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Siegfried Kracauer - Les Employés - Aperçus de L'allemagne Nouvelle-Belles Lettres (2012) PDF
Siegfried Kracauer - Les Employés - Aperçus de L'allemagne Nouvelle-Belles Lettres (2012) PDF
KRACAUER
Impression 8. brochage sepec - France
Numéro d'impression : 05425120727 - Dépôt légal : septembre 2012
Numéro d'édition : 7483
LES EMPLOYÉS
le goût des idées
collection dirigée
par
Jean-Claude Zylberstein
Parus
Les employés
Aperçus de l'Allemagne nouvelle (1929)
Paris
Les Belles Lettres
2012
T i t r e original :
Die Angestellten. Ans dem neuesten Deutschland
ISBN : 978-2-251-20017-0
ISSN : 2111-5524
Présentation
10. Ibid., p. 2 5 6 .
PRÉSENTATION XIII
t h é o r i q u e s et m é t h o d o l o g i q u e s , inséparables d'ailleurs d e la
visée de l'ouvrage.
Les douze chapitres qui composent l'étude s'organisent en
d e u x groupes autour de « Petit herbier » qui dresse u n e série
de portraits individuels d'employés. Les six premiers précisent
le territoire que les d o n n é e s factuelles fournies au début d u
chapitre « U n domaine inconnu » ont grossièrement circonscrit.
Procédures de sélection, organisation du processus de travail et sa
mécanisation grandissante, rapports et hiérarchies dans l'entreprise,
les laissés-pour-compte de la rationalisation é c o n o m i q u e , les
bureaux d'embauche.les p r u d ' h o m m e s — la condition matérielle
des employés se précise au fil des pages. « Asile p o u r sans-abri »
caractérise la situation idéologique des employés, attachés à des
valeurs bourgeoises dépassées et prisonniers d ' u n e conscience
sans rapport avec leur situation réelle. Ils trouvent refuge dans les
institutions de la culture de masse, dont la critique n'est à aucun
m o m e n t menée d ' u n point de vue conservateur et nostalgique de
la culture bourgeoise. Bien au contraire, le caractère ambivalent
de la « distraction » est rappelé 16 , la pauvreté et les illusions d ' u n e
conception des « biens culturels » dans leur fonction compensa-
trice sont mises à nu 1 7 . Enfin Kracauer livre une analyse virtuose
de l'idéologie de la libre entreprise et de l'entrepreneur privé
c o m m e de son p e n d a n t , l'idéologie p r ô n é e par les syndicats
d ' u n collectif qui serait en soi u n e authentique c o m m u n a u t é . La
composition m ê m e du livre tend à rendre visible la contradiction
18. C f . i>i/ra, p. 16. C ' e s t dans cette perspective qu'il faut lire la critique,
sévère, q u e fait K r a c a u e r d u film de W a l t h e r R u t t m a n n Berlin. Die Sinjotiie der
Grossstadt (Berlin. Symphonie d'une grande ville, AU. 1927). O u t r e la c r i t i q u e d u
film, « O n va y arriver » [1927], in Le Voyage et la danse, op. cit. p. 8 7 - 8 8 , voir les
d é v e l o p p e m e n t s à la fois plus n u a n c é s et a p p r o f o n d i s dans S. Kracauer, Théorie
du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. D. B l a n c h a r d et C l . O r s o n i ,
édité et i n t r o d u i t par P h . D e s p o i x et N . P e r i v o l a r o p o u l o u , Paris, F l a m m a r i o n
2 0 1 0 , en particulier p. 3 0 0 - 3 0 1 .
PRÉSENTATION XVII
Nia Perivolaropoulou
N.P.
LES EMPLOYÉS
Pour Bentio Reifenberg,
en témoignage de nos amicales relations et de notre collaboration.
Préambule
II.
