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When a victim reports her aggressor publicly, some people try to silence her voice
under the guise of the right to the presumption of innocence. This was especially
remarkable in 2014, within the movement #AgressionNonDénoncée ; and again
in the fall of 2015, when Val-d’Or Indigenous women reported being sexually
assaulted by police. It was also the case in 2016 when Alice Paquet denounced
Member of Provincial Parliament Gerry Sklavounos, and the legal argument thus
periodically reappears on the public stage. However, can we really silence a victim
by advancing the rights of her aggressor? The author believes that this is a case
of inappropriate use of the presumption of innocence. In this text, he explains that
the presumption of innocence must be placed in its legal context. The right to the
presumption of innocence is a principle that protects litigants against the punitive
power of the state. Its sole application belongs in the criminal process, and it was
not designed to be used as such on the public stage. In addition, the author explains
that, at the heart of the criminal process, the presumption of innocence promotes
L’auteur aimerait remercier Antoine Grondin Couture, Marie-Andrée Plante, Léa Brière-
Godbout, Étienne Cloutier et Féa Neveu pour leurs commentaires. Il aimerait aussi remercier
le Collectif féministe de recherche anti-violence de l’Université d’Ottawa de l’avoir invité à
présenter une conférence sur l’instrumentalisation de la présomption d’innocence dans le
débat public le 31 mars 2016, ce qui l’a poussé à rédiger une première ébauche de ce texte,
ainsi que toutes les personnes qui ont participé à cette conférence pour leurs pertinents com-
mentaires. L’auteur aimerait remercier également les participantes et participants aux autres
conférences qu’il a subséquemment données sur ce sujet, dont les étudiantes de l’Université
de Montréal qui étaient présentes le 9 mars 2017, ainsi que ses copanélistes Suzanne Zaccour
et Isabelle Hupé pour leurs commentaires tout aussi constructifs. L’auteur remercie enfin
les éditrices et les réviseuses de la Revue Femmes et Droit pour leurs commentaires, grâces
auxquels il a pu resserrer et renforcer son analyse, ainsi que pour le temps bénévole qu’elles
lui ont consacré. L’auteur, en tant qu’homme blanc cisgenre, souhaite mettre en relief sa
position de privilégié. Il met en garde les lectrices et les lecteurs et les encourage à lire une
diversité d’autrices et d’auteurs sur le sujet. Il est important que ce ne soit pas seulement des
hommes blancs qui soient lus et entendus sur cette question, comme toute autre d’ailleurs.
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the creation of a discussion space where all parties may debate the guilt. However,
when it is invoked in the public sphere, it only places the victims in an aggressive
process of questioning their credibility while protecting the aggressors. Its invoca-
tion creates a climate that deters denunciations of sexual assaults. The public
debate deviates, leaving little room to criticize our dysfunctional complaint systems
and rape culture. In that sense, the presumption of innocence is not invoked in
order to establish a constructive dialogue, but it has the effect of shutting down
its critics. In this article, the author explains why the right to the presumption of
innocence must not be engaged in this way in the public sphere.
Lorsqu’une victime dénonce son agresseur sur la place publique, certaines personnes
tentent de la réduire au silence en invoquant le droit à la présomption d’innocence.
Ce fut particulièrement évident en 2014, lors du mouvement #AgressionNonDénoncée ;
ce le fut encore à l’automne 2015, alors que des femmes autochtones de Val-d’Or
dénonçaient les agressions sexuelles commises à leur endroit par des policiers ; ce
le fut aussi en 2016 à l’occasion de la dénonciation du député Gerry Sklavounos
par Alice Paquet ; et l’argument légaliste réapparaı̂t ainsi périodiquement sur la
scène publique. Pourtant, peut-on vraiment bâillonner une victime en mettant de
l’avant les droits de son agresseur ? L’auteur estime qu’il s’agit là d’un mauvais
usage de la présomption d’innocence. Dans ce texte, il explique que la présomption
d’innocence doit être replacée dans son contexte juridique. Le droit à la présomp-
tion d’innocence est un principe fondamental qui protège les accusés contre
le pouvoir punitif de l’État. Il trouve uniquement application dans le processus
pénal et n’est pas conçu pour être employé sur la scène publique. De plus, l’auteur
explique que, dans le cadre du processus pénal, la présomption d’innocence
favorise la création d’un espace de discussion où les parties peuvent débattre de
la culpabilité. Pourtant, lorsqu’elle est invoquée sur la scène publique, elle ne
fait que placer les victimes dans un processus violent de remise en question de
leur crédibilité, tout en protégeant les agresseurs. Son invocation crée une
atmosphère qui décourage les dénonciations. Le débat public dévie, laissant peu
de place pour critiquer nos systèmes de plaintes dysfonctionnels et la culture du
viol. En ce sens, la présomption d’innocence n’est pas invoquée afin d’établir un
dialogue constructif, mais plutôt pour faire taire les critiques.
L’auteur tient à avertir les lectrices et les lecteurs que le texte pourrait faire ressurgir
à la mémoire de victimes des événements traumatisants.
