pas, semble-t-il, un décalque littéral de l'hébreu : le choix du
traducteur peut trouver une explication dans les réalités de l'Alexandrie lagide et dans l'idéologie royale. Il avait sous les yeux les
«paradis» royaux de la capitale, parcs zoologique et botanique, et l'idéal de la tryphè, terme pris dans une acception favorable
qui n'est pas celle du grec classique, a caractérisé la manière de vivre des Ptolémées. Ptolémée II en particulier, sous le règne
duquel fut entreprise la Septante, a incarné cette tryphè dionysiaque et royale qui unissait abondance, prospérité et douceur de
vivre.

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Husson Geneviève. Le paradis de délices (Genèse, 3, 23-24). In: Revue des Études Grecques, tome 101, fascicule 480-481,
Janvier-juin 1988. pp. 64-73.

doi : 10.3406/reg.1988.1527

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1988_num_101_480_1527
LE PARADIS DE DÉLICES
(GENÈSE 3, 23-24) *

Paris,
(traduction
Le texte
1986) de
: la Septante
M. Harl, La deBible
Genèse
d'Alexandrie
3, 23-24 est
— Lale suivant
Genèse,

«Et le Seigneur Dieu le renvoya du jardin de délices pour


travailler la terre d'où il avait été pris. Et il chassa Adam et
l'installa en face du jardin de délices.»
Παράδεισος της τρυφής rend ici l'hébreu «jardin d'Éden»; en
Gen. 2,8 le traducteur grec de « Iahvé Elohim planta un jardin
en Éden, à l'Orient» (E. Dhorme, éd. La Pléiade, 1956, p. 7) a
employé παράδεισον έν Εδέμ.
Je ne m'étendrai pas sur les interprétations de Éden : l'article
de E. Gothenet, dans le Supplément 6 au Dictionnaire de la Bible
(1960) s.v. Paradis, indique qu'il existe une racine 'dn attestée en
hébreu, en arabe et en syriaque au sens d'abondance, de joie, et
que éden doit probablement être rattaché à cette racine plutôt
qu'à un mot sumérien signifiant plaine, steppe. L'équivalent
τρυφή retenu par le traducteur correspondrait donc à cette
racine sémitique.
Je voudrais montrer comment l'expression παράδεισος της
τρυφής pouvait, dans la pensée des Juifs alexandrins du me s. av.
n.-è., refléter des réalités de leur temps et l'idéologie de la
monarchie lagide.

(1) Cet article reprend une partie d'un exposé présenté à l'École Normale
Supérieure, 45 rue d'Ulm, le 13 février 1987, dans le cadre d'une série de
conférences sur la Septante organisée par G. Dorival et Ph. Hoffmann.

R.E.G. tome CI (1988/1), pp. 64-73.


LE PARADIS DE DÉLICES 65

I. Le π<χρά8ει.σος comme parc «royal».


E. Cothenet2, J. A. Lee3 étudiant le terme παράδεισος dans la
Septante renvoient à la réalité horticole et agricole commune de
l'Egypte ptolémaïque, le παράδεισος comme verger de rapport,
lieu de culture scientifique d'arbres fruitiers d'espèces diverses.
On connaît effectivement le grand développement de ces vergers
au Fayoum, région de cultures intensives et expérimentales sous
les Ptolémées. Les papyrus apportent de nombreuses attesta
tionsde ces παράδεισοι dans le nome arsinoïte, c'est-à-dire l'oasis
du Fayoum. Le παράδεισος des papyrus est ainsi défini par
H. Cadell4 : «verger de rapport, un terrain dûment clos et
irrigué, où l'on cultive en masse avec toute la surveillance et
tous les soins requis palmiers, figuiers, oliviers, grenadiers et
autres arbres fruitiers. Source de revenus, il était naturellement
soumis à divers impôts, entre autres celui du sixième des
récoltes».
Mais le traducteur de la Genèse vivait sans doute à
Alexandrie ; il n'avait pas sous les yeux et dans l'esprit ces
vergers de la χώρα qui s'étaient banalisés, qui apparaissaient
essentiellement comme une catégorie fiscale de terres et qui
pouvaient être divisés en parcelles vendues ou données à bail5.
Les παράδεισοι, ce sont d'abord, pour lui, les parcs royaux de la
capitale lagide.
Selon la tradition littéraire, les paradis orientaux sont les
privilèges des rois, des princes et des satrapes. Ce point est bien
souligné par P. Briant6 qui considère les paradis comme des
sortes de modèles de prospérité et des vitrines idéologiques de la
monarchie perse.
Pour Xénophon, le premier auteur grec à avoir employé le
mot perse sous sa forme hellénisée, παράδεισος, les paradis sont
réservés aux rois Achéménides et à leurs satrapes7.

