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Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? (1809-2000)


Bruno Poucet

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Poucet Bruno. Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? (1809-2000) . In: Lycées, lycéens, lycéennes, deux siècles
d'histoire. Paris : Institut national de recherche pédagogique, 2005. pp. 285-300. (Bibliothèque de l'Histoire de l'Education, 28);

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Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? 285

QUELLE IDENTITÉ
POUR LES PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE ?

(1809-2000)

Bruno POUCET

De nombreux auteurs se sont intéressés à la manière dont se sont organisés


les professeurs de lycée : ils ont pris comme point de départ le syndicalisme des
fonctionnaires1. Ils ont ainsi montré comment peu à peu émerge la prise de cons¬
cience spécifique du métier de professeur. L'appartenance ancienne, dans les ly¬
cées, à la catégorie des fonctionnaires, en dessine des caractéristiques singulières
qui forgent un esprit de corps : formation initiale de haut niveau, recrutement
par concours, déroulement de carrière, soumission hiérarchique, peines discipli¬
naires, pension de retraite2.
En revanche, on s'est assez peu intéressé aux valeurs propres qui caractérisent
ces professions à haute valeur intellectuelle et qui définissent leur identité3. Ce
sera précisément l'objet des analyses du présent article. Centrer la réflexion sur
les contenus mêmes de l'enseignement permet d'articuler défense des intérêts
matériels, intellectuels et pédagogiques d'une profession. Or, il est apparu que les
professeurs de philosophie, grâce à la position particulière de leur enseignement

1. Jeanne Siwek-Pouydesseau, Le Syndicalisme des fonctionnaires jusqu'à la guerre froide, Lille, Presses
universitaires, 1989 ; André Robert, Le Syndicalisme des enseignants, Paris, La Documentation
française, coll. « Systèmes éducatifs », 1995 ; Paul Gerbod, « Associations et syndicalisme
universitaires de 1828 à 1928 », Le Mouvement social, n° 55, avril-juin 1966. On laisse ici de côté la
question des enseignants du secondaire privé ; voir Bruno Poucet, Entre l'Eglise et la République,
Paris, Éditions de l'Atelier, 1998.
2. Le statut général de la fonction publique de 1948 remanié en 1984 en est une forme
d'aboutissement administratif. L'expression « corps enseignant » se trouve utilisée pour la
première fois, dans un texte législatif, dans la loi du 10 mai 1806 « relative à la formation d'une
Université impériale et aux obligations particulières des membres du corps enseignant ».
3. À l'exception notable de Paul Gerbod, La Condition universitaire en France au XIXe siècle. Étude d'un
groupe
1880, Paris,
socio-professionnel
PUF, 1965. : professeurs et administrateurs de l'enseignement secondaire public de '1842 à
286 Bruno POUCET

dans la dernière classe des lycées, pouvaient offrir un champ d'investigation in


ressant.
Les professeurs de philosophie constituent un élément de l'Université. R
d'original, à vrai dire, si l'on considère que la notion même de corps enseign
est synonyme d'Université, cette corporation imitée de l'université de l'Anc
Régime1, corporation qui s'autoadministre et s'autodiscipline. Tout profess
est membre du corps enseignant, les professeurs de philosophie, comme
autres2. Certes. Toutefois, il nous semble que les professeurs de philosop
possèdent une spécificité qui fait d'eux un groupe de professeurs as
étroitement ordonné par leur discipline d'enseignement. Ce groupe dispose
ses codes, de ses rites et de ses références idéologiques, d'un rapport as
particulier à la discipline scolaire. C'est cet ordonnancement, constitutif d'u
identité professionnelle, que nous allons interroger.

A la recherche d'une identité : 1809-1860

La période qui prend fin avec l'avènement des républicains au pouvoir


1879 se caractérise par une longue quête de reconnaissance de la part
professeurs de philosophie et l'affirmation progressive d'une identité. En effet
l'enseignement de la philosophie apparaît sous ce vocable dans le règlement
19 septembre 1809 sur l'enseignement dans les lycées, les professeurs
philosophie ne commencent à s'affirmer réellement - au moins au niveau d
structuration professionnelle - qu'en 1830, date à partir de laquelle est organ
chaque année un concours d'agrégation de philosophie.

Les enseignants de philosophie entre sensualisme et éclectisme

En 1802, lors de la création des lycées, il est prévu un enseignement de logi


et de morale d'une durée d'une année3. Toutefois, dans l'arrêté du 10 décem
1802 concernant l'organisation de l'enseignement dans les lycées, il est précis
l'article 1 que les enseignements essentiels seront le latin et les mathématiqu
à dire vrai, avec les belles lettres, ce sont les seuls enseignements qui ont été
pensés dans les lycées jusqu'en 18094. En revanche, dans le règlement sur l'ens
gnement dans les lycées du 19 septembre 1809, est créé un enseignement

1.
2. Dominique
septembre
Loi
portant
du 10organisation
mai
1981,
Julia
1806
«p.La71-86.
relative
naissance
de l'Université.
à ladu
formation
corpsPhilippe
professoral
d'une
Savoie,
université
», Actes
Les de
Enseignants
impériale
la recherche
etduen
décret
secondaire.
sciences
du sociales,
17 Le
mars
corp
n1

métier -, les carrières, Textes officiels, t. 4 : 1802-1 91 4, Paris, INRP/Économica, 2000, p. 110 et 11
3. Loi générale sur l'instruction publique du 11 floréal an X, article 10.
4. Avant 1802, à Paris, au Prytanée et à Saint-Cyr un enseignement de philosophie est dispen
après 1802, on trouve, à Paris, un enseignement de physique, chimie, sciences naturelles, voir
langues vivantes. En revanche, le collège irlandais organise un enseignement de philosophie :
l'abbé Burnier-Fontanel qui officie, celui-là même qui rédigera en 1823 le premier program
Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? 28 7

