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SIEGFRIED

KRACAUER
Impression 8. brochage sepec - France
Numéro d'impression : 05425120727 - Dépôt légal : septembre 2012
Numéro d'édition : 7483
LES EMPLOYÉS
le goût des idées

collection dirigée
par
Jean-Claude Zylberstein
Parus

ARTHUR KOESTLER CYRIL CONNOLLY


Les S o m n a m b u l e s C e qu'il faut faire p o u r ne
plus être/écrivain
GEORGES CHARBONNIER
E n t r e t i e n s avec ROBERT DARNTON
Claude Lévi-Strauss Le G r a n d M a s s a c r e des chats

FRANÇOIS MITTERRAND ARTHUR KOESTLER


Le C o u p d ' É t a t p e r m a n e n t Le C r i d ' A r c h i m è d e

JEAN-MICHEL PALMIER B E R T R A N D RUSSELL


Walter Benjamin H i s t o i r e d e la P h i l o s o p h i e
o c c i d e n t a l e (2 v o l . )
ALEXANDRE VIALATTE
M o n Kafka KARL POPPER
À la r e c h e r c h e d ' u n m o n d e
LUCIANO CANFORA meilleur
La N a t u r e d u p o u v o i r
JEAN DANIEL
B E R T R A N D RUSSELL C o m m e n t p e u t - o n être
Essais s c e p t i q u e s français ?

GEORGE STEINER GLENN GOULD


L a n g a g e et s i l e n c e E n t r e t i e n s avec J o n a t h a n Cott

ISAIAH BERLIN N O R M A N MAILER


Le Sens des réalités L'Amérique

FRANCIS JEAN GUICHARD-MEILI


SCOTT FITZGERALD L'Art de Matisse
U n livre à soi
HANS MAGNUS
RAYMOND ARON ENZENSBERGER
D i m e n s i o n s d e la c o n s c i e n c e C u l t u r e ou mise en c o n d i t i o n ?
historique
TOM WOLFE
SOMERSET MAUGHAM Il c o u r t , il c o u r t le B a u h a u s
L ' H u m e u r passagère
ARTHUR KOESTLER
A R T H U R C. D A N T O La C o r d e r a i d e
Andy Warhol
SIEGFRIED
KRACAUER

Les employés
Aperçus de l'Allemagne nouvelle (1929)

Suivi des commentaires


de Walter Benjamin, Ernst Bloch
etTheodorW. Adorno

Traduit de l'allemand par Claude Orsoni

Edité et présenté par Nia Perivolaropoulou

Nouvelle édition revue et augmentée

Paris
Les Belles Lettres
2012
T i t r e original :
Die Angestellten. Ans dem neuesten Deutschland

© 1971, SuhrkampVerlag, Frankfurt am Main.


© 2000, Éditions Avinus, Paris, p o u r la p r e m i è r e édition
française.

Walter Benjamin, « Ein Aussenseiter macht sich bemerkbar »,


in Gesammelte Schrtften, Bd. 3, édité par Hella Tiedemann-Bartels,
Frankfurt/M., © Suhrkamp, 1972.
Ernst Bloch, « Kunstliche Mitte. Zu Siegfried Kracauer : Die
Angestellten », in Erbschaft dieser Zeit, Frankfurt/M., © Suhrkamp,
1962.
T h e o d o r W. Adorno, Siegfried Kracauer, Briefwechsel 1923-
1966, édité par Wolfgang Schopf, F r a n k f u r t / M , © Suhrkamp,
2008.
Les deux derniers textes sont à paraître aux éditions Le Bord
de l'eau.

© 2012, pour la présente édition,


Société d'édition Les Belles Lettres,
95 bd Raspail 75006 Paris,
www.Iesbelleslettres.com

ISBN : 978-2-251-20017-0
ISSN : 2111-5524
Présentation

« Un outsider attire l'attention » - tel est le titre du premier


c o m p t e rendu que Walter Benjamin a consacré aux Employés,
en référence à la place singulière que Siegfried Kracauer occupe
dans le m o n d e culturel de l'Allemagne de Weimar, et à l'impact
d u livre dans les milieux intellectuels ainsi que dans l'espace
public. R é d a c t e u r au « feuilleton 1 » du grand quotidien libéral,
la Frankfurter Zeitung, auquel il collabore depuis 1921, Kracauer
était alors une figure en vue de la vie intellectuelle sans cependant
adhérer à aucun courant de pensée et sans affiliation politique
ou idéologique.Jusqu'en 1933, son œuvre, d o n t l'essentiel était
destiné à la publication dans le journal, s'élabore au j o u r le j o u r
et couvre u n e m u l t i t u d e de sujets. Sans appartenir à a u c u n e
discipline — il a été architecte de f o r m a t i o n en m ê m e temps
qu'élève de G e o r g Simmel —, sans attache académique, Kracauer
parcourt les domaines du savoir, de la philosophie et l'esthétique
à la sociologie et la théorie de l'histoire ; il se sert de formes
d'expression multiples, allant du traité philosophique systématique
à l'invention de formes suigeneris, c o m m e la « miniature urbaine »,
en passant par le roman ou la critique cinématographique qu'il
contribue à établir dans l'Allemagne des années vingt.
Cette œuvre éclatée et profondément antidogmatique résiste
aux classifications et à toute annexion par les écoles de pensée.
Pendant longtemps, ces m ê m e s qualités ont toutefois constitué

1. Le « feuilleton » désigne les pages littéraires et culturelles d u j o u r n a l .


VIII LES EMPLOYÉS

d'importants obstacles à sa réception. Le double exil de Kracauer,


en France d'abord de 1933 à 1941, puis aux États-Unis de 1941
jusqu'à sa m o r t en 1966, s'est accompagné après la guerre de
l'abandon de l'allemand c o m m e langue d'écriture et a rendu
plus difficile à la fois la diffusion de ses écrits et l'approche de
l'ensemble de sa pensée. En France, les choses ont depuis quelques
années grandement évolué avec la parution de nouvelles traduc-
tions ainsi que d'études qui lui sont consacrées 2 .
Alors que depuis les débuts de sa collaboration à la Frankfurter
Zeitung, Kracauer travaille au sein de la rédaction à Francfort, il
est appelé à prendre la succession de Bernard von Brentano à la
rédaction berlinoise du « feuilleton ».Afin de préparer ce rempla-
cement, il séjourne de fin avril à fin juillet 1929 dans la capitale
allemande. O r il utilise ces dix semaines presque exclusivement
à réunir les matériaux nécessaires à son étude sur les employés.
Et de retour à Francfort, se soustrayant au travail quotidien du
journal, c'est à son écriture qu'il consacre le plus clair de son
temps. Celle-ci sera t e r m i n é e en o c t o b r e 1929, c'est-à-dire
peu avant le début de la grande crise é c o n o m i q u e consécutive
au krach de la bourse de N e w York. Des résistances, dues aux
changements induits à l'intérieur du j o u r n a l par la dégradation
de la situation politique en Allemagne, en retardent la publi-
cation, qui ne se fera finalement que grâce à l'intervention de
B e n n o Reifenberg, le responsable des pages culturelles, auquel
sera plus tard dédiée l'édition du livre. Les Employés paraissent
en effet d'abord sous la f o r m e d ' u n e série de douze articles dans
le « feuilleton » de la Frankfurter Zeitung, entre le 8 décembre

2. Sur l'ensemble de l'œuvre de Kracauer en français, voir : EnzoTraverso,


Siegfried Kracauer. Itinéraire d'un intellectuel nomade, [1995] Paris,La D é c o u v e r t e ,
2 0 0 6 (nouvelle édition augmentée) ; Nia Perivolaropoulou, Philippe Despoix
(dir.), J o a c h i m U m l a u f (coll.), Culture de masse et modernité. Siegfried Kracauer
sociologue, critique, écrivain, Paris, Editions de la Maison des sciences de l ' h o m m e ,
2001 ; Olivier Agard, Kracauer. Le chiffonnier mélancolique, Paris, C N R S éditions,
2010.
PRÉSENTATION IX

1929 et le 8 janvier 1930, avant d'être publiés en volume au


printemps 1930.

« Le c œ u r de l'étude est fait de citations, de conversations


et d'observations directes. Elles n e sont pas là p o u r illustrer
u n e quelconque théorie, mais constituent des cas exemplaires
de la réalité », écrit Kracauer dans le préambule ajouté en j a n -
vier 1930 p o u r l'édition en livre. La phrase condense la façon
d o n t il a procédé p o u r la collecte de son matériau et indique
très allusivement ses présupposés méthodologiques. Kracauer est
parti, littéralement, a la découverte du m o n d e des employés :
il s'est rendu sur leurs lieux de travail c o m m e sur leurs lieux
de loisirs ; il s'est entretenu avec les employés, syndiqués ou
pas, et les entrepreneurs ; il a lu la presse spécialisée, j o u r n a u x
d'entreprise c o m m e presse syndicale, mais aussi les magazines
lus par les employés ; et m ê m e quand il en a eu l'occasion, leur
correspondance privée. Il n'a cessé d'arpenter Berlin, leur ville,
et de fréquenter les cinémas où ils se pressent — mais cela il le
faisait depuis longtemps. Il va d o n c sur le terrain et explore ce
« d o m a i n e i n c o n n u » qu'il circonscrit d ' a b o r d grossièrement
en partant des « données factuelles » fournies par les statistiques
et les premières études spécialisées, n o t a m m e n t celles d ' E m i l
Lederer et de Jakob Marschak 3 .
La référence à ces travaux sociologiques sert en p r e m i e r
lieu à c o r r o b o r e r le constat de la prolétarisation progressive

3. K r a c a u e r a m i n u t i e u s e m e n t d o c u m e n t é son travail d ' e n q u ê t e e m p i -


r i q u e - ses entretiens, ses lectures, les j o u r n a u x qu'il a dépouillés, ses incursions
dans le m o n d e des employés. C e s m a t é r i a u x , conservés et déposés c o m m e la
plus g r a n d e partie de ses archives au Literaturarchiv d e M a r b a c h , o n t été p o u r
la p r e m i è r e fois pris e n c o m p t e p o u r l ' a n n o t a t i o n et le c o m m e n t a i r e d e la
nouvelle é d i t i o n a l l e m a n d e des Employés. C f . S. Kracauer, Werke, 1.1, édité par
I. M ù l d e r - B a c h e n coll. avec M . W e n z e l , F r a n k f u r t / M , S u h r k a m p 2 0 0 6 .
X LES EMPLOYÉS

des employés en Allemagne. En effet, avant la première guerre


m o n d i a l e la c o u c h e des employés faisait partie des « classes
moyennes », u n des principaux piliers de l'empire wilhelminien.
Elle jouissait de n o m b r e u x privilèges attachés à son statut et avait
développé une conscience entérinant le clivage entre ouvriers et
employés. Les interventions de l'État dans le cadre de l'économie
de guerre, l'inflation de l'immédiat après-guerre et finalement
la rationalisation é c o n o m i q u e des années vingt ont détérioré
sa situation matérielle et l'ont privée de ses anciens privilèges 4 .
Mais la connaissance de la couche sociale des employés ne saurait
en aucun cas se réduire p o u r Kracauer à la description de leur
situation matérielle, et encore moins être déduite de celle-ci.
Elle passe nécessairement par l'appréhension concrète de leur
vie quotidienne.

D e p u i s qu'il travaille à la Frankfurter Zeitung, u n e grande


partie de la production de Kracauer est consacrée à l'explora-
tion des espaces culturels du public a n o n y m e de la grande ville
m o d e r n e et des manifestations de la culture de masse. Son essai
« C e u x qui attendent 5 », écrit en 1922, inaugure une série de
textes au fil desquels il développe plus ou moins implicitement
u n e conception du « public » qui accorde u n e place centrale

4. Sur l'histoire des employés en Allemagne, d o n t l ' i m p o r t a n c e p o l i t i q u e


et culturelle est bien plus g r a n d e q u ' e n France, voir en français,Jiirgen K o c k a ,
Les Employés en Allemagne, 1850-i980, trad. par G. G a b e r t , Paris, É d i t i o n s d e
l ' E H E S S , 1 9 8 9 ; p o u r u n e histoire plus générale, voir D e t l e v J. K. P e u k e r t , La
République de Weimar. Années de crise de la modernité, trad. par P. Kessler, Paris,
Aubier, 1995.
5. S. Kracauer, « C e u x qui attendent » [1922], in L'Ornement de la masse. Essais
sur la modernité weimarienne, trad. par S. Cornille, éd. par O . A g a r d et P h . D e s p o i x
avec u n e p r é f a c e d ' O . Agard, Paris, La D é c o u v e r t e , 2 0 0 8 , p. 1 0 7 - 1 1 8 .
PRÉSENTATION XI

aux spectateurs de cinéma 6 . La masse, toujours plus grande, des


employés en constitue une des principales composantes. Dans un
article consacré à la production cinématographique allemande
de l'année 1928, Kracauer n o t e : « Depuis les travailleurs dans
les salles des faubourgs jusqu'à la grande bourgeoisie dans les
palais cinématographiques, toutes les couches de la population
affluent vers le cinéma ; le plus f o r t e m e n t sans d o u t e les petits
employés, dont le n o m b r e s'est accru depuis la rationalisation de
notre industrie, à la fois en valeur absolue et en valeur relative 7 . »
Dans ces salles les spectateurs sont la plupart du temps abreuvés
d'images où la « réalité sociale se trouve escamotée, embellie,
déformée, d ' u n e manière tantôt stupidement inoffensive, tantôt
insensée 8 ». C e sont les m ê m e s images que véhiculent les maga-
zines, les j o u r n a u x illustrés ou les publicités.
Cette critique des motifs récurrents que propose l'industrie
culturelle, des schémas qu'elle essaie d'imposer, autant que du
schématisme m ê m e de la pensée, Kracauer l'avait amorcée un
an auparavant dans u n e série d'articles intitulée « Les petites
vendeuses vont au cinéma », qui par certains aspects parodient les
enquêtes empiriques sur les réactions et le goût des spectatrices.
Après u n c o m m e n t a i r e introductif qui proclame la nécessité,
p o u r étudier la société actuelle, de « confesser les productions
de ses trusts c i n é m a t o g r a p h i q u e s », il livre huit textes brefs,
c h a c u n p o u v a n t être lu c o m m e u n synopsis 9 . L'ensemble se
présente c o m m e « u n album de modèles » qui doit expliciter

6. C f . H e i d e S c h l i i p m a n n , « D e r G a n g ins K i n o — ein " A u s g a n g aus selbs-


v e r s c h u l d e t e r U n m i i n d i g k e i t " . Z u m B e g r i f f des P u b l i k u m s in der W e i m a r e r
R e p u b l i k », in Ein Detektiv des Kinos. Studien zu Siegfried Kracauers Filmtheorie,
F r a n k f u r t / M , S t r o e m f e l d , 1998, p. 6 7 - 8 9 .
7. S. Kracauer, « C i n é m a 1928 » [1928], in L'Ornement de la masse, op .
cit., p. 2 6 9 - 2 7 0 .
8. Ibid., p. 270.
9. S. Kracauer, « Les petites vendeuses vont au cinéma » [1927], in L'Ornement
de la masse, op. cit., 2 5 8 .
XII LES EMPLOYÉS

l'idéologie véhiculée par les trames narratives de la plupart des


films. Tous ces échantillons o n t u n e chose en c o m m u n : « Ils
colorent en rose les dispositifs les plus noirs et maquillent la
rougeur 1 0 . » Ces films ne reflètent la société que dans u n seul
sens : en la d é f o r m a n t ils en reflètent les mécanismes. Au-delà
de l'industrie c i n é m a t o g r a p h i q u e , ce q u e vise la critique de
Kracauer ce sont les forces sociales qui l'encouragent. À l'inté-
rieur des entreprises les employés ont à ressembler à l'image que
leur tendent les films à succès, les magazines illustrés ou m ê m e
les « tubes » d'alors. « Lorsque nous recrutons du personnel de
vente ou administratif nous attachons u n e grande importance à
une apparence agréable », déclare u n responsable d u service du
personnel. Celui-là m ê m e qui eut le trait de génie de parler de
« teint moralement rose ». Et Kracauer de constater : « Plus la
rationalisation progresse, plus ce maquillage couleur rose-moral
gagne du terrain » (p. 25).

Les employés ont une ville, Berlin. C'est à Berlin, la ville où


les transformations dues au processus de modernisation sont le
plus avancées, que « la situation des employés se présente sous
les traits les plus marqués ». Entreprendre une expédition p o u r
découvrir et faire connaître la vie des employés, que Kracauer
compare à la lettre volée de la nouvelle d'Edgar A. Poe, revient
à partir à l'exploration de la ville. D a n s ce d o m a i n e aussi il
possède déjà u n e longue expérience d o n t témoignent ses n o m -
breux essais urbains tout au long des années vingt. Depuis les
descriptions de l'architecture jusqu'à la saisie des p h é n o m è n e s
microscopiques les plus éphémères, qui requièrent une « sensibi-
lité optique » p o u r être captés et une f o r m e littéraire spécifique

10. Ibid., p. 2 5 6 .
PRÉSENTATION XIII

p o u r être représentés 1 1 , il analyse l'espace et les p h é n o m è n e s de


la m o d e r n i t é urbaine.
Parmi d'innombrables textes consacrés à la ville, plusieurs
décrivent les espaces urbains en tant qu'espaces sociaux. Dans
l'un d ' e u x consacré aux bureaux de placement, qui se situe dans
le sillage immédiat des Employés, Kracauer résume les présupposés
théoriques d ' u n e telle description. Les espaces typiques d ' u n e
c o u c h e sociale ou d ' u n g r o u p e , par leur e m p l a c e m e n t , leur
disposition intérieure, leur mobilier, l'atmosphère qui y règne
et les c o m p o r t e m e n t s qu'ils induisent, livrent des aperçus des
rapports sociaux existants d ' u n e manière bien plus exacte que
n e le font les commentaires sur les statistiques é c o n o m i q u e s
ou les débats parlementaires qui sont, les uns c o m m e les autres,
idéologiquement déterminés. Car, écrit-il à propos de l'espace,
« tout ce que la conscience dénie, tout ce qui, par ailleurs, est
intentionnellement négligé participe de son organisation 12 ». Les
descriptions kracaueriennes des formes spatiales visent à rendre
manifeste u n inconscient social qui relève d ' u n registre optique.
Se focalisant sur divers aspects et m o m e n t s de la vie quotidienne
de la grande ville, d'autres textes des années vingt et trente, en
m ê m e temps qu'ils livrent u n e analyse de la m o d e r n i t é , cap-
tent des p h é n o m è n e s qui relèvent également d ' u n inconscient
o p t i q u e . E n d o n n a n t à voir u n tel inconscient, l'écriture de
Kracauer remplit alors, c o m m e dans ses « miniatures urbaines »,
u n e fonction analogue à celle qui caractérise intrinsèquement,
selon lui, la photographie et le cinéma 1 3 .

11. C f . Philippe Despoix, « La miniature urbaine c o m m e genre. Kracauer


entre ethnographie urbaine et heuristique du cinéma », in N . Perivolaropoulou,
P h . D e s p o i x (dir.), Culture de masse et modernité, op. cit., p. 162-177.
12. S. Kracauer, « A propos des bureaux de p l a c e m e n t » [1930], in Rues
de Berlin et d'ailleurs, trad.J.-F. B o u t o u t , Paris, Le P r o m e n e u r , 1995, p. 79 (trad.
modifiée).
13. Sur les rapports entre l'écriture de Kracauer et les média p h o t o - c i n é -
matographiques, j e m e permets de renvoyer également à m o n article « Entre
XIV LES EMPLOYÉS

Dans les textes consacrés aux lieux de vie, de travail et de


distraction de la nouvelle couche moyenne, des motifs récurrents
apparaissent : le désœuvrement teinté d'ennui, l'attente sans but,
la dislocation du temps, les processus de massification, l'effort
désespéré de sauvegarder les apparences, la résignation apathique
A travers eux, ces textes entrent en écho avec les descriptions
qui émaillent Les Employés et peuvent être lus c o m m e autant de
développements qui élargissent l'ouvrage en m ê m e temps qu'ils
l'incluent dans u n tissu textuel plus vaste. Ainsi, par exemple,
« Salles chauffées », « C h a n c e et destin », « Fantôme dans u n lieu
de distraction », « C i n é m a dans la Mùnzstrasse », p o u r ne citer
que quelques-uns parmi ceux traduits en français 14 .

Walter Benjamin c o m m e n c e le second de ses deux comptes


rendus de l'ouvrage de Kracauer en rappelant le temps où des
études intitulées « C o n t r i b u t i o n à une sociologie d e . . . » tel ou
tel g r o u p e étaient encore courantes. « Jadis cet écrit se serait
intitulé " C o n t r i b u t i o n à une sociologie des employés". » Mais,
ajoute-t-il aussitôt, « alors il ne serait pas écrit du tout 1 5 ». La
différence dans le style d u titre renvoie, si o n suit B e n j a m i n ,
à u n e différence f o n d a m e n t a l e dans la structure et la f o r m e
du livre comparées à celles des écrits sociologiques classiques.
Et à son tour celle-ci exprime u n e différence de présupposés

textes urbains et c r i t i q u e c i n é m a t o g r a p h i q u e : Kracauer scénariste d e la ville »,


Intermédialités, n° 14, a u t o m n e 2 0 0 9 , p. 1 9 - 3 5 .
14. S. Kracauer, Rues de Berlin et d'ailleurs, op. cit, p. 7 8 - 1 0 4 ; cf. aussi Le
Voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, [1996] textes réunis et présentés
par P h . D e s p o i x , trad. S. C o r n i l l e , Paris, É d i t i o n s d e la M S H , 2 0 0 8 .
15. W. B e n j a m i n , S. K r a c a u e r , « D i e A n g e s t e l l t e n . A u s d e m N e u e s t e n
D e u t s c h l a n d », in Die Literarische Welt, 16 m a i 1930, repris dans Gesammelte
Schriften, vol. III, é d . par Hella T i e d e m a n n - B a r t e l s , F r a n k f i i r t / M , S u h r k a m p ,
1972, p. 2 2 6 .
PRÉSENTATION XV

t h é o r i q u e s et m é t h o d o l o g i q u e s , inséparables d'ailleurs d e la
visée de l'ouvrage.
Les douze chapitres qui composent l'étude s'organisent en
d e u x groupes autour de « Petit herbier » qui dresse u n e série
de portraits individuels d'employés. Les six premiers précisent
le territoire que les d o n n é e s factuelles fournies au début d u
chapitre « U n domaine inconnu » ont grossièrement circonscrit.
Procédures de sélection, organisation du processus de travail et sa
mécanisation grandissante, rapports et hiérarchies dans l'entreprise,
les laissés-pour-compte de la rationalisation é c o n o m i q u e , les
bureaux d'embauche.les p r u d ' h o m m e s — la condition matérielle
des employés se précise au fil des pages. « Asile p o u r sans-abri »
caractérise la situation idéologique des employés, attachés à des
valeurs bourgeoises dépassées et prisonniers d ' u n e conscience
sans rapport avec leur situation réelle. Ils trouvent refuge dans les
institutions de la culture de masse, dont la critique n'est à aucun
m o m e n t menée d ' u n point de vue conservateur et nostalgique de
la culture bourgeoise. Bien au contraire, le caractère ambivalent
de la « distraction » est rappelé 16 , la pauvreté et les illusions d ' u n e
conception des « biens culturels » dans leur fonction compensa-
trice sont mises à nu 1 7 . Enfin Kracauer livre une analyse virtuose
de l'idéologie de la libre entreprise et de l'entrepreneur privé
c o m m e de son p e n d a n t , l'idéologie p r ô n é e par les syndicats
d ' u n collectif qui serait en soi u n e authentique c o m m u n a u t é . La
composition m ê m e du livre tend à rendre visible la contradiction

16. A cet égard, voir é g a l e m e n t « C u l t e de la distraction » [1926], in Le


Voyage et la danse, op. cit., p. 6 1 - 6 7 .
17. O n p e u t s ' é t o n n e r q u e K r a c a u e r consacre de si longs passages au sport,
et plus p a r t i c u l i è r e m e n t au sport p o p u l a i r e et o u v r i e r . Il faut rappeler q u e le
p h é n o m è n e , p r o m u à l ' é p o q u e par les organisations d e g a u c h e , avait atteint
u n e g r a n d e a m p l e u r . K r a c a u e r y voyait, lui, u n e mystification, ce q u i l ' a m e n a
à critiquer, s o u v e n t avec ironie, ses d é f e n s e u r s d o n t B e r t o l t B r e c h t ; cf. par
e x e m p l e S. Kracauer, « Ils " s p o r t e n t " » [1927], in Le Voyage et la danse, op. cit.,
p. 7 3 - 7 8 (texte traduit par Cl. O r s o n i ) .
XVI LES EMPLOYÉS

fondamentale d o n t il traite : celle entre la situation matérielle


des employés, leur proximité grandissante avec le prolétariat, et
la persistance d ' u n e conscience de caste bourgeoise.
Il ne faut cependant pas q u ' u n e telle description induise en
erreur : l'ouvrage n'est point linéaire. A l'intérieur de chaque
chapitre des matériaux hétérogènes coexistent — bouts de dia-
logues, citations, descriptions, commentaires, de sorte que leur
agencement esquisse en m ê m e temps leur interprétation. Par ce
procédé les chapitres ne cessent de renvoyer les uns aux autres.
Ils se complètent, s'approfondissent, s'éclairent mutuellement. La
construction des Employés relève, ainsi qu'il a souvent été sou-
ligné, de la technique du montage. Mais en écho à la discussion
que m è n e Kracauer sur les films de montage ou les films dits
de « coupe transversale » (Querschnittfilme), il faudrait distinguer
deux types fondamentaux : le m o n t a g e qui, par u n traitement
empreint de respect envers les matériaux utilisés, ouvre vers une
nouvelle perception de la réalité, et le montage qui, obéissant à
des principes formels abstraits, éloigne de celle-ci. L'image de
la mosaïque qu'avance Kracauer à la fin du premier chapitre est
emblématique, dans son opposition aussi bien à la seule p h o t o -
graphie qu'au reportage, de sa conception du montage 1 8 .
L'élaboration d ' u n e telle f o r m e littéraire a été nécessaire à
Kracauer p o u r pouvoir construire les « cas exemplaires de la
réalité » de la vie des employés. Aussi, sa d é m a r c h e dans Les
Employés participe-t-elle d'un processus d'élucidation des rapports
entre théorie, m o d e d'appréhension de la réalité et écriture en

18. C f . i>i/ra, p. 16. C ' e s t dans cette perspective qu'il faut lire la critique,
sévère, q u e fait K r a c a u e r d u film de W a l t h e r R u t t m a n n Berlin. Die Sinjotiie der
Grossstadt (Berlin. Symphonie d'une grande ville, AU. 1927). O u t r e la c r i t i q u e d u
film, « O n va y arriver » [1927], in Le Voyage et la danse, op. cit. p. 8 7 - 8 8 , voir les
d é v e l o p p e m e n t s à la fois plus n u a n c é s et a p p r o f o n d i s dans S. Kracauer, Théorie
du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. D. B l a n c h a r d et C l . O r s o n i ,
édité et i n t r o d u i t par P h . D e s p o i x et N . P e r i v o l a r o p o u l o u , Paris, F l a m m a r i o n
2 0 1 0 , en particulier p. 3 0 0 - 3 0 1 .
PRÉSENTATION XVII

m ê m e temps qu'elle anticipe les développements ultérieurs sur


les problèmes de la narration tant cinématographique qu'histo-
riographique de son ultime ouvrage, L'Histoire. Des avant-dernières
choses19. En fait, Kracauer a tout au long de la R é p u b l i q u e de
W e i m a r e x p é r i m e n t é des stratégies littéraires p o u r r é p o n d r e
aux apories inhérentes à la sociologie et, plus généralement, aux
sciences humaines, telles qu'il les avait explicitées dès 1922 dans
son traité Soziologie als Wissenschaft (La Sociologie comme science). La
question de l'articulation du général et du particulier y occupait
u n e place centrale. C'est sur ce plan que réside, p o u r lui, une
des réussites de son ouvrage. Peu de temps après sa parution, en
réponse à des remarques critiques d ' A d o r n o , Kracauer affirme
l'importance qu'il lui accorde sur le plan de la m é t h o d e dans
la mesure où celui-ci « n e j o n g l e pas entre t h é o r i e générale
et pratique particulière, mais présente u n m o d e d'observation
structuré qui lui est propre 2 0 ». Dans de récentes études, o n a
rapproché la démarche de Kracauer dans Les Employés de celle
de l'« observation participante » de la sociologie de l'École de
Chicago ; o n a pu y voir u n exemple de thick description avant
la lettre. R a p p r o c h e m e n t s légitimes qui m o n t r e n t avec éclat la
m o d e r n i t é et la p o r t é e de cette étude pionnière, mais qui ne
doivent pas atténuer sa singularité.

Les Employés, aussi bien que l'ensemble de la production de


Kracauer à cette époque, publiée p o u r l'essentiel rappelons-le

19. L'Histoire. Des avant-dernières choses, trad. C l . O r s o n i , é d i t é p a r


N . P e r i v o l a r o p o u l o u et P h . D e s p o i x , avec u n e p r é f a c e de J. R e v e l , Paris,
Stock, 2006.
20. Lettre de Kracauer à A d o r n o du 25 mai 1930, i n T h e o d o r W. A d o r n o ,
Siegfried Kracauer, Briefwechsel 1923-1966, éd. par Wolfgang Schopf, Frankfiirt/M,
Suhrkamp, 2008, p. 215 ; infra, p. 143.
XVIII LES EMPLOYÉS

dans u n grand quotidien, se voulaient une intervention criti-


que dans l'espace public. En 1932, dans u n e critique des films
d'expédition et des livres de voyage, Kracauer leur oppose u n
genre littéraire qu'il n o m m e « littérature sociologique ». Il s'agit
de véritables expéditions sociologiques : « Elles sont c o m m e des
voyages de découverte géographique dans la nouvelle réalité.
Mais au-delà, elles poursuivent le but d'activer tous les parti-
cipants de l'expédition en v u e de la transformation de cette
réalité 21 . » Si Kracauer a entrepris son étude sur les employés,
c'est aussi parce qu'il mesure l'importance politique que revêt
cette « nouvelle couche sociale ». Lucide, il pressent le rôle fatal
que la fiction d ' u n e identité bourgeoise, datant d ' u n autre âge, la
peur du déclassement, le maintien à tout prix d ' u n e distinction
vis-à-vis du prolétariat d o n t les employés partagent pourtant la
condition matérielle, vont j o u e r pendant la p é r i o d e précédant
la prise d u pouvoir par Hitler, et après.
Les réactions que l'étude de Kracauer a suscitées, aussi bien lors
de sa publication dans la Frankfurter Zeitung qu'après sa parution
en volume, ont été nombreuses, fort diverses et souvent vives. Des
sociologues connus, tels H e n d r i k de M a n ou Karl M a n n h e i m ,
l'ont accueillie avec grand intérêt et m ê m e enthousiasme. Hans
Speier, qui publiera plus tard une des grandes études classiques
sur les employés dans la République deWeimar 2 2 ,lui consacre de
son côté u n c o m p t e rendu très élogieux où il rend aussi h o m -
mage aux qualités littéraires de l'ouvrage. Selon lui, Kracauer ne
se contente pas de décrire admirablement le milieu dans lequel
vivent les employés, il fait sentir « le vent qui y souffle 2 3 ». Des

21. S. Kracauer, « R e i s e n , n i i c h t e r n » [1932], in Werke, t. 5.4, éd. par


I. Miilder-Bach, F r a n k f u r t / M „ Suhrkamp, 2011, p. 157.
22. H a n s Speier, Die Angestellten vor dem Nationalsozialismus, Gôttingen,
V a n d e n h o e c k & R u p r e c h t , 1977. L'ouvrage est en fait u n e version retravaillée
de son é t u d e de 1933, qui n'avait pas pu paraître.
23. H a n s Speier, « D i e Angestellten », Magazin der Wirtschajt, 1930, n° 13,
p. 6 0 2 - 6 0 3 .
PRÉSENTATION XIX

intellectuels proches de Kracauer discutent l'ouvrage ; parmi


eux, Ernst Bloch et Walter B e n j a m i n se chargent d ' e n rendre
compte 2 4 . C e t t e discussion, d o n t t é m o i g n e n t , outre les textes
publiés, n o m b r e de c o r r e s p o n d a n c e s , c o m m e , par exemple,
celle entre Kracauer et T h e o d o r A d o r n o , contribue à éclairer
l'originalité de la démarche kracauerienne 2 5 . Les préoccupations
t h é o r i q u e s c o m m u n e s , voire les affinités de pensée qui lient
ces intellectuels, s'expriment dans ces commentaires en m ê m e
temps que ceux-ci laissent entrevoir les différences de position
entre eux. Les textes réunis en annexe d o c u m e n t e n t ainsi à la
fois l'impact de l'ouvrage de Kracauer et le dialogue entre ces
figures q u ' o n regroupe souvent dans une m ê m e constellation
de pensée.
Enfin, il y a les réactions plus directement politiques. Celles
des organisations syndicales qui apparaissent dans l'étude par
exemple, ou d'adversaires politiques résolus, qui peuvent cepen-
dant reconnaître des qualités stylistiques incomparables au livre,
ainsi qu'en témoigne le compte rendu d'ErnstW. Eschmann paru
dans DieTat, u n des organes de la « R é v o l u t i o n conservatrice ».
Certaines critiques vont b e a u c o u p plus loin, et a n n o n c e n t des
développements ultérieurs, ceux-là mêmes que Kracauer redoute.
Ainsi l'ultranationaliste Ernst Niekisch, au n o m de l'Association
national-allemande des Handlungsgehiîfen, n'hésite pas à écrire :
« Le pays d'origine à partir duquel Kracauer s'avance dans les
domaines obscurs de la vie des employés, c'est la région de la
démocratie judéo-libérale n i m b é e d'atmosphère francfortoise.
[...] O n voit bien ce qui fait du juif un fanatique de l'égalité :
si c'est la valeur de la personne qui d é t e r m i n e son rang [...]
alors la réalité ne lui réserve rien d'autre que la h o n t e et le stig-
mate du ghetto [...] ; toute société de castes développée verra
nécessairement en lui un corps étranger ; en son sein il devra

24.Voir infra, p. 129 et 137.


25.Voir infra, p. 141.
XX LES EMPLOYÉS

en toute circonstance se c o m p o r t e r h u m b l e m e n t , s'il ne veut


pas risquer d'être exclu, pourchassé, éliminé 2 6 . »

Lors des autodafés de livres organisés solennellement par le


nouveau régime le 10 mai 1933, alors que Kracauer se trouve
déjà en exil à Paris, Les Employés figureront parmi les ouvrages
détruits s y m b o l i q u e m e n t à Kônigsberg, Leipzig, M u n i c h et
Nuremberg.

Nia Perivolaropoulou

26. E r n s t N i e k i s c h , « H e r r K r a c a u e r auf E n t d e c k u n g s r e i s e », in Deutsche


Handelswacht, 37 e a n n é e (1930), n ° 4, p. 2 7 et suiv., cité par Inka M i i l d e r -
B a c h , « N a c h b e m e r k u n g u n d e d i t o r i s c h e N o t i z », in S. Kracauer, IVerke, t. 1,
op. cit., p. 3 8 8 .
N o t e sur c e t t e é d i t i o n

Pour cette nouvelle édition des Employés, qui paraît douze


ans après la première aux Editions Avinus et huit ans après celle
des Éditions de la Maison des sciences de l ' h o m m e , la traduction
et la présentation de l'ouvrage ont été revues.
Lors des précédentes éditions, l'étude de Kracauer était suivie
de la recension qu'en avait faite Walter Benjamin. Nous y ajoutons
d e u x d o c u m e n t s inédits en français : le c o m p t e rendu publié
par Ernst Bloch au m o m e n t de la parution des Employés ainsi
que des extraits de la correspondance entre Siegfried Kracauer
et T h e o d o r W . A d o r n o à propos du livre.
Pour éviter u n double système de notes, nous avons intégré,
dans la mesure du possible, celles de Kracauer dans le corps du
texte. Toutes les notes numérotées en bas de page, sauf m e n t i o n
contraire, sont de l'éditrice.
Je tiens à remercier C l a u d e O r s o n i p o u r sa collaboration,
t o u j o u r s amicale, ainsi q u e Philippe Despoix et Michel Prat
pour leurs remarques et leurs suggestions.

