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MONTREUIL, « LE 21E ARRONDISSEMENT DE PARIS » ?

La gentrification ou la fabrication d'un quartier ancien de centre-ville


Anaïs Collet

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2012/5 n° 195 | pages 12 à 37


ISSN 0335-5322
ISBN 9782021097917
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https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-
sociales-2012-5-page-12.htm
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couverture du magazine Zurban.

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Anaïs Collet
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Anaïs Collet

Montreuil,
« le 21e arrondissement de Paris » ?
La gentrification ou la fabrication d’un quartier ancien de centre-ville

« Montreuil : l’irrésistible ascension du “21e arron- apparaissait dans la presse sous un tout autre jour :
dissement” de Paris », titrait le magazine Zurban au comme une ville emblématique de « la banlieue ».
printemps 20031. D’un journal à l’autre, l’expression Problème de la « jeunesse », difficultés des élèves issus

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circule à partir de l’année 2000 pour qualifier cette de l’immigration, pauvreté, exclusion des femmes
commune du sud-ouest de la Seine-Saint-Denis immigrées ou, sur un ton plus optimiste, initiatives
adjacente au 20 e arrondissement de Paris. Zurban associatives et foisonnement culturel formaient les
parle tout simplement d’une « extension parisienne »2 sujets récurrents des articles. À la figure de la banlieue
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[voir couverture du magazine, ci-contre], tandis que Paris « à problèmes » succède donc en quelques mois celle
Match va jusqu’à présenter la ville comme la nouvelle d’un quartier parisien, ancien, mélangé, artiste
« capitale des arts, des lettres et du cinéma » : « Il y a et villageois : le renversement de perspective du début
eu Montmartre, Montparnasse, Saint-Germain-des- des années 2000 est radical.
Prés, aujourd’hui c’est Montreuil »3. Sous la plume des De fait, la ville a connu de profondes transformations
journalistes, l’ancienne commune de la banlieue rouge au cours des deux décennies précédentes – notamment
se pare de nouveaux atours : des usines désaffectées dans sa partie occidentale, limitrophe à Paris, habituel-
qui leur évoquent Brooklyn ou TriBeCa ; des maisons, lement désignée comme le Bas Montreuil5. Urbanisée
des jardins, des ruelles qui « sentent le feu de bois » à partir de la fin du XIXe siècle autour d’activités de petite
et lui donnent « un air de campagne »4 ; un brassage industrie, cette partie de la ville est gravement touchée
culturel digne des plus grandes capitales ; un caractère par la crise industrielle au milieu des années 19706.
populaire désuet rappelant le Paris des années 1950. Dès les années 1980, dans un contexte de fermeture
Les références sont multiples et contradictoires, d’activités, de multiplication des friches et de déclin
mais toujours mobilisées dans un registre laudatif. démographique, elle voit sa population se renouveler
Pourtant, jusqu’à la fin des années 1990, Montreuil fortement. Au recensement de 1990, quatre habitants

1. « Montreuil. L’irrésistible ascension du 5. La commune, l’une des plus vastes et sous-Bois. La plaine fut urbanisée à emplois industriels entre 1976 et 1982, et
“21e arrondissement” de Paris », Zurban, des plus peuplées de la petite couronne partir de la fin du XIXe siècle, le plateau à nouveau 28 % entre 1982 et 1987 ; les
14 mai 2003, p. 20-23. parisienne, est en effet marquée, dans pas avant l’entre-deux-guerres et surtout deux tiers de ces emplois étaient situés
2. Ibid. sa topographie comme dans sa trame dans les années d’après-guerre. Entre dans le Bas Montreuil. Voir Jean-Claude
3. « Montreuil, capitale des arts, des lettres et urbaine, par l’opposition entre, à l’ouest, les deux, le coteau, où d’anciennes car- Toubon et al., Le Projet de quartier du Bas
du cinéma », Paris Match, 7 septembre 2000. une plaine en continuité avec le faubourg rières ont été transformées en parcs et Montreuil. Ses effets sur le milieu indus-
4. « Derrière le périph’, le 21e arrondisse- Saint-Antoine et, au nord-est, un plateau où prédomine l’habitat individuel. triel, Paris, Plan Urbain, IAURIF, 1990.
ment de Paris », Elle, 15 mai 2000, p. 244. qui s’étend vers la commune de Rosny- 6. Montreuil a perdu la moitié de ses

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 195 p. 12-37 13


Anaïs Collet

sur dix sont des nouveaux venus ; c’est à nouveau le cas en employé pour désigner les processus de réhabilitation
1999. Le profil de la population du quartier change nette- et de revalorisation des quartiers anciens centraux
ment sous l’effet de ces arrivées, ainsi que des départs des grandes villes depuis une cinquantaine d’années10.
et des décès d’anciens habitants [voir tableau 1 et carte 1, Tous ces traits décrivent bien une partie des transforma-
p. 16 et 17]. Parmi les nouveaux habitants, les familles tions à l’œuvre dans le Bas Montreuil depuis le milieu
avec enfants et les actifs qualifiés sont surreprésentés ; des années 1980. Pourtant, l’usage de la catégorie de
en particulier, les professionnels de l’information, des arts gentrification à propos de ce quartier de banlieue a été
et des spectacles arrivent en grand nombre au cours des discuté et critiqué, au motif que l’espace concerné n’était
années 1990 [voir tableau 2 et graphique, p. 16, 22 et, encadré pas à proprement parler un quartier ancien et central11.
« Les nouveaux habitants du Bas Montreuil », p. 23]. Peu visibles Or ce point est loin d’être évident.
dans l’espace public, ces installations n’en affectent De fait, le caractère très hétérogène du tissu urbain
pas moins le parc de logements : les nouveaux habitants du Bas Montreuil, sa centralité toute relative à l’échelle
acquièrent, rénovent et agrandissent maisons et appar- de l’agglomération et son appartenance indiscutable
tements anciens et convertissent d’anciens bâtiments à l’histoire de la banlieue parisienne l’éloignent de cas
industriels en logements7, contribuant au réveil d’un idéal-typiques de gentrification comme ceux de la Croix-
marché immobilier local jusque-là assoupi [voir tableau 3, Rousse à Lyon ou du Marais à Paris. En même temps,
p. 16]. En témoignent l’augmentation du nombre la dynamique à l’œuvre y ressemble bien, notamment
de transactions enregistrées par les notaires entre 1998 par son caractère spontané, par le profil des nouveaux
et 2007 (+ 51 % dans l’ensemble de la ville, + 57 % habitants par le travail sur le bâti et par l’importance de
dans le seul Bas Montreuil) ainsi que la croissance des la production symbolique et de la référence au quartier
prix, nouvelle (les prix montreuillois étaient restés insen- ancien de centre-ville (le mythique « quartier-village »).
sibles lors de la précédente hausse des prix parisiens Cette dynamique, que l’on retrouve dans d’autres
de 1986-1991) et extrêmement rapide au début communes de la banlieue est de Paris (Ivry, Bagnolet,
des années 2000 (Montreuil détenait en 2003 le record les Lilas entre autres) se distingue bien d’autres formes
de croissance des prix moyens dans l’ancien pour toute d’embourgeoisement observables dans la banlieue ouest
la petite couronne, avec + 30 % en un an)8. (à Levallois, Issy-les-Moulineaux ou Courbevoie par
Au début des années 2000, le Bas Montreuil présente exemple)12. Le cas montreuillois incite alors à faire

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ainsi, au regard des statistiques, tous les symptômes l’hypothèse que la centralité et l’ancienneté ne seraient
d’un quartier en gentrification. Ce terme désigne pas des propriétés intrinsèques à l’espace nécessaires
en effet, depuis son invention au début des années 19609, comme préalables à la gentrification, mais que leur recon-
une forme spécifique d’embourgeoisement de l’espace naissance résulterait plutôt de ce processus, et notam-
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urbain qui touche d’anciens quartiers populaires du ment d’un travail multiforme sur l’espace mené en partie
centre des grandes agglomérations, passe par la trans- par des habitants. Autrement dit, ce qui serait en jeu
formation du bâti existant (plutôt que par la démoli- dans la gentrification serait précisément la fabrication
tion-reconstruction) et repose sur l’afflux de fractions d’un espace relevant du modèle urbain du quartier
spécifiques des classes moyennes et supérieures, mieux ancien de centre-ville.
dotées en capitaux culturels qu’en capitaux économiques. Une telle perspective conduit à voir dans les mutations
Dans les modélisations habituelles de ce phénomène, du Bas Montreuil les effets de luttes menées par des
la transformation du peuplement et des logements groupes sociaux pour construire et imposer une repré-
conduit peu à peu à une revalorisation du parc immobilier sentation de leur lieu de résidence, pour en modeler les
et à une évolution de l’image des lieux. Le terme est ainsi aspects les plus matériels comme les plus symboliques

7. Sur la rénovation et l’agrandissement des 8. L’analyse des prix par quartiers montre 10. Islington (Londres), le Marais (Paris) dans Paris ; mais il y voit un écart au
logements existants, voir Marion Tartarin, que c’est le Bas Montreuil qui a d’abord tiré ou Soho (New York) dans les années modèle de la gentrification et un motif de
« Fusions ou agrandissements des loge- ce prix moyen vers le haut. Source : bases 1960, Saint-Georges, la Croix-Rousse réserve envers son usage. Voir Edmond
ments : les métamorphoses du parc privé », BIEN 1998 et 2007, Association Paris (Lyon) ou Aligre (Paris) dans les années Préteceille, “Is gentrification a useful
Cahiers de l’IAURIF Supplément Habitat, Notaires. Pour plus de détails, voir Anaïs 1980, Williamsburg (New York), Saint-Gilles paradigm to analyse social changes in
34, 2003. Quant à la conversion d’anciens Collet, « Générations de classes moyennes (Bruxelles) ou la Goutte d’Or (Paris) plus the Paris metropolis?”, Environment and
locaux d’activité en logements, c’est une et travail de gentrification. Changement récemment sont des exemples typiques, Planning A, 39(1), 2007, p. 10-31.
pratique observée sur le terrain tant dans social et changement urbain dans le Bas couramment cités, de ce phénomène. 12. Sur ce type d’embourgeoisement,
notre enquête que par les pouvoirs publics, Montreuil et à la Croix-Rousse, 1975-2005 », 11. Edmond Préteceille, par exemple, voir Bruno Cousin, « Cadres d’entreprise
mais qui reste difficile à quantifier du fait thèse de doctorat de sociologie, Lyon, constate bien que les quartiers popu- et quartiers de refondation à Paris et à
de l’exclusion de ce type d’acquisition des université Lumière Lyon 2, 2010, p. 174- laires ayant connu entre 1990 et 1999 un Milan. Contribution à l’analyse différenciée
bases notariales transmises aux chercheurs 181 et p. 371-373. afflux important d’habitants au profil de du rapport des classes supérieures à la
d’une part, de la très forte sous-déclaration 9. Ruth Glass, « Introduction », in Centre for « gentrifieurs », c’est-à-dire de professions mixité socio-spatiale et aux dynamiques
au service des permis de construire des Urban Studies, London: Aspects of Change, scientifiques, des arts et des média, se d’auto-ségrégation », thèse de doctorat de
travaux qui s’ensuivent d’autre part. Londres, MacGibbon & Kee, 1964. situent autant en petite couronne que sociologie, Paris, OSC-Sciences Po, 2008.