1. C a r i S e v e r i n g ( 1 8 7 5 - 1 9 5 2 ) , syndicaliste et d é p u t é s o c i a l - d é m o c r a t e
d ' o r i g i n e o u v r i è r e , alors ministre d e l'Intérieur.
2. Das Einjàhrige : équivalent de n o t r e brevet d ' é t u d e s d u p r e m i e r cycle
de l ' e n s e i g n e m e n t secondaire.
SÉLECTION 19
O n notera que, p o u r lui aussi, les tests n ' o n t pas leur place dans
l'entreprise. « Si u n e grande entreprise, dit-il, a besoin des tests
p o u r redéployer ses employés, c'est qu'elle contrôle mal son
personnel. » Et de fait, quelle piètre connaissance les supérieurs
doivent-ils avoir de leurs subordonnés, s'il leur faut recourir
à des tortures scientifiques p o u r leur e x t i r p e r la p r e u v e de
leurs talents cachés. Le sélectionneur propose néanmoins que
les entreprises établissent des dossiers d'évaluation de chaque
employé. La proposition, inspirée sans doute par des intentions
honnêtes, n'est pas sans inconvénients. Si l'esprit qui règne dans
l'entreprise est b o n , rien ne sert d ' e n mettre en fiches les sédi-
ments figés ; s'il est mauvais, alors aucune précaution n e pourra
e m p ê c h e r que se constituent des listes noires. Le sélectionneur
a eu affaire à des sténotypistes, à des comptables, à des chargés
de c o r r e s p o n d a n c e s en allemand et langues étrangères, et à
des chefs de service. Il s'abstient c o m m e c'est la règle de t o u t e
considération personnelle, et s'en tient strictement à la psycho-
logie du travail. Il a par exemple p o r t é le j u g e m e n t suivant :
« M o n s i e u r X, dans le travail, est u n frimeur. » Tant pis p o u r
M o n s i e u r X. Peut-être que dans ses relations avec l'autre sexe,
il est plutôt du genre timide, mais son travail, quant à lui, n'est
que de la frime. Faudra-t-il c o u p e r en d e u x ce personnage ?
Pour lever mes doutes, le sélectionneur m e raconte ses exploits
les plus remarquables. U n e grande f i r m e lui a d e m a n d é d'exa-
m i n e r deux employés tous d e u x susceptibles d'être promus au
rang de chef de service, p o u r u n seul poste vacant. Il a dressé
u n portrait de chacun des d e u x prétendants, attribuant à l'un
d ' e u x u n e plus ample vision d'ensemble. La g r a n d e f i r m e a
retenu l'intelligence supérieure, et elle en est pleinement satis-
faite.Voici maintenant u n autre cas : u n directeur envoie chez
le sélectionneur deux demoiselles, l'une rachitique, l'autre jolie
c o m m e u n cœur. Le directeur préférerait é v i d e m m e n t engager
la plus jolie, mais c o m m e souvent dans les contes de fées, la vraie
perle c'est j u s t e m e n t la j e u n e fille rachitique. M o d e r n e Paris, le
SÉLECTION 23
Les insultes ont dû être cuisantes, car elles sont toutes comptées
et enregistrées p o u r l'éternité. Ainsi a p p r e n d - o n q u e le tyran
obligeait souvent sa victime à travailler selon ses instructions
erronées ; qu'il traitait celle-ci, déjà soumise à ses humiliations,
de simulateur ; qu'il la m o n t a i t contre le chef de service, et
celui-ci contre elle. Il ressort du dossier que cette terreur des
bureaux tourmentait également les collègues du plaignant. L'un
d'entre eux faisait-il mine de se plaindre, il l'avertissait : «Je nierai
tout. » Et personne n'osait ouvrir la bouche. Le plaignant s'est
donc mis à boire par désespoir, et ne venait plus travailler que de
façon irrégulière. « Je serais disposé à u n arrangement amiable,
écrit-il en conclusion, mais pas si Monsieur X (le. sous-chef de
service) reste dans la maison » - où l'on voit l ' a m o u r - p r o p r e
du petit-bourgeois tenter d ' o b t e n i r satisfaction au m o i n s sur
le papier. Dans la dernière audience du tribunal du travail sur
cette affaire, l'entreprise était représentée par l'un des conseillers
d'administration, qui ne connaissait ni le sous-chef de service,
celui-ci travaillant dans une unité extérieure de l'entreprise, ni
m ê m e le plaignant, et qui s'étonna que ce dernier ne se soit pas
adressé d'emblée à la direction centrale. Peut-être ce monsieur
n'appartenait-il m ê m e pas au plus haut niveau de l'entreprise.