Introduction
Lorsqu’une victime dénonce son agresseur sur la place publique, plusieurs personnes
tentent de la faire taire en invoquant la présomption d’innocence. Ce fut le cas
en 2014, lors du mouvement #AgressionNonDénoncée ; ce fut encore le cas à
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l’automne 2015, alors que des femmes autochtones de Val-d’Or dénonçaient les
agressions sexuelles commises à leur endroit par des policiers ; ce le fut aussi en
2016 à l’occasion de la dénonciation du député Gerry Sklavounos par Alice Paquet ;
et l’argument légaliste réapparaı̂t ainsi périodiquement sur la scène publique. Pour-
tant, peut-on vraiment réduire une victime au silence en mettant de l’avant les
droits de son agresseur ?
Il s’agit là d’une mauvaise compréhension du droit à la présomption d’inno-
cence. La présomption d’innocence est un principe fondamental qui trouve son
utilité en droit pénal, en protègeant les accusées et accusés contre des condamna-
tions hâtives et contre le pouvoir punitif de l’État. Si elle est considérée comme la
« pierre angulaire de notre théorie de la responsabilité criminelle »1, c’est parce
que la présomption d’innocence favorise un débat judiciaire équitable quant à
la culpabilité des accusées et accusés. Elle ne peut pas être invoquée pour taire les
dénonciations ou restreindre le débat public.
Ce texte se divise en trois parties. J’aborde d’abord l’emploi problématique de la
présomption d’innocence alors qu’elle est utilisée comme un argument légaliste
dans le débat public. Ensuite, je retrace les contours du concept de la présomption
d’innocence afin d’expliquer que son application se limite au système judiciaire.
Cela fait, je conclus en proposant une manière de réconcilier l’argument légaliste
de la présomption d’innocence avec la nécessité que les victimes dénoncent leur
agresseur et que notre société discute publiquement de la culture du viol.
Il est important de souligner que je ne nie pas qu’il est possible que des personnes
soient accusées à tort. Je dénonce plutôt que la présomption d’innocence soit utilisée
comme un instrument rhétorique pour faire taire les victimes d’agressions sexuelles
et, plus largement, pour empêcher le débat public sur l’incapacité de nos institutions
à aider adéquatement ces victimes. Utiliser ainsi le concept de la présomption d’in-
nocence, hors de son contexte juridique, fait preuve d’une mauvaise compréhen-
sion des principes ayant donné naissance à ce concept et des mécanismes qui le
régissent. Un rappel des composantes et de l’origine du droit à la présomption
d’innocence peut être bénéfique afin, non pas de diminuer la valeur et la force de
la présomption d’innocence, mais simplement de comprendre que son rôle se limite
au processus pénal.
en leur propre nom6, les agressions sexuelles perpétrées par la vedette ainsi que ses
autres comportements problématiques. Le Toronto Star a rapporté, à lui seul, avoir
rencontré au moins huit victimes7.
Le 30 octobre, la police de Toronto invite les victimes de Ghomeshi à porter
officiellement plainte aux forces de l’ordre. Ultimement, trois victimes témoigneront
au procès de Jian Ghomeshi en février 2016. Le 24 mars, le juge William B. Horkins
le déclare non coupable, en prenant soin de préciser que sa « conclusion that the
evidence in this case raises a reasonable doubt is not the same as deciding in any
positive way that these events never happened »8. Un second procès, impliquant
une quatrième victime, était prévu pour juin 2016. Cependant, en mai 2016, la
Couronne a retiré ses accusations. Ghomeshi a signé un engagement de garder
la paix en vertu de l’article 810 du Code criminel et a offert ses excuses à cette
victime9. Un engagement pris en conséquence de l’article 810 est une mesure
préventive, plutôt que punitive, visant à protéger les victimes et est souvent issue
d’un compromis entre la Couronne et l’accusée ou accusé10. Après la signature de
cet engagement, la victime a alors offert un vibrant témoignage directement à la
presse.
À l’automne 2014, le combat des victimes de Jian Ghomeshi devient rapidement
un symbole d’espoir dans la lutte contre les agressions sexuelles, un point d’ancrage
pour rallier toutes les victimes ainsi que leurs alliées et alliés. Alors que de plus
en plus de personnes se manifestent pour dénoncer l’ancien animateur de radio,
certaines critiques publiques commencent à remettre en doute le témoignage des
victimes. Elles s’expliquent mal pourquoi, si ces victimes disent la vérité, elles
n’ont pas dénoncé Jian Ghomeshi plus tôt, au moment des faits11. Le 30 octobre,
6. Voir notamment Reva Seth, « Why I Can’t Remain Silent About What Jian Did to
Me », Huffington Post (30 octobre 2014) mis à jour le 30 décembre 2014, <http://
www.huffingtonpost.ca/reva-seth/reva-seth-jian-ghomeshi_b_6077296.html>.
7. Kevin Donovan et Jesse Brown, « Jian Ghomeshi: 8 women accuse former CBC host
of violence, sexual abuse or harassment », Toronto Star (29 octobre 2014) <https://
www.thestar.com/news/gta/2014/10/29/jian_ghomeshi_8_women_accuse_former_
cbc_host_of_violence_sexual_abuse_or_harassment.html>.
