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“Une leçon importante de la fortune de l’archéologie fantastique est sans doute la capacité

insuffisante de l’archéologie scientifique de l’époque à communiquer ses résultats et ses


méthodes.”

“Cet engouement atteint un niveau tel que, en face, l’archéologie institutionnelle


devient largement inaudible. La production scientifique se diffuse beaucoup moins que
le discours de l’archéologie fantastique, et cette dernière reçoit une présentation
souvent favorable dans les médias d’information et de divertissement.”

Le « réalisme fantastique » et la vogue du


paranormal (Sep. 2011)
18En 1960 paraît Le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier, exposé d’une vision du monde que les auteurs
qualifient de « réalisme fantastique ». Pour eux, des éléments fantastiques mais vrais et des vérités cachées existent dans la réalité
d’aujourd’hui comme dans celle du passé, et sont susceptibles d’élargir et de renouveler nos perspectives scientifiques,
philosophiques et sociales. Dans des chapitres aux titres évocateurs (« Le futur antérieur », « La conspiration au grand jour »,
« L’alchimie comme exemple », « Les civilisations disparues », « Quelques années dans l’ailleurs absolu »), sont abordés pêle-mêle
l’existence d’anciennes sociétés secrètes, de supposés mystères liés à certains vestiges du passé (la grande pyramide de Gizeh, l’île
de Pâques…), les ovni, les pouvoirs fabuleux des alchimistes, etc.

19Bénéficiant d’une édition prestigieuse (dans la collection dite « Blanche » de Gallimard), Le Matin des magiciens vise au-delà du
public restreint des amateurs d’ésotérisme. De fait, il remporte un énorme succès qui amène les auteurs à lui donner un
prolongement, sous la forme d’une revue bimestrielle, Planète, parue de 1961 à 1971.

20Ce succès repose sur un patchwork de thèmes et de mythes traditionnels de l’ésotérisme plutôt déclinants et démodés en ce mitan
du XXesiècle, rajeunis par des thèmes fantastiques issus de la science-fiction, qui bénéficiaient au contraire d’une vogue croissante.

21Le réalisme fantastique prôné par le mouvement Planète ouvre la voie à de nombreux ouvrages parus à partir des années 1960,
reprenant le même propos, mais de façon souvent bien plus effrénée, sur le mode de l’affirmation et de la révélation et non plus de la
supposition, et en opposition radicale avec la « science officielle ». Deux collections à fort tirage – « L’aventure mystérieuse » chez
J’ai Lu (lancée en 1962, 167 volumes parus jusqu’en 1996) et « Les énigmes de l’univers » chez Robert Laffont (lancée en 1967) –
abritent une nébuleuse d’auteurs traitant d’ufologie, d’alchimie, de civilisations perdues, etc. Cette mode décline dès les années 1970,
et après les années 1980 le paranormal et sa littérature ne font plus recette.

L’archéologie fantastique
22Dans cet engouement pour le paranormal, les discours pseudo-archéologiques ont joué un rôle central. L’archéologie est
précisément le domaine où s’effectue le croisement entre science-fiction et ésotérisme traditionnel, entre mythes anciens et mythes
modernes : cette rencontre est matérialisée par le thème récurrent de l’intervention extraterrestre dans le passé ancien de l’humanité
– des visiteurs venus de l’espaces seraient ainsi à l’origine de civilisations disparues et/ou de monuments encore existants, et/ou
auraient transmis leurs connaissances à certains initiés. Pour se présenter comme une réalité, cette thématique a besoin de s’appuyer
sur des traces matérielles censées témoigner de ces interventions extraterrestres. Elle mobilise donc l’archéologie, ou plus
exactement des vestiges archéologiques en affirmant que la seule « archéologie officielle » ne saurait les expliquer.

 11 L’auteur grec Évhémère (IIIe siècle av. J.-C.) présentait les dieux comme le souvenir divinisé de f (...)

23Esquissée dans Le Matin des magiciens et dans Planète dès ses débuts, cette thématique a ensuite été largement reprise par divers
auteurs dont Robert Charroux et Erich von Däniken. Le premier publie Histoire inconnue des hommes depuis cent mille ans (1963)
et Le Livre des maîtres du monde (1967), se fondant notamment sur une interprétation de la Bible qui attesterait la visite
d’extraterrestres venus modifier le cours de l’histoire humaine. Le second, dans Présence des extraterrestres (1968), développe l’idée
selon laquelle les divinités des religions et des cultes anciens sont en fait des extraterrestres ; ce que l’archéologue Jean-Marie Pesez
(1997 : 12) a qualifié d’» avatar de l’évhémérisme11 » . Bien d’autres écrivains (Guy Tarade, Peter Kolosimo, Jean Sendy, etc.) se
sont lancés à partir des années 1960 sur ce créneau de l’archéologie fantastique. Les « preuves » ou indices invoqués de façon
récurrente par ces auteurs, et recensés notamment par l’archéologue Jean-Pierre Adam qui en a fait une vigoureuse critique (Adam
1975, 1988), sont de plusieurs types : • des représentations anciennes, censées montrer des extraterrestres (par exemple la dalle de
Palenque au Mexique) ; ces représentations constituent les « supports projectifs » (Renard 1988) des thèses de l’archéologie
fantastique ;

24• des preuves indirectes, sous la forme de monuments anciens au sujet desquels il est affirmé que seule une technologie inconnue
de l’époque aurait pu les produire (les constructions mégalithiques, les géoglyphes de Nazca au Pérou, voire la grande pyramide de
Gizeh) ;

 12 Poterie contenant un tube en cuivre et une tige en fer (ce qui ne fait appel à aucune technique inc (...)

25• beaucoup plus rarement, des preuves directes sous forme d’anciens objets conservés, de technologie censément inconnue à
l’époque telle la supposée pile électrique du IIIe siècle av. J.-C., découverte en 1936 près de Bagdad12 ;

 13 Civilisation andine, entre le Xe siècle av. J.-C. et le XIIe siècle apr. J.-C., dont certains « arc (...)

26• et d’une façon générale des vestiges censés démontrer des faits contredisant les thèses de la « science officielle » (les pierres
d’Ica, les vestiges de la civilisation de Tiahuanaco13…).

 14 « Tant que l’archéologie ne sera pratiquée que par les archéologues, nous ne saurons pas si la “nui (...)

27Jean-Bruno Renard (1988) a étudié l’archéologie fantastique, qu’il qualifie de « para-archéologie », comme un fait sociologique. Il la
qualifie de parascience, la situant à mi-chemin du discours scientifique et des phénomènes de type religieux ou sectaires (il existe en
effet, à côté de la « para-archéologie », une « archéolâtrie » avec des « archéo-cultes », notamment druidiques). Il pointe un ressort
important de l’archéologie fantastique : le débordement systématique du discours de l’archéologie scientifique au moyen de
l’extension de l’espace (les extraterrestres, venus d’ailleurs), du temps (ancienneté insoupçonnée de certaines découvertes), et du
savoir (des technologies prodigieuses utilisées dans le passé). Ce mécanisme de débordement nourrit le pouvoir de fascination de
l’archéologie fantastique, en plaçant intellectuellement les archéologues institutionnels dans la position peu séduisante de
conservateurs timorés14.

28De fait, dans les années 1960 et 1970, l’archéologie fantastique séduit beaucoup : c’est un fer de lance du succès du réalisme
fantastique, et l’un des thèmes préférés des lecteurs de Planète (Renard 1988 ; Cornut 2006). Elle est pour Renard l’» aristocratie des
para-sciences », dont l’audience s’étend préférentiellement aux classes « supérieures » et cultivées.

 15 Émission du 20 février 1981 (http:// www.ina.fr/art-et-culture/litterature/ video/CPB81051358/a-la- (...)