(2) Loc. cit., p. 1179.


(3) Λ Lexical Study of the Septuagint Version of the Pentateuch, Diss.
Cambridge, 1970, Chico, 1983, p. 55.
(4) « Documents fiscaux et recherches sémantiques», JJP 19 (1983), p. 125-6.
Exemple de παράδεισος entouré de murs : P. Vindob. Boswinkel 8 et 9, 22 (332 ap.
J.-C).
(5) E.g. P. Tebl. 1.86, 20 (fin du w s. av. n.-è.) où une fraction de παράδεισος
est mesurée très précisément dans une liste fiscale de terres.
(6) P. Briant, dans Religions, pouvoirs, rapports sociaux. Centre de Recher
chesd'Histoire ancienne, vol. 32 — Annales littéraires de l'Université de
Besançon 237, p. 16-68, spécialement p. 34-36.
(7) E.g. Anab., 1, 2, 7-2, 4, 14 — Cyr., 1, 3, 14.
66 GENEVIÈVE HUSSON
Le paradis d'Iraq al-Amir en Jordanie (à 17 km à l'ouest
d'Amman) est un domaine princier hellénistique qui appartient
à la dynastie locale des Tobiades8 : «L'ensemble du domaine
apparaît aussi comme un exemple caractéristique de ce ' para-
deisos', formule ayant trouvé son aspect définitif dans le
domaine achéménide, mais résultat d'une longue tradition
orientale, attestée en particulier en Mésopotamie, mais aussi en
Palestine et en TransJordanie même. Cette forme d'organisation
et de mise en valeur de l'espace, le plus souvent liée à un palais,
apparaît comme un privilège royal ou princier. Les mêmes
caractéristiques l'accompagnent, clôture, utilisation de l'irriga
tion9, prédominance de l'horticulture et de l'arboriculture, et
très souvent réserve d'animaux sauvages. Tous ces traits sont
réunis à Iraq al-Amir, y compris le dernier, car un papyrus de
Zenon (PCZ 59075) évoque l'envoi par Toubias au roi Ptolémée
II d'animaux sauvages et à demi-sauvages. Le décor de la porte
monumentale, où les fauves occupent la première place...,
montre la volonté de se présenter investi de la puissance royale
et donne tout son sens à l'ensemble de l'installation.»
Le P. Tebt. 3.1.703 (240-235 ou 217 av. n.-è.), dans les
instructions données par le dioécète à l'économe, prescrit de
«faire la liste des résidences royales et des paradeisoi qui leur
sont attachés». Ces «résidences royales», βασιλικού οικήσεις, sont
probablement des habitations réservées au roi, aux membres de
la cour ou aux hauts fonctionnaires lorsqu'ils se déplacent hors
d'Alexandrie. Des jardins royaux sont attestés à Alexandrie et à
Memphis par P. Cairo Zen. 59 156 et PSI 488.
Un passage de Quinte-Curce, l'historien d'Alexandre, donne
encore un exemple du caractère «royal» des paradis (7, 2, 22) :
« En cette région (scilicet la Médie où Parménion est assassiné)
les maisons de plaisance comportent de vastes retraites qui
doivent leur charme à des bois plantés : c'était là surtout plaisir
de rois et de satrapes» (Deversoria regionis illius magnos

