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MARXISME MAGIQUE

entretien avec Avery Gordon


Entretien réalisé par et traduit de l’américa Caroline Collard

Association Vacarme | « Vacarme »

2014/4 N° 69 | pages 141 à 171


ISSN 1253-2479
ISBN 9782350960982
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marxisme magique
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entretien avec Avery Gordon

Avery Gordon est professeure de sociologie à


l’Université de Californie, Santa Barbara. Elle
s’intéresse à la pensée et à la pratique « radicales ».
C’est dans cette optique qu’elle a écrit sur la prison,
la guerre et les formes de « dépossession ». Ces
thèmes constituent la substance de son principal
ouvrage : Ghostly Matters: Haunting and the
Sociological Imagination (« Matières spectrales :
hantise et imagination sociologique », University
of Minnesota Press, 1997). Représentante d’une
sociologie vigoureusement engagée, Avery Gordon
utilise la hantise dans le domaine de l’art et de la
politique. En 2012, elle a réalisé en collaboration
avec Ines Schaber à Berlin un travail pour la grande
exposition d’art contemporain dOCUMENTA (13) :
Notes for the Breitenau Room of The Workhouse
– A Project (Ines Schaber, Avery Gordon). Depuis
1997, elle est également responsable d’une émission
politique hebdomadaire radiophonique sur KCSB
91.9 FM Santa Barbara. Elle est enfin conservatrice
des archives Hawthorne, qui enregistrent l’activité
d’un groupe de fugitifs, sécessionnistes et
in-différents formant des zones et des implantations
« autonomes » [www.averygordon.net].

Entretien réalisé et traduit de l’américain par Caroline Callard


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/ 143 Cahier Avery Gordon

Pourriez-vous tout d’abord présenter la façon dont


vous définissez la hantise, en quoi ce concept relève
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pour vous d’une approche sociologique ?


La hantise (haunting) désigne le langage et la forme
expérimentale par lesquels j’ai essayé de com-
prendre la rencontre entre une force organisée et
un système de signes. La hantise est ce qui altère
l’expérience d’un vécu linéaire, déforme la façon
dont nous séparons et séquençons habituellement
le passé, le présent et le futur. Ces spectres, ou
fantômes, apparaissent lorsque le trouble qu’ils
représentent et dont ils sont le symptôme ne peut
plus longtemps être contenu, réprimé ou bloqué.
Tel que je le conçois, le fantôme n’est ni l’invi-
sible, ni l’inconnu, pas plus que cet autre nom de
la déconstruction tel qu’on peut le trouver chez
Derrida, pour lequel le fantôme et le revenant sont
des figures de la « trace », de ce qui reste quand il n’y
a plus rien ou qui n’est pas encore. Toute l’essence
– si l’on peut employer ce mot – du fantôme est
qu’il possède une présence réelle, qu’il réclame
son dû et exige votre attention. Ce que j’ai essayé
de suggérer, c’est que l’apparition des spectres est
la façon dont nous nous voyons notifier que ce qui
a été supprimé ou détruit est tout à fait vivant et
présent, et qu’elle vient nous perturber en interfé-
rant précisément avec les formes de refoulement
ou de répression immanquablement incomplètes,
qui sont sans cesse dirigées contre nous-mêmes.
La hantise intéresse la sociologie parce qu’elle
enregistre la peine infligée ou la perte provoquée
par une violence sociale en tant qu’elle est niée par
les pouvoirs : soit parce qu’elle est déclarée dépassée,
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résolue, alors que ses effets sont toujours au travail