Celle-ci est c o n n u e p o u r être très convenable.
c'est tout à fait ainsi que les détenteurs du pouvoir voyaient les
choses dans l'Allemagne impériale. Il y a en tout cas des patrons
plus avisés qui savent dans leur propre intérêt accepter des c o m -
promis et aménager des soupapes par où le m é c o n t e n t e m e n t
peut s'échapper. Pour contrer l'arbitraire de certains directeurs
de rang subalterne, le chef du personnel d ' u n e entreprise géante
a fait r é c e m m e n t ôter de sa p o r t e l'écriteau habituel « Pas de
réception sans rendez-vous », et chaque employé peut en principe
s'adresser à lui sans formalité préalable. À peine cette mesure
était-elle introduite que le personnel s'est bousculé chez lui en
si grand n o m b r e qu'il a dû le chasser à grands cris c o m m e u n e
troupe d'esprits malins. Aujourd'hui ils ne sont pas plus de quatre
ou cinq à faire usage du droit de réclamation immédiate, mais
ceux-ci le font généralement à b o n escient. Il faut seulement
ne pas ouvrir trop grand la soupape. Ailleurs, il est d e m a n d é aux
chefs de bureau d'établir des fiches sur leurs subordonnés selon
un m o d è l e d o n n é . Si les employés sont déplacés d ' u n service
à l'autre, ce qui arrive f r é q u e m m e n t , la comparaison des fiches
p e r m e t de contrôler la fiabilité de leurs supérieurs directs. O u
bien encore, o n ménage p o u r les employés des niveaux infé-
rieurs un exutoire en disposant à leur intention u n e boîte aux
lettres où ils peuvent déposer des propositions d'amélioration
qui peuvent rester anonymes. «Tous ceux qui font des proposi-
tions, dit le bulletin d'entreprise, m o n t r e n t ainsi qu'ils sont des
collaborateurs assidus de la maison. » Avec cette boîte aux lettres,
o n fait d ' u n e pierre d e u x coups.
coûts que l'âge représente. « Les jeunes gens sont plus faciles à
manier », e n t e n d - o n souvent. C o m m e si les gens âgés n'étaient
pas plus faciles encore, p o u r peu q u ' o n veuille bien les engager.
Si l'on traite ces derniers avec moins d'égards encore que ne
l'exigerait l'intérêt é c o n o m i q u e de l'entreprise, cela tient en
définitive à la déconsidération générale qui frappe les gens âgés
de nos jours. C e n'est pas seulement le patronat, c'est la p o p u -
lation tout entière qui se d é t o u r n e d ' e u x et qui révère de façon
stupéfiante la jeunesse en soi. Elle est le fétiche des magazines
illustrés ainsi que de leur public, les gens âgés la courtisent et les
produits de rajeunissement sont censés la conserver. Si vieillir
signifie s'approcher de la m o r t , cette idolâtrie de la jeunesse est
signe d ' u n e fuite devant la m o r t . Mais l'approche de la m o r t
révèle aux h o m m e s , p o u r la première fois, de quoi leur vie est
faite, et lorsqu'on dit : « C o m m e elle est belle, la jeunesse qui
jamais ne revient », cela signifie en réalité que la jeunesse est
belle parce qu'elle ne revient jamais. La m o r t et la vie sont si
inextricablement mêlées que l'une ne va pas sans l'autre. Si la
vieillesse est détrônée, la jeunesse l'emporte, mais c'est la vie
qui perd la partie. C e t t e course après la jeunesse, que par u n
malentendu fatal o n appelle la vie, m o n t r e m i e u x que tout que
l'on n'est pas maître de sa propre vie. Il est hors de doute que
l'activité économique rationalisée favorise ce malentendu, si elle
ne le crée pas. Moins elle est assurée de son propre sens, plus
elle interdit à la masse des personnes au travail de le remettre en
question. Mais s'il leur est interdit de poursuivre u n but qui ait
u n sens, alors la fin dernière — la m o r t — leur échappe également.