(8) J. M. Dentzer, REG, t. XCIV, n« 447-449, 1981, p. xix-xx : la


connaissance du site a été entièrement renouvelée par les travaux de Ernest Will
et Pierre Gentelle.
(9) P. Gentelle, «Un 'paradis' hellénistique en Jordanie, étude de géo
archéologie», Hérodote, 4, 1980, p. 79, rappelle que les paradis ont «un rapport
privilégié avec l'eau et les aménagements hydrauliques» : on pense naturell
ement aux quatre fleuves qui arrosent le paradis en Gen. 2, 10 avec l'emploi du
verbe ποτίζειν.
LE PARADIS DE DÉLICES 67
recessus habent amoenosque nemoribus manu consitis : ea
praecipue regum satrapumque voluptas erat)10.
II. Les παράδεισοι de Ptolémée II Philadelphe.
Tous les ouvrages d'histoire hellénistique traitant de
l'Alexandrie lagide évoquent la beauté de la ville et de ses parcs
royaux. Le Musée avait comme dépendances un parc zoologique
et un parc botanique. Selon C. Schneider11 : « Das Modernste
und das Schônste an der neuen Stadt waren die Grundflàchen
und Parks, die ganz hellenistischen Naturgefuhl entsprachen ...
Ailes wurde ubertroffen von den beiden groBen kôniglichen
Parks, die alien zuganglich waren, dem Zoologischen Garten in
Bezirk des Zeus Polieus und dem Botanischen Garten im Bezirk
des Pan». Cette enceinte du Πάνειον, Strabon la décrit ainsi
(XVII, 794) : «colline factice qui a la forme d'une toupie; on
dirait une roche escarpée : un escalier en colimaçon conduit au
sommet, d'où l'on aperçoit en entier la ville, que cette hauteur
domine de toutes parts».
En outre le goût de Ptolémée II pour les animaux rares et
exotiques est bien attesté, et par la tradition littéraire et par un
papyrus.
Selon Diodore III, 36, 3 «il fit connaître aux Grecs les natures
jamais vues et extraordinaires des autres animaux» (και τών
άλλων ζώων αθεώρητους καί παραδόξους φύσεις έποίησεν εις γνώσιν
έλθεΐν τοις Έλλησι). Plus loin, au chap. 37,8 et sqq., Diodore
rapporte que le roi récompensa généreusement des chasseurs qui
avaient capturé un serpent extraordinaire et qu'il montrait ce
serpent immense (d'environ 15 m de long) à tous ses visiteurs
comme une curiosité remarquable : «Ptolémée distribua aux
chasseurs des récompenses importantes, il nourrit le serpent qui
était apprivoisé et qui offrait aux visiteurs un spectacle tout à
fait extraordinaire (παραδοξότατον θέαμα)»12.

(10) II s'agit manifestement de «paradis», même si le mot n'est pas employé :