(c’est le cas de l’esclavage par exemple), soit parce
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qu’elle est niée (c’est le cas de certaines formes de


travail particulièrement aliénants). Cette négation
de l’individu ou du groupe peut prendre des formes
diverses : elle peut être l’œuvre d’une organisation
politique (apartheid), d’un système économique
(SDF, « travailleurs pauvres »), d’une opération juri-
dique (sans papiers, privation des droits civiques),
etc. On peut l’observer à l’échelle de productions
très diverses, qu’elles soient immatérielles, telle
que la construction historiographique, ou très
concrètes, comme dans le système carcéral. La
fécondité d’un tel concept ne fait pas de doute.
J’en veux pour preuve le récent ouvrage de Colin
Dayan The Law is a White Dog (« La loi est un chien
blanc », 2011). Après avoir longtemps travaillé en
Haïti, celle-ci a examiné la façon dont les gens
étaient rendus étrangers à eux-mêmes par des
rituels légaux de dépossession sous couvert de droit
de propriété, de justice ou de sécurité. La figure
du zombie lui permet de retracer la généalogie de
certaines formes de non-liberté – esclavage, colo-
nisation, captivité, confinement/emprisonnement,
mort civile et sociale – en dessinant les chemins
de la modernité atlantique pour constituer ce que
l’on pourrait appeler un matérialisme historique
spiritualiste. Si l’on commence par Haïti, cela fait
sens, et ne peut plus être dissocié de l’histoire d’une
résistance capable d’ébranler le fétiche dominateur
de la figure spectrale à l’œil aveugle, errant sans
but dans un monde auquel il n’appartient plus.
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Enfin, dernier point important : la hantise,


contrairement au trauma, est caractéristique en
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ce qu’elle produit un « quelque-chose qui-doit-être-


fait » (a something-to-be-done). Il s’agit d’un état
socio-politico-psychologique dans lequel quelque
chose d’autre, ou quelque chose de différent d’avant,
exprime le sentiment d’un devoir et suscite l’ur-
gence d’une chose à faire. C’est à ce niveau qu’ap-
paraît l’intérêt sociologique et politique du spectre :
c’est un acteur/agent impérieux du monde social.

« La hantise enregistre la peine


infligée ou la perte provoquée
par une violence sociale en tant
qu’elle est niée par les pouvoirs. »

Quels sont les objets que la hantise vous a permis de


penser dans Ghostly matters (« matières spectrales ») ?
Le problème, trop ambitieux, qui m’a occupé
dans Ghostly Matters était de comprendre et de
décrire de manière claire certaines des façons par
lesquelles des formes modernes de dépossession,
d’exploitation ou de répression influencent concrè-
tement les vies des personnes les plus affectées par
elles et modifient également nos conditions de vie
communes. Il fallait tenter de poser la question
en termes de « capitalisme racial » et saisir le rôle
déterminant du monopole militaire de la violence
d’État. Les deux principales études de cas du livre
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concernent l’esclavage transatlantique d’une part, la


répression politique et la terreur d’État du cône sud
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de l’Amérique Latine dans les années 1970 de l’autre.


La terreur militaire qui a régné en Argentine de
1976 à 1983 présente le cas archétypal d’une vio-
lence fondée sur la disparition des opposants (les
estimations parlent de 30 000 à 10 000 victimes
de la répression, majoritairement des « disparus »).
Des lois interdisent alors à la population de parler
des disparus. La question de la hantise permet de
mieux cerner ce qu’est réellement la « disparition »,
qui ne se résume pas, comme le montre l’interdit
posé sur sa formulation, à une euphémisation
de la torture et de la mort. L’exercice du pouvoir
par le biais de la disparition suppose de contrôler
l’imagination, la signification de la mort, la créa-
tion de nouvelles identités, l’apparition d’ennemis
fantômes, et enfin de hanter la population en la
soumettant à la volonté d’État. Le cas argentin
permet de saisir le déploiement inouï des expres-
sions multiples de la hantise : pratique des interro-
gatoires ; rapports qu’entretient le régime de 1976
et la société de « hantés » qu’elle produit avec des
champs tels que la photographie ou la psychana-
lyse ; mouvement des mères de la Place de Mai...
dont les effets se font saisir de nos jours avec force.
Ghostly Matters suggère aussi que c’est à partir de
la reconnaissance de sa condition « hantée » que
la société argentine peut espérer pouvoir affronter
ses fantômes et leur donner ce qu’ils réclament.
Le second cas que j’étudie est celui de l’héritage
de l’esclavage racial aux États Unis et du projet
inachevé de ce qu’on a appelé la « Reconstruction ».
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La Proclamation d’émancipation de 1862 et la