N.P.
LES EMPLOYÉS
Pour Bentio Reifenberg,
en témoignage de nos amicales relations et de notre collaboration.
Préambule

L'industrie et le c o m m e r c e se trouvent aujourd'hui dans une


situation particulièrement difficile, chacun le sait. Le présent
travail se propose, entre autres objectifs, de contribuer à y r e m é -
dier, m ê m e si en vérité il se préoccupe davantage des problèmes
des employés que de ceux des chefs d'entreprise. Mais ceux-ci,
jusqu'à présent, nous sont m i e u x connus que ceux-là, et si o n
m e t en évidence les problèmes sociaux et humains, cela profite
toujours, à terme, à la collectivité dans son ensemble.
L'étude repose sur des observations recueillies à Berlin, parce
qu'à la différence des autres villes et régions allemandes, c'est à
Berlin que la situation des employés se présente sous les traits
les plus marqués. Et lorsqu'on la saisit sous ses formes extrêmes,
la réalité nous apparaît alors en toute clarté.
Il y est surtout question des grandes entreprises. Bien entendu,
les relations qui prévalent dans les petites et moyennes entreprises
sont différentes. Mais la grande entreprise est bien le m o d è l e
de l'avenir. En outre, les problèmes qu'elle pose et les besoins
que la masse des employés y partagent conditionnent de plus
en plus notre vie et notre pensée politique.
Le c œ u r de l'étude est fait de citations, de conversations et
d'observations directes. Elles n e sont pas là p o u r illustrer u n e
quelconque théorie, mais constituent des cas exemplaires de la
réalité.
C e travail est un diagnostic et comme tel, il s'abstient consciem-
m e n t de proposer des améliorations. Les prescriptions n ' o n t pas
4 LES EMPLOYÉS

p a r t o u t leur place, et ici moins qu'ailleurs, puisqu'il s'agissait


avant tout de prendre la mesure d'une situation à peine entrevue
jusqu'alors. D e plus, si la connaissance de cette situation est une
condition incontournable de toute transformation, elle signifie
elle-même une transformation. Car si la situation est bien connue,
toute intervention sur elle dépendra de cette nouvelle conscience.
Au reste, o n n'aura aucun mal à trouver dans ces pages toute une
série de remarques qui vont au-delà de l'analyse.
À l'occasion de la prépublication de l'étude dans le feuille-
ton de la Frankfurter Zeitung — exception faite de modifications
mineures, l'édition en livre est identique à celle-ci — j'ai reçu
une quantité de lettres qui attestent l'intérêt porté aux questions
qu'elle soulève. Elles é m a n e n t p r i n c i p a l e m e n t de personnes
engagées dans l'action à des postes de responsabilité, d'ensei-
gnants, de sociologues, et d'employés e u x - m ê m e s . Presque tous
expriment leur satisfaction q u ' u n tel travail ait été réalisé. Q u a n t
aux remarques critiques, certaines reposent sur des malentendus.
O n m'a ainsi reproché de prétendre que m ê m e les fonctions que
les machines ne remplissent pas peuvent aujourd'hui être assurées
par des personnes sachant simplement lire et écrire ; alors qu'au
contraire j'ai souligné expressément la nécessité d ' u n e b o n n e
f o r m a t i o n p o u r les personnels qualifiés. O n conteste égale-
m e n t maintes conséquences de la rationalisation que b e a u c o u p
d'autres que moi j u g e n t indiscutables, ou bien o n nie l'existence
du favoritisme q u e l'on rencontre u n peu partout, et que m o n
étude se proposait de mettre en évidence. E n tout cas, si cette
recherche a a u j o u r d ' h u i u n sens, c'est n o t a m m e n t de susciter
u n e discussion publique.
Je voudrais enfin remercier tous ceux qui m ' o n t apporté leur
aide. D e n o m b r e u x chefs d'entreprise, les chefs du personnel
de grandes firmes, des députés, des délégués du personnel et
des représentants des divers syndicats d'employés, tous m ' o n t
largement d o n n é l'occasion d ' e n débattre et ont ainsi permis la
réalisation de ce travail.
PRÉAMBULE 5

Et j e ne voudrais surtout pas omettre les n o m b r e u x entretiens


que j'ai eus avec les employés e u x - m ê m e s ; ce que j'espère, c'est
que ce petit ouvrage parle vraiment d'eux, qui ont tant de mal
à parler d ' e u x - m ê m e s
Janvier 1930
S. Kracauer
I.

U n e employée licenciée intente une action devant le tribunal


du travail, demandant à être soit réintégrée, soit indemnisée. Le
représentant de l'entreprise mise en cause est u n chef de ser-
vice qui avait été son supérieur. Pour justifier la mise à pied, il
explique n o t a m m e n t : « L'employée ne voulait pas être traitée
c o m m e u n e employée, mais c o m m e une dame. » A noter que le
chef de service est de six ans plus j e u n e que l'employée.

II.

U n monsieur élégant, sans doute une personnalité du m o n d e


de la confection, entre un soir dans u n night-club d ' u n e grande
ville, en compagnie de son amie. O n voit au premier coup d'oeil
que cette dernière passe par ailleurs huit heures par j o u r derrière
un comptoir. La préposée au vestiaire s'adresse à elle : « M a d a m e
désire-t-elle déposer son manteau ? »
U n domaine inconnu

« Il n ' y a q u ' à lire des romans », m e répondit u n e employée


du secteur privé à qui j e demandais de m e parler de sa vie au
bureau. J'avais fait sa connaissance un dimanche, dans le train
de banlieue qui m ' e m m e n a i t dans les environs de Berlin. Elle
revenait d ' u n e n o c e qui avait d u r é u n e j o u r n é e entière, et
c o m m e elle le r e c o n n u t elle-même, elle avait u n petit c o u p
dans le nez. S p o n t a n é m e n t , elle se répandit sur son patron, u n
fabricant de savon d o n t elle était depuis trois ans la secrétaire
p e r s o n n e l l e . Il était célibataire, et g r a n d a d m i r a t e u r de ses
beaux yeux noirs.
« Il est vrai que vous avez de très beaux yeux, lui dis-je.
— N o u s sortons tous les soirs. Quelquefois il m ' e m m è n e
au café l'après-midi, et nous ne rentrons pas. Vous voyez mes
chaussures ? J ' e n use u n e paire par mois à danser. Q u ' e s t - c e qui
vous intéresse d o n c dans ce bureau ? Je ne parle jamais avec le
personnel, les filles sont vertes d'envie.
— Est-ce que vous épouserez u n j o u r votre patron ?
— Pensez-vous ! L'argent, ça n e m'intéresse pas. J e reste
fidèle à m o n fiancé.
— Est-ce que votre fiancé est au courant...
— Pas si bête. C e que j e fais avec m o n patron, ça ne regarde
que moi. »
10 LES EMPLOYÉS

Il apparut que ce fiancé dirigeait à ce moment-là la filiale d'un


magasin de lingerie à Séville.Je lui suggérai de lui rendre visite.
« Il y a j u s t e m e n t une exposition universelle à Barcelone...
—- Les eaux profondes sont perfides », m e répondit-elle.
Malgré tous mes efforts j e ne pus la convaincre q u ' o n p o u -
vait atteindre l'Espagne par la terre ferme. Elle avait l'intention
de m o n t e r plus tard u n e petite auberge avec son fiancé, dans
les environs de Berlin. Ils auraient u n jardin, en été les gens
viendraient de loin.

Tout n'est pas dans les romans, contrairement à ce que croyait


la petite employée. Sur elle et ses pareilles,justement, on n'a guère
d'informations. Des centaines de milliers d'employés envahissent
chaque j o u r les rues de Berlin, et pourtant leur vie est moins
connue que celle des peuplades primitives, dont les coutumes les
fascinent au cinéma. Les permanents des syndicats d'employés, on
s'en doute, regardent rarement au-delà des problèmes immédiats
et ne se préoccupent guère de l'organisation de la société. E n
général, les employeurs ne sont pas des témoins objectifs. Q u a n t
aux intellectuels, ou bien ils sont eux-mêmes des employés, ou
bien ils sont travailleurs indépendants, et dans ce cas la vie q u o -
tidienne des employés offre p o u r eux peu d'intérêt. M ê m e les
intellectuels radicaux ont du mal à voir au-delà de l'exotique que
cette vie quotidienne peut comporter. Et qu'en est-il des employés
eux-mêmes ? Ils ont moins que quiconque conscience de leur
propre situation. Cependant, la façon dont ils vivent, tout le m o n d e
peut l'observer. C'est justement cette exposition aux regards qui
empêche q u ' o n la découvre, exactement c o m m e dans La Lettre
volée d'Edgar Poe. Personne ne trouve la lettre, parce qu'elle est
sous les yeux. Sans doute y a-t-il là des forces considérables en
jeu, qui empêchent q u ' o n remarque quoi que ce soit.
Il est d o n c grand temps que l'opinion publique se penche
sur la condition sociale des employés, qui s'est transformée du
tout au tout depuis l'avant-guerre.
U N DOMAINE I N C O N N U 11

N e serait-ce q u ' e n chiffres : il y a aujourd'hui en Allemagne


3,5 millions d'employés, d o n t 1,2 million de femmes. Dans u n e
période où le n o m b r e des ouvriers n'a m ê m e pas doublé, celui
des employés a été presque multiplié par cinq. O n c o m p t e à
présent un employé pour cinq ouvriers. M ê m e les fonctionnaires
sont devenus b e a u c o u p plus n o m b r e u x .
Presque la moitié de cette é n o r m e masse d'employés travaille
dans le commerce, la banque et les transports. O n notera que
ces dernières années, le n o m b r e des employés de l'industrie s'est
accru particulièrement vite, atteignant pratiquement 1,35 million.
Le demi-million restant se trouve dans les administrations, les
organisations, etc. En ce qui concerne leur répartition par profes-
sions, le groupe de loin le plus important est celui des employés
de commerce, qui s'élève à 2,25 millions. Ils sont suivis, de très
loin, par les autres groupes d'importance quasi égale, ceux des
employés de bureau, des techniciens et des contremaîtres — qui
c o m p t e n t chacun dans les 2 5 0 0 0 0 personnes.
Les raisons de cette très forte augmentation, o n les trouve
dans les études spécialisées. Elles tiennent p o u r l'essentiel aux
c h a n g e m e n t s structurels d e l ' é c o n o m i e : l ' é v o l u t i o n vers la
grande entreprise, avec la transformation corrélative de ses f o r -
mes d'organisation ; le gonflement des services de distribution ;
l'extension de la protection sociale et des grandes organisations
qui réglementent la vie collective de n o m b r e u x groupes - tout
ceci a fait m o n t e r les chiffres, en dépit des compressions de
personnel. Si tant de f e m m e s sont entrées en masse dans les
métiers d'employés, cela s'explique en particulier par le fait
que l'excédent de la population féminine s'est gonflé, par les
conséquences é c o n o m i q u e s d e la g u e r r e et de l'inflation, et
par le besoin d ' i n d é p e n d a n c e é c o n o m i q u e q u e ressentent les
nouvelles générations de femmes.
La transformation dialectique de la quantité en qualité n'a pas
m a n q u é d e j o u e r . Disons plutôt, dans ce cas-ci : la qualité s'est
changée en quantité. La raison de cette transformation réside
12 LES EMPLOYÉS

dans la fameuse rationalisation. Depuis que le capitalisme existe,


la rationalisation n'a jamais cessé d'agir, dans les limites qui lui
sont assignées, mais la période de rationalisation comprise entre
1925 et 1928 représente u n e étape particulièrement importante.
Elle a entraîné l'installation des machines et d u « travail à la
chaîne » dans les bureaux des grandes entreprises. Avec cette
réorganisation calquée sur le modèle américain — et qui est loin
d'être parvenue à son t e r m e - u n e grande partie des nouvelles
masses d'employés occupent une fonction plus limitée qu'aupa-
ravant dans le processus de travail. Q u a n t i t é d'employés peu ou
pas qualifiés accomplissent a u j o u r d ' h u i u n e tâche mécanique
(par exemple, dans les magasins à « prix unique » qui ont surgi
récemment,les tâches des vendeuses sont mécanisées). À la place
des « sous-officiers d u capital », on a m a i n t e n a n t u n e a r m é e
imposante qui c o m p t e dans ses rangs de plus en plus d ' h o m m e s
de troupe interchangeables.
U n e personnalité aussi éminente qu'Emil Lederer considère
c o m m e « un fait objectif que les employés partagent aujourd'hui
le sort du prolétariat ». Il va jusqu'à dire : « [...] le lieu social
où se trouve encore l'esclavage m o d e r n e n'est plus aujourd'hui
l'entreprise où s'activent la grande masse des ouvriers, ce sont
les bureaux 1 ». Si l'on peut discuter de l'étendue de cet esclavage
ici ou là, la prolétarisation des employés est u n fait incontestable.
En tout cas, des conditions sociales propres au prolétariat pré-
valent aussi p o u r de larges couches d'employés. Il s'est constitué
u n e armée industrielle de réserve des employés. S'il s'agit p o u r
certains d ' u n p h é n o m è n e temporaire, d'autres au contraire
tiennent que ce p h é n o m è n e ne disparaîtra qu'avec le système
qui l'a engendré — débat sur lequel nous aurons à revenir. En
outre, l'insécurité d'existence s'est accrue, et toute perspective

1. « D i e U m s c h i c h t u n g des Prolétariats » (« La r e c o m p o s i t i o n d u proléta-


riat »), in Angestellte undArbeiter (Employés et ouvriers), p u b l i é par l ' A f a - B u n d ,
Berlin, FreierVolksverlag, 1 9 2 8 ( N o t e de l'auteur).
U N DOMAINE I N C O N N U 13

d'indépendance s'est presque totalement évanouie. Peut-on, dans


ces conditions, soutenir q u e la masse des employés constitue
une sorte de « nouvelle classe m o y e n n e » ? N o u s verrons que
les illusions produites à l'intention des employés correspondent
à u n e d e m a n d e importante.
Il n ' e n reste pas moins que l'aggravation de leur situation
matérielle a renforcé chez les employés leur sens des réalités.
Avec un traitement moyen qui c o m m e n c e à moins de 150 marks
p o u r un employé qualifié et qui atteint à peine 500 marks p o u r
un personnel d'expérience en position élevée, ils se considèrent
c o m m e des salariés, tout au moins sur le plan é c o n o m i q u e . Le
revenu des employées est d'ailleurs de 10 à 15 % plus bas que
celui de leurs collègues masculins. Dans leur lutte p o u r leurs
conditions de travail, quelque 30 % des employés ont rejoint
des syndicats. Les trois principaux syndicats sont :
— La Confédération générale libre des employés (Allgemeiner
freier Angestellten-Bund, Afa-Bund), qui c o m p t e plus de 4 0 0 0 0 0
m e m b r e s . Y s o n t affiliées l ' U n i o n c e n t r a l e des e m p l o y é s
(Zetitralverband der Angestellten, ZdA), l ' U n i o n des contremaîtres
allemands (DeutscherWerkmeisterverband},\a Fédération des employés
techniques (Bund der technischen Angestellten und Beamten, Butab),
l ' U n i o n générale des employés de banque allemands (Allgemeiner
Verband der Deutschen Bankangestellten) ; plus les syndicats de marins
et presque tous les syndicats d'artistes. L'Afa-Bund « libre 2 » est
rattaché par convention à la Confédération générale des syndicats
allemands (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund,ADGB) ;il est
très proche sur le plan politique du Parti social-démocrate. Il lutte
pour l'extension de la législation sociale et pour la transformation
du système capitaliste e n ' u n e é c o n o m i e socialisée.
- La Confédération syndicale des employés (Gewerkschaftsbund
der Angestellten, G d A ) . Syndicat unitaire, elle c o m p r e n d des

2. O n désigne par syndicats « libres » (freie Gewerkschqften) les syndicats


socialistes.
14 LES EMPLOYÉS

employés de toutes les professions ; principalement ceux des


professions c o m m e r c i a l e s et les e m p l o y é s d e b u r e a u . Avec
l'Association allemande des employés de b a n q u e (Deutscher
Bankbeamtenverein) et l'Union générale des employés d'assurances
(Allgemeiner Verband der Versicherungsangestellten), avec lesquelles
elle est organisée dans le Cercle syndical allemand (Deutscher
Gewerkschaftsring) qui c o m p r e n d les syndicats Hirsch-Duncker,
elle constitue le g r o u p e « libéral-national » f o r t de 3 7 6 0 0 0
membres dans le m o u v e m e n t des employés. Elle a u n e position
essentiellement démocratique. Sur le plan de la politique syndicale,
elle est en général sur les positions de l'Afa-Bund.
— La C o n f é d é r a t i o n des syndicats d ' e m p l o y é s allemands
(Gesamtverband Deutscher Angestelltengewerkschaften, Gedag), avec
plus de 4 0 0 0 0 0 membres. Les principales organisations qu'elle
comprend sont l'Union nationale-allemande des Handlungsgehilfen3
(.Deutsch nationaler Handlungsgehilfen- Verband, D H V ) et l ' U n i o n
des employées du c o m m e r c e et des bureaux ( Verband der wei-
blichen Handels- und Buroangestellten). Le G e d a g appartient à
l'aile chrétienne-nationale des syndicats. C'est u n adversaire du
socialisme, et il est f o r t e m e n t teinté d'antisémitisme. Entre sa
conduite souvent radicale dans les négociations salariales et son
idéologie bourgeoise-corporatiste, il est difficile de trouver u n
dénominateur commun.
Il existe en outre u n e Fédération nationale des unions pro-
fessionnelles d'employés (Reichsbund Deutscher Angestellten-Berufs-
verbànde), forte de 6 0 0 0 0 membres, rattachée à la Commission
nationale des unions de communautés d'entreprise (Reichsausschuss

3. Le t e r m e d'Handlungsgehilfe, d ' o r i g i n e corporative, est difficilement tra-


duisible. Désignant à l'origine les assistants des négociants, il finit par s'appliquer
au XIXe siècle et au d é b u t d u XXe siècle à l ' e n s e m b l e des employés ayant u n e
f o r m a t i o n commerciale et travaillant dans le c o m m e r c e de gros et de détail, t o u t
en gardant sa c o n n o t a t i o n corporatiste. Le t e r m e f u t r e m p l a c é u l t é r i e u r e m e n t
par celui de kau/màrtnischer Angeslellter ( e m p l o y é de c o m m e r c e ) .
U N DOMAINE I N C O N N U 15

u/erksgemeinschaftlicher Verbàndé). Il n'est pas inutile de mentionner


que l'Association des cadres (Vereinigung der leitenden Angestellten,
Vela) s'abstient de t o u t e activité syndicale. Elle se c o n t e n t e
d'offrir u n e aide médicale, un fonds d'aide aux obsèques et u n e
représentation générale des intérêts de ses adhérents.

O n a là quelques données factuelles qui dessinent grossièrement


le territoire où se déroulera cette petite expédition, peut-être
plus aventureuse que d'aller t o u r n e r u n film en Afrique. Car
en se penchant sur les employés, elle nous conduit au cœur de
la grande cité m o d e r n e . Sombart remarque quelque part que
nos grandes villes allemandes ne sont plus aujourd'hui des cités
industrielles, mais des villes d'employés et de fonctionnaires.
S'il est un cas qui le confirme, c'est bien celui de Berlin. C'est
là qu'a été poussée au m a x i m u m l'évolution é c o n o m i q u e qui a
engendré les masses d'employés ; c'est là que prennent place les
affrontements pratiques et idéologiques les plus décisifs ; c'est là
q u ' o n voit au mieux c o m m e n t la vie publique est c o m m a n d é e
par les besoins des employés - et par c e u x qui de leur côté
s'efforcent de déterminer ces besoins. Berlin est aujourd'hui une
ville marquée par la culture des employés ; c'est-à-dire par une
culture faite par des employés, pour des employés, et que ceux-ci,
pour la plupart, tiennent p o u r une culture. C e n'est qu'à Berlin,
où les attaches aux origines et à la terre sont si refoulées que les
sorties de w e e k - e n d ont pu devenir tellement à la m o d e , que la
vie des employés se laisse appréhender dans sa réalité. Pour une
large part, cette réalité est celle de Berlin m ê m e .
Se laisse-t-elle dépeindre dans un reportage ordinaire ? Depuis
quelques années, le reportage j o u i t en Allemagne d ' u n e faveur
suprême parmi toutes les autres formes de représentation, car il
est seul capable, pense-t-on, de saisir la vie dans sa spontanéité.
Les écrivains n ' o n t pas de plus haute ambition que de faire du
reportage ; reproduire ce que l'on a observé, voilà ce qui compte
aujourd'hui. Il y a u n e sorte de fringale d'immédiateté, qui est
16 LES EMPLOYÉS

sans doute la conséquence de la malnutrition dont est responsable


l'idéalisme allemand. Au caractère abstrait de la pensée idéaliste,
incapable de s'approcher de la réalité par quelque médiation
que ce soit, on oppose la manifestation spontanée de l'existence
concrète que serait le reportage. Mais u n reportage, qui dans le
meilleur des cas parvient à offrir u n e reproduction de ce qui
existe, ne suffit pas à le rendre présent. Le reportage était une
réaction légitime contre l'idéalisme ; rien de plus. C a r il n e fait
que s'égarer dans la vie que ce dernier m a n q u e tout à fait, et
qui échappe à l'un c o m m e à l'autre. C e n t reportages sur une
usine sont impuissants à restituer la réalité de l'usine, ils sont et
restent p o u r l'éternité cent instantanés de l'usine. La réalité est
u n e construction. Certes, la vie ne peut apparaître qu'à partir
d'observations. Mais elle n'est n u l l e m e n t c o n t e n u e dans les
séries d'observations plus ou moins aléatoires des reportages,
o n n e la trouvera q u e dans la mosaïque q u e constituent des
observations particulières au fur et à mesure que l'on appréhende
leur teneur. Le reportage d o n n e u n e photographie de la vie ;
l'image de la vie, quant à elle, c'est u n e mosaïque de ce genre
qui nous l'offrirait.
Sélection

« Pourquoi voulez-vous devenir employé de c o m m e r c e ?


— Parce que j ' a i m e bien ce travail.
— Dans quel type de c o m m e r c e ?
— La décoration.
— Pourquoi cette spécialité ?
— Parce que j e trouve que c'est un travail facile et propre. »
U n autre r é p o n d à la p r e m i è r e question : « Parce q u e j e
préfère u n travail intellectuel. »
Autre réponse encore : «J'aimerais bien être vendeur.
— Pourquoi ne choisissez-vous pas u n travail manuel ?
— Je n'aimerais pas travailler en usine. »
C'est avec des réponses de ce genre que les garçons et les
filles sortis de l'école remplissent les questionnaires des bureaux
d'orientation de l'Union centrale des employés. Leur orthographe
n'est pas toujours irréprochable, et la grammaire inégale du langage
populaire envahit souvent les règles inculquées de l'allemand
écrit. Q u ' u n e ou d e u x années passent et les stagiaires munis
d ' u n vernis littéraire écriront sans hésiter dans la correspondance
commerciale : « Avec notre considération distinguée. »
Travail intellectuel, aimer vendre, u n travail propre et facile
- autant de rêves dorés qui n e parviennent pas tous à maturité.
E n tout cas, il n e suffit pas de se sentir appelé, encore faut-il
être choisi - choisi par les instances qui conduisent le processus
é c o n o m i q u e qui les conduit elles-mêmes.
18 LES EMPLOYÉS

Il paraît qu'à Dresde les cordonniers ont r é c e m m e n t décidé


de ne p r e n d r e que les apprentis ayant d e u x années d'études
secondaires derrière eux. D o n c , m ê m e p o u r ressemeler et rac-
c o m m o d e r , il n'est plus permis de le faire par pure inclination.
Aberration qui m o n t r e bien ce que le dernier congrès syndical
a constaté n o n sans u n e certaine résignation : que le diplôme
fait désormais partie de n o t r e nature. Et sinon de notre nature,
en t o u t cas des f o n d e m e n t s de l'ordre social régnant. N o u s
connaissons (ou plus p r o b a b l e m e n t nous ignorons) les divers
diplômes qui par leur effet m a g i q u e o u v r e n t seuls l'accès à
certaines sphères de la hiérarchie des fonctionnaires. O n s o u -
haitait, il y a peu, que le baccalauréat soit requis p o u r devenir
u n fonctionnaire de niveau intermédiaire, exigence à laquelle
Severing 1 , h e u r e u s e m e n t , s'est opposé. Q u i , u n e fois éliminé
l'ancien Etat de castes, n ' e û t prédit à ces chinoiseries le m ê m e
destin q u ' a u x o r n e m e n t s du K u r f u r s t e n d a m m ? Entre-temps,
elles prospèrent également dans le secteur privé, et pas c o m m e
simples fioritures. Les grandes banques et beaucoup d'entreprises
du c o m m e r c e et de l'industrie exigent que l ' o n soit titulaire
du brevet 2 p o u r accéder au paradis d e leurs services c o m m e r -
ciaux et elles d o n n e n t la préférence aux bacheliers. Selon des
i n f o r m a t i o n s dignes de foi, sur cent stagiaires du c o m m e r c e ,
cinquante auraient pu c o m p l é t e r leur f o r m a t i o n en classe de
troisième. Pour la plupart, les h e u r e u x titulaires restent t o u t e
leur vie confinés dans u n e activité que n ' i m p o r t e quel élève
u n p e u assidu de l'école élémentaire d'autrefois aurait t o u t
aussi bien assumée ; u n e f o r m a t i o n poussée ne correspond pas
t o u j o u r s à u n salaire élevé : les licenciements et autres misères,
q u ' o n appellera des coups du sort, frappent indistinctement les

1. C a r i S e v e r i n g ( 1 8 7 5 - 1 9 5 2 ) , syndicaliste et d é p u t é s o c i a l - d é m o c r a t e
d ' o r i g i n e o u v r i è r e , alors ministre d e l'Intérieur.
2. Das Einjàhrige : équivalent de n o t r e brevet d ' é t u d e s d u p r e m i e r cycle
de l ' e n s e i g n e m e n t secondaire.
SÉLECTION 19

diplômés et les non-diplômés. Mais c o m m e le diplôme a valeur


de talisman aux y e u x des puissances supérieures, tous c e u x
qui en ont les moyens courent après, et s'efforcent d ' e n faire
m o n t e r la valeur. L'afflux vers l ' e n s e i g n e m e n t secondaire est
plus puissant que l ' a m o u r de la connaissance, et les employés du
technique, qui viennent des écoles professionnelles, en arrivent à
fonder des associations d'anciens élèves. Bientôt, tout un chacun
sera d i p l ô m é de q u e l q u e chose. U n m e m b r e de l'Association
allemande des employés de banque, qui ne m e cachait pas sa
satisfaction à l'idée que tous les employés de b a n q u e soient
diplômés, ajoutait : « U n certain nombre d'entre eux proviennent
de la b o n n e bourgeoisie. Leur niveau n'est sûrement pas celui
des prolétaires. » R e m a r q u e instructive à double titre. Car elle
ne traduit pas seulement u n objectif i m p o r t a n t du système du
diplôme, elle m o n t r e également que cet objectif sera atteint.
Si certains diplômes sont imposés par la discipline, tandis que
l'exigence de certains autres s'explique par la c o n c u r r e n c e ,
c'est u n fait q u e la plupart des titulaires du brevet ou du bac-
calauréat sont d ' o r i g i n e p e t i t e - et m o y e n n e - b o u r g e o i s e . Les
enfants de prolétaires doivent déjà être particulièrement doués
p o u r se hisser au-delà des huit années de scolarité obligatoire,
et à supposer qu'ils aient g r i m p é aussi haut, ils s'évanouissent
souvent dans la nature, c o m m e des fakirs. Mais la société, en
privilégiant les bourgeois, qui savent de naissance c o m m e n t on
se conduit, se constitue u n e sorte de garde personnelle dans les
entreprises. Celle-ci est d'autant plus fiable qu'elle dispose avec
brevets et diplômes d'armes élégantes, qui procurent h o n n e u r s
et richesses. C e t employé de b a n q u e voulait certainement faire
l'éloge de ses collègues, lorsqu'il disait q u e leur niveau n'était
sûrement pas celui des prolétaires. La garde p e u t mourir, mais
elle ne s ' a b a n d o n n e pas à u n e attitude contraire au règlement
- c'est ainsi q u e le système se p r o t è g e de la désintégration.
N o u s apporterons d'autres exemples de la conscience q u ' o n t
les employés de leur statut. Q u a n d les syndicats rassemblés dans
20 LES EMPLOYÉS

l ' A f a - B u n d réclament l'abolition du système du diplôme, c'est


s o m m e t o u t e dans la logique des idées socialistes.

« C h a c u n sera placé dans le poste qu'il est le m i e u x apte à


occuper en fonction de ses capacités, de ses connaissances, de ses
qualités psychiques et physiques, bref en fonction des caracté-
ristiques particulières de sa personnalité tout entière. La b o n n e
personne à la b o n n e place ! » Ces formules sont empruntées à
u n e circulaire administrative de la société en c o m m a n d i t e O. à
la fin de l'année 1927, et visent à préparer le personnel salarié
aux tests d'aptitude concoctés à leur intention. La personnalité
tout entière, la b o n n e personne et la b o n n e place : ces termes
e m p r u n t é s au registre d ' u n e p h i l o s o p h i e idéaliste s u r a n n é e
pourraient faire croire que ces tests, entre-temps mis en œuvre,
avaient p o u r but u n e véritable sélection des personnes. Mais ni
dans l'entreprise O., ni dans aucune autre,la plupart des employés
n'accomplissent de tâches qui requièrent u n e personnalité, ni
m ê m e les caractéristiques particulières d'une personnalité, encore
moins « la bonne personne » ! Les postes ne sont justement pas des
professions qui correspondraient à des prétendues personnalités,
ce sont des postes qui dans l'entreprise sont définis en fonction
des exigences du processus de p r o d u c t i o n et de distribution.
C e n'est que dans les strates supérieures de la hiérarchie sociale
qu'apparaît la véritable personnalité, laquelle n'est certainement
plus exposée à la pression des tests. Les tests d'aptitude peuvent
tout au plus m o n t r e r si les employés sont plus particulièrement
indiqués p o u r certains postes. Standardiste ou sténotypiste, telle
est la question. U n e indication qui n'est pas sans importance, car
elle prouve que les tests subis dans l'entreprise servent davantage
les intérêts de cette dernière que ceux de « la b o n n e personne ».
C'est ce que laisse entendre la circulaire administrative dans u n
passage qui subordonne t o u t changement de poste aux résultats
des tests : « U n e augmentation ou diminution de salaire n'inter-
vient que si l'employé concerné est déplacé sur u n poste d ' u n
SÉLECTION 21

rang plus ou moins élevé. » Sans doute l'épanouissement de la


personnalité ne compte-t-il plus guère p o u r la suite.
La m ê m e logique é c o n o m i q u e qui pousse à une organisation
de plus en plus rationnelle de l'entreprise conduit également
à rationaliser en p r o f o n d e u r la masse jusqu'alors i n f o r m e des
personnes. Le professeur William Stern s'en est fait r é c e m m e n t
l'avocat ( m é d i o c r e m e n t f o r m é sur le plan socio-politique...)
dans u n e conférence publique de l'Afa sur les tests auxquels
sont soumis les employés. Il dirige à H a m b o u r g le C e n t r e de
p r o m o t i o n de la psychologie appliquée, qui s'est o c c u p é des
tests utilisés dans l'entreprise O. A l'en croire, u n employé de
c o m m e r c e est u n être infiniment plus compliqué q u ' u n ouvrier.
S'il suffit généralement p o u r celui-ci d ' u n simple test profes-
sionnel, il convient d'avoir de celui-là, en raison des contraintes
plus fortes qu'imposent les fonctions commerciales, une « vision
globale » ; m ê m e s'il n e s'agit de cristalliser que celles de ses
caractéristiques qui i m p o r t e n t p o u r le travail. Il est soumis à des
expériences : tests de comptabilité, tests de téléphone, etc. O n
l'observe : de quelle façon le candidat dispose-t-il les factures
qu'il doit classer ? Il est l'objet d ' u n e étude physionomique et
graphologique. E n somme, l'employé le plus subalterne est u n
véritable microcosme p o u r le psychologue du travail. En dépit
de cette haute considération, en soi gratifiante, p o u r la personne
d'autrui, les responsables syndicaux présents à cette conférence
se sont tous prononcés contre la vision globale pratiquée ici. Ils
m e t t e n t en doute, à juste titre, sa fiabilité absolue, combattent
tout aussi j u s t e m e n t le danger d'intrusion dans la vie privée par
le biais de l'analyse du caractère et dénoncent enfin une collusion
pour le moins inconsciente entre l'employeur et les examinateurs
travaillant p o u r l'entreprise. Les talents des employés, pensent-ils,
peuvent être testés à l'entrée dans la profession, à condition que
cela se fasse en des lieux neutres.
Ces lieux neutres, ce sont les cabinets de recrutement. Le
sélectionneur d ' u n cabinet berlinois m ' a parlé de son travail.
22 LES EMPLOYÉS

O n notera que, p o u r lui aussi, les tests n ' o n t pas leur place dans
l'entreprise. « Si u n e grande entreprise, dit-il, a besoin des tests
p o u r redéployer ses employés, c'est qu'elle contrôle mal son
personnel. » Et de fait, quelle piètre connaissance les supérieurs
doivent-ils avoir de leurs subordonnés, s'il leur faut recourir
à des tortures scientifiques p o u r leur e x t i r p e r la p r e u v e de
leurs talents cachés. Le sélectionneur propose néanmoins que
les entreprises établissent des dossiers d'évaluation de chaque
employé. La proposition, inspirée sans doute par des intentions
honnêtes, n'est pas sans inconvénients. Si l'esprit qui règne dans
l'entreprise est b o n , rien ne sert d ' e n mettre en fiches les sédi-
ments figés ; s'il est mauvais, alors aucune précaution n e pourra
e m p ê c h e r que se constituent des listes noires. Le sélectionneur
a eu affaire à des sténotypistes, à des comptables, à des chargés
de c o r r e s p o n d a n c e s en allemand et langues étrangères, et à
des chefs de service. Il s'abstient c o m m e c'est la règle de t o u t e
considération personnelle, et s'en tient strictement à la psycho-
logie du travail. Il a par exemple p o r t é le j u g e m e n t suivant :
« M o n s i e u r X, dans le travail, est u n frimeur. » Tant pis p o u r
M o n s i e u r X. Peut-être que dans ses relations avec l'autre sexe,
il est plutôt du genre timide, mais son travail, quant à lui, n'est
que de la frime. Faudra-t-il c o u p e r en d e u x ce personnage ?
Pour lever mes doutes, le sélectionneur m e raconte ses exploits
les plus remarquables. U n e grande f i r m e lui a d e m a n d é d'exa-
m i n e r deux employés tous d e u x susceptibles d'être promus au
rang de chef de service, p o u r u n seul poste vacant. Il a dressé
u n portrait de chacun des d e u x prétendants, attribuant à l'un
d ' e u x u n e plus ample vision d'ensemble. La g r a n d e f i r m e a
retenu l'intelligence supérieure, et elle en est pleinement satis-
faite.Voici maintenant u n autre cas : u n directeur envoie chez
le sélectionneur deux demoiselles, l'une rachitique, l'autre jolie
c o m m e u n cœur. Le directeur préférerait é v i d e m m e n t engager
la plus jolie, mais c o m m e souvent dans les contes de fées, la vraie
perle c'est j u s t e m e n t la j e u n e fille rachitique. M o d e r n e Paris, le
SÉLECTION 23

sélectionneur ne choisit pas l'Aphrodite, mais l'Athéna (il n ' y


a pas d ' H é r a disponible parmi les employées). Et il t r i o m p h e
l o r s q u e le directeur, q u e l q u e t e m p s après, engage la déesse
rachitique dans son p r o p r e secrétariat. La science l ' e m p o r t e
m ê m e dans u n cas de piston puisque la personne r e c o m m a n -
dée s'est vue écartée, ses limites ayant été psychologiquement
d é m o n t r é e s . E n f i n , dans la foulée, le sélectionneur é b a u c h e
m o n propre profil, d o n t il a rassemblé discrètement les éléments
pendant notre entretien. C'est un observateur expérimenté, qui
retient dans les filets à larges mailles de ses catégories certaines
caractéristiques structurelles. Dans m o n cas, elles devraient m e
p e r m e t t r e d'entrer dans le g r o u p e des salaires moyens.
Des praticiens de confiance tels q u e celui-ci o n t u n rôle
d'autant plus important à j o u e r q u ' o n applique c o u r a m m e n t les
tests d'aptitude aux nouveaux employés. L'un des propriétaires
d ' u n fameux magasin spécialisé m'explique c o m m e n t procède
sa maison en matière d ' e m b a u c h e . T o u t candidat doit remplir
u n questionnaire et il est reçu personnellement par le directeur
concerné. Standardistes et candidats au département de publi-
cité sont d'ailleurs considérés c o m m e des objets naturels de la
psychotechnique. Dans le cas de personnel qualifié, o n recourt
aux expertises graphologiques. Le graphologue qui en est chargé
p é n è t r e dans l ' â m e des employés tel u n espion en territoire
ennemi. L'un et l'autre sont censés en recueillir, par des voies
secrètes, un matériau de haute valeur pour leur mandant. L'usage
croissant de m é t h o d e s d'investigation p s y c h o l o g i q u e s p o u r
améliorer la rentabilité est u n signe, et n o n des moindres, de la
distance que le système dominant introduit entre les employeurs
et de multiples catégories d'employés. L o r s q u ' o n exige q u e
les gens aient u n e vision d'ensemble, cela veut dire que plus
personne ne voit vraiment son voisin. Pour que cela s'arrange,
il faudra probablement que se réalisent les paroles prophétiques
de la circulaire de la société O., et que la b o n n e personne soit
enfin à la b o n n e place.
24 LES EMPLOYÉS