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

en fonction de leurs attentes et de leurs goûts et pour et valorisant suppose pour eux d’y retrouver les traits
y imposer certaines normes résidentielles. De ce point d’un quartier ancien de centre-ville et d’en effacer le caractère
de vue, on comprend mieux le décalage qui frappe « banlieusard ». Par de multiples dispositifs, le plus
l’observateur au début des années 2000 (et encore souvent non conscients et non intentionnels, et à travers
aujourd’hui) entre l’image du « 21e arrondissement de la mobilisation de ressources abondantes et variées,
Paris » véhiculée par la presse et la réalité urbaine et ils contribuent au reclassement de leur logement et de
sociale, nettement plus ambivalente et complexe : le lecteur leur quartier – et ainsi au rétablissement de leur propre
de Capital aurait ainsi eu du mal à retrouver, en sortant trajectoire socio-résidentielle. Or ce reclassement
du métro Robespierre, le « secteur branché, bourré de est loin d’être neutre : le modèle d’urbanité du quartier
cafés et de galeries » décrit par le magazine en septembre ancien de centre-ville – qui repose sur l’historicité,
2001. En effet, comme le montrent les espaces publics, la centralité, la densité et la mixité – va de pair avec
la gentrification est loin d’être la seule tendance à l’œuvre des normes résidentielles pratiques et esthétiques
dans la ville et même dans le Bas Montreuil, qu’elle socialement situées13, et véhicule une représentation
touche de façon très différenciée selon les secteurs. particulière du monde social marquée par l’effacement
La paupérisation des classes populaires et la précarisa- du conflit et l’euphémisation des distances sociales dans
tion de l’emploi vont aussi croissant depuis les années la proximité locale. C’est ce travail à la fois symbolique,
1980, et c’est dans le Bas Montreuil que les inégalités matériel et social de reclassement et d’appropriation
sont les plus criantes. Y coexistent ainsi des popula- qui, articulé aux initiatives des élus et des profession-
tions aux conditions de vie très contrastées au gré nels de la ville et en confrontation avec celui d’autres
de la localisation des logements sociaux, des foyers de habitants, « fait » la gentrification. En se concentrant
travailleurs et des immeubles anciens pas encore réhabi- de manière non exclusive sur les productions matérielles
lités d’une part, des pavillons de meulière, des immeubles et symboliques dans l’espace de l’habitat (représen-
réhabilités et des usines reconverties d’autre part. tations des lieux, esthétique des logements, modes
Le bâti reflète l'état des luttes d'appropriation : il en est de sociabilité de voisinage), il s’agira de montrer que
aussi l'enjeu. Municipalité, promoteurs, bailleurs privés ces formes d’appropriation de l’espace, moins analysées
et sociaux, artisans et chefs d’entreprises, habitants que celles qui s’opèrent dans les espaces publics
propriétaires ou locataires, légaux ou illégaux, tous font (notamment à l’école14) et en apparence moins conflic-
valoir leurs normes et leurs intérêts, avec des ressources tuelles, n’en sont pas moins efficaces. Mais on montrera

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variables en quantité comme en nature, engendrant que ce sont aussi des constructions fragiles et impar-
des formes différenciées d’appropriation de l’espace faites, dont les gentrifieurs eux-mêmes ne sont pas
et de mobilisations locales. toujours dupes. Au préalable, on rappellera comment
les quartiers anciens centraux ont modelé les aspira-
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Le présent article se donne pour objectifs d’éclairer


la façon dont une partie des habitants, que l’on appellera tions résidentielles des fractions supérieures des classes
pour cette raison des « gentrifieurs », contribuent au moyennes, et on présentera les « gentrifieurs » bas-
changement urbain et, à travers l’analyse de leurs mobili- montreuillois et les enjeux socio-résidentiels dans
sations, de souligner la puissance des enjeux de classement lesquels ils sont pris [voir carte 2, p. 21].
social associés à la résidence. En décalage avec les
propriétés sociales d’un quartier dans lequel ils s’ins- Les quartiers anciens de centre-ville,
tallent sous la contrainte financière, ces habitants mènent des espaces de référence pour les classes
un véritable travail d’appropriation cognitive, affective,
moyennes-supérieures
sociale et matérielle qui vise avant tout à résoudre
l’écart entre l’espace auquel ils aspirent et l’espace Le quartier ancien de centre-ville, caractérisé par l’ancien-
auquel ils sont assignés par leur position sur le marché neté du bâti, la densité et la mixité des fonctions et des
immobilier. Leurs aspirations résidentielles, pétries populations, est devenu au cours des trente dernières
par des enjeux d’appartenance à un groupe social ainsi années un type d’espace de référence. Deux phéno-
que par la construction, au cours des années 1980-1990, mènes historiques ont façonné tant les représentations
d’une opposition manichéenne entre centres anciens des élus et des urbanistes que les aspirations résidentielles
valorisés d’un côté et banlieues-repoussoirs de l’autre, d’une partie des classes moyennes – celle où se recrutent
sont telles que faire du Bas Montreuil un quartier valorisé les « gentrifieurs ».

13. Entre autres, une sociabilité intensive, habitants, une idéologie antimatérialiste et 14. Voir notamment Franck Poupeau et coll. « Cours et travaux », 2008 ; et Agnès
une porosité des espaces et des temps du anti-marchande, une esthétique valorisant Jean-Christophe François, Le Sens du van Zanten, Choisir son école. Stratégies
travail et du hors-travail, une promotion des la singularité, etc. Nous y revenons dans placement. Ségrégation résidentielle et familiales et médiations locales, Paris, PUF,
espaces publics et de la participation des la première partie de ce texte. ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’agir, coll. « Le lien social », 2009.

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Anaïs Collet

Tableau 1

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs


en 1975, 1990 et 2006, Bas Montreuil, Montreuil, Île-de-France et France (en %)

1975 1990 2006

Bas Montreuil 5 16 27
Montreuil 6 12 20
Île-de-France 12 19 25
France métropolitaine 7 11 14

Source : Insee, recensements de la population 1975, 1990 et 2006.

Tableau 2

Composition socioprofessionnelle des nouveaux habitants actifs installés


entre 1990 et 1999 dans le Bas Montreuil et ailleurs à Montreuil (en %)

Bas Montreuil ailleurs à Montreuil

Artisans, commerçants, chefs d’entreprise 3 4


Cadres et professions intellectuelles supérieures 23 15
Professions intermédiaires 26 25

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Employés 29 32
Ouvriers 19 24
Total actifs 100 100
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Source : Insee, recensements de la population 1990 et 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart.

Tableau 3

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi


les acquéreurs de logements anciens*, Bas Montreuil et Montreuil,
1998 et 2007 (en %)

Bas Montreuil ailleurs à Montreuil


1998 31 18
2007 39 31

*Sont considérés comme « logements anciens » les logements de plus de cinq ans et ceux de moins de cinq ans
dont ce n’est pas la première vente.
Source : Bases BIEN 1998 et 2007, Association Paris Notaires.
Note : la base, réputée exhaustive, enregistre 127 transactions en 1998 et 200 en 2007 dans le Bas Montreuil,
448 en 1998 et 676 en 2007 dans l’ensemble de Montreuil.

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

Localisation de Montreuil dans l'agglomération parisienne.

Carte 1

Évolution de la part des titulaires d’un diplôme supérieur


à bac +2 parmi la population de 15 ans ou plus non scolarisée,

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1990-1999, Montreuil (en points)
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Contours du Bas Montreuil


pour l'analyse statistique

Source : Insee, recensements de la population 1990 et 1999.

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Anaïs Collet

Les quartiers anciens de centre-ville ont d’abord été lors des municipales de 1977 ou de la présidentielle
érigés en espaces de référence par les « nouvelles classes de 1981. Leur inf luence se traduit dès la fin des
moyennes » apparues dans les années 1970 à la faveur années 1970, dans le domaine des politiques urbaines,
de la démocratisation de l’enseignement supérieur, par la substitution de la réhabilitation à la démolition-
de la croissance des Trente Glorieuses et du dévelop- reconstruction comme mode d’intervention sur les
pement de l’État-providence. Originaires des classes quartiers anciens. Elle agit à nouveau, quelques années
populaires ou des classes moyennes traditionnelles, plus tard, lors de la « crise des banlieues » et de la mise
ces baby-boomers ayant accédé aux professions en place de la politique de la ville, qui constituent
nouvelles de la santé, du travail social, de la culture le deuxième temps de cette histoire.
ou de l’urbanisme se sont rassemblés autour d’un La construction sociale et politique des « problèmes
modèle culturel reposant sur une double rupture, à des banlieues », qui débute dès les années 1980 et
la fois sociale et générationnelle, à l’égard de leurs s’accélère au début des années 1990, contribue en effet
milieux d’origine 15. La valorisation des quartiers doublement à la valorisation du modèle urbain incarné
anciens populaires de centre-ville – par exemple Aligre par les quartiers anciens de centre-ville. Première-
ou Daguerre à Paris, ou la Croix-Rousse à Lyon – ment, la spatialisation de la perception des problèmes
est l’une des nombreuses manifestations de ce modèle sociaux entraîne la stigmatisation de certains espaces
culturel16 : elle leur permet d’exprimer leur opposition (les banlieues) et de certaines formes architectu-
à la culture matérialiste, rationnelle et technocrate rales (les grands ensembles), auxquels sont associées
de la bourgeoisie de l’immédiat après-guerre, que symbo- certaines populations jugées « à problèmes » et perçues
lisent les banlieues de grands ensembles et le pavillonnaire à travers leur âge ou leur origine ethnique18. En regard
périurbain. Standardisation de l’habitat, confort matériel, de ces espaces, décrits comme des lieux malades
repli sur la sphère privée, spécialisation des espaces et comme des espaces de « relégation »19, les quartiers
et des temps sont ainsi rejetés d’un bloc ; le quartier anciens de centre-ville font figure de lieux sains et
ancien de centre-ville incarne, a contrario, la singula- d’espaces électifs. Deuxièmement, les mots d’ordre
rité, le primat de « l’esprit des lieux » sur leur confort, de la réforme urbaine engagée pour répondre à ces
l’importance accordée aux espaces publics, la recherche problèmes reflètent l’adoption du quartier ancien
d’une fusion des différents espaces de pratique et des de centre-ville comme référence. Mixité d’activités et
réseaux de sociabilité. Le mythe du « quartier-village », de populations, densité, interconnaissance et solida-

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élaboré à la suite d’enquêtes sociologiques sur d’anciens rité, vie sociale « villageoise » animée par des rues
quartiers ouvriers17, vient en appui à ces représen- commerçantes : l’image de la ville idéale qui se dégage
tations. Le choix de ces espaces est également lié à des discours des députés lors de l’examen de la Loi
l’émancipation des femmes ainsi qu’à l’institutionna- d’orientation sur la ville en 1991 20 ressemble
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lisation de la jeunesse, qui ébranlent le modèle familial à s’y méprendre à l’apologie que les membres des
tradi-tionnel : les quartiers anciens populaires en déclin « nouvelles classes moyennes » faisaient de leurs quartiers
offrent alors des espaces peu onéreux et permissifs dix ans plus tôt. De fait, la mise en place de la politique
autorisant la redéfinition des rôles et des aspirations de la ville a offert des opportunités de reconversion aux
sociales, à distance de la famille d’origine. plus militants d’entre eux21. Le goût des nouvelles classes
La naissance d’une opposition entre quartiers moyennes pour les quartiers anciens centraux se trouve
modernes périphériques et quartiers anciens centraux ainsi renforcé, chez leurs successeurs, par un dégoût
est ainsi directement liée à l’émergence de ces nouvelles accru envers les banlieues modernes.
classes moyennes. Or, celles-ci vont se trouver en situa- Cette histoire en deux temps se retrouve dans
tion de diffuser leurs normes auprès des élus et des la façon dont les nouveaux habitants des classes
services techniques de l’État, du fait de leurs professions moyennes-supérieures vivent leur installation dans
d’expertise, de conseil, de recherche ou de formation, le quartier du Bas Montreuil, des années 1980 aux
ou de leurs engagements dans des syndicats et des années 2000. On peut en effet distinguer deux « généra-
mouvements politiques qui accèdent au pouvoir tions de gentrifieurs », en lien avec ces contextes

15. Catherine Bidou, Les Aventuriers du Le Triangle du XIVe. Des nouveaux habi- de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, Genèse d’une catégorie de l’action publique,
quotidien. Essai sur les nouvelles classes tants dans un vieux quartier de Paris, Paris, L’Invention du quotidien. t.2. Habiter, cuisiner, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2007.
moyennes, Paris, PUF, 1984. Éd. de la MSH, 1984. Paris, 10/18, 1980. Christian Topalov a mon- 19. Voir par exemple Jacques Donzelot, « La
16. Bernard Bensoussan, « Le recours au 17. Michael Young et Peter Willmott, Family tré que le mythe du quartier-village repose sur ville à trois vitesses : relégation, périurba-
quartier. Enjeux et changement social en and Kinship in East London, Londres, Pen- une lecture déformée de ces travaux : voir nisation, gentrification », Esprit, 303, mars
milieu urbain (le quartier de la Croix-Rousse guin Books, 1962 ; Henri Coing, Rénovation Christian Topalov, Les Constructions savantes 2004, p. 14-61.
à Lyon) », Cahiers de l’observation du chan- urbaine et changement social. L’îlot n° 4 du quartier (France, Grande-Bretagne, États- 20. Discours rapportés par S. Tissot, L’État
gement social, 16, 1982, p. 181-227 ; (Paris 13e), Paris, Les Éditions ouvrières, coll. Unis), Paris, CSU, 2003. et les quartiers…, op. cit., p. 44-45.
C. Bidou, ibid. ; Sabine Chalvon-Demersay, « L’évolution de la vie sociale », 1966 ; Michel 18. Sylvie Tissot, L’État et les quartiers. 21. S. Tissot, ibid., p. 16.