philosophie que prend en charge un professeur spécifique. Cet enseignement


n'est, en réalité, pas très répandu puisque seuls les chefs lieux d'académie où s'ou¬
vrent les lycées de « plein exercice » et les lycées de Paris disposeront d'une chaire
de philosophie et d'une chaire de mathématiques transcendantes : l'enseignement
de la philosophie, lorsqu'il existe, apparaît ainsi comme un appendice de l'ensei¬
gnement des humanités. En revanche, les professeurs de philosophie sont classés
au sommet de la hiérarchie puisque, comme leurs collègues de mathématiques
transcendantes et de rhétorique, ils sont professeurs de premier ordre1. Ils sont
donc parmi les mieux rémunérés des professeurs de lycée et parmi ceux qui ont la
charge horaire la plus réduite, avec huit heures de cours hebdomadaire.
Ce passage d'un contenu d'enseignement à un autre s'explique par des rai¬
sons qui n'ont rien de scolaire mais qui sont structurelles et philosophiques. Le
professeur de logique et de morale, prévu à l'origine, c'est celui-là même qui pro¬
fessait dans les écoles centrales. Le contenu de cet enseignement était en opposi¬
tion avec la vieille métaphysique des professeurs de l'université de l'Ancien
Régime : il s'agissait de grammaire générale, c'est-à-dire des lois de l'esprit telles
que la philosophie sensualiste de Condillac avait pu les définir. Cette philosophie
avait remplacé la logique aristotélicienne et la métaphysique. Antoine Destutt
de Tracy2 est le membre le plus éminent de cette tradition des idéologues.
Or, contre cette conception de l'enseignement de la philosophie, pas très bien
considérée par le Premier Consul, puis l'Empereur, se dresse un courant de
philosophie spiritualiste conduit par Pierre Laromiguière3 et Pierre-Paul Royer-
Collard. La première génération des professeurs de philosophie de lycée est donc
née dans les années 1810 : elle a souvent professé sous l'Ancien Régime. C'est, par
exemple, le cas de l'abbé Flotte, professeur de philosophie au lycée impérial
d'Amiens, parfaitement représentatif de ce courant. Il publiera en 1812 des

d'enseignement de la philosophie (Almanach national, puis impérial). Quant au professeur de


philosophie du Prytanée, devenu lycée impérial, il deviendra professeur de mathématiques avant
de redevenir dix ans plus tard professeur de philosophie à Metz. Par ailleurs, Maugras, agrégé de
l'ancienne université, enseigne la philosophie au collège Sainte-Barbe.
1. Règlement sur l'enseignement dans les lycées du 19 septembre 1809, articles 17, 21 et 22. Dès
1803, il y a trois ordres de professeurs répartis en classes (trois en province et celle des lycées
parisiens) selon l'importance du lycée. Ainsi un professeur de philosophie peut-il gagner
annuellement entre 1 500 et 2 000 F en province et 3 000 F à Paris. Arrêtés des 5 brumaire an 11
(27 octobre 1802) et 15 brumaire an 12 (7 novembre 1803), P. Savoie, op. cit., p. 93-94 et 106-109. Il
ne faut pas oublier qu'à ce traitement de base s'ajoute « l'éventuel », sorte de prime
proportionnelle au nombre d'élèves du lycée.
2. Il publie en 1815 des Leçons de philosophie ou essai sur les facultés de l'âme, cf. Stéphane Douailler,
Roger-Pol Droit, Patrice Vermeren, Philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Le livre de Poche,
1994 ; Marie-Madeleine Compère, « Les professeurs de la République. Rupture et continuité dans
le personnel enseignant des écoles centrales », Annales historiques de la Révolution française,
53e année, 1981, p. 55 sqq.
3. Auteur de leçons de philosophie (1815-1818), il assure la transition entre le courant des idéologues
auquel il a appartenu et le mouvement spiritualiste.
288 Bruno POUCET

Leçons élémentaires de philosophie qui serviront de référence à une partie de


collègues1.
Toutefois, dans les années 1820, le suppléant de Pierre-Paul Royer-Colla
Victor Cousin2, rompt avec la doctrine de ce dernier et invente une nouv
position philosophique, celle de l'éclectisme. Très vite sa pensée sert de point
ralliement à la nouvelle génération de professeurs - la seconde - qui, aprè
chute de la monarchie, s'impose. Découverte de la philosophie allemande
orientale et retour au spiritualisme sont les principes fondamentaux de c
approche nouvelle. Victor Cousin devient ainsi, pour une vingtaine d'année
véritable maître de l'enseignement philosophique en France, et il occupe tou
les fonctions de pouvoir : président du jury d'agrégation (de 1830 à 185
membre du Conseil supérieur de l'instruction publique, directeur de l'Éc
normale supérieure, ministre pendant quelques mois enfin : il contrôle
professeurs de philosophie qu'il contribue à recruter. La fidélité à la doctr
éclectique est un critère requis si l'on veut espérer faire son entrée d
l'Université et y faire carrière4. Tous les professeurs sont d'ailleurs tenus
dresser chaque année un rapport sur leur activité d'enseignement à Vic
Cousin. Les professeurs de philosophie des années 1830 sont désormais unis
gré ou de force, autour d'une doctrine philosophique d'État, l'éclectisme5.

Enseignants du secondaire ou du supérieur ?

La structuration de l'enseignement, qui atteint une première étape en 1


s'est faite de façon progressive. Jusqu'en 1816, les professeurs de philosop
sont également professeurs de faculté6. Les contenus enseignés au lycée ne se
tinguent guère de ceux enseignés à la faculté, les cours ayant, d'ailleurs, souv

1.
2.
3. J.Patrice
AvecS. Flotte,
des
Vermeren,
interruptions
Leçons élémentaires
Victor en
Cousin,
1837-1838,
de lephilosophie,
jeu de1840-1841
la philosophie
Paris, Brunot-Labbé,
(il est
et deministre
l'État, Paris,
1812.
de l'instruction
L'Harmattan,publiqu
1995.

1840), 1847-1848. Il a été remplacé par Théodore Jouffroy, représentant de l'éclectisme.