 16 Il s’agissait de Chantal Cinquin et Jean Suchy, auteurs de L’Archéologie d’avant l’histoire, défend (...)

29Cet engouement atteint un niveau tel que, en face, l’archéologie institutionnelle devient largement inaudible. La production
scientifique se diffuse beaucoup moins que le discours de l’archéologie fantastique, et cette dernière reçoit une présentation souvent
favorable dans les médias d’information et de divertissement. La mise sur le même plan, en quelque sorte la mise en balance, des
thèses de l’archéologie fantastique et de l’archéologie scientifique est illustrée, en 1981 encore, par l’émission
télévisée Apostrophes intitulée « À la recherche des civilisations enfouies » et consacrée à l’archéologie et à ses méthodes15 ; des
représentants de cette archéologie fantastique y sont invités16, aux côtés des scientifiques que sont les archéologues Alain Schnapp
et Jean Guilaine. Face à l’archéologie fantastique, les archéologues se voient sommés soit de trouver des vestiges de soucoupes
volantes – qu’ils ne trouvent pas –, soit de prouver qu’il est impossible que des extraterrestres aient visité la Terre – ce qu’ils ne
peuvent faire… Ils ont tenté de réagir contre ces discours qu’ils estimaient mensongers.

 17 Le Passé recomposé est dédié aux « archéomanes, chiromanc IENS, radiesthésistes, parapsychologues, (...)

30Dès 1965, dans l’ouvrage collectif Le Crépuscule des magiciens édité par l’Union rationaliste pour dénoncer le mouvement Planète,
Aliette Geistdoerfer critique l’archéologie fantastique. Mais son article, « Quand MM. Pauwels et Bergier font de l’archéologie... les
fumistes ne sont pas loin », ne reçoit pas grand écho. Ce n’est qu’en 1975 qu’un discours venant de l’archéologie scientifique et
combattant les thèses para-archéologiques arrive, en France, à atteindre un large public. On le doit à Jean-Pierre Adam, qui publie
cette année-là L’Archéologie devant l’imposture (ouvrage qui a les honneurs d’un passage à Apostrophes), repris et augmenté en
1988 sous le titre Le Passé recomposé. Chroniques d’archéologie fantasque. Rédigé dans un style mordant17 mais précis et
documenté, ce livre démonte les contre-vérités de l’archéologie fantastique, en particulier la prétendue impossibilité technique pour
les sociétés de la préhistoire et de l’Antiquité de procéder aux aménagements colossaux qu’elles nous ont laissés.

31Comme la vogue générale pour le paranormal, l’archéologie fantastique a aujourd’hui bien décliné. Il en subsiste quelques restes –
éditions, sites internet, quelques « documentaires » télévisés (Aubert 2008) –, mais qui n’ont plus le caractère conquérant ni
l’audience large qui étaient les siens jusque dans les années 1980.

32Une leçon importante de la fortune de l’archéologie fantastique est sans doute la capacité insuffisante de l’archéologie scientifique
de l’époque à communiquer ses résultats et ses méthodes. Plus généralement, comme le remarquait Michel Rouzé (1965) dès les
premiers temps du succès du réalisme scientifique, la trop faible existence en France, dans les années 1960, d’une vulgarisation
scientifique de qualité, explique aussi l’engouement d’alors pour le paranormal. Depuis, des efforts ont été accomplis ; concernant
l’archéologie, le lien est aujourd’hui heureusement plus direct entre le véritable travail de l’archéologue et le public, à travers les
publications, musées, expositions, ouvertures de sites et de chantiers, etc. ; et à travers les politiques actives de communication
menées par les organismes de recherche archéologique (CNRS, Inrap, notamment).

Claire Besson, Dorothée Chaoui-Derieux et Bruno Desachy

Résumés

FrançaisEnglish
Peut-on prétendre faire de l’archéologie et mentir ? Comment peuvent se trouver associées cette discipline et cette posture,
l’une visant la mise au jour d’éléments qu’il faudra interpréter le plus objectivement possible en s’entourant de garanties
scientifiques, l’autre visant à la falsification et à la dissimulation ? Parmi les motivations qui poussent à fausser un discours
scientifique, outre la quête de reconnaissance, deux exemples permettent de saisir les relations entre archéologie et
mensonge : le « besoin de merveilleux » de la para-archéologie, et la récupération géopolitique. Ou comment l’archéologie,
sans cesse en cours d’élaboration, voit utiliser cette précarité à son corps défendant et contribue à forger des mensonges
sous couvert de scientificité.
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Entrées d’index

Thème :
archéologie, vie professionnelle
Mot-clé :
archéologie, géopolitique, mensonge, para-archéologie, récupération
Keyword :
archaeology, geopolitics, lying, para-archaeology, recuperation
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Plan

In terra veritas ?

Jeux et enjeux

« L’effet fondateur du faux » (Cohen 1999)

Le besoin de merveilleux

Le « réalisme fantastique » et la vogue du paranormal

L’archéologie fantastique

Quand l’archéologie entre dans l’arène politique

De l’autre côté du miroir

Histoire ou mémoire ?

Conclusion : quelle vérité archéologique ?

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Texte intégral
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1L’idée a d’abord paru surprenante : écrire un article sur l’archéologie et le mensonge, alors que tout au long
de son histoire l’archéologie s’est progressivement entourée de techniques de pointe, toujours plus
scientifiques et susceptibles de vérifier les données de la fouille, l’authenticité des vestiges, de valider des
hypothèses… Pourtant en y réfléchissant, il ressort que la fraude, la falsification, la surinterprétation à des
fins trompeuses, l’affabulation, bref tout ce qui relève de la déformation – à dessein – de la vérité, est
extrêmement présent au sein de la pratique archéologique. Censée être garante de la vérité (ne fait-on pas
appel désormais aux archéologues pour établir la réalité historique des charniers de guerre ?), que de
mensonges on profère en son nom ! Après un aperçu des modalités du mensonge en archéologie, de sa
place mais aussi de son rôle dans la discipline, deux aspects particuliers retiendront notre attention : la
mystification délirante (ou archéologie fantastique) et la récupération idéologique (ou géopolitique
archéologique).

In terra veritas ?
 1http://www.rtl.fr/actualites/article/ des-archeologues-decouvrent-l-entreed- un-tunnel-reliant-la-c (...)

2Le 1er avril 2010, sur le site internet rtl.fr1, est rapportée une fabuleuse découverte : des archéologues ont
mis au jour l’entrée d’un tunnel reliant la Corse à l’Italie ! L’histoire de ce canular ne dit pas combien de
lecteurs ont cru, ne serait-ce que quelques secondes, à la supercherie. Mais le rédacteur était sûr de créer la
surprise, d’une part parce que les découvertes archéologiques fascinent, d’autre part parce que sous couvert
d’archéologie, tout peut être crédible pour le grand public et que le champ des connaissances ne demande
qu’à s’élargir.

3D’une certaine manière, la vérité sortirait de terre comme d’un puits, au motif que l’archéologue fait
réapparaître des éléments conservés, authentifiés grâce au contexte. C’est en effet la lecture scrupuleuse
des couches stratifiées qui permet de certifier la datation d’un objet et de comprendre l’évolution d’un site. A
contrario, tout objet sorti de son contexte perd sa crédibilité, n’est plus porteur d’aucune information fiable
et n’a aucune valeur scientifique. Le respect de méthodes validées par les professionnels, associé à l’usage
des typologies et des référentiels rassurants, est censé conjurer l’aléatoire et la subjectivité et assurer à la
fouille et à ses produits le maximum de véracité.

4Or le terrain archéologique s’avère vulnérable à la fraude et au discours mensonger, au premier chef parce
que son étude est unique, au sens où un site fouillé est un site détruit. Les seules traces qui resteront de son
exploration et de son étude sont un rapport de fouilles, des relevés et des caisses de mobilier. Comment être
certain de la véracité des faits transcrits, de l’ordre des couches étudiées, de la position de tel objet ? Un
mensonge, s’il est forgé habilement, peut durer et tromper les spécialistes même les plus éminents : les
archéologues ne peuvent pas refaire une fouille, ils doivent donc se fier uniquement à la relation du chantier
et aux conclusions de leur collègue.

 2 « Un archéologue doit savoir admettre ses erreurs et être assez modeste pour requérir de l’aide ou (...)