paradisus apparaît peu chez les auteurs latins en dehors de textes chrétiens où il
désigne le séjour des élus. Si la Vulgate a paradisus voluptatis, les vieilles latines
rendent παράδεισος της τρυφης par hortus voluptatis et hortus deliciarum.
(11) Kulturgeschichte des Hellenismus II, Miinchen, 1969, p. 535.
(12) On pourrait se demander si le choix de l'adjectif φρονιμώτατος appliqué
au serpent de Gen. 3, 1 ne doit pas quelque chose à l'animal apprivoisé du zoo de
Ptolémée : le mot hébreu correspondant à φρόνιμος est ambigu, il signifie tantôt
«avisé», tantôt «rusé». En choisissant φρόνιμος le traducteur grec a retenu la
connotation favorable du terme : φρόνιμος convenant moins bien au rôle du
serpent dans le récit a embarrassé certains commentateurs qui ont essayé de
dévaloriser l'adjectif (voir M. Harl, La Genèse, p. 107-3, 1).
68 GENEVIÈVE HUSSON
Élien (H Λ XVI 39) rapporte que, sous le règne de Ptolérnée
II, deux pythons furent transportés vivants d'Ethiopie à
Alexandrie, l'un de 14 coudées de long, l'autre de 13 et que, sous
le règne d'Évergète, trois autres furent capturés.
Dans la procession dionysiaque qui se déroula à Alexandrie
sous le règne de Ptolémée II, selon le récit de Callixène de
Rhodes conservé par Athénée (5.201 c), défilèrent : 130 moutons
d'Ethiopie, 300 d'Arabie, 20 d'Eubée, 26 bœufs des Indes tout
blancs, 8 d'Ethiopie, une grande ourse blanche, 14 léopards, 16
panthères, 4 lynx, 3 petites panthères, 1 girafe, 1 rhinocéros
d'Ethiopie.
Un papyrus des archives de Zenon atteste encore ce goût de
Ptolémée II pour les animaux rares et sélectionnés, le P. Cairo
Zenon 59075. Il s'agit d'une lettre accompagnant des présents
offerts au roi par Toubias, le fameux prince judéo-ammonite,
propriétaire du «paradis» d'Iraq al-Amir13 : «Au Roi Ptolémée,
Toubias salut! Je t'ai envoyé deux chevaux, six chiens, un
hémionagre croisé d'ânesse, deux ânes d'attelage arabes blancs,
deux petits d'hémionagre et un petit d'onagre. Porte-toi bien»14.
Ptolémée III poursuivit la tradition, puisque, selon F.H.Gr.
234 F 2 «le roi Ptolémée dans le 2e livre de ses mémoires, à
propos des palais d'Alexandrie, parle des animaux que l'on y
élève»15.
III. Les πχράδείσοί comme lieux de «délices».
Plusieurs textes montrent que les Anciens associaient volont
iers le παράδεισος et les notions de jouissance, de plaisir,
d'agrément. Il s'agit même, sans doute, d'une sorte de topos.
Dans le passage de Quinte-Gurce cité p. 67 les parcs de Médie
étaient présentés comme « praecipue regum satrapumque volup-
las».
Diodore (14.80.2) décrit ainsi l'action d'Agésilas, venu de
Sparte en Asie pour secourir les villes ioniennes en guerre avec

(13) Voir supra, p. 66.


(14) Voir H. Hauben, «'Onagres' et 'hémionagres' en TransJordanie au
me siècle avant J.-C. — A propos d'une lettre de Toubias», Ancient Society 15-
17, 1984-86, p. 89-111.
(15) Les Ptolémées, semble-t-il, héritèrent ce goût et cette curiosité pour les
animaux exotiques d'Alexandre : celui-ci, au cours de ses conquêtes, envoyait à
son maître Aristote des spécimens ou des descriptions d'animaux étranges : voir
H. M. Hubbel, «Ptolemy's Zoo», The Classical Journal, 31, 1935-36, p. 68-76,
spécialement p. 69.
LE PARADIS DE DÉLICES 69
les satrapes perses : «Ayant pénétré dans le pays jusqu'à Sardes,
il détruisait les jardins et le paradis de Tissapherne, magnifique
ment pourvu avec art de plantes et du reste pour le plaisir et la
jouissance paisible des biens» (εις τρυφήν και την έν ειρήνη των
αγαθών άπόλαυσιν16) : παράδεισος et τρυφή sont donc associés ici
comme en Gen. 3, 23-24.
Flavius Josèphe (AJ 12.5) nous apprend que Hircan, dans le
domaine de Jordanie cité plus haut17, aménage dans des grottes
«des salles, les unes pour des banquets, les autres pour le
sommeil et le séjour», et «il introduisit une quantité d'eaux
courantes qui étaient le plaisir et l'ornement du palais» (υδάτων
δε διαθεόντων πλήθος, α και τέρψις ήν και κόσμος της αυλής,
είσήγαγεν).
Dans le P. Cairo Zen. 59 157, Apollonios, le dioécète de
Ptolémée II, demande à son intendant Zenon de planter des
pins à travers tout le paradis et autour du vignoble et des
oliveraies, au moins 300, car, dit-il, «l'arbre offre une vue
frappante et sera utile au Roi» (sans doute en fournissant du
bois pour la flotte). C. Orrieux18 traduit άξιόλογον όψιν par
«agréable à voir» qui n'est pas tout à fait exact. Cependant nous
ne sommes pas loin de la notion de plaisir visuel et la remarque
d'Apollonios fait penser à Gen. 2,9 : «Et Dieu fit encore lever de
la terre tout arbre beau à voir».
IV. La τρυφτη dans l'idéologie de la monarchie lagide.
P. Chantraine, dans le DELG, s.v. θρύπτω, donne comme sens
du verbe : «broyer, briser, ramollir», avec aussi des emplois
figurés «amollir le corps et l'âme». «Parallèlement à ces emplois
figurés de θρύπτω s'est constitué un groupe important et usuel
autour du substantif τρυφή, f., mollesse, luxe, débauche, bonne
vie». Donc une connotation nettement péjorative que l'on
trouve, entre autres, chez les orateurs attiques et chez Platon où
τρυφή est associé à ακολασία, dérèglement, licence, désordre et à
μαλθακία, mollesse.
Si le traducteur de la Genèse a choisi le terme τρυφή pour
déterminer le «paradis» des origines, c'est que, manifestement,