« Reconstruction » (1863-1877) qui a suivi la guerre
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de Sécession ont échoué politiquement, sociale-


ment, économiquement. Nous vivons aujourd’hui
les conséquences du divorce qui s’est alors opéré
entre droit juridique et liberté objective. La
« Reconstruction » ne fut rien d’autre que l’ad-
hésion à une entreprise moderne, capitaliste et
raciale. La hantise est le résultat d’une histoire où,
dès l’origine, un système esclavagiste a rencontré
l’essor du capitalisme de marché. Ghostly Matters
s’intéresse à la date de 1873, comme point d’obser-
vation crucial de ces mécanismes.
Mes outils d’analyse ont pour matrice le
marxisme dans lequel j’ai été formée, et avec lequel
j’ai toujours conservé une certaine affinité, même si
c’est un marxisme peut-être plus proche de ce que
l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano nomme
dans The Book of Embraces (1992), partiellement
par plaisanterie, le marxisme magique (Magical
marxism) et dans lequel trois moitiés – raison, pas-
sions et mystère – excèdent le tout. J’ai conservé une
proximité significative avec la tradition marxiste,
celle du marxisme anglais en particulier (William
Morris, E.P. Thompson, Raymond Williams, John
Berger) mais comme nombre d’entre eux, j’ai dû
fausser compagnie à l’orthodoxie marxiste et à
son réductionnisme, surtout en raison de son
refus persistant d’accepter le fait du capitalisme
racial. Le fait de tenir le racisme pour un problème
mineur, c’est cela plus que tout autre chose qui a
déterminé la façon dont je me suis éloignée du
marxisme. Dans ce cheminement, le travail de
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I walked with a zombie, film de Jacques Tourneur, 1943.


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« Le spectre est un acteur


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impérieux du monde social. »

Cedric J. Robinson a été déterminant. Dans son


maître ouvrage, Black Marxism: The Making of
the Black Radical Tradition, il expose très bien les
erreurs de compréhension du marxisme du point
de vue la tradition radicale noire (Black Radical
Tradition), ce qu’il désigne comme sa « totalité
ontologique ». C’est l’intelligence et la générosité
de ce nouveau regard, restitué par Robinson, qui a
contribué à guider Ghostly Matters et qui demeure,
toujours, un guide.

hantise, sociologie, littérature

Ghostly matters élabore ses analyses sur la base de fic-


tions littéraires – celles de Toni Morrison et de Luisa
Valenzuela. La réflexion suit la trame d’un roman
précis et tisse un commentaire où s’entrelacent le
déroulement de la fiction et les sources historiques
(journaux, pièces judiciaires, rapports d’enquête). Au
contact de la fiction et des sources se tient la figure
dialectique de la hantise. En cela l’ouvrage confère
à la littérature une dignité épistémologique typique
d’une French Theory très américaine. Quels rap-
ports Ghostly Matters entretient-il avec la littérature,
comme corpus et comme forme ?
Le problème méthodologique dont je suis partie
était : quelle méthode utiliser pour faire apparaître
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le mélange complexe de force et de signification à


l’œuvre au sein d’une vie sociale définie par des
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conditions telles que l’esclavage, la migration forcée,


la violence d’État, l’extrême pauvreté, la guerre, la
dépossession, l’occupation, etc ? S’il est vrai que la
hantise est une dimension de la vie sociale, com-
ment les sociologues devraient-ils l’étudier, et au
moyen de quelle langue ? Quelle sorte de réalité
autorise la présence des fantômes ? Le constat le
plus évident de Ghostly Matters est que les caté-
gories désincarnées, les notions étroites issues du
visible et de l’empirique, les règles savantes de la
distanciation et du contrôle ne nous aident pas à
développer une compréhension aiguisée de « l’hu-
manité dans des conditions de déshumanisation »
– comme l’écrit Michael Taussig, dont l’influence
sur le livre et sur ma pensée a également été très
grande. Ghostly Matters était, comme je le suis
toujours et peut-être encore davantage, intéressée
par l’écriture, par le fait de trouver un langage ou
une terminologie capables de représenter ces com-
plexités – le livre traite du problème de la représen-
tation, esthétique et politique, en l’entremêlant à la
démonstration. Je me suis tournée vers les œuvres
de Toni Morrison et Luisa Valenzuela car elles fai-
saient ce que nulle science sociale ou sociologie ne
semblait capable de faire et ne semblait pas même
vouloir faire : ces écrivaines voient ce que personne
avant elles n’avait vu et qui pourtant était là, les