4. Pour se présenter à l'agrégation, il faut y être autorisé par le ministère.
5. Ainsi, l'abbé Noirot, professeur de philosophie à Lyon (de 1827 à 1852), sera considéré par V
Cousin comme « le premier professeur de philosophie de France ». On peut se reporter
description de l'enseignement que donne ce professeur en 1828 dans un ouvrage consacré à l
d'un intellectuel catholique, professeur à la Sorbonne (Gérard Cholvy, Frédéric Ozanam, P
Fayard, 2003, p. 87-105).
6. Règlement sur l'enseignement dans les lycées du 19 septembre 1809, article 24. En réalit
réglementation n'est pas totalement respectée, car selon l 'Almanach impérial de 1810,
trente-trois professeurs de faculté, dix ne sont pas professeurs de lycée ; sur vingt
professeurs de lycée, douze n'enseignent que dans le secondaire. Cette tendance est confirm
années suivantes, ainsi en 1814, sur 22 chaires de philosophie en faculté, 12 sont tenues par
des 33 professeurs de philosophie en fonction dans les lycées, ce qui signifie que 21 profes
n'enseignent qu'en lycée.
Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? 289

lieu dans les locaux même du lycée1 : il est vrai qu'à la différence de leurs collè¬
gues des autres disciplines, ils ne disposent d'aucun manuel officiel et ne reçoi¬
vent qu'une formation rudimentaire en philosophie. Ils doivent donc s'appuyer
sur les ouvrages des philosophes anciens, tels Platon ou Aristote, ou récents, tels
Condillac ou Charles Bonnet, ou sur les ouvrages de leurs collègues. Ils n'ont pas
de pratique pédagogique spécifique au lycée, ni réellement d'exercice propre :
c'est le cours dicté qui est pratiqué, au pire, la lecture d'un manuel.
Ajoutons que leur petit nombre - vingt-cinq pour toute la France en 1809, en
nette régression par rapport à l'Ancien Régime où ils étaient encore 250 en 17892
- ne permet guère de les distinguer de l'ensemble des professeurs de lycée des au¬
tres disciplines et de les voir s'organiser en un groupe spécifique. Leur activité,
outre l'enseignement, se réduit - lorsqu'ils sont également professeurs de faculté
- à celui d'examinateur à l'oral du baccalauréat, soit dans les facultés ou, après
1816, dans les petites académies, dans les commissions d'examen. D'élèves, ils
n'ont guère : en 1811, seulement onze lycées, dont les quatre de Paris, avaient as¬
sez d'élèves pour distribuer des prix en philosophie à la fin de l'année scolaire.

Victor Cousin et tes professeurs de philosophie

Deux événements contribuent à modifier la situation des professeurs de


lycée : en 1823, un premier programme d'examen pour le baccalauréat est mis sur
pied : il fallait tenter de porter remède à l'échec trop fréquent à l'examen3. Il n'y a
pas d'uniformisation de faculté à faculté dans les questions posées, ce qui
conduit inévitablement à des disparités entre les candidats. Ce programme tend
ainsi leur
dans à normaliser
classe. les pratiques des examinateurs de faculté et des professeurs,

À partir de 1830, l'agrégation de philosophie est organisée de façon continue :


certes, elle avait été créée en 18254, mais ce n'est que cinq ans plus tard, à raison
de trois recrutements par an en moyenne, que se crée un corps enseignant de

1. Le professeur de lycée devait « instruire soit en latin soit en français sur les principes de la logique,
de la métaphysique, de la morale et sur l'histoire des opinions des philosophes » (Règlement sur
l'enseignement dans les lycées du 19 septembre 1809, article 17) ; le professeurs de faculté
« approfondira les principales questions de logique, de la métaphysique et de la morale. Il
s'attachera spécialement à montrer l'origine et les développements successifs de nos idées. Il
indiquera les causes principales de nos erreurs. Il fera connaître la nature et les avantages de la
méthode philosophique », Conseil impérial de l'instruction publique, 1811.
2. Paul Gerbod, « L'Université et la philosophie de 1789 à nos jours » dans Actes du 95e congrès
national des sociétés savantes, t . 1, Paris, Bibliothèque nationale, 1974, p. 237-330.
3. Moins d'un candidat sur deux présentés obtenait la seconde partie du baccalauréat, selon le
recteur Cournot, Des Institutions d'instruction publique en France (1864), dans Antoine-Augustin
Coumot, Œuvres complètes, Paris, Vrin, 1977, t. 7, p. 204.
4. II faudrait plutôt dire recréée puisque une première agrégation avait été fondée en 1766. Elle
comportait trois ordres : lettre, grammaire, philosophie. Le statut des agrégés du 24 août 1810
prévoit pour la section « classe supérieure de lettres » deux épreuves écrites, l'une est un discours
français ou une pièce de poésie latine, l'autre « une dissertation latine sur un sujet de
290 Bruno POUCET

titulaires suppléants, appelés à remplacer les professeurs en cas de nécessité o


leur succéder. Victor Cousin exigera réellement, à partir de 1830, la possession
titre d'agrégé pour enseigner dans les collèges royaux, comme cela était prévu
la promulgation du statut des agrégés en 1810. L'École normale supérieure
firme sa vocation à former les futurs enseignants du lycée, ce qui réduit consi
rablement le nombre de professeurs ecclésiastiques1, titulaires uniquem
d'une licence en théologie : sur soixante et onze nouveaux agrégés recrutés en
1830 et 1851, 65 % sont d'anciens normaliens2.
L'entrée en carrière peut être, pour les plus ambitieux, le début d'un l
processus qui suppose la mise en place de stratégies pour tenter de parven
Paris, là où les postes sont les mieux rémunérés. C'est le cas, parmi bien d'autr
de Charles Bénard3. Né en 1807, il fait ses études secondaires au collège roya
Rouen avant d'entrer en 1827 à l'École normale. D'abord professeur au coll
municipal de Rodez, après son succès à l'agrégation en 1831, il est nom
professeur de troisième classe au collège royal de Besançon où il ensei
également à la faculté des lettres en tant que suppléant. Docteur en 1
(comme 2 % des professeurs des collèges royaux), Charles Bénard est nom
professeur à Nancy en 1838, puis à Rouen. Enfin, en 1848, grâce à ses multip
relations, il réussit à se faire nommer à Paris, suppléant de la chaire
philosophie au lycée Charlemagne, avant d'être titularisé cinq ans plus tard
d'échouer, à son grand dam, à devenir maître de conférences à l'École norm
supérieure. Bien entendu, beaucoup de professeurs n'auront pas cette carr
brillante et resteront en province, allant de lycée en lycée (en moyenne
dizaine), réussissant au mieux à obtenir une des rares chaires de faculté
province.
Les professeurs de philosophie doivent par ailleurs affirmer leur identit
préciser leur originalité face à leurs collègues plus nombreux que sont les prof
seurs des classes d'humanités ou de rhétorique. Victor Cousin représente inc
testablement un premier moment dans cette affirmation, moment où
professeur de philosophie existe réellement dans les collèges royaux. C'est l
d'être achevé en 1852, où l'enseignement de la philosophie et l'agrégation dis
raissent, dans le cadre de la réorganisation générale de l'enseignement enga
par le ministre Fortoul : la philosophie cède la place à la logique, c'est-à-dire à
enseignement où la dimension métaphysique est absente. Toutefois, les prof
seurs se sont sentis attaqués profondément dans leur identité, si bien que,