(16) Autre texte de Diodore (19.21.3) mentionnant le «plaisir» (τέρψις)


procuré par un παράδεισος avec «ses plantations variées, ses diverses espèces
d'arbres, ses enchevêtrements de branches et ses eaux courantes».
(17) Voir supra, p. 66.
(18) Les Papyrus de Zenon. L'horizon d'un grec en Egypte au nr s. av. J.-C,
Paris, 1983, p. 87.
70 GENEVIÈVE HUSSON
le mot, à son époque, pouvait avoir aussi des connotations
positives. Or en Egypte précisément dans l'idéologie de la
monarchie lagide, donc dans les milieux intellectuels d'Alexand
rie, cette évolution sémantique apparaît avec la plus grande
netteté.
Deux articles, l'un de A. Passerini19 et l'autre de
J. Tondriau20, montrent que la Iryphè caractérise la vie
fastueuse des Ptolémées, vie facile et oisive où dominent la joie,
l'abondance, la prospérité, la magnificence. On ne peut plus
parler de la monarchie lagide sans évoquer cet idéal de la
Iryphè : H. Heinen consacre quatre pages à la Iryphè des
souverains égyptiens dans un article paru en 1978 «Aspects et
problèmes de la monarchie ptolémaïque»21.
Trois rois de la dynastie lagide, Ptolémée III, IV et VIII ont
porté le surnom de Τρύφων, «le magnifique». Dans l'anthropony-
mie égyptienne Τρύφων connut un grand succès, ainsi que le
féminin Τρυφαΐνα : ce fut le nom de plusieurs filles de souverains
et celui de l'épouse de Ptolémée XII.
Ptolémée II, sous le règne duquel, très probablement, la
traduction du Pentateuque fut entreprise, n'a pas été surnommé
Τρύφων. Mais sa richesse était proverbiale : elle est attestée,
entre autres, par Théocrite22 et par Philon d'Alexandrie23. Un
fragment de l'historien hellénistique Phylarque conservé par
Athénée24 rapporte que Ptolémée II fut corrompu par la Iryphè
intempestive, hors de propos (διαφθαρήναι ύπ6 της άκαιρου τρυφής),
au point de se croire seul immortel : s'il existait une τρυφή
intempestive, c'est qu'il y en avait aussi une de bon aloi. Le
même historien emploie l'expression «une tryphè excessive»
(υπερβάλλουσα τρυφή) à propos des compagnons d'Alexandre qui
avaient des vêtements et du mobilier d'un luxe exagéré25. C'est
peut-être d'ailleurs du côté d'Alexandre et, avant lui, des tyrans
de Sicile, qu'il faudrait chercher les antécédents de la iryphè
royale ptolémaïque26.