La j e u n e fille rachitique qui a pu se propulser jusqu'au secré-


tariat personnel grâce au sélectionneur a bénéficié d ' u n e aide
exceptionnelle de la providence. Car en règle générale, l'ap-
parence extérieure j o u e a u j o u r d ' h u i u n rôle décisif, et il n'est
pas besoin d'être rachitique p o u r se voir éliminé. « C o m p t e
tenu de l ' é n o r m e offre de personnel, écrit le d é p u t é social-
d é m o c r a t e D r Julius Moses, il se produit nécessairement u n e
certaine "sélection" physique. Des imperfections physiques très
visibles, m ê m e si elles n'affectent nullement l'aptitude au travail,
affaiblissent socialement les personnes qu'elles transforment en
invalides involontaires du travail » (Afa-Bundeszeitung, février
1929). Il se c o n f i r m e que cela ne vaut pas seulement p o u r les
employés qui se trouvent en contact direct avec le public. L'agent
d ' u n Office du travail 3 berlinois m ' a déclaré que les personnes
affligées d ' u n défaut physique — celles qui boitent, par exemple,
ou m ê m e les gauchers - sont considérées c o m m e handicapées
et sont p a r t i c u l i è r e m e n t difficiles à placer. O n doit souvent
les reconvertir. Les rides et les cheveux gris, reconnaît-il, cela
se vend mal. Je cherche à lui faire dire par quel effet magique
l'apparence extérieure d ' u n e personne peut lui ouvrir les p o r -
tes de l'entreprise. « Gentille », « aimable » sont les termes qui
reviennent dans sa réponse, c o m m e les morceaux d'un répertoire.
Les patrons veulent, avant t o u t e chose, avoir u n e impression
de gentillesse. Les gens qui ont l'air gentils - et des manières
gentilles y contribuent naturellement — sont embauchés m ê m e
sans avoir de b o n n e s références. L'agent déclare : « Il faudrait
que ce soit chez nous c o m m e chez les Américains. L ' h o m m e
doit avoir u n visage aimable. » Pour q u e la p e r s o n n e ait l'air
encore plus aimable, l'Office du travail exige d'ailleurs qu'elle
se présente rasée de frais et dans son meilleur costume. Jusqu'au
président du comité d'entreprise d ' u n e grande entreprise qui

3. O f f i c e du travail (Arbeilsaml), équivalent de l'actuelle A g e n c e nationale


p o u r l'emploi.
SÉLECTION 25

r e c o m m a n d e aux employés, lorsque le directeur fait sa visite,


d'arborer la tenue de combat de leurs habits du dimanche. U n e
information que j e recueille dans un grand magasin c o n n u de
Berlin est particulièrement instructive : « Lorsque nous recrutons
du personnel de vente et du personnel administratif, déclare u n
personnage important du service du personnel, nous attachons
u n e grande importance à une apparence agréable. » D e loin il
ressemble u n peu à l'acteur R e i n h o l d Schùnzel 4 dans ses vieux
films. J e lui d e m a n d e ce qu'il e n t e n d par là, s'il s'agit d'être
piquant, ou bien joli. « Pas e x a c t e m e n t joli. C e qui c o m p t e ,
comprenez-vous, c'est plutôt u n teint moralement rose. »
Je comprends en effet. U n teint moralement rose — cet assem-
blage de concepts éclaire d ' u n seul coup un quotidien fait de
vitrines décorées, d'employés salariés et de j o u r n a u x illustrés.
Sa moralité doit être teintée de rose, son teint rose empreint de
moralité. C'est là ce que souhaitent ceux qui ont en charge la
sélection. Ils voudraient étendre sur l'existence u n vernis qui en
dissimule la réalité rien moins que rose. Et gare, si la moralité
devait disparaître sous la peau et si la roseur n'était pas assez
morale p o u r empêcher l'irruption des désirs. Les profondeurs
ténébreuses d ' u n e moralité sans fard seraient aussi menaçantes
p o u r l'ordre établi q u ' u n rose qui s'enflammerait hors de toute
moralité. O n les associe étroitement, de façon à ce qu'ils se n e u -
tralisent. Le système qui impose les tests de sélection engendre
également ce mélange aimable et gentil, et plus la rationalisation
progresse, plus ce maquillage couleur rose-moral gagne du ter-
rain. O n exagère à peine en affirmant qu'il s'élabore à Berlin u n
type d'employé u n i f o r m e tendant vers la coloration souhaitée.
Langage, vêtements, manières et contenance s'uniformisent, et
le résultat, c'est cette apparence agréable que la photographie

4. R e i n h o l d S c h ù n z e l ( 1 8 8 8 - 1 9 5 4 ) , acteur et m e t t e u r en scène de cinéma.


C o m m e acteur, spécialisé dans les rôles d'élégants et de mauvais garçons. Il
i n c a r n e r a aussi T i g e r B r o w n dans L'Opéra de quat'sous (1931) d e G.W. Pabst.
26 LES EMPLOYÉS

p e r m e t de reproduire fidèlement. Sélection qui s'accomplit sous


la pression des rapports sociaux et que l ' é c o n o m i e renforce en
éveillant les besoins correspondants des consommateurs.
Les employés y p r e n n e n t part, b o n gré mal gré. La r u é e
vers les innombrables instituts de beauté r é p o n d aussi à des
préoccupations existentielles, l'utilisation de produits de beauté
n'est pas toujours de l'ordre du luxe. Dans la crainte de se voir
rejetés c o m m e hors d'usage, f e m m e et h o m m e s se font teindre
les cheveux, et les quadragénaires font du sport p o u r garder la
ligne. « C o m m e n t embellir ? », titre u n magazine r é c e m m e n t
apparu sur le marché qui se vante dans sa publicité de m o n t r e r
c o m m e n t « paraître j e u n e et beau maintenant et dans l'avenir ».
La m o d e et l ' é c o n o m i e œ u v r e n t m a i n dans la main. Certes,
rares sont ceux qui peuvent recourir à la chirurgie esthétique.
La plupart t o m b e n t dans les griffes des charlatans et doivent se
contenter de préparations aussi inefficaces que bon marché. C'est
dans leur intérêt que le D r Moses, le député déjà n o m m é , lutte
depuis quelque temps au Parlement p o u r intégrer à l'assurance
maladie les soins nécessités par les défauts physiques. La toute
récente Association des médecins esthéticiens d'Allemagne s'est
associée à cette bien légitime revendication.
Petite pause d'aération

Le directeur commercial d ' u n e usine m o d e r n e m'explique la


marche de l'entreprise avant de m e la faire visiter. « L'élaboration
c o m m e r c i a l e du procès de travail, m e dit-il, est rationalisée
j u s q u ' a u m o i n d r e détail. » Il m e m o n t r e des diagrammes d o n t
le réseau de lignes multicolores illustre t o u t le processus. Ces
plans sont accrochés dans leur cadre au m u r de son bureau.
Sur le m u r d ' e n face se t r o u v e n t d e u x boîtiers bizarres, qui
rappellent u n peu les bouliers p o u r enfants. A l'intérieur, de
petites billes de toutes les couleurs, fixées sur des fils verticaux,
m o n t e n t e n rangs serrés à des h a u t e u r s diverses. D ' u n seul
c o u p d'œil, le directeur sait t o u t de la situation courante de
l'entreprise. Tous les d e u x j o u r s , u n employé aux statistiques
vient repositionner les billes. La pièce est totalement silencieuse,
il n'y a q u e quelques d o c u m e n t s sur le bureau. C e calme des
hauteurs semble régner dans toutes les sphères supérieures. U n
responsable é c o n o m i q u e de mes connaissances vit, dans des
conditions monacales, en plein milieu de la gigantesque e n t r e -
prise industrielle d o n t il conduit les destinées, et le directeur
d ' u n e i m p o r t a n t e entreprise fait savoir, par signaux l u m i n e u x ,
aux visiteurs qui a t t e n d e n t devant son bureau, s'ils p e u v e n t
entrer, doivent encore patienter ou s'en aller. J e m e souviens
de la p é r i o d e de mobilisation, où l'on n o u s expliquait que le
ministre de la Guerre, grâce à l'organisation miracle des plans
de campagne tout préparés, restait paisiblement dans son bureau
sans rien à faire, tandis qu'à l'extérieur les troupes se mettaient
28 LES EMPLOYÉS

en m o u v e m e n t . Certes, la guerre, q u a n t à elle, fut perdue...


« Savez-vous à quoi ressemblent des billets de t o u r organisé ? »,
m e d e m a n d e le directeur commercial ? Surpris, j e fais signe
q u e n o n . «Je vais vous m o n t r e r les nôtres. » N o u s entrons dans
u n e pièce d o n t les étagères métalliques sont pleines de petits
livrets, qui ressemblent en effet à des billets de tour organisé. Ils
c o n t i e n n e n t toutes les indications nécessaires à la b o n n e exé-
cution du procès de travail. Le procès de travail : l'ensemble des
opérations qui doivent être accomplies depuis la rentrée d ' u n e
c o m m a n d e jusqu'à la livraison de la marchandise c o m m a n d é e .
Si u n e c o m m a n d e implique u n d é p l a c e m e n t , l'itinéraire est
prescrit par les livrets, et à c o u p sûr a u c u n e agence de spectacle
n e pourrait p r o g r a m m e r avec davantage d'exactitude la t o u r -
née d ' u n virtuose. Entre les appareils qui m e u b l e n t le bureau
du directeur chargé de veiller au b o n d é r o u l e m e n t de t o u t le
parcours et les équipements de bureau sortis de l'imagination
de Fritz Lang p o u r son film Les Espions, il y a autant de rap-
p o r t q u ' e n t r e u n c o u c h e r de soleil imaginé et u n authentique
c h r o m o . Le principal o r n e m e n t du vrai bureau est une sorte
d'armoire, équipée d'ampoules électriques de toutes les couleurs.
A u j o u r d ' h u i , d ' u n e façon générale, les couleurs rouge, j a u n e
et verte sont au service d ' u n e organisation plus rationnelle de
l'entreprise. E n voyant s'éteindre et s'allumer les minuscules
ampoules, le directeur connaît exactement l'état des opérations
dans chaque service. À mesure que nous parcourons les bureaux,
le directeur et moi, nous franchissons successivement le réseau
de lignes tracées sur son mur. C e qu'il y a de merveilleux, c'est
q u e la mise en œ u v r e d u dispositif est le fait de p e r s o n n e s
réelles. Dans la salle des machines Powers, des rangées de jeunes
filles écrivent et perforent des cartes. Les machines Powers (ou
Hollerith), utilisées p o u r la comptabilité et p o u r toutes sortes
de statistiques, accomplissent m é c a n i q u e m e n t des fonctions qui
exigeaient autrefois u n travail intellectuel jamais t o t a l e m e n t
fiable, ainsi q u ' u n temps de travail b e a u c o u p plus important. Le
PETITE PAUSE D'AÉHATION 29

support du processus m é c a n i q u e est la carte perforée couverte


de rangées de chiffres, qui représentent en nombres les données
importantes p o u r l'entreprise. C h a q u e carte est p e r f o r é e par
la m a c h i n e et c o n t i e n t dans les codes de p e r f o r a t i o n toutes
les d o n n é e s c o m p t a b l e s . Les cartes traitées passent ensuite
dans la pièce voisine vers les trieuses et les tabulatrices. Les
premières distribuent en u n clin d'œil le matériau en fonction
des données portées, les secondes inscrivent dans les tableaux
adéquats les nombres perforés et totalisent a u t o m a t i q u e m e n t
les colonnes. Des messieurs surveillent les é n o r m e s monstres
d o n t le vacarme étouffe le cliquetis m o n o t o n e des demoiselles
de la perforation.J'interroge le chef de bureau sur le travail des
petites machinistes.
« Les filles, me dit-il, ne passent pas plus de six heures à la
perforation et sont employées pendant les deux dernières heures
à des tâches de bureau ; o n leur évite ainsi tout surmenage. O n
respecte une certaine rotation, de sorte que chaque employée
assume à son tour tous les travaux. En outre, p o u r des raisons
d'hygiène, nous insérons de temps en temps une petite pause
d'aération. »
Q u e l l e o r g a n i s a t i o n ! Ils o n t m ê m e p e n s é a u x pauses
d'aération !
« Il nous a fallu neuf mois pour mettre au point ce dispositif»,
remarque le directeur commercial. Le chef de bureau me met sous
le nez u n gros volume, où se trouve consigné j u s q u ' a u m o i n d r e
détail le plan de travail correspondant à la salle des machines.
« D o n c si par hasard vous tombez malade, ce qu'à Dieu ne
plaise, dis-je au chef de bureau, u n autre peut prendre aussitôt
votre place et reprendre la direction à l'aide de ce livret ?
— Mais bien entendu. »
Il est très flatté q u ' o n reconnaisse sa capacité à anticiper son
propre remplacement à tout m o m e n t .
Et après tout c'est pareil
Que ce soit toi ou moi qui le fasse.
30 LES EMPLOYÉS

N o u s passons ensuite au service des salaires et du p e r s o n -


nel, où seuls des formulaires imprimés alimentent la machine
comptable.

La mécanisation proprement dite a été introduite surtout dans


les grandes banques et les grandes entreprises, seules capables de
rentabiliser des investissements coûteux. Les avantages é c o n o -
m i q u e s en sont incalculables : elle p e r m e t a u j o u r d ' h u i aux
services bancaires de gérer les comptes courants dans u n m i n i -
m u m de temps et de les tenir à j o u r heure par heure. Grâce au
travail intellectuel investi dans l'équipement, la main-d'œuvre est
dispensée de posséder des connaissances et si la fréquentation des
écoles de c o m m e r c e n'était pas obligatoire, elle n'aurait besoin
de rien savoir du tout. M ê m e les mystères de l'entreprise lui
restent inaccessibles, car elle n'a affaire qu'à des chiffres. O n lui
d e m a n d e u n e seule chose : l'attention. Elle n'a aucune liberté,
elle est placée sous le contrôle de l'appareil qu'elle contrôle,
et elle doit, dans le vacarme de la salle des machines, solliciter
d'autant plus sa résistance nerveuse que l'objet auquel elle a affaire
est moins attrayant. Certains se plaignent du peu de cas qui est
fait, dans le calcul des tâches à exécuter, de la fatigue qu'elles
entraînent. Mais d'autres apprécient au contraire cette tension.
Q u e l q u ' u n par exemple écrit avec enthousiasme que les machines
travaillent à toute vitesse, et il ajoute : « [...] mais o n n e p e u t pas
s'en occuper en pensant à autre chose, elles imposent au cerveau
u n " r é g i m e " correspondant. Et c'est cela qui c o m p t e : le travail
adopte ainsi un certain rythme et m ê m e si la tâche est monotone,
ça la rend attractive, à m o n avis ». Enthousiasme qui s'explique
m i e u x quand on sait qu'il lui est arrivé de s'épancher dans u n
j o u r n a l d'entreprise que les employés sceptiques n o m m e n t le
« lèche-bottes ». A quel point les tâches mécaniques prolongées
p e u v e n t être éprouvantes, o n le déduit sans mal du fait q u e
quelques entreprises de ma connaissance, telles que celle décrite
plus haut, les confinent à une fraction de la j o u r n é e de travail et
PETITE PAUSE D'AÉHATION 31

attribuent presque toujours des primes au personnel employé


aux machines. Et si l'on confie plutôt les machines à des jeunes
filles cela tient surtout à la dextérité innée de ces jeunes êtres -
talent naturel trop répandu néanmoins p o u r justifier u n salaire
élevé. Q u a n d les classes moyennes étaient mieux loties, bien des
jeunes filles maintenant attelées à la perforation pianotaient des
Études sur le piano familial. Mais la musique n'a pas tout à fait
disparu du processus que le Conseil national pour la productivité
(Reichskuratoriumfur Wirtschaftlichkeit) a défini c o m m e suit : « La
rationalisation est l'application de tous les moyens qu'offrent la
technique et les méthodes d'organisation pour élever la produc-
tivité, pour augmenter la production des biens, en diminuer le
coût et en améliorer la qualité. » N o n , la musique n'a pas disparu.
O n m'a parlé d ' u n e entreprise industrielle qui recrute les filles
dans le lycée et les f o r m e à la dactylographie avec son propre
moniteur. C e professeur malin met en marche u n gramophone,
au son duquel les élèves doivent taper sur leurs machines à écrire.
Q u a n d retentissent de joyeuses marches militaires, on marche
au pas deux fois plus facilement. O n m o n t e peu à peu la vitesse
du tourne-disque, et sans s'en rendre compte, les jeunes filles
tapotent de plus en plus vite. Leurs années de formation en font
des championnes de dactylographie, et la musique a réalisé u n
miracle à b o n compte.
Dans la définition du Conseil national p o u r la productivité,
u n m o t brille par son absence : la personne. Si o n l'a oublié,
c'est sans doute qu'il est sans grande importance. N é a n m o i n s o n
trouve toujours des employés pour en regretter la disparition. Pas
tellement les jeunes, qui grandissent dans les entreprises modernes,
en m ê m e temps qu'ils y rapetissent ; plutôt les vieux, qui gardent
le souvenir des conditions d'autrefois. U n fondé de pouvoir d'une
banque m'a bien raconté qu'un de ses subordonnés qui au départ
ne voulait pas entendre parler de rationalisation a spontanément
changé d'avis six mois après, mais j e connais également le cas
d ' u n employé de banque q u ' o n avait déplacé sur une machine et
32 LES EMPLOYÉS

qui deux j o u r s après s'est envolé sans explications. Le président


du comité d'entreprise d ' u n e grande b a n q u e m e parle avec u n e
certaine résignation du déclin de ce qu'il appelle la valeur de
la personnalité. Ses exigences envers la personnalité sont aussi
dérisoires que modestes. A u j o u r d ' h u i , m e dit-il, u n comptable
n'a pratiquement q u ' u n e seule chose à faire : pointer des listes,
et à la moindre erreur, on peut contrôler précisément le temps
qu'il y passe. Autrefois, les choses étaient différentes. U n chef
comptable était un h o m m e d'expérience, qui passait souvent des
j o u r n é e s entières à trouver l'origine d ' u n e différence et pouvait
à l'occasion utiliser ce temps pour ses loisirs personnels sans avoir
à craindre aucun contrôle. Ainsi, p o u r le président du comité
d'entreprise, la valeur de la personnalité consistait en ce que l'on
pouvait prolonger le travail à son gré - conception qui toutefois
h e u r t e beaucoup moins le concept idéaliste de la personnalité
encore si répandu parmi nous, que ne le font les convictions du
professeur d'université Kalveram. Dans u n article de la revue de
l'Association allemande des employés de banque, le professeur
Kalveram conteste que la mécanisation du travail de bureau
comporte un risque de déshumanisation. Il affirme également que
la surveillance d'une machine implique l'engagement intellectuel
total de la personne, et déclare ensuite : « Dans la conception
allemande, le travail doit c o n d u i r e à u n d é v e l o p p e m e n t et à
u n e réalisation de la personnalité. Il doit être considéré c o m m e
au service des grandes tâches de la c o m m u n a u t é à laquelle
nous appartenons. » R i e n n'est plus contraire à ces affirmations
f o r t e m e n t empreintes d'idéologie du professeur Kalveram, que
ses propres déclarations, plus loin dans le m ê m e article, selon
lesquelles le c h a m p d'activité des masses employées dans u n e
entreprise mécanisée se serait rétréci. Pour n o m b r e d'employés
de toutes catégories, le champ d'action s'est effectivement trouvé
réduit d u fait de la rationalisation. Dans u n e grande b a n q u e
où l'on m ' a assuré que le f o n d é de pouvoir détient encore des
responsabilités, o n appelle depuis peu le chef de bureau le « chef
PETITE PAUSE D'AÉHATION 33

de c h a m b r é e » ; sobriquet dérisoire, qui en dit l o n g sur son


importance disparue. U n chef du personnel exprime à sa façon
l'évolution des fonctions, lorsqu'il déclare au cours de n o t r e
entretien qu'il n'y a pas d'inconvénient particulier à ce que les
petits et moyens employés soient spécialisés. Le processus de
spécialisation s'est réalisé dans quantité de domaines. Ainsi les
personnes chargées de l'approvisionnement ont dû abandonner
u n e part d e leur i n d é p e n d a n c e à cause d e la rationalisation
de plus en plus poussée du marché, et les contremaîtres à qui
était confiée la direction technique remplissent a u j o u r d ' h u i des
fonctions strictement délimitées dans le procès de production.
C o m m e le rapporte u n expert, les anciens contremaîtres regardent
de haut leurs collègues nouveau style, exactement c o m m e les
artisans regardent les ouvriers. Le déclin de leurs pouvoirs, la
facilité avec laquelle on peut les remplacer, tout cela explique en
partie pourquoi l ' U n i o n des contremaîtres a rejoint à un certain
m o m e n t l'Afa-Bund. A quoi b o n jaser sur la personnalité, quand
le travail devient de plus en plus u n e fonction fragmentaire ?

Difficile dans ces conditions de penser à faire en sorte que


le travail soit source de j o i e . U n article dans la revue de la
Confédération syndicale des employés décrète certes avec u n
bel optimisme : « La psychologie scientifique du travail et des
travailleurs devra c h e r c h e r et trouver c o m m e n t atteindre la
joie au travail » — mais en fin de compte, o n n e peut pas n o n
plus faire de la science une b o n n e à tout faire. Tantôt elle doit
rationaliser les entreprises, tantôt elle doit rétablir l ' h u m e u r
joyeuse que sa rationalisation a chassée : c'est vraiment trop lui
demander. Il est plus raisonnable de chercher à réveiller la joie
au travail en proposant de meilleures perspectives d'avancement
et des salaires plus élevés ; m ê m e si p o u r le professeur Kalveram,
en aucun cas « la question du salaire ne d é t e r m i n e à elle seule
l'attitude de l'individu envers son travail ». Mais, c o m m e o n
le verra plus loin, la mise en œ u v r e de ces propositions est
34 LES EMPLOYÉS

e n f e r m é e aujourd'hui dans d'étroites limites. C e u x des patrons


qui d o n n e n t dans l'idéologie considèrent naturellement la j o i e
au travail surtout c o m m e une question de disposition intérieure.
L'un d ' e u x aborde le t h è m e de façon carrément métaphysique.
Chaque métier, m e dit-il à peu près, comporte ses satisfactions, et
un balayeur par exemple peut faire de son travail quelque chose
d'exceptionnel.Je lui réponds que le balayeur ne se réjouit d'être
q u e l q u ' u n d'exceptionnel que si cela est reconnu c o m m e tel.
M ê m e u n artiste finit par éprouver de l ' a m e r t u m e si son génie
reste m é c o n n u . C e t employeur a un allié fidèle dans la personne
du professeur Ludwig Heyde, éditeur de la revue Soziale Praxis,
d o n t la théorie du b o n h e u r dans la m o n o t o n i e est sans rivale.
Elle est tout simplement exceptionnelle, et c o m m e j e ne vois pas
c o m m e n t aider aucun balayeur exceptionnel à obtenir le salaire
et la considération qui lui reviennent, j e veux tout au moins
sauver de l'oubli cette doctrine tout à fait exceptionnelle. Elle est
taillée sur mesure p o u r l'ouvrier, mais elle convient également
p o u r n o m b r e d'employés. Le professeur H e y d e rappelle dans un
essai du recueil Strukturwandlungen der deutschen Volkswirtschaft
(Changements structurels de l'économie allemande) les recherches
récentes sur la m o n o t o n i e qui aboutissent à la conclusion que si
b e a u c o u p trouvent très pénible le travail m o n o t o n e , d'autres au
contraire s'y trouvent tout à fait à l'aise. « Il faut en effet recon-
naître, ajoute à ce sujet le professeur Heyde, que la m o n o t o n i e
d ' u n travail qui se répète à l'identique laisse l'esprit disponible
pour d'autres objets. L'ouvrier pense alors aux idéaux de sa classe,
règle ses comptes en secret avec tous ses ennemis ou pense à
sa f e m m e et à ses enfants. Pendant ce temps son travail avance.
L'ouvrière, surtout si elle considère que son emploi sera quelque
chose de passager p o u r la j e u n e fille qu'elle est, rêvasse tout au
long de sa tâche m o n o t o n e à des romans à l'eau de rose, à des
films passionnants ou à des fiançailles ; elle est presque moins
sensible à la monotonie que l'homme. » Il faut en effet reconnaître
derrière ces méditations pastorales l'espoir chimérique que les
PETITE PAUSE D'AÉHATION 35

ouvriers puissent u n j o u r ne penser q u ' e n secret aux idéaux de


leur classe. C o m b i e n plaisantes nous paraissent, en comparaison
avec ces vieilleries professorales, les franches déclarations qu'a
faites récemment un directeur d'usine au cours d'une négociation
salariale. Le patron a dit au représentant du syndicat d'employés
qu'à son avis la vie d ' u n employé de commerce, u n comptable
par exemple, était d ' u n e m o n o t o n i e épouvantable et que p o u r
son compte il aurait le plus grand mal à la supporter. Il ajouta
ensuite que ceux qui supportent cette m o n o t o n i e n'avaient pas
l'air de souffrir tellement de leur sort, car il n ' e n avait jamais vu
sombrer dans le désespoir. Bien que cette opinion désobligeante
l'aide en m ê m e temps à repousser les revendications qui lui sont
présentées, cela n ' ô t e aucune valeur à ses propos.
B e a u c o u p de responsables é c o n o m i q u e s mettent en garde
contre les idées excessives que l ' o n peut se faire de l'utilité des
machines, et l'on sait que n o m b r e d'entreprises, n o t a m m e n t les
petites et moyennes, se refusent à une rationalisation drastique.
C'est bien pourquoi les progrès de la concentration feront avancer
la mécanisation des tâches des employés. Q u e pensent ces derniers
de cette évolution ? M ê m e s'ils éludent en général sur le plan
idéologique (et avec eux leurs organisations les plus radicales)
la situation qu'ils rencontrent, au lieu d ' e n faire l'analyse, ils ne
se laissent pas p o u r autant dorer la pilule avec les bonnes paroles
des professeurs d'université. U n e petite dactylo, qui travaille dans
u n e entreprise beaucoup trop grande p o u r elle, m e lance bien
en face que ni elle ni ses collègues ne s'intéressent m o i n d r e m e n t
au cliquetis des machines. D e toute façon les divers syndicats
souhaitent faire profiter pleinement les employés des bienfaits
de la rationalisation et l'histoire des m o u v e m e n t s sociaux les a
convaincus que rien ne serait plus absurde que de se mettre à
casser les machines. « La machine, m e déclare u n m e m b r e du
comité d'entreprise, doit être u n instrument de libération. » Il
a dû entendre bien des fois la f o r m u l e dans les meetings. Tout
usée qu'elle soit, elle n ' e n est que plus touchante.
L'entreprise en marche

« Avant tout, je ferai remarquer que j'avais l'intention de porter


devant la direction de l'entreprise les réclamations présentées,
avant m ê m e d'être licencié sans préavis, parce que j'étais convaincu
que Messieurs les membres du conseil d'administration n'étaient
pas correctement informés des faits. » L'auteur de ces lignes, qui
figurent dans une plainte déposée auprès du tribunal du travail 1 ,
est un petit-bourgeois dépossédé. Avant la guerre il avait un per-
sonnel important sous ses ordres, après la guerre l'invalide qu'il
était devenu a dû gagner sa vie c o m m e employé de commerce.
Mais ce n'est pas ce qui c o m p t e ici ; pas davantage, le fait qu'il
ait été mis à pied p o u r deux jours d'absence n o n justifiée. N o n ,
la seule chose qui importe, c'est que Messieurs les membres du
conseil d'administration n'aient pas été correctement informés
des faits. Q u i donc a pu s'interposer c o m m e u n m u r entre les
faits et eux ? Le supérieur immédiat du plaignant, qui n'est m ê m e
pas chef de service. Dans la plainte, il est dit que cet h o m m e ,
sorte de sous-chef de service, n'a cessé de bafouer et de harceler
ses subordonnés. « N o u s vous écraserons », a menacé le sous-
chef de service. O u encore : « N o u s allons vous serrer la vis. »

1. La loi d u 2 3 d é c e m b r e 1926, e n t r é e e n v i g u e u r le 1 e r juillet 1 9 2 7 et


r é f o r m a n t la j u r i d i c t i o n du travail, avait s u p p r i m é les conseils de p r u d ' h o m m e s
(Gewerhegerichte) p o u r les remplacer par des t r i b u n a u x d u travail (Arbeitsgerichte),
avec c o u r s d ' a p p e l au niveau r é g i o n a l et u n e c o u r d e cassation au niveau
national.
38 LES EMPLOYÉS

Les insultes ont dû être cuisantes, car elles sont toutes comptées
et enregistrées p o u r l'éternité. Ainsi a p p r e n d - o n q u e le tyran
obligeait souvent sa victime à travailler selon ses instructions
erronées ; qu'il traitait celle-ci, déjà soumise à ses humiliations,
de simulateur ; qu'il la m o n t a i t contre le chef de service, et
celui-ci contre elle. Il ressort du dossier que cette terreur des
bureaux tourmentait également les collègues du plaignant. L'un
d'entre eux faisait-il mine de se plaindre, il l'avertissait : «Je nierai
tout. » Et personne n'osait ouvrir la bouche. Le plaignant s'est
donc mis à boire par désespoir, et ne venait plus travailler que de
façon irrégulière. « Je serais disposé à u n arrangement amiable,
écrit-il en conclusion, mais pas si Monsieur X (le. sous-chef de
service) reste dans la maison » - où l'on voit l ' a m o u r - p r o p r e
du petit-bourgeois tenter d ' o b t e n i r satisfaction au m o i n s sur
le papier. Dans la dernière audience du tribunal du travail sur
cette affaire, l'entreprise était représentée par l'un des conseillers
d'administration, qui ne connaissait ni le sous-chef de service,
celui-ci travaillant dans une unité extérieure de l'entreprise, ni
m ê m e le plaignant, et qui s'étonna que ce dernier ne se soit pas
adressé d'emblée à la direction centrale. Peut-être ce monsieur
n'appartenait-il m ê m e pas au plus haut niveau de l'entreprise.
Celle-ci est c o n n u e p o u r être très convenable.

Si la réalité inspire en général la littérature, la littérature


devance ici la réalité. L'oeuvre de Franz Kafka nous offre u n
tableau incomparable de l'inextricable grande entreprise humaine
(aussi terrifiante que les châteaux de brigands en carton-pâte
q u ' o n offre aux enfants) et des instances supérieures inaccessibles.
Les doléances du petit-bourgeois ruiné, qui semblent j u s q u e
dans leur langue empruntées à Kafka, sont sans d o u t e u n cas
extrême ; elles indiquent néanmoins, avec u n e grande netteté,
quelle position o c c u p e un responsable de niveau moyen — tel
q u ' u n chef de service — dans la grande entreprise m o d e r n e . Si
cette position, comparable à celle d'un militaire de grade inférieur,
L'ENTREPRISE EN MARCHE 39

revêt tant d'importance, c'est parce que la rationalisation a rendu


les relations entre les diverses sphères ou secteurs de l'entreprise
e n c o r e plus abstraites q u ' a u p a r a v a n t . Plus l'organisation est
rigoureuse, moins les gens ont affaire les uns aux autres. Les plus
haut placés n ' o n t guère l'occasion de savoir ce qu'il en est des
employés des régions inférieures, et là, les regards se dirigent
encore moins vers les hauteurs. Le chef de service qui reçoit
les instructions et les redirige j o u e le rôle d ' u n intermédiaire.
Si son contact était aussi étroit vers le haut qu'il l'est envers
ses subordonnés, au moins les personnes se trouveraient-elles
associées par son t r u c h e m e n t . Mais où se situent Messieurs les
conseillers d'administration, ceux qui détiennent véritablement
la responsabilité ? M ê m e le directeur général, d o n t dépend le
chef de service, se trouve aujourd'hui, la plupart du temps, dans
une situation de dépendance et aime à se qualifier d'employé,
lorsqu'il souhaite se d o n n e r m o i n s d ' i m p o r t a n c e . Au-dessus
de lui il y a le conseil d'administration et les représentants des
banques, et le s o m m e t de la hiérarchie se perd dans les cieux
obscurs du capital financier. Ces êtres sublimes se sont tellement
éloignés que la vie dans les profondeurs ne les atteint plus, et
que leurs décisions ne reposent plus que sur des considérations
purement économiques. Celles-ci peuvent imposer par exemple
q u ' u n r e n d e m e n t supérieur soit extorqué à un département, et
il revient au chef de service de veiller à ce que cette exigence
soit satisfaite. L'ordre peut parfois signifier u n surcroît de rigueur,
auquel cas les supérieurs ne veulent plus rien savoir du personnel.
Le chef de service qui, lui, le connaît, n'est pas forcément prêt
à mettre en danger sa propre position. En supposant m ê m e que
n o n seulement lui, mais aussi les détenteurs du pouvoir soient
dans des dispositions relativement bienveillantes, des mesures
inhumaines ne peuvent être exclues. Elles sont la conséquence
du système é c o n o m i q u e régnant, caractérisé par l'abstraction,
et dont les raisons ne veulent rien savoir de la dialectique réelle
régissant les personnes qui s'activent dans l'entreprise.
40 LES EMPLOYÉS

Le président d'un syndicat d'employés proche du Parti d é m o -


crate me fait part de ses expériences. D'après lui, un chef de service
doit être particulièrement d o u é p o u r oser protester contre des
mesures erronées de l'administration. U n chef de service normal
ne le fera pas. Il m e parle également des malotrus passablement
dérangés qui exigent d'être traités avec déférence et qui bran-
dissent des menaces de licenciement à l'intention des éléments
moins serviles q u ' e u x . « Il faudrait choisir plus soigneusement
les chefs de service », conclut-il. Il est plus que d o u t e u x que ce
conseil soit suivi d'effet, surtout dans les grandes entreprises qui
engagent volontiers d'anciens officiers c o m m e chefs de service.
Là où la discipline militaire est à la mode, il risque d'y avoir un
m a x i m u m de « pédalage ». Le t e r m e « cycliste » désigne c o u -
r a m m e n t certains gradés qui se courbent devant ceux d'en haut
et écrasent ceux d ' e n bas. H e u r e u s e m e n t l'atmosphère n'est pas
partout aussi étouffante. U n m e m b r e du c o m i t é d'entreprise
d ' u n e banque m e vante les relations collégiales qui régnent chez
eux entre les niveaux supérieurs et inférieurs, et l'employé d ' u n e
société d'assurances, un petit h o m m e âgé cherchant en vain à
cacher sa détresse derrière u n e barbe d'instituteur, prétend que
dans les services administratifs les jeunes gens ont a u j o u r d ' h u i
u n c o m p o r t e m e n t plus libre qu'auparavant envers leurs supé-
rieurs. N'était sa barbe, il aurait depuis longtemps succombé à
sa misère. Pour une faible part, les pressions exercées pourraient
d'ailleurs être dues à une offre excessive de force de travail et à
la présente restriction de l'espace vital.
Le type de rapports hiérarchiques qui règne entre les employés
est inséparable de la mentalité des chefs d'entreprise. Si ces
derniers ont l'attitude du « charbonnier maître chez soi », les
chefs de service adopteront aussi celle du tyranneau. Dans u n e
entreprise totalement organisée sur le modèle militaire, les plain-
tes éventuelles doivent suivre strictement la voie hiérarchique.
Tout va bien, pensent sans doute les chefs, du m o m e n t que les
employés s'écrasent ou bien ne pensent plus qu'à leur carrière ;
L'ENTREPRISE EN MARCHE 41

c'est tout à fait ainsi que les détenteurs du pouvoir voyaient les
choses dans l'Allemagne impériale. Il y a en tout cas des patrons
plus avisés qui savent dans leur propre intérêt accepter des c o m -
promis et aménager des soupapes par où le m é c o n t e n t e m e n t
peut s'échapper. Pour contrer l'arbitraire de certains directeurs
de rang subalterne, le chef du personnel d ' u n e entreprise géante
a fait r é c e m m e n t ôter de sa p o r t e l'écriteau habituel « Pas de
réception sans rendez-vous », et chaque employé peut en principe
s'adresser à lui sans formalité préalable. À peine cette mesure
était-elle introduite que le personnel s'est bousculé chez lui en
si grand n o m b r e qu'il a dû le chasser à grands cris c o m m e u n e
troupe d'esprits malins. Aujourd'hui ils ne sont pas plus de quatre
ou cinq à faire usage du droit de réclamation immédiate, mais
ceux-ci le font généralement à b o n escient. Il faut seulement
ne pas ouvrir trop grand la soupape. Ailleurs, il est d e m a n d é aux
chefs de bureau d'établir des fiches sur leurs subordonnés selon
un m o d è l e d o n n é . Si les employés sont déplacés d ' u n service
à l'autre, ce qui arrive f r é q u e m m e n t , la comparaison des fiches
p e r m e t de contrôler la fiabilité de leurs supérieurs directs. O u
bien encore, o n ménage p o u r les employés des niveaux infé-
rieurs un exutoire en disposant à leur intention u n e boîte aux
lettres où ils peuvent déposer des propositions d'amélioration
qui peuvent rester anonymes. «Tous ceux qui font des proposi-
tions, dit le bulletin d'entreprise, m o n t r e n t ainsi qu'ils sont des
collaborateurs assidus de la maison. » Avec cette boîte aux lettres,
o n fait d ' u n e pierre d e u x coups.