métaphysique ». Les épreuves, comme sous l'Ancien Régime, ne sont pas nationales, mais ac
miques. Elles ne seront nationales qu'à partir de 1830, voir Yves Verneuil, Les Agrégés : histoire d
exception française, Paris, Belin, 2005.
1. En 1820, selon l'Almanach royal, il y a 18 ecclésiastiques sur 38 professeurs de philosophie.
2. André Chervel, Les Lauréats des concours d'agrégation de l'enseignement secondaire, 1 821-1 950, P
INRP, 1993.
3. Bruno Poucet, De l'Enseignement de la philosophie, Charles Bénard philosophe et pédagogue, P
Hatier, 1999, coll. « Le temps des savoirs », p. 39-60 et dossier individuel : AN, F17 20133.
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que le régime impérial devient plus libéral, ils obtiennent le retour à la situation
antérieure.

Affirmation d'une identité: 1860-1940

Les années 1860-1880 représentent un second moment décisif en ce qu'elles


contribuent à définir l'identité des professeurs de philosophie qui se distinguent
de plus en plus de leurs collègues de lettres ou d'histoire. Plusieurs mesures
d'ordre ministériel font que désormais la classe de philosophie est centrale dans
l'organisation de l'année terminale des lycées. Les années qui suivront ne feront
que conforter ce dispositif et représentent une sorte d'âge d'or des professeurs de
philosophie, même si apparaissent, déjà, certaines difficultés.

Un nouveau professeur : le professeur de philosophie en lycée

Victor Duruy décide, en 1863, non seulement de rétablir la classe de philo¬


sophie et l'agrégation spécifique, mais surtout d'instaurer pour la première fois
une épreuve écrite de philosophie au baccalauréat, à partir de 1866. La coupure
du baccalauréat en deux parties, proposée en 1873, par le ministre Anselme
Batbie1 et adoptée l'année suivante, parachève le dispositif : la philosophie de¬
vient la discipline de «couronnement»2 des études classiques pour ceux qui achè¬
vent leur scolarité3. Il est désormais difficile de se dispenser de la classe terminale
pour espérer réussir aux épreuves de l'examen qui comprend une dissertation et
non plus des questions préalablement déterminées et tirées au sort.
L'isolement passé du professeur de philosophie se transforme en atout : se
dessine peu à peu l'image d'un personnage que la littérature contribue à
populariser, tout au long de la seconde partie du siècle et au début du suivant,
celle du professeur de philosophie philosophe pour qui la préparation au
baccalauréat est subordonnée à l'activité de la pensée4. Rarement un professeur
d'histoire se prétendrait historien ou un professeur de lettres critique littéraire,

1. Anselme
droite monarchiste
Batbie (1828-1887),
au Sénat, professeur
fut ministre
de de
droit
l'Instruction
et auditeurpublique
au Conseil
du 25
d'État,
mai appartenant
au 26 novembre
à la
1873. Il se distingua par sa volonté de revenir sur les réformes introduites par Jules Simon en 1872
et redonna tout son poids à l'enseignement des vers latins, à la mémoire (circulaire du
18 septembre 1873, BAMIP, p. 678). Anselme Batbie prépara une réforme du baccalauréat qui
aboutit en 1874 : l'examen est désormais séparé en deux parties. L'enseignement de la
philosophie occupe une place fondamentale aussi bien dans le temps imparti à l'horaire
d'enseignement (35 %) qu'au poids à l'examen (45 % des coefficients de l'examen de la seconde
partie).
2. II faut entendre par ce terme l'achèvement des études. Cette métaphore que l'on trouve chez
Victor Cousin résulte d'un emprunt à Platon (La République, VII, 534e).
3. Le baccalauréat ès sciences est un examen de second rang, qu'on passe pour faire des études
scientifiques.
4. Maurice Barrés, Les Déracinés, Paris, Charpentier, 1897 ; Paul Bourget, Le Disciple, Paris, Fayard,
n. éd. 1953 ; Marcel Proust, Jean Santeuil, Paris, NRF, coll. « La Pléiade », 1976. Et de façon plus
292 Bruno POUCET

voire écrivain. C'est pourtant le cas relativement fréquent du professeur


philosophie. Philosophe, certes, mais d'une façon assez singulière : il vit replié
sa classe, véritable lieu de manifestation de l'esprit, lieu d'expression de
activité philosophique. Son cours est son œuvre. C'est vrai bien entendu plus q
pour tout autre, du professeur qui enseigne en classe préparatoire à l'Éc
normale supérieure, en rhétorique supérieure1. Les professeurs écrivent
ouvrages de philosophie d'érudition (édition et traduction de grands textes)
des manuels2. Les thèses soutenues relèvent pour la plupart de l'histoire d
philosophie. En revanche, rares sont ceux qui font réellement œuvre de créate
Bergson, professeur de philosophie au lycée de Clermont-Ferrand, est u
éclatante exception. Certes, on cite souvent le nom d'Emile Chartier, mais
œuvre a d'abord était celle d'un journaliste dans les feuilles du parti radical et
enseignement laissait perplexe plus d'un inspecteur général. C'est par exempl
cas de l'inspecteur général Roustan, qui lors de sa visite explique que « quand
entendu M. Chartier pour la première fois, il y a deux ans, l'estime
m'inspirait son talent d'écrivain et le prestige dont jouit "Alain" dans certa
milieux m'ont empêché d'apprécier le professeur avec une juste sévér
Pourtant, dès ce moment, j'ai conçu des doutes sur l'efficacité d
enseignement qui m'apparaissait insuffisamment méthodique et v
Aujourd'hui je n'ai plus de doutes : les élèves perdent leur temps dans ce
classe, ils en peuvent rien y apprendre de précis ; ceux-là même sur lesqu
l'influence
école de trèsdefâcheuses
M. Chartier
habitudes
s'exerceintellectuelles
le plus fortement
»3. risquent d'acquérir à ce