1. Littéralement « Comme à la guerre », Buenos Aires, Editorial


Sudamericana, 1977. Aucun des ouvrages de L. Valenzuela, pourtant
traduite dans de nombreuses langues, n’est disponible en français.
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fantômes. Non seulement elles les voient, mais


elles en donnent le modus operandi.
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Comme d’autres auteures sud américaines,


Luisa Valenzuela, qui est argentine, s’intéresse
aux liens de répression politique et sexuelle qui
unissent le bourreau, le ravisseur militaire, et sa
captive – il s’agit le plus souvent d’une femme. Ses
romans dévoilent l’adhésion de la classe moyenne
à la répression, sa complicité durant les années
de la terreur, pendant laquelle une « sale guerre »
jamais déclarée a été néanmoins menée. Mais la
voie empruntée est à l’opposé d’un quelconque
réalisme documentaire ou testimonial, bien au
contraire : ses romans adoptent une forme allé-
gorique, fragmentaire et narrativement « incohé-
rente ». Le caractère déconstruit et déstabilisant
de la forme narrative permet de toucher la dimen-
sion phénoménale, expérimentale de la rencontre
avec les fantômes. Le troisième chapitre de Ghostly
matters suit la trame de Como en la guerra1, et son
commentaire sert de point d’appui à l’étude de la
hantise telle qu’elle opère dans toute l’histoire de
l’Argentine. La fiction s’élève précisément là où
le silence a été imposé par la dictature, comme
par les opérations de « réparation » menées par les
régimes suivants. La fiction prend appui sur les
enquêtes minutieuses indispensables, menées par
les institutions telles qu’Amnesty International
ou la CONADEP (Commission Nationale sur la
Disparition des Personnes, établie par le gouverne-
ment démocratique de Raúl R. Alfonsín), mais en
même temps, elle donne à voir ce que ces enquêtes
échouent à observer. Elle s’enroule enfin autour
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de l’histoire de fantômes qu’est l’histoire de l’Ar-


gentine coloniale, faite d’Indiens, d’esprits, et de
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colonisateurs cannibales. La fin du roman suggère


que la hantise n’a pas qu’une seule signification ter-
rorisante, qu’elle ouvre aussi la perspective d’une
rencontre avec les fantômes, la possibilité pour le
protagoniste, représentant de la classe moyenne
complice, de les affronter et de leur donner ce qu’ils
réclament. Cette rencontre effrayante et magique
peut être porteuse de libération.
En ce qui concerne Beloved de Toni Morrison,
je le tiens pour l’une des contributions les plus
significatives à la compréhension de la hantise.
Ce roman, inspiré de l’histoire vraie de Margaret
Garner, esclave noire qui tua sa fille un jour de
janvier 1856 plutôt que de la voir devenir esclave
à son tour, retrace l’histoire de Sethe, hantée par
le souvenir du bébé qu’elle a tué pour les mêmes
raisons, et qui un beau jour voit frapper à sa porte
une jeune femme qui en est le fantôme et en porte
le nom, Beloved. Le cadre du récit est la région de
l’Ohio de la fin du XIXe siècle, à la frontière des
États esclavagistes du Sud avec le Nord. Ce qui
intéresse Toni Morisson, ce n’est pas le temps de
l’événement lui même : son récit commence des
décennies plus tard, alors que l’esclavage est juri-
diquement aboli. Mais ce qu’elle montre, c’est que
« se libérer était une chose, réclamer la propriété sur
ce moi libéré en était une autre » : bien des années
après la « libération », les fantômes de l’esclavage
agissent avec puissance sur les vivants. D’autre
part, Sethe n’est pas la seule à être hantée par le
meurtre de son enfant, Beloved l’est également :
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« J’ai faussé compagnie à l’orthodoxie