8. R v Ghomeshi, 2016 ONCJ 155 au para 140.
9. Pour lire sa déclaration, voir notamment « Read Jian Ghomeshi’s full apology to
Kathryn Borel », CBC News (11 mai 2016) <http://www.cbc.ca/news/canada/toronto/
jian-ghomeshi-apologizes-to-kathryn-borel-1.3577111>.
10. Adriana Bungardean et Jo-Anne Wemmers, Impact et conséquences de l’engagement
810 du C. cr. : le point de vue des personnes victimes de violence conjugale, Laval,
CAVAC, 2014 <http://www.cavac.qc.ca/regions/laval/pdf/recherche810.pdf >.
11. Ce qui est, notons-le, une inférence interdite en droit depuis l’entrée en vigueur, en
1983, de la Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et
d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à
d’autres lois, S.C. 1980-81-82-83, ch.125 [Loi modifiant le Code criminel en matière
d’agression sexuelle], dont l’amendement a été reconduit à l’article 275 du Code
criminel, LRC 1985, c C-46.
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Duceppe, alors chef du Bloc Québécois, aurait « passé un savon » à son député17.
Le harcèlement a continué. Julie a dû démissionner, maintenant doublement victime :
harcelée et sans emploi.
Le plus troublant dans cette histoire est que Julie n’avait à sa disposition aucun
canal officiel par lequel porter plainte. À cette époque, il n’existait au Parlement
aucun organisme, aucun comité pour traiter les cas de harcèlement et d’agression
sexuelle lorsqu’il s’agissait d’employées d’un parti politique. Vincent Marissal
résume bien l’incohérence de la situation : « [i]l faut bien être dans un parlement,
l’endroit où on vote des lois pour protéger les gens, pour en arriver à une situation
aussi absurde »18. Pourtant, Julie n’est pas seule. Beaucoup de femmes, dans une
multitude de milieux, se retrouvent dans la même situation, sans aucune autorité
prête à tendre l’oreille.
Même en présence d’une autorité à laquelle les victimes peuvent porter plainte,
il existe de nombreux facteurs pour les en dissuader. L’objectif de ce texte n’est pas
de tous les recenser, mais il convient de souligner les principaux facteurs rapportés
dans les médias lors du mouvement #AgressionNonDénoncée, puisque cet exercice
permet de mieux comprendre à quoi s’oppose l’argument de la présomption
d’innocence.
Le mouvement #AgressionNonDénoncée a permis de lever le voile sur la peur,
la honte et le sentiment de culpabilité qui peuvent réduire les victimes au silence.
On comprend facilement d’où ces sentiments proviennent lorsque l’on sait que près
de 80% d’entre elles connaissaient déjà leur agresseur avant les faits19. Lorsque
l’agression sexuelle survient au sein d’une famille, la crédibilité de certaines victimes
est sévèrement mise en doute par leur entourage. Lorsqu’elle survient dans un
contexte professionnel ou scolaire, qu’elle soit perpétrée par un supérieur ou un
professeur, c’est l’ensemble de la carrière de la victime qui est en jeu au moment
de la dénonciation. Tout cela s’ajoute aux potentielles représailles de l’agresseur
lui-même.
Il convient de souligner aussi les nombreux stéréotypes et mythes encore véhi-
culés par les autorités auprès desquelles on s’attend à ce que les victimes portent
plainte. En 1991, la Cour suprême du Canada avait fortement réprimandé les services
de police qui se basent sur de fausses conceptions des violeurs, des victimes et
sur des préjugés moraux pour classer comme « fondées » ou « non fondées » les
différentes plaintes20.
Selon un de ces préjugés, les femmes seraient rancunières21. Elles inventeraient
des récits pour se venger de leurs anciens partenaires sexuels. Elles fabriqueraient
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Ministère de la Santé et des Services sociaux, supra note 15 à la p 14.
20. R c Seaboyer ; R c Gayme, [1991] 2 RCS 577 [Seaboyer]. Pour plus d’explications sur
les stéréotypes et les mythes qui habitaient le droit, voir aussi R c DD, 2000 CSC 43
aux para 60 et suivants [DD].
21. Seaboyer, supra note 20.
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des histoires alors que rien ne se serait réellement produit. C’est d’ailleurs ce que
Jian Ghomeshi alléguait dans son statut Facebook. Bien que l’on puisse comprendre
pourquoi une personne accusée d’agression sexuelle se défende par cet argument, il
en est tout autrement lorsque ce préjugé corrompt l’esprit de certains policiers et
policières auprès desquels les victimes portent plainte. Un préjugé dangereux lors-
que l’on sait que, au Québec, une femme sur sept est agressée sexuellement au
moins une fois par son conjoint22. Quoique l’on puisse penser que de moins en
moins de policiers et de policières croient en ce mythe, peut-on vraiment garantir
à une victime qui hésite à porter plainte qu’elle ne tombera pas sur une personne
qui adhère encore à ce stéréotype ?
Le système judiciaire n’est pas immunisé contre ce type de dérives. En 2014, le
juge Robin Camp, par exemple, demandait à une victime d’agression sexuelle
« why didn’t you just sink your bottom into the basin so he couldn’t penetrate
you? » et « why couldn’t you just keep your knees together? »23. Le juge a
alors estimé que la plaignante n’aurait pas réussi à expliquer « why she allowed
the sex to happen if she didn’t want it »24. Heureusement, un an plus tard, la Cour
d’appel de l’Alberta a réprimandé le juge et ordonné un nouveau procès25. Le 8
mars 2017, le Conseil de la magistrature a recommandé la destitution du juge
Camp26. Le lendemain, il démissionnait27.