18
Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

idéologiques, qui vivent de manière différente ce choix analogue dans le champ des possibles économiques
résidentiel [voir encadré « Les nouveaux habitants du Bas et sociaux et face à des schèmes de pensée historiquement
Montreuil », p. 23]. situés24. Arrivant à la même période dans le quartier,
ils ont aussi en partage l’expérience de l’installation
dans un même contexte urbain25. La première génération
Deux générations de « gentrifieurs »
est formée de baby-boomers nés entre 1942 et 1955,
face au Bas Montreuil qui s’installent dans le Bas Montreuil entre 1985 et 1992
On peut définir comme « gentrifieurs », en première dans un contexte de crise industrielle. Ils sont caractéris-
approche, ceux des nouveaux habitants qui s’ins- tiques des « nouvelles classes moyennes » non seulement
tallent dans le parc immobilier ancien et contribuent par leurs trajectoires et leurs professions (d’origines
au rajeunissement et à l’élévation du profil sociolo- soit nettement bourgeoises soit nettement populaires,
gique de la population. Ils présentent une diversité ils deviennent cadres dans le secteur médico-social,
de profils sociologiques et de modes d’investissement journalistes, enseignants ou plasticiens) mais aussi par
dans l’espace résidentiel. Le corpus étudié fait une leurs valeurs et leurs engagements : ils sont sensibles
large place à ceux qui ont acquis leur logement et à des courants variés de la gauche politique et syndicale,
y ont réalisé des travaux. Ces gentrifieurs particu- et ils portent une volonté explicite de changer les
lièrement mobilisés présentent un certain nombre rapports sociaux au quotidien. La seconde génération,
de points communs22. Ils exercent quasiment tous née dans les années 1960, est formée principalement
des professions de création ou de diffusion intellectuelle d’intermittents et d’indépendants du secteur culturel
ou artistique, comme salariés, intermittents ou indépen- (graphiste, photographe, chef opérateur de télévision,
dants (journaliste pigiste, chef-opérateur de cinéma décorateur, maquettiste, producteur, danseuse ou
ou de télévision, plasticien, graphiste free lance, comédienne). Souvent passés par des formations plus
danseuse, photographe, conceptrice d’exposition, courtes et plus techniques que leurs aînés (écoles privées
rédactrice et correctrice, éditeur scientifique, etc.). de graphisme ou d’architecture d’intérieur, formations
La contradiction entre leur degré de culture et de en audiovisuel) et entrés sur le marché du travail dans un
connaissances et leurs niveaux de revenus et de pouvoir contexte beaucoup moins favorable, ils ont un discours
les place à la frontière entre les classes supérieures et moins intellectuel, moins militant, plus pragmatique et
les classes moyennes. D’origines sociales diverses, ils plus individualiste. Ils arrivent à la fin des années 1990

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ont aussi en partage l’expérience d’une mobilité sociale et au début des années 2000, au fur et à mesure que les
– descendante pour les uns (artistes, journalistes ou prix de l’immobilier grimpent et que les biens à convertir
cadres de la culture aux parents banquiers, médecins ou à réhabiliter se raréfient.
ou cadres dirigeants d’entreprise), ascendante mais Les uns comme les autres s’installent dans le quartier
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« interrompue »23 pour les autres (enseignants, entre 25 et 48 ans, généralement avec un ou deux
graphistes, photographes issus de familles d’institu- enfants en bas âge et un projet de vie familiale. Ils sont
teurs, d’employés des services publics ou de petits chassés de Paris par la hausse des prix immobiliers
commerçants). Les couples « mixtes » du point – celle des années 1986-1991 d’abord, puis celle qui
de vue des trajectoires sociales sont fréquents, de débute en 1998. Ils souhaitent en effet à la fois s’agrandir
même que ceux qui associent un salarié à un inter- et accéder à la propriété pour sécuriser leur trajectoire
mittent ou indépendant. familiale et pallier ainsi l’incertitude qui pèse sur leur
Au sein de cet ensemble, on peut distinguer deux trajectoire professionnelle et sur leurs revenus. Beaucoup
« générations de gentrifieurs » qui constituent à la fois cherchent en outre un espace de travail. Montreuil
des vagues de peuplement et des générations socio- les attire alors en raison de sa proximité avec l’est de Paris
démographiques. Formant deux classes d’âge, ces (où se trouvent souvent leur ancien logement et leurs
groupes sont soudés par l’expérience d’une même partenaires professionnels), de ses prix et de son stock
« situation de génération », c’est-à-dire d’une position immobilier qui offre un grand nombre de maisons

22. Les entretiens réalisés ne visent p. 226-257). L’enquête menée dans le Bas dans les espaces privés et publics lors chèvement à l’égard du projet sociopro-
pas une représentativité des nouveaux Montreuil entre 2005 et 2008 a reposé de diverses occasions (entretiens, fêtes fessionnel initial.
habitants du Bas Montreuil ; ils visent à sur une série d’entretiens longs avec une privées et publiques, vide-greniers, dîners 24. On s’appuie sur Karl Mannheim, Le
éclairer la transformation de l’espace trentaine de ménages appartenant aux de quartier, fréquentation des bars et des Problème des générations, Paris, Nathan,
urbain. Ils s’inscrivent pour cela dans classes moyennes et supérieures qui commerces, etc.). 1990 [1928].
la démarche ethnographique défen - se sont installés dans le quartier entre 23. On reprend ici l’expression de Pierre 25. Pour plus de détails sur la construc-
due notamment par Stéphane Beaud 1986 à 2007 et ont réalisé des travaux Bourdieu (La Distinction, Paris, Minuit, tion de ces générations et leurs propriétés
(« L’usage de l’entretien en sciences d’aménagement dans leur logement. Les coll. « Le sens commun », 1979, chap. 3) sociales, voir A. Collet, « Générations de
sociales. Plaidoyer pour l’“entretien propos ont été retranscrits et analysés en qui souligne l’effet de la dévaluation des classes moyennes et travail de gentrifi-
ethnographique” », Politix, 35, 1996, relation avec les observations effectuées titres scolaires créant un sentiment d’ina- cation… », op. cit., p. 191-261.

19
Anaïs Collet

individuelles vieillies et de locaux industriels vacants26. de surmonter des a priori négatifs voire des peurs.
De tels biens sont particulièrement intéressants pour Ils sont aussi plus attentifs à la localisation et à l’envi-
ces ménages dotés d’un budget moyen mais disposant ronnement de leur futur logement. Lors de leurs visites
d’autres ressources précieuses pour mener des travaux : immobilières, ils repèrent immédiatement les tours
un emploi du temps souple, des savoirs et des savoir- et les barres de logements, les nomment « cités »27
faire, un réseau offrant aides et conseils, une certaine et y associent spontanément des images de violence ou
tolérance à l’inconfort matériel et à l’incertitude de petite délinquance, le terme « banlieue » synthétisant
inhérente aux travaux. Toutefois, franchir le périphé- désormais ces représentations à travers des expres-
rique ne demande pas le même effort aux uns et aux sions telles que « ça fait banlieue ». Les biens à portée
autres : ceux qui arrivent dans les années 1980 vivent de vue de ce type d’environnement sont immédiatement
leur installation avec beaucoup plus de sérénité que ceux disqualifiés.
qui les suivent au cours des années 1990.
Lorsqu’ils découvrent le quartier, les premiers « – Tu sais, quand t’es parisien, l’idée d’aller en
banlieue, c’est... c’est affreux ! » [Femme arrivée
voient avant tout la ligne de métro, qui leur assure
en 2000, graphiste, propriétaire].
une forte connexion à Paris où ils conservent leurs
attaches professionnelles. Ils apprécient aussi ce qu’ils « – On a tous des a priori par rapport à la banlieue.
désignent comme le caractère « populaire » du quartier C’est vrai qu’il y a des banlieues qui craignent,
– c’est-à-dire en fait sa population hétérogène, sa vie c’est évident. Tu vas dans les cités... Qui aurait
sociale animée et, surtout, le fait qu’il ne paraisse pas envie d’aller – tu vois, les gens si ils y sont, c’est
qu’ils n’ont pas le choix. Qui aurait envie d’aller
dominé par une bourgeoisie locale en mesure de leur
habiter là-bas ? » [Homme arrivé en 2002, chef-
imposer ses normes résidentielles. Même s’ils perçoivent opérateur, propriétaire].
leur nouvel environnement comme pauvre et dégradé,
ils le préfèrent souvent à leurs anciens quartiers parisiens « – Lui : La banlieue, j’y mettais jamais les pieds.
(Place des Fêtes, Tolbiac), jugés « morts » et « excen- C’est vrai qu’il y a cet espèce de frein – la banlieue,
trés » car vieillissants et mal desservis : au milieu des déjà à l’époque on commençait à parler des
banlieues, machin, plutôt en mal...
années 1980, la limite entre les espaces désirés et rejetés
– Elle : Et c’est vrai que dès que ça faisait trop banlieue,
ne recouvre pas systématiquement la frontière entre on laissait... » [Couple arrivé en 1998, conceptrice
Paris et sa banlieue. À la recherche de locaux vastes et d’expositions et photographe, propriétaires].