De fait, le professeur de philosophie est devenu professeur de lycée : il


dapte progressivement à son auditoire4, car il ne peut se contenter de faire u
conférence « mondaine », comme ce Brichot que Proust décrit dans A La Recher
du temps perdu5, ou un cours à l'érudition achevée, comme cela est possibl
l'Université : l'Inspection générale y veille avec zèle et scrupule. Jules Lachel

critique, Louis Guilloux, Le Sang noir, Paris, NRP, coll. « Folio » 1980 (Ie éd. 1935 ) ou Paul Ni
Les Chiens de garde, Paris, Maspero, 1969 (Ie éd. 1932).
1. Les premières classes de rhétorique supérieure ont été créées à Paris vers 1890. Auparavan
élèves qui se préparaient au concours suivaient l'enseignement de la classe de rhétorique, o
appelait des « vétérans ».
2. Une centaine d'ouvrages différents ont paru entre 1860 et 1940. Bruno Poucet, « De la rédacti
la dissertation. Evolution de l'enseignement de la philosophie dans l'enseignement secondair
France dans la seconde moitié du XIXe siècle », Histoire de l'éducation, janvier 2001, n° 89, p
note 2.
3. Inspection de 1923, dossier personnel d'Emile Chartier, AN, F17 24293. D. Parodi sera
revanche séduit, en 1929 puisqu'il affirme : « C'est un merveilleux éveilleur d'esprits ».
4. Revue de l'enseignement secondaire et de l'enseignement supérieur, 1884, n° 2.
5. Marcel Proust, .À la Recherche du temps perdu, Paris, 1988, NRF, coll. « La Pléiade », t. 3, p. 79
Quetle identité pour les professeurs de philosophie ? 293

qui deviendra une figure emblématique de l'enseignement de la philosophie1,


l'apprend à ses dépens. L'inspecteur lui reproche de devenir « obscur à force d'être
profond ». Néanmoins, il reconnaît qu'on ne peut « méconnaître l'action salutaire
qu'il exerce en apprenant aux élèves à chercher et à penser et en les détournant
des doctrines positivistes par l'idéal vers lequel il les pousse »2. Nous assistons ici
à un processus de transaction entre les professeurs et l'administration du minis¬
tère de l'Instruction publique. Les professeurs acceptent de faire l'effort de se
mettre au niveau des élèves, en échange de quoi, on leur reconnaît liberté de
pensée et d'initiative intellectuelle dans la limite de ce que le régime permet : re¬
fus de àtoute
traire la loi philosophie
et aux bonnes
sceptique
moeurs.et du matérialisme, de toute expression con¬

On renonce ainsi à l'éclectisme cousinien pour défendre un spiritualisme à


base de kantisme. Jules Lachelier se fera l'apôtre ardent et zélé de cette doctrine :
sa bête noire est Auguste Comte3. Là, pas plus qu'ailleurs dans l'enseignement
primaire, la neutralité ne peut exister, d'autant plus lorsqu'il s'agit de former l'é¬
lite de la République. Les professeurs seront d'ailleurs mieux encadrés puisque la
coutume d'inspecter à deux (lettres/sciences) est progressivement abandonnée :
en effet, c'est désormais un inspecteur spécialisé en philosophie qui procède à
l'inspection de ses collègues. On ne peut donc négliger le rôle joué par l'inspec¬
tion générale dans la définition de l'identité des professeurs de philosophie. On
ne peut oublier non plus que les conditions de recrutement ont été modifiées : à
présent, on entre dans la profession avec le titre d'agrégé et non plus après un
stage de deux à cinq ans, préalable autrefois indispensable à l'obtention du
concours. La formation intellectuelle l'emporte ainsi sur la formation pédago¬
gique et professionnelle4.

Une pratique pédagogique spécifique constitutive de la discipline

Derrière ces constats se profile, en effet, la question du programme : entre les


professeurs qui souhaitaient n'en avoir aucun et ceux qui, au contraire, préfé¬
raient le voir précisé dans son détail, le Conseil supérieur a tranché : il y aura un
programme. Toutefois, le programme ne doit pas « enchaîner la liberté du profes-

4.
2.
3.
1. l'instruction
Jules
Paris
Ollé-Laprune,
du
Huguet,
«Notice
Le
épreuves
Lachelier
concours
jury
au
Lachelier
d'inspection
lycée
Bernadette
de»,publique,
ne
vérification
l'agrégation
Corpus,
Bonaparte
inspecteur
(1832-1918),
comporte
de
Lebedeff,
revue
Dictionnaire
1869,
etplus
des
de
jusqu'en
de
à l'académie
après
l'École
connaissances.
philosophie,
rédigée
désormais
Paris,
avoir
biographique
normale
1901.
éditions
parde
été
d'épreuve
François

Paris
Voir
professeur
24-25,
supérieure
dupuis
Guy
1802-19'14,
CNRS,
Boullier,
1994,
1994.
deinspecteur
Caplat
correction
dans
d'où
p.1986,
AN,
183-200.
différents
il
par
(dir.),
fut
général
p.de
F17Isabelle
écarté
433-434
21039/1.
copies,
Leslycées
de
au
Inspecteurs
1879
Havelange,
mais
profit
etde
Jacques
àuniquement
province,
1900,
du généraux
spiritualiste
Françoise
Moutaux
président
puisdes
deà
294 Bruno POUCET

seur, pourvu que les questions indiquées soient toutes traitées »\ La concess
est de taille. Il faut comprendre ainsi cette remarque : un bon professeur n'a
réellement besoin de programme, en revanche, c'est le cas d'un professeur m
diocre, « un préparateur au baccalauréat ». En 1895, le Conseil supérieur ira p
loin encore dans la latitude laissée aux professeurs puisqu'il décidera que ces d
niers disposent d'un choix encore plus large dans les auteurs à expliquer en cla
Autrement dit, comme l'affirment explicitement les instructions de 1905, c
l'esprit qui compte plus que la lettre.
A partir des années 1880, la pratique pédagogique se structure autour d
leçon parlée et de la dissertation2. La rédaction est abandonnée : le professeur
philosophie se distingue ainsi de son collègue de la classe de rhétorique. Il
distingue aussi de son collègue de faculté : l'histoire de la philosophie devient,
principe, le propre de l'enseignement supérieur. Un corps de doctrine et u
pratique d'enseignement sont définis. Or, il va falloir les défendre.