28. Patrick White et Robyn Doolittle, « Unfounded: Over 10,000 sexual-assault cases to be
reviewed », Globe and Mail (10 février 2017) mis à jour le 10 mars 2017 <https://
www.theglobeandmail.com/news/national/in-unprecedented-response-32-canadian-
police-forces-to-review-thousands-of-sexual-assault-complaints/article33991368>.
29. Ministère de la Santé et des Services sociaux, supra note 15 à la p 14.
30. Daniel Weinstock, « In the wake of Jian Ghomeshi and #beenrapedneverreported: How
do we move forward? », (16 novembre 2014), In Due Course (blogue), <http://
induecourse.ca/in-the-wake-of-jian-ghomeshi-and-beenrapedneverreported-how-do-
we-move-forward>.
410 Lessard CJWL/RFD
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36. Voir notamment Sara Kershnar et al, Toward Transformative Justice: A Liberatory
Approach to Child Sexual Abuse and other forms of Intimate and Community Violence,
San Francisco, Generation Five, 2007.
37. Martineau, supra note 32.
38. Mathieu Bock-Côté, « Délation et vengeance à l’UQAM », Journal de Montréal (13
novembre 2014) mis à jour le 14 novembre 2014 <http://www.journaldemontreal.
com/2014/11/13/delation-et-vengeance-a-luqam>.
39. Ibid.
40. Yves Boisvert, « Fachos de gauche », La Presse (14 novembre 2014) mis à jour le
3 février 2015 <http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201411/14/01-
4818825-fachos-de-gauche.php>.
41. Ibid.
42. Ibid.
412 Lessard CJWL/RFD
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un présumé agresseur est coupable ou non. Évidemment, nous ne vivons pas dans
un monde idéal et le chroniqueur semble y être indifférent. Une bonne réaction
aurait tenu compte de la réalité vécue par ces victimes et offrirait des pistes de
solutions pour améliorer le système de plaintes plutôt que faire porter le poids
du système défaillant sur le dos des victimes en suggérant qu’elles le changent
elles-mêmes.
Curieusement, Yves Boisvert aurait pu se répondre lui-même. Déjà, en 2002, il
écrivait que « la présomption d’innocence ne veut pas dire que tous, en tous lieux,
doivent faire comme si les accusations étaient mensongères jusqu’à preuve du con-
traire . . . Ce serait une façon délirante de comprendre la présomption d’innocence »43.
Le chroniqueur Yves Boisvert offre alors un bon exemple du double standard de
l’argument de la présomption d’innocence dont l’emploi dans le débat public n’est
presque réservé qu’aux crimes d’agression sexuelle. En 2010, quelques jours après
un reportage de l’émission Enquête de Radio-Canada44 sur les allégations de corrup-
tion de Richard Marcotte, maire de Mascouche, Boisvert s’enflamme contre « la
pourriture municipale »45. À l’appui, il cite le témoignage d’un entrepreneur. Cette
fois-ci, le chroniqueur ne s’inquiète pas de la crédibilité du témoin, de possibles
« fausses accusations » ou de règlements de compte. Il critique les autorités qui
tentent de recueillir une preuve hors de tout doute raisonnable46. Un an plus tard,
en 2011, le chroniqueur va même jusqu’à encourager la « dénonciation publique
et médiatique quotidienne », parce que « c’est elle qui force l’État à réagir », qui
est notre « expression ferme d’un refus de la corruption »47. Bien que je sois certain
qu’Yves Boisvert souhaite que notre société exprime un refus ferme des agressions
sexuelles, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il n’applique pas
ce même raisonnement aux dénonciations publiques et médiatiques d’agresseurs
sexuels48.
d’innocence » sur Plus on est de fous, plus on lit !, Radio-Canada Première <http://ici.
radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/
chronique/6239/mot-a-definir-presomption-innocence-yves-boisvert>. Cependant, il de-
meure pertinent de critiquer son propos à l’encontre des dénonciations publiques
de l’UQAM parce qu’il ne s’est pas rétracté sur la question et parce que cela permet
d’illustrer un double standard qui guide également les actions de plusieurs personna-
lités publiques.
49. Marc Godbout, « Ottawa confirme la tenue d’une enquête sur les femmes autochtones
disparues ou assassinées », Radio-Canada (8 décembre 2015) <http://ici.radio-canada.
ca/nouvelles/politique/2015/12/08/001-enquete-publique-femmes-autochtones-
disparues-assassinees-annonce-ottawa.shtml>.
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Depuis longtemps déjà, le droit participe à l’entretien de préjugés portant sur les
victimes d’agressions sexuelles. On peut retracer, par exemple, l’origine de la
56. Claude Bouchard, « Femmes autochtones : Québec confie l’enquête au SPVM, insatisfac-
tion à la SQ », Radio-Canada (23 octobre 2015) <http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/
Politique/2015/10/23/001-lise-theriault-reaction-quebec-surete-du-quebec-femmes-
autochtones-val-dor.shtml>.