 3 Chercheur au CNRS, Centre d’étude sur la coopération juridique internationale (CECOJI).

5Les membres de la Society of Professional Archaeologists (sopa), qui délivre des agréments professionnels
aux archéologues américains, doivent adhérer à un code d’éthique qui précise notamment qu’un chef de
chantier est en droit d’exclure de la fouille un archéologue auquel il reproche son incompétence, sa
déontologie douteuse ou encore une activité de fraude. Par ailleurs, il spécifie bien : « An archaeologist
should be able to admit mistakes and should not be too proud to admit that he/she needs help or advice 2 »
(Jockey 1999 : 333-334). Le code exprime donc manifestement le besoin d’asseoir le statut d’honnêteté de
ces scientifiques. Plusieurs autres expériences anglo-saxonnes ont tenté d’établir une charte professionnelle,
mais elles partent plutôt du principe implicite que les archéologues sont honnêtes, et visent davantage à
encadrer les méthodes d’investigation, les délais d’étude du mobilier, les modes de diffusion auprès du public
ou bien encore les relations avec les musées. Vincent Négri3 (2001), juriste spécialisé dans le domaine
archéologique, plaidant pour la mise en place d’un code de déontologie en France, ne se penche pas non plus
sur la fraude ou la mystification. Le milieu professionnel aime à considérer comme acquis que l’archéologue
est au-dessus de tout soupçon et ennemi de la duperie.

Jeux et enjeux
6Qui ment alors, et pourquoi ? Les motivations du faussaire en archéologie peuvent être de deux ordres, non
exclusifs l’un de l’autre : attirer l’attention voire la reconnaissance de la discipline pour une découverte
fondamentale et/ou, pour les « amateurs », pallier la confiscation ressentie au profit de l’État et des
professionnels qui seuls auraient le droit de traiter de ces matières.

 4 Voir Code du patrimoine, livre V, articles 531-14, 532-3, 532-4, 544-3 et 544-5. Consultable sur le (...)

7Si on admet que mentir est une démarche volontaire, le mensonge archéologique se déclinerait ainsi : faire
délibérément passer pour vrai un objet ou un site falsifiés, modifier intentionnellement les données d’une
fouille, présenter comme acquis et vérité scientifique une hypothèse non validée ou non vérifiable. Paul Bahn
complète ainsi le panorama : « La fabrication ou l’enfouissement de faux objets est une forme extrême de
fraude, mais il y en a d’autres, comme revendiquer la découverte de sites archéologiques déjà connus ou la
paternité de découvertes faites par d’autres » (Bahn, sans date). Et bien sûr, à l’inverse de la mystification
volontaire, se situe le mensonge par omission, qui conduirait à ne pas déclarer sa découverte archéologique,
plus ou moins fortuite selon que les méthodes de mise au jour ont été… plus ou moins légales. Ce
mensonge-là est expressément prévu par la loi, qui oblige à déclarer tout objet ou vestige intéressant
l’archéologie, et sanctionne tout manquement à ce devoir4.

8À la lisière entre le mensonge et la tromperie involontaire se trouve la surinterprétation, c’est-à-dire que


contrairement à la déontologie de la profession, des hypothèses seront présentées comme une certitude.
Selon la jolie formule de C. W. Ceram : « Evans a fait preuve de plus d’imagination que ne l’y autorisaient
ses découvertes » (Ceram 1957 : 71). En effet, lorsqu’il complète (abusivement) la fresque du Prince au lys
ou la statuette de la Déesse aux serpents trouvées dans le palais minoen de Cnossos, son but est de donner
à voir « une » vérité, mais qui n’est que l’idée qu’il se fait alors de celle-ci.

 5 Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Antiquités nationales.

9S’il est une discipline scientifique où ce qui est vrai aujourd’hui sera peut-être faux demain, c’est bien
l’archéologie. Les progrès dans nos connaissances se font à tâtons, par rapprochements successifs, par
comparaisons et construction de modèles et de typologies, qui peuvent se trouver modifiées par une infime
découverte qui bouleversera l’ordre établi. Au fil du temps pourront se révéler fausses (mais pas pour autant
mensongères, puisqu’il n’y avait pas dessein de tromper) des théories mises en avant en fonction des acquis
d’une époque, avec l’« objectivité précaire » (Delporte 1984 : 14) qui caractérise l’archéologie. Christian
Goudineau5, conscient de cette précarité, dans la préface d’une synthèse sur la Gaule romaine, nuance
d’avance son propos : il doit se lancer « quitte à être démenti » (Goudineau 1998 : 205).

 6 Le terme vient du français « forgerie », c’est-à-dire le fait de falsifier des manuscrits, et appar (...)

 7 Sur la question du faux en archéologie, sujet toujours actuel, voir l’exposition « L’âge du faux » (...)

10À bien y regarder, l’archéologie et l’aura dont elle aime parfois à s’entourer créent les conditions mêmes
de sa falsification. La mise au jour très théâtralisée de la tombe de Toutankhamon, les récits d’Heinrich
Schliemann à la recherche de Troie, ou encore la découverte rocambolesque de la grotte de Lascaux ont
façonné un imaginaire collectif où la donnée archéologique n’est plus seulement un élément informatif sur un
passé révolu, mais une présence fascinante ressurgie parmi nous. La tentation est alors grande, même pour
un archéologue aguerri, de donner plus de consistance à sa trouvaille. Pour qu’elle ait un retentissement
suffisant, elle doit apparaître comme apportant une information inédite qui retiendra l’attention de toute la
communauté archéologique. Et faute de cette découverte essentielle, quoi de mieux que de créer de toutes
pièces le vestige miraculeux ? Le terme anglais utilisé pour la fraude archéologique, « archaeological
forgery », indique explicitement une notion de fabrication, de mise en œuvre, avant même la notion de
tromperie6. En effet, à l’origine du mensonge archéologique, il y a la réalisation d’un objet faux 7, d’un site
faux, ou d’une argumentation fausse sur laquelle le discours s’appuie.

11Qu’un Schliemann s’enthousiasme à une époque où fouiller à Hissarlik relevait encore de l’aventure, où les
tout premiers vestiges des civilisations passées commençaient juste à apparaître devant un public (et des
archéologues !) émerveillés peut se concevoir. Que des archéologues de notre époque en soient réduits à
enfouir des vestiges pour donner plus d’importance à leurs découvertes, voilà qui fait inévitablement penser
au complexe du pompier pyromane… On soulignera que juridiquement la personne qui découvre un site est
nommé l’» inventeur », au sens du latin invenio, « je trouve ». Mais avoir retenu un terme si ambigu peut
faire sourire. Combien de sites ont été réellement mis au jour et combien uniquement « inventés » ? On peut
cependant estimer que ce genre de supercherie reste assez marginal. En principe, un site truqué est
détectable par celui qui l’étudie, puisque l’enfouissement d’objet a posteriori perturbe les couches en place.
Une unité stratigraphique visiblement bouleversée ne peut fournir qu’une datation hypothétique dans sa
relation avec les autres, et sa validité dans le schéma de l’évolution du site sera à considérer avec
précaution. Sur les chantiers de bénévoles, le bizutage le plus fréquent pour accueillir une nouvelle recrue
consiste à « fausser » sa couche archéologique. On peut y enfouir des monnaies authentiques pour faire
croire à un trésor, ou bien des éléments dont l’anachronisme évident fait davantage rire les observateurs
que le bizuté, qui n’y voit que du feu. Après quelques semaines de pratique, une telle plaisanterie n’est plus
guère possible, car une couche de sédiment qui n’est plus en place se décèle en principe assez aisément.
12Pourtant, l’expérience a montré que statuer sur l’authenticité de certains sites peut être assez difficile,
comme ce fut le cas pour Glozel, « découvert » en 1924. Avec le recul et l’aide de techniques
(thermoluminescence et carbone 14), le site apparaît authentique mais daté du Moyen Âge – et non de la
préhistoire – présentant du mobilier (résiduel ?) de l’âge du Fer, ainsi que quelques contrefaçons de facture
moderne. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit que d’une tromperie partielle, dont l’» inventeur », qui n’est pas un
professionnel de l’archéologie, n’a jamais été juridiquement reconnu coupable de supercherie. Un autre cas
est celui de Tjerk Vermaning, collectionneur hollandais et archéologue amateur, convaincu en 1975 de
fraude archéologique à la suite de la découverte aux Pays-Bas d’artéfacts censément paléolithiques très
contestés par des spécialistes. Cet archéologue continue cependant de clamer sa bonne foi. Faut-il conclure
de ces deux exemples que ce qui ne correspond pas aux schémas attendus et aux acquis peine à trouver sa
place et est aussitôt suspect ?