Leur vie, qui pour mériter ce n o m devrait être confrontée à la
m o r t , se fige et revient à ses débuts, à la jeunesse. Cette jeunesse
d o n t elle provient devient son accomplissement perverti, parce
que le véritable accomplissement lui est interdit. L'économie
régnante refuse d'apparaître en pleine lumière, c'est p o u r q u o i
la pure vitalité doit prévaloir. La surestimation de la jeunesse
est tout autant de l'ordre du refoulement q u ' u n e dévalorisation
56 LES EMPLOYÉS
minuscules qui sont tout sauf des détails ; car pris ensemble ils
caractérisent la vie é c o n o m i q u e qui les rejette. Il faut se défaire
d e l'idée c h i m é r i q u e q u e ce sont les grands é v é n e m e n t s qui
d é t e r m i n e n t les h o m m e s p o u r l'essentiel. C e sont au contraire
les catastrophes minuscules d o n t se compose la vie quotidienne
qui les influencent plus p r o f o n d é m e n t et plus durablement, et
leur destin est suspendu sans nul doute à la série de ces événe-
ments miniatures. Ils font surface au tribunal du travail devant
la longue et haute table derrière laquelle trône le président du
tribunal entouré de deux assesseurs représentant respectivement
les employeurs et les salariés. E n général les trois juges, après une
brève délibération, prennent ensuite leur décision dans un cabinet
séparé de la salle principale. La procédure étant intégralement
orale, cela p e r m e t u n e conclusion rapide. O n utilise très peu de
papier, seul le président a connaissance des documents. Le j e u
des questions-réponses immédiates, auquel nul avocat n'apporte
u n e dernière touche juridique, lui p e r m e t de s'en remettre à son
instinct davantage que dans u n tribunal ordinaire. La nécessité de
recourir à l'improvisation produit dans l'atmosphère une sorte
de tension qui parfois se transmet m ê m e au greffier.
Les parties déballent tout leur fatras : des jérémiades en série,
rien d'autre. Elles exposent les faits, répliquent au président et
aux assesseurs et s'interpellent mutuellement. Il arrive aussi que
l'une d'elles fasse c o m m e si l'autre n'était pas là. Généralement
les plaignants sont des gens qui ont été mis à la porte. Il peut
s'agir par exemple d ' u n licenciement sans préavis. Cela peut se
produire e n t o u t e légalité, c o m m e le m o n t r e l'anecdote sui-
vante. U n e dame achète des chaussures dans un grand magasin
où la plaignante est employée dans le rayon des bas. La dame
connaît personnellement la plaignante et voudrait acheter par
ses soins des bas p o u r aller avec les chaussures. Manifestement
la v e n d e u s e de bas fait passer l'intérêt c o m m e r c i a l après les
relations personnelles, puisqu'elle dit à la dame qu'elle aurait pu
acheter les chaussures meilleur marché ailleurs. Pour cette façon
L'ATELIER DE RÉPARATION 61
1. H e i n r i c h Z i l l e ( 1 8 5 8 - 1 9 2 9 ) , d e s s i n a t e u r et c a r i c a t u r i s t e d u m i l i e u
prolétarien berlinois.