« La formation de notre j e u n e personnel commercial », dit un


expert en entreprise dans un article consacré à la rationalisation
des établissements commerciaux, « est u n contrepoids solide aux
dangers de spécialisation excessive dans la g a m m e restreinte de
tâches q u ' e n t r a î n e la rationalisation du travail de bureau, car
elle vise à favoriser le développement personnel et humain des
j e u n e s gens en leur assignant des objectifs n o u v e a u x et plus
42 LES EMPLOYÉS

intéressants. » L'important dans ces paroles est l'aveu q u e les


progrès de la spécialisation ne permettent à la masse des employés
q u ' u n e vision de plus en plus étroite. « L'horizon des employés
de b a n q u e s'est malheureusement b e a u c o u p rétréci », déplore
u n responsable bancaire, en s'imaginant qu'il était plus vaste
autrefois ; et plusieurs patrons m e confient que cette étroitesse
de vue des jeunes employés ne laisse pas de les inquiéter. Mais
lorsqu'ils s'efforcent d'y remédier, le développement h u m a i n et
personnel n'intervient q u ' e n tout dernier lieu dans leurs préoc-
cupations. Les instances dirigeantes se préoccupent plutôt de la
formation des jeunes principalement parce qu'elle est imposée
par la m ê m e logique é c o n o m i q u e qui pousse à la mécanisation
du travail. « U n e mise en valeur intensive des h o m m e s s'avère
nécessaire », m e dit u n responsable é c o n o m i q u e qui n'a cer-
tainement pas en vue l'intensité humaine. Si l'on a besoin de
personnel de grande qualité, il faut en organiser l'élevage. Mais
plus le travail est f r a g m e n t é en fonctions parcellaires, plus ce
personnel qualifié se fait rare ; quantité de grandes entreprises
se chargent d o n c de le f o r m e r elles-mêmes. O n n e c o m p t e plus
les écoles d'entreprises, il y a aussi des bourses p o u r suivre des
cours de formation continue. Le chef du service du personnel
d ' u n e grande b a n q u e m e fait le détail des dispositions prises par
son entreprise, qui cependant ne visent pas tellement ce que
l'article m e n t i o n n é ci-dessus appelle, avec u n bel enthousiasme,
« des objectifs nouveaux et plus intéressants »,mais bien plutôt les
besoins particuliers de l'établissement. Après que tous les apprentis
ont été dégrossis dans les cours obligatoires de la firme, les plus
capables d'entre eux, signalés au service du personnel, peuvent
participer de concert avec de jeunes employés à des stages où
chefs de service et directeurs fignolent personnellement leur
formation. D'autres établissements procèdent de la m ê m e façon,
et j ' e n connais en tout cas plusieurs qui envoient les jeunes gens
qui en valent financièrement la peine dans les différents services
et m ê m e à l'étranger. Le livret publicitaire d ' u n grand magasin
L'ENTREPRISE EN M A R C H E 43

évoque l'éducation du personnel libéré de la scolarité obliga-


toire et déclare à ce propos : « Il faut m e n t i o n n e r n o t a m m e n t les
"conférences" du personnel régulièrement organisées, et qui sont
d ' u n e grande importance avant chaque grande manifestation. »
Malheureusement, le t e r m e prétentieux de « conférence » voit
l u i - m ê m e sa portée limitée par les guillemets qui l'encadrent,
et qui veulent sans doute éviter que 1,'on c o n f o n d e les objectifs
enrichis de ces conférences avec ceux plus riches encore des
séances d u conseil d ' a d m i n i s t r a t i o n . Les choses n e sont pas
aussi brillantes dans tous les établissements, tant s'en faut. U n
expert déplore que l'on en fasse aussi peu p o u r ceux qui ont
achevé leur apprentissage, bien que le talent commercial ne se
développe en général que chez les jeunes gens d ' u n e vingtaine
d'années, et u n p e r m a n e n t syndical remarque à très juste titre
que n o m b r e d'employés vieillissent dans leur poste sans recevoir
aucune formation.

Toute éducation vise par définition à faire progresser ceux qui


la reçoivent. Dans la réalité, cette p r o m o t i o n a peu de chances
de se réaliser. B e a u c o u p qui pendant la p é r i o d e de l'inflation
o u m ê m e auparavant avaient p u arriver très haut, c o m m e f o n -
dés de pouvoir par exemple, o n t dû redescendre tout en bas de
l'échelle. Et ils y resteront jusqu'à leur m o r t . Si ceux qui sont
postés sur des machines n ' o n t devant eux a u c u n e perspective
d'avancement, c o m m e le reconnaît sereinement devant m o i u n
directeur de banque, cela pourrait au moins j o u e r en faveur des
autres catégories d'employés. O u i , si les possibilités d'avancement
ne dépendaient pas de la conjoncture, e x p l i q u e - t - o n du côté
patronal. Les employés qui réfléchissent m e t t e n t la détériora-
tion de leurs perspectives d'avenir en rapport avec la distance
qui sépare aujourd'hui les générations, avec la mécanisation du
travail et avec la tendance à la concentration. Le n o m b r e des
demandeurs d'emploi a monté, pense l'un d'eux, et u n technicien
âgé remarque : « Il y avait avant la réorganisation dix à douze
44 LES EMPLOYÉS

bureaux d'études, là où il n'y en a plus q u ' u n aujourd'hui. La


direction veut n'avoir affaire qu'à u n m i n i m u m de gens. » C'est
pourquoi il lui arrive parfois d'être elle-même pléthorique ; c'est
le petit employé d'assurances misérable à la barbe hérissée qui en
fait l'observation. E n général, les rapports d'activité des banques
omettent seulement de préciser quel montant des frais personnels
revient à Messieurs les conseillers d'administration.
C e p e n d a n t , toutes ces raisons n'expliquent pas p o u r q u o i les
employés d ' u n e entreprise ne parviennent pratiquement jamais
à son s o m m e t . Il p e u t certes arriver q u ' u n ancien garçon de
courses, grâce à des qualités exceptionnelles, accède au rang de
représentant indépendant d ' u n e société commerciale en n o m
collectif ; que parfois un directeur général sorte du lot et soit
d o n n é en exemple aux masses. Le livret publicitaire m e n t i o n n é
plus haut est autorisé à chanter les louanges de la firme en termes
presque lyriques : « Nombreuses sont les dames qui ont pu par
leur travail s'élever au rang de chargée d'approvisionnement.
U n e réussite qu'elles n'auraient que difficilement, voire jamais,
pu atteindre dans le cadre d ' u n e vie bourgeoise. » Mais en quoi
des cas particuliers changent-ils quelque chose à la règle ? Des
employés ordinaires, des p e r m a n e n t s syndicaux, des membres
de comités d'entreprise et des députés m ' o n t tous assuré que
les postes de direction n e sont p r a t i q u e m e n t jamais occupés
par des personnes issues de l'entreprise mais par des personnes
extérieures, et le dirigeant d ' u n syndicat, qui peint généralement
tout en rose par optimisme professionnel, m e d o n n e u n e ava-
lanche d'exemples qui m o n t r e n t à la fois l'origine distinguée et
l'entregent de ces personnes étrangères à l'entreprise. En fait, une
des personnalités influentes de l'économie allemande m e parle
sans ambages de la mafia des gens d'en haut. « O n y entre, dit-il,
par la naissance, par les relations sociales, par les recommandations
de cadres haut placés et de clients importants ; très rarement par
les résultats obtenus dans l'entreprise. Les jeunes, les pistonnés
sont placés dans la maison dans le seul but de les préparer à leur
L'ENTREPRISE EN M A R C H E 45

carrière de futur cadre supérieur. D'ailleurs celle-ci se déroule


au sein de la clique qui recrute surtout en son propre sein et qui
se distingue clairement de la masse par ses revenus faramineux.
Si l'un d ' e u x se retire vraiment, il n'a pas de souci à se faire, et
d'ailleurs beaucoup de postes sont des sinécures ».
P a r m i c e u x qui s'efforcent d e repousser ces accusations,
peu sont aussi distraits que cet ancien directeur de banque qui,
rappelant ses débuts, déclare d'abord textuellement : «Je n'avais
pas la moindre relation de famille ou d'amis avec les milieux des
affaires ou de la banque »,et continue quelques lignes plus loin :
« U n oncle à Berlin qui avait des relations avec la banque, m ' a
présenté au directeur K. de la b a n q u e X [...]. Après un rapide
e x a m e n , M o n s i e u r K. m ' a engagé. » Le j o u r n a l d'entreprise
qui reproduit ce mélange quasi sénile de radotage et de rêvas-
series — il s'agit du « lèche-bottes » déjà m e n t i o n n é — n'avait
manifestement pas vu la contradiction, dans son impatience à
vanter auprès de ses lecteurs u n cas d'ascension sociale s p o n -
tané. A la différence de cette candeur naïve, on entend souvent
les patrons se plaindre de l'absence d ' u n e relève de qualité. Les
jeunes gens, d'après eux, ne s'intéresseraient pas à leur propre
p e r f e c t i o n n e m e n t et n e seraient pas désireux d'assumer des
responsabilités. À supposer m ê m e que les masses d'employés
de la génération d'après-guerre soient aussi apathiques q u ' o n
le dit, u n e des causes, et n o n la moindre, en est qu'ils doivent la
plupart du temps travailler dans des conditions qui les rendent
apathiques. Et que des anesthésiques et des diversions de toutes
sortes, d o n t nous reparlerons, les assoupissent en permanence.
Et aussi que la conscience qu'ils ont de n'avoir que des chances
réduites, conséquences prétendues de l'indolence q u ' o n leur
attribue, atrophie p r é m a t u r é m e n t l ' a m b i t i o n chez b e a u c o u p
d'entre eux, et n o n les moins talentueux.
D é j à ! Hélas... !

E n face de la Kaiser- Wilheim Gedàchtniskirche, là où se saluent


le Gloriapalast et la Marmorhaus\ telles d'orgueilleuses forteresses
des Dardanelles, se tenait, il y a peu, u n h o m m e qui portait u n
écriteau accroché autour du cou. Il avait l'air misérable, et l'écri-
teau présentait des bribes de sa biographie. E n gros caractères
il informait les passants que l ' h o m m e , u n vendeur de 25 ans au
chômage, était en quête d ' u n travail, quel qu'il soit. Espérons
qu'il l'a trouvé, mais cela paraissait peu probable. Q u e s t i o n clef :
s'agit-il d ' u n j e u n e ou d ' u n vieux ? Si l ' o n en j u g e par u n e
a n n o n c e reproduite dans la revue du GdA, il serait à ranger déjà
dans les employés âgés. E n effet, l'annonce recherche p o u r u n
magasin de confection masculine u n vendeur âgé, qui ait de 25
à 26 ans. A ce compte-là, les enfants au berceau seront bientôt
classés parmi les jeunes gens. Mais à supposer que le magasin de
confection ait u n e conception extrême de la jeunesse, il reste
qu'aujourd'hui, la limite d'âge de la vie active a considérablement
baissé, et qu'à 40 ans malheureusement, beaucoup de gens qui se
sentent en pleine f o r m e sont déjà é c o n o m i q u e m e n t morts.

1. Le « Palais Gloria » et la « M a i s o n d e m a r b r e » c o m p t e n t p a r m i les


grandes salles de c i n é m a qui se m u l t i p l i e n t dans le Berlin des a n n é e s v i n g t et
d o n t K r a c a u e r analyse la signification dans son essai « C u l t e d e la distraction »
(1926). C f . Le Voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, textes choisis et
présentés par Philippe D e s p o i x , trad. par Sabine C o r n i l l e , Paris, Editions de
la M a i s o n des sciences d e l ' h o m m e , 2 0 0 8 , p. 6 1 - 6 7 .
48 LES EMPLOYÉS

La r é d u c t i o n d'effectifs leur p r o m e t u n e fin p r é m a t u r é e .


« Caractéristiques de notre époque », lit-on dans le m ê m e numéro
de la revue du G d A (n° 5,1929), qui s'occupe particulièrement
des employés âgés, « sont les données récurrentes selon lesquelles
seul le personnel j e u n e trouve u n emploi et les employés âgés
sont t o u s éliminés. [...] Les d o n n é e s p r o v i e n n e n t en effet,
p o u r la p l u p a r t , d ' e m p l o y é s j e u n e s . » O u e n c o r e , c o m m e
le déclare le m é m o r a n d u m r é c e n t de la C o n f é d é r a t i o n des
associations allemandes d'employeurs ( Vereinigung der deutschen
Arbeitgeberverbàndë), « La situation des employés âgés sur le
m a r c h é d u travail » : « La r e c o n v e r s i o n des e n t r e p r i s e s et
la réorganisation d e leur appareil administratif consécutive
aux mesures de rationalisation o n t n a t u r e l l e m e n t i m p o s é le
licenciement de quelques travailleurs âgés, lequel a p u avoir
des portées différentes en f o n c t i o n des structures respectives
de c h a q u e entreprise et de c h a q u e secteur industriel, mais
était inévitable au regard de l ' i n t é r ê t qu'il y a à m a i n t e n i r
la rentabilité des entreprises. » La l a n g u e aussi, hélas, voilà
qu'ils l'ont rationalisée à f o n d ! Par ailleurs, le m é m o r a n d u m ,
qui n ' é v o q u e m o d e s t e m e n t que quelques employés, attribue
encore les réductions d'effectifs aux difficultés qu'a rencontrées
l'économie du fait de l'afflux d'éléments auparavant indépendants
et d ' u n e abondante m a i n - d ' œ u v r e n o n qualifiée p e n d a n t les
périodes de guerre et d'inflation. Les non-qualifiés, o n s'en
est déjà débarrassé p o u r la plupart. Mais aux raisons générales
de la r é d u c t i o n d'effectifs il c o n v i e n t d ' a j o u t e r des raisons
particulières qui i m p o s e n t j u s t e m e n t d'écarter les gens âgés.
D é j à , si la rationalisation doit de p r é f é r e n c e passer sur des
cadavres d'âge avancé, c'est parce que ceux-ci sont en position
d ' o b t e n i r les salaires les plus élevés. D'ailleurs la plupart sont
mariés, explique le conseiller en politique sociale d ' u n important
syndicat d'employés, et ils ont droit à des primes. Mais p o u r le
travail mécanisé, des employés qui n ' o n t pour eux que l'avantage
de la jeunesse font aussi bien l'affaire.
DÉJÀ ! HÉLAS... ! 49

Il y a des méthodes de licenciement qui peuvent être rapides


ou lentes. Ces distinctions subtiles peuvent paraître futiles face
au fait b r u t du licenciement, mais ce serait u n e erreur de les
négliger, d'autant plus qu'il n e s'agit jamais q u e de quelques
employés d'après le m é m o r a n d u m patronal. Les j e u n e s filles
employées aux machines dans u n e banque importante reçurent
r é c e m m e n t u n e lettre de licenciement d o n t la l o n g u e u r était
inversement p r o p o r t i o n n e l l e au temps passé dans la maison.
Pour les perforatrices, o n compte généralement sur le « départ
naturel » ; autrement dit, o n s'attend à ce qu'elles quittent spon-
tanément l'entreprise quand elles voient l'âge arriver. Bien que
la plupart des filles concernées aient passé la trentaine, elles ne
bougeaient pas. Envisageaient-elles de s'épuiser à faire des trous
jusqu'à ce q u ' u n e p r i m e supplémentaire leur soit garantie ? O n
leur a offert une généreuse indemnisation, mais elles auront à
leur âge bien du mal à retrouver u n travail. L'une d'elles est
âgée de 39 ans, et elle n e possède en tout et p o u r tout, mis à
part l'indemnité, q u ' u n e mère invalide. Mais ces j e u n e s filles
doivent souvent leur i n f o r t u n e à leur propre sottise. C o m m e
elles peuvent vivre convenablement avec leur salaire complété
par des primes de bureau, elles reculent devant u n mariage qui
signifierait une dégradation de leur situation matérielle. Si par
la suite elles sont mises à la porte, elles ne trouveront ni u n e
nouvelle place ni u n mari. La procédure se déroule quelquefois
c o m m e au ralenti. Pour différer le licenciement définitif, u n e
b a n q u e parque toutes les forces superflues dans u n département
réserve, et cherche à les y occuper utilement pendant u n temps.
Q u a n d les circonstances sont favorables, certains peuvent quit-
ter la réserve et retourner à la vie bancaire. O n se souvient des
demoiselles mentionnées plus haut, devenues des championnes
de dactylographie au son d u g r a m o p h o n e . Lâchées dans les
bureaux, elles battirent de vitesse dès le p r e m i e r j o u r toutes
leurs collègues plus anciennes. C o m m e celles-ci n'avaient pas
la m u s i q u e dans le corps, elles virent leur passer sous le nez
50 LES EMPLOYÉS

les primes accordées à la fougue de la jeunesse. Finalement la


firme perdit patience et les remit à la disposition du service du
personnel, qui les proposa au secrétariat, d o n t le chef préféra
néanmoins prendre les filles plus dégourdies du g r a m o p h o n e .
C'est ainsi qu'elles quittèrent peu à peu la place.
La r é d u c t i o n d'effectifs affecte d i f f é r e m m e n t les diverses
catégories de travailleurs. L'âge est certainement u n handicap,
mais les techniciens ont à supporter une tension plus grande que
les employés commerciaux. « Dans les services de comptabilité,
m ' e x p l i q u e u n ingénieur diplômé, on a besoin de personnes
d'expérience et on n'apprécie pas les jeunes gens culottés qui ne
font qu'énerver les ouvriers de l'atelier avec leurs revendications
déraisonnables. » Sans doute est-il lui-même un ancien comptable.
Selon ses informations, les chefs d'atelier organisés dans l ' U n i o n
des contremaîtres ont généralement plus de la cinquantaine. Les
entreprises p o u r leur c o m p t e n e se sont pas toutes rajeunies
avec le m ê m e empressement. Voici par exemple u n magasin
spécialisé où l'accueil personnel des clients revêt une grande
importance : il ne tient pas du tout à ce que son personnel se
renouvelle fréquemment, il souhaite au contraire conserver aussi
longtemps que possible les employés déjà formés. Plusieurs grands
magasins de ma connaissance sont très loin eux aussi de mépriser
la sagesse des années. Le directeur du personnel de l'un d ' e u x
- celui-là m ê m e qui vantait les avantages d'un teint « moralement
rose » — p o u r m e confirmer l'estime où o n tient celle-ci, évoque
l'allocution adressée à tout employé de l'entreprise atteignant les
vingt-cinq années de service dans la maison. Le petit discours
est accompagné d ' u n présent. Et l'on trouve encore quantité
de grandes banques et d'usines qui rechignent à se transformer
s o u d a i n e m e n t en auberges de jeunesse. « E v i d e m m e n t , nous
ne pouvons pas trimbaler éternellement les semi-idiots ou les
imbéciles complets », disait au président du comité d'entreprise
le directeur d u personnel d ' u n institut bancaire de ce type, à
l'occasion du licenciement d'anciens qui - c o m m e le président
DÉJÀ ! HÉLAS... ! 51

du comité d'entreprise m e le confia à son t o u r — avaient été


engagés par piston. C o m m e on s'en doute, c'est dans les sphères
supérieures de l'administration q u ' o n vieillit dans les conditions
les plus confortables, car leurs membres savent se protéger de la
mise à pied par des contrats de longue durée et par la garantie
de respectables indemnités compensatoires. Dans les entreprises,
les décharges atmosphériques se produisent rarement dans les
régions sommitales.
La tempête de la rationalisation p r o p r e m e n t dite appartient
au passé, mais « à l'heure o ù nous sommes les mesures n ' o n t
pas encore été appliquées à f o n d », c o m m e l'écrivent les orga-
nisations patronales. O n n e cesse de fusionner des entreprises,
de f e r m e r des services ou de les réunir. Si l'immobilité c'est la
m o r t , ce r e m u e - m é n a g e est tout sauf la vie p o u r les employés
âgés. O n prend cependant plus de précautions qu'auparavant, par
crainte, entre autres raisons, des réactions sociale-démocrates, et
m ê m e le m é m o r a n d u m des employeurs promet, « lorsque des
réductions d'effectifs s'imposent c o m m e aussi dans le cas où des
postes sont redistribués, d'améliorer la situation des employés
âgés, dans les limites de ce qui est possible é c o n o m i q u e m e n t ».
C'est ainsi q u ' u n e b a n q u e qui s'apprêtait dès l'été à procéder
à de n o u v e a u x licenciements s'est engagée auprès du comité
d'entreprise à ne pas éliminer les salariés âgés sans nécessité. Et si
cela apparaissait nécessaire ? O n m ' a confirmé de plusieurs côtés
que les employés de banque en particulier, surtout ceux d ' u n
âge avancé, souffrent de leur situation précaire. « La dépression
les guette, dit l'un d'eux, parce qu'ils ont sur leur tête l'épée de
Damoclès du licenciement. » C e q u ' u n autre exprime de façon
moins cultivée : « Autrefois tout le m o n d e croyait avoir u n travail
p o u r toute la vie, aujourd'hui o n a peur d'être mis à la porte. »
Ils savent maintenant ce que peuvent ressentir les ouvriers.
La collectivité s'est efforcée d'adoucir la détresse des employés
âgés en prenant des mesures telles que la loi contre les licencie-
ments abusifs et d'autres dispositions du m ê m e genre. Certaines
52 LES EMPLOYÉS

des propositions avancées par les organisations d'employés sont


restées lettre morte car leur satisfaction aurait risqué d'empiéter sur
l'initiative privée des entrepreneurs ; ainsi par exemple la reven-
dication d'une préférence systématique accordée aux anciens. Le
cas suivant, porté devant la cour d'appel du tribunal régional du
travail, montre à quel point beaucoup de grandes entreprises sont
hostiles à cette revendication. Il montre aussi que parfois ce qui ne
peut être imposé légalement par la loi se trouve encouragé. U n e
sténotypiste de 33 ans, employée depuis 1913 dans une é n o r m e
firme industrielle, aussitôt après la fusion de son service avec un
autre pour des raisons de rationalisation, n'a été reconduite que
dans un emploi de dactylo. Six mois plus tard la firme a renvoyé
l'employée dégradée p o u r cause de r e n d e m e n t insuffisant et
d'absences répétées. La décision du tribunal d'appel, qui confirme
le premier jugement, reconnaît, en dépit des absences répétées,
la dureté inique de ce licenciement. « La plaignante travaillait-
elle trop lentement, est-il dit dans les attendus c o n c e r n a n t le
rendement insuffisant, ou bien en demandait-on vraiment trop à
ses collègues, la question reste ouverte. » Mais on accordera une
importance particulière aux attendus qui assignent sans ambiguïté
à l'employeur u n e responsabilité morale envers une employée
qui pendant des années s'est conduite de manière irréprochable.
« La cour d'appel considère que vu la taille et l'importance de
l'entreprise, déclare sans détour le j u g e m e n t , l'accusé aurait pu
continuer à occuper la plaignante c o m m e sténotypiste ou à la
tenue des fichiers ou encore c o m m e secrétaire dans le service
d'expédition. [...] C'est ce qui s'impose en tout cas lorsqu'une
employée qui se trouve depuis quinze ans dans la maison et dont
la conduite n'a jusqu'alors posé aucun problème ni sur le plan
du travail ni sur le plan personnel, ne satisfait pas complètement
aux impératifs d ' u n emploi. Il convient alors d'explorer toutes les
possibilités de lui en trouver u n autre où elle puisse accomplir sa
tâche de façon rentable pour l'établissement. » L'ancienne sténo-
typiste a obtenu une indemnisation.
DÉJÀ ! HÉLAS... ! 53

Toutes les possibilités auraient vraiment dû être épuisées, car


l'infortune propre aux gens âgés est q u ' u n e fois qu'ils o n t été
licenciés, ils ont le plus grand mal à retrouver u n emploi. Les
portes de l'entreprise se f e r m e n t devant eux c o m m e s'ils avaient
la lèpre. Au risque d'ennuyer le lecteur, j e reproduis quelques
réponses d e c h ô m e u r s (analysées dans la revue d u G d A du
1 e r février 1929) à u n e e n q u ê t e m e n é e par la C o n f é d é r a t i o n
syndicale des employés.
1. Ex-dirigeant d'entreprise à quelque 400 marks de salaire.
A dû vendre meubles et fourrures et prendre une chambre en
location, 40 ans et marié. Père de deux enfants (garçon de 3 ans
et demi, fille de six mois). C h ô m e u r depuis le 1 e r avril 1925.
2. 39 ans, marié, 3 enfants ( 1 4 , 1 2 et 9 ans). Depuis trois ans
sans aucun revenu. Son avenir ? D u travail, l'asile d'aliénés ou
le suicide par le gaz.
3. Mis à pied parce q u e des anciens militaires o n t été e n g a -
gés. J'ai v e n d u tous mes meubles. Avant la guerre j'ai eu p l u -
sieurs affaires à moi, q u e j'ai dû a b a n d o n n e r suite à la guerre
et à m o n i n c o r p o r a t i o n . Q u a n d j e suis rentré, ma f e m m e est
morte.Toutes mes é c o n o m i e s o n t été englouties par la grande
escroquerie nationale (l'inflation).J'ai maintenant 51 ans et o n
m e dit p a r t o u t : « N o u s n'engageons pas des gens aussi âgés. »
C e qui m e reste, c'est le suicide. C ' e s t l'Etat allemand qui est
n o t r e assassin.
4. Je suis moralement brisé et j e ne cesse de remuer des idées
de suicide. D'ailleurs j e n'ai plus confiance en personne. 38 ans,
divorcé, 4 enfants.
5. L'avenir ? Sans espoir, à moins q u ' o n ne trouve rapidement
le moyen de faire quelque chose p o u r nous, les employés âgés
mais encore parfaitement capables de travailler et très qualifiés.
44 ans, marié.
6. Avenir sans espoir et sans perspectives. Le m i e u x serait u n e
m o r t rapide. — Voilà ce qu'écrit u n b o m m e de 32 ans (!), marié
et père de d e u x enfants.
54 LES EMPLOYÉS

Les employeurs accueillent ces confessions larmoyantes en


s'en prenant aux conventions collectives d o n t la rigidité est
a u j o u r d ' h u i la source de nombreuses difficultés. « La structure
actuelle des conventions collectives, qui prévoit en général que
les employés ont automatiquement droit à u n salaire supérieur
q u a n d ils avancent en âge, disent-ils dans leur m é m o r a n d u m ,
constitue souvent u n obstacle n o n négligeable à l ' e m b a u c h e
d'employés âgés. » C e t argument, malheureusement, est invo-
qué systématiquement. Dans leur désespoir, quelques licenciés
en viennent à accepter les conditions d'armistice d ' u n e n n e m i
l u i - m ê m e souvent en mauvaise posture. L'un d'eux fait paraître
fin avril 1929 dans u n quotidien à grand tirage :
Je me fiche du tarif syndical !
Je préfère u n salaire et du pain. Q u e l patron accepterait
un vendeur de confiance, expérimenté, fin quarantaine,
p o u r travail dans l'établissement ou à l'extérieur ?
O n ignore si l ' h o m m e a trouvé un emploi. Certains semblent
avoir en vain rabattu de leurs prétentions. En tout cas, un h o m m e
de 43 ans mis à pied, qui gagnait auparavant 800 marks c o m m e
contrôleur et chef du personnel, rapporte dans l'enquête déjà
m e n t i o n n é e d u G d A : « Bien que j e m e propose c o m m e c o m p -
table et ne d e m a n d e q u e 200 marks, toutes mes candidatures
sont rejetées. «Apparemment il faut considérer c o m m e favorisés
par la chance ceux à qui u n e indemnité respectable p e r m e t u n e
indépendance parasitaire. Les autres sont vendeurs de j o u r n a u x
ou disparaissent dans Berlin c o m m e receveurs de trams.

Les personnes d'esprit très prosaïque flairent derrière l'aversion


qu'inspirent les gens âgés u n e autre motivation secrète qu'ils ont
du mal à comprendre. U n secrétaire syndical, qui est l'exemple
m ê m e de la p u r e objectivité, s'aventure p o u r i n t e r p r é t e r ce
p h é n o m è n e sur la haute m e r de la psychologie. « Il s'agit d ' u n e
psychose de masse », dit-il ; oui, il parle de trouble psychologi-
que. D e fait le discrédit j e t é sur les années va bien au-delà des
DÉJÀ ! HÉLAS... ! 55

coûts que l'âge représente. « Les jeunes gens sont plus faciles à
manier », e n t e n d - o n souvent. C o m m e si les gens âgés n'étaient
pas plus faciles encore, p o u r peu q u ' o n veuille bien les engager.
Si l'on traite ces derniers avec moins d'égards encore que ne
l'exigerait l'intérêt é c o n o m i q u e de l'entreprise, cela tient en
définitive à la déconsidération générale qui frappe les gens âgés
de nos jours. C e n'est pas seulement le patronat, c'est la p o p u -
lation tout entière qui se d é t o u r n e d ' e u x et qui révère de façon
stupéfiante la jeunesse en soi. Elle est le fétiche des magazines
illustrés ainsi que de leur public, les gens âgés la courtisent et les
produits de rajeunissement sont censés la conserver. Si vieillir
signifie s'approcher de la m o r t , cette idolâtrie de la jeunesse est
signe d ' u n e fuite devant la m o r t . Mais l'approche de la m o r t
révèle aux h o m m e s , p o u r la première fois, de quoi leur vie est
faite, et lorsqu'on dit : « C o m m e elle est belle, la jeunesse qui
jamais ne revient », cela signifie en réalité que la jeunesse est
belle parce qu'elle ne revient jamais. La m o r t et la vie sont si
inextricablement mêlées que l'une ne va pas sans l'autre. Si la
vieillesse est détrônée, la jeunesse l'emporte, mais c'est la vie
qui perd la partie. C e t t e course après la jeunesse, que par u n
malentendu fatal o n appelle la vie, m o n t r e m i e u x que tout que
l'on n'est pas maître de sa propre vie. Il est hors de doute que
l'activité économique rationalisée favorise ce malentendu, si elle
ne le crée pas. Moins elle est assurée de son propre sens, plus
elle interdit à la masse des personnes au travail de le remettre en
question. Mais s'il leur est interdit de poursuivre u n but qui ait
u n sens, alors la fin dernière — la m o r t — leur échappe également.
Leur vie, qui pour mériter ce n o m devrait être confrontée à la
m o r t , se fige et revient à ses débuts, à la jeunesse. Cette jeunesse
d o n t elle provient devient son accomplissement perverti, parce
que le véritable accomplissement lui est interdit. L'économie
régnante refuse d'apparaître en pleine lumière, c'est p o u r q u o i
la pure vitalité doit prévaloir. La surestimation de la jeunesse
est tout autant de l'ordre du refoulement q u ' u n e dévalorisation
56 LES EMPLOYÉS

de la vieillesse qui va bien au-delà de ce qui serait nécessaire.


L'un et l'autre p h é n o m è n e s attestent indirectement que dans
les conditions économiques et sociales présentes, les h o m m e s
ne vivent pas leur vie.