Une discipline à défendre contre la société civile

En 1890 est créé un baccalauréat de l'enseignement classique dont l'une


deux sections (dites « mathématiques ») ne comporte pas de philosophi
l'épreuve écrite. Une campagne de pétitions est lancée, par le biais d'une re
qui milite pour « aboutir au maintien d'une épreuve écrite de philosophie à t
les examens importants », Le Lycéen en philosophie3. Le débat s'installe : d'aut
intellectuels, autour de la Revue Bleue estiment, au contraire, que la classe
philosophie devrait être supprimée : son niveau est trop élevé, la plupart
élèves n'y comprennent rien.
La situation est donc paradoxale : au moment où l'enseignement de la ph
sophie repose enfin sur des bases solides, une partie des membres de la soci
civile, sinon l'élite sociale, s'interroge sur sa fonction et sa signification. L'i
que l'enseignement de la philosophie puisse être remis en cause se fait jo
d'autant que des ruptures ont lieu : du rameau de la discipline mère se déta
des branches telles que la psychologie expérimentale (avec Théodule Ribot) e
sociologie (avec Emile Durkheim). Or, la psychologie n'occupe pas moins d
moitié du programme réel de l'enseignement de la philosophie.
Devant ces craintes, une partie notable des professeurs s'organise et
retrouve dans des associations qui confortent leur statut d'exception : il ne l
suffit plus de siéger, depuis 1880, au Conseil supérieur de l'instruction publi
et de participer (au moins pour les professeurs parisiens) à l'élaboration

1. Procès-verbal
F17* 13286. du Conseil supérieur de l'instruction publique, séance du 17 juillet 1880,

2. Pour le détail de l'analyse, on se permet de renvoyer à Bruno Poucet, « De la rédaction


dissertation. . .», art. cit.
3. Revue fondée en 1890 par l'abbé Clamadieu. Pierre Caspard (dir.), La Presse d'éducatio
d'enseignement, XVIIIe siède-1 940, répertoire analytique, t. III : K-R. par Pénélope Caspard-Karyd
André Chambon, Paris, INRP/éditions du CNRS, 1986, p. 50-51.
Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? 295

programmes. Sans parler de la Société des agrégés à laquelle appartiennent bon


nombre de professeurs de philosophie1, une association disciplinaire est fondée
en 1906 : l'Association amicale des professeurs de philosophie des lycées. Elle a
pour objet de réagir aux réformes du ministère, d'informer et de défendre les
professeurs de philosophie : revendiquant 150 adhérents en 1930 (alors que
210 professeurs enseignent tant dans les lycées de garçon que de jeunes filles2),
elle est par ailleurs étroitement liée à la Fédération nationale des professeurs de
lycée. Voilà pour la défense corporatiste et professionnelle.
Une autre type de défense s'organise, d'ordre intellectuel : en 1901, est fondée
la Société française de philosophie. Elle regroupe plutôt des universitaires mais
fait le lien intellectuel avec l'enseignement secondaire : elle publie, sous la direc¬
tion d'André Lalande, un Vocabulaire technique et critique de la philosophie dont les
définitions sont l'objet de multiples discussions et fixe ainsi l'usage des concepts
philosophiques et contribue à fortifier l'unité idéologique des professeurs de phi¬
losophie3. En 1932, une revue plus éphémère (elle disparaît en 1934), Méthode ,
revue de l'enseignement philosophique, est fondée par des professeurs de philosophie
de lycée : son but est de soutenir moralement les professeurs, de les aider à rester
des philosophes puisque :
« ce n'est pas tant la pédagogie de notre discipline qui doit être
soutenue que nous-mêmes, accablés par notre tâche pédagogique.
Il faut le dire : enseigner la philosophie dans les conditions où nous
sommes contraints de le faire est débilitant pour l'esprit. [...] Il
s'agit moins de savoir comment tel professeur fait sa classe que de
comprendre quel problème philosophique s'est posé à l'occasion de
son enseignement »4.

La question est donc bien de rester des philosophes, malgré l'école ou plus
exactement, malgré la conception que la société se fait de l'école, moins huma¬
niste et plus utilitariste que ne le souhaiteraient les professeurs de philosophie.
C'est le début d'un divorce entre les professeurs et la société. Mais les professeurs
restent unis et tentent de faire front en formant une véritable corporation.

1. Yves Verneuil, « De l'esprit de corps à la défense de "la qualité de l'enseignement". La Société des
agrégés de 1914 à nos jours », infra, p. 301-315.
2. La philosophie est officiellement enseignée dans les lycées de jeunes filles à partir de 1924 : le
programme est le même que celui des lycées de garçon, même si les instructions officielles de 1925
« oublient » purement et simplement de s'adresser aux jeunes filles. La première agrégée de
philosophie femme a été recrutée en 1920 : il s'agit de Lucy Prenant. Il n'y aura jamais
d'agrégation féminine de philosophie, au contraire d'autres disciplines (lettres, grammaire,
histoire, mathématiques, physique).
3. Publié d'abord sous forme de fascicules entre 1902 et 1923, l'ouvrage l'est ensuite sous forme de
livre en 1926 chez Alcan (en deux volumes), repris ensuite en 1947 en un volume aux PUF. Il est
toujours édité et réactualisé actuellement, aux PUF, en format de poche, coll. « Quadrige » et en
grand format, coll. « Les grands dictionnaires des Presses universitaires de France ».
4. Méthode, revue de l'enseignement philosophique, n° 1-2, novembre 1933, p. 2 et 10 ; Pierre Caspard
(dir.), La Presse d'éducation et d'enseignement..., op. cit., t. III. p. 109-110.
29 6 Bruno POUCET