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faciles à transformer, ils souhaitent rester le plus près
possible du métro, mais n’ont pas d’autres exigences quant Peu à peu, sous la contrainte, ils s’aperçoivent pourtant
à leur environnement immédiat. que la ligne de partage entre bâti ancien et grands
ensembles, supposée refléter la frontière entre centre et
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« – Mais le fait d’aller en banlieue, étant parisien,


banlieue, pourrait passer au sein même de la banlieue.
c’était... ?
– Oui, ça ne me dérangeait pas du tout. Au contraire,
« – C’était des a priori débiles, parce que par
on avait l’impression d’améliorer nettement notre
exemple, à Montreuil il y a des quartiers qui
cadre de vie, vraiment, de l’améliorer beaucoup.
craignent et des quartiers sympas. Saint-Denis
Et on n’avait pas l’impression que le prix à payer,
aussi, hein, le vieux Saint-Denis c’est vachement
c’était de se retrouver à Montreuil. […] Ici, si vous
mignon » [Femme arrivée en 1998, conceptrice
voulez, c’est beaucoup plus parisien que notre
d’expositions, propriétaire].
ancienne rue, au fin fond du 13e arrondissement,
qui faisait faubourg paumé comme on peut pas
imaginer à l’époque ! » [Homme arrivé en 1987, Ils distinguent ainsi, au fil de leurs visites, un Haut et un
ancien réalisateur au foyer, propriétaire]. Bas Montreuil, auxquels ils attachent des déclinaisons
différentes du populaire en fonction du bâti :
Ceux qui arrivent à partir du milieu des années
1990 se montrent plus inquiets à l’idée de franchir « – [Ici, en bas] c’est un quartier populaire, avec
le périphérique. Ils ont d’abord cherché à rester des gens souvent précaires… point ! Au-delà
de ça, je veux dire... c’est pas pour ça que c’est
dans Paris, notamment dans des quartiers alors
moins sympathique ! C’est pas pour ça qu’on
en gentrif ication (les Batignolles, Ménilmon- n’a pas des rapports avec les gens, c’est pas
tant). Quitter Paris nécessite, selon leurs propres pour ça qu’on se fait agresser. On n’a jamais
termes, de franchir une « limite psychologique », eu aucun problème. C’est des quartiers qui sont

26. En 1990, Montreuil se distingue petite taille des (anciens) établissements date de cette époque et renvoie à la tions. Les aventures d’un mot et les divi-
des autres communes limitrophes à industriels, qui les rend appropriables « nouvelle question sociale » des ban- sions de la ville. Lyon, XIXe -XXe siècles »,
Paris par la part importante des maisons par des ménages privés. lieues (voir Stéphane Quadrio, « Cités. t h è s e d e d o c t o r a t d e s o c i o l og i e,
parmi les logements (15 %) et par la 27. Employée au pluriel, cette catégorie Constructions, significations, appropria- Paris, EHESS, 2005).

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

Carte 2

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures


parmi les actifs par Iris, 2006, Montreuil (en %)

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Contours du Bas Montreuil


pour l'analyse statistique

Source : Insee, recensement de la population 2006.

21
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Anaïs Collet

22
Graphique

0
50
100
150
200
250
300
350
400
450
500
31. Professions libérales

33. Cadres de
la fonction publique
dans le Bas Montreuil (en effectifs)

34. Professeurs,
professions scientifiques

Source : Insee, Recensement de la population 1999, tableaux à façon ADISP-CMH.


35. Professions
de l'information, des arts
et spectacles

37. Cadres administratifs


et commerciaux d'entreprise
Composition par CS détaillées des nouveaux habitants actifs cadres

38. Ingénieurs et cadres


et professions intellectuelles supérieures installés entre 1990 et 1999

techniques d'entreprise

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

Les nouveaux habitants


du Bas Montreuil
Le profil des nouveaux habitants du Bas Montreuil que le salariat (intermittence et indépendance),
peut être approché à l’aide des données des des revenus plus hétérogènes en niveau comme
recensements de l’Insee concernant les « migrants en nature (salaires, allocations chômage, bourses,
externes » d’une commune, c’est-à-dire les individus aides en nature, droits d’auteurs, etc.), plus irrégu-
qui, lors du recensement précédent, n’habitaient liers et, en moyenne, plus proches de ceux
pas la même commune. Collectées à l’échelle des professions intermédiaires que des autres
du Bas Montreuil1 pour 1990 et 1999, ces données catégories de cadres2. L’appartenance de cette CS
permettent de cerner le poids des gentrifieurs au groupe des cadres s’explique néanmoins par
potentiels. En 1990 comme en 1999, 45 % le niveau d’études et les origines sociales généra-
des nouveaux habitants ont entre 25 et 39 ans lement élevées de ses membres3. Il découle de ces
et 21 % ont moins de 15 ans. Les diplômés diverses remarques que la question des trajectoires
du supérieur, qui représentaient seulement 7 % de mobilité sociale est particulièrement sensible
de la population du quartier en 1982, forment parmi ces professionnels. On notera également qu’ils
un quart des nouveaux habitants des années 1980 sont, avec les professions libérales, ceux qui présentent
et un tiers de ceux qui arrivent dans les années la plus forte propension à l’agrégation spatiale4.

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1990. Les cadres et professions intellectuelles
supérieures forment 18 % des nouveaux habitants
actifs des années 1980 et 23 % de ceux des années
1. Les « migrants externes » du Bas Montreuil sont les individus recensés
1990 [voir tableau 1, p. 16]. dans le Bas Montreuil et qui au recensement précédent n’habitaient pas
Il faut noter le poids étonnamment élevé
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Montreuil ; ces données excluent donc les migrations internes à la commune.


2. En 2003, le revenu moyen déclaré est de 35 400 euros par an pour
des professionnels de l’information, des arts et
la CS 35, contre 51 100 euros pour l’ensemble du groupe 3 (cadres et
des spectacles (CS 35) arrivant dans le quartier professions intellectuelles supérieures) et 33 200 euros pour le groupe 4
au cours des années 1990 [voir graphique, ci-contre] : (professions intermédiaires). Source : Serge Bosc, Sociologie des classes
35 % des nouveaux venus appartenant au groupe moyennes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008.
3. Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les Catégories socioprofession-
des cadres ou professions intellectuelles supérieures
nelles, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002.
relèvent de cette catégorie, parti­cu­lière en bien 4. Edmond Préteceille, “The fragile urban situation of cultural producers
des points – des statuts d’emplois plus incertains in Paris”, City, Culture and Society, 1(1), 2010, p. 21-26.

23
Anaïs Collet

populaires et familiaux. Bon, là-haut c’est autre En témoigne, par exemple, la façon dont un couple
chose, tu vois. On aurait été proches des tours et d’enseignants d’histoire-géographie se mobilise
des cités, là, c’est sûr qu’on n’aurait pas acheté.
au service de la patrimonialisation de sites et de
Ça, c’est évident. On reste dans des quartiers…
ici c’est vraiment le vieux... c’est la vieille banlieue bâtiments de la ville. Arrivés à Montreuil au milieu
parisienne, quoi » [Homme arrivé en 2002, des années 1980 avec leurs jeunes enfants, Josette et
chef-opérateur, propriétaire]. François s’engagent rapidement dans la vie associative
et politique locale, tant pour défendre leurs convic-
Si le Bas Montreuil n’offre pas une architecture tions que pour se familiariser avec un environnement
ancienne homogène comme les Batignolles ou Ménil- qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils ont du mal à appré-
montant, il possède au moins la qualité de ne pas cier. Devenu conseiller municipal à la fin des années
ressembler aux « quartiers sensibles ». Son mélange 1980, puis adjoint au maire dans la décennie suivante,
de maisons ouvrières, d’immeubles de rapport François milite en faveur de la conservation et de la
mal entretenus et d’usines désaffectées rassure mise en valeur des anciennes usines du Bas Montreuil,
les gentrifieurs : d’une part, il offre un environnement mais aussi des anciens studios que Méliès et Pathé,
vierge des stigmates associés aux grands ensembles ; pionniers du cinéma, occupèrent au début du siècle
d’autre part, il signale un rapport de forces local dans le quartier. Il incite de cette manière le maire
potentiellement favorable, puisque ces bâtiments à faire le deuil de la période industrielle de la ville,
abritent des groupes sociaux affaiblis ou en situa- afin (selon ses propres mots) de « redonner une
tion précaire (des classes populaires vieillissantes, dimension à la ville plus large que simplement une
des immigrés récents n’ayant pas accès au logement image d’industrie » et de « ne pas opposer deux identi-
social). Sans nécessairement anticiper un départ tés, un Montreuil ouvrier qu’on ne retrouvera plus,
de ces populations, les gentrifieurs perçoivent qu’elles et un autre Montreuil ». De son côté, après plusieurs
ne menaceront pas leurs conditions de vie comme années d’enseignement, Josette est devenue conservatrice
ç’aurait pu être le cas des habitants des « cités ». à l’inventaire du patrimoine d’Île-de-France. Attachée
Leur connaissance diffuse des processus de gentrifica- à faire connaître l’histoire de la Seine-Saint-Denis,
tion (acquise par observation autant que par la vulga- qu’elle a étudiée d’un point de vue universitaire, elle
risation scientifique) joue aussi dans leur acceptation fait classer l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul puis
du Bas Montreuil : la « vieille banlieue parisienne » est contribue au classement des « murs à pêches », ces

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vouée, selon toute probabilité, à une revalorisation anciens vergers royaux qui couvrent plusieurs hectares
– à condition que les élus locaux ne s’y opposent pas. sur le coteau et le plateau, et enfin elle réalise un inven-
Sur ce dernier point, la présence des premiers gentri- taire du « patrimoine horticole » de la ville. Dotée d’une
fieurs et la place qu’ils ont pu prendre dans la vie sociale légitimité professionnelle, elle travaille ainsi, selon ses
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et politique locale ont de quoi les rassurer. propres mots, à faire reconnaître au maire la « dimension
culturelle du paysage » et aux habitants « qu’il y a toute
Patrimoine, mixité, culture : doter le quartier une fierté à récupérer ce patrimoine-là ». L’un comme
l’autre, ils participent à la neutralisation de la compo-
des attributs d’une urbanité positive
sante ouvrière de la ville par son classement définitif dans
Proches des mouvements politiques, syndicaux ou l’ordre du passé et à son euphémisation par la valori-
associatifs de la nouvelle gauche, les gentrifieurs de sation d’histoires populaires concurrentes, l’une liée
la première génération sont prompts à s’investir dans au cinéma, l’autre à l’agriculture.
l’espace public et promeuvent, à cette occasion, leurs D’autres gentrifieurs, jeunes parents, investissent
visions de la ville et des rapports sociaux28. Le patri- de leur côté certains établissements scolaires du Bas
moine, l’aménagement d’une mixité sociale et la diffusion Montreuil. Un petit groupe, notamment, entreprend
culturelle sont des thèmes qui leurs sont chers et au début des années 1990 de lutter contre l’évitement
dont ils ont parfois fait le cœur de leurs activités qui touche le collège public de leur secteur afin que ce
professionnelles ou militantes. Leurs initiatives dernier « bénéficie » comme le reste du quartier des
locales, qui visent à prolonger ces engagements autant avantages de la mixité sociale qu’apporte selon eux
qu’à adapter leur environnement à leurs attentes, la gentrification. Ces parents voient la mixité sociale
sont ainsi d’autant plus efficaces qu’elles s’adossent comme un outil de réduction des risques sociaux ;
souvent à des ressources diverses accumulées au cours ils sont conscients des logiques d’évitement et des effets
de leurs trajectoires29. de domination qu’elle comporte, mais considèrent

28. Voir Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch, Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de Mai 68, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2007.
29. Anaïs Collet, « Les “gentrifieurs” du Bas Montreuil : vie résidentielle et vie professionnelle », Espaces et sociétés, 132-133, 2008, p. 125-141.