57. Entrevue de la ministre de la Sécurité publique Lise Thériault par Patrice Roy (23
octobre 2015) « Huit suspensions et une enquête du SPVM » sur Le Téléjournal,
Radio-Canada Info <https://www.youtube.com/watch?v=Fb3w-O4Eexg>.
58. Marie-Michèle Sioui, « Crime sans châtiment », Le Devoir [à Val d’Or] (19 novembre
2016) <http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/485074/dpcp-val-d-or-
femmes-autochtones>.
416 Lessard CJWL/RFD
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doctrine de la plainte spontanée jusqu’au Moyen Âge alors qu’une victime doit
déclencher la « clameur publique » directement après son agression si elle veut
espérer que son agresseur soit traduit en justice59. Dans son traité de preuve
criminelle, John Henry Wigmore explique plus en détail :
When therefore a virgin has been so deflowered and overpowered . . .
forthwith and while the act is fresh she ought to repair with hue and cry
to the neighboring vills and there display to honest men the injury done to
her, the blood and her dress stained with blood, and the tearing of her
dress60.
Vers les années 1700, cette exigence s’est transformée en une présomption de
fait selon laquelle le silence d’une femme après avoir subi une agression sexuelle
peut être interprété comme une contradiction implicite de son témoignage au procès.
Cette doctrine de la plainte spontanée a été importée au Canada et confirmée par la
Cour suprême61 jusqu’à ce que le Parlement l’abolisse en 1983.62 Un autre exemple
à noter au passage est que le viol d’une femme par son époux est devenu un crime
uniquement en 1983, lors de la même réforme des dispositions relatives aux agres-
sions sexuelles.63 Une autre aberration du droit lorsque l’on sait qu’au Québec,
même au 21e siècle, une femme sur sept sera agressée sexuellement par son con-
joint64.
Si les assemblées législatives et les tribunaux ont fait un effort considérable pour
vider le droit des préjugés majeurs entretenus envers les victimes d’agressions
sexuelles65, on ne peut pas en dire autant du discours public au Canada. Il est
cristallisée par Sir William Blackstone ainsi : « the law holds that it is better that
ten guilty persons escape than one innocent suffer »72.
Le standard de la preuve hors de tout doute raisonnable a progressivement été
arrimé à la présomption d’innocence. Au milieu du 18ème siècle, les avocats de la
défense plaident que la présomption n’est pas renversée lorsqu’un doute persiste
alors que certains juges demeurent imperméables à l’argument et instruisent leur
jury autrement73. Le standard de preuve sera largement accepté par les juges et
les auteurs de doctrine plus tard en raison du jugement dans R v White74. Cepen-
dant, le droit à la présomption d’innocence n’avait pas la force qu’on lui connaı̂t
aujourd’hui puisqu’il existait encore des présomptions importantes à l’encontre
des accusées et accusés75. Certaines de ces présomptions naissaient d’analogies
avec le droit civil. En 1820, le juge Best explique : « It has been solemnly decided,
that there is no difference between the rules of evidence in civil and criminal cases.
If the rules of evidence prescribe the best course to get at truth, they must be and
are the same in all cases, and in all civilized countries »76. Ce type d’analogies et
la vaste majorité de ces présomptions ont été chassées du droit criminel anglais
en 1935 grâce au jugement rendu par le comité judiciaire du Conseil privé de Sa
Majesté dans Woolmington v Director of Public Prosecutions77.
Dans cette affaire, Reginald Woolmington, 21 ans, était accusé d’avoir tué
son épouse Violet Kathleen Woolmington, 17 ans. Les deux étaient mariées depuis
trois mois quand Violet a décidé de quitter son époux pour revenir vivre chez sa
mère. Quelques semaines plus tard, le jeune fermier a volé un fusil, en a scié le
canon et a pédalé jusque chez la mère où il a tiré et tué Violet.
Au procès, Woolmington avait expliqué qu’il aurait simplement souhaité faire
peur à Violet, menaçant de se suicider si elle ne revenait pas avec lui. Le coup
serait parti par accident, atteignant la femme au cœur. À l’époque, la malice était
présumée lorsque l’actus reus d’un homicide était prouvé. Le juge de première
instance instruit le jury sur cette présomption de malice78. Le jury déclare
Woolmington coupable de meurtre prémédité. Il est condamné à mort.
72. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England: in four books, vol 2,
Philadelphia, JB Lippincott Company, 1894, à la p 357.
73. Stumer, supra note 67 aux pp 3-4.
74. 4 F & F 383 (1865) tel que cité dans Stumer, supra note 67 à la p 5, n 23.
75. Stumer, supra note 67 aux pp 5-7.
76. R v Burdett, 4 B & Ald 95 (1820) à la p 122, tel que cité dans Stumer, supra note 67 à
la p 6.
77. [1935] UKHL 1 [Woolmington]. Voir Stumer, supra note 67 aux pp 5-7.
78. Le juge Swift explique au jury : « In every charge of murder, the fact of the killing
being first proved, all the circumstances of accident, necessity, or infirmity are to be
satisfactorily proved by the prisoner, unless they arise out of the evidence produced
against him: for the law will presume the fact to have been founded in malice until
contrary appeareth. », tel que rapporté dans Woolmington, supra note 77. Voir aussi
James C Morton et Scott C Hutchison, The Presumption of Innocence, Toronto, Carswell,
1987, à la p 1.
