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Chemin Faisant:

Les bosses sur la route et les virages. Ce sont les deux choses que je redoute le plus quand je voyage en
voiture. Parfois j’avais mal au coeur avant même de prendre l’autoroute. Les paysages étaient toujours
similaires; de vastes surfaces de terres ondulantes sous les ciels lourds des régions équatoriales. Mais moi,
je ne pouvais pas profiter de ces décors luxuriants; les tournants de la route faisaient tourner également les
labyrinthes de mes oreilles, et les nausées ne m’abandonnaient plus. Le plus angoissant était le fait de
savoir que cette sensation désagréable apparaissait à n’importe quel moment; c’était cette anticipation du
malheur qui me rendait malheureuse. L’attente était parfois plus effrayante que le malheur même; quand
enfin il apparaissait, en silence, j’essayais de le chasser en me concentrant sur d’autres sujets.
Dans un premier temps, je m’efforçais de ne plus regarder les beaux arbres qui, avec la voiture en
mouvement, avaient l’air d'être une mer d’une verdure épaisse et profonde. Je me mettais alors à observer
un point fixe sur la route pour éviter ainsi la sensation de mouvement tournant. Mais cette méthode ne
marchait jamais. Alors désespérée, j’essayais d’évoquer des souvenirs des voyages de mon enfance;
quand on partait en voiture pour les vacances, aux villages cachés entre les montagnes andines ou plus
loin encore, au bord de la mer atlantique, et que j’avais aussi l’estomac bouleversé. C’était en juin sans
doute; mais juin chez nous, c’est tous les mois; les paysages sont éternellement les mêmes. Maman
prenait toujours avec elle des citrons, des mangues bien vertes, et du sel. Lors de mes malaises, ils
s’arrêtaient sur le bord de la route et elle coupait la mangue en petits morceaux, puis pressait les citrons et
ajoutait du sel. Ça marchait à chaque fois. C’étaient des souvenirs heureux; des temps où je ne me
souciais de rien. Après ce goûter miraculeux, on reprenait la route et je m’endormais en regardant encore
une fois, la verdure du paysage.
Bien des années plus tard, je n’étais plus une enfant et je ne voyageais plus guère avec mes parents. Il
fallait, ces fois-là, trouver d’autres solutions car je n’avais ni citrons, ni mangues avec moi. Que faire ?
J’avalais plusieurs fois, comme si les nausées pouvaient être repoussées jusqu'au plus profond de mon
ventre, de mon être; cela me permettait de dissimuler mon indisposition. Personne n’aime voyager avec
des malades, moins encore si la maladie implique des fluides. D’autres fois j’ouvrais la vitre; pour que le
malaise s’en aille, pensais-je.
— C’est vrai qu’il devait être bien embêtant de voyager avec toi. Mais c’était surtout pénible pour toi,
puisque tu étais si timide que tu préférais ne rien dire, et plusieurs fois le résultat était bien désagréable
pour tous… des chemises tachées, des portières souillées…
— Oui, d’accord! J’avoue que j’aurais mieux fait de parler, mais je ne voulais pas importuner.
— Et finalement tu finissais par importuner tout le monde.
Mais la plupart du temps, les voyages en voiture éveillaient en moi des sentiments de tristesse, dont les
souvenirs les plus invraisemblables s’immisçaient dans mon esprit, comme les poteaux électriques se
mêlaient au paysage du chemin. Ces souvenirs n’avaient rien à voir avec la vue dont je profitais, ni avec
les nuances de bleu dans le ciel. C’était parfois un amour de jeunesse qui de manière inattendue se
présentait à moi : dans un premier temps, je voyais seulement le visage du garçon; il me disait qu’il
m’aimait, qu’il m’aimerait pour toujours; « Moi aussi » répondais-je.
— Et bien sûr que tu croyais que tout ça était pour de vrai; naïve comme tu es.
— Oui, je le croyais, mais peut-être que c'était vrai.
Et puis, comme par enchantement, je n’étais plus dans la voiture. Le paysage autour de moi s’effaçait;
nous étions dans ma chambre, chez mes parents. Mon bureau en bois, le fauteuil où je lisais, mon lit; tout
était là. Lui aussi. Deux adolescents. Je tenais un couteau de précision à la main avec lequel je m’étais fait
une petite coupure au doigt. Le serment était écrit.
— Il disait quoi déjà?
Je faisais des efforts pour me souvenir de ce qui était écrit, mais je n’y arrivais pas. Cependant, je voyais
bien le papier à lettres décoré de coeurs. Je pouvais voir aussi mon écriture grande et arrondie, et lui qui
me regardait d’un sourire naïf. Mais je ne pouvais pas me rappeler les propres mots qu’on avait écrits.
— De toute façon, tu sais bien que cela devait être un serment banal, du genre « à jamais… même dans
l’adversité… »
— Il était peut-être banal, oui. Mais chevaleresque aussi, je trouve.