marxiste en raison de son refus
d’accepter le fait du capitalisme racial. »

elle est le fantôme hanté par ce dont Sethe ne par-


vient pas à se souvenir. La hantise est l’instance
de médiation entre l’institution de l’esclavage et
l’individu, entre le contexte historique et le per-
sonnage, entre la mémoire et l’auteur, elle explique
ce qui fait lien entre l’événement – l’infanticide de
Margaret Garner – et la façon dont le souvenir de
l’événement « hante » à son tour Toni Morisson,
devenant de la sorte productrice d’œuvre. Mon
livre a cherché à déployer dans le champ de l’his-
toire et de la sociologie les virtualités de cette
découverte du roman de Toni Morisson.

On a parfois le sentiment qu’il y a deux concepts au


lieu d’un seul dans votre livre : la hantise et le spectre,
qui chacun délivrent des enseignements différents.
L’analyse de la hantise permettrait d’insister sur
l’expérience intérieure (un état animé par lequel
une violence sociale refoulée ou non résolue se fait
connaître), alors que le repérage des fantômes per-
mettrait d’insister sur la réalité objective, extérieure
du fantôme, présence réelle qui exige l’attention et
appelle à l’action. Ces deux concepts renvoient-ils
à une distinction historique, correspondant à des
usages différents, dans le temps et selon les contextes,
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de la spectralité, ou s’agit-il d’une distinction dans


la méthode selon laquelle on fait jouer le concept ?
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J’ai un peu de peine à répondre à cette question.


Vous avez identifié un glissement ou un flottement
dans le livre entre ces deux termes et vous en offrez
aussi une élégante résolution. Merci ! Mais je ne
crois pas que la distinction entre le fantôme et
la hantise soit historique ou méthodologique. Si
j’avais à poser la question en termes de définition,
je distinguerais entre la hantise comme effet et le
fantôme comme figure, une différence de forme et
d’échelle. Dans la hantise, des forces organisées et
des structures systémiques qui semblent éloignées
de nous dans le temps ou l’espace ont des impacts
perceptibles dans la vie quotidienne d’une manière
qui trouble à la fois nos capacités à analyser les
différences et les différences sociales elles-mêmes.
Nous pouvons appeler cet impact, fantôme. De
cette façon, le fantôme est le signe qu’une hantise
est en train de s’exercer, une forme par laquelle
quelque chose de perdu, d’à peine visible ou d’ap-
paremment absent se fait connaître à nous, de sa
manière étrange et troublante.
Mais dès que l’on commence à élaborer ou à
définir les choses ainsi, la distinction ne tient pas
et s’effondre sur elle même. Peut-être est-ce là le
point principal : les choses tombent en morceaux.
La hantise est un état affectif intense, dans lequel
la frontière entre le visible et l’invisible, le passé
et le présent, le véritable et le falsifié est instable.
Le langage de l’effet ou de la forme requiert la
contextualisation, non l’abstraction, de la même
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/ 155 Cahier Avery Gordon

façon que la source de l’instabilité requiert une


analyse précise.
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politique des spectres