13Le cas de Shinichi Fujimura laisse plus songeur, puisque le mensonge y est avéré. Le nombre et la qualité
des découvertes – fondatrices pour l’histoire japonaise – que réalise Fujimura, bien qu’autodidacte, depuis
les années 1970, contribuent à le faire admettre parmi les professionnels, et il est même nommé directeur
adjoint d’un important institut de recherche sur le Paléolithique au Japon. C’est en octobre 2000 qu’il fait
l’annonce de la mise au jour des vestiges les plus anciens du Japon, remontant à pratiquement 600 000 ans.
Mais une série de photographies le montrant en train d’enfouir des vestiges peu avant cette annonce révèle
que Fujimura a « truqué » son site. Le faussaire expliquera combien il tenait à obtenir la reconnaissance de
ses pairs et la gloire de faire remonter l’histoire de son pays dans le temps. Si la démarche de créer ex
nihilo un site et une civilisation peut émerveiller de la part d’un artiste à l’imagination prolifique tel Marc
Pessin (Voisenat 2008), elle choque évidemment de la part d’un archéologue qui se revendique professionnel
et acquiert une notoriété totalement indue.

 8 Les modifications nécessaires ont bien été apportées à la quatrième édition, parue en 2005.

14Effet prévisible mais sans doute peu mesuré de la part du mystificateur, ce type de supercherie rend bien
des discours et des réflexions mensongers par contrecoup… au corps défendant de l’archéologue qui n’a fait
que se fonder sur des conclusions erronées. Ainsi Paul Bahn regrettait- il amèrement d’avoir présenté les
travaux de Fujimura : « Ce cas me touche personnellement car j’ai cité en exemple l’une des “découvertes”
de Fujimura – plusieurs bifaces soigneusement arrangés et soi-disant vieux de 600 000 ans – dans la
troisième édition d’un ouvrage destiné aux étudiants, écrit en collaboration avec Colin Renfrew et publié l’an
passé [Renfrew & Bahn 2008]. Il va falloir éliminer ce tissu de mensonges de la prochaine édition 8 » (Bahn
s. d.).

« L’effet fondateur du faux » (Cohen 1999)


 9 Supposé 500 000 ans plus âgé que l’homme de Néandertal, ce crâne découvert en 1908 par Charles Daws (...)

 10 En 1866, un crâne est rapporté par des mineurs californiens à la communauté scientifique. Daté du P (...)

15De toutes les périodes archéologiques, la préhistoire est celle qui se prête le mieux au mensonge et à la
fraude. Étude des civilisations sans écriture, la discipline n’a pas à craindre d’être confrontée un jour à des
textes qui contrediraient certaines affirmations. Henri Delporte met le doigt sur cet aspect insatisfaisant :
« Du fait d’une relative médiocrité de l’information, la reconstitution préhistorique accorde une sorte de
statut légal à la création imaginative » (Delporte 1984 : 13). En quelque sorte se trouve légitimée
l’imagination (parfois galopante…), comme recours pour émettre des hypothèses que l’on tentera de vérifier
ensuite. Sans revenir sur l’historique de cette science et sa difficile émergence, on peut constater encore à
l’heure actuelle que toute trouvaille est susceptible de modifier considérablement les données acquises avec
patience et persévérance. Cela était encore plus vrai à l’époque où la discipline balbutiante se lançait
fébrilement à la découverte de l’homme préhistorique, qu’on commençait à accepter de faire remonter au-
delà de l’époque biblique. Boucher de Perthes se passionne dès 1844 pour la découverte de l’homme
« antédiluvien », et son appétit de preuves le conduit à rémunérer toute découverte d’ossements humains
sur ses chantiers archéologiques. C’est ainsi que lui est rapportée en 1863 la mâchoire dite « de Moulin-
Quignon », que Boucher de Perthes, a priori de bonne foi, s’empressera de présenter comme étant un
vestige d’homme préhistorique alors qu’il s’agit d’un reste humain moderne. Le faux, qu’il ait été forgé
intentionnellement, tel le crâne de Piltdown9, ou qu’il n’ait été que le résultat d’une mauvaise interprétation
d’objets « vrais », telle la mandibule de Moulin-Quignon ou le crâne de Calavera10, trouve exactement sa
place dans la démarche archéologique – pas assez regardante ou trop novice ? – à un moment précis, tout
simplement parce qu’il répond alors à une lacune que les scientifiques cherchent à combler.
16Enfin, et là n’est pas le moindre des paradoxes du mensonge archéologique de qualité, sa mise en œuvre
elle-même requiert un arsenal scientifique aussi élaboré que celui utilisé pour la démonstration de
l’authenticité : science stratigraphique pour rendre des couches cohérentes, connaissance des colorations
dues aux phénomènes géologiques, obtention de degrés d’usure réalistes, maîtrise des chaînes opératoires
technologiques pour la réalisation d’un objet… en un sens, le faussaire devra être aussi bon scientifique que
l’archéologue honnête. Le mystificateur est en cela semblable au mathématicien de Platon : « Qui se rend
menteur sur les nombres, sinon celui qui s’y entend ? Car c’est lui qui en est capable, et c’est lui aussi qui
est véridique » (Platon 2000 : 367d). Le mensonge n’ayant de réelle valeur que s’il est pris pour vrai
pendant un certain laps de temps, il lui faut s’entourer de toutes les garanties requises. Fabriqué de toutes
pièces, l’élément frauduleux qui attirera l’attention devra être le reflet exact de ce qu’on recherche, et
représenter ainsi le mobilier (ou le site) idéal. En un sens, n’aiderait-il pas à mieux chercher ? Que le faux et
le mensonger aient au moins une vertu peut sembler surprenant, et pourtant… C’est en démontrant pourquoi
un objet est faux que les scientifiques cernent les paramètres de l’authenticité des originaux, et c’est en
récusant un élément jugé frauduleux que l’on appréhende petit à petit ce à quoi devrait (ou ne devrait pas)
ressembler ce qui est vrai. La fraude et le mensonge volontaires ont certes pour but d’induire en erreur,
mais lorsqu’elle est démasquée la tromperie peut s’avérer constructive, en tant qu’elle contribue à repousser
les limites de la réflexion.

Le besoin de merveilleux
17Au-delà des falsifications de vestiges matériels ou de constructions intellectuelles visant à s’insérer dans
l’univers de référence de la discipline archéologique, il existe une autre forme de discours faux, mais qui
revendique son extériorité à la communauté scientifique et s’oppose ouvertement à celle-ci. Dans la seconde
moitié du XXe siècle, toute une littérature a fleuri, cherchant à démontrer que le passé de l’humanité contient
des mystères négligés voire occultés par la « science officielle », car ils ne peuvent s’expliquer que par des
« révélations » remettant en cause les connaissances admises d’une façon totale (existence de civilisations
perdues telle l’Atlantide, intervention d’extraterrestres…) ou partielle (découverte de l’Amérique par les
Phéniciens, invention de l’écriture au Néolithique…). Ces discours pseudo-archéologiques reposaient sur
l’appel au merveilleux, au fantastique, et à des éléments issus de la science-fiction, souvent mêlés à des
mythes anciens recyclés, le tout présenté comme possible ou réel. Passée de mode aujourd’hui, cette
littérature représentait, entre les années 1960 et les années 1980, un phénomène de masse et un marché
éditorial très important.

Le « réalisme fantastique » et la vogue du paranormal


18En 1960 paraît Le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier, exposé d’une vision du monde
que les auteurs qualifient de « réalisme fantastique ». Pour eux, des éléments fantastiques mais vrais et des
vérités cachées existent dans la réalité d’aujourd’hui comme dans celle du passé, et sont susceptibles
d’élargir et de renouveler nos perspectives scientifiques, philosophiques et sociales. Dans des chapitres aux
titres évocateurs (« Le futur antérieur », « La conspiration au grand jour », « L’alchimie comme exemple »,
« Les civilisations disparues », « Quelques années dans l’ailleurs absolu »), sont abordés pêle-mêle
l’existence d’anciennes sociétés secrètes, de supposés mystères liés à certains vestiges du passé (la grande
pyramide de Gizeh, l’île de Pâques…), les ovni, les pouvoirs fabuleux des alchimistes, etc.