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Coffin v US 84, la Cour suprême des États-Unis explique que la présomption d’inno-
cence est en quelque sorte une preuve fictive créée par le droit en faveur de
l’accusé :
[T]his presumption is an instrument of proof created by the law in favor of
one accused whereby his innocence is established until sufficient evidence
is introduced to overcome the proof which the law has created . . . the
presumption of innocence is evidence in favor of the accused introduced
by the law in his behalf 85.
La jurisprudence états-unienne enseigne que la présomption d’innocence ne
trouve application qu’au procès et qu’elle ne doit être respectée que par la ou
le juge, ou le jury86. Elle ne s’applique pas, par exemple, lors de l’enquête sur
cautionnement87.
84. La Cour suprême du Canada a déjà cité cet arrêt avec approbation dans R c Appleby,
[1972] RCS 303 à la p 317. Un passage qu’elle reprend dans Dubois c La Reine, [1985]
2 RCS 350 au para 10 ; R c Oakes, [1986] 1 RCS 103 au para 36 [Oakes] ; Thomson
Newspapers Ltd c Canada (Directeur des enquêtes et recherches, commission sur les
pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 RCS 425 ; R c Noble, [1997] 1 RCS 874
au para 32.
85. Coffin, supra note 66 aux pp 459-60.
86. Larry Laudan, Truth, Error, and Criminal Law: An Essay in Legal Epistemology,
Cambridge, Cambridge University Press, 2006, à la p 93 ; François Quintard-Morénas,
« The Presumption of Innocence in the French and Anglo-American Legal Traditions »
(2010) 58:1 American Journal of Comparative Law 107 aux pp 141–49.
87. Bell v Wolfish, 441 US 520 (1979), aux pp 532–533, où la Cour indique :
Our fundamental disagreement with the Court of Appeals is that we fail to find a
source in the Constitution for its ‘‘compelling necessity’’ standard. Both the Court of
Appeals and the District Court seem to have relied on the ‘‘presumption of innocence’’
as the source of the detainee’s substantive right to be free from conditions of con-
finement that are not justified by compelling necessity. [. . .] But the presumption of
innocence provides no support for such a rule.
The presumption of innocence is a doctrine that allocates the burden of proof in
criminal trials; it also may serve as an admonishment to the jury to judge an accused’s
guilt or innocence solely on the evidence adduced at trial, and not on the basis of
suspicions that may arise from the fact of his arrest, indictment, or custody, or from
other matters not introduced as proof at trial. [. . .] It is
‘‘an inaccurate, shorthand description of the right of the accused to ‘remain in-
active and secure, until the prosecution has taken up its burden and produced evidence
and effected persuasion; . . . ‘an ‘assumption’ that is indulged in the absence of con-
trary evidence.’’
[. . .] Without question, the presumption of innocence plays an important role in our
criminal justice system. [. . .] But it has no application to a determination of the rights
of a pretrial detainee during confinement before his trial has even begun. [notes
omises].
Pour une discussion sur le sujet, voir Laudan, supra note 86 aux pp 93–96.
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88. Voir notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, France,
art 9 <https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-
de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789> ; Constitution of the Republic of South Africa,
no 108 de 1996 mod par Constitution Amendment Act, no 17 de 2012, art 35(3)(h) ; la
Constitution de la République islamique d’Iran, art 37 ; Constitution de la Fédération
de Russie, 12 décembre 1993, art 49 <http://www.venice.coe.int/webforms/documents/
default.aspx?pdffile=CDL(2003)018-f >.
89. Voir notamment Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre
1966, 999 RTNU 171 art 14(2) (entrée en vigueur : 23 mars 1976) ; Déclaration uni-
verselle des droits de l’Homme, Rés AG 217A (III) A, Doc off AG NU, 3e sess, supp
no 1, Doc NU A/810 (1948) art 11(1).
90. Voir notamment Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998,
A/CONF.183/9, art 66 (entrée en vigueur : 1 juillet 2002).
91. SC 1960, c 44, art 2(f ).
92. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982
sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 11(d).
93. R c Pearson, [1992] 3 RCS 665 à la p 685 et suivantes ; R c Morales, [1992] 3 RCS
711 à la p 748.
422 Lessard CJWL/RFD
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W. Cleary suggère même que le nombre total d’erreurs judiciaires est plus impor-
tant maintenant que ce qu’il serait s’il n’y avait pas le standard de la preuve hors de
tout doute raisonnable101. Comme le souligne lui-même le juge du procès de Jian
Ghomeshi, lorsqu’un accusé est déclaré non-coupable, cela ne signifie pas que les
événements ne se sont pas produits, mais plutôt que la poursuite n’a pas réussi à
démontrer sa culpabilité sur la base d’une preuve hors de tout doute raisonnable102.
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle d’un verdict de « non-culpabilité »
plutôt que d’un verdict « d’innocence ». L’accusé est présumé innocent, mais cela
ne signifie pas nécessairement que l’on s’inquiète de véritablement prouver son
innocence. Dans Truth, Error, and Criminal Law, Larry Laudan nous invite à
distinguer entre deux types d’innocence : une innocence matérielle, correspondant
à la réalité, et une innocence procédurale, déterminée par l’issue du procès103.