(19) «La ΤΡΤΦΗ nella storiografîa ellenistica», Studi Haliani di Filologia


classica, n.s., 11, 1934, p. 35-56.
(20) «La ΤΡΥΦΗ, Philosophie royale ptolémaïque», Revue des Études
Anciennes, L, 1948, p. 49-54.
(21) Ktema, n° 3, Strasbourg, 1978, p. 177-199, spécialement p. 188-192.
(22) Les Syracusaines, 22-24; Éloge de Ptolémée, 74-120.
(23) De Vita Mosis, II, 29.
(24) F.H.Gr., 40, 40 = Athénée 12.51, p. 536 D-E.
(25) F.H.Gr., 41.
(26) C. Préaux, Actes du IXe Congrès International de Papyrologie, Oslo, 1961,
p. 229. Le luxe d'Alexandre est aussi un héritage des traditions achéménides :
LE PARADIS DE DÉLICES 71
Les aspects positifs de la Iryphè ne sont pas propres à
l'idéologie lagide. Héraclide le Pontique27 dit que «se réjouir et
bien vivre est le propre des hommes libres» (το ήδεσθαι και
τρυφαν), comportement qu'il oppose au labeur (το πονεΐν) des
esclaves et des humbles. Et surtout le mot τρυφή apparaît dans
un sens religieux dans un Hymne à Isis du début du Ier s. av. n.-
è. gravé sur un pilastre du temple de Medinet Madi, au sud du
Fayoum28 : lorsqu'ils auront accompli soigneusement les rites de
la fête en l'honneur d'Isis, les fidèles «dans la joie, après la fête,
rentrent chez eux pieusement et sont remplis de la plénitude qui
vient de toi seulement», πλήρεις της παρά σου τε τρυφής. C'est donc
un sentiment de joie intérieure, de satisfaction, d'harmonie que
la divinité dispense comme une faveur à celui qui s'est bien
acquitté des devoirs à son égard. Cet emploi de τρυφή est
intéressant, car il montre, dans la pensée religieuse du
paganisme, un sens entièrement favorable qui aura des dévelop
pements dans les psaumes et dans la spiritualité chrétienne.
Autre exemple de la valeur positive de la tryphè dans la pensée
païenne : une mosaïque d'Antioche de l'époque romaine où la
τρυφή est personnifiée sous la forme d'une femme et incarne un
idéal de vie qui est comparable à Votium des Romains29.
Revenons aux «paradis de délices», celui de Dieu-créateur
dans la Genèse et ceux des souverains lagides. Que le traducteur
juif alexandrin ait pu rapprocher ces deux sortes de jardins
s'explique aisément. L'on sait que, dans la pensée juive
ancienne, puis de l'époque hellénistique, Dieu est volontiers
évoqué comme un roi. P. Grelot30 résume ainsi cette concept
ion : « Dans les religions du Moyen Orient, la représentation de
la vie des dieux emprunte ses images à la vie des puissants d'ici-
bas : les dieux vivent avec délices dans des palais entourés de
jardins, où coule 'l'eau de la vie', où pousse, parmi d'autres