72 LES EMPLOYÉS
2. C h a î n e d e restaurants d e luxe.
PETIT HERBIER 75
s'il faut ainsi se défendre chacun p o u r soi, cela veut dire que la
c o m m u n a u t é est pure apparence.
« U n e c o u c h e u n i f o r m e de salariés est en f o r m a t i o n . Le
regroupement de la population selon les points de vue de classe a
fortement progressé depuis l'époque d'avant-guerre. » C e qu'Emil
Lederer et Jakob Marschak soutenaient dans leur excellente étude
« La nouvelle classe m o y e n n e » (Grundriss der Sozialôkonomik,
section IX, l r c partie), qui p o u r la première fois en 1926 attirait
l'attention sur la condition nouvelle des employés, Lederer lui-
m ê m e a dû r é c e m m e n t le reconsidérer. « M ê m e si les couches
capitalistes intermédiaires partagent dès aujourd'hui le destin du
prolétariat », écrit-il dans « La recomposition du prolétariat » (Neue
Rundschau, août 1929), « elles n ' o n t pas encore abandonné, dans
leur grande majorité, leur idéologie bourgeoise. «Jugement qui
concorde avec celui de R i c h a r d Woldt, lequel, dans u n e étude
sur les syndicats allemands de l'après-guerre (intégrée dans le
recueil Strukturwandlungen derDeutschen Volkswirtschaft), caractérise
c o m m e suit l'attitude des couches moyennes en déclin : « Elles
conservent u n e certaine idéologie professionnelle qui s'accorde
bien mal avec l'évolution réelle. »
Le traitement mensuel, le travail q u ' o n appelle intellectuel,
et quelques autres caractéristiques mineures d u m ê m e genre,
voilà ce qui garantit à u n e grande partie de la population qu'elle
m è n e une existence bourgeoise, alors q u ' e n réalité elle n'a plus
rien de bourgeois. Cela correspond bien au p h é n o m è n e relevé
par M a r x , selon lequel la superstructure n e s'ajuste q u e très
lentement à l'évolution de l'infrastructure imposée par les forces
90 LES EMPLOYÉS
que les fonctionnaires sont presque tous hantés par l'ancien État
autoritaire, dans lequel c'était eux qui représentaient l'autorité.
C o m m e l ' h o m m e ne vit pas seulement de pain, ils essaient, dans
leurs rapports aux employés d'administration qui leur sont subor-
donnés, de maintenir u n prestige qui n'est plus incontesté. Moins
dans les administrations locales ou dans les institutions sociales
que dans les fonctions nationales ou étatiques, qui constituent
la réserve naturelle des fonctions relevant de la haute autorité.
Les employés sont de plus en plus n o m b r e u x ici c o m m e ailleurs,
et m ê m e s'ils n'accèdent pas tout de suite aux postes les plus
qualifiés, sauf peut-être dans les Offices du travail, leur afflux est
néanmoins propre à dépouiller de son aura mystérieuse le pouvoir
des fonctionnaires. L'employé : pour les fonctionnaires, c'est cette
personne du public qui devait, il n'y a pas si longtemps, prendre
h u m b l e m e n t patience au guichet derrière lequel e u x - m ê m e s
trônaient majestueusement. L'aura se dissipe entièrement, dès
lors que l'intrus fait le m ê m e travail q u ' e u x . C e n'est d o n c plus
seulement le besoin de se valoriser, mais tout autant la crainte
de la concurrence, qui les pousse à défendre leur territoire. Pour
le m o m e n t , d'ailleurs, leur aura n'a pas tellement souffert ; grâce
en particulier au Parti social-démocrate, qui se veut p r u d e n t
c o n c e r n a n t les fonctionnaires, c o m m e m e l'assure l ' u n de ses
p e r m a n e n t s les plus connus. C'est ainsi qu'il s'explique u n e
certaine tiédeur de la part des fonctionnaires regroupés dans les
syndicats « libres », inquiétés qu'ils seraient par les compressions
de personnel dans les administrations publiques. Laissez-moi
tranquille, tel est leur m o t d'ordre, j'ai u n e famille à ma charge.