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

qu’il s’agit du moins mauvais système30. L’action qu’ils partie des valeurs qui les distinguent d’autres fractions
mènent dans le cadre de la FCPE prend trois directions. du champ artistique. Plasticiens, comédiens, musiciens
L’association obtient d’abord le classement en ZEP proposent ainsi des cours ou des ateliers, travaillent
de l’établissement, qui déclenche l’octroi de moyens avec les écoles du quartier, participent aux événements
supplémentaires, puis l’ouverture de classes européennes municipaux. Ces collaborations contribuent à faire
et musicales et, enfin, la construction d’un bâtiment neuf de Montreuil une localité attractive pour de jeunes
afin d’améliorer l’offre scolaire du collège. Ces parents parents attentifs à l’offre culturelle institutionnelle. En
s’emploient ensuite à corriger sa réputation auprès de parallèle, dans les usines désaffectées, ils aménagent
leurs homologues des classes moyennes-supérieures, des salles d’exposition, de projection, de théâtre ou de
par une présence renforcée dans et autour de l’établis- concert leur permettant de présenter leur travail et celui
sement ainsi que par un important travail de commu- des membres de leur réseau. Certains de ces lieux s’ins-
nication. Enfin, ils se penchent sur les conditions de titutionnalisent peu à peu : dotés d’un nom, parfois gérés
logement et de travail des élèves les plus défavorisés : par une association, ils acquièrent une petite notoriété et
ils organisent une aide aux devoirs et soutiennent attirent des spectateurs de Paris et d’ailleurs. Les soirées
les familles hébergées par des « marchands de sommeil » cabaret de l’Atelier Trou Blanc (une ancienne fonde-
dans leurs demandes de relogement. rie), les bals de la Guillotine (une ancienne fabrique
En aménageant ainsi l’offre scolaire locale et les condi- de pianos), les concerts aux Copeaux (une menuiserie)
tions de cohabitation entre populations, ces habitants- sont autant de rendez-vous irréguliers et semi-publics
rendent leur environnement plus conforme à leurs attentes : qui ont fait naître un public et des habitudes de sortie
un quartier à la population mélangée, mais où les normes à Montreuil auprès de trentenaires des classes moyennes-
éducatives des classes moyennes prévalent. Bien que supérieures parisiens autant que montreuillois.
minoritaires dans leur choix de scolariser entièrement Au cours de ces mobilisations, ces gentrifieurs
leurs enfants à Montreuil31, ils parviennent en outre de la première génération ne manquent pas de criti-
à transformer profondément et durablement le collège quer et de bousculer la mairie, tout en bénéficiant de
– son bâtiment, ses sections, ses moyens, sa réputation. locaux, de subventions et d’arrangements qui leur sont
Si leur exemple est peu suivi, leur mobilisation intense généralement favorables. De fait, en dépit d’objectifs
et de longue durée montre à la fois l’importance des enjeux apparemment dissemblables et de conflits récurrents33,
scolaires pour ce groupe social32 et l’ampleur des ressources leurs initiatives et la politique municipale des années

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qu’ils sont en mesure de mettre à leur service (temps, 1980-1990 convergent pour doter le Bas Montreuil des
capital social, compétences rédactionnelles, familiarité attributs d’une urbanité de centre-ville. Face à la crise
avec les logiques politiques, etc.). économique et démographique due à la désindustria-
Plus nombreux sont les gentrifieurs qui parti- lisation, le maire Jean-Pierre Brard34 a en effet décidé
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cipent au développement d’une vie culturelle locale. dès le milieu des années 1980 de prendre appui sur
Les artistes venus vivre et travailler dans le quartier ces nouveaux habitants pour accompagner les change-
prennent appui sur les ressources qu’il offre (de l’espace, ments qu’il percevait comme inéluctables. Au milieu des
un public potentiel, des possibilités de subventions) et, années 1990, privé du soutien du PCF qu’il a quitté,
pour certains, ils envisagent comme un juste retour il accentue ses échanges avec les artistes et l’intelligentsia
de s’investir dans la vie locale. Leurs initiatives mêlent de gauche, dont il recherche alors l’appui politique.
événements à destination de leurs pairs (montreuillois Sur le plan symbolique, la ville entreprend à la même
mais aussi parisiens) et animations visant un public local époque de réécrire son histoire35 : elle fait passer l’épo-
plus divers socialement. Il faut dire que de la collabo- pée du communisme municipal au second plan derrière
ration avec les structures municipales dépend souvent les deux nouvelles traditions locales, l’horticulture et
l’octroi de subventions ; mais on ne peut réduire leurs le cinéma, qui donnent à l’histoire populaire de la ville
actions à une logique instrumentaliste, l’engagement de nouvelles couleurs. Par ailleurs, l’équipe municipale
pour la démocratisation de l’accès à la culture faisant lance dès le milieu des années 1980 un « projet de quartier

30. Cette vision est portée par de nombreux rogeons, ceux de la seconde génération diplômes mais aussi de modèles éduca- 34. Jean-Pierre Brard est maire de Mon-
sociologues ; c’est par exemple celle que ont des enfants scolarisés en primaire en tifs, le fait de scolariser son enfant dans treuil de 1984 à 2008. Membre du PCF
soutient Marco Oberti (« Le “communauta- grande majorité dans des écoles du quartier son quartier de résidence distinguant cette jusqu’en 1996, date où il rend sa carte du
risme de classe” : distance spatiale et sociale (mais pas nécessairement dans celle de leur fraction des classes moyennes d’autres parti, il fait partie des « communistes refon-
comme alternative à la mixité sociale », Mou- secteur) ; toutefois, la plupart se préparent fractions aux visées éducatives différentes. dateurs » qui adhèrent à la condamnation
vements, 15-16, 2001, p. 212-214). à contourner les collèges locaux. Sur ce 33. Voir notamment le conflit autour du du modèle urbain des grands ensembles
31. Dans notre enquête, les ménages de point, voir l’enquête menée par Agnès van mode d’intervention sur les murs à pêches, et mettent en œuvre la réforme urbaine
la première génération de gentrifieurs ont Zanten (Choisir son école…, op. cit.) dans relaté dans : Céline Delacroix, « La chute de incarnée par la politique de la ville. Voir
plutôt fait le choix d’une scolarisation locale le Bas Montreuil. Montreuil la rouge », Hérodote, 135, 2009, S. Tissot, L’État et les quartiers…, op. cit.
jusqu’au bac. Au moment où nous les inter- 32. Il s’agit là d’enjeux en termes de p. 110-127. 35. S. Tissot, ibid.

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Anaïs Collet

Avant les travaux : Le jardin et l'arrière de la maison.

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Après les travaux : L'ancien mur de crépi blanc a été peint, vieilli et décoré de panneaux dérobés.

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

Avant les travaux : Le mur de clôture du jardin.

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Après les travaux : Les dalles de gravillons ont été remplacées par des pavés parisiens.

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Luptate ex eum ex

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Après les travaux : Le sentier de béton et les rosiers ont laissé place à une abondante végétation.

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Luptate ex eum ex

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Anaïs Collet

pour le Bas Montreuil » privilégiant la réhabilitation Une résidente urbaniste, qui arrive du 16e arrondissement
du bâti ancien, le mélange entre activités et habitat de Paris, raconte bien ses difficultés d’adaptation à un
et la mixité sociale du peuplement, conformément environnement jugé, initialement, « pas urbain », « sans
aux injonctions politiques nationales36. Réhabilitation qualité architecturale », « super glauque ». Les commen-
d’immeubles anciens37, conversion de locaux industriels taires recueillis lors de sa première visite à Montreuil
en bureaux et construction de logements sociaux inter- sont particulièrement violents. Ils traduisent des normes
médiaires changent la physionomie du quartier au cours d’urbanité très strictes, érigées sur le modèle de la
des années 1990. ville ancienne (par exemple, le désir de constructions
Ces premiers axes de transformation du Bas homogènes, denses, en alignement sur la rue) ainsi qu’un
Montreuil aident grandement les gentrifieurs de la dégoût profond pour la banlieue pavillonnaire. L’idée
seconde génération à surmonter leurs appréhensions. même d’un centre commercial la « panique », elle fustige
Ces derniers n’ont pas la même culture politique que le mobilier urbain, le béton, les « jardinières crades » ; seul
leurs aînés ; méfiants à l’égard du pouvoir municipal le bâtiment de la mairie datant des années 1930 trouve
comme envers les mots d’ordre trop idéologiques, grâce à ses yeux. Un an et demi plus tard, elle reparle de
ils concentrent alors leurs efforts sur l’esthétisation cette période comme d’une « phase d’apprentissage » à
de leur environnement quotidien et la mise en place l’issue de laquelle elle se sent enfin adaptée à Montreuil.
d’une intense vie sociale locale. Mais, avant tout, ils Les gentrifieurs ont en effet de bonnes surprises
mènent un véritable travail symbolique afin de « se faire » – à commencer par la proximité de Paris et la rapidité
à ce quartier de banlieue. de la desserte en métro. Certains découvrent qu’ils
apprécient le calme, la faible densité des constructions
et de la circulation ; d’autres sont surpris par l’intensité
« J’ai fini par comprendre le charme de la politique sociale et culturelle. Mais il est frappant
de ces endroits » : la construction de constater que, pour décrire ces bonnes surprises,
symbolique d’un quartier désirable ils ne parlent alors plus de « banlieue » mais de « petite
« – Le soir, le premier hiver ici, c’est dur, hein ! Parce municipalité », de « province » ou même de « campagne ».
qu’on est habitué à Paris, les vitrines, et tout… À Paris,
il fait toujours beau ! Ici c’est un peu... » [Homme « – [Il y a] des gens qui créent des comités de
arrivé en 1998, photographe, propriétaire]. quartier, des gens qui sont assez actifs, malgré

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tout. Il y a des écoles… il y a une école de musique
qui est géniale juste à côté… Non mais il y a plein
L’« appropriation psychosociologique »38 qui accom- de choses dans les petites municipalités ! » [Homme
pagne toute installation dans un environnement inconnu arrivé en 2002, chef-opérateur, propriétaire].
est particulièrement difficile pour les gentrifieurs des
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années 1990 qui arrivent de Paris. Tous évoquent « – Le soir, quand la journée est terminée, ça
une lente et douloureuse acclimatation aux lieux. Celle-ci devient comme en province, ici. Il y a un calme
que tu n’as pas à Paris... Moi, que je n’ai jamais eu
passe d’abord par une conversion de leur regard
à Paris » [Homme arrivé en 2002, chef-opérateur,
– ils s’agit par exemple de « comprendre le charme » propriétaire].
d’un bâti qui dérange :
« – Quand je vais à Paris, c’est exactement comme
« – Lui : Au début, on était extrêmement dérangés les gens qui sont en province et qui n’ont pas la
visuellement. Il n’y a pas deux maisons qui se ville : tu sais, c’est la tête qui tourne, qui regarde
ressemblent, c’est tout un truc. tous les magasins parce qu’il n’y a pas ça ici...
– Elle : Oui, c’était dur, hein. [rit]. Mais vraiment, je le vis comme ça, hein !
– Lui : Ceci dit, après, moi j’ai f i n i par D’ailleurs, maintenant pour rigoler, quand je
comprendre le charme de ces endroits : le vais à Paris, je ne dis pas “je vais à Paris”, je dis
côté complètement hétéroclite, éclaté même… “je monte en ville” » [Femme arrivée en 1999,
il y a un vrai charme à tout ça, hein ! Il n’y a graphiste, propriétaire].
pas une maison qui est semblable à l’autre ! [ton
différent, enjoué] Tout est très… très habité » « – Un truc que j’aime bien à Montreuil, c’est les
[Couple arrivé en 1998, conceptrice d’expositions mouches, comme à la campagne » [Femme arrivée
et photographe, propriétaires]. en 2000, graphiste et photographe, propriétaire].

36. Sur l’ambiguïté de ces objectifs, voir L’Harmattan, coll. « Habitat et sociétés », propriétaires privés en échange d’un 38. Paul-Henri Chombart de Lauwe,
Marie-Hélène Bacqué, Sylvie Fol et Jean- 1998, p. 161-173. conventionnement des loyers. Les OPAH « Appropriation de l’espace et change-
Pierre Lévy, « Mixité sociale en banlieue 37. Plusieurs Opérations programmées sont le principal outil d’intervention sur ment social », Cahiers internationaux de
ouvrière : enjeux et représentations », in d ’a m él i ora t i o n de l ’ha b i t a t (O PA H) le parc privé ancien et précèdent ou sociologie, 66, 1979, p. 141-150.
Nicole Haumont et Jean-Pierre Lévy (dir.), La subventionnent la réhabilitation de accompagnent souvent des processus
Ville éclatée. Quartiers et peuplement, Paris, logements anciens appartenant à des de gentrification.