Derrida écrit que, « dès qu’il y a du spectre, l’hospi-


talité et l’exclusion vont de pair. On n’est occupé par
les fantômes qu’en étant occupé à les exorciser, à les
mettre à la porte ». Que devrait être, selon vous, une
« bonne » politique des spectres ? Dans la fascination
de la pensée contemporaine pour les fantômes se
profile une dimension morale qui n’est pas exempte
de contradictions. Le spectre s’accompagne d’une
nouvelle forme d’injonction sacrée : il faut être hanté.
Le fantôme contemporain, ne dit plus, comme dans
Hamlet : « souviens toi de moi », mais : « souviens-toi
du fantôme que je suis », faisant signe vers un passé
auquel on intime de ne pas passer. À votre avis est-il
possible d’entretenir de bonnes relations – et si oui, à
quelles conditions – avec les fantômes, ou la hantise
est-elle indissociable d’un mécanisme de culpabili-
sation angoissant ?
La distinction que vous faites entre le souvenir
de soi, et le souvenir du fantôme qui est là, est
astucieuse et ouvre à un large champ d’interro-
gations. Cette distinction est semblable à celle
qui existe entre la hantise et le trauma, qui m’a
conduite à penser la spécificité de la notion de
hantise comme étant liée à un « quelque-chose-qui
doit-être-fait ». Beaucoup de gens traitent la hantise
comme étant plus ou moins identique au trauma.
Mais le trauma et le temps du trauma sont très
différents. Dans la conception ­psychanalytique
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classique, non ­seulement le trauma désaligne notre


perception du temps, on pourrait dire qu’il s’agit
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d’un désalignement de la temporalité de l’expé-


rience, puisqu’il est caractéristique du trauma
d’être éprouvé avec un temps de retard. C’est-
à-dire que c’est la répression de l’expérience de
l’horreur et du choc, et sa répétition ultérieure,
qui caractérisent le trauma, bloquant le temps,
de sorte qu’on éprouve le choc plus tard. Ainsi
que Freud et d’autres l’ont vu, une personne ou
une société traumatisée est coincée dans un passé
qui se répète dans un présent qui ne finit jamais.
Ainsi le trauma nous lie à quelque chose qui ne
peut être oublié ou pardonné. Il nous lie non à la
répétition de la mémoire d’un événement ou à une
expérience terrible, horrible ou choquante mais à
sa répression. La répétition d’un investissement
libidinal dans la répression est ce qui noue le futur
– autrement dit, ce qui vient après – au trauma : ce
qui ne finit jamais, ce qui ne peut finir. En ce sens,
le traumatisme est un état profondément régressif
et répressif, terrible pour les particuliers et les
sociétés, une condition fatale et aberrante parce
qu’interminable. Remember me always as a ghost.
Une scène de hantise peut tout à fait émerger d’un
trauma ou aboutir à ce dernier. Mais ce n’est pas iné-
vitable. Du moins dans la façon qui est la mienne de
la concevoir, la hantise est un état de surgissement :
le fantôme apparaît, portant les signes et les gages
d’une répression du passé ou d’un présent qui ne
fonctionne plus. Le fantôme demande votre atten-
tion. Le présent se met à osciller. Quelque chose
va arriver. Ce qui va arriver, bien sûr, n’est pas
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« Il est possible d’entretenir de bonnes


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relations avec les fantômes à partir du


moment où l’on veut bien faire le travail
nécessaire pour les laisser s’en aller. »

donné d’avance, mais quelque chose doit être fait.


Cet état de surgissement est, je pense, le moment
critique de l’analyse. Lorsque la répression de
fonctionne plus, le trouble qui en résulte crée des
conditions qui exigent une re-narrativisation. Que
se passe-t-il ? Comment a-t-on pu en arriver là ?
Qu’est ce que cela signifie ? Lorsque la répression
ne fonctionne plus, le trouble qui en résulte crée
des conditions qui invitent à l’action. Qu’est-ce que
je fais ? Peux-tu aider ? Cela va-t-il aller mieux ?
Remember me.
Le « quelque chose-qui-doit-être-fait » est une
façon de porter l’attention sur les conditions
culturelles, la nature du mouvement et du chan-
gement individuel et social. Par cette acception de
la hantise, j’ai cherché à déployer un vocabulaire
capable d’enregistrer la rencontre, dans le temps
historique, des forces organisées de l’ordre avec
un individu lésé, lorsque la conscience de cette
rencontre s’élève, hantant, forçant la confronta-
tion, faisant bifurquer passé et futur. J’ai pensé
qu’à partir de ce point de rencontre – par cette
gracieuse mais prudente reconnaissance des fan-
tômes – l’on pouvait concevoir les éléments d’une
pratique visant à éliminer peu à peu les conditions
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qui avaient créé la hantise. Pour moi il s’agit tant