C e n'est que très récemment, d'après lui, que l'activité politique
des fonctionnaires syndiqués a repris quelque vie.
La manie profondément inscrite dans la bourgeoisie allemande
de se distinguer de la masse par u n e marque quelconque, fut-elle
totalement imaginaire, fait obstacle à la solidarité entre les employés
e u x - m ê m e s . Ils o n t tous besoin les uns des autres et chacun
voudrait se distinguer de tous les autres. O n pourrait se réjouir
92 LES EMPLOYÉS
ils habillent les autres, et d'ailleurs ils passent volontiers les nuits
dehors p o u r être en contact avec la clientèle. « Employés dans
la confection et artistes de cabaret sont très liés », explique le
député. D e fait les uns et les autres ont en c o m m u n d'exercer
leur activité en contact direct avec le public ; tandis q u e les
techniciens, dos tourné au public, façonnent une matière asociale.
Il est donc normal que le millionième visiteur du Haus Vaterland
ait été u n employé d ' u n grand magasin new-yorkais. O n lui a
offert u n e coupe en argent p o u r ses mérites. C'est très r é c e m -
m e n t que les « casernes de plaisir » connaissent un tel succès, et
ce n'est pas dû au hasard. Elles ont pris le relais des innombrables
bistrots de l ' é p o q u e de l'inflation, et o n t fait florès dès q u e
l ' é c o n o m i e s'est stabilisée. P e n d a n t q u e les entreprises sont
rationalisées, ces établissements rationalisent du m ê m e pas le
plaisir des armées d'employés. Q u a n d j e lui d e m a n d e p o u r q u o i
ils traitent les masses c o m m e des masses, u n employé m e répond
amèrement : « Parce que la vie des gens est beaucoup trop ravagée
p o u r qu'ils sachent encore faire quelque chose d ' e u x - m ê m e s . »
Q u ' i l en soit ainsi ou autrement, dans ces établissements la masse
est son propre invité ; parce q u e cela correspond à sa propre
impuissance inavouée, et n o n pas seulement par égard p o u r
l'intérêt é c o n o m i q u e du propriétaire. O n se réchauffe les uns
les autres, on se console ensemble d'être soumis à la quantité.
Cela est plus facile à accepter dans un environnement princier.
Celui-ci est particulièrement imposant au Haus Vaterland, qui
incarne au mieux le modèle grossièrement imité par les grands
cinémas et dans les établissements des basses couches moyennes.
Il c o m p o r t e en son centre u n e sorte d ' i m m e n s e hall d'hôtel
d o n t les clients de l'hôtel Adlon 1 n'auraient pas honte de fouler
les tapis. C'est le style de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité)
en exagéré, car p o u r nos masses, il faut ce qu'il y a de plus
tel qu'il est, mais tel qu'il apparaît dans les tubes à la mode. U n
m o n d e qui a été j u s q u e dans les derniers recoins passé à l'aspi-
rateur et lavé de la poussière du quotidien. La géographie qui
se dessine dans les asiles pour sans-abri est née de ces tubes. Bien
q u ' o n n'y trouve q u ' u n e connaissance approximative des lieux,
les panoramas qu'ils offrent sont en général des reproductions
fidèles ; pédanterie qui a des raisons d'être, car à l'époque des
voyages les congés réglementaires p e r m e t t e n t u n contrôle de
visu de la plupart des paysages. Les frises y représentent moins
de vraies contrées lointaines que des scènes imaginaires de contes
de fées, où les illusions deviennent des personnages en chair et
os. Le séjour dans ces murs où le m o n d e entier est évoqué peut
être vu c o m m e u n voyage organisé au paradis p o u r employés.