Dans la mesure où la société est nature, elle tend, comme toutes


les formes naturelles vivantes, à corriger ses propres défauts. Les
réductions d'effectifs et les avertissements lancés dans la presse
syndicale ont entraîné une diminution de la j e u n e génération
d'employés de commerce. U n conseiller juridique du commerce
de détail m e déclare sans ambages qu'il ne laissera pas son fils
embrasser une profession d'où l'on peut si facilement être expulsé.
Les entreprises qui réclament auprès des Offices du travail et
des syndicats du matériau frais en apprentis ne les trouvent pas
toujours sur-le-champ. Les jeunes filles n o n plus ne se précipi-
tent pas n ' i m p o r t e où. Beaucoup reculent devant la durée de
la j o u r n é e de travail dans les magasins et autres établissements,
et préfèrent les bureaux commerciaux dont les portes f e r m e n t
tôt dans l'après-midi. Par ailleurs o n attend de la baisse du taux
de natalité pendant la guerre u n allégement général du marché
travail dans les cinq années qui v i e n n e n t . Mais b e a u c o u p de
responsables économiques pensent que son effet sera de courte
durée, car le déficit des naissances n'a pas encore épongé la masse
des sans-emploi de la période d'avant-guerre. « La tendance à ne
pas engager les personnes âgées se maintient p o u r le m o m e n t »,
soutient u n expert de l'Office du travail. Il en rejette en partie la
responsabilité sur le système d'apprentissage, qui agit au détriment
de la main-d'œuvre expérimentée, surtout dans le commerce de
détail. Malheureusement, les considérations statistiques les plus
optimistes ne changent rien au fait que pendant ce temps les
employés âgés licenciés continuent à vieillir et que les h o m m e s
ne vivent q u ' u n e seule fois.
L'atelier d e r é p a r a t i o n

Les comités d'entreprise disposent dans les plus grandes entre-


prises de leurs propres locaux, où j e n'ai jamais pu m e défaire
du sentiment insistant de m e trouver dans un espace en quelque
sorte extraterritorial. O n est bien dans l'entreprise, mais en
dehors du domaine où s'exerce son autorité. Ces enclaves sont
souvent pourvues d ' u n e entrée, de téléphones et m ê m e d ' u n e
secrétaire — tout u n é q u i p e m e n t qui est pourtant moins m e n a -
çant qu'il n ' e n a l'air. « Les vieux jetons ont été très étonnés au
début par les prolos », m e raconte u n vieil employé en parlant
de l'arrivée des m e m b r e s du comité d'entreprise dans le conseil
d'administration. Les vieux jetons se sont très vite ressaisis et ont
eu souvent recours à des mesures de technique administrative
p o u r limiter l'influence des représentants des salariés. Les déli-
bérations importantes ont lieu a u j o u r d ' h u i dans des s o u s - c o m -
missions où les représentants des banques et les gros actionnaires
se retrouvent entre eux. « Dans les conditions actuelles », lit-on
dans un article de la revue Die Arbeit (Le Travail), organe de la
Confédération générale des syndicats allemands, « les comités
d'entreprise au sein du conseil d'administration n ' o n t pas p o u r
rôle de se lancer dans de grands discours, mais de s'instruire
autant que possible et de se taire. » U n p e r m a n e n t de l ' U n i o n
générale des employés de banque allemands prétend d'ailleurs
que ce ne sont pas toujours les m e m b r e s les plus capables du
comité d'entreprise qui restent dans le conseil d'administration.
M ê m e dans la vie quotidienne, beaucoup d'entreprises supportent
58 LES EMPLOYÉS

mal la présence statutaire de cette autorité parallèle.J'en connais


u n e de taille m o y e n n e d o n t le chef du département commercial
a r é c e m m e n t menacé sa secrétaire d ' u n e mutation disciplinaire
immédiate si elle se faisait élire au comité d'entreprise ; elle est
toujours sa secrétaire. Les entreprises qui traitent correctement
les représentants des salariés agissent à coup sûr plus intelligem-
m e n t que ces établissements archaïques. Elles s'épargnent ainsi
des tracasseries inutiles et l'on peut penser qu'elles maîtrisent
suffisamment la législation des comités d'entreprise p o u r savoir
tirer parti de ses faiblesses. Elles savent en outre que le comité
d ' e n t r e p r i s e sert e n partie l'intérêt de l'entreprise q u a n d il
contrôle l'approvisionnement de la cantine ou quand il coopère
aux licenciements. U n e b a n q u e importante considère m ê m e le
comité d'entreprise c o m m e u n vivier p o u r les travailleurs les
plus capables et elle en fait volontiers usage. Les employés de
cette b a n q u e traitent néanmoins les élus de carriéristes. Injure
manifestement inspirée par le ressentiment, mais elle m o n t r e
bien les difficultés q u e r e n c o n t r e n t les comités d'entreprise.
Dans les entreprises stables où ils doivent souvent j o u e r le rôle
de médiateurs, ils suscitent presque inévitablement les doutes de
ceux d'en bas et les tentations de ceux d'en haut. Des responsables
de syndicats plus radicaux m e déclarent que p o u r eux le danger
principal, c'est la dispense de travail dont jouissent les présidents
de comités d'entreprise des grands établissements. D'ailleurs
c'est u n privilège que les techniciens parmi eux n'apprécient
m ê m e pas, car ils o n t peur pendant cette longue interruption de
perdre le contact avec leur profession qui exige u n e constante
mise à j o u r de leur f o r m a t i o n . Certains de ceux qui sont sortis
de la situation d'employés se voient reprocher dans leur propre
syndicat d'être trop accommodants ou de mal résister à leurs
penchants bourgeois. Dans u n e entreprise habilement organisée
sur le plan social, le président du comité d'entreprise se considère
c o m m e chez lui dans des locaux que des directeurs généraux
n'auraient pas h o n t e d'utiliser. N o n seulement il en a l'usage,
L'ATELIER DE RÉPARATION 59

mais ils servent également de vitrine à l'intention des clients


d'importance. Le chef du personnel de cet établissement est u n
h o m m e d'esprit humaniste qui ne tarit pas de considérations
enthousiastes sur ses bonnes relations avec le comité d'entreprise.
« N o s comités d'entreprise ont u n e attitude m o d é r é e », m e dit
u n employé de la m ê m e maison.

Peu importe que les représentants des employés pratiquent


ou n o n la modération, dans l ' é c o n o m i e consolidée, ils ont en
tout cas, de facto, quantité de travaux de réparation à assurer ;
parfois m ê m e contre leur propre intention, là où ils s'opposent
à l'ordre é c o n o m i q u e en vigueur. Celui-ci, c o m m e la raison
hégélienne, a ses ruses et il est p o u r le m o m e n t assez puissant
p o u r frapper d ' a m b i g u ï t é j u s q u ' a u x actions qui n ' e n r e c o n -
naissent pas la légitimité. Cela n ' e m p ê c h e pas que souvent les
discussions entre comités d'entreprise et employeurs capotent.
Alors dans certains cas le travail de réparation se fait e n des
lieux neutres, sous le regard de l ' o p i n i o n publique et dans la
lumière du matin. Les visages s'y m o n t r e n t sous le j o u r le plus
cru. Plaignants, accusés et témoins y sont aussi nus que la salle
d'audience du tribunal du travail où ils sont rassemblés. A u c u n
maquillage n'éclaire le visage des jeunes filles, et sur celui des
h o m m e s le moindre petit b o u t o n apparaît en gros plan. Ils sont
pareils à des excursionnistes du dimanche, mais à l'envers : ils
ont bien été c o m m e ces derniers extirpés de l'entreprise, mais
au lieu de se p r o m e n e r libres et gauches parés de leurs beaux
habits, o n leur a ôté leurs atours et la splendeur du soir est bien
loin. Ils causent, ils se posent, ils attendent, et le souvenir revient
des locaux du conseil de révision où des h o m m e s misérables et
nus étaient déclarés bons pour le service. La lumière impitoyable
réveille la mémoire. Elle dévoilait alors n o n pas la nudité mais
la guerre, et de m ê m e , elle révèle ici n o n pas de misérables êtres
humains, mais les circonstances qui en font des êtres misérables.
Sous son j o u r prosaïque apparaissent en toute netteté des détails
60 LES EMPLOYÉS

minuscules qui sont tout sauf des détails ; car pris ensemble ils
caractérisent la vie é c o n o m i q u e qui les rejette. Il faut se défaire
d e l'idée c h i m é r i q u e q u e ce sont les grands é v é n e m e n t s qui
d é t e r m i n e n t les h o m m e s p o u r l'essentiel. C e sont au contraire
les catastrophes minuscules d o n t se compose la vie quotidienne
qui les influencent plus p r o f o n d é m e n t et plus durablement, et
leur destin est suspendu sans nul doute à la série de ces événe-
ments miniatures. Ils font surface au tribunal du travail devant
la longue et haute table derrière laquelle trône le président du
tribunal entouré de deux assesseurs représentant respectivement
les employeurs et les salariés. E n général les trois juges, après une
brève délibération, prennent ensuite leur décision dans un cabinet
séparé de la salle principale. La procédure étant intégralement
orale, cela p e r m e t u n e conclusion rapide. O n utilise très peu de
papier, seul le président a connaissance des documents. Le j e u
des questions-réponses immédiates, auquel nul avocat n'apporte
u n e dernière touche juridique, lui p e r m e t de s'en remettre à son
instinct davantage que dans u n tribunal ordinaire. La nécessité de
recourir à l'improvisation produit dans l'atmosphère une sorte
de tension qui parfois se transmet m ê m e au greffier.
Les parties déballent tout leur fatras : des jérémiades en série,
rien d'autre. Elles exposent les faits, répliquent au président et
aux assesseurs et s'interpellent mutuellement. Il arrive aussi que
l'une d'elles fasse c o m m e si l'autre n'était pas là. Généralement
les plaignants sont des gens qui ont été mis à la porte. Il peut
s'agir par exemple d ' u n licenciement sans préavis. Cela peut se
produire e n t o u t e légalité, c o m m e le m o n t r e l'anecdote sui-
vante. U n e dame achète des chaussures dans un grand magasin
où la plaignante est employée dans le rayon des bas. La dame
connaît personnellement la plaignante et voudrait acheter par
ses soins des bas p o u r aller avec les chaussures. Manifestement
la v e n d e u s e de bas fait passer l'intérêt c o m m e r c i a l après les
relations personnelles, puisqu'elle dit à la dame qu'elle aurait pu
acheter les chaussures meilleur marché ailleurs. Pour cette façon
L'ATELIER DE RÉPARATION 61

qu'elle a de voir le m o n d e à l'envers, la j e u n e fille est virée, et sa


plainte est rejetée. Face à ces écarts de conduite de salariés, o n
a beaucoup de cas où c'est le pouvoir qui déraille. Souvent u n e
personne se retrouve, à la r u e sans savoir ce qui lui est arrivé.
C'est ainsi q u ' u n grand invalide de 60 ans a été mis à la p o r t e
sur-le-champ, parce qu'il avait dit à u n f o n d é de pouvoir d e
29 ans, en présence de n o m b r e u x témoins : « Vous n'avez pas
d'ordre à m e donner. » La petite phrase irritée du vieil invalide
a été considérée par l'établissement c o m m e u n m a n q u e m e n t
au sublime de la discipline d'entreprise. U n magasin de radios
a la curieuse habitude de soumettre ses quelques employés à de
fréquentes fouilles corporelles. Au cours de l'un de ces contrôles,
on extrait de la p o c h e d ' u n j e u n e « stagiaire » u n calepin qui
est incontestablement sa propriété privée. Le chef suspicieux se
considère en droit, sans chercher à en savoir davantage, d'explorer
le calepin à la recherche de casques et d'antennes. A la place
des larcins supposés, il t o m b e sur quelques notations totalement
hérétiques. Par exemple le consciencieux j e u n e h o m m e a noté
d'attirer u n j o u r l'attention du service d'inspection du travail sur
l'entreprise, et il a en outre relevé l'adresse de l ' U n i o n centrale
des employés. Le rebelle clandestin est aussitôt mis à la porte.
Mais le tribunal du travail décide que le matériel invoqué contre
lui a été obtenu par des moyens répréhensibles, et impose u n
arrangement.
Chicanes, pratiques habituelles, relations é c o n o m i q u e s et
conditions sociales ne sont pas établies dans le cours des n é g o -
ciations, mais elles y apparaissent directement. C'est le cas, par
exemple, des attestations, d o c u m e n t s en général insignifiants,
mais de leur formulation dépendent parfois des existences tout
entières. U n conseiller d'orientation professionnelle m e dit que les
jeunes gens licenciés voient leurs chances réduites si l'attestation
q u ' o n leur délivre ne se termine pas par la phrase habituelle leur
souhaitant plein succès. « Monsieur X a fait de sincères efforts
p o u r accomplir son travail de façon satisfaisante » — à cause
62 LES EMPLOYÉS

de cette formule, l'apprenti X, remercié, d e m a n d e l'appui de


son syndicat p o u r obtenir que son chef c o n f i r m e plutôt q u e
Monsieur X a bien effectué son travail de façon satisfaisante. Si
les réclamations n e sont pas prises en charge par les syndicats,
elles atterrissent sur le bureau du tribunal du travail qui impose
généralement la modification des d o c u m e n t s contestables en
arguant des difficultés que rencontrent les sans-emploi. C e qui
est dans l'ordre des choses, exception faite de cas flagrants ; car
il y a peu de fautes qui justifieraient une exclusion durable de
tout emploi, et moins encore de patrons qui seraient autorisés à
prendre cette responsabilité. Les réclamations concernant l'ins-
cription dans u n e catégorie incorrecte sont aussi fréquentes que
les contestations de certificats. Dans u n cas limite très instructif,
le plaignant qui, commis aux écritures, appartient effectivement
à la catégorie des travailleurs d'industrie, réclame u n e i n d e m n i -
sation rétrospective, qu'il n'aurait pu revendiquer q u ' e n tant que
Handlungsgehilfe. Il gérait u n fichier ou quelque chose du m ê m e
genre. L'entreprise l'accuse de folie des grandeurs, tandis que
le tribunal du travail considère que son activité n'est pas moins
commerciale que celle des n o m b r e u x employés de c o m m e r c e
q u e la rationalisation actuelle conduit à accomplir des tâches
mécaniques. D e plus en plus, de nouvelles victimes se retrouvent
sur le carreau, leur licenciement résultant de fusions et autres
événements catastrophiques survenus dans les hautes sphères.
Et si b e a u c o u p d'entreprises se trouvent réellement en proie à
des difficultés, ce n'est pas u n e consolation p o u r ceux qui ne
participaient pas aux grosses mises.
Dans la masse des plaignants, il faut faire une place à part à tous
les employés qui veulent bien avoir le statut juridique d'employé,
mais pas le statut social : voyageurs de commerce, représentants
travaillant au pourcentage, courtiers, démarcheuses, etc. Ils étaient
auparavant officiers, ou membres des classes moyennes, j o u i s -
sant d ' u n e relative indépendance. Ces ruines bourgeoises, avec
leur vie affective et leur architecture intérieure d ' u n autre âge,
L'ATELIER DE RÉPARATION 63

tranchent bizarrement sur le m o n d e rationalisé des employés. Ils


s'effondreraient sans doute intégralement, s'ils n'étaient soutenus
par la pensée qu'ils ont été autrefois m i e u x lotis. La plupart du
temps ils vont plus mal que le reste des employés. Des litiges
concernant des frais ou des pourcentages les conduisent devant
le tribunal du travail, d o n t la c o m p é t e n c e s'étend aux personnes
« assimilées aux salariés ». Ils ont porté plainte de leur propre chef,
c o m m e individus lésés personnellement et s'efforçant surtout
de d o n n e r l'impression, aux autres et à eux-mêmes, qu'ils sont
socialement sur u n pied d'égalité avec leurs patrons. C o m m e
s'ils résidaient encore dans l'agréable logement d o n t ils o n t dû
se défaire. C'est sans doute le cas de cet ancien représentant au
pourcentage qui émaille sa conversation de citations latines et
explique entre autres au tribunal que son fils est en classe ter-
minale. O n lui a refusé sa commission parce q u ' u n e c o m m a n d e
n'a pas été transmise, mais il prétend que la responsabilité en
revient à son prédécesseur. « Monsieur le président, déclame-t-il,
le roi Louis X V est m o r t p o u r les péchés de son prédécesseur.
Devrais-je périr p o u r ceux du m i e n ? — C'était Louis X V I »,
réplique le président. Par ailleurs, il arrive que des dirigeants ruinés
de grandes entreprises se retrouvent parmi les employés licenciés
et crient à l'injustice. Le f o n d é de pouvoir d ' u n e grande firme
s'est vu congédié en raison de divergences d'opinion. La firme
lui retient à cette occasion jusqu'au dernier centime ce qu'il a
dépensé à des fins privées. Il a par exemple prélevé du charbon
dans l'usine et fait effectuer des réparations dans sa maison par
des ouvriers ; tout cela est aujourd'hui retenu contre lui. Mais
peut-être l'ex-fondé de pouvoir paie-t-il seulement les péchés
de son père, qui a été u n p e u l'équivalent de Louis XV, à savoir
le précédent propriétaire de la firme, passée plus tard en d'autres
mains suite à u n e fusion.
Les plaintes succèdent aux plaintes sans interruption. Elles
sont passées au crible avant m ê m e d'être présentées ; soit par
u n fonctionnaire du tribunal dans la chambre d'enregistrement,
64 LES EMPLOYÉS

soit plus souvent par les syndicats. Portées devant le c o m i t é


d'entreprise, elles parviennent p o u r la plupart aux syndicats qui
peuvent ainsi exercer leur contrôle. L'un de mes amis, président
d ' u n tribunal du travail, observant que partout où les comités
d'entreprise interviennent activement ils se c o m p o r t e n t c o m m e
des responsables syndicaux, en conclut à l'absence de tendances
« syndicalistes de base » chez les salariés. « Les employés, dit-il,
sont des individualistes, ou alors ils sont inscrits dans des syndi-
cats. » Faut-il en déduire, c o m m e il le pense, que le collectivisme
d'entreprise est de ce fait totalement voué à l'échec ? La question
reste posée. D'après son expérience, b e a u c o u p de réclamations
des syndicats invoquent n o t a m m e n t le paragraphe 84 de la loi
sur les comités d'entreprise, qui prévoit qu'il est possible de faire
appel contre des licenciements d ' u n e r i g u e u r injustifiée. C e
paragraphe est d ' u n e extrême importance en cas de réduction
d'effectifs, car les syndicats s'en réclament p o u r revendiquer
u n e révision des licenciements réalisés. Les rectifications sont
assorties de considérations sociales d o n t nous aurons à reparler.
Quelle place le tribunal du travail l u i - m ê m e occupe-t-il dans
l'espace social ? M o n informateur, qui dirige les délibérations à
peu près tous les deux jours, m e fournit quelques informations
sur l'attitude caractéristique des parties et des juges. D'après
ses observations les salariés sont en général plus réceptifs que
l'employeur aux propositions que le tribunal leur soumet. Mais
c o m m e n t en serait-il autrement, puisqu'ils o n t l'habitude de
céder, et qu'ils savent parfaitement, en outre, que les juges ne sont
pas mal disposés envers eux, m ê m e lorsqu'ils leur conseillent de
retirer leur plainte. Les représentants de l'entreprise en général
sont e u x - m ê m e s des employés : fondés de p o u v o i r et autres
personnalités de rang élevé. Ils défendent les intérêts de l'entre-
preneur avec u n e conviction qui revêt quelquefois u n caractère
tragi-comique. Car il peut arriver que quelques semaines plus
tard, ils se trouvent de l'autre côté et mettent en accusation le
m ê m e entrepreneur qu'ils soutenaient en des temps meilleurs.
L'ATELIER DE RÉPARATION 65

Les assesseurs qui avec le président constituent la cour sont


fournis par les divers syndicats, mais leurs décisions ne se confor-
m e n t pas toujours à ce que souhaiteraient les membres de leur
propre classe. E n ce qui c o n c e r n e l'assesseur représentant le
patronat, qui généralement est u n gros entrepreneur, le syndic
d ' u n e organisation ou u n cadre de haut niveau, il ne se solida-
risera pas volontiers avec certains petits patrons qui traitent mal
leurs employés. Inversement, l'assesseur des salariés, f o n c t i o n
g é n é r a l e m e n t o c c u p é e par u n responsable syndical, est t o u -
j o u r s prêt à tancer u n confrère peu raisonnable du syndicat ou
encore u n non-syndiqué. S'il appartient au cercle des employés
de rang élevé, le président a l'impression d'être cerné par deux
assesseurs d'employeurs. Mis à part ces réserves, le tribunal du
travail est aujourd'hui l'un des rares endroits où la démocratie
formelle tente de se d o n n e r u n contenu réel. Mais c o m m e il
reste isolé et donc mutilé, tout c o m m e d'autres institutions, il
ne peut écarter que les moindres des iniquités engendrées par
l'ordre é c o n o m i q u e .

Les bureaux de placement rappellent les gares de triage avec


leurs i n n o m b r a b l e s voies, sur lesquelles les sans-emploi, tels
des wagons, sont déplacés e n tous sens 1 . Ils sont sans d o u t e
le seul lieu d ' o ù l'entreprise p e u t être v u e c o m m e un but à
atteindre et u n foyer. B e a u c o u p de voies étant obstruées, les
wagons s'accumulent. La foule qui se presse devant le guichet
d ' u n bureau de p l a c e m e n t d ' u n syndicat d ' e m p l o y é s q u e j e
connais bien ferait rêver n ' i m p o r t e quelle billetterie de théâtre,
et l ' O f f i c e du travail de B e r l i n - C e n t r e est effectivement u n e
grande entreprise artificiellement gonflée, ou m i e u x le négatif
d'une grande entreprise, car il s'efforce de rationaliser ce que cette
dernière laisse dans une totale irrationalité. Dans le service réservé

1 .Voir aussi « A propos des b u r e a u x de p l a c e m e n t » (1930), in S. Kracaucer,


Rues de Berlin et d'ailleurs, Paris, Le P r o m e n e u r , 1995, p. 7 8 - 8 7 .
66 LES EMPLOYÉS

aux employés de commerce, l'un des n o m b r e u x que c o m p o r t e


l'Office du travail,j'ai pu m e rendre compte des méthodes avec
lesquelles o n procède au transfert de la marchandise force de
travail. Elle relève ici d ' u n traitement individuel ; a u t r e m e n t
dit, les gens passent u n par u n de la salle d'attente c o m m u n e au
bureau du fonctionnaire à qui i n c o m b e leur placement. Grâce
à l'un de ces merveilleux fichiers répandus a u j o u r d ' h u i dans
toute l'Allemagne, celui-ci manie les leviers de ce gigantesque
aiguillage. Et d'ailleurs si la force de travail est ainsi traitée pièce
par pièce, cela ne tient pas tellement à la prise en compte de ses
caractéristiques individuelles qu'à celle de la facilité de transport.
La rapidité de l'opération est assurée, entre autres, par la règle
qui impose à chaque postulant de tenir prêt u n formulaire de
candidature, de façon à être disponible sur-le-champ. Si aucun
acheteur convenable n'est prêt à e m p o r t e r la marchandise force
de travail, peut-être u n acheteur à qui elle ne convient pas tout
à fait le fera-t-il ; l'important étant qu'elle soit expédiée.
U n e petite employée de c o m m e r c e m ' a raconté u n j o u r ses
tribulations involontaires à travers les diverses branches. Elle a
été employée dans u n e société commerciale, dans u n e usine de
robinetterie, dans u n e parfumerie et dans quelques autres éta-
blissements, et aspire maintenant au havre du mariage, qu'elle
considère c o m m e le dernier. Mais cette odyssée n'a pas été
organisée par l'Office du travail, elle est le fruit des annonces
passées dans les j o u r n a u x , qui ont brillé c o m m e des phares p o u r
la malheureuse secouée par les flots. Je lui d e m a n d e c o m m e n t
elle a vécu cette recherche d'emploi. « Il n'y a plus rien d'autre
à faire, m'a-t-elle r é p o n d u , et après tout peu i m p o r t e ce q u ' o n
fait, du m o m e n t q u ' o n n'est pas dans la production. » U n e triste
réponse et une bien fausse idée de ce qu'est la production.
Celui qui fréquente u n peu les bureaux de placement aperçoit
des déchets qui sont rarement exhibés lors des visites guidées à
travers l'économie. O n y voit paraître en personne les licenciés
qui figurent en chiffres dans les statistiques ; o n voit c o m m e n t
L'ATELIER DE RÉPARATION 67

o n s'y efforce d'apaiser les épouses des sans-emploi chroniques,


auxquels elles reprochent, à la maison, de ne pas vouloir travailler.
Le reproche, bien pardonnable chez ces femmes tourmentées,
ne doit absolument pas être généralisé. C e n'est pas p o u r leur
plaisir que les employés licenciés v o n t pointer, et les cas de
d é g o û t du travail sont exceptionnels. O n devrait r e c o m m a n d e r
à tout u n chacun une heure de leçon de choses dans la salle des
guichets d ' u n quelconque bureau de placement. « D o n n e z - m o i
plutôt du travail, ça vaudrait m i e u x » : voilà ce que soupirent
i m m a n q u a b l e m e n t d u f o n d du c œ u r les gens qui t o u c h e n t
des allocations de chômage. Les fonctionnaires en charge du
placement font tout ce qu'ils peuvent p o u r dépasser leur rôle
d'intermédiaires passifs. Ils suivent les mouvements sur le marché
du travail c o m m e les météorologistes surveillent le temps qu'il
fait, et ce n'est pas sans le déplorer qu'ils détectent les profondes
dépressions qui affectent tel ou tel secteur. Au moins, les jeunes
employés de bureau, comptables, sténotypistes, bénéficient-ils
ces temps-ci, à ce q u ' o n dit, de courants aériens favorables. Mais
o n ne sait jamais à quoi s'en tenir avec le temps. M ê m e si les
bureaux de placement s'abstiennent a j u s t e titre de l'influencer
par des prières et des processions, ils s'efforcent n é a n m o i n s
d ' e n exploiter toutes les humeurs. Ils reconvertissent les forces
utilisables en fonction des demandes du m o m e n t , entretiennent
leurs relations avec les employeurs et ont leurs propres employés
en service extérieur, qui s'informent sur les possibilités d'emploi
dans les entreprises. Les gens âgés, que l'on veut éliminer à tout
prix, se voient traités c o m m e des enfants difficiles, et ils doivent
se présenter tous les jours à l'Office du travail. C e qui leur d o n n e
au moins une occupation. Cependant, s'ils n ' e n trouvent pas u n e
autre, celle-ci n e remplit pas suffisamment leur vie p o u r leur
d o n n e r l'envie de la prolonger, et certains finissent par ouvrir
le robinet du gaz.
Petit herbier

Les employés qui peuplent aujourd'hui Berlin et les autres


grandes villes constituent des masses dont le mode de vie est de plus
en plus uniforme. Des conditions de travail et des accords salariaux
semblables entraînent une façon de vivre qui se trouve en outre,
c o m m e on le verra, soumise à l'influence uniformisante de puis-
sances idéologiques considérables.Toutes ces forces contraignantes
ont manifestement donné naissance à certains personnages typiques
de vendeuses, confectionneurs, dactylos, etc. que les magazines et
les films exposent et cultivent à la fois. Ils ont désormais leur place
dans la conscience c o m m u n e qui compose en fonction d'eux
l'image qu'elle se fait de la nouvelle couche des employés. Mais
cette image correspond-elle vraiment à la réalité ?
En partie seulement. Car elle néglige p o u r l'essentiel tous les
traits, attitudes et p h é n o m è n e s qui naissent de la collision entre
les nécessités é c o n o m i q u e s de notre é p o q u e et u n matériau
vivant qui leur est parfaitement étranger. La vie des couches
prolétariennes — c o m m e en général des c o u c h e s populaires
« inférieures » — ne s'adapte pas sans mal aux impératifs de l'éco-
n o m i e rationalisée. Ces derniers correspondent b e a u c o u p plus
à la culture formelle inhérente à la véritable bourgeoisie qu'au
m o d e de pensée lié à l'existence de ces couches, qui est fixé sur
certains contenus et reste aux prises avec des problèmes concrets.
C'est sans d o u t e cette inadéquation à la pensée é c o n o m i q u e
abstraite qui motive les plaintes des employeurs sur l'indolence
de b e a u c o u p d'employés.
70 LES EMPLOYÉS

Dans des cas exceptionnels néanmoins, on voit se produire


u n e correspondance heureuse, qui pourrait faire croire à u n e
harmonie préétablie.Je connais u n représentant en cigarettes qui
représente si bien la branche qui est la sienne qu'il pourrait y
être né. Il est c o m m e on dit un type qui a du chic, il vit et laisse
vivre, sa conversation est brillante, il s'y connaît en femmes et
en bonnes fortunes. Mais ce qui est remarquable, c'est que ses
multiples talents n e sont pas de simples fioritures recouvrant
une totale inconsistance, c o m m e c'est le cas de la plupart des
vendeurs et représentants, ils reposent sur u n f o n d réel et ils
lui correspondent parfaitement. C'est la nature qui en lui est
chic ; ses manières, qui sont en général celles d ' u n e personne
vivant constamment dans la compagnie des autres, expriment
ici u n e plénitude de ressources. D'après ses propres dires, il est
reçu c o m m e u n prince lorsqu'il arrive chez les clients dans sa
superbe voiture de fonction. C o m m e cet élégant véhicule est
justement l'accessoire qui lui sied, il se plaît à l'utiliser aussi p o u r
sortir avec des dames et p o u r d'autres affaires privées. Générosité
qui à son sens profite tout c o m p t e fait à l'entreprise, à laquelle il
n'a jamais dissimulé ses escapades. (Malheureusement, le progrès
de la c o n c e n t r a t i o n dans l'industrie des cigarettes a entraîné
entre-temps des restrictions dans l'utilisation des voitures, ce
d o n t les dames feront les frais.) L ' h o m m e , d ' o r i g i n e modeste,
est u n Berlinois de souche. D'autres, en possession des m ê m e s
talents et des mêmes revenus, se d o n n e n t c o m m e but dans la vie
de devenir des gentlemen des classes supérieures. Lui tout au
contraire, indifférent aux loisirs recherchés et aux perspectives
que son aisance et son charme lui ouvriraient sans peine, reste
attaché à son syndicat d'employés, p o u r lequel il a déjà recruté
plusieurs non-syndiqués. Après les meetings et les réunions de
la section locale, il se retrouve f r é q u e m m e n t avec des collègues
des deux sexes dans des tavernes de cochers et des bistrots semi-
prolétaires, où il se trouve au moins aussi à son aise que dans
sa voiture de fonction. Il y connaît les patrons et les pianistes,
PETIT HERBIER 71

ainsi que la clientèle. L'ambiance ne tarde pas à monter, car ni


les jeunes femmes ni les h o m m e s ne résistent longtemps à ce
mélange d ' h u m o u r natif, d'insolence et d'instinct. Et lorsqu'il
se m e t à chanter d ' u n e voix passable des airs de La Traviata et de
Lohengrin, sa popularité est à son comble. Le quotidien s'efface
alors, et toute l'assistance, au-delà de son cercle de collègues, se
m e t à rêver d ' u n e vie plus belle.
Il est rare que l ' é c o n o m i e laisse s'ouvrir u n e brèche de ce
genre, où u n e p e r s o n n e d ' e n bas, qui est quelque chose, ait la
permission d'être exactement ce qu'elle est. Beaucoup manquent
d'assurance leur vie entière, telle cette secrétaire que j e connais,
petite-bourgeoise j u s q u ' a u b o u t des ongles, et qui essaie de se
d o n n e r u n air au courant en plaçant à t o u t b o u t de c h a m p u n
« well... » dans sa conversation. Elle a pris ce « well » dans le
registre des gens qui o n t réussi, qui se débrouillent sans effort,
mais malgré cette béquille elle n e progresse guère vers u n e
meilleure position, bien qu'elle ait déjà laissé dix postes derrière
elle. U n e vie fournie, et p o u r t a n t d é p o u r v u e de direction, car
c o n f o r m é m e n t à sa nature elle s'agite au gré des impératifs
de l'entreprise m o d e r n e . C e u x qui n ' o n t pas de substance du
t o u t s'en tirent mieux. E n t o u t cas la j e u n e fille tient le c o u p
ainsi, tandis q u e d'autres doivent faire violence à leur propre
nature p o u r prétendre n e serait-ce q u ' à u n poste subalterne.
J ' a i passé u n e soirée avec q u e l q u e s e m p l o y é s d ' u n c e r t a i n
âge, qui travaillent dans la j o u r n é e c o m m e petits employés de
c o m m e r c e . L'un d ' e u x est comptable, u n autre caissier : des
h o m m e s posés, d o n t il n ' y aurait sûrement rien à dire, sortis du
bureau et de la petite vie de famille. C e soir-là, nous allâmes à
u n bal des veuves dans le quartier de l'Elsâsser Strasse, t o u t à
fait le milieu à la H e i n r i c h Zille 1 , avec u n orchestre à flonflons,
des travailleurs temporaires, des veuves faciles et des prostituées.