Il prend le couteau, se fait une coupure au doigt lui aussi, et solennellement, nous signons la feuille avec
notre sang. Ces souvenirs duraient quelques minutes. Quelquefois ils repartaient tous seuls, d’autres fois
c’était moi qui les chassais. Parfois c’était quelqu’un dans la voiture qui les faisait partir avec une
exclamation comme : « Tiens ! Des embouteillages à cette heure-là, tu ne trouves pas ça bizarre ? En
juin ? » Mais juin pour nous étaient tous les mois. Pourquoi ce souvenir était-il revenu? Pourquoi lui?
Peut-être parce que nous avions parcouru ensemble la même route. Oui, plusieurs fois nous étions allés à
la campagne en motocyclette. C’est curieux, mais on n’a jamais mal au cœur lorsqu’on voyage en moto.
Certes, il y avait des situations dans lesquelles les voyages en voiture étaient une occasion pour la
réflexion. Un voyage est un des rares moments où l’on n’est pas obligé de parler. On est assis à côté de
quelqu’un; cependant, on peut rester en silence, en regardant en face de nous, en faisant semblant d’être
extasié par les beaux paysages. J’aimais bien cela; ne pas être obligée de parler alors que je n’étais pas
seule. Et lorsque les voitures se faufilaient autour de nous, je commençais à penser au moment qui
s’approchait : un dîner avec des amis, une fête de mariage, un spectacle, un week-end à la campagne. Je
pensais aux gens que j’allais voir, ce qu’ils allaient dire, j’imaginais ce qu’ils pourraient penser. J'essayais
aussi de deviner ce qu’il — lui, qui conduisait la voiture — était en train de penser : était-il lui aussi, en
train de deviner mes pensées ? Ainsi, sans penser encore au supplice de la route quand les virages et les
bosses m’auraient écoeurée, je me perdais dans une rêverie profonde. Il fallait seulement se retourner, et
comme le paysage dehors qui se déroulait en vitesse, les images d’autres voyages en voiture se
déployaient devant moi. Une chanson passait à la radio. Sans le vouloir, j’avais des souvenirs furtifs;
devant moi, la même couleur grise de l’asphalte qui comme un tapis très long, se déroulait à l’infini, au
delà de l’horizon. Une conversation passée; avec quelqu'un d'autre, dans une autre voiture, une autre
destination. La même chanson. Et soudain la question : qu’est-ce que la vie ? Croiser des gens sur le
chemin, avec qui on s’entend plus ou moins bien. Créer des liens profonds ou pas. Et puis la peur, le
vertige. Les labyrinthes d’une relation avec quelqu’un qui peuvent être aussi sinueux que les labyrinthes
de l’oreille, et provoquer autant de maux au cœur. Peut-on deviner les pensées d’autrui ? Les nuages en
face de nous, étaient d’un gris foncé presque noir. On était à peine au début du chemin, et un orage
menaçait déjà.
— Génial! Si tu avais un malaise, une tempête rendrait les choses encore moins faciles.
— Oui, mais les tempêtes, on ne les contrôle pas…du tout!
Une autre pensée me survient : c’était bien des années plus tard. La chaleur se voyait dehors, je regardais
avec attention en face de moi, et je pouvais voir la vapeur qui émanait de l’asphalte. Pourtant, dans la
voiture il faisait frais. La climatisation était à fond. C’était en juin sans doute. Mais comment le savoir ?
juin était n’importe quel mois. Nous étions près de la mer. Mais ce n’était pas tout à fait un voyage de
plaisir; lui, qui devait s’y rendre pour faire des affaires m’avait suggéré de l’accompagner. Même avec
l’air conditionné, l’atmosphère était lourde. Pas un mot.
— Tu n’avais pas dit que tu aimais bien le silence dans la voiture ?
— Si, mais pas quand il y a de l'orage dans l’air ! La tension est insupportable.
Le souvenir de m'être sentie un jour si heureuse avec lui, me hantait et me rendait furieuse. Faut-il que
tout finisse de manière inévitable ? Je connaissais bien la réponse. Les larmes aux yeux, je renvoyais ce
souvenir et je me consacrais à analyser les nuages encore une fois: Sans doute s’agissait-il d’un cumulus
congestus.
— Et tu te vantes — n’est-ce pas — de le savoir ?
— Pas du tout. Mais c’est agréable de pouvoir maîtriser mes pensées.
Je jetais un coup d’œil, et au volant, quelqu'un d’autre qui commençait à me rendre heureuse. Sommes-
nous donc rattrapés dans un cercle vicieux dont nous ne pouvons pas sortir ? Peut-être la présence des
souvenirs est-elle la preuve d’une existence en boucle ? À la suite de ces idées, mon esprit agité
commençait à travailler ardemment; il triait des pensées pour les examiner et pouvoir en tirer des
conclusions : je voulais croire qu’au fil des années j’avais appris de mes erreurs. Cependant, en repassant
des moments vécus, des douleurs surmontées, des espoirs partagés, je le voyais bien; le désespoir de
tourner en boucle m’assommait. Juin, nous hantait. D'où je viens, tous les mois sont pareils. « Aimerais-tu
passer Noël près de la mer, ma belle ? » j’avale et le regarde. Ses beaux yeux noirs, pleins d’espoir
attendent ma réponse. Je lui souris, « Et si nous voyagions en avion ? » Juin rime avec joie. Peut-être que
la roue tourne mais la joie s’y mêle.
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