19Bénéficiant d’une édition prestigieuse (dans la collection dite « Blanche » de Gallimard), Le Matin des
magiciens vise au-delà du public restreint des amateurs d’ésotérisme. De fait, il remporte un énorme succès
qui amène les auteurs à lui donner un prolongement, sous la forme d’une revue bimestrielle, Planète, parue
de 1961 à 1971.

20Ce succès repose sur un patchwork de thèmes et de mythes traditionnels de l’ésotérisme plutôt déclinants
et démodés en ce mitan du XXesiècle, rajeunis par des thèmes fantastiques issus de la science-fiction, qui
bénéficiaient au contraire d’une vogue croissante.

21Le réalisme fantastique prôné par le mouvement Planète ouvre la voie à de nombreux ouvrages parus à
partir des années 1960, reprenant le même propos, mais de façon souvent bien plus effrénée, sur le mode
de l’affirmation et de la révélation et non plus de la supposition, et en opposition radicale avec la « science
officielle ». Deux collections à fort tirage – « L’aventure mystérieuse » chez J’ai Lu (lancée en 1962, 167
volumes parus jusqu’en 1996) et « Les énigmes de l’univers » chez Robert Laffont (lancée en 1967) –
abritent une nébuleuse d’auteurs traitant d’ufologie, d’alchimie, de civilisations perdues, etc. Cette mode
décline dès les années 1970, et après les années 1980 le paranormal et sa littérature ne font plus recette.
L’archéologie fantastique
22Dans cet engouement pour le paranormal, les discours pseudo-archéologiques ont joué un rôle central.
L’archéologie est précisément le domaine où s’effectue le croisement entre science-fiction et ésotérisme
traditionnel, entre mythes anciens et mythes modernes : cette rencontre est matérialisée par le thème
récurrent de l’intervention extraterrestre dans le passé ancien de l’humanité – des visiteurs venus de
l’espaces seraient ainsi à l’origine de civilisations disparues et/ou de monuments encore existants, et/ou
auraient transmis leurs connaissances à certains initiés. Pour se présenter comme une réalité, cette
thématique a besoin de s’appuyer sur des traces matérielles censées témoigner de ces interventions
extraterrestres. Elle mobilise donc l’archéologie, ou plus exactement des vestiges archéologiques en
affirmant que la seule « archéologie officielle » ne saurait les expliquer.

 11 L’auteur grec Évhémère (IIIe siècle av. J.-C.) présentait les dieux comme le souvenir divinisé de f (...)

23Esquissée dans Le Matin des magiciens et dans Planète dès ses débuts, cette thématique a ensuite été
largement reprise par divers auteurs dont Robert Charroux et Erich von Däniken. Le premier publie Histoire
inconnue des hommes depuis cent mille ans (1963) et Le Livre des maîtres du monde (1967), se fondant
notamment sur une interprétation de la Bible qui attesterait la visite d’extraterrestres venus modifier le
cours de l’histoire humaine. Le second, dans Présence des extraterrestres (1968), développe l’idée selon
laquelle les divinités des religions et des cultes anciens sont en fait des extraterrestres ; ce que l’archéologue
Jean-Marie Pesez (1997 : 12) a qualifié d’» avatar de l’évhémérisme11 » . Bien d’autres écrivains (Guy
Tarade, Peter Kolosimo, Jean Sendy, etc.) se sont lancés à partir des années 1960 sur ce créneau de
l’archéologie fantastique. Les « preuves » ou indices invoqués de façon récurrente par ces auteurs, et
recensés notamment par l’archéologue Jean-Pierre Adam qui en a fait une vigoureuse critique (Adam 1975,
1988), sont de plusieurs types : • des représentations anciennes, censées montrer des extraterrestres (par
exemple la dalle de Palenque au Mexique) ; ces représentations constituent les « supports projectifs »
(Renard 1988) des thèses de l’archéologie fantastique ;

24• des preuves indirectes, sous la forme de monuments anciens au sujet desquels il est affirmé que seule
une technologie inconnue de l’époque aurait pu les produire (les constructions mégalithiques, les géoglyphes
de Nazca au Pérou, voire la grande pyramide de Gizeh) ;

 12 Poterie contenant un tube en cuivre et une tige en fer (ce qui ne fait appel à aucune technique inc (...)

25• beaucoup plus rarement, des preuves directes sous forme d’anciens objets conservés, de technologie
censément inconnue à l’époque telle la supposée pile électrique du IIIe siècle av. J.-C., découverte en 1936
près de Bagdad12 ;

 13 Civilisation andine, entre le Xe siècle av. J.-C. et le XIIe siècle apr. J.-C., dont certains « arc (...)

26• et d’une façon générale des vestiges censés démontrer des faits contredisant les thèses de la « science
officielle » (les pierres d’Ica, les vestiges de la civilisation de Tiahuanaco13…).

 14 « Tant que l’archéologie ne sera pratiquée que par les archéologues, nous ne saurons pas si la “nui (...)

27Jean-Bruno Renard (1988) a étudié l’archéologie fantastique, qu’il qualifie de « para-archéologie », comme
un fait sociologique. Il la qualifie de parascience, la situant à mi-chemin du discours scientifique et des
phénomènes de type religieux ou sectaires (il existe en effet, à côté de la « para-archéologie », une
« archéolâtrie » avec des « archéo-cultes », notamment druidiques). Il pointe un ressort important de
l’archéologie fantastique : le débordement systématique du discours de l’archéologie scientifique au moyen
de l’extension de l’espace (les extraterrestres, venus d’ailleurs), du temps (ancienneté insoupçonnée de
certaines découvertes), et du savoir (des technologies prodigieuses utilisées dans le passé). Ce mécanisme
de débordement nourrit le pouvoir de fascination de l’archéologie fantastique, en plaçant intellectuellement
les archéologues institutionnels dans la position peu séduisante de conservateurs timorés14.

28De fait, dans les années 1960 et 1970, l’archéologie fantastique séduit beaucoup : c’est un fer de lance du
succès du réalisme fantastique, et l’un des thèmes préférés des lecteurs de Planète (Renard 1988 ; Cornut
2006). Elle est pour Renard l’» aristocratie des para-sciences », dont l’audience s’étend préférentiellement
aux classes « supérieures » et cultivées.
 15 Émission du 20 février 1981 (http:// www.ina.fr/art-et-culture/litterature/ video/CPB81051358/a-la- (...)

 16 Il s’agissait de Chantal Cinquin et Jean Suchy, auteurs de L’Archéologie d’avant l’histoire, défend (...)

29Cet engouement atteint un niveau tel que, en face, l’archéologie institutionnelle devient largement
inaudible. La production scientifique se diffuse beaucoup moins que le discours de l’archéologie fantastique,
et cette dernière reçoit une présentation souvent favorable dans les médias d’information et de
divertissement. La mise sur le même plan, en quelque sorte la mise en balance, des thèses de l’archéologie
fantastique et de l’archéologie scientifique est illustrée, en 1981 encore, par l’émission
télévisée Apostrophes intitulée « À la recherche des civilisations enfouies » et consacrée à l’archéologie et à
ses méthodes15 ; des représentants de cette archéologie fantastique y sont invités16, aux côtés des
scientifiques que sont les archéologues Alain Schnapp et Jean Guilaine. Face à l’archéologie fantastique, les
archéologues se voient sommés soit de trouver des vestiges de soucoupes volantes – qu’ils ne trouvent pas
–, soit de prouver qu’il est impossible que des extraterrestres aient visité la Terre – ce qu’ils ne peuvent
faire… Ils ont tenté de réagir contre ces discours qu’ils estimaient mensongers.