30
Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

Les arrangements que chacun fait avec soi-même à ses visiteurs intéressés par Montreuil, comme cette
pour construire son goût pour les lieux conduisent pochette de « huit souvenirs en noir et blanc » qu’il me
à la production de nouvelles représentations et au donne à l’occasion d’une rencontre. Ses dessins mettent
recours à de nouvelles catégories. Même l’urba- en valeur l’architecture de faubourg, les pavés et les
niste, qui n’évite pas le terme « banlieue » et n’évoque trottoirs, composants d’une urbanité traditionnelle,
ni la province ni la campagne, recourt à un autre terme ainsi que les façades décrépies et la végétation, signes
que « banlieusarde » pour décrire sa nouvelle condition : d’historicité et de naturalité.
Les gentrifieurs contribuent aussi à la valorisation
« – On se sentait hyper parisiens, et […] on est des lieux par simple réflexe professionnel, ou du fait
vraiment rentrés dans une autre catégorie de
de leur proximité avec les milieux du journalisme et de
pensée, genre : on est des métropolitains, quoi.
C’est marrant, hein ? » [Femme arrivée en 2007, la communication. Un habitant, graphiste de forma-
urbaniste, propriétaire]. tion, qui organise une petite exposition de photos dans
un café, l’accompagne d’un plan de communication
L’appropriation des lieux passe aussi par une appropria- professionnel (prospectus, communiqué de presse)
tion sélective de l’histoire locale. Les éléments qui sont et plusieurs articles paraissent, dont un dans Le Parisien.
retenus correspondent souvent à une certaine imagerie D’autres, proches de journalistes, sont interviewés
populaire : point de conflits sociaux, d’usines, de HLM lors de reportages consacrés aux transformations
ou d’immigration, mais des figures individuelles d’arti- de Montreuil ; plusieurs des enquêtés sont ainsi cités
sans, d’élites ouvrières au service de la capitale, d’inven- dans des articles de Zurban, de Libération, ou du Monde.
teurs de génie ou encore de chanteurs et d’acteurs Ils y évoquent la ville en des termes laudatifs et mettent
populaires. C’est le faubourg, et non la banlieue, en avant, outre son métissage social et ethnique,
qui transparaît dans ces récits. les éléments qui permettent d’y vivre une vie parisienne
(des bars et restaurants, le cinéma, des lieux alternatifs
« – Quand nous on a acheté notre maison, il s’avère et la proximité de la capitale) ou qui en font un « quartier-
que le petit papy qui habitait là, eh ben c’est lui
village » (l’interconnaissance, le marché du dimanche
qui a restauré le toit de l’opéra Garnier » [Femme
arrivée en 1999, sculptrice, propriétaire]. matin où l’on retrouve ses amis). Un petit groupe
de gentrifieurs organise même de façon profession-
« – On a appris après par des gens âgés du quartier nelle la production et la diffusion d’une nouvelle

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que le gars qui a construit cette maison, c’est vision de la ville, en créant un magazine dédié à la vie
l’inventeur du container, tu sais, de cargo, les
montreuilloise. La ville y est comparée à des espaces
containers métalliques. Et en fait, son prototype,
donc le premier container qui a été fait, il a été fait
emblématiques de la gentrification comme le Marais
dans cette cour » [Homme arrivé en 2002, chef- à Paris ou le Berlin des artistes [voir encadré « Le 9 magazine,
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opérateur, propriétaire]. une entreprise de production symbolique sur la ville », p. 33].

« – Je ne connais pas tellement l’histoire locale.


Simplement, ce que je sais, c’est que le parc n’était Les lofts et l’esthétique de l’hybridation :
pas constructible parce que c’était une carrière de la construction matérielle
gypse et c’était avec cette carrière qu’on faisait
tout le plâtre de l’est parisien. […] Et puis j’ai lu
d’un environnement distinctif
qu’il y a Lino Ventura, qui habitait Montreuil. Il y La « réparation » de la ville et du quartier par les
a Brel qui y a fait un petit tour, aussi. Bon, enfin,
gentrifieurs passe également par un travail matériel
des gens que moi j’aime bien, donc ça fait toujours
plaisir » [Femme arrivée en 1998, conceptrice sur leur environnement immédiat. Dans les années 1990,
d’expositions, propriétaire]. le Bas Montreuil offre encore un grand nombre de friches
industrielles et de maisons individuelles décrépites39 que
Ces récits fournis par les gentrifieurs au cours des entre- les gentrifieurs préfèrent aux appartements familiaux
tiens contribuent en même temps à la diffusion d’une plus modernes également disponibles. Ces biens leur
image des lieux au-delà du quartier, via une enquêtrice offrent, pour un budget raisonnable40, des surfaces
venue de l’extérieur et accordant de l’importance à importantes dans lesquelles ils peuvent aménager à la fois
leurs propos. Certains y ajoutent des représentations leur logement et leur lieu de travail – un bureau, une salle
sur d’autres supports. Un enquêté, qui pratique de montage, un atelier de sculpture, etc. Mais le choix
le dessin en amateur, produit sur son quartier des d’un bâtiment à transformer recouvre également
images à la fois bucoliques et nostalgiques qu’il offre un enjeu esthétique : il leur permet d’intervenir sur le bâti

39. En 1990, 15 % des résidences principales sont des maisons et la mairie dénombre 39 friches qui couvrent 14 hectares dans le Bas Montreuil. Source : J.-C. Toubon
et al., Le Projet de quartier du Bas Montreuil…, op. cit. 40. Environ 150 000 euros avant 2003, année de très forte croissance des prix.

31
Anaïs Collet

pour l’ajuster à leurs goûts et à leurs désirs, et de jouer productions et de nouvelles hiérarchies esthétiques :
avec des formes architecturales classantes – par exemple, en particulier, alors que la gentrification des quartiers
de gommer les traces d’un « pavillon de banlieue » ou de anciens centraux avait contribué à faire de l’appartement
mobiliser une esthétique du loft41 [voir encadré « Effacer ancien un produit immobilier valorisé43, la gentrification
le pavillon de banlieue », p. 34]. Vastes, originaux, distin- de ce faubourg industriel conduit à la diffusion
gués, les logements qu’ils se fabriquent contrebalancent du loft comme habitat distinctif. Toutefois, la valeur
et justifient alors leur exil en banlieue ; ils participent de ces aménagements et de cette esthétique repose
au rétablissement de leurs trajectoires résidentielles. sur le fait que ces critères soient partagés avec d’autres.
Dans l’aménagement et la décoration, les gentrifieurs Le logement et le quartier ainsi retravaillés sont alors
recherchent avant tout la personnalisation et l’origi- volontiers montrés aux voisins, aux amis restés à Paris,
nalité, tout en combinant des références à l’architec- à la sociologue qui enquête ou encore aux journa-
ture industrielle et au style bourgeois ancien. Leurs listes de passage. Les tiers jouent un rôle important :
réalisations conduisent à l’élaboration d’une esthé- ils participent à la construction collective de la valeur
tique particulière, marquée par l’hybridation entre le de ces logements et de leur environnement. Celle-ci
populaire et le distingué, qui repose sur trois opérations : débouche, au début des années 2000, sur les articles
un rapport sélectif aux objets populaires, le détourne- de presse évoqués en introduction, ainsi que sur l’activa-
ment de leur fonction première, et leur association à des tion d’un marché montreuillois de « surfaces atypiques »
objets ou des pratiques relevant de la culture légitime. qui entérine en retour cette valeur.
Aux étagères lourdes de livres et de verroterie ancienne,
se mêlent ainsi un pot de fromage blanc de collecti-
Le « quartier-village » réalisé :
vité transformé en lampe, un rétroviseur en guise de
miroir, un présentoir à cartes postales garni de copies de
la construction d’une relative centralité
tableaux de maîtres ou de photos d’art. Ce rapport esthète Les gentrifieurs de la deuxième génération, bien
à l’environnement guide aussi les gentrifieurs dans que moins impliqués que leurs prédécesseurs dans
leur fréquentation des commerces : ils allient avec des activités militantes, n’en transforment pas moins
méthode l’épicerie bio, les commerces de bouche les relations sociales locales. L’appartenance aux mêmes
du marché du dimanche et la librairie avec les puces univers professionnels, le statut de jeunes parents et
pour les habits des enfants, le marché maghrébin du le fait de travailler en partie sur place facilitent leurs

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vendredi pour les « tombés du camion » et les commerces rencontres, notamment dans les secteurs où l'habitat
ethniques pour quelques produits repérés (tarama, individuel prédomine44. La découverte de nombreux
épices). Ils signalent ainsi à la fois leur aisance et leur semblables suscite, pour reprendre l’expression d’une
distance à l’égard de l’environnement populaire. enquêtée, « une certaine euphorie » – elle consolide
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Ce « savoir-décaler », qui relève des dispositions en effet la valeur du choix résidentiel – tout en condui-
des classes supérieures et renvoie au réflexe de distinc- sant au développement rapide de sociabilités de voisi-
tion sociale, est directement lié à leurs expériences nage. Des relations amicales se tissent au gré d’échanges
de mobilité sociale et socio-résidentielle. En déclin de services ou d’informations sur les enfants, les travaux
par rapport à leurs origines bourgeoises, ou bloqués ou la sphère professionnelle. Une intense vie sociale locale
dans leur ascension sociale par un marché du travail s’organise autour d’habitudes partagées. En semaine,
et un marché immobilier défavorables, « ils importent on se rejoint au café après avoir déposé les enfants
dans ces régions abandonnées de l’institution scolaire à l’école ou au bar à la fin de la journée de travail. On va
une disposition savante, voire érudite, que l’école déjeuner ensemble « chez Lili », un restaurant asiatique
ne renierait pas, et qui s’inspire d’une intention évidente du quartier. On se rend visite l’après-midi pour parler
de réhabilitation » 42. Dans cette esthétique, ce sont d’un projet professionnel. Le week-end est ponctué par
moins les objets et les lieux populaires en eux-mêmes le rituel du marché de la Croix-de-Chavaux, où l’on
qui sont valorisés, que le rapport de transgression se retrouve pour un verre en terrasse. Les vastes
des frontières sociales que suppose leur fréquentation logements et les jardins favorisent aussi l’organisation
et dont seules attestent les marques, disposées ici ou là, de fêtes et, aux beaux jours, de repas entre « amis-
de maîtrise de la culture légitime. Ce rapport, appliqué voisins ». Des associations de quartier sont aussi créées
aux objets et aux lieux offerts par le Bas Montreuil, pour soutenir le développement de cette vie locale.
conduit en même temps à l’invention de nouvelles Elles permettent de catalyser les amitiés naissantes,

41. Des cloisons intérieures abattues, un sol en béton apparent, des baies vitrées métalliques, un éclairage zénithal permettent de se rapprocher de cette forme. Voir Véronique Biau,
« Le loft : un nouvel habitat urbain », Espaces et sociétés, 51, 1988, p. 145-164. 42. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 417. 43. Voir Alain Bourdin, Le Patrimoine réinventé,
Paris, PUF, 1984. 44. C’est le cas par exemple sur le coteau des Guilands ou dans les rues les plus proches de Vincennes.