1. H e i n r i c h Z i l l e ( 1 8 5 8 - 1 9 2 9 ) , d e s s i n a t e u r et c a r i c a t u r i s t e d u m i l i e u
prolétarien berlinois.
72 LES EMPLOYÉS

La bière coulait à flots, et les gens se m é t a m o r p h o s è r e n t sous


mes yeux. C e n'était plus des employés de bureau abattus, mais
de véritables forces élémentaires échappées de leur cage et
s'amusant de façon totalement débridée. Ils se mirent à raconter
des histoires crues, sortaient des blagues, parcouraient la pièce
e n tous sens, p l o n g e a i e n t dans leurs c h o p e s et r e m e t t a i e n t
ça. L'animateur vint à n o t r e table, u n chansonnier h u m o r i s t e
passablement ringard, à qui u n e bière offerte suffisait p o u r qu'il
se mette à raconter sa vie sans q u ' o n le lui d e m a n d e . Il avait
eu son heure de gloire c o m m e clown musical, et visiblement
n'avait fait depuis q u e descendre la pente. Mais ce qu'il y avait
de remarquable dans cette assemblée, c'est q u e le comptable
avait l'air d ' ê t r e u n v i e u x copain du chansonnier, d'être u n
p e r s o n n a g e rien moins q u e bourgeois, n'ayant jamais vu de
près à quoi un bureau pouvait ressembler. P o u r q u o i n'était-il
jamais parvenu à de meilleures places ? Peut-être le détachement
dû à sa nature vagabonde l'avait-il e m p ê c h é de m o n t e r plus
haut, et désormais, c'était trop tard. Il y a, p a r m i les employés
d ' u n âge avancé, q u a n t i t é de p e r s o n n a g e s fantastiques tirés
des contes d ' H o f f m a n n . Ils sont restés en p a n n e quelque part,
remplissant depuis j o u r après j o u r des fonctions banales d o n t
n ' é m a n e a u c u n e inquiétante étrangeté. O n les dirait p o u r t a n t
enveloppés d ' u n voile d ' h o r r e u r , celui que diffusent des forces
i n e m p l o y é e s q u i n ' o n t su t r o u v e r d ' e x p r e s s i o n au sein d e
l'ordre établi.
La jeunesse qui grandit dans les larges couches situées entre
le prolétariat et la bourgeoisie s'adapte plus ou moins bien à
l'entreprise. B e a u c o u p se laissent entraîner sans y penser et y
p r e n n e n t place sans m ê m e se rendre c o m p t e qu'ils n ' y o n t
pas leur place. Je m e souviens d ' u n e j e u n e fille que ses amies
appelaient « H e i m c h e n ». H e i m c h e n est u n e petite prolétaire
du quartier de G e s u n d b r u n n e n et elle travaille dans le bureau
d'enregistrement d ' u n e usine. Les charmes de l'existence b o u r -
geoise lui apparaissent sous leur f o r m e la plus sordide, et elle
PETIT HERBIER 73

accepte sans réfléchir toutes les bénédictions qu'elle reçoit d ' e n


haut, au compte-gouttes. C e qui la distingue, c'est qu'en quelque
endroit qu'elle se trouve, dans u n dancing ou dans u n bistrot des
faubourgs, elle ne peut entendre u n air à la m o d e sans en c h a n -
tonner la rengaine. Mais ce n'est pas elle qui connaît les tubes, ce
sont les tubes qui la connaissent, qui la sollicitent et l'asphyxient
en douceur. Ils la laissent dans u n état d'étourdissement complet.
B e a u c o u p parmi ses collègues féminines du m ê m e âge ou plus
jeunes offrent une meilleure résistance. C e n'est pas qu'elles se
défendent vraiment contre un envoûtement qu'elles ne dominent
d'ailleurs pas, mais elles semblent parfois entourées d ' u n invisible
voile à l'abri duquel elles se meuvent. O n les rencontre dans les
grands magasins, dans les cabinets d'avocat et dans toutes sortes
d'entreprises — créatures effacées, vivant chez leurs parents dans
les quartiers est ou nord, et semblant n'avoir pas idée de ce qui
les attend en réalité. Elles ne posent pas de problèmes. E n tout
cas, plusieurs filles de ce genre, apprenties ou déjà formées, m ' o n t
d o n n é l'impression d'être tout à fait satisfaites. Les expériences
qu'elles rapportent sont d ' u n e insignifiance touchante. L'une
m e confie qu'elle est incapable de continuer ses additions si elle
e n t e n d dehors u n orgue de Barbarie. Sa collègue est enchantée
d'avoir pu r é c e m m e n t prendre un taxi aux frais de la maison, et
u n e troisième obtient de temps en temps des entrées gratuites
p o u r Lunapark ou u n spectacle de variétés. Elles savent, bien
entendu, qu'avec leur petite paye il leur faudrait avoir u n ami,
si elles n'avaient pas de famille. Mais p o u r le m o m e n t elles en
ont une, leur ami est en général u n fiancé avec lequel elles s'en
vont le dimanche camper sous la tente. Faute d'argent elles ne
vont presque jamais dans les bars, et ce sont en général des filles
qui o n t la tête sur les épaules. Il faut entendre c o m m e n t Trude,
vendeuse à Moabit, entend se distinguer de ses collègues qui se
maquillent — chose que, soit dit en passant, les clients ouvriers
n'apprécient pas n o n plus ; c o m m e n t elle et ses amies j u g e n t les
filles légères que des messieurs e m m è n e n t le soir se régaler chez
74 LES EMPLOYÉS

Kempinski 2 .Tant pis p o u r elles si elles finissent par épouser u n


de leurs semblables, pensent ces êtres immatures, qui ne laissent
pas de rêver q u ' u n j o u r o n puisse les appeler Madame. Leur idéal
est petit-bourgeois : avoir u n promis, qui ait le sens de la famille
et gagne suffisamment p o u r qu'elles n'aient plus à travailler ; la
seule chose d o n t elles ne veulent pas, ce sont des enfants.
Des idées morales traditionnelles, des conceptions religieuses,
des superstitions et cette sagesse qui se transmet dans d'humbles
logis — tout cela o n le traîne avec soi et son anachronisme va à
l'encontre du m o d e de vie dominant. Des courants souterrains
q u ' o n ferait bien de ne pas oublier. Là où ils sont présents, de
sévères conflits naissent entre les individus et leur environne-
m e n t . Ainsi, la liberté sexuelle, si courante aujourd'hui, n'est pas
sans poser des problèmes aux jeunes gens qui travaillent c o m m e
petits employés. Ils souhaiteraient d o n n e r libre cours à leurs
propres sentiments ; ils se dressent contre le système qui veut
c o m m a n d e r leur existence, mais c'est le système qui les tient.
Pour peu qu'ils soient bornés et limités c o m m e cet employé
de c o m m e r c e de 21 ans que j e connais, cela génère de terribles
distorsions. C e j e u n e h o m m e , élevé dans les franges du milieu
prolétarien, a p p a r t i e n t à u n e organisation d ' e m p l o y é s o ù il
s'active avec fanatisme. C o m m e les échanges intellectuels ou
spirituels lui m a n q u e n t et qu'il ne trouve pas de camarades ayant
les m ê m e s dispositions dans les groupes de j e u n e s syndiqués, il
est entré en correspondance avec u n e j e u n e fille de province
qui est également inscrite au syndicat. E h bien, cette correspon-
dance privée, il la conduit selon des méthodes dignes du service
d'enregistrement d ' u n e grande entreprise. Passe encore que les
écrits soient o r d o n n é s c h r o n o l o g i q u e m e n t dans des dossiers,
cela p e u t se c o m p r e n d r e . Mais en outre, la plus insignifiante
des cartes postales se voit o r n é e d ' u n t a m p o n d'entrée ou de
sortie, et les lettres expédiées sont archivées dans leur version

2. C h a î n e d e restaurants d e luxe.
PETIT HERBIER 75

sténographique originale. L'aberration qui fait surgir les p r i n -


cipes de la correspondance commerciale dans u n domaine où
ils n ' o n t pas leur place resterait u n e bizarrerie si, dans les lettres
elles-mêmes, les sentiments n'étaient pas e u x aussi e n f e r m é s
dans u n e camisole de force. Appelons la destinataire Kathe. Ils
ne s'adressent pas l'un à l'autre par leurs prénoms, mais s'appel-
lent « j e u n e collègue ». « C h e r j e u n e collègue », écrit la j e u n e
fille de 19 ans. O n voit, avec cette appellation, un collectivisme
d'organisation détourné s'offrir une malencontreuse petite orgie.
Dès que faiblit sa force d'expression langagière, l'allemand des
affaires fait retour aussitôt c o m m e u n étouffoir. Kathe écrit :
« Tu trouveras ci-joint le p r o g r a m m e de notre soirée organisée
p o u r les parents. » Et elle termine u n e lettre en laissant p o u r les
archives : « Dans l'attente de ta prochaine lettre. » Mais telles
sont les résistances à cette gestion administrative de l'existence,
qu'elles se manifestent encore en dépit de tout ce qui les entrave.
Et la question qui revient sans cesse est celle du c o m p o r t e m e n t
sexuel. « Quelle est notre position concernant les rapports sexuels
en général ? d e m a n d e K'àthe. Les jeunes gens doivent-ils avoir
des rapports avant le mariage ? Je crois que oui, à la condition
que les personnes concernées aient de la maturité et soient en
accord sur le plan spirituel. Q u ' i l n e s'agisse donc pas simplement
d ' u n e attraction physique, mais aussi d'une entente spirituelle !
— C e qui m a n q u e naturellement aujourd'hui dans la plupart des
cas... Q u e p o u v o n s - n o u s y faire ? À m o n avis la f e m m e a ici
u n large champ de responsabilité, car la spiritualité est rarement
apportée par l ' h o m m e , celui-ci ne se développe qu'au contact
de femmes de qualité. » C'est ce genre de f e m m e que souhaite
être Kathe, qui est par ailleurs de famille catholique. « J ' e n suis
venue aujourd'hui, écrit-elle, à rapporter les faiblesses sexuelles,
ou plutôt celles qui sont en rapport avec l'appartenance sexuelle,
à la personne h u m a i n e dans son ensemble — et, ce qui c o m p t e
le plus ici, j'arrive à passer sur les défauts des gens en tenant
c o m p t e des bons côtés qu'ils peuvent avoir, à combattre m o n
76 LES EMPLOYÉS

égoïsme, de façon à éliminer ou diminuer par mes bons côtés


les mauvais côtés de l'autre, et en conjuguant nos forces, à faire
de cette c o m m u n a u t é quelque chose de créatif au service de la
grande c o m m u n a u t é nationale. [...] » N o t r e archiviste entretient
également u n e correspondance platonique à l o n g u e distance
avec u n e autre j e u n e collègue, qui n'est pas aussi éclairée, aussi
lumineuse et idéaliste que l'est Kàthe, et n e p e u t traduire ses
sentiments que de la façon la plus confuse. Sur un ton mélancoli-
que, et avec une naïveté touchante, elle se plaint de la désastreuse
superficialité qui caractérise c o u r a m m e n t les relations sexuelles.
L'une de ses amies a u n e relation avec u n h o m m e et semble se
retrouver enceinte. C e qu'elle c o m m e n t e ainsi : « Les garçons
sont prêts à laisser les filles dans le malheur, q u a n d ils voient
c o m m e n t les choses se passent p o u r elles, cela se produit la plu-
part du temps dans les vapeurs de l'alcool, ce qui leur p e r m e t
par la suite de s'en laver les mains. Je reconnais que cela dépend
aussi souvent de la fille, elle peut s'en protéger en gardant la tête
froide, mais ce n'est pas ce qu'elles font, elles s'abandonnent au
plaisir sensuel parce qu'elles pensent : maintenant il ne pourra
plus m e laisser tomber, il sera obligé de m'épouser, maintenant
j'aurai q u e l q u ' u n p o u r s'occuper de moi, c o m m e on dit. » Mais
ce qui flotte à la surface est moins réfléchi, et si ça t o u r n e mal,
elles se font récurer, c o m m e o n dit.
Le peu de révolte qui se manifeste dans les couches les plus
basses reste sans effet sur la vie quotidienne normale des masses
d ' e m p l o y é s . D e s éléments provenant des strates supérieures
peuvent aussi venir grossir la masse, sans que cela modifie cette
vie quotidienne en quoi que ce soit. Dans beaucoup de bureaux
on voit travailler des filles de b o n n e famille, p o u r lesquelles il ne
s'agit que d'une occupation quelconque, c o m m e source d'argent
de poche. Elles peuvent s'intégrer, ou bien rester à part. D ' u n e
façon c o m m e de l'autre, elles ne cherchent pas à changer quoi
que ce soit. C e c o m p l é m e n t apporté par la haute bourgeoisie
produit u n type répandu n o t a m m e n t à Berlin, et q u ' o n pourrait
PETIT HERBIER 77

assez bien décrire c o m m e l'employé b o h è m e : des filles qui vien-


nent dans la grande ville en quête d'aventure et qui traversent
c o m m e des comètes le m o n d e des employés. Leur trajectoire
est imprévisible, et le meilleur astronome ne saurait prédire si
elles finiront sur le trottoir ou dans le lit nuptial. O n en a u n
exemple parfait avec l'aimable fille d ' u n industriel de l'ouest de
l'Allemagne, qui est une habituée du Romanisches CafP. Elle s'y
trouve beaucoup mieux que dans sa famille, à laquelle elle a un
beau j o u r tourné le dos, avec son petit béret à pointe ; beaucoup
mieux aussi que dans la grande entreprise où elle travaille à la
calculatrice p o u r 150 marks par mois. Q u e p e u t - o n faire, quand
o n veut vivre, vivre vraiment, et que la famille ne vous procure
pas le m o i n d r e subside ? Bien entendu, elle veut arriver à une
meilleure place, et elle y arrivera, mais le travail de bureau reste
p o u r elle la condition incontournable de la liberté qu'elle veut
savourer. Après la fermeture, dans sa chambre meublée, elle avale
en vitesse u n e tasse de café bien tassé pour se remettre en forme,
et elle repart, vers la vie, les étudiants, les artistes, avec lesquels
o n bavarde, on f u m e et o n canote. Et cela va probablement plus
loin. Dans peu de temps, elle aura disparu. Mais ses collègues de
bureau, elles, n ' o n t pas b o u g é de leur place.

3. C é l è b r e café de Berlin, situé près de la Gedachtniskirche, lieu de r e n c o n t r e


des artistes, écrivains et journalistes.
Sans f o r m a l i s m e , et avec classe

« N o u s conduisons une politique de personnel énergique »,


m'explique le responsable du service du personnel d ' u n grand
établissement bancaire, « imposée par les graves difficultés que
connaît l'économie. C'est c o m m e dans l'agriculture, il faut passer
de l'exploitation extensive d'autrefois à une exploitation intensive. »
L'application de ce principe en agriculture a-t-elle été couronnée
de succès, voilà qui reste à établir. C'est largement à cette exigence
d'intensification que sont dus les efforts de la plupart des grandes
entreprises pour faire de la masse des employés une c o m m u n a u t é
attachée à l'entreprise et ne faisant q u ' u n avec elle. « N o u s en
attendons une reviviscence de ce grand organisme [...] », est-il dit
dans l'éditorial du journal d'entreprise d'une firme géante, « espoir
qui ne se réalisera que si ces cahiers mensuels sont vus c o m m e
l'expression d'un groupe attaché à une œuvre commune. » Et voici
comment le journal maison d'un important magasin spécialisé pré-
sente ses v œ u x de nouvelle année en page de couverture : « N o u s
vous souhaitons une b o n n e année 1929 et nous vous prions de
continuer en cette nouvelle année à faire tout votre possible, au sein
de notre communauté consciente de ses buts, pour le plein succès
de notre œuvre c o m m u n e ! » Pour stimuler l'œuvre commune, le
m ê m e journal, dans le m ê m e numéro, complète aussitôt ses bons
v œ u x de fin d'année de quelques préceptes moraux. « Le temps
c'est de l'argent ! proclame-t-il.Y compris le matin, dès que le
travail c o m m e n c e — sois donc à l'heure ! Rappelle-toi : travail du
matin, de l'or dans les mains ! »...
80 LES EMPLOYÉS

B e a u c o u p de patrons ont u n e idée très personnelle de ce


qu'est u n e c o m m u n a u t é . « M o n enfant » — ainsi s'adressent à
leurs subordonnées les surveillantes d ' u n magasin très connu.
Ambiance familiale, certes, qui stimule peut-être l'ardeur des
enfants, mais au f o n d sans les t o u c h e r v r a i m e n t , car elle est
enserrée dans des contrôles qui t é m o i g n e n t d ' u n e confiance
très limitée envers ses effets. Pour bien voir j u s q u ' o ù certains
souhaiteraient étendre ces mesures de contrôle, o n se reportera
aux directives récemment énoncées par l'organe de la Fédération
des grands magasins et des maisons de c o m m e r c e ( Verband der
Waren- und Kaujhàuser).Voici quelques-unes de ses r e c o m m a n -
dations : « Sortie du personnel par u n e p o r t e spéciale, dépôt
des achats aux j o u r s prescrits ; en cas de soupçon et à titre de
mesure préventive contrôle des autres articles, sacs à main, etc.
Surveiller les modifications anormales de volume corporel ! N e
pas confier le contrôle personnel au seul portier ; il pourrait
être complice d'employés indélicats. En cas de sortie irrégulière
des bâtiments renforcer la surveillance » (cité d'après le n° 2
des Gewerkschaftliche Aujklàrungsblàtter du GdA, avril 1929). Ces
recommandations, d o n t heureusement la précision excessive a
c h o q u é m ê m e certains employeurs, sont u n recueil de procédés
mis à l'épreuve ici et là, et démontrent pour le moins que l'on ne
s'en remet pas partout à la seule vertu de la communauté.Vertu
totalement démentie par les dispositions qui visent à isoler les
uns des autres les employés de la maison. Mais cette séparation
des diverses catégories de personnel signifie également q u e
l'intérêt porté par l'entreprise à la force productive de l'esprit
communautaire recoupe celui qu'elle a dans l'affaiblissement de
l'influence des organisations de travailleurs. N o u s reparlerons
plus en détail de la séparation entre ouvriers et employés. Pour
les employés eux-mêmes, les employeurs opposent le principe
de la rémunération individuelle à celui des accords salariaux,
qu'ils considèrent c o m m e l'intrusion d ' u n e volonté collective
i n o p p o r t u n e dans les lois naturelles de l'économie libérale. Mais
SANS FORMALISME, ET AVEC CLASSE 81

s'il faut ainsi se défendre chacun p o u r soi, cela veut dire que la
c o m m u n a u t é est pure apparence.

C e t t e apparence, les grands patrons y tiennent de plus en


plus, se rendant c o m p t e que, dans une période de réglementa-
tion collectiviste, il serait trop absurde de laisser à elles-mêmes,
ou bien à l'adversaire, des forces collectives qu'il est si facile
d'exciter. Les efforts qu'ils font p o u r les mettre de leur côté ne
sont guère encouragés par les institutions de bienfaisance au sens
étroit du terme. Dans n o m b r e d'entreprises il existe des fonds de
prévoyance et de retraite, des fonds de vacances, de subventions
aux mariages, des maisons de convalescence, etc. — autant de
fondations généreuses, assurément gérées dans u n esprit libéral,
et destinées à compenser les salaires. Si elles maintiennent bien
les individus dans la dépendance, elles é c h o u e n t néanmoins à
susciter l'esprit collectif. D'autres moyens s'en chargent, télles les
manifestations qui visent à gagner l'esprit et à orienter l'ensemble
dans une direction bien précise. D e m ê m e qu'un orgue électrique
petit faire entendre des airs anciens, oubliés depuis longtemps,
des formes de vie patriarcales peuvent se développer sur la base
de l ' é c o n o m i e m o d e r n e . A u lieu que les relations de travail
soient le fruit de rapports humains authentiques, la rationalisa-
tion engendre u n néo-paternalisme qui voudrait instaurer ces
relations rétrospectivement.
Il arrive souvent q u e le sens d u devoir envers la personne
puisse se faire j o u r au-delà du nécessaire. Certaines entreprises ont
u n souci réel du bien-être de leur personnel, et leur manifestent
u n e attention q u ' e n dépit de son allure peut-être paternelle, o n
se gardera de confondre avec les mesures visant à instrumentaliser
l'esprit des masses. C'est surtout dans le sport que celui-ci se réa-
lise aujourd'hui, et les clubs sportifs sont devenus u n instrument
décisif de sa conquête. Telle semble être l'opinion du professeur
d'université berlinois W. His, qui déclare lors d ' u n e conférence
p e r t i n e m m e n t reproduite dans l'organe de l'association sportive
82 LES EMPLOYÉS

d'une grande banque : « O n ne donnera jamais assez d'importance


aux instincts dans l'existence. Ils sont la vapeur qui fait marcher
la machine. Les opprimer, c'est ôter la vie. Mais c o m m e o n le
sait, il est possible de les diriger, pour le meilleur c o m m e p o u r
le pire. U n e b o n n e société, c'est u n e société qui sait c o m m e n t
canaliser les instincts, pour qu'ils assurent sa survie et son progrès.
Les exercices physiques et le sport, voilà de bonnes directions ;
ils méritent donc tous les encouragements. » Naturellement, la
conférence s'intitule : « La personnalité par le sport ». Si ce qu'elle
affirme avec tant d'insistance était vrai, le m o n d e pullulerait de
personnalités authentiques. P e u t - ê t r e en prend-il le c h e m i n ,
car nombreuses sont les grandes entreprises qui ne reculent pas
devant d'importantes dépenses au profit d'objectifs sportifs. Elles
ont créé des associations qui se diversifient en autant de sections
qu'il y a de disciplines sportives. Le football, l'athlétisme, la boxe,
le handball, l'aviron, la gymnastique, le hockey, la natation, le
tennis, le cyclisme, le jiu-jitsu — rien n'y manque. Les sportifs
ont à leur disposition des salles de sport dans les bâtiments de
l'entreprise et des terrains de sport particuliers. C e u x - c i étant
généralement situés à une certaine distance, l'union sportive d'une
grande entreprise s'est vu offrir par u n e instance importante u n
autobus p o u r transporter ses adhérents. L'autobus est également
disponible gratuitement p o u r des excursions dominicales avec
femmes et enfants, dont la destination la plus fréquente est le
hangar des canots. Sport et famille sont ainsi amalgamés. U n e
autre f i r m e a engagé u n m o n i t e u r sportif p o u r son personnel.
Les associations sont généralement autonomes, sans p o u r autant
être dégagées de t o u t contrôle de la part des entreprises qui
surveillent leur situation financière et sont représentées dans les
groupes par des présidents ou par des représentants du service du
personnel. Grâce à de fortes subventions, les adhérents ne payent
q u ' u n e cotisation minime, qui ne leur donnerait nulle part accès
à des installations aussi magnifiques. O n s'entraîne, o n organise
des compétitions. Le Relais industriel de Berlin est célèbre. U n
SANS FORMALISME, ET AVEC CLASSE 83

reportage décrit l'événement de cette année : « 31 coureurs ont


pris le départ à l'Hôtel de ville, dévalé la Kônigstrasse et U n t e r
den Linden. La Dresdner Bank était alors en tête du peloton, mais
à Moabit laVerkehrsgesellschaft la rattrapait et la dépassait. Puis le
tableau s'est encore modifié, car les nageurs de certaines équipes
n'étaient pas à la hauteur. C'est ainsi que Peek & C l o p p e n b u r g
fut le premier à sortir de l'eau, mais il était serré de près par
Siemens, O s r a m et la Reichskreditgesellschaft, et c'est O s r a m
qui prit la tête du peloton. » D o n n e r aux escouades le n o m de
leur entreprise, voilà une assez b o n n e publicité, en m ê m e temps
que cela stimule le sentiment d'appartenance, que renforcent
aussi indirectement des sociétés philharmoniques et des chorales.
Pour l'intensifier davantage encore, des soirées conviviales, des
festivals d'été de grande envergure et des excursions collectives
en ferry-boat sont organisés aux frais de la compagnie. Le plaisir
dionysiaque renforce les liens.
C e s m a n i f e s t a t i o n s p a t e r n a l i s t e s r e l è v e r o n t - e l l e s des
c o m m u n a u t é s d'entreprise (Werksgemeinschaften) au sens q u e
leur d o n n e le Dinta ? Le Dinta (Deutsches Institut fur technische
Arbeitsschulung)1, f o n d é à l ' é p o q u e par l ' i n d u s t r i e l o u r d e
d'Allemagne occidentale, œuvre comme on sait par tous les moyens
et méthodes possibles et imaginables p o u r mettre les salariés à
l'abri de la lutte des classes, leur assurer des relations paisibles au
sein du système é c o n o m i q u e existant et resserrer au m a x i m u m
leurs liens avec l'entreprise. N u l d o u t e q u e des associations
d'entreprise (Werkvereine) jaunes d'employés correspondent elles
aussi au v œ u le plus cher de b e a u c o u p d'entrepreneurs. Il reste
bien étranger à cette volonté pacificatrice de la vie économique,
en revanche, ce chef du personnel progressiste d ' u n e grande
entreprise, qui se déclare totalement opposé à toute espèce de

1. L'Institut allemand p o u r la f o r m a t i o n t e c h n i q u e des travailleurs, f o n d é en


1921 par l'ingénieur Cari A r n h o l d , fut l'un des p r i n c i p a u x propagandistes d ' u n e
« p o l i t i q u e sociale d ' e n t r e p r i s e » visant à limiter l ' i n f l u e n c e des syndicats.
84 LES EMPLOYÉS

c o m m u n a u t é d'entreprise. (« O n ne peut plus rien organiser


contre les travailleurs, dit-il dans le cours de l'entretien, et guère
plus sans eux. ») « E h bien, inscrivez-y vos adhérents », a-t-il dit
aux responsables syndicaux qui craignaient, lorsqu'une u n i o n
sportive s'est constituée, qu'il en fasse u n e organisation jaune.
E n toute logique, il a refusé c o m m e les autres directeurs d ' e n
prendre la présidence d'honneur, et déclaré dès l'abord qu'il n ' e n
exigeait nullement de « bonnes dispositions ».Mais il leur facilite
l'adhésion, quand il recommande que la politique soit bien séparée
du sport et quand il rappelle constamment au personnel qu'il fait
partie de l'établissement. Et dans u n e brochure de propagande
consacrée aux institutions de bienfaisance de l'entreprise, il est
dit également que les équipes sportives font de leur mieux p o u r
d é f e n d r e les couleurs de la maison. D o n c , à défaut de lutter
p o u r p r o m o u v o i r u n e authentique c o m m u n a u t é d'entreprise,
les énergies du collectif sont d u m o i n s censées se mobiliser
p o u r la b o n n e marche de la firme. Entre les extrêmes, il y a des
transitions. Par exemple, le président d ' u n comité d'entreprise
m e raconte que dans son établissement, soit o n se débrouille
p o u r e m p ê c h e r l'élection d ' u n contestataire dans le conseil
d'administration de l ' u n i o n sportive, soit o n lui fait sentir qu'il
y o c c u p e u n e position fausse. S'agissant des motifs conscients
qui poussent les entrepreneurs à encourager l'activité sportive,
le plaisir désintéressé que peuvent leur procurer des employés
en pleine f o r m e se trouve parfois associé à des considérations
d'ordre pratique qu'il n'est pas difficile d'imaginer. L'un d'eux
se réjouit que le sport stimule le sens de la camaraderie. U n
autre escompte que l'argent dépensé p o u r la santé du personnel
fera p e u t - ê t r e r e t o u r sous u n e autre f o r m e . « N o u s voulons
aussi, avoue-t-il candidement, que nos gens aient un entourage
convenable, et le meilleur, c'est toujours celui que constituent
les collègues. » Affirmation bien contestable. Cet encouragement
à la consanguinité a p o u r cause, sauf erreur, certains syndicats,
qui constitueraient u n entourage déplorable.
SANS FORMALISME, ET AVEC CLASSE 85

Q u ' i l s'agisse ou n o n de c o m m u n a u t é s d'entreprise, en tout


cas les unions sportives représentent un élément important de
l'établissement ; les j e u n e s gens, autant les syndiqués q u e les
non-syndiqués, sont incités à y adhérer par une discrète pression
morale. Pour se voir embauché, il n'est pas inutile de posséder
des qualités sportives, et u n député qui n'exagère probablement
pas m'assure q u ' u n excellent « ailier gauche » serait en position
de pointe p o u r être recruté sur des postes vacants — au moins
au niveau des employés subalternes, p o u r lesquels il n'y a pas
tellement de critères de sélection. Pour les m ê m e s raisons, les
équipiers des groupes sportifs, si l'on en croit un ancien m e m b r e
du comité d'entreprise, bénéficient dans la maison d'une particu-
lière bienveillance. U n b o n m o n i t e u r sportif obtient en général
sans problème des congés p o u r participer à des compétitions, et
si des licenciements sont planifiés, les partenaires sportifs oublient
facilement votre existence. Q u ' e n est-il alors de ceux qui résistent
à la tentation et p o u r u n e raison quelconque ne se laissent pas
racoler ? U n j e u n e et brillant technicien m e déclare qu'il serait
b e a u c o u p m i e u x vu par son chef s'il était prêt à aller nager,
ramer o u courir avec ses collègues. Pour s u r m o n t e r le handicap
n o n négligeable que représente la faible considération d o n t ils
jouissent, b e a u c o u p renoncent à leur indépendance. Je connais
un chef de service qui s'est plié aux entreprises sportives du sport
d'entreprise à seule fin d'éviter que son supérieur s o u p ç o n n e
le p e u de cas qu'il fait de ce genre de manifestations d e la
c o m m u n a u t é . Le prix q u ' o n attache à celles-ci dans les sphères
dirigeantes est bien la preuve qu'elles contribuent à renforcer le
pouvoir de l'entreprise. Disons que les associations sportives sont
c o m m e des postes avancés destinés à soumettre à l'entreprise le
territoire encore inoccupé de l'âme des employés. D e fait elles
y accomplissent souvent une œuvre colonisatrice d'ensemble. Le
terrain y est resté fertile depuis l'avant-guerre, et il n'est pas rare
q u ' u n e b o n n e mentalité s'y répande spontanément. B e a u c o u p
en font hypocritement étalage, en pensant à leur carrière — ceux
86 LES EMPLOYÉS

q u ' o n appelle les « organes sanguines » : jaunes à l'extérieur,


rouges en dedans. O n flatte les chefs dans les équipes sportives,
on se réchauffe au soleil radieux qui, sous les espèces de quelque
haut protecteur, étend sa grâce sur les employés. « O n n'est pas
ici dans u n bal guindé, plein de raideur solennelle, de dignité
empesée et de respectable ennui », se réjouit le chroniqueur d ' u n
bulletin d'entreprise rendant c o m p t e d ' u n e r é u n i o n du club
d'aviron de la maison, « mais dans u n e fête de famille [...] dans
le cadre du club d'aviron [...] dans u n mélange bigarré, avec une
quantité de responsables de notre établissement accompagnés
de leurs épouses [...] et ce qui nous h o n o r e particulièrement,
la présence du président du conseil d'administration, Monsieur
le conseiller X, qui saluait amicalement les couples de danseurs
et paraissait parfaitement à son aise. Pas de quant-à-soi, pas de
séparation : une simple r é u n i o n de personnes p o u r la joie et la
fierté de la jeune génération. "Pas de formalisme, mais de la classe",
voilà le m o t d'ordre de la soirée. » Difficile de dire ce qui est le
plus affligeant : voir de la jovialité là où il n'y a q u ' u n e simple
réunion d'êtres humains, ou bien se croire obligé d'applaudir
parce que les barrières t o m b e n t . Il n'est certes pas d o n n é à tous
de se sentir à l'aise en de telles circonstances.

Dans les cercles des syndicats d'employés, o n est convaincu


que les groupes sportifs d'entreprise n ' o n t pas p o u r but premier
d'entretenir la condition physique, mais plutôt de détourner des
préoccupations syndicalistes.J'ai recueilli le témoignage de plu-
sieurs comités d'entreprise. Les jeunes en particulier, m e dit l'un
deux, succombent vite à cet attrait aussi magique qu'accessible,
et un autre affirme que le personnel ainsi gratifié d ' e n haut des
plaisirs du sport délaisse peu à peu les comités d'employés. La
mise en question de ces structures néo-paternalistes prend p o u r
le m o m e n t la f o r m e d'escarmouches de clarification. « Ils en
veulent à notre âme ! » (Sie suchett die Seele !), tel est l'intitulé
d ' u n ouvrage de Fritz Fricke (publié par l'ADGB), où il précise :
SANS FORMALISME, ET AVEC CLASSE 87

« Irons-nous j u s q u ' à voir u n e volonté de c o m m u n a u t é dans


le fait que l'employeur, q u a n d la crise s'aggrave, essaie avant
t o u t de maintenir le r e n d e m e n t de son capital en pesant sur
les salaires, en allongeant la j o u r n é e de travail et en licenciant
des travailleurs ? » Et il en arrive à une conclusion succincte :
« L'intégration des intérêts de l'entrepreneur et du travailleur,
tant que l ' é c o n o m i e est organisée exclusivement en fonction
de l'entreprise privée, est u n e chose totalement impossible. »
A ce rejet t h é o r i q u e correspondent des démarches pratiques.
M ê m e s'il y a des permanents syndicaux qui doutent de la force
d'attraction des institutions d'entreprise, certains esprits chagrins
mettent en garde m ê m e contre les activités sportives d'économie
mixte, et il existe des associations sportives alternatives m o n -
tées par les syndicats d'employés qui tentent d'orienter la force
motrice des instincts vers leur propre machine. Si les pensées se
h e u r t e n t r u d e m e n t , les choses voisinent dans le m ê m e espace 2 .
Les esprits s'affrontent sur les terrains de sport, p o u r conquérir
l'âme des masses. C o m b a t d'autant plus acharné que son enjeu
est pure chimère.

2.Variation sur Schiller, La Mort de Wallenstein, acte II, scène 2 : « Les p e n -


sées h a b i t e n t f a c i l e m e n t les unes auprès des autres, mais les choses se h e u r t e n t
r u d e m e n t dans l'espace » (trad. par J. Peyraube, Paris, A u b i e r , 1949, p. 31).
E n t r e voisins

« U n e c o u c h e u n i f o r m e de salariés est en f o r m a t i o n . Le
regroupement de la population selon les points de vue de classe a
fortement progressé depuis l'époque d'avant-guerre. » C e qu'Emil
Lederer et Jakob Marschak soutenaient dans leur excellente étude
« La nouvelle classe m o y e n n e » (Grundriss der Sozialôkonomik,
section IX, l r c partie), qui p o u r la première fois en 1926 attirait
l'attention sur la condition nouvelle des employés, Lederer lui-
m ê m e a dû r é c e m m e n t le reconsidérer. « M ê m e si les couches
capitalistes intermédiaires partagent dès aujourd'hui le destin du
prolétariat », écrit-il dans « La recomposition du prolétariat » (Neue
Rundschau, août 1929), « elles n ' o n t pas encore abandonné, dans
leur grande majorité, leur idéologie bourgeoise. «Jugement qui
concorde avec celui de R i c h a r d Woldt, lequel, dans u n e étude
sur les syndicats allemands de l'après-guerre (intégrée dans le
recueil Strukturwandlungen derDeutschen Volkswirtschaft), caractérise
c o m m e suit l'attitude des couches moyennes en déclin : « Elles
conservent u n e certaine idéologie professionnelle qui s'accorde
bien mal avec l'évolution réelle. »
Le traitement mensuel, le travail q u ' o n appelle intellectuel,
et quelques autres caractéristiques mineures d u m ê m e genre,
voilà ce qui garantit à u n e grande partie de la population qu'elle
m è n e une existence bourgeoise, alors q u ' e n réalité elle n'a plus
rien de bourgeois. Cela correspond bien au p h é n o m è n e relevé
par M a r x , selon lequel la superstructure n e s'ajuste q u e très
lentement à l'évolution de l'infrastructure imposée par les forces
90 LES EMPLOYÉS

productives. La position de ces couches sociales dans le système


é c o n o m i q u e a changé, mais elles ont gardé u n e conception de
la vie qui est celle des classes moyennes. Elles nourrissent u n e
fausse conscience. Elles restent attachées à des différences qui
ne font que j e t e r la confusion sur leur situation ; elles professent
u n individualisme qui n'aurait effectivement un sens que si elles
étaient encore constituées d'individus capables de décider de
leur destin. M ê m e lorsqu'elles luttent en tant que salariés au
sein des syndicats et à leurs côtés p o u r améliorer leur condition,
leur être réel est largement déterminé par la situation meilleure
qu'elles ont c o n n u e auparavant. Elles sont hantées par u n m o d e
de vie bourgeois qui a disparu. Peut-être contient-il des forces
qui exigent à b o n droit de survivre. Mais elles ne survivent
aujourd'hui que dans un état d'inertie, sans entrer dans u n rap-
port dialectique avec l'état de choses actuel, et elles minent ainsi
elles-mêmes la légitimité de leur propre maintien.

O n notait déjà, dans l'étude citée plus haut « La nouvelle


classe m o y e n n e », q u e les différences entre fonctionnaires et
employés du secteur privé sont de plus en plus floues ; en effet
la condition de l'employé se rapproche de celle du fonctionnaire,
et celui-ci est soumis de plus en plus au régime de contrat. La
déclaration du député Aufhàuser dans un article de Der Beamte
(Le Fonctionnaire), la nouvelle revue trimestrielle publiée par
A. Falkenberg, abonde dans ce sens : « A u j o u r d ' h u i la distinc-
tion entre fonctionnaires et employés repose u n i q u e m e n t sur
les caractéristiques juridiques différentes de leur emploi. » U n
autre député avec lequel j e m'entretiens s'exprime de façon plus
brutale encore : « Les fonctionnaires sont des salariés c o m m e
les employés, dit-il, car ils n ' o n t rien d'autre à vendre que leur
force de travail. » Généralisation sans fard, qui m o n t r e à quel
point la pensée é c o n o m i q u e a pu conquérir les positions qui
lui échappaient auparavant. L'oppression c o m m u n e conduit-elle
à la constitution d ' u n front c o m m u n ? Il apparaît en définitive
E N T R E VOISINS 91

que les fonctionnaires sont presque tous hantés par l'ancien État
autoritaire, dans lequel c'était eux qui représentaient l'autorité.
C o m m e l ' h o m m e ne vit pas seulement de pain, ils essaient, dans
leurs rapports aux employés d'administration qui leur sont subor-
donnés, de maintenir u n prestige qui n'est plus incontesté. Moins
dans les administrations locales ou dans les institutions sociales
que dans les fonctions nationales ou étatiques, qui constituent
la réserve naturelle des fonctions relevant de la haute autorité.
Les employés sont de plus en plus n o m b r e u x ici c o m m e ailleurs,
et m ê m e s'ils n'accèdent pas tout de suite aux postes les plus
qualifiés, sauf peut-être dans les Offices du travail, leur afflux est
néanmoins propre à dépouiller de son aura mystérieuse le pouvoir
des fonctionnaires. L'employé : pour les fonctionnaires, c'est cette
personne du public qui devait, il n'y a pas si longtemps, prendre
h u m b l e m e n t patience au guichet derrière lequel e u x - m ê m e s
trônaient majestueusement. L'aura se dissipe entièrement, dès
lors que l'intrus fait le m ê m e travail q u ' e u x . C e n'est d o n c plus
seulement le besoin de se valoriser, mais tout autant la crainte
de la concurrence, qui les pousse à défendre leur territoire. Pour
le m o m e n t , d'ailleurs, leur aura n'a pas tellement souffert ; grâce
en particulier au Parti social-démocrate, qui se veut p r u d e n t
c o n c e r n a n t les fonctionnaires, c o m m e m e l'assure l ' u n de ses
p e r m a n e n t s les plus connus. C'est ainsi qu'il s'explique u n e
certaine tiédeur de la part des fonctionnaires regroupés dans les
syndicats « libres », inquiétés qu'ils seraient par les compressions
de personnel dans les administrations publiques. Laissez-moi
tranquille, tel est leur m o t d'ordre, j'ai u n e famille à ma charge.
C e n'est que très récemment, d'après lui, que l'activité politique
des fonctionnaires syndiqués a repris quelque vie.
La manie profondément inscrite dans la bourgeoisie allemande
de se distinguer de la masse par u n e marque quelconque, fut-elle
totalement imaginaire, fait obstacle à la solidarité entre les employés
e u x - m ê m e s . Ils o n t tous besoin les uns des autres et chacun
voudrait se distinguer de tous les autres. O n pourrait se réjouir
92 LES EMPLOYÉS

de cette infinie variété si elle était encadrée par une conviction


c o m m u n e . Mais elle fait obstacle à la prise de conscience de cette
unité, au lieu de s'enraciner en elle. M ê m e les employés de rang
très inférieur se conduisent comme s'ils appartenaient à des univers
différents. U n journal berlinois rapportait récemment une histoire
dont tout le sel concernait u n e employée aux expéditions d ' u n
grand magasin, qui se considérait c o m m e incommensurablement
supérieure à sa collègue, simplement chargée de la liaison entre
le dépôt et le service d'enlèvement des marchandises. D e même,
les employées de bureau des grands magasins sont généralement
m i e u x considérées que les vendeuses, et jouissent en effet d ' u n e
estime perceptible dans le sobriquet d o n t elles sont affublées :
« princesse ». U n profane, observant i n n o c e m m e n t ces é n o r m e s
écarts d ' i m p o r t a n c e , croirait découvrir sous la lentille de son
microscope u n m o n d e i n c o n n u plein d'abîmes et de sommets.
U n fossé impressionnant s'ouvre également dans l'industrie
entre les employés du technique et ceux du commerce. Selon
ce que rapporte l'une des victimes, ceux-ci traitent ceux-là avec
hauteur et se plaisent à les faire attendre c o m m e des clients sans
importance ; tandis que les premiers, inversement, sont imbus
du préjugé que seul leur propre travail mérite d'être considéré
c o m m e productif. L'idée que l'employé de banque est le roi de la
création dans l'univers des employés est un article de foi largement
partagé, au moins p a r m i les employés de banque. Il r e m o n t e
aux premiers temps de la profession, il est manifestement lié à la
relation intime avec l'argent, et les édifices princiers des banques
de style Renaissance lui apportent u n e sorte de confirmation
extérieure. C'est ainsi que les cathédrales intensifient la piété
qui les a fait bâtir. C o m m e m e l'explique le président du comité
d'entreprise d ' u n e grande banque, les énormes compressions de
personnel n ' o n t fait qu'ébranler l'esprit de la caste héréditaire,
elles n e l ' o n t n u l l e m e n t effacé. C e t t e observation se trouve
m e r v e i l l e u s e m e n t c o n f i r m é e par les p r o p o s d ' u n m e m b r e
de l'Association allemande des employés de b a n q u e : n o t a n t
ENTRE VOISINS 93

avec regret que l ' h o r i z o n d e ces derniers est b e a u c o u p plus


étroit qu'auparavant, il ajoute à titre de consolation qu'ils sont
néanmoins, en général, mieux éduqués que les autres employés
de m ê m e niveau. L'affirmation de leur supériorité est censée
renforcer une conscience de soi affaiblie.