 17 Le Passé recomposé est dédié aux « archéomanes, chiromanc IENS, radiesthésistes, parapsychologues, (...)

30Dès 1965, dans l’ouvrage collectif Le Crépuscule des magiciens édité par l’Union rationaliste pour dénoncer
le mouvement Planète, Aliette Geistdoerfer critique l’archéologie fantastique. Mais son article, « Quand MM.
Pauwels et Bergier font de l’archéologie... les fumistes ne sont pas loin », ne reçoit pas grand écho. Ce n’est
qu’en 1975 qu’un discours venant de l’archéologie scientifique et combattant les thèses para-archéologiques
arrive, en France, à atteindre un large public. On le doit à Jean-Pierre Adam, qui publie cette année-
là L’Archéologie devant l’imposture (ouvrage qui a les honneurs d’un passage à Apostrophes), repris et
augmenté en 1988 sous le titre Le Passé recomposé. Chroniques d’archéologie fantasque. Rédigé dans un
style mordant17 mais précis et documenté, ce livre démonte les contre-vérités de l’archéologie fantastique,
en particulier la prétendue impossibilité technique pour les sociétés de la préhistoire et de l’Antiquité de
procéder aux aménagements colossaux qu’elles nous ont laissés.

31Comme la vogue générale pour le paranormal, l’archéologie fantastique a aujourd’hui bien décliné. Il en
subsiste quelques restes – éditions, sites internet, quelques « documentaires » télévisés (Aubert 2008) –,
mais qui n’ont plus le caractère conquérant ni l’audience large qui étaient les siens jusque dans les années
1980.

32Une leçon importante de la fortune de l’archéologie fantastique est sans doute la capacité insuffisante de
l’archéologie scientifique de l’époque à communiquer ses résultats et ses méthodes. Plus généralement,
comme le remarquait Michel Rouzé (1965) dès les premiers temps du succès du réalisme scientifique, la trop
faible existence en France, dans les années 1960, d’une vulgarisation scientifique de qualité, explique aussi
l’engouement d’alors pour le paranormal. Depuis, des efforts ont été accomplis ; concernant l’archéologie, le
lien est aujourd’hui heureusement plus direct entre le véritable travail de l’archéologue et le public, à travers
les publications, musées, expositions, ouvertures de sites et de chantiers, etc. ; et à travers les politiques
actives de communication menées par les organismes de recherche archéologique (CNRS, Inrap,
notamment).

Quand l’archéologie entre dans l’arène politique


33S’il est un domaine où l’archéologie sert de prétexte à des propos délibérément mensongers, c’est bien
celui de la (géo)politique. Dans La Crise de la culture, Hannah Arendt consacre un chapitre aux relations
entre politique et vérité (traitant donc a fortiori du mensonge, ou « fausseté délibérée »), insistant sur les
enjeux de pouvoir. La question est ici comment l’archéologie, en tant que discipline, peut être utilisée dans
cette dialectique. Traiter des relations entre (géo) politique et archéologie dans un article consacré au
mensonge revient à admettre que les données archéologiques peuvent être travesties – voire falsifiées –
pour servir un discours, étayer des thèses, valider des revendications. En effet, sous couvert d’archéologie –
les vestiges sont matériels, auréolés du prestige du passé, ils ne peuvent mentir –, nombreux sont les
régimes politiques qui ont défendu des thèses, le plus souvent à visée raciale ou tout au moins identitaire,
pour revendiquer des territoires, en opérant un lien entre culture matérielle et groupe ethnique (cas très
bien illustré par les thèses raciales de Gustaf Kossinna au début du XXesiècle, reprises par le IIIeReich). « Le
propre de ces récupérations politiques est de malmener quelque peu la réalité historique, par mensonge
autant que par omission » (Fondrillon et al. 2005 : 3). Le territoire est assimilé à un socle identitaire, et
inversement l’identité à un territoire : les nationalismes au XIXesiècle puis les régimes totalitaires au XXesiècle
produisent de nombreux exemples. « Le menteur […] n’a pas besoin de ces accommodements douteux pour
apparaître sur la scène politique ; il a le grand avantage d’être toujours, pour ainsi dire, déjà au milieu »
(Arendt 1990 : 319).

34L’archéologie utilisée, détournée à des fins politiques, donne lieu à plusieurs formes de « mensonge » :
soit la fouille a été techniquement et scientifiquement très bien menée sur le terrain, et les résultats sont
délibérément faussés pour servir des thèses politiques ; soit la fouille elle-même est dirigée de manière à
étayer des thèses, à légitimer un discours. Dans les deux cas, il est fait appel à la « puissance légitimatrice
du discours archéologique » (Kaeser 2000 : 155). Cette notion rejoint celle de « fabrique d’un “droit
historique” à usage géopolitique » développée dans un ouvrage récent consacré aux liens entre archéologie
et géopolitique (Payot 2010 : 9). Le recours aux termes forts « légitimation » et « droit » veut asseoir une
autorité et justifier des actions politiques.

35Un dernier cas, encore plus radical, peut se produire : il s’agit de traces d’occupation délibérément
détruites, effacées pour démontrer l’absence de racines d’une population sur un territoire (en Serbie et en
Albanie récemment, au Proche-Orient de nos jours).

De l’autre côté du miroir


36Depuis une quinzaine d’années, un regard critique commence à se manifester sur ces questions au sein de
la communauté archéologique. La réflexion sur la réutilisation des données de fouilles à des fins politiques
est en effet un sujet dont les archéologues se sont emparés tantôt suite à l’ouverture de nouvelles archives
(notamment en ce qui concerne l’archéologie nazie), tantôt sous l’impulsion de raisons éthiques, internes à
la profession. Il est à ce propos emblématique de constater que ce sont essentiellement des archéologues
pré- ou protohistoriens qui, réfléchissant sur leur discipline, se sont en premier lieu intéressés aux relations
entre archéologie et mensonge politique : confrontés dans leur champ d’étude à l’absence de sources autres
qu’archéologiques, ils ont peut-être su plus tôt faire preuve d’esprit critique ou tout au moins d’une
sensibilité plus grande aux remises en question.

 18 Prolongé par un séminaire à la Maison de l’archéologie et de l’ethnologie de Nanterre, sous la dire (...)

 19 En réponse à un appel d’offres du réseau de la Maison des sciences de l’homme.

37« C’est à travers une critique des pratiques de la mémoire que l’on peut mieux lutter contre les dérives
des passions identitaires et patrimoniales » : ainsi s’exprimait Jacques Le Goff en 1997 en conclusion des
« Entretiens du patrimoine », au thème fort explicite de « Patrimoine et passions identitaires » (Le Goff
1998 : 434). La même année paraissait dans la revue professionnelle Les Nouvelles de l’Archéologie un
dossier intitulé « Archéologie et passions identitaires18 », suivi en 2001 d’un dossier sur « La construction
identitaire dans les sociétés passées et présentes : le rôle de l’archéologie, de l’ethnologie et de
l’histoire19 ». Une simple attention aux termes choisis pour ces programmes de recherche démontre
l’ampleur de la tâche : « construction », « passion », « fabrication », « compromission archéologique »,
« manipulation », on est bien loin d’une science objective ! Le débat est ainsi lancé dans la revue. D’un côté,
ceux qui pensent que les sciences humaines sont asservies aux enjeux de pouvoir : « Les travaux de
l’histoire, de l’archéologie et de l’ethnologie sont alors manipulés, réécrits ou contestés par des utilisateurs
secondaires dans un but qui n’est jamais de simple connaissance (si tel fût jamais le cas) mais bien
politique : construire, c’est-à-dire imaginer, une identité – disons “un contenu de conscience” (Jean-Luc
Bonniol) relatif à l’appartenance d’une communauté » (Lemonnier 2002 : 11). De l’autre, des archéologues
qui, s’ils ne contestent pas une utilisation de leurs données par des régimes politiques forts, restent
(heureusement !) convaincus de l’apport de leur discipline aux progrès de la connaissance, et de
l’importance des vestiges matériels : « Si l’archéologie ne peut, pas plus que les autres sciences humaines,
prétendre détenir les clés de la Vérité, elle n’est pas non plus condamnée à la vanité heuristique et à
l’errance intellectuelle » (Kaeser 2002 : 12).

38En soulignant « le rôle du passé dans les stratégies d’affirmation identitaire mises en œuvre dans le
processus de fabrication des représentations collectives » (Bonis et al. 2002 : 5), on entre au cœur du débat
entre histoire et mémoire, débat qui ne cesse, encore aujourd’hui, d’alimenter les réflexions au sein de la
communauté archéologique comme au dehors.