d’une question personnelle qu’intellectuelle, et
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qui en tant qu’approche savante reflète mon désir


de chercher à savoir comment mettre un terme
à la souffrance, et pas seulement comment dia-
gnostiquer ou mesurer ou justifier ou observer
celle-ci. Peut-être cela fait-il de ma définition de
la hantise quelque chose d’entièrement intéressé,
mais cela permet également de mettre en lumière
le moment, le processus dans lequel le proche, le
« ce-qui-advient », émergent de la compréhension
que la répression est en train d’échouer, qu’elle n’est
pas inévitable, ni fatale, qu’elle n’est le destin de
personne, ce qui permet de l’affronter. Quelque
chose a été libéré, se trouve accessible et l’on tend
la main pour s’en emparer : ce mouvement est la clé.
Le « quelque-chose-qui-doit-être-fait » n’est jamais
donné par avance, mais peut être dirigé vers des
objectifs plus justes et plus pacifiques. La réponse
la plus simple à votre question sur la possibilité
d’entretenir de bonnes relations avec les fantômes
est donc : oui, à partir du moment où l’on veut bien
faire le travail nécessaire pour les laisser s’en aller.
Lorsque le fantôme apparaît, le mort ou le disparu
ou le perdu ou l’invisible réclament leur dû. Pour
entretenir de bonnes relations avec les fantômes il
est nécessaire de les traiter avec respect, de consi-
dérer leurs désirs (leur stratégie à notre encontre,
nous les vivants), et d’éviter de les abandonner ou
de les faire à nouveau disparaître de la scène de la
rencontre, ce qui repousse le problème. Toutefois,
il ne faut pas laisser le fantôme prendre les choses
en main, ce qui est un risque réel : le fantôme est
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impérieux et troublant. La rencontre avec le fan-


tôme doit être connectée au travail sur le présent,
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qui consiste en premier lieu à éliminer les condi-


tions qui produisent le fantôme. L’élimination de
ces conditions va également exorciser le fantôme,
ce que nous devons accepter comme étant de notre
responsabilité collective.

hantise et création

Les récentes expositions de Pierre Huygue à Beaubourg


et de Philippe Parreno au palais de Tokyo en 2013,
l’installation « Nouvelles histoires de fantômes » de
Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger d’après
l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, au début de l’an-
née, attestent la fécondité artistique de la hantise.
Vous-même avez travaillé avec des artistes sur les
images fantômes (avec Gary Simmons, à Kassel lors
de l’exposition dOCUMENTA (13). D’après vous, de
quelles créations sont aujourd’hui capables les fan-
tômes, avec qui et pour qui ?
Le vaste projet dOCUMENTA (13), que j’ai éla-
boré avec l’artiste berlinoise Ines Schaber, The
Workhouse : the Breitenau Room, tentait de relever
le défi de créer une histoire alternative à ce qui avait
été un monastère, une maison de travail, une prison
nazie et une maison de correction pour jeune fille
connue sous le nom de Breitenau, en partant du
présupposé que la prison enferme en elle des gens,
des savoirs et des pratiques qu’elle est chargée de
réduire au silence, de déligitimer ou de tuer. De cette
façon, la prison devient, contre sa vocation première,
une sorte d’erreur, l’archive d’un savoir subjugué qui
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la hante. Comment représenter ce savoir subjugué


en l’absence de documents d’archive ? C’était tout
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le problème : la forme de la réponse dépend des