Toutes ces différences pâlissent en comparaison de celle qui


oppose les ouvriers aux employés. Elle est ressentie c o m m e une
différence de classe, bien que, pour l'essentiel et depuis longtemps,
elle n ' e n soit plus une. Pour la maintenir, il n'y a pas seulement
les employés, bien placés pourtant pour savoir ce qu'il en est, mais
aussi les ouvriers eux-mêmes, à qui manifestement sa disparition
est passée inaperçue. Telle est du moins l'opinion d ' u n p e r m a -
nent syndical bien informé : selon lui, l'opinion répandue dans
le prolétariat que les employés occupent dans la bourgeoisie la
m ê m e place qu'autrefois s'explique par la situation marginale des
ouvriers, qui les empêcherait de percevoir le déclin du m o n d e
bourgeois. Ils sont encore convaincus des délices que comporte la
vie d'employé, comme le montre bien le fait suivant : le recensement
des entreprises de l'année 1925 dénombrait moins d'employés
que le recensement professionnel de la m ê m e année, dans lequel
beaucoup d'ouvriers se classaient eux-mêmes délibérément parmi
les employés. C e qu'ils ne sont pas, leurs rejetons, pour lesquels ils
rêvent d'une rapide ascension, sont supposés le devenir. En tout
cas, au conseiller d'orientation d ' u n syndicat « libre » d'employés,
les ouvriers prennent toujours soin de dire qu'ils souhaitent pour
leurs enfants un travail meilleur, moins pénible et « plus propre »
que celui qu'ils avaient eux-mêmes. Q u a n t aux enfants, ils n'aspi-
rent pas moins à avoir u n air chic et une existence légère. U n b o n
nombre des employés qui sont regroupés dans l'Union centrale
des employés sont d'origine prolétaire. Parfois, le cercle se referme,
et à la suite d ' u n e réduction d'effectifs, ils rejoignent, riches de
quelques expériences supplémentaires, la couche sociale de leurs
géniteurs. Les employés, o n s'en doute, ne tiennent nullement à
94 LES EMPLOYÉS

entamer la foi des ouvriers en leur essence surhumaine. S'il est


évident q u ' u n commis aux écritures se distingue davantage d'un
fondé de pouvoir que d ' u n ouvrier qualifié, il est tout aussi clair
qu'il se considérera c o m m e u n collègue du premier. Dans un
n u m é r o de cette année de la revue du GdA, sous le titre « C e
que nous racontent les questionnaires », on peut lire : « N o m b r e
d'employés, jeunes et moins jeunes, viennent se plaindre régu-
lièrement que dans les entreprises les ouvriers gagnent davantage
q u ' u n employé. [...] » C e qui est évidemment absurde, et o n peut
se féliciter que probablement plus d'un soignent leur amour-propre
offusqué à la manière de cet employé de banque qui me déclare
que pour lui l'appartenance au prolétariat n'est pas seulement une
question de salaire. Dans le m ê m e esprit, beaucoup d'employés
rechignent à fréquenter de plus près leurs camarades ouvriers ;
à l'exception naturellement des techniciens d'industrie, que leur
travail dans l'entreprise conduit souvent à estimer ces derniers.Je
sais par exemple que les employés d ' u n e entreprise r e n o m m é e
ont refusé de laisser les ouvriers de la maison participer à une fête
qu'ils organisaient ; alors que ces derniers n'ont jamais manifesté un
tel ostracisme. Il a fallu l'intervention de l'autorité patriarcale du
chef pour tempérer la folie des grandeurs de ses proches vassaux.
Les jeunes filles, notamment, qui ont pu se caser dans des postes
d'employée, pensent en général qu'elles sont trop bien p o u r des
ouvriers. O u bien c'est leurs parents qui ont pour elles de plus
hautes visées. U n e j e u n e vendeuse m'a parlé de son amitié avec
un excellent ouvrier métallurgiste, qui a dû changer de métier à
l'instigation du père de la j e u n e fille. Celui-ci n'est rien de moins
q u ' u n sergent de ville, et par conséquent il ne tolérerait pas un
ouvrier parmi les siens. L'élu doit à présent se contenter d ' u n
poste subalterne de garçon de recettes — mais en contrepartie il
a été promu au rang de fiancé.

Diviser ceux qui constitueraient en s'alliant u n e menace,


c'est là u n principe éternel des détenteurs du pouvoir. Beaucoup
E N T R E VOISINS 95

d ' e n t r e p r e n e u r s l ' a p p l i q u e n t , et ils séparent plus ou m o i n s


consciemment ceux qui spontanément ne souhaitent déjà pas
être ensemble. O n m'a ainsi rapporté que dans u n e usine de
réputation parfaitement réactionnaire, la direction fait tout ce
qu'elle peut pour empêcher tout contact direct entre employés et
ouvriers. Preuve en est que récemment, un directeur commercial
de cette maison a tancé l ' u n de ses s u b o r d o n n é s (jarce q u e
celui-ci avait parlé avec u n ouvrier dans la cour. Dans u n e autre
grande entreprise industrielle, il s'est instauré entre certains
groupes d'employés et d'ouvriers u n e relation collégiale, scellée
par l'habitude de ce qu'ils appelaient les « pots de départ en
vacances » ; autrement dit, les heureux vacanciers payaient à leurs
collègues et camarades u n e t o u r n é e de bière avant de partir en
congé. A un certain m o m e n t un responsable de département, qui
commandait temporairement les troupes, eut vent du complot et
renvoya sur-le-champ le secrétaire d'atelier responsable. Dans le
jargon des entreprises, o n appelle ce genre de despotes de rang
inférieur des « roitelets ». Le renvoi ne put pas être annulé, mais sur
protestation du comité d'entreprise la personne licenciée obtint
au moins une indemnisation. Les cadres supérieurs sont souvent
d'esprit plus large que la multitude de ceux qui s'efforcent de
gagner leurs faveurs. U n ingénieur diplômé m e raconte q u ' u n
j o u r p e n d a n t u n e grève des ouvriers l ' u n de ses directeurs a
discuté avec deux piquets de grève, au vu de tous. L'événement
a eu en quelque sorte u n e i m p o r t a n c e historique, car depuis
lors les employés ont eux aussi daigné saluer les ouvriers, d o n t
ils avaient ignoré jusqu'à ce j o u r la présence. Le divide et impera
a maintenant ses idéologues plus ou moins explicites. C'est ainsi
que J. W i n s c h u h n'est pas loin de s'en faire l'avocat lorsqu'il
affirme dans son ouvrage de 1923 PraktischeWerkspolitik (Politique
pratique de l'entreprise) : « C'est j u s t e m e n t l'association [...] au
niveau des employés qui p e r m e t de rassembler les fonctionnaires
et de leur [...] procurer ce qu'il leur faut p o u r devenir p e u à
peu u n facteur utilisable de la politique industrielle du travail :
96 LES EMPLOYÉS

esprit de corps, cohésion, défense spontanée contre les influences


délétères [...].» U n écart de langage qu'il faut peut-être attribuer
aux impressions laissées par les années d'après-guerre ; car Fricke
lui-même, qui cite ce passage de façon polémique dans son étude
déjà m e n t i o n n é e Ils en veulent à notre âme !, explique q u ' e n t r e -
temps W i n s c h u h a considérablement modifié ses conceptions
en faveur des syndicats. Le D r Alfred Striemer apporte de l'eau
au moulin de Fricke, bien qu'il ne soit pas de son bord, quand
il récuse lui aussi u n e politique de séparation entre les diverses
catégories de travailleurs. Striemer est a u j o u r d ' h u i le rédacteur
en chef de la Borsig-Zeitung, et son j o u r n a l posait r é c e m m e n t
la question : « Pourquoi y a-t-il des ouvriers et des employés ? »
D e plus naïfs observateurs des idéologies pourraient s'étonner de
rencontrer précisément dans u n tel contexte les réponses qu'il
propose. Il récuse l'opinion selon laquelle « la séparation entre
ouvriers et employés sert surtout les intérêts capitalistes, car elle
facilite la domination sur les travailleurs ». Il rejette en ces termes
les aspirations à se démarquer que nourrissent les employés : « La
constitution d ' u n e c o u c h e d'employés sous sa f o r m e actuelle,
reposant u n i q u e m e n t sur le m o d e de rémunération et de mise à
pied, est totalement injustifiable, parce que, sur la base de critères
artificiels, elle conduit à l'isolement social de millions de gens,
parce que la grande masse des employés ne sont pas des dirigeants
[...]. » Les loups vivraient-ils avec les m o u t o n s ? Le royaume
de Dieu commencerait-il ici-bas ? E n l'invoquant, Striemer le
rejette ; car d ' u n m ê m e souffle, il réclame la paix et il stigmatise
les syndicats qu'il traite presque o u v e r t e m e n t de fauteurs de
trouble. « Les syndicats, en s'efforçant d'intervenir u n i q u e m e n t
sur l'organisme de l'entreprise ou de l'économie, écrit-il dans
u n autre article du m ê m e numéro, agissent c o m m e des "corps
étrangers" qui lèsent plus ou moins gravement les intérêts vitaux

1. J o u r n a l d ' e n t r e p r i s e des usines Borsig, u n e des principales f i r m e s de


l'industrie m é c a n i q u e allemande qui produisait n o t a m m e n t des locomotives.
E N T R E VOISINS 97

des autres parties de l'organisme ! L'attitude particulariste de


chaque groupe doit laisser la place à u n e attitude solidaire qui
tienne compte de l'ensemble, ouvriers et employés de toutes les
catégories face à l'entreprise et à l'économie. » Peut-être n'est-il
pas inutile de m e n t i o n n e r q u e Striemer a été autrefois exclu
des syndicats « libres » p o u r c o m p o r t e m e n t antisyndical. O n est
tenté de se d e m a n d e r ce qui se cache derrière sa revendication
bien-pensante, et si elle ne fait pas trop b o n marché de la réalité.
En tout cas o n s'interroge quand o n voit qu'il rend précisément
la multiplicité des syndicats responsable de l'atomisation des
salariés, plutôt que d'autres puissances économiques et sociales.
E t de la façon d o n t il chante les louanges de la solidarité, il
n'agit pas autrement que ceux qui tentent naïvement de creuser
l ' o p p o s i t i o n entre les salariés en affaiblissant l ' i n f l u e n c e des
syndicats ; simplement, sa conception idéaliste est plus difficile
à percer que le pur calcul qui f o n d e les rapports existants.
Si tant est que les syndicats d'employés défendent u n a n i m e -
m e n t les intérêts matériels des salariés, ils cherchent néanmoins
à apaiser par divers moyens la tension entre les conditions de vie
réelles des employés et leur idéologie. Les idées que les indivi-
dus nourrissent obscurément et avec une grande confusion, les
syndicats d'employés les séparent et ils en font des tendances.
L'avocat le plus radical de l'attitude des classes moyennes est
l ' U n i o n nationale-allemande des Handlungsgehilfen de concert
avec les organisations apparentées. Si sa position idéologique entre
presque constamment en conflit avec les conditions économiques
ainsi qu'avec ses propres agissements sur le plan des négociations
salariales, cela ne la préoccupe pas outre mesure ; car les couches
intermédiaires sont suffisamment réduites à l'état de masse, p o u r
que la satisfaction de leurs instincts leur fasse oublier rapidement
les incohérences. U n de ses permanents m e déclare sans détour
q u e l'organisation accepte l'expression de « n o u v e l l e classe
moyenne » et s'efforce de lui instiller une conscience corporatiste.
Je lui d e m a n d e : « Pourrez-vous l'inculquer également à ceux
98 LES EMPLOYÉS

qui travaillent sur les machines ? — N o u s ne nous occupons


absolument pas de ces gens-là », me dit-il. D e fait, l'organisation
se considère c o m m e une sorte de guilde qui fait u n e sélection
p a r m i les diverses catégories d ' e m p l o y é s dans le b u t de n e
rassembler q u e l'élite. Le reste, p o u r ce p e r m a n e n t syndical,
n'est en u n sens que déchet. La vision bourgeoise du m o n d e
peut difficilement se présenter sous u n aspect plus dur et plus
dépouillé. Les éboueurs chargés de rassembler les déchets, ce
sont principalement les organisations syndicales « libres » ; sans
parler de la Confédération syndicale des employés, qui voudrait
maintenir u n équilibre idéologique entre droite et gauche et
incarne p o u r ainsi dire la classe moyenne de la classe moyenne.
E n h a r m o n i e avec t o u t e leur attitude, les syndicats « libres »
d'employés visent la disparition de tout sentiment corporatiste
traditionnel, qui e m p ê c h e la plupart de ceux qui le défendent
de prendre conscience de leur situation présente et fait obstacle
à leur alliance organisationnelle avec la classe ouvrière. Ainsi,
l ' U n i o n centrale des employés s'efforce d'intensifier, surtout
dans les groupes de jeunes, les relations entre ses membres et le
prolétariat. B e a u c o u p d'adhérents des organisations rassemblées
dans l'Afa-Bund proviennent en effet de milieux prolétariens, et
ils savent déjà, dès la naissance, quelle place ils occupent dans la
société. Q u a n t aux autres, qui ne viennent pas du prolétariat, les
responsables syndicaux expérimentés n'attendent pas grand-chose
de leurs possibilités de recomposition spirituelle. Il apparaîtra
qu'ils ne sont pas les seuls responsables de cet échec.
Asile p o u r s a n s - a b r i

L'ouvrier de base, que tant de petits employés regardent de


si haut, leur est souvent supérieur n o n seulement sur le plan
matériel mais aussi existentiel. Sa vie de prolétaire conscient se
déroule sous l'abri des concepts du marxisme vulgaire, qui lui
disent au moins ce q u ' o n attend de lui. Il est vrai qu'aujourd'hui
cet abri a son toit percé de toutes parts.
La masse des employés se distingue du prolétariat ouvrier
par le fait qu'elle se trouve spirituellement sans abri. Elle ne
peut p o u r le m o m e n t trouver le c h e m i n qui la conduirait chez
les camarades, et la d e m e u r e des concepts et des sentiments
bourgeois, où elle résidait, n'est plus que ruines, car l'évolution
é c o n o m i q u e en a sapé les fondements. Elle n e dispose actuel-
l e m e n t d ' a u c u n e d o c t r i n e vers laquelle se t o u r n e r , d ' a u c u n
but qu'elle puisse interroger. Elle vit d o n c dans la crainte de
se tourner vers quoi que ce soit, et de pousser l'interrogation
jusqu'à ses dernières conséquences.
Cette vie, qui ne mérite ce n o m qu'au sens le plus restreint,
rien ne la caractérise mieux que la façon d o n t lui apparaît ce
qu'elle considère c o m m e la valeur suprême. C e n'est pas u n
contenu, c'est u n éclat. O n ne l'atteint pas par le recueillement,
mais par la distraction. « Si les gens sortent tant, m e dit un employé
de mes connaissances, c'est bien parce que chez eux tout est
misérable et qu'ils ont besoin d ' u n peu d'éclat. » C h e z eux, cela
veut dire le logement, mais aussi le quotidien, esquissé dans les
annonces qui paraissent dans les j o u r n a u x des employés. O n y
100 LES EMPLOYÉS

trouve m e n t i o n n é pêle-mêle : les plumes ; les crayons Kohinoor ;


les hémorroïdes ; la calvitie ; les lits ; les semelles de crêpe ; les
dents blanches ; les produits rajeunissants ; la vente de café entre
particuliers ; les machines à dicter ; la crampe de l'écrivain ; le
tremblement, surtout en présence d'autrui ; les pianos de pre-
mière qualité payables à la semaine, etc., etc. U n e sténotypiste
encline à la réflexion s'exprime en termes identiques à ceux de
l'employé précédent : « Les filles viennent surtout de milieux
modestes, et elles sont attirées par ce qui brille. » Et quant au fait
que les jeunes fille évitent en général les distractions sérieuses,
elle en d o n n e une explication tout à fait étonnante : « Les diver-
tissements sérieux, dit-elle, ne font que vous distraire et vous
d é t o u r n e r du m o n d e alentour, dont o n voudrait profiter. » S'il
faut créditer u n e conversation sérieuse d'effets distrayants, alors
la distraction devient u n e affaire des plus sérieuses.

Il pourrait en être autrement. O t t o Suhr, le responsable de la


politique é c o n o m i q u e de l'Afa-Bund, au vu des résultats d ' u n e
enquête sur le budget des ménages d'employés, analysée dans
son ouvrage Die Lebenshaltung der Angestellten (Le niveau de vie
des employés, Berlin FreierVolksverlag, 1928), en conclut que les
employés dépensent m o i n s p o u r la n o u r r i t u r e q u e l ' o u v r i e r
moyen, mais qu'ils attachent en revanche davantage de prix que
ce dernier à ce q u ' o n appelle les besoins culturels. L'employé,
selon Suhr, dépense plus p o u r la culture que p o u r le logement,
y compris le chauffage et l'éclairage, p o u r les vêtements et p o u r
le linge pris ensemble. Dans les « besoins culturels », outre la
santé, les moyens de transport, les cadeaux, les subsides, etc., il
faut également c o m p t e r le tabac, les restaurants, et les sorties
culturelles et amicales. La société, consciemment, et sans doute
plus encore inconsciemment, veille à ce que cette attente cultu-
relle ne fasse pas réfléchir sur les racines de la culture véritable,
et ne débouche pas sur u n e critique des conditions sur lesquel-
les repose le pouvoir social. Elle ne réprime pas le besoin de
ASILE P O U R SANS-ABRI 101

vivre dans l'éclat et la distraction, elle l'encourage c o m m e elle


peut, partout où elle le peut. C o m m e o n le verra, la société ne
pousse pas sa propre logique jusqu'au point décisif, elle recule
au contraire devant toute décision et préfère voir le charme de
l'existence plutôt qu'affronter sa réalité. Elle est elle aussi portée
sur les diversions. C o m m e c'est elle qui d o n n e le ton, il lui est
d'autant plus facile d'entretenir les employés dans l'idée qu'il
n'y a rien de mieux que de passer sa vie dans la distraction. Elle
se pose c o m m e la valeur suprême, et si la masse des salariés la
prend c o m m e modèle, ils sont presque arrivés là où elle veut les
conduire. D e quel chant des sirènes elle est capable, c'est ce que
montre cet extrait du dépliant publicitaire d ' u n grand magasin
maintes fois cité, qui pourrait figurer dans u n e anthologie des
idéologies classiques. « Il convient encore de m e n t i o n n e r l'in-
fluence qu'exercent l'installation et l ' a m é n a g e m e n t intérieur
des magasins. Beaucoup d'employés proviennent de milieux très
modestes. Leur logement se réduit peut-être à quelques petites
pièces mal éclairées, peut-être leur entourage est-il peu cultivé.
Tandis que dans les magasins l'employé se trouve en général dans
des espaces agréables et baignés de lumière. La fréquentation
d ' u n e clientèle élégante et éduquée est une source constante de
stimulations nouvelles. Les jeunes stagiaires souvent maladroites
et empruntées prennent vite l'habitude des bonnes manières et
d ' u n e conduite convenable, soignent leur façon de parler ainsi
que leur mise. C o m m e elles accomplissent des tâches très diverses,
leurs connaissances s'étendent et leur éducation s'améliore. Et
cela leur facilite l'ascension vers des couches sociales supérieu-
res. » Laissons de côté, sans scrupule, l'éducation de la clientèle
et l'amélioration — restent les espaces agréables et lumineux et
les couches sociales supérieures. L'effet bienfaisant de la lumière
n o n seulement sur la propension à faire des achats mais aussi sur
le personnel pourrait consister tout au plus en ce que ce der-
nier soit suffisamment ébloui p o u r prendre son parti des logis
étroits et mal éclairés. La lumière aveugle plus qu'elle n'éclaire,
102 LES EMPLOYÉS

et peut-être les flots de lumière qui i n o n d e n t maintenant nos


grandes villes servent-ils tout autant à diffuser l'obscurité. Mais
les couches sociales supérieures ne font-elles pas signe ? C o m m e
on a pu le voir, elles font signe de loin, sans se compromettre.
La splendeur prodiguée est certes faite pour attacher les masses
d'employés à la société, mais en ne les élevant que juste ce qu'il
faut p o u r qu'elles se tiennent plus sûrement à la place qui leur
est assignée. O n trouvera donc très instructif le « C o u p d'œil sur
quinze budgets de ménages » publié r é c e m m e n t dans Uhu. En
voici quelques titres : « C o m m e n t les Muller peuvent-ils s'offrir un
voilier ?» ; « C o m m e n t les Schulze peuvent-ils payer 10 marks de
pension pendant leurs vacances d'été ?» ; « C o m m e n t les Wagner
peuvent-ils porter des vêtements aussi coûteux ? ». Eh bien, oui,
ils peuvent. Monsieur Schulze explique que sa bourgeoise s'y
connaît en matière d'argent, et M a d a m e Wagner raconte que son
mari repasse l u i - m ê m e ses pantalons. « C'est c o m m e ça q u ' o n
sauvegarde les apparences », ajoute-t-elle, philosophe. Espérons
que les pantalons n ' e n sortent pas trop lustrés. Dans le numéro de
la Borsig-Zeitung où se trouve l'article du D r Striemer mentionné
au chapitre précédent, un comptable explique pourquoi un fossé
sépare les ouvriers des employés : « Il vient surtout de ce que
chacun veut paraître plus qu'il n'est. » Bien que quelques-uns
des plaisirs économisés soient sans doute réels, la morale dernière
du « C o u p d'œil » d ' U h u est manifestement de persuader ladite
classe m o y e n n e q u e m ê m e avec u n salaire modeste, o n p e u t
avoir encore l'air d'appartenir à la bourgeoisie, et q u ' o n a ainsi
toutes raisons, en tant que classe moyenne, d'être satisfait. Q u e
l'on trouve u n fondé de pouvoir et u n haut fonctionnaire parmi
les personnes interrogées, cela n e p e u t que renforcer la fierté
d'appartenir à la classe moyenne chez la secrétaire de direction
ou le petit fonctionnaire qui y figurent également.

Les rencontres entre les employés et leurs modèles se font


le plus naturellement du m o n d e . Il suffit souvent d ' u n souffle
ASILE P O U R SANS-ABRI 103

fugitif de vie sociale p o u r réveiller les forces assoupies. U n rien


peut les exciter, c o m m e en témoigne l'observation d ' u n employé
de l'industrie. Pour p e u que, dans u n q u e l c o n q u e service de
son établissement quelques employés soient amenés à entrer en
rapport avec la clientèle, la conduite soignée de ces avant-postes
déteindra i m m é d i a t e m e n t sur le reste du personnel. U n e foule
de signes imperceptibles indiquent à tout instant sur quoi les
aspirations doivent se porter. Par exemple, dans la vitrine d ' u n
grand magasin célèbre, des mannequins se pavanent dans des vête-
ments de confection parmi d'élégantes orchidées, et à Lunapark,
u n autodrome procure à de petits salariés le plaisir de se prendre
pour des pilotes de course. Petits effets, grandes causes.
Pour les masses, le subtil langage des signes ne suffit pas. Là
où elles sont concentrées, c o m m e à Berlin, o n installe m ê m e
des asiles spéciaux p o u r les sans-abri. C e sont des asiles au sens
propre du mot, ces établissements gigantesques où, c o m m e l'a
dit u n j o u r u n phraseur dans un quotidien berlinois, « o n peut
sentir pour pas cher le souffle du vaste m o n d e ». Le Haus Vaterland
(Maison de la patrie) surtout destiné aux visiteurs de province,
la Resi (Residenz-Kasino) qui attend elle aussi des clients à revenus
confortables, le Moka-Efti Unternehmen (Maison du café) sur la
Friedrichstrasse — par u n sûr instinct, o n les a destinés, avec
d'autres du m ê m e genre, à satisfaire la soif de distraction et d'éclat
que ressent la population de la métropole. Leur devise implicite :
s'affairer à travailler, puis s'affairer à se divertir. Les diverses
catégories d'employés, soit dit en passant, n e s u c c o m b e n t pas
toutes de la m ê m e façon au charme du divertissement envahis-
sant. U n député très i n f o r m é de la question prétend distinguer
très précisément les techniciens des employés de confection, par
exemple. Les premiers sont, p o u r employer ses propres termes,
plutôt des originaux, u n peu ringards et peu soucieux d'avoir
l'air m o n d a i n ; en revanche, les vendeurs et approvisionneurs
des magasins de confection et des boutiques de luxe ont tendance,
o n l'imagine, à s'offrir les tenues élégantes d o n t tous les j o u r s
104 LES EMPLOYÉS

ils habillent les autres, et d'ailleurs ils passent volontiers les nuits
dehors p o u r être en contact avec la clientèle. « Employés dans
la confection et artistes de cabaret sont très liés », explique le
député. D e fait les uns et les autres ont en c o m m u n d'exercer
leur activité en contact direct avec le public ; tandis q u e les
techniciens, dos tourné au public, façonnent une matière asociale.
Il est donc normal que le millionième visiteur du Haus Vaterland
ait été u n employé d ' u n grand magasin new-yorkais. O n lui a
offert u n e coupe en argent p o u r ses mérites. C'est très r é c e m -
m e n t que les « casernes de plaisir » connaissent un tel succès, et
ce n'est pas dû au hasard. Elles ont pris le relais des innombrables
bistrots de l ' é p o q u e de l'inflation, et o n t fait florès dès q u e
l ' é c o n o m i e s'est stabilisée. P e n d a n t q u e les entreprises sont
rationalisées, ces établissements rationalisent du m ê m e pas le
plaisir des armées d'employés. Q u a n d j e lui d e m a n d e p o u r q u o i
ils traitent les masses c o m m e des masses, u n employé m e répond
amèrement : « Parce que la vie des gens est beaucoup trop ravagée
p o u r qu'ils sachent encore faire quelque chose d ' e u x - m ê m e s . »
Q u ' i l en soit ainsi ou autrement, dans ces établissements la masse
est son propre invité ; parce q u e cela correspond à sa propre
impuissance inavouée, et n o n pas seulement par égard p o u r
l'intérêt é c o n o m i q u e du propriétaire. O n se réchauffe les uns
les autres, on se console ensemble d'être soumis à la quantité.
Cela est plus facile à accepter dans un environnement princier.
Celui-ci est particulièrement imposant au Haus Vaterland, qui
incarne au mieux le modèle grossièrement imité par les grands
cinémas et dans les établissements des basses couches moyennes.
Il c o m p o r t e en son centre u n e sorte d ' i m m e n s e hall d'hôtel
d o n t les clients de l'hôtel Adlon 1 n'auraient pas honte de fouler
les tapis. C'est le style de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité)
en exagéré, car p o u r nos masses, il faut ce qu'il y a de plus

1. U n des hôtels les plus l u x u e u x de Berlin, situé sur U n t e r d e n L i n d e n ,


lieu de r e n c o n t r e du m o n d e p o l i t i q u e et j o u r n a l i s t i q u e .
ASILE P O U R SANS-ABRI 105

m o d e r n e . Le mystère de la Neue Sachlichkeit ne pouvait nulle


part se révéler de façon plus frappante. Car derrière la p s e u d o -
sévérité de l'architecture des halls, o n voit grimacer Grinzing 2 .
U n pas plus bas, et l'on est plongé dans la sentimentalité la plus
débordante. Mais c'est bien là le propre de la Neue Sachlichkeit
en général, de n'être q u ' u n e façade qui ne cache rien, de ne pas
surgir des profondeurs, d'en offrir seulement le simulacre. C o m m e
le refus de la vieillesse, elle naît de l'effroi devant la confrontation
avec la mort. La salle où l'on déguste le vin nouveau nous offre
u n e perspective splendide de la Vienne n o c t u r n e . La cathédrale
S a i n t - E t i e n n e se d é t a c h e f a i b l e m e n t sur le ciel étoilé et u n
tramway illuminé glisse sur le p o n t du Danube. Dans d'autres
salles, qui évoquent de près la Neue Sachlichkeit, le R h i n coule,
la C o r n e d ' O r resplendit, la belle Espagne s'étend dans le Sud
lointain. Inutile d'aller plus loin dans la description des curiosités,
d'autant plus qu'il n'y a rien à ajouter, ni à retrancher, aux ini-
mitables prospectus du Haus VaterlandVoici par exemple ce qu'il
y est dit de la taverne Lowenbràu : « Paysage bavarois ; le Zugspitze
avec l'Eibsee ; coucher de soleil sur les Alpes ; entrée et danse
d e couples de paysans bavarois » ou b i e n d u bar Far West :
« .Paysage de la Prairie près des Grands Lacs ; Arizona ; ranch ;
danses ; chants et danses de cow-boys ; jazz band des cow-boys
nègres ; pistes de danse souples. » U n e patrie qui s'étend à la
terre entière. Si les panoramas du xix e siècle reviennent autant
à la m o d e dans toutes ces salles, ce n'est pas sans rapport avec la
m o n o t o n i e qui règne sur les lieux de travail. Plus elle pèse sur
la j o u r n é e de travail, plus les soirées libres doivent s'en éloigner
— p o u r v u que l'attention soit détournée de ce qui fait les dessous
du procès de production. Le contrepoids exact de la machine
de bureau, c'est le m o n d e splendide et bigarré. N o n pas le m o n d e

2. G r i n z i n g : f a u b o u r g d e V i e n n e , r é p u t é p o u r ses bistrots o ù l ' o n g o û t e


en m u s i q u e le vin n o u v e a u . K r a c a u e r j o u e ici avec la c o n s o n a n c e des m o t s
G r i n z i n g etgrinzen (grimacer).
106 LES EMPLOYÉS

tel qu'il est, mais tel qu'il apparaît dans les tubes à la mode. U n
m o n d e qui a été j u s q u e dans les derniers recoins passé à l'aspi-
rateur et lavé de la poussière du quotidien. La géographie qui
se dessine dans les asiles pour sans-abri est née de ces tubes. Bien
q u ' o n n'y trouve q u ' u n e connaissance approximative des lieux,
les panoramas qu'ils offrent sont en général des reproductions
fidèles ; pédanterie qui a des raisons d'être, car à l'époque des
voyages les congés réglementaires p e r m e t t e n t u n contrôle de
visu de la plupart des paysages. Les frises y représentent moins
de vraies contrées lointaines que des scènes imaginaires de contes
de fées, où les illusions deviennent des personnages en chair et
os. Le séjour dans ces murs où le m o n d e entier est évoqué peut
être vu c o m m e u n voyage organisé au paradis p o u r employés.
C ' e s t e x a c t e m e n t à cela q u e c o r r e s p o n d l ' a m é n a g e m e n t du
Moka-Efti-Lokal, où les espaces démesurés le cèdent à peine à
ceux du Haus Vaterland. U n escalier mécanique, qui, semble-t-il,
a entre autres fonctions celle de symboliser la facilité d'accès
aux classes supérieures, conduit directement une foule constam-
ment renouvelée de la rue vers un Orient signifié par des colonnes
et des grilles de harem. D'ailleurs, ce palais de fantaisie a lui aussi
quelque chose d ' u n e chimère, si l'on en j u g e par la solidité très
relative de sa construction ; au lieu de reposer solidement sur le
capital, il s'élève sur du crédit anglais à court terme. Là-haut, o n
n'est pas assis, o n voyage. « Il est dangereux de se pencher a u -
dehors », est-il écrit sur la vitre de la fenêtre du train, d ' o ù l'on
a vue sur des paysages de carte postale u n i f o r m é m e n t ensoleillés.
En réalité ce sont des revêtements muraux, et le couloir parfai-
t e m e n t imité d ' u n e voiture sleeping internationale n'est rien
d'autre q u ' u n étroit et long corridor, qui relie entre elles d e u x
salles de style m a h o m é t a n . Les flots de lumière vantés dans le
dépliant publicitaire du grand magasin contribuent à parfaire
l'ensemble. Au Resi, ils i n o n d e n t la salle de couleurs chatoyantes
et recouvrent le Heidelberger Schloss local d'une magnifique palette
d o n t le soleil couchant serait bien incapable. Ils font tellement
ASILE P O U R SANS-ABRI 107

partie des traits distinctifs de ces établissements que pour u n peu,


o n penserait que dans la j o u r n é e il n'y a rien du tout. Soir après
soir, ils réapparaissent c o m m e neufs. Mais le vrai pouvoir de la
lumière, c'est sa présence. Elle dépouille la masse de sa chair
habituelle, elle la revêt d ' u n costume qui la transforme. Par sa
mystérieuse puissance, l'éclat se fait contenu, la distraction ivresse.
Mais dès que le garçon a éteint les feux, c'est la j o u r n é e de huit
heures qui se rallume.