Histoire ou mémoire ?
39Les différentes formes que peut prendre le mensonge appliqué à l’archéologie ont finalement toutes le
même objectif, « fabriquer » de la « mémoire » plutôt que « restituer l’histoire », créant volontairement des
zones d’oubli.

 20 Conservateur au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, et protohistorien.

40Ce jeu histoire / mémoire est un des thèmes de réflexion développés dans Le Sombre Abîme du temps par
Laurent Olivier20. Selon lui, les vestiges archéologiques ont plus à voir avec la mémoire qu’avec l’histoire, et
de fait il est aisément possible de glisser sur le terrain du mensonge, car toute mémoire est par définition
subjective, et il est très facile de « fabriquer des souvenirs » : « Sans cesse confrontée à l’incomplet, à
l’incertain, à l’inconnu, l’archéologie est une démarche qui consiste fondamentalement à inventer » (Olivier
2008 : 62). Dès lors, peut-on prétendre que l’archéologie ment ? Si l’archéologie crée de la mémoire, peut-
on parler de mensonge ? Par définition, une mémoire n’est-elle pas subjective, conditionnée au contexte et
au ressenti de tout un chacun ?

41C’est surtout sous des régimes autoritaires (ou en quête de légitimation), dans une perspective de
glorification étatique et d’effacement de toute trace pouvant déranger le discours officiel que l’archéologie a
été utilisée à des fins mensongères.

42La table ronde internationale organisée à Lyon en 2004 sur « L’archéologie nationale-socialiste dans les
pays occupés à l’Ouest du Reich » en fournit un très bon exemple (Legendre et. al. 2007). L’archéologie en
tant qu’instrument du nazisme (au même titre que la biologie) est maintenant bien connue : les fouilles
menées sous le IIIe Reich étaient dirigées par des professionnels dont la compétence n’est pas remise en
cause, c’est bien leur interprétation, en écho aux thèses de Gustaf Kossinna pour qui culture matérielle et
ethnie étaient intimement liées, qui a servi les causes du national-socialisme. Les fouilles en elles-mêmes
étaient bien conduites, les techniques maîtrisées, « mais le contexte dans lequel ces opérations étaient
menées n’échappait ni à la propagande du parti, ni à l’expression culturelle des buts de guerre du régime,
encore moins à sa volonté d’anéantissement de tout ce qui n’était pas utile à la germanité » (Schnapp
2003 : 105). L’auteur de ces lignes en arrive ainsi à créer le concept d’» archéologie détournée », qui rejoint
celui d’» usage public du passé », tel qu’explicité dans la publication de la table ronde de 2004. Les deux
termes ont ici leur importance. L’» usage » suppose qu’on en fait quelque chose, qu’on lui attribue un rôle ;
le passé n’est pas là uniquement pour être décrypté, compris, décrit et raconté aux générations
postérieures, il doit avoir une fonction dans la société. Quant à l’adjectif « public », il témoigne d’une
appropriation collective, de l’existence d’une communauté à qui on doit rendre des comptes.

43La conclusion de ces actes revient sur ce problème par une sorte de mise en abîme en posant la question :
« Quelles leçons pour l’histoire ? » Parmi les réponses, il nous faut retenir notamment la suivante : « En
nous refusant à mettre en cause la notion de véracité constitutive des faits archéologiques, nous nous
condamnons à justifier comme véridique l’entreprise de perversion du passé menée par le nazisme. »

44« Les expériences totalitaires du xxe siècle ont revendiqué ce type d’histoire inventée à partir de vestiges
archéologiques, en modifiant le sens de sa conclusion implicite » (Olivier 2008 : 45). Outre le IIIe Reich, il
est d’autres régimes politiques contemporains qui ont instrumentalisé l’archéologie à des fins de
propagande : les relations entre archéologie et franquisme mettent ainsi en évidence une « archéologie
phalangiste », aux sympathies allemandes (Gracia Alonso 2009).

45Plus globalement, cette question des relations entre archéologie et politique a donné lieu en 2005 à un
colloque intitulé « L’archéologie, instrument du politique ? ». La forme interrogative n’est là que pour faire
durer un suspens bien court, car la lecture des actes ne laisse aucun doute sur la réponse. Le sous-titre de
l’ouvrage, en revanche (Archéologie, histoire des mentalités et construction européenne), offre des
perspectives sur tout un pan de l’histoire culturelle. La lecture de deux citations de cet ouvrage suffit à
résumer notre problématique : « Le document archéologique peut aisément être détourné, utilisé pour
soutenir des causes incertaines » ; « Tout le problème de conscience de l’archéologie tient à son risque
constant de détournement comme légitimation identitaire. » Ce n’est pas tant l’archéologie qui est
mensongère mais plutôt l’interprétation des vestiges et de leur lecture.

46La relation entre sciences humaines et mensonge (ou vérité ?) est donc au cœur d’une réflexion que tout
scientifique doit avoir sur sa propre discipline et sur son dialogue avec ses pairs. « Archéologues,
ethnologues, historiens ne peuvent que travailler ensemble pour reconstituer avec un peu de “vrai-
semblance” quelques morceaux de notre histoire. Aucune de ces disciplines n’y suffira à elle seule, et c’est
mieux de le savoir » (Godelier 2008 : 79).
Conclusion : quelle vérité archéologique ?
47Tricheries altérant la production des connaissances archéologiques, allégations fantastiques ignorant ou
réfutant ces connaissances, récupérations idéologiques les pervertissant… L’intrusion dans le domaine de
l’archéologie de ces différentes formes de mensonge conduit, à l’inverse, à s’interroger sur la véracité du
discours archéologique. L’archéologue – c’est-à-dire le chercheur qui suit les règles de son métier, et qui
condamne comme menteurs ceux qui ne les respectent pas – est-il lui-même capable de dire la vérité ?

48La réponse pourrait, de prime abord, n’être guère encourageante. Les conditions de l’observation
archéologique la rendent fragile, car non reproductible et difficile à contrôler. Les interprétations fondées sur
ces observations sont elles-mêmes sujettes à caution. L’expérience du « campement de Millie », réalisée au
début des années 1970 par des archéologues canadiens (Bonnichsen 1973 ; Olivier 2008) en est un
exemple : fouillant un campement occupé de façon saisonnière entre 1956 et 1969 par une famille d’indiens
Cree, ils ont interprété les vestiges comme ils l’auraient fait pour un site plus ancien. Le témoignage de
Millie, la mère de famille habitante de ce campement, interrogée après la fouille, a révélé que nombre de ces
interprétations étaient fausses : restes de jouets d’enfants pris pour des armes de chasse, interprétation
fonctionnelle unique d’espaces où plusieurs activités s’étaient en fait succédées… De façon plus
humoristique, l’écrivain et illustrateur américain David Macaulay (1984) a imaginé dans La Civilisation
perdue. Naissance d’une archéologie (en version originale Motel of the Mysteries, 1979) la fouille dans
quelques millénaires d’une chambre de motel autoroutier du xxesiècle. Cela donne des résultats
réjouissants : la lunette des toilettes est prise pour un grand collier rituel, le téléviseur devient un autel aux
dieux domestiques… L’auteur se moque en réalité des archéologues actuels, et de leurs interprétations
souvent trop peu fondées et stéréotypées.

49De plus, ces interprétations sont provisoires, souvent contestées par les générations suivantes
d’archéologues ; telle la remise en cause à partir des années 1960 des thèses diffusionnistes plus anciennes,
expliquant le développement des sociétés de la protohistoire européenne par des influences venues d’Orient.
Les « critères de l’archéologicité », selon la formule de Philippe Jockey (1999 : 14), évoluent : l’archéologie a
ainsi connu une profonde mutation intellectuelle en passant de l’objet au contexte. Dans une approche
aujourd’hui considérée comme obsolète, on attachait uniquement aux vestiges découverts – mobiliers ou
immobiliers – la notion d’authenticité et de preuve : l’archéologie avait alors pour objectif de « mettre au
jour » ces objets – belle formule qui suggère que les vestiges sont (r)amenés à la vie, et qui réveille en nous
un mythe de l’objet intouché, pour nous apparaître dans son dernier état avant oubli total. C’est aujourd’hui
sur la relation entre objet et contexte que le discours archéologique entend se fonder : à la technologie et à
la typologie des objets, la stratigraphie en particulier s’est ajoutée comme troisième pilier fondateur de
l’archéologie moderne (Schnapp 1993). Demeure cependant la fragilité évoquée plus haut de l’identification
de ces contextes.