Former l'élite républicaine

Les professeurs doivent en effet concilier la mission qu'ils se fixent en t


que corporation et celle que leur assigne le ministère et que Ton peut lire au
vers des instructions officielles1. Or, aussi bien celles de 1902 que celles de 1
rappellent que la tâche du professeur de philosophie est de former l'élite répu
caine. Il s'agit de former, non des savants, mais des jeunes gens pour la vie act
L'enseignement doit avoir rapport avec la vie réelle. En 1925, les choses sont
core plus explicites : il s'agit d'armer les jeunes gens d'une méthode de pensée
leur permettra d'exercer leur profession dans une société démocratique2.
Amenés à penser par eux-mêmes et à interpréter librement le programm
n'est pas surprenant que les professeurs publient des manuels : ils n'ont
besoin d'être « guidés » dans leur choix par un inspecteur général qui
chargerait, comme en d'autres matières, de cette rédaction, ils s'en préoccup
eux-mêmes3. A cet égard, le manuel d'Armand Cuvillier est parfaitement ada
à cet objet et emblématique de la manière dont les professeurs conçoiven
concreto leur enseignement. Son indéniable succès (il est en usage jusque dans
années 1970) s'explique par la méthode employée : déductive et n
dogmatique, en harmonie avec le scientisme ambiant. Divisé en deux tomes
premier (première partie du programme), est entièrement dédié à la psycholo
le second au reste du programme (morale, logique, métaphysique et histoire d
philosophie). La philosophie est considérée comme étant « une réflexion crit
sur [nos] actes », le professeur de philosophie a pour fonction d'éduquer au-d
des « divergences d'opinions et de croyances ». Armand Cuvillier défend a
l'Etat républicain, précisant (à la différence de nombreux instituteurs
l'époque, mais comme les manuels de Lavisse), « qu'un bon citoyen doit mêm
pas hésiter à exposer sa vie, si c'est nécessaire, pour la défense de la légalité »4.
nombreux exercices, schémas, citations, gravures, références bibliographiq
font de cet ouvrage une véritable mine pour les élèves et . . . pour les professeur
Le point de vue du pédagogue l'aurait-il emporté sur celui du philosophe ?
réalité, ce n'est pas le cas. C'est l'œuvre d'un professeur de philosophie, j
comme l'un des meilleurs de sa catégorie par ses supérieurs hiérarchiques5 : c
un bon pédagogue et un philosophe qui donne à penser. On comprend qu'

2.
3.
1. Bruno
éditions,
fondements
Entre Poucet,
Poucet
1923
1999,
», «Enseigner
et Carrefours
p.La
1940,
386-397.
"tradition"
quatorze
ladephilosophie,
l'éducation,
de auteurs
l'enseignement

histoire
différents
6, juillet-décembre
d'une
de dans
la discipline
philosophie
l'enseignement
1998,
scolaire
: p.essai
2-21.
1860-1990,
d'investigation
public (etParis.
septsu
C

l'enseignement privé) rédigent un manuel - aucun d'entre eux n'est inspecteur général.
4. Armand Cuvillier, Manuel de philosophie, t. 2, Paris, Armand Colin, 1927, p. 426.
5. « Interrogation sur le langage et la pensée. [ . . . ] Il y aurait à dire sur certaines parties de cette le
Peut-on considérer le raisonnement sentimental comme une forme de raisonnement ? D'a
part, c'est net, solide, illustré, grande place aux exemples. Professeur dans toute la forc
terme : incontestable autorité personnelle, pensée sérieuse, sûre, maîtresse d'elle-même. C'es
Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? 297

différence de la plupart des autres disciplines, Armand Cuviilier, comme ses


prédécesseurs et ses successeurs, ne rédige pas de livre du maître : c'est qu'entre le
maître et l'élève, il n'y pas d'écart théorique, sinon que le maître dispose d'une
culture qui lui rend familier ce discours. En ce sens, le manuel est bien un livre de
philosophie, de celle qu'affectionnent les professeurs et qui fait d'eux des
philosophes, mais d'une philosophie scolaire.
L'Inspection générale conforte ces pratiques : lorsqu'un inspecteur rend visite
à un professeur, il cherche moins à découvrir la diversité des pratiques pédagogi¬
ques qu'à vérifier la solidité du contenu théorique des cours. Néanmoins, il reste
attentif au fait qu'un enseignant fasse bien un cours à la portée des élèves et ne
soit pas trop obscur : « Cette leçon sur la logique, je ne suis pas sûr de l'avoir com¬
prise. Cet aveu, n'est-ce pas déjà un peu un jugement ? Car, il s'agit d'un profes¬
seur qui doit enseigner, c'est-à-dire éclairer des élèves »{
Unité idéologique d'un côté, isolement par rapport à la société, de l'autre, une
séparation d'avec la philosophie créatrice, tels sont les éléments fondamentaux
qui constituent l'identité des professeurs de philosophie.

Interrogations et dislocation : 4941-2002

La fin de Seconde Guerre mondiale marque l'éclatement de l'unité doctrinale


et professionnelle des professeurs de philosophie : des divisions théoriques et
pédagogiques dissolvent la figure des professeurs de philosophie rassemblés
autour d'une même conception de la discipline.

La fin de l'unité

Certes, l'apparence sociale peut aujourd'hui encore donner l'illusion que les
professeurs de philosophie forment une corporation homogène : le taux de fémini¬
sation reste nettement inférieur à celui des autres disciplines d'enseignement gé¬
néral (40 % au lieu de 63 %), la sélectivité des concours reste élevée (environ un
admis sur 25, voire un sur cent dans les années où le nombre de postes est réduit, à
la fin des années 1970). Toutefois, plusieurs facteurs, qui ne sont pas spécifiques à
l'enseignement de la philosophie, ont provoqué une crise d'identité : accroisse¬
ment du nombre (200 professeurs avant 1940, 4 300 en 2000) ; déstabilisation du
recrutement - désormais, les agrégés sont minoritaires (un sur trois en 1964) - ;
création, en 1950, d'un nouveau concours de recrutement, le CAPES, suivi ulté¬
rieurement de concours internes, spécifiques ou réservés et de listes d'aptitude.
L'unité de recrutement a donc disparu.

même temps une conscience. Influence réelle sur les élèves qui trouvent en lui une direction
autant morale qu'intellectuelle et un point d'appui ferme ». Armand Cuviilier, notice de
l'inspecteur général Désiré Parodi, 1928, AN, F17 25312.
1. F17
Notice
25175/b.
individuelle de G. B., rédigée par l'inspecteur général Georges Davy en 1939, AN,
298 Bruno POUCET