C ' e s t e x a c t e m e n t à cela q u e c o r r e s p o n d l ' a m é n a g e m e n t du
Moka-Efti-Lokal, où les espaces démesurés le cèdent à peine à
ceux du Haus Vaterland. U n escalier mécanique, qui, semble-t-il,
a entre autres fonctions celle de symboliser la facilité d'accès
aux classes supérieures, conduit directement une foule constam-
ment renouvelée de la rue vers un Orient signifié par des colonnes
et des grilles de harem. D'ailleurs, ce palais de fantaisie a lui aussi
quelque chose d ' u n e chimère, si l'on en j u g e par la solidité très
relative de sa construction ; au lieu de reposer solidement sur le
capital, il s'élève sur du crédit anglais à court terme. Là-haut, o n
n'est pas assis, o n voyage. « Il est dangereux de se pencher a u -
dehors », est-il écrit sur la vitre de la fenêtre du train, d ' o ù l'on
a vue sur des paysages de carte postale u n i f o r m é m e n t ensoleillés.
En réalité ce sont des revêtements muraux, et le couloir parfai-
t e m e n t imité d ' u n e voiture sleeping internationale n'est rien
d'autre q u ' u n étroit et long corridor, qui relie entre elles d e u x
salles de style m a h o m é t a n . Les flots de lumière vantés dans le
dépliant publicitaire du grand magasin contribuent à parfaire
l'ensemble. Au Resi, ils i n o n d e n t la salle de couleurs chatoyantes
et recouvrent le Heidelberger Schloss local d'une magnifique palette
d o n t le soleil couchant serait bien incapable. Ils font tellement
ASILE P O U R SANS-ABRI 107
D e p u i s q u e l q u e t e m p s s'est c o n s t i t u é e e n Allemagne, et
surtout à Berlin, u n e j e u n e intelligentsia radicale qui s'élève
avec vigueur et d ' u n e m ê m e voix contre le capitalisme, dans les
revues et les livres. A première vue elle se présente c o m m e u n
adversaire résolu de tous les pouvoirs qui ne luttent pas direc-
t e m e n t p o u r u n ordre h u m a i n raisonnable, c o m m e elle le fait
elle-même. O r m ê m e si sa contestation est sincère et souvent
efficace, elle se la rend par trop facile. C a r elle ne s'enflamme
généralement que p o u r les cas extrêmes : la guerre, les dénis de
justice les plus criants, les émeutes de mai 2 , etc. - sans mesurer
l'horreur discrète de la vie normale. C e n'est pas l'organisation
de cette vie m ê m e , mais u n i q u e m e n t q u e l q u e s - u n e s de ses
émanations les plus visibles qui la conduit au geste de la révolte.
vaut m i e u x que les idylles que l ' o n fait fleurir dans les pages de
l'almanach du G d A à l'usage des employés allemands. « C h e r
et respecté c o n t e m p o r a i n , lit-on en i n t r o d u c t i o n du d e r n i e r
almanach, tu trouveras de n o u v e a u dans le présent v o l u m e
p o u r 1929 u n e section " P o u r les m o m e n t s de réflexion" — mais
j e veux cette fois-ci en faire u n e m e n t i o n particulière, car elle
c o m p o r t e u n e petite esquisse de l'écrivain M a x Jungnickel,
intitulée "Les mains du s e m e u r " . L'auteur nous y décrit u n e
ancienne c o u t u m e paysanne. Tout en labourant, le paysan fait
répandre à sa petite fille de 4 ans les premiers grains dorés dans
la terre."L'enfant marche sur les mottes labourées et de sa petite
main lance gauchement les grains sur la terre fraîche." Cela ne
fait-il pas réfléchir ? » C e à quoi il faudrait réfléchir, c'est plutôt
à la façon d o n t on p e u t se porter sur le terrain du front spiri-
tuel, au lieu de rester à l'arrière à se gaver de camelote périmée.