50L’archéologie peut-elle être sauvée du doute par l’apport des techniques d’étude issues des sciences
« dures » ? Dire que l’archéologie est devenue scientifique parce qu’elle recourt aux datations radiocarbone
ou à l’ordinateur serait naïf et faux : une datation par le carbone 14 n’est qu’un élément mobilisé dans un
raisonnement archéologique, par lequel cette datation est reportée à la couche qui contenait le fragment de
charbon de bois (par exemple) analysé. Ce raisonnement et l’identification du contexte archéologique qui le
fonde restent soumis aux imperfections de toute observation et interprétation archéologique : si le contexte
est remanié, ou si ce fragment est intrusif, et si l’archéologue ne l’a pas détecté, alors la chronologie
s’effondre. De plus les sciences expérimentales ne produisent pas non plus de vérités absolues : la datation
radiocarbone est elle-même de nature probabiliste.

51Cette question de la validité du discours archéologique, la communauté des archéologues se la pose avec
intensité depuis quelques décennies. Un débat théorique ouvert depuis les années 1960, principalement au
sein de l’archéologie anglo-saxonne (Renfrew & Bahn 2000) mais aussi en France (Demoule et al. 2002), a
vu se succéder les positions de la New Archaeology – schématiquement, le discours archéologique doit
rechercher une scientificité qui lui permette d’établir des connaissances objectives, des généralisations, voire
des lois – et de l’archéologie « post-processuelle » – pour qui les interprétations des archéologues sont
nécessairement limitées car liées à la subjectivité de leurs auteurs, dépendant elle-même fortement de leur
formation et de leurs origines sociales, ethniques, etc. On retrouve ici l’idée d’une « perversion idéologique »
du discours archéologique, mais celle-là inévitable et inconsciente. Entre ces deux positions extrêmes, une
voie médiane possible est d’admettre que l’archéologue n’a ni les moyens, ni l’ambition de proclamer une
vérité absolue ; mais que c’est bien pour cela que l’archéologie peut se prétendre une science.

52Le paradoxe n’est qu’apparent : le philosophe et logicien Karl Popper (1973) a montré, en parlant des
sciences « dures », que l’acquisition de la connaissance scientifique est un processus de conjectures et de
réfutations. Produire une connaissance scientifique, c’est produire un modèle corroboré, c’est-à-dire qui
rende compte de toutes les observations disponibles au moment de son élaboration, mais réfutable, c’est-à-
dire destiné à être modifié et amélioré par de nouvelles observations et expériences. Ce faisant
l’imperfection du modèle diminue, et cette diminution de l’imperfection de la connaissance est le vrai progrès
scientifique. Ce schéma peut s’appliquer aux constructions intellectuelles de l’archéologie : par exemple les
corrections et recalages successifs des typochronologies, par les contextes et les objets nouvellement
découverts et/ou les nouveaux moyens de datation. C’est ce qu’expose notamment l’archéologue Jean-
Claude Gardin dans ses ouvrages théoriques où il reprend la notion de « spirale cognitive » : pour Gardin
(1979) comme pour Popper, la connaissance est un processus continu de réduction de l’imperfection de
l’information, pas un état statique, idéal et chimérique, de vérité parfaite.

53Le mensonge en archéologie commencerait dès lors qu’on veut imposer un résultat comme indiscutable,
dès qu’on tente de le soustraire à la critique ; bref, dès qu’on le pose comme une vérité absolue. En tentant
d’en faire ainsi un dogme, on le prive de son statut de connaissance scientifique.

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Notes

1 http://www.rtl.fr/actualites/article/ des-archeologues-decouvrent-l-entreed- un-tunnel-reliant-la-corse-et-l-italie-


5937528115 [consulté en avril 2011].

2 « Un archéologue doit savoir admettre ses erreurs et être assez modeste pour requérir de l’aide ou recueillir des
avis si besoin » (Joukowsky 1980 : 10-11, article 7, cité dans Jockey 1999) (traduction des auteurs).

3 Chercheur au CNRS, Centre d’étude sur la coopération juridique internationale (CECOJI).

4 Voir Code du patrimoine, livre V, articles 531-14, 532-3, 532-4, 544-3 et 544-5. Consultable sur le site internet
Legifrance.fr.

5 Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Antiquités nationales.


6 Le terme vient du français « forgerie », c’est-à-dire le fait de falsifier des manuscrits, et appartient toujours à la
terminologie de l’expertise des textes.

7 Sur la question du faux en archéologie, sujet toujours actuel, voir l’exposition « L’âge du faux » au Laténium
(APRC et musée d’Archéologie de Neuchâtel, Suisse), annoncée alors que cet article venait d’être achevé. (www.
latenium.ch /)

8 Les modifications nécessaires ont bien été apportées à la quatrième édition, parue en 2005.

9 Supposé 500 000 ans plus âgé que l’homme de Néandertal, ce crâne découvert en 1908 par Charles Dawson (qui
ne serait pas le mystificateur mais l’» honnête » inventeur) résulte en fait de la combinaison d’une mâchoire de
singe avec un crâne humain récent.

10 En 1866, un crâne est rapporté par des mineurs californiens à la communauté scientifique. Daté du Pliocène, eu
égard à sa localisation dans la mine, il était donc le plus ancien habitant du continent américain. Cette datation fut
longtemps défendue par Josiah Whitney, dont l’hypothèse de la cohabitation de mastodontes préhistoriques et des
hommes en Californie était enfin étayée par une preuve. Le crâne, analysé en 1879, fut reconnu comme étant
récent. Afin de maintenir sa théorie, Whitney argua que le crâne qu’il avait étudié n’était pas celui analysé.

11 L’auteur grec Évhémère (IIIe siècle av. J.-C.) présentait les dieux comme le souvenir divinisé de femmes et
d’hommes insignes.

12 Poterie contenant un tube en cuivre et une tige en fer (ce qui ne fait appel à aucune technique inconnue de
l’époque), qui pourrait selon certains archéologues témoigner d’une utilisation empirique de l’électricité dans le but
de dorer les bijoux par galvanoplastie (Wronecki, Blondel & Wolff 2007).

13 Civilisation andine, entre le Xe siècle av. J.-C. et le XIIe siècle apr. J.-C., dont certains « archéologues
fantastiques » ont prétendu qu’elle remontait à 10 000 ans avant notre ère.

14 « Tant que l’archéologie ne sera pratiquée que par les archéologues, nous ne saurons pas si la “nuit des temps”
était obscure ou lumineuse », écrit Louis Pauwels dans Le Matin des magiciens (Pauwels & Bergier 1972 : 145).

15 Émission du 20 février 1981 (http:// www.ina.fr/art-et-culture/litterature/ video/CPB81051358/a-la-recherche-


descivilisations- enfouies.fr.html [consulté en avril 2011]).

16 Il s’agissait de Chantal Cinquin et Jean Suchy, auteurs de L’Archéologie d’avant l’histoire, défendant
« l’hypothèse audacieuse d’une proto-civilisation, véritable bâtisseur des grands monuments de l’Antiquité :
pyramides, mégalithes... ».

17 Le Passé recomposé est dédié aux « archéomanes, chiromanc IENS, radiesthésistes, parapsychologues,
adventiste du septième au soixante-dix septième jour, médiums, astrologues, spirites, chasseurs de trésor,
homéopathes perlinpinpesques, initiés (grands), initiés (petits), télépathes, vampires, occultistes, percepteurs
(extrasensoriels seulement), bigots, triangulés des Bermudes… » (Adam 1988 : 232).

18 Prolongé par un séminaire à la Maison de l’archéologie et de l’ethnologie de Nanterre, sous la direction d’Anick
Coudart et de Jean- Paul Demoule (1998-2003).

19 En réponse à un appel d’offres du réseau de la Maison des sciences de l’homme.

20 Conservateur au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, et protohistorien.

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