32
Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

Le 9 magazine, une entreprise


de production symbolique sur la ville
9 magazine est un magazine créé en 2004 par Des images permettent au commentateur d’évoquer
une équipe de gentrifieurs montreuillois (un journaliste le Marais ou Berlin. Trois photos d’éclairages
web, un musicien, un illustrateur de livres pour enfants, dans des bars suscitent le même type de commen-
entre autres). S’il ne semble pas avoir vécu au-delà taire : « si tu regardes le bar, globalement tu te
du premier numéro, il est exemplaire du travail de situes dans un troquet de quartier de Montreuil ;
production symbolique que peuvent mener les gentri- puis tu lèves la tête et tu découvres une déco et
fieurs sur leur lieu de résidence. Le magazine, dédié une mise en lumière dignes du Marais ». Le photo-
à la ville, propose un « rendez-vous avec ses habitants, graphe a sélectionné des détails (un tube bleu,
ses tranches de vies, ses expressions, citoyennes un cône lumineux, un abat-jour en pâte de verre)
ou artistiques ». Chaque rubrique conduit à produire et les a photographiés de telle façon que, comme
un regard sur la ville : l’interview d’un habitant il le répète, « la photo pourrait être prise dans
invité à dire ce qu’il ferait s’il était maire de Montreuil, le Marais ». Plus loin, la seule photo d’une branche
le portrait d’une « figure locale », la présentation d’arbre fleurie suscite une comparaison avec
d’un lieu de Montreuil, la couverture d’un événement Berlin, ville aux larges avenues arborées : « c’est
local, etc. Le dossier central constitue sans nul vrai qu’il existe ici aussi un côté campagne ».
doute le dispositif le plus puissant : « 9 magazine Enfin, deux photos ont été prises dans un foyer
invite une personnalité à venir poser ses valises de travailleurs maliens. Le portrait de deux résidents
à Montreuil pendant quelques jours, et à nous livrer – la seule photo du dossier où apparaissent
son regard sur la ville » ; l’invité est doté d’un appareil des personnes – est jugé « rural et populaire » ;
photo et, à l’issue de trois jours de résidence, il livre un commentaire redoublé par l’autre photo,

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au magazine ses prises de vue, qu’il commente. où l’on voit « l’espace de travail du forgeron »
Dans le premier numéro, l’invité est DJ et produc- dans le foyer. Pour compléter ce tableau supposé
teur. L’un de nos enquêtés lui sert de guide dans évoquer « la diversité et la richesse de la ville »
la ville – dans le quartier en réalité, puisque toutes (selon l’éditorial), un panneau « bobos » dans la vitrine
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les photos ont été prises dans le Bas Montreuil. d’une pharmacie fait l’objet d’un jeu de mots
Les éléments sélectionnés dans les prises de vue, (« les bobos de Montreuil sont peut-être aussi ceux
leur mise en scène et le commentaire qui les accom- qui arrivent quand on se fait mal ») et une contre-
pagne proposent presque tous des réinterprétations basse posée sur un kilim évoque « l’aspect artistique
de Montreuil, puisque beaucoup de jazzmen et
valorisantes du caractère populaire du quartier.
d’artistes y résident ».
Une façade décorée de fleurs en plastique et
un ensemble de balais dans un magasin sont ainsi Au final, le quartier se voit relié, par l’imaginaire,
esthétisés grâce au cadre et au texte : « Il s’agit au Marais et à Berlin, aux univers du graphisme
d’une proposition graphique, un ordonnancement et de la musique, à la campagne et à la ruralité afri-
coloré. Ces balais semblent tourbillonner. En même caine, tandis que son caractère populaire est
temps, on reste dans le populaire, la chose en transfiguré grâce à la magie du kitsch. Si ce premier
plastique. J’aime cette esthétique ». De même, un logo numéro semble ne pas avoir connu de suite,
coloré est photographié en gros plan mais il témoigne à nouveau des ressources que les nouveaux
il n'est pas indiqué qu’il s’agit de celui de la société habitants sont prêts à mobiliser pour produire
d’économie mixte de la ville, apposé sur tous une nouvelle image de leur lieu de vie, et il montre
les HLM des années 1980 et 1990. Il est considéré les canaux esthétiques et idéologiques par lesquels
comme « une proposition plastique intéressante ». ils mènent ce travail de transfiguration.

33
Anaïs Collet

Effacer le pavillon de banlieue


Bérengère est conceptrice d’expositions ; Loïc, D’un côté les araignées, les odeurs, l’ancienneté
jardinier de formation, est devenu photographe « authentique » ; de l’autre, l’« affreux rosier » et
de jardins pour des magazines et tente de développer la pelouse, les dalles de béton, les barreaux et le crépi
un travail artistique. À la naissance de leur premier blanc, attributs du pavillon austère et propre. Le rejet
enfant, en 1997, ils se sont mis en quête d’un logement qu’ils éprouvent à l’encontre de la deuxième maison
à acheter, d’abord dans Paris puis, contraints confirme leurs souhaits :
par les prix, à Montreuil. Leurs visites immobilières
puis les travaux qu’ils réalisent révèlent les enjeux On voulait une maison avec des fantômes un truc,
de classement associés à la forme matérielle du une maison de caractère, quoi, enfin, moi j’aime
bien les vieilles pierres un jardin avec des vieux
logement – des enjeux exacerbés par le fait
arbres quelque chose qui est déjà un peu installé
de se trouver en banlieue. Alors que, dans Paris, [quelque chose] de surtout pas pavillonnaire,
ils visitaient des appartements anciens comme et puis à caractère, quoi.
modernes, une fois passé le périphérique ils ne
regardent plus que les maisons individuelles. Ils choisissent malgré tout cette maison de
La première qu’ils visitent les enthousiasme : 65 mètres carrés, dotée d’un jardin et d’un appentis,
peu chère et immédiatement habitable, mais en
C’était une très vieille maison qui datait de 1890,
se promettant de faire disparaître tous les éléments
quelque chose comme ça, donc c’était absolument
splendide, les murs étaient à la chaux, il n’y avait pas qui en font un « pavillon de banlieue » :
un seul plancher horizontal, c’était… pur jus, quoi !
Il y avait une partie du rez-de-chaussée qui était On l’a négociée à 640 000 F et on s’est dit :
à nous maintenant d’y mettre le charme qu’on

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encore en terre cuite, il y avait de l’histoire, quoi.
ne trouve pas. C’est pas impossible, ça va deman-
der du boulot mais c’est pas impossible.
Ils y renoncent toutefois, en raison de son prix
et de l’ampleur des travaux qu’elle requiert. Celle qu’ils
De fait, sept ans après l’achat, l’ancienne façade
vont finalement acheter « par raison » est présentée
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de crépi est couverte de lierre et le jardin abrite, sous


comme à l’opposé de ce qu’ils voulaient :
ses arbres et ses buissons, une baignoire en émail,
Lui : C’était une maison qui était pleine de une douche et des vieux pavés parisiens [voir photos,
barreaux à chaque fenêtre. C’était une petite p. 26-29]. L’intérieur aussi a été profon-dément
vieille qui habitait là, et puis elle avait mis un remodelé : une pièce a été créée, à la fois cuisine et
truc blindé, et c’était absolument affreux ! salon, qui ouvre sur le jardin par une large baie vitrée ;
Elle : Elle était en crépi, en blanc, enfin tout dans le salon, le carrelage a été remplacé par un sol
ce qui était… Et puis le jardin, c’était, il y avait
en béton vitrifié et le mobilier, chiné, mêle style
un bâtiment ici, un bâtiment au fond, et c’était
qu’une allée et il y avait un affreux rosier. industriel et meubles anciens. Enfin, le cabanon
C’était : de la pelouse, un affreux rosier et un de jardin est transformé en atelier photo. Bérengère
chemin en dalles de pavillon, en dalles de béton, et Loïc ont fait passer leur logement de l’univers
tout droit […]. C’était très austère, très froid… pavillonnaire à une esthétique mêlant des références
clinique. Voilà, c’était clinique. Aseptisé. au loft et des éléments d’ancienneté. Le jardin
Lui : Oui. Et aucune araignée, rien du tout, 
et l’atelier jouent en même temps un rôle de vitrine pour
hein !
Elle : Oh non ! Non, il n’y avait pas même pas d’odeur, Loïc : ils révèlent son sens esthétique et ses compé-
quand on est entrés, tu te souviens ? C’est fou, ça. tences en botanique et lui permettent de charmer
Lui : Oui. C’était l’inverse de ce qu’on cherchait. les clients potentiels arrivant de Paris.

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

de remplacer les sorties parisiennes devenues trop un quartier parisien. L’homogénéité sociale, qui a aidé
compliquées et trop chères avec des enfants, de faire à la construction de cet espace social, freine par
circuler des informations ou encore d’organiser exemple l’intégration de ménages aux normes légère-
des événements dans l’espace public. Les vide-greniers, ment décalées, y compris parmi les gentrifieurs.
la journée d’échanges de plantes ou le carnaval sont Des mères célibataires souffrent ainsi de l’hégémonie de la
ainsi l’occasion pour les gentrifieurs de se retrouver, norme familiale et du degré d’interconnaissance qui leur
de se compter, de montrer leurs centres d’intérêt laisse peu de liberté dans leurs vies de femmes. L’image
et leurs normes de sociabilité et de tenter d’y associer de la province, qui avait été mobilisée pour désamorcer
les autres habitants. Ces événements attirent également le stigmate de la banlieue, reparaît alors dans leurs discours
des amis extérieurs au quartier. dans un sens péjoratif, associée aux désagréments
Ces relations de voisinage sont d’autant plus de l’intrusion et du commérage.
nombreuses qu’elles se doublent de relations profes- Du reste, nombreux sont ceux qui disent avoir
sionnelles. C’est le bouche-à-oreille dans les milieux éprouvé, au bout de quelque temps, une sensation de
du théâtre, de la photo, du cinéma, de la télévision qui saturation et d’étouffement : ils rêvent d’anonymat
a pendant un temps nourri le flux des nouveaux habitants : et de séparation entre leurs vies résidentielles et profes-
de nombreux gentrifieurs retrouvent ainsi des gens avec sionnelles. La vie culturelle, supposée découler de
qui ils ont travaillé et ils font venir à leur tour leurs amis la présence des artistes et largement mise en avant par
et collègues. Les réseaux s’étoffent et un marché du les journalistes, présente aussi des limites. Certains
travail informel se met en place : sans cesse à la recherche la perçoivent, après quelques années, comme un leurre,
de nouveaux contrats, cachets ou collaborations, ces un ersatz médiocre de l’offre parisienne, qui permet de
intermittents et indépendants s’embauchent mutuel- s’illusionner mais expose au danger de perdre de vue
lement ou s’échangent des opportunités de travail45. les ressources offertes par la capitale. Leurs craintes
Le développement du quartier comme espace de et leurs frustrations sont à la hauteur des enjeux associés
rencontres professionnelles est particulièrement impor- à cette centralité culturelle : des enjeux résidentiels,
tant dans ces métiers où les réseaux, indispensables mais aussi professionnels et éducatifs. Une mère qui,
pour obtenir du travail, sont traditionnellement concen- depuis son installation à Montreuil quinze ans plus tôt,
trés dans Paris intra-muros. La constitution de véritables a considérablement amélioré sa situation résidentielle
« milieux » adossés à un espace géographique (le Bas et économique, dénigre ainsi aujourd’hui l’architec-

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Montreuil) et à des lieux de travail distinctifs (les usines ture de la ville comme sa vie culturelle ; inquiète que
reconverties) rejaillit en même temps sur l’image de la ville : son fils adolescent ne « se complaise dans ce cadre
Montreuil devient ainsi une localisation à la mode dans de banlieue », elle entreprend de lui faire découvrir Paris
certains segments du monde de la photo ou du cinéma. et ses richesses artistiques au cours de promenades dans
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L’entrecroisement des relations résidentielles, les lieux de la culture la plus légitime – le Louvre, la place
amicales et professionnelles dans le quartier, l’inter- des Victoires, le Café Marly, etc. Et cela fonctionne :
connaissance, la convivialité et les rituels collectifs
« – En fait, maintenant, il remarque vraiment la
concourent à la fabrication d’un « quartier-village ».
différence entre Montreuil et Paris ! »
On ne se sent pas banlieusard, puisque l’on peut tout
faire sur place – travailler, sortir, voir des amis, s’occu- Une autre enquêtée, arrivée plus récemment et à la
per des enfants, faire ses courses. De plus, les fêtes, position nettement moins assurée, a plus de mal
les événements dans l’espace public et les réseaux à critiquer le Bas Montreuil ; mais elle affirme elle aussi
professionnels drainent à Montreuil des amis, des vigoureusement son attachement à Paris, tant pour
badauds, des collègues et placent le quartier sur la carte e développement de sa carrière de photographe que pour
des déplacements des Parisiens. la scolarisation de ses enfants :
Néanmoins, cette vie sociale locale et cette relative
centralité sont des constructions fragiles et impar- « – Mes enfants ils connaissent des gens à
faites. Elles reposent sur l’homogénéité du groupe, sur Montreuil, et j’ai envie qu’ils soient au lycée dans
l’engagement quotidien de chacun et, dans une certaine Paris, parce que c’est à Paris que les choses se
passent. […] J’ai peur qu’un jour ils aillent à Paris
mesure, sur un mécanisme de croyance auto-réalisa-
comme si c’était la capitale, tu vois, ce côté…
trice. Les différences et les tensions entre gentrifieurs, Je veux pas qu’ils se sentent déconnectés. C’est trop
la fatigue, les inquiétudes et le doute viennent parfois bête d’habiter dans une ville qui touche Paris et
mettre en lumière la difficulté à faire du Bas Montreuil de se retrouver comme un provincial.