La diversité des options idéologiques et surtout pédagogiques est telle q


est désormais impossible de s'entendre sur la définition même de l'enseignem
de la philosophie : le plus souvent, c'est le désaccord qui règne, y comp
jusqu'au sommet de la hiérarchie : ainsi, en 1960, deux inspecteurs généraux
philosophie n'hésitent pas à s'opposer1 au moment même où est discuté
Conseil supérieur de L'Éducation nationale un nouveau programme
philosophie. Le différend porte sur la place qu'il convient d'accorder aux scien
humaines2, mais également sur la conception de l'enseignement philosophiq
Certes, les professeurs adhèrent nombreux en 1945 à l'Association
professeurs de philosophie de l'enseignement public, mais cet accord se délit
mesure que les années passent, le nombre d'adhérents baisse eu égard
croissance du nombre de nouveaux professeurs (un peu moins d'un mi
d'adhérents depuis 1960). Pire, une nouvelle association naît en 1975 s
l'impulsion de Jacques Derrida : le Groupe de recherche sur l'enseignement d
philosophie (GREPH) qui propose une réforme des pratiques pédagogiques,
l'inscription institutionnelle de l'enseignement de la philosophie et des conte
dispensés. D'autres suivront, dans les années 1990, soit pour appeler à
transformation des pratiques et des contenus, telle l'Association pour la créat
des instituts de recherche sur l'enseignement de la Philosophie (ACIREPH),
pour défendre de façon inconditionnelle la tradition, tel le Groupe de réflex
sur l'enseignement de la philosophie (REP) aujourd'hui disparu, ou dive
coordinations plus ou moins informelles. L'éclatement de la corporation est d
désormais un fait tangible et la dispersion, une réalité.
Aucune association ne dispose aujourd'hui d'une légitimité suffisante p
prétendre représenter l'ensemble des professeurs de philosophie. On est pass
la corporation unie par des valeurs communes aux groupes de pression : au dé
du siècle passé presque tous les professeurs, se retrouvant dans une m
conception de l'enseignement et de leur rôle, cherchaient à défendre
discipline contre les attaques de l'extérieur, désormais chaque groupe de press
essaie d'imposer aux autres collègues et au ministère sa conception.
comprend qu'entre 1989 et 2002, aucune réforme du programme n'ait
recevoir l'assentiment des uns et des autres, faute de se mettre d'accord su
sens qu'il conviendrait aujourd'hui d'assigner à cette discipline d'enseignemen
Si à la rentrée 2003, un nouveau programme est entré en vigueur, c'est au f

1. Il s'agit d'André Le Gall (d'abord chargé de l'enseignement primaire puis de l'enseignement


philosophie) et de Roger Trie lors de la séance du 27 juin du Conseil supérieur de l'Éduca
nationale, Centre des archives contemporaines (CAC), 900088.
2. Séance du Conseil de l'enseignement général et technique du 23 juin 1960, CAC, 87055
900088.
3. Bruno Poucet, « Massification ou démocratisation de l'enseignement de la philosophie en Fr
dans l'enseignement secondaire », Pratiques de la philosophie, secteur philosophie du GFEN,
juillet 2001, p. 4-12.
Quelle identité pour les professeurs de philosophie ? 299

davantage par lassitude d'un débat qui ne semblait pas devoir prendre fin que par
conviction profonde1.

Echec d'une refondation

Les clivages sont certes philosophiques (métaphysique, contre philosophie de


la déconstruction de Jacques Derrida, philosophie éternelle contre les sciences
humaines, etc.), toutefois, ils sont surtout d'ordre pédagogique : faut-il ou non
prendre en compte la diversité des élèves ? Faut-il transformer les pratiques péda¬
gogiques ? Une véritable crise identitaire se cristallise depuis trente ans autour de
la défense de la liberté du professeur : sauvegarder la liberté du professeur semble
un gage de qualité vis-à-vis des élèves puisque philosopher, c'est penser libre¬
ment. La leçon parlée et, plus encore, la dissertation apparaissent comme des pra¬
tiques intangibles, hors desquelles aucune véritable pensée philosophique n'est
possible : on préfère ignorer les difficultés rencontrées par les élèves2.
Il est vrai que les professeurs de philosophie ont manqué la réforme
pédagogique il y a vingt ans, lorsque les sections de l'enseignement technique se
sont ouvert à un enseignement de philosophie. En ne réformant pas leurs
pratiques et la conception même des programmes, les professeurs se sont
enfermées dans une impasse : le programme de la classe de terminale A puis L est
la base à partir de laquelle les autres terminales organisent leur contenu d'ensei¬
gnement, le nombre de notions étant seulement réduit. L'exercice de référence
reste la seule dissertation, alors que beaucoup d'élèves éprouvent des difficultés
certaines à mener à bien cet exercice et que des recherches ont été faites pour
proposer d'autres types d'exercice, par exemple d'argumentation3.

* * *

Très minoritaires au début du XIXe siècle, les professeurs de philosophie se


sont peu à peu rassemblés autour d'une discipline d'abord structurée par
l'éclectisme, puis par le spiritualisme néokantien. Des exercices adaptés ont été
instaurés progressivement. Cette unité comportait en elle-même le risque d'une
fragmentation en cas de désaccord sur la conception des contenus
philosophiques et des pratiques d'enseignement. Enfermés dans la dernière
classe des lycées et en classes préparatoires, les professeurs sont progressivement
déstabilisés : l'enseignement de la philosophie, jadis réservé à une petite élite, est

2.
1. Bulletin
On peutdeRayoux,
Patrick lire
l'ACÎREPH
ainsi La
les et"Dissert
approches
dans Côté
de contradictoires
philo.
philo'', sociologie
dansd'une
L'Enseignement
épreuve scolaire,
philosophique
Rennes,
ou dans
Presses
le

universitaires, 2002.
3. Voir Michel Tozzi (coord.), Diversifier les formes d'écriture philosophique, Montpellier, CRDP
Languedoc-Roussillon, 2000 ; Serge Cospérec et Jean-Jacques Rosat, Les Connaissances et la pensée,
Quelle place faire aux savoirs dans l'enseignement de la philosophie ?, Paris, Bréal, 2003.
300 Bruno POUCET

désormais offert aux deux tiers des élèves qui se présentent au baccalauré
général ou technologique. Au moment où l'enseignement de la philosophie a é
généralisé à toutes les classes des lycées d'enseignement général
technologique, la « classe » de philosophie n'est plus qu'une classe parmi tou
celles qui existent et ses effectifs sont en baisse constante depuis une dizai
d'années : elle n'accueille plus en 2003 que 10 % de l'ensemble des fut
bacheliers1.

La transformation des lycées a déstabilisé les professeurs : la signification


l'enseignement de la philosophie au lycée est à donc à réinventer, au sein
lycées ouverts désormais à tous.
Bruno POUCE
IUFM de l'académie d'Amie

1. Bruno Poucet, « La classe de philosophie dans son histoire », Côté philo, n° 4, 2004, p. 11-15.

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