Lorsqu’un accusé est déclaré non-coupable, donc qu’il demeure présumé innocent
à l’issue de son procès, cela ne signifie pas nécessairement qu’il est matériellement,
réellement innocent, mais seulement qu’il est procéduralement innocent. Il est
possible qu’il ait commis le crime, mais que la preuve présentée au procès soit
insuffisante pour démontrer sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cela
peut s’expliquer, par exemple, par la faible force probante des éléments de preuve
colligés par l’État ou encore par le rejet de certains éléments de preuve en raison
de l’illégalité de leur recueillement. Comme le souligne Michel Van de Kerchove,
la vérité est en quelque sorte « sacrifiée » au profit d’objectifs jugés supérieurs
tels que la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, contre
l’extorsion d’aveux, contre les délais déraisonnables, contre la violation du droit à
l’avocate ou l’avocat, etc.104
Au-delà des trois composantes traditionnelles de la présomption d’innocence qui
gouvernent le standard de preuve, le fardeau de preuve et l’équité procédurale, bon
nombre d’autorités reconnaissent à la présomption d’innocence un aspect réputa-
tionnel. En décrivant les bienfaits de la présomption d’innocence dans R c Oakes,
la Cour suprême rappelle que l’opprobre sociale accompagne les condamnations
criminelles :
La présomption d’innocence est un principe consacré qui se trouve au
cœur même du droit criminel. Bien qu’elle soit expressément garantie
par l’al. 11d) de la Charte, la présomption d’innocence relève et fait partie
intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité
101. Edward W Cleary, McCormick on Evidence, 3e éd, St Paul, West Publishing, 1984 à la
p 962.
102. R v Ghomeshi, supra note 8 au para 140 : « My conclusion that the evidence in this
case raises a reasonable doubt is not the same as deciding in any positive way that
these events never happened. »
103. Laudan, supra note 86 aux pp 89–104.
104. Michel Van de Kerchove, « La vérité judiciaire : quelle vérité, rien que la vérité, toute
la vérité? » (2000) 24:1 Déviance et Société 95 aux pp 95–101.
424 Lessard CJWL/RFD
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but a normative principle, a central pillar of the rule of law that puts protective
distance between government and citizens. The presumption of innocence is not a
statement of probability but a statement of political conviction ».
Il est vrai qu’en France le droit à la présomption d’innocence est interprété de
manière beaucoup plus large que dans la tradition de common law, voir François
Quintard-Morénas, « The Presumption of Innocence in the French and Anglo-American
Legal Traditions » (2010) 58:1 American Journal of Comparative Law 107 aux
pp 140–41. Depuis 1993, l’article 9-1 du Code civil de France prévoit un droit civil à
la présomption d’innocence, voir art 9-1 C civ :
Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence.
Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement
comme étant coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judi-
ciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi,
prescrire toutes mesures, telles que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un
communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, et ce
aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte.
Cependant, la consécration, par certaines juridictions, du droit à la présomption
d’innocence comme un droit civil à la réputation pouvant donner lieu à une injonction
et une indemnisation ne remet pas en cause pas l’objectif de ma réflexion qui porte
sur l’utilisation d’un argument légaliste utilisé dans l’espace public pour réduire les
victimes au silence. Afin de démonter l’argument légaliste, j’explique en quoi le droit
sur lequel cet argument se fonde, soit la présomption d’innocence telle que comprise
dans notre juridiction de common law, n’a pas été interprété de la manière dont il est
utilisé dans le débat public, qu’il y a une mécompréhension, ou peut-être même une
incompréhension, de ce qu’est la présomption d’innocence telle qu’interprétée par
les autorités de common law et qu’appliquée par nos tribunaux. Une fois l’argument
légaliste démonté, il demeure possible de débattre, sur le plan moral cette fois, de
l’opportunité de faire bénéficier ou non toutes les personnes accusées de crimes d’un
droit aussi large que celui prévu à l’article 9-1 du Code civil français. Ce débat, qui
s’intéresse plus à la dimension morale que juridique de la question, demanderait la
rédaction d’un tout autre texte.
426 Lessard CJWL/RFD
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processus lui-même, mais elle n’aura que peu d’effet dans le contexte plus
large de la société. D’ailleurs beaucoup ne reconnaissent la présomption
d’innocence que du bout des lèvres. Le germe du doute quant à l’intégrité
et à la conduite de l’accusé aura été planté vis-à-vis de sa famille, de ses
amis et de ses collègues. Les répercussions et perturbations varieront en
intensité d’un cas à l’autre, mais inévitablement elles se produiront; elles
font partie de la dure réalité du processus de la justice criminelle [accent
ajouté]107.