Tant que les syndicats d'employés resteront imbus de certains
préjugés attachés depuis le xix e siècle à u n socialisme ordinaire
qui n'est plus depuis longtemps l'apanage des partis socialistes,
les avocats du progrès social risquent fort de se confondre avec
des provinciaux obscurantistes, d o n t les dispositions spirituelles
sont plus bourgeoises que celles de l'avant-garde bourgeoise ;
autrement dit, qu'ils soient de moins en moins capables de repré-
senter pleinement leurs objectifs. Objectifs qui n e m a n q u e r o n t
pas alors d ' e n être altérés.
sport, lit-on chez Kracauer, ne résout pas les complexes, elle est
entre autres choses u n p h é n o m è n e majeur de refoulement ; elle
n'exige pas la transformation des rapports sociaux, elle est en
fin de c o m p t e u n facteur important de dépolitisation. » Et plus
nettement encore dans un autre passage : « O n dresse contre le
système é c o n o m i q u e existant u n p r é t e n d u droit naturel, sans
comprendre que la nature, qui de fait s'incarne elle aussi dans les
pulsions capitalistes, est justement l'un des alliés les plus puissants
du système, et que son incessante glorification va à l'encontre de
l'organisation planifiée de l'activité économique. » Dans l'esprit
de cette hostilité à la nature, l'auteur d é n o n c e la « nature » là
o ù la sociologie traditionnelle parlerait d e p h é n o m è n e s d e
dégénérescence. La nature, en revanche, il la voit chez un certain
représentant en produits pour fumeurs, exemple m ê m e d'assurance
et d'expérience. A peine est-il besoin de souligner q u e p o u r
une réflexion aussi profonde sur la nature de l'économie, qui
m e t au j o u r le caractère élémentaire p o u r n e pas dire barbare
des rapports de production et d'échange m ê m e sous la f o r m e
dépouillée qu'ils ont aujourd'hui, la fameuse mécanisation revêt
u n t o u t autre aspect que p o u r les prédicateurs sociaux. P o u r
u n tel observateur, le m o u v e m e n t mécanique et sans â m e de
l ' o u v r i e r n o n qualifié est i n f i n i m e n t plus p r o m e t t e u r q u e le
teint « moralement rose » totalement organique qui, selon les
termes impayables d ' u n chef du personnel, doit être celui du b o n
employé. U n « rose moral » — la voilà cette couleur q u ' a n n o n c e
la réalité de l'existence des employés.
Le langage fleuri du chef du personnel m o n t r e combien le
jargon des employés c o m m u n i q u e avec la langue de l'auteur,
quelle entente il y a entre cet outsider et le langage du groupe
qu'il vise. comprend sans effort ce qu'est une orange sanguine,
u n cycliste, u n lèche-bottes et une princesse. Et à mesure qu'ils
nous deviennent familiers, nous voyons de mieux en mieux que
la connaissance et l'humanité se sont réfugiées dans les sobri-
quets et les métaphores p o u r éviter le vocabulaire prétentieux
134 LES EMPLOYÉS
M i l i e u artificiel.
A propos des Employés de S. Kracauer 1
4. K r a c a u e r r é a g i t ici à u n e r e m a r q u e d ' A d o r n o c o n t e n u e d a n s u n e
lettre datée d u 2 3 mai 1930 : « J e n'ai pas a i m é l'article d e B e n j a m i n sur Les
Employés ; sa tonalité implicite n'est pas aussi amicale q u e sa thèse officielle,
144 LES EMPLOYÉS
Préambule 3
U n domaine inconnu 9
Sélection 17
Petite pause d'aération 27
L'entreprise en marche 37
Déjà ! Hélas... ! 47
L'atelier de réparation 57
Petit herbier 69
Sans formalisme, et avec classe 79
Entre voisins 89
Asile p o u r sans-abri 99
Vu d'en haut 111
Mesdames et Messieurs, chères et chers collègues . . . . 121