voir P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d'Alexandre (336-270 av.
J.-C). I Les origines politiques, Nancy, 1978, p. 191-2.
(27) Fragment conservé par Athénée 12.512 b.
(28) V. F. Vanderlip, The Four Greek Hymns of Isidorus and the cult of Isis,
American Studies in Papyrology XII, Toronto, 1972, Hymne II, v. 27-28 et
commentaire p. 45, 48.
(29) L. Jalabert et R. Mouterde, S. J., Inscriptions Grecques et Latines de la
Syrie, t. 3, lr(" partie, Paris, 1950, 809. — Sur Votium, voir J. M. André, L'Olium
dans la vie morale et intellectuelle romaine des origines à l'époque augustéenne,
Paris, 1966 : les références à τρυφή dénoncent surtout les aspects négatifs de la
notion {e.g. p. 55, 60, 201 n. 12, 214).
(30) Vocabulaire de Théologie Biblique, col. 744.
72 GENEVIÈVE HUSSON
arbres merveilleux, 'l'arbre de vie', dont le fruit nourrit les
immortels. Ici-bas leurs temples entourés de jardins sacrés
imitent ce prototype. Ces images, purifiées de leur polythéisme,
se sont acclimatées dans la Bible : selon les conventions de
l'anthropomorphisme, on ne craint pas d'évoquer Dieu ' se
promenant à la brise du jour' dans son jardin (Gen. 3,5)».
Dans la Lettre d'Aristée à Philocrate, œuvre d'un juif
alexandrin, qui date sans doute du début du ne s. av. n.-è.31 et
dont une partie est une sorte de traité de la royauté, reviennent
comme des leitmotiv les thèmes de Dieu-modèle du roi et du roi-
imitateur de Dieu. Une remarque du § 218 suggère que le
traducteur pouvait avoir présente à l'esprit la personne royale
de Ptolémée II : l'un des sages juifs conseille au roi de
«conformer (ses) paroles et (ses) pensées à la gloire et à la
supériorité de (son) rang», «sachant que tous tes sujets ont les
yeux fixés sur toi et parlent de toi » (γινώσκων ότι πάντες ων άρχεις
περί σου και διανοούνται και λαλοΰσιν).
Sans doute la notion de τρυφή est-elle ambivalente.
C. Préaux32 résume ainsi les différentes valeurs de la tryphè
«tantôt condamnée comme une mollesse avilissante..., tantôt
confinant à quelque enivrement mystique, tantôt simple dé
ploiement de toutes les formes de luxe». Il a pu y avoir une
évolution du début à la fin de la période hellénistique, depuis les
valeurs plus positives de la tryphè jusqu'à la notion de luxe
décadent. Cette évolution sémantique s'inscrivait assez bien
dans les changements historiques qui ont marqué la dynastie
lagide. La période où l'éclat et la puissance ont été les plus
grands est celle du me s. av. n.-è. et peu à peu la situation
économique, politique, militaire s'est dégradée. Rien d'étonnant
alors à ce que le traducteur de la Genèse ait choisi τρυφή pour
caractériser la vie heureuse du paradis terrestre à un moment où
la dynastie lagide, avec son idéal de la tryphè, était à son apogée.
On pourrait aussi renvoyer à la τρυφή dionysiaque, qui a joué
un rôle important dans l'idéologie royale : les Ptolémées ont
voulu rattacher leur dynastie à Dionysos et se sont volontiers
identifiés à ce dieu, devenu ainsi le symbole du pouvoir et de
l'ordre. Les aspects du dionysisme royal ont été présentés avec
clarté dans un article de F. Dunand33 qui souligne la «dimension

(31) Voir A. Pelletier, S. J., La Lettre d'Aristée, Paris, 1962, p. 57-58.


(32) Le Monde Hellénistique. Tome Premier, Paris, 1978, p. 210.
(33) «Les Associations dionysiaques au service du pouvoir lagide», Actes de la
table ronde organisée par l'École française de Rome, 24-25 mai 1984, p. 85-104.
LE PARADIS DE DÉLICES 73
positive de la tryphè» sous le règne de Ptolémée II, en
s'appuyant notamment sur des représentations figurées.
Je ne prétends pas apporter de certitude. Nous ne saurons
jamais à quelles représentations mentales exactes correspondait
le παράδεισος της τρυφής du traducteur, quelle part de réel et
quelle part d'imaginaire entraient dans celles-ci. Mais, si cette
part de réel a existé, c'est, à mon avis, en se tournant du côté
des parcs royaux d'Alexandrie et de l'idéal de vie de la tryphè
illustrée par les Ptolémées que l'on cernera quelque chose des
réalités ayant inspiré les choix du traducteur. Παράδεισος της
τρυφης n'est pas un décalque littéral de l'hébreu : l'origine
alexandrine du Pentateuque de la Septante invite à proposer une
explication qui est fondée sur des données précises, faits
topographiques et histoire des idées et qui rend compte de
l'expression dans sa totalité. Si l'on veut bien admettre mon
hypothèse, on l'ajoutera au dossier des «choix lexicaux»
permettant de «vérifier que la version grecque des Septante est
un produit témoin du judaïsme hellénistique — et plus
précisément, lorsqu'il s'agit du Pentateuque, du judaïsme
alexandrin — , une œuvre de ce milieu au sens plein du terme»,
selon une problématique ainsi définie par M. Harl34.
Geneviève Husson.

(34) «Le nom de 1" arche' de Noé dans la Septante. Les choix lexicaux des
traducteurs alexandrins, indices d'interprétations théologiques», ΑΛΕΞΑΝΔΡΙ
ΝΑ — Hellénisme, judaïsme et christianisme à Alexandrie. Mélanges offerts à
Claude Mondéserl. S. J., Paris, 1987, p. 15-43, spécialement p. 15.

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