Par ailleurs, le droit à la présomption d’innocence ne vise pas non plus à
empêcher un tribunal de conclure qu’une personne a commis un crime à moins
d’en être convaincu hors de tout doute raisonnable. En effet, le droit à la présomp-
tion d’innocence ne trouve pas d’application dans les procédures civiles alors
qu’elles peuvent se solder par un jugement déclarant qu’une personne a commis
une agression sexuelle108. Un tribunal peut conclure de la sorte lorsque, par exemple,
une victime poursuit son agresseur afin d’être indemnisée financièrement pour
le préjudice subi109. Le standard de la preuve hors de tout doute raisonnable ne
s’applique pas, puisqu’il s’agit d’un recours civil ; aucune peine d’emprisonnement
n’est en jeu. La preuve de la commission de l’agression sexuelle pourra se faire en
conformité avec le standard de prépondérance des probabilités, un standard de
preuve bien moins élevé. Il est alors plus facile de faire reconnaı̂tre par un tribunal
que l’agression sexuelle s’est produite.
Le droit civil prévoit tout de même un droit à la réputation qui peut être protégé
par un recours en diffamation, mais il s’agit d’un concept juridique dont les assises
et les composantes sont très différentes du droit à la présomption d’innocence. Au-
delà de la distinction juridique, il faut bien comprendre, aux fins de ce texte, que
l’impact argumentatif est très différent lorsque l’on invoque dans l’espace publique
la présomption d’innocence d’une personne plutôt que son droit à la réputation.
L’argument de la protection de la présomption d’innocence tire avec lui tout un
107. Mills c La Reine, [1986] 1 RCS 863 au para 146 (notons que juge Lamer écrit pour la
dissidence, mais il n’est pas contredit sur ce point).
108. Art 2805 CcQ (dans les causes civiles, il n’existe qu’une présomption que les parties
ont agi de bonne foi).
109. Pour plus d’information, voir notamment Louise Langevin, Nathalie Des Rosiers et
Marie-Pier Nadeau, L’indemnisation des victimes de violence sexuelle et conjugale, 2e
éd, Cowansville, Yvon Blais, 2012 ; Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La
responsabilité civile, 7e éd, Cowansville, Yvon Blais, 2007 aux pp 895–920.
Notons que le processus pénal tend à déposséder les victimes de leur conflit, voir
à cet effet Nils Christie, « Conflicts as Property » (1977) 17:1 British Journal of
Criminology 1. Une fois que les forces policières et que la Directrice ou le Directeur
des poursuites criminelles et pénales s’emparent d’une cause, le débat juridique con-
cerne l’État et l’accusée ou accusé. La victime n’est qu’une témoin. Les recours civils
permettent de redonner aux victimes un certain contrôle de leur conflit.
Vol. 29 2017 427
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110. R c Schwartz, [1988] 2 RCS 443 à la p 462 ( juge en chef Dickson, dissident mais non
contredit sur ce point).
111. FH c McDougall, 2008 CSC 53 au para 42.
112. Peter Ramsay, « Democratic Limits to Preventive Criminal Law » dans Andrew
Ashworth, Lucia Zedner et Patrick Tomlin, dir, Prevention and Limits of the Criminal
Law, Oxford, Oxford University Press, 2013, 213 à la p 227. Malcom Thorburn va
jusqu’à affirmer que la présomption d’innocence est essentielle à la division des
pouvoirs entre le judiciaire et le politique (voir ibid.). Le juge en chef Dickson, pour
la dissidence, mais non contredit sur ce point, a même affirmé que « la présomption
d’innocence est [. . .] la manifestation d’un engagement social envers la justice et de
l’indication d’une sensibilité envers la tyrannie possible de l’État » dans R c Holmes,
[1988] 1 RCS 914 au para 37.
428 Lessard CJWL/RFD
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Conclusion
113. Pour être plus précis, voir R c Starr, 2000 CSC 40 au para 242 (la majorité de la Cour
suprême reprend l’explication du juge Twaddle de la Cour d’appel du Manitoba : « Si
les normes de preuve étaient inscrites sur un étalon de mesure, la preuve ‘‘hors de tout
doute raisonnable’’ se situerait beaucoup plus près de la ‘‘certitude absolue’’ que de la
‘‘prépondérance des probabilités’’ »). R c Layton, 2009 CSC 36 au para 50 (la Cour va
encore en ce sens).
114. R c Lifchus, [1997] 3 RCS 320 au para 27.
115. Voir par ex R c Pearson, supra note 93 à la p 685 (en exigeant par exemple qu’une
personne ait des motifs raisonnables avant de procéder à une arrestation).
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signifie pas que l’événement ne se soit pas produit, mais plutôt que l’État n’a pas
prouvé sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Comprenant maintenant plus
clairement le concept juridique de la présomption d’innocence, replaçons-nous
dans le débat public afin de réconcilier le droit à la présomption d’innocence avec
la nécessité que les victimes dénoncent leur agresseur.
Michaël Lessard est avocat, diplômé en droit de l’Université McGill. Ses travaux
portent principalement sur le sexisme linguistique et le traitement des victimes
d’agressions sexuelles. Il s’intéresse aussi plus largement aux enjeux entourant le
droit des familles et le droit des personnes. Il a, avec Suzanne Zaccour, corédigé
l’ouvrage Grammaire non sexiste de la langue française. Le masculin ne l’emporte
plus ! (M éditeur, 2017) et codirigé le Dictionnaire critique du sexisme linguistique
(Somme Toute, 2017). En outre, il anime la baladoémission Avenir d’idées et
collabore à la maison d’édition d’œuvres poétiques Omri.