exigences du contexte de l’installation artistique.
J’ai travaillé un certain temps à développer un voca-
bulaire pour un utopisme d’une nouvelle espèce,
dont l’histoire surgit de tout ce qui a été expurgé de
l’histoire conventionnelle de l’utopisme : esclaves en
fuite, pirates, hérétiques, vagabond, etc. Ce voca-
bulaire procède de ce qu’Ernst Bloch appelait « les
marges utopiques ». « Toute existence donnée et
l’être lui-même possèdent des marges utopiques
qui entourent l’actualité de possibilités objectives
réelles » écrit Ernst Bloch dans La philosophie du
futur. C’est une autre façon d’approcher le problème
de la hantise.
J’aimerais également citer deux autres artistes
que je trouve extrêmement doués pour traiter le
problème de la hantise et des fantômes dans les
contextes sociaux qui me préoccupent le plus. Le
premier est l’artiste belge Vincent Messen, dont la
série de projets en cours sur la colonisation fran-
çaise est d’une grande beauté et intelligence. Le
public français connaît peut-être son film, Vita
Nova (2009), dont le point de départ est la fameuse
photo de couverture d’un Paris Match de 1955 mon-
trant un enfant-soldat noir du Burkina Faso (Diouf
Birane) faisant le salut militaire. Vous vous sou-
venez peut-être que c’était cette même photo que
Roland Barthes avait utilisé pour déconstruire le
colonialisme français dans Mythologies. Le film
part à la recherche de Birane, en compagnie de
la figure de Roland Barthes, les plaçant tous deux
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en relation avec le passé colonial français, c’est un


film remarquable.
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Uriel Orlow, qui travaille à Londres, a récem-


ment achevé un projet de grande envergure intitulé
Unmade Film, une passionnante collection compo-
sée d’œuvres audio-visuelles et des trois éditions
d’un livre, qui concerne le village de Deir Yassin
ainsi que l’hôpital psychiatrique destiné aux souf-
frances des survivants de l’Holocauste, nommé Kfar
Sha’ul, qui a été construit sur les ruines du village,
après que celui-ci avait été ethniquement nettoyé par
le massacre de centaines de villageois palestiniens le
9 avril 1948. Avec différents collaborateurs, Orlow
entreprend de questionner le memoryscape de ce
lieu complexe et hanté où il venait rendre visite à
sa tante Edith lorsqu’il était enfant. Unmade Film
se présente comme une série de boîtes enfermant
l’histoire, qui ne restitue pas un récit unifié que
l’on pourrait saisir, mais s’appréhende comme les
éléments organisés d’une histoire dont la totalité
demeure fragmentée : elle doit être activée par un
spectateur invité non à répéter la rencontre, à la
mémoriser ou à en attester, mais à en faire quelque
chose de neuf.
Chacun de ces projets – et d’autres encore, tels
que Half Moon Files, du réalisateur berlinois Philip
Scheffner – trouve son mode de représentation
propre ; il n’existe pas de formule donnée d’avance.
Et ils suggèrent que c’est précisément des spécifi-
cités de chaque cas ou situation qu’émerge une
représentation formelle adéquate, qui constitue
elle-même un mode d’engagement muni de son
questionnement propre. Dans les deux cas de
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Messen et d’Orlow (et j’espère que c’est vrai dans


le mien également), il y a la volonté de s’emparer
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de problèmes historiques et éthiques tout en fai-


sant clairement et sans équivoque la différence
entre le fait de réduire au silence un passé histo-
rique – qu’il s’agisse de la colonisation française
ou de la Nakba – et celui de réduire au silence
une personne ou l’existence d’un peuple. Vita
Nova s’achève par ce constat : « Paris Match avait
enlevé à l’enfant de troupe sa mémoire mais pas
son existence ». Le meilleur travail, artistique ou
autre, entend les implications humaines et poli-
tiques de cette distinction. C’est la différence entre
la critique radicale et la critique radicale politi-
quement engagée. Pour citer l’anarchiste Chuck
Morse : « C’est la tâche de la critique radicale que
de mettre en lumière ce qui a été réprimé et exclu
des mécanismes de base d’un certain ordre social.
C’est la tâche de la critique radicale politiquement
engagée que de se ranger du côté des exclus et des
réprouvés : afin de développer un point de vue né
de la confrontation avec l’injustice, de nourrir
des cultures de résistance, et d’aider à définir les
moyens par lesquels la société peut s’ouvrir à toute
l’ampleur des potentialités humaines ». ■

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