45. Ce phénomène est décrit dans : Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld et Nadja Ringart, Quand la marge est créatrice. Les interstices urbains initiateurs d’emploi, La Tour
d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1998.

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Anaïs Collet

Ces prises de distance n’apparaissent toutefois que tard du travail et dépourvus de capital militant, l’aspiration
dans les entretiens, dans des moments de relâche- à vivre dans un quartier ancien central peut s’interpréter
ment, et sont aussitôt nuancées, comme si les enquêtés comme la recherche d’une identification à ces « nouvelles
ne pouvaient se permettre de critiquer leur situation classes moyennes » à la destinée enviable, d’une inscription
résidentielle et leurs pairs, comme s’il y avait encore dans leur héritage. Elle relève toujours, en tous cas,
un enjeu à « faire bloc » et à y croire. Au milieu des d’un enjeu de positionnement social, notamment par
années 2000, au moment des entretiens, le travail l’affirmation de préférences, de valeurs, de façons
de construction d’une situation résidentielle enviable de vivre différentes de celles des « gens du privé »48
suppose encore un investissement de tous les instants. (en termes de rapports au travail, de modèles éducatifs,
Ces hésitations à remettre en cause certains aspects de modèles familiaux et de rapports de genre, de valeurs
de leur résidence révèlent l’équilibre délicat que doivent politiques, etc.). Le quartier ancien est en même temps
préserver ces gentrifieurs entre, d’un côté, le fort investi d’un sens nouveau suite à la mise en forme du
engagement local et le degré de croyance nécessaires « problème des banlieues » : il acquiert une précieuse
à l’émergence d’une centralité et, de l’autre, la lucidité valeur de refuge. On comprend alors toute la motiva-
et la sécurité qu’apporte le maintien des liens avec tion des gentrifieurs montreuillois des années 1990
la centralité parisienne. et du début des années 2000 à effacer la frontière entre
Paris intra-muros et la petite couronne, mais aussi toute
L’analyse du cas du Bas Montreuil invite in fine l’énergie que cela requiert : si le marché de l’immobilier
à enrichir la définition de la gentrification et à y voir, parisien leur laisse peu de choix, leur confrontation
au-delà de la transformation du peuplement et de la à une banlieue construite au cours des dernières décen-
réhabilitation du bâti, un processus de revalorisation, nies en espace repoussoir nécessite, pour surmonter
de reclassement d’un espace dans la hiérarchie urbaine. les appréhensions et les tensions, un fort engagement
Ce reclassement passe par l’adaptation de l’espace dans le « travail de gentrification ».
urbain, dans toutes ses dimensions, aux normes des Ce « travail » ne diffère pas fondamentalement de
classes supérieures susceptibles de s’y installer, c’est-à- la façon dont les autres groupes sociaux présents dans
dire de leurs fractions les moins fortunées. La spécificité le quartier occupent les lieux, les adaptent à leurs
de ce processus tient à ce qu’il relève en grande partie pratiques et à leurs goûts, se les approprient. Ces autres
d’un faisceau d’initiatives privées, non intentionnelles populations âgées, ouvrières, immigrées, des petites

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et non concertées, par lesquelles des habitants visent non classes moyennes ou des classes moyennes et supérieures
pas à transformer la face d’un quartier, mais à ajuster du secteur privé, sont au demeurant également visibles
leur environnement immédiat à leurs goûts et à leurs dans le quartier et soutiennent sans doute, pour certaines
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attentes. La teneur des mutations urbaines découle alors d’entre elles, d’autres formes de mobilisation locale qui
des normes qui façonnent ces attentes et de la capacité mériteraient d’être explorées49. En 2012, les espaces
de ces habitants à les imposer. publics, les équipements ou encore les commerces
Sur le premier point, il apparaît que les normes du Bas Montreuil ne présentent d’ailleurs pas une
d’urbanité propres aux quartiers anciens de centre- gentrification achevée, mais plutôt des formes subtiles
ville se sont diffusées et ancrées au sein des classes de micro-ségrégation révélant des luttes d’appropriation à
moyennes-supérieures. Le goût pour les quartiers l’issue encore incertaine. Toutefois, sur les plans matériel
anciens centraux avait permis aux nouvelles classes et symbolique, il est certain que les habitants « gentri-
moyennes des années 1970-1980 de se différencier fieurs » ont profondément marqué le quartier depuis la
de la bourgeoisie traditionnelle et de se rassembler fin des années 1980, comme le révèlent les productions
autour d’un modèle culturel alternatif, militant médiatiques évoquées en début d’article et, de façon
et critique46. À ce titre, les propriétés matérielles et beaucoup plus brutale, le marché immobilier. L’efficacité
esthétiques du lieu de résidence comptent presque de leurs mobilisations tient selon nous à trois facteurs.
moins que la possibilité d’y établir un rapport engagé, En premier lieu, les ménages des classes moyennes-
militant, porteur d’une vision éclairée des rapports supérieures des professions artistiques et culturelles
sociaux47. Pour leurs successeurs, fragilisés sur le marché disposent de ressources nombreuses et variées,

46. Voir C. Bidou, Les Aventuriers du quo- New Class, Londres, Macmillan Press, 1979. Changer la vie ?..., op. cit. à Lisbonne, voir « Résister en habitant ?
tidien…, op. cit. ; Monique Dagnaud, « La 47. On le montre plus en détail dans Anaïs 48. François de Singly et Claude Thélot, Renouvellement urbain et continuités popu-
classe “d’alternative”. Réflexion sur les Collet, « Le loft : habitat atypique et inno- Gens du privé, gens du public : la grande laires en centre ancien (Berriat Saint-Bruno
acteurs du changement social dans les vation sociale pour deux générations de différence, Paris, Dunod, 1989. à Grenoble et Alcântara à Lisbonne) », thèse
sociétés modernes », Sociologie du travail, “nouvelles classes moyennes” », Espaces 49. À la manière du travail de Matthieu de doctorat de géographie, Poitiers, univer-
4, 1981, p. 384-405 ; et Alvin W. Gouldner, et sociétés, 148-149, 2012, p. 37-52. Giroud sur les habitants populaires de sité de Poitiers, 2007.
The Future of Intellectuals and the Rise of the Voir aussi M.-H. Bacqué et S. Vermeersch, quartiers en gentrification à Grenoble et

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Montreuil, « le 21e arrondissement de Paris » ?

particulièrement adaptées au travail de conversion qui ne sont pas rares ou encore les tensions entre gentri-
et de reclassement de l’espace. Que ce soit dans fieurs. Mais l’accumulation de ces actions, leur cristalli-
le travail de production symbolique, dans la transfor- sation dans des classements institutionnels (classement
mation matérielle ou dans les rapports sociaux locaux, en ZEP, classement à l’inventaire du patrimoine)
la souplesse d’emploi du temps et les diverses formes ou dans des formes matérielles (transformation du
du capital culturel viennent largement compenser bâti, construction de nouveaux équipements) et les
les limites des ressources économiques ; la tolérance effets de seuil et d’entraînement (renouvellement
à l’incertitude et à certaines formes d’illégalité, l’aisance de l’équipe municipale, articles de presse) finissent
à l’égard des hiérarchies culturelles et la proximité avec par produire des effets importants de reclasse-
les instances de définition et de légitimation du bon goût ment. Apparaît ainsi un troisième facteur expliquant
jouent également un rôle important. l’impact particulier des initiatives des gentrifieurs
En second lieu, les ménages de ce groupe social sur le territoire : leur relative convergence avec les
s’investissent avec une particulière intensité dans mots d’ordre qui ont guidé l’action politique munici-
l’espace résidentiel. Le temps qu’ils passent dans leur pale dans les années 1980 et 1990. La recherche
quartier, l’énergie qu’ils mettent dans les sociabilités d’une mixité fonctionnelle et sociale, la requalifica-
locales, la peine et le soin qu’ils prennent à aménager leur tion du bâti ancien, la mise en valeur d’une histoire
logement, les efforts qu’ils fournissent pour (se) donner locale alternative à celle du communisme municipal
une image valorisante de ces lieux révèlent l’importance ou encore l’attraction d’activités tertiaires, mais aussi
des enjeux associés pour eux à la résidence. Il s’agit la résistance à la spéculation immobilière et aux formes
en effet, à travers la valorisation de leurs logements les plus radicales de reconversion du territoire,
et du quartier, de revaloriser un choix résidentiel le soutien aux activités culturelles et le maintien
contraint et de limiter les effets d’un relatif déclassement de politiques sociales ambitieuses ont sous-tendu,
lié au choix de professions culturelles peu rémunéra- de façon implicite ou explicite, les interventions
trices. Le travail sur la résidence prend alors place au de la municipalité dans le Bas Montreuil de 1984
sein de stratégies plus larges de conversion de capitaux : à 2008. De ce point de vue, le croisement des problé-
à l’instar des membres de la « petite bourgeoisie nouvelle », matiques spécifiques aux anciens territoires industriels
qui parvenaient à « produire des postes ajustés à leurs et aux mairies communistes en rupture avec le PCF
ambitions plutôt que d’ajuster leurs ambitions à des semble avoir offert les conditions d’un accueil favorable

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postes déjà existants »50, les gentrifieurs convertissent à une partie au moins des gentrifieurs investis dans
leurs ressources pour produire des positions résidentielles leur « cadre de vie »51.
nouvelles, qui viennent rétablir ou prolonger des trajec- L’analyse des mutations de la petite couronne
toires sociales mises à mal tant par le marché immobilier parisienne sous l’angle de la gentrification permet de
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que par le marché du travail. La gentrification apparaît mettre en lumière cette forme particulière, non concertée
alors directement liée à des phénomènes non spécifique- et non intentionnelle, d’appropriation et de normalisation
ment urbains : la croissance et la précarisation de l’emploi de l’espace urbain par les classes moyennes-supérieures
dans le secteur culturel, la dévalorisation des titres qui contribue à l’embourgeoisement global de la capitale.
scolaires, le déclassement générationnel et la montée Elle souligne en même temps le caractère à la fois prévi-
de l’incertitude sur les trajectoires que viennent renforcer sible et non mécanique du changement de la valeur
les variations inédites de l’immobilier. sociale des espaces. En parallèle les ressorts de ces
Les ressorts sociaux de la mobilisation résidentielle, dynamiques urbaines sont à chercher non seulement
si puissants soient-ils, n’empêchent cependant pas les dans les problématiques territoriales locales, mais aussi
initiatives des gentrifieurs, prises individuellement, de rester dans le renforcement de la hiérarchie implicite des formes
modestes et éparses. Leurs réalisations sont fragiles, urbaines ainsi que dans la dégradation des conditions
comme le montrent le relatif échec de l’investissement de réalisation des trajectoires professionnelles et sociales
du collège, les mauvaises surprises immobilières des franges supérieures des classes moyennes.

50. P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 415. 51. Pour une comparaison avec Saint-Denis, voir Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol, Le Devenir des banlieues rouges, Paris,
L’Harmattan, coll. « Habitat et sociétés », 1997.

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