Toutes les manifestations qui concernent les masses d'employés


n o n syndiqués, sans oublier les mouvements de ces masses elles-
mêmes, sont aujourd'hui de nature ambiguë. Elles c o m p o r t e n t
u n e signification secondaire qui souvent les éloigne de leur
d é t e r m i n a t i o n p r e m i è r e . Sous la pression de l ' o r d r e social
d o m i n a n t , elles se changent en asiles p o u r sans-abri, au sens
métaphorique. O u t r e leur objectif propre, elles en poursuivent
u n autre, qui est d'attacher les employés à la place que la classe
dominante leur assigne, et de les détourner des questions critiques,
auxquelles ils sont déjà peu portés d'ailleurs. S'agissant de la
p r o d u c t i o n c i n é m a t o g r a p h i q u e c o n t e m p o r a i n e , j'ai m o n t r é ,
dans deux essais publiés dans la Frankfurter Zeitung, « Les petites
vendeuses vont au cinéma » et « Le film actuel et son public »3,
que presque tous les produits de l'industrie cinématographique
servent à justifier l'ordre établi, car ils en dissimulent à la fois les
monstruosités et les fondements ; ils étourdissent la masse avec le
brillant artificiel des pseudo-hauteurs sociales. Les hypnotiseurs
e n d o r m e n t leurs m é d i u m s à l'aide d ' o b j e t s scintillants. Les
j o u r n a u x illustrés et la plupart des magazines en font tout autant.
A les examiner de près, on verrait sans d o u t e q u e les images
qui reviennent constamment dans leurs pages agissent c o m m e
des formules magiques p o u r précipiter définitivement dans u n

3. C f . S. K r a c a u e r , L'Ornement de la masse, Paris, La D é c o u v e r t e , 2 0 0 8 ,


r e s p e c t i v e m e n t p. 2 5 5 - 2 6 8 et sous le titre « C i n é m a 1928 », p. 2 6 9 - 2 8 5 .
108 LES EMPLOYÉS

abîme d'oubli toute image liée à certains contenus — les contenus


auxquels la construction sociale de notre existence refuse toute
place, mais qui en restent le cadre. Le défilement des images,
c'est la fuite devant la révolution et devant la m o r t .
Si la magie des images assaille les masses de l'extérieur, alors le
sport, et toute la culture du corps, qui a entraîné aussi l'habitude
des départs en w e e k - e n d , est p o u r elles u n e f o r m e majeure de
leur existence. Indubitablement, l'entraînement systématique du
corps a p o u r fonction de fournir le contrepoids vital nécessaire
aux exigences croissantes de l ' é c o n o m i e m o d e r n e . Mais il s'agit
de savoir si l'industrie du sport ne concerne que cet entraîne-
m e n t sans doute indispensable. D e savoir si le sport n ' o c c u p e
pas finalement u n e place aussi éminente dans la hiérarchie des
valeurs collectives parce qu'il offre aux masses la possibilité de
distraction qu'elles souhaitent et qu'elles exploitent à fond. D e
distraction au sens plein du terme, et aussi de gloire. Car b e a u -
c o u p de gens qui resteraient autrement des soldats anonymes
dans l ' a r m é e des employés p e u v e n t atteindre la célébrité en
tant que sportifs de haut niveau. C e sont les masses qui se ruent
sur les terrains de sport. Si n o m b r e de grandes entreprises ne
pensaient pas devoir créer leurs propres associations sportives,
la société aurait à peine besoin d'aiguillonner l ' a m o u r du sport
p o u r se maintenir. U n patron intelligent se plaint devant moi
q u e le sport m o n o p o l i s e t o u t l'intérêt des j e u n e s gens. « Ils
disent q u ' o n ne vit q u ' u n e fois, quand j e leur parle du travail »,
ajoute-t-il. Mais la vie naturelle q u ' o n ne vit q u ' u n e seule fois
ne peut avoir tant d'attrait que si elle fuit la connaissance, que
si elle bannit la conscience des conditions dans lesquelles elle se
trouve. A brûler la vie par les deux bouts, elle s'éparpille en mille
morceaux, et l'on vit peu, si l'on n e vit q u ' u n e fois. L'essai de
Lederer déjà cité, « La recomposition du prolétariat », se t r o m p e
certainement sur ce point. « La généralisation du sport, écrit-il,
d o n n e aux gens de l'assurance, il dissout les complexes ou bien
il les e m p ê c h e de se nouer, et il constitue u n degré préalable
ASILE P O U R SANS-ABRI 109

d'organisation des masses où l'individu s'intègre activement, se


voit assigner un rôle qu'il remplit, et où une volonté c o m m u n e
et spontanée unit tout le m o n d e [...]. P e u t - o n accepter que des
gens qui connaissent le m o n d e où ils vivent puissent le maîtriser
de m i e u x en mieux, et ne pas voir que les m ê m e s personnes,
sur le plan de la vie pratique, continueront à subir leur destin
sans essayer de le modifier ? » Il faut en gros l'accepter, et tout
c o m p t e fait c'est plutôt le contraire qui est vrai. La diffusion
du sport ne résout pas les complexes, elle est entre autres c h o -
ses un p h é n o m è n e majeur de refoulement ; elle n'exige pas la
transformation des rapports sociaux, elle est en fin de c o m p t e
u n facteur important de dépolitisation. C e qui n ' e m p ê c h e pas
que dans la place excessive du sport s'exprime aussi l'aspiration
révolutionnaire des masses à u n droit naturel qui se dresserait
contre les ravages de la civilisation. Si les sports nautiques sont
si populaires à Berlin, ce n'est pas seulement parce qu'il y a des
lacs partout. Des milliers de j e u n e s employés rêvent de faire du
canot, et les Millier mentionnés dans le « C o u p d'oeil » d'Uhu
ont pour leur voilier renoncé à tous les autres plaisirs. « Le bateau
est tout p o u r nous, c'est m ê m e nos vacances d'été. » Le corps nu
devient le symbole de l'individu libéré des conditions sociales
régnantes, et l'eau est investie du pouvoir mythique de laver la
saleté du lieu de travail. N o s piscines sont surpeuplées, sous la
pression hydraulique du système économique. Alors qu'en réalité
l'eau ne lave que les corps.
A Lunapark fonctionne parfois le soir une fontaine illuminée
de feux de Bengale. Des cônes de lumière sans cesse changeante
s'élancent rouges, jaunes et verts dans la nuit. Q u a n d la splen-
deur s'éteint, on s'aperçoit qu'elle sortait des minables structures
cartilagineuses d ' u n e poignée de tuyaux. La fontaine lumineuse
ressemble à la vie de beaucoup d'employés. Elle compense sa
misère dans la distraction, elle s'offre aux feux de Bengale et
s'évanouit ensuite, insoucieuse de ce qui l'a fait naître, dans le
vide de la nuit.
Vu d'en haut

« Parmi les qualités qui malheureusement font encore défaut


aux entrepreneurs aujourd'hui », déclare le directeur Karl Lange
au cours d ' u n e de ses récentes conférences, « La démocratie
économique, organisation de la liberté économique ? » (n° 12
de la revue Maschinenbau, 20 j u i n 1929), « il faut compter la
conscience de soi — j'entends par là n o n pas la fierté personnelle
propre à u n individu, mais bien la conscience que peut avoir
d'elle-même la classe des entrepreneurs en tant que telle. » Cette
conscience que Lange appelle de ses vœux, il la définit c o m m e
« une conscience de soi fondée sur une conception du m o n d e ».
« Sans une référence fondamentale à une conception du monde,
pense-t-il, aucun groupe ne peut s'imposer aujourd'hui dans le
cadre de la compétition publique. » Si l'on adopte la t e r m i n o -
logie de Lange, on ajoutera que l'absence d ' u n tel fondement
affecte n o n seulement la position des entrepreneurs, mais aussi
celle des employés. Car la vie que mènent les salariés réclame
une justification convenable des contraintes qui pèsent sur eux,
et sera d'autant plus absurde que la classe dominante la privera
des concepts adéquats. Le silence des hauteurs est source de
confusion dans les régions inférieures.
Les arguments ne manquent pas p o u r justifier le régime de
la libre entreprise. Les entrepreneurs, quant à eux, contestent
qu'il conduise encore aujourd'hui au gaspillage anarchique des
forces économiques ; on démontre, exemples et contre-exemples
à l'appui, qu'il stimule la productivité comme nul autre système ;
112 LES EMPLOYÉS

on lui attribue le pouvoir exclusif d'améliorer à long terme la


c o n d i t i o n des travailleurs. Il n e s'agit pas ici d ' e x a m i n e r ces
arguments certes très forts, la question est plutôt de savoir s'ils
apportent le fondement théorique que Lange j u g e indispensable.
La prémisse incontournable de la libre entreprise, c'est l'entre-
preneur indépendant ; c'est p o u r q u o i la défense de son pouvoir
souverain est le point central du débat. « Il est hors de doute,
dit Lange, que l ' é c o n o m i e capitaliste doit ses immenses succès
économiques et le r y t h m e i m p é t u e u x de son développement
à la libre concurrence, à la compétition entre u n e multiplicité
d ' e n t r e p r e n e u r s indépendants, d o n t l'existence é c o n o m i q u e
dépend de la réussite ou de l'échec de leur affaire. » Quelles sont
les motivations qui conduisent l'entrepreneur ? Pour l'opinion
courante, c'est moins l'intérêt de la collectivité que le résultat
de ses entreprises. Il doit avant tout posséder les qualités qui lui
p e r m e t t e n t de l'emporter dans la compétition, victoire qui est
supposée apporter a u t o m a t i q u e m e n t le progrès matériel des
masses (et selon une conviction implicite,leur progrès spirituel).
O n c o m p r e n d dès lors q u e la recherche du profit soit affectée
d ' u n signe positif. C o m m e on l'admet depuis la nuit des temps,
en poursuivant des objectifs égoïstes elle profite à la collectivité.
Parmi les qualités décisives de l'entrepreneur, il faut citer en
outre l'esprit d'initiative et le sens des responsabilités ; auxquels
on ajoutera peut-être la satisfaction éprouvée dans le fait de se
construire s o i - m ê m e et dans le pouvoir économique.
Le maintien du système actuel, considéré c o m m e le meilleur,
repose donc sur certaines qualités naturelles de la couche d o m i -
nante ; mais pas sur une volonté expresse qu'elle aurait de satisfaire
les exigences des masses. D ' o ù l'un des reproches les plus couram-
ment adressés à l'économie planifiée, telle qu'elle est caractérisée
dans l'ouvrage Wirtschaftsdemokratie (Démocratie économique) dirigé
par Fritz Naphtali : la planification détrônerait l'entrepreneur
et s'efforcerait d'organiser ce que seule la libre c o n c u r r e n c e
p e u t réaliser. O n tente de d é m o n t r e r que les groupes actuels,
VU D'EN HAUT 113

dans la mesure où ils ne sont pas des cartels monopolistiques, se


b o r n e n t à réglementer la liberté économique, et qu'ainsi n o n
seulement ils ne sont pas u n pas vers l ' é c o n o m i e planifiée, mais
qu'ils représentent au contraire u n stade de d é v e l o p p e m e n t
du capitalisme vivant. La bureaucratisation associée à l ' é c o n o -
mie planifiée est surtout considérée c o m m e responsable d ' u n e
paralysie inévitable de la productivité é c o n o m i q u e . E n fait, il
est exact que les consortiums existants doivent déjà se défendre
contre le risque de la bureaucratisation, et le président du comité
d'entreprise d ' u n grand établissement n'hésite pas à m e dire
que l'excès d'organisation a transformé le personnel employé
en u n e unique masse inerte. C e qui ne signifie pas que de telles
déformations soient dans tous les cas inévitables. Des dispositions
organisationnelles qui entraînent dans le contexte présent u n e
paralysie bureaucratique n ' é t o u f f e r o n t pas nécessairement les
énergies dans u n m o n d e qui sera soumis à d'autres lois.
Tous les arguments avancés en faveur du système économique
en place reposent sur la croyance en une h a r m o n i e préétablie.
A les en croire, la libre concurrence produirait, d'elle-même, u n
ordre des choses que l'intelligence est bien incapable d'imaginer ;
la recherche du profit, l'initiative, le sens des responsabilités des
entrepreneurs assurent spontanément la prospérité des masses
bien m i e u x que la volonté expresse de parvenir à ce résultat.
Or, o n peut bien essayer de tirer de l'expérience les vertus éco-
nomiques du système existant, essayer de d é m o n t r e r en détail
que la recherche du profit par l'entrepreneur c o m b i n é e avec
la c o n c u r r e n c e garantit un produit social optimal - ces argu-
ments ne suffisent pas p o u r donner u n f o n d e m e n t théorique à
l'harmonie préétablie souhaitée entre les qualités naturelles de
l'entrepreneur et u n ordre réellement légitime. Pourtant, u n tel
fondement est d'autant plus indispensable que cette harmonie est
brandie contre les convictions socialistes. La lacune qui apparaît
ici n o n seulement reste béante, mais o n se refuse expressément
à la combler. « C'est exactement ce que disait à l'occasion un
114 LES EMPLOYÉS

économiste f a m e u x (Bôhm-Bawerk) », remarque A d o l f W e b e r


dans son livre Ende des Kapitalismus ? (Fin du capitalisme ?, Munich,
M a x Hueber) : « Dans la vie é c o n o m i q u e les actions ont plus de
portée q u e les idées de ceux qui agissent, la raison é c o n o m i q u e
se sert en quelque sorte des impulsions et des désirs humains,
voire des faiblesses humaines, p o u r répondre aux impératifs de
l'économie. » Mais c'est précisément p o u r cela qu'il est tout à
fait inacceptable de se rassurer en invoquant u n e raison siégeant
au-dessus de la tête des gens, et d o n t la ruse surpasse manifeste-
m e n t celle de la raison hégélienne. Certes l'instinct et l'intuition
saisissent ce que la conscience appréhende plus tardivement ; mais
cela n'implique nullement q u e l'organisation du système é c o n o -
m i q u e doive refuser a priori u n e justification par la conscience,
et moins encore, q u e certaines faiblesses humaines soient spé-
cialement appelées à réaliser ladite organisation c o m m e dans u n
état de somnambulisme. R e f u s e r d'expliquer u n accord aussi
merveilleusement h a r m o n i e u x , ce n'est pas u n e interprétation
théorique, c'est u n s y m p t ô m e de refoulement. U n tel refus se
comprendrait à la rigueur s'il s'agissait de m o n t r e r la tragique
divergence entre les désirs et le bien-être des h o m m e s , et si par
u n profond pessimisme o n renonçait à combler cet abîme. Mais
ce qui est en question, c'est cette h a r m o n i e séculière préétablie
dont la doctrine puritaniste de la prédestination a autrefois fourni
u n e justification sombre et grandiose. Le laissezfaire, laissez aller*1
pouvait encore fournir un d é c o r u m t h é o r i q u e à la personnalité
de l'entrepreneur ; cependant, m ê m e la confiance dans l'indivi-
dualisme traditionnel a entre-temps disparu. « Face aux partisans
d ' u n e socialisation é c o n o m i q u e planifiée, reconnaît au moins
Lange dans la c o n f é r e n c e m e n t i o n n é e , il est indiscutable q u e
dans l'état de choses actuel, u n retour intégral à u n libéralisme
p u r e m e n t atomiste et individualiste n'est plus imaginable. »

1. Les m o t s en italiques suivis d ' u n astérisque s o n t e n français dans le


texte (N.d.T.).
VU D'EN HAUT 115

C e t t e c o n f i a n c e a été i n c o n t e s t a b l e m e n t ébranlée par la


force qu'a conservée le socialisme, qui a de la sorte r e m p o r t é
une victoire dans le camp adverse lui-même. Les entrepreneurs
sont en t o u t cas t e l l e m e n t p é n é t r é s des objectifs socialistes
qu'ils s'empressent de les greffer sur les leurs. N o n c o n t e n t
d'attribuer aux entrepreneurs la capacité d'apporter un bien-être
collectif par le j e u d'intentions nullement dirigées vers ce but,
o n voudrait en outre que, dans leur m o u v e m e n t inconscient,
ils soient les porteurs de la juste perspective sociale. N o n que
ces explications ne soient faites en toute b o n n e foi ; mais elles
n e se déduisent pas de la logique capitaliste. C a r si la recherche
du profit ou la satisfaction que procure le pouvoir é c o n o m i q u e
sont des garants de l'ordre, alors u n e préoccupation sociale est
une sorte de p r i m e suspendue t h é o r i q u e m e n t dans le vide, aussi
conciliantes q u ' e n puissent être les intentions. O n ne p e u t pas
la réclamer au n o m des prémisses capitalistes, elle est plutôt u n e
concession faite aux travailleurs. Qu'elle n'ait rien d'obligatoire,
o n s'en convaincra en constatant qu'elle est souvent oubliée dans
la compétition avec les pulsions capitalistes plus primitives. C e
qui correspond beaucoup mieux à ces désirs que des sentiments
humanitaires rajoutés, c'est plutôt la théorie répandue qui fait
de l ' e n t r e p r i s e c o m m e telle u n b u t e n soi. Sa glorification
est effectivement la seule possibilité de soustraire le p o u v o i r
souverain de l'entrepreneur à la sphère subjective de l'appétit
d e p o u v o i r , et d e le f o n d e r sur u n facteur objectif. Avec la
doctrine de la suprématie de l'entreprise, l'entrepreneur t o m b e
apparemment sous la dépendance d ' u n e puissance supérieure ; il
devient le serviteur de son œ u v r e tout c o m m e le roi de Prusse
est le serviteur de l'État ; dans son ouvrage Problème des lebenden
Aktienrechts (Problèmes courants du droit des sociétés), Oskar Netter,
faisant écho à Rathenau, défend l'idée que « l'entreprise en soi » a
été instaurée en principe comme règle de droit valide ; affirmation
qui, bien que m a n q u a n t de la reconnaissance générale, n ' e n est
pas moins instructive. Mais qu'est-ce d o n c q u e « l'entreprise
116 LES EMPLOYÉS

en soi » ? Est-ce réellement cette entité suprême dans laquelle


m ê m e la volonté individuelle de l'entrepreneur s'absorbe ? S'il
en était ainsi, alors l'entreprise ne devrait pas être révérée c o m m e
« entreprise en soi », elle devrait contenir une détermination qui
en précise la signification. Les entreprises humaines peuvent être
bonnes ou mauvaises, abriter une préoccupation sociale ou bien
l'exclure. L'entreprise en soi est u n concept sans contenu, d o n t
le vide m ê m e prouve qu'il ne fait que refléter la souveraineté
de l ' e n t r e p r e n e u r dans la sphère objective, b i e n loin q u ' i l
s u b o r d o n n e cette souveraineté à quelque chose de supérieur.
M ê m e si l'on remplace l'entrepreneur par l'entreprise, la croyance
en l ' h a r m o n i e entre celle-ci et le système social envisagé est
d é p o u r v u e de tout f o n d e m e n t . La c o m m u n a u t é d'entreprise est
censée figurer l'accord entre l'entreprise et la communauté. Mais
en elle, c o m m e o n l'a m o n t r é , l'entreprise n'est pas au service
de l'idéal communautaire, c'est plutôt la c o m m u n a u t é qui sert
l'accumulation de pouvoir d ' u n e entreprise n o n définie. Q u e la
c o m m u n a u t é d'entreprise ne c o m p o r t e pas réellement la prise
en c o m p t e des véritables rapports humains, Hans Bechly, de
l ' U n i o n nationale-allemande des Handlungsgehilfen, le souligne
à très juste titre dans sa conférence « La question du chef dans la
nouvelle Allemagne » ; m ê m e si la critique qu'il f o r m u l e repose,
c o m m e o n pouvait s'y attendre, sur le concept intrinsèquement
p r o b l é m a t i q u e d e c o m m u n a u t é n a t i o n a l e o r g a n i q u e . « La
c o m m u n a u t é d'entreprise, déclare Bechly, doit devenir la base
nouvelle de tout développement organique dans le peuple et
dans l'Etat. Mais l'entreprise est entre-temps devenue la cellule
primitive de toute pensée matérialiste, de sorte que, m ê m e si
la classe des entrepreneurs possédait encore des capacités de
pédagogie nationale ainsi que la force morale nécessaire p o u r
diriger les citoyens de la nation, aucun citoyen authentiquement
r e c o n n u c o m m e jouissant v é r i t a b l e m e n t de droits égaux n e
peut être é d u q u é par u n e c o m m u n a u t é d'entreprise de cette
nature. O n a certes établi diverses institutions de bienfaisance.
VU D'EN HAUT 117

Mais le but final, ce n'est pas la c o n d u i t e des h o m m e s , c'est


leur gestion. »
Les employeurs d é p l o r e n t souvent la m é f i a n c e q u e leurs
bonnes intentions inspirent aux ouvriers et aux employés. Cette
suspicion des masses n e devrait pas les é t o n n e r outre mesure.
Elle n'est nullement le seul fait d'influences politiques ou syn-
dicales, elle a sa source plus p r o f o n d e dans le s e n t i m e n t des
salariés que la conduite des h o m m e s n'est effectivement pas le
but ultime de la c o u c h e dominante. Et en effet les arguments
des entrepreneurs perdent j u s t e m e n t de leur force du fait qu'ils
laissent au fonctionnement automatique de la libre concurrence
le soin d'instaurer un ordre proprement humain. C e n'est donc
pas l'humain qui est visé, il ne peut tout au plus advenir qu'à
titre d'effet secondaire ; il peut d o n c ne pas advenir du tout, car
il faut s'adresser à lui p o u r qu'il soit en mesure d'apporter u n e
réponse. C'est là le reproche spécifique adressé au régime éco-
n o m i q u e actuel : qu'il ne fonctionne pas dans l'intérêt des masses
qu'il fait travailler, mais que tout au plus il les administre. Dans
u n n u m é r o récent de la Bonig-Zeitung, u n infirmier exprime à
sa façon ce que les classes inférieures attendent des dirigeants :
« Des gens d ' e n haut, nous attendons la justice, nous attendons
qu'ils nous offrent le b o n exemple, u n exemple lumineux, u n
soutien moral, auquel nous puissions nous tenir. » Les hauteurs
restent enveloppées d'obscurité, aucune lumière n e t o m b e des
sommets.
La responsabilité en est difficile à attribuer, et en t o u t cas
elle ne revient q u ' e n partie seulement aux entrepreneurs. Dans
l ' é p o q u e de l'après-guerre, ils n ' o n t pas dû seulement se sortir
d'affaire dans des conditions sociales et économiques différentes ;
il leur a été aussi d e m a n d é de combler le vide q u e la p r é c é -
dente classe supérieure avait laissé derrière elle en disparaissant.
Diriger, et n o n pas seulement gérer, voilà la tâche qu'ils o n t
dû assumer du j o u r au lendemain. Ils essaient de la remplir en
transformant l'ancienne f o r m e de domination en un despotisme
118 LES EMPLOYÉS

éclairé, qui fait des concessions aux contre-courants socialistes ;


mais cette solution pose des problèmes dont témoigne l'absence
de conscience de soi d é p l o r é e par Lange. D a n s certains cas
ces concessions ont été péniblement obtenues, c o m m e m e le
c o n f i r m e le j e u n e chef du personnel d ' u n e grande entreprise,
un h o m m e h o n n ê t e qui m ' a confié que ses co-directeurs plus
âgés, t o u t en lui laissant les coudées franches sous la pression
des circonstances, sont p o u r leur propre c o m p t e incapables de
se défaire de l'attitude du « charbonnier maître chez soi ». Mais
tous les compromis démontrent seulement que les entrepreneurs
s'adaptent aux circonstances présentes au n o m de l'économie
souveraine — sans les justifier pour autant. O n a donc au pouvoir
une couche sociale qui n'est pas en état de donner un fondement
théorique à sa position ni dans le sens de l'intérêt du pouvoir, ni
à l'encontre de cet intérêt. Mais dès lors q u ' e l l e - m ê m e refuse de
se confronter à ce qui fonde son propre être, à plus forte raison
laissera-t-on dans l'ombre la vie quotidienne des employés.

D e p u i s q u e l q u e t e m p s s'est c o n s t i t u é e e n Allemagne, et
surtout à Berlin, u n e j e u n e intelligentsia radicale qui s'élève
avec vigueur et d ' u n e m ê m e voix contre le capitalisme, dans les
revues et les livres. A première vue elle se présente c o m m e u n
adversaire résolu de tous les pouvoirs qui ne luttent pas direc-
t e m e n t p o u r u n ordre h u m a i n raisonnable, c o m m e elle le fait
elle-même. O r m ê m e si sa contestation est sincère et souvent
efficace, elle se la rend par trop facile. C a r elle ne s'enflamme
généralement que p o u r les cas extrêmes : la guerre, les dénis de
justice les plus criants, les émeutes de mai 2 , etc. - sans mesurer
l'horreur discrète de la vie normale. C e n'est pas l'organisation
de cette vie m ê m e , mais u n i q u e m e n t q u e l q u e s - u n e s de ses
émanations les plus visibles qui la conduit au geste de la révolte.

2. Allusion à la répression d e la manifestation interdite d u 1 " mai 1 9 2 9 à


Berlin q u i fit 3 2 m o r t s .
VU D'EN HAUT 119

Elle ne s'attaque d o n c pas au c œ u r des conditions données, elle


s'en tient aux s y m p t ô m e s ; elle critique les d é f o r m a t i o n s les
plus visibles, et elle néglige la série de petits événements d o n t
se compose notre vie sociale normale, et d o n t ces déformations
doivent être comprises c o m m e le produit. Le radicalisme de ces
radicaux aurait davantage de poids s'il allait vraiment au fond
de la réalité, au lieu d'émettre leurs instructions du haut de leur
position privilégiée. C o m m e n t la vie quotidienne pourrait-elle
changer u n j o u r si ceux-là mêmes qui avaient vocation à la faire
bouger ne lui accordent pas d'attention ?
Mesdames et Messieurs,
chères et chers collègues

« Puisque le travail ne procure plus aujourd'hui aucun plaisir,


me dit le dirigeant d ' u n syndicat "libre" d'employés, il faut pro-
poser aux gens des apports extérieurs. » C'est aussi la conclusion
à laquelle arrive l'article déjà cité «Vers la joie au travail » de la
revue du GdA (n° 9, 1929), où l'on peut lire : « Cependant les
possibilités de donner au travail une signification spirituelle et de
rendre l'activité des travailleurs plus intéressante, de façon qu'ils
y trouvent une satisfaction personnelle, restent limitées. Il faut
donc rechercher les moyens de remédier à la misère spirituelle
de la masse des salariés. » Ces remèdes, ce sont par exemple
l'art, la science, la radio et bien entendu le sport. Cependant, à
considérer l'idée que la misère engendrée par l'activité profes-
sionnelle serait moins profonde si l'on proposait aux employés
d'occuper leur temps libre avec des contenus riches en valeur, on
voit qu'elle n'est nullement sans inconvénients. Cela reviendrait
à disposer, c o m m e autour d ' u n troupeau contaminé, un cordon
sanitaire autour du travail mécanisé. O r celui-ci ne se laisse pas
circonscrire c o m m e u n e épidémie, son influence s'exerce sur
les hommes jusque dans les moments qu'ils consacrent à autre
chose, et occuperait-il cinq heures seulement au lieu de huit, cela
n'en ferait nullement une fonction détachable qu'il suffirait de
mettre entre parenthèses. Pour en réduire les effets pernicieux,
il faudrait que la conscience, au lieu de se détourner du travail
mécanisé, le prenne en compte. Lorsque les syndicats préconisent
122 LES EMPLOYÉS

d ' u n côté une organisation rationnelle de l'économie où l'activité


des individus aurait une signification qu'ils puissent comprendre,
il n'est pas très logique qu'ils veuillent, d ' u n autre côté, proposer
à la conscience des objets qui n e changent en rien leur rapport
au travail mécanisé. En outre, les contenus qui leur sont ainsi
transmis seront e u x - m ê m e s dépouillés de leur sens propre par
l'intention qui les accompagne. Ils s'évaporent dès lors q u ' o n
les considère c o m m e des possessions définitives, et que l'on s'en
sert p o u r combler les gens et les élever au-dessus de leur vie
quotidienne. C e sont des choses qui doivent s'emparer de vous
et qui éventuellement peuvent ensuite vous porter plus avant.
L'opinion selon laquelle les inconvénients de la mécanisation
peuvent être compensés par des contenus intellectuels adminis-
trés c o m m e des médicaments n e fait elle-même q u ' e x p r i m e r
la réification dont elle voudrait combattre les effets. Elle repose
sur l'idée que le sens de ces contenus est une d o n n é e toute faite
livrable à domicile c o m m e u n e marchandise.
Il est d'ailleurs caractéristique de cette conception qu'elle
désigne ces contenus par la formule éloquente de « biens cultu-
rels ». (« Il est hors de d o u t e », est-il dit dans u n article de la
revue Der Behôrden-AngesteUte (L'Employé d'administration), « que
le principe de liberté représente une idée majeure, qui fait partie
des biens culturels les plus précieux de l'humanité. ») Autant les
organisations « libres » d'employés et le G d A — o n laissera ici de
côté l ' U n i o n nationale-allemande des Handlungshilfen en raison
de son idéologie conservatrice et corporatiste - abordent avec
assurance les questions d'ordre politique et social, autant ils se
sentent mal à l'aise dans tous les domaines qui ne c o n c e r n e n t
pas directement la praxis sociale. C'est ici, dans la sphère qui est
celle des contenus p r o p r e m e n t dits, que prend sa revanche la
doctrine marxiste vulgaire, selon laquelle les contenus éducatifs
et culturels ne sont q u ' u n e superstructure s'élevant au-dessus
d ' u n e base é c o n o m i q u e et sociale donnée, et c o n f o r m é m e n t à
laquelle o n n'examine nullement leur rapport à la vérité, mais
MESDAMES ET MESSIEURS, CHÈRES ET CHERS COLLÈGUES 123

seulement les conditions dans lesquelles ils apparaissent. Et que


prend sa revanche l'indifférence des classes inférieures envers la
vie spirituelle, indifférence d o n t elles sont pourtant les dernières
à porter la responsabilité. Les éléments de culture auxquels les
syndicats recourent aujourd'hui p o u r compenser la désolation
régnante sont soit des « biens culturels » estampillés auxquels
o n ne t o u c h e m ê m e pas car apparemment il n'y a plus rien à
en tirer, soit des détritus de la cuisine bourgeoise que l'on brade
en bas à des prix cassés. Mais la meilleure volonté d'élever spi-
rituellement les employés rate souvent son but. Les groupes de
jeunes du Z d A ( U n i o n centrale des employés), très bien dirigés
par ailleurs, m o n t e n t des « pièces faciles » visant à ridiculiser la
littérature p o r n o g r a p h i q u e et de bas étage. Mais dans la revue
du Z d A , Derfreie Angestellte (L'Employé libre), o n ne m a n q u e pas
de célébrer la « J o u r n é e du livre ». « N o u s devons nous aussi
œuvrer au succès de la J o u r n é e du livre. E n tant que syndicats
"libres", n o u s s o m m e s h e u r e u x de c o n t r i b u e r à t o u t ce qui
favorise le progrès spirituel du peuple. «Vouloir l'éradication de
la basse littérature et l'édification par la J o u r n é e du livre, cela
traduit u n e approche tellement pauvre des c o n t e n u s qu'elle
les m a n q u e tout à fait. La critique émise en son temps dans la
Frankfurter Zeitung1 contre ce q u e cette attitude a de formel,
contre sa douteuse neutralité et le rapport totalement extérieur
à la littérature qu'elle manifeste, eût été plus de mise chez les
syndicats que l'optimisme béat avec lequel ils ont accueilli les
éloges q u ' u n e telle attitude leur a valu. La J o u r n é e du livre, n o n
seulement n'augure d ' a u c u n progrès spirituel, mais elle y fait
davantage obstacle que la divertissante lecture de romans de gare,
qui n e sont nullement aussi p e r n i c i e u x que l'on voudrait en
convaincre la jeunesse. E n tout cas, leur éclairage noir et blanc

1. C f . S. Kracauer, « F u r die e w i g reifere J u g e n d . A n m e r k u n g e n zu d e n


erstmalig f u r d e n 22. M a r z 1929 g e p l a n t e n " T a g des Bûches"», in Werke, t. 5 - 3 ,
Berlin, S u h r k a m p , 2 0 1 1 , p. 1 2 0 - 1 2 5 .
124 LES EMPLOYÉS

vaut m i e u x que les idylles que l ' o n fait fleurir dans les pages de
l'almanach du G d A à l'usage des employés allemands. « C h e r
et respecté c o n t e m p o r a i n , lit-on en i n t r o d u c t i o n du d e r n i e r
almanach, tu trouveras de n o u v e a u dans le présent v o l u m e
p o u r 1929 u n e section " P o u r les m o m e n t s de réflexion" — mais
j e veux cette fois-ci en faire u n e m e n t i o n particulière, car elle
c o m p o r t e u n e petite esquisse de l'écrivain M a x Jungnickel,
intitulée "Les mains du s e m e u r " . L'auteur nous y décrit u n e
ancienne c o u t u m e paysanne. Tout en labourant, le paysan fait
répandre à sa petite fille de 4 ans les premiers grains dorés dans
la terre."L'enfant marche sur les mottes labourées et de sa petite
main lance gauchement les grains sur la terre fraîche." Cela ne
fait-il pas réfléchir ? » C e à quoi il faudrait réfléchir, c'est plutôt
à la façon d o n t on p e u t se porter sur le terrain du front spiri-
tuel, au lieu de rester à l'arrière à se gaver de camelote périmée.
Tant que les syndicats d'employés resteront imbus de certains
préjugés attachés depuis le xix e siècle à u n socialisme ordinaire
qui n'est plus depuis longtemps l'apanage des partis socialistes,
les avocats du progrès social risquent fort de se confondre avec
des provinciaux obscurantistes, d o n t les dispositions spirituelles
sont plus bourgeoises que celles de l'avant-garde bourgeoise ;
autrement dit, qu'ils soient de moins en moins capables de repré-
senter pleinement leurs objectifs. Objectifs qui n e m a n q u e r o n t
pas alors d ' e n être altérés.

Le sport, les week-ends libres, les randonnées, en dépit de leur


caractère neutre qui p e r m e t de les mettre au service des objectifs
de pouvoir les plus variés, assignent aux impulsions p u r e m e n t
vitales u n e dignité qui est loin de correspondre à l'échelle des
valeurs instaurée par les programmes économiques des syndicats.
Les organisations d'employés, en s'emparant de ces manifesta-
tions de la vie, t o m b e n t parfois sous l'empire des forces qui y
sont contenues — vacillement qui trahit tout autant l'absence de
connaissances sûres que la conviction de pouvoir apporter des
MESDAMES ET MESSIEURS, CHÈRES ET CHERS COLLÈGUES 125

contenus culturels p o u r ainsi dire de l'extérieur. Au cours d ' u n


entretien, u n m e m b r e de comité d'entreprise m e vante l'aviron,
qui rapprocherait les hommes de la nature, et un article du Jugend-
Fiihrer (Le Dirigeant des groupes de jeunes— Informations à l'usage
des animateurs des sections de jeunes des syndicats) déclare sans
hésiter : « L'absurdité du m o d e de production capitaliste dans sa
course effrénée au profit nous apparaît en pleine lumière lorsque
nous sommes à l'air libre, au sein de la nature [...] » C o m m e o n
l'a déjà relevé, o n dresse contre le système é c o n o m i q u e existant
u n prétendu droit naturel, sans comprendre que la nature, qui
de fait s'incarne elle aussi dans les pulsions capitalistes, est j u s -
tement l'un des alliés les plus puissants du système, et que son
incessante glorification va à l'encontre de l'organisation planifiée
de l'activité économique. L'attitude incarnée dans l'organisation
des activités sportives est à l'origine d'idéologies qui s'accor-
dent mal avec les revendications des syndicats d'employés, et
c'est ainsi q u ' u n m o u v e m e n t , au lieu d'être dirigé, entraîne ses
dirigeants. C e u x - c i s'en font parfois spontanément les vassaux.
Dans le bulletin d'information de la section Formation du GdA,
voici c o m m e n t o n justifie l'invitation adressée au célèbre sportif
le D r O t t o Peltzer par le g r o u p e local de N e u m u n s t e r : « Le
bureau du groupe local est convaincu que le meilleur moyen
de toucher les jeunes générations d'employés, peu représentées
parmi nos adhérents, serait de répondre à l'intérêt considérable
qu'ils p o r t e n t au sport et d'inviter u n sportif particulièrement
reconnu à s'exprimer dans u n cadre élargi sur les rapports entre
les mouvements sportifs et les syndicats modernes d'employés. »
Et le texte conclut : «Tout le m o n d e a parlé de nous, et beaucoup
ont dû regretter de n'avoir pas assisté à la conférence. » Toute
cette affaire p o u r ne pas m a n q u e r le train. Au lieu d'aller voir
sur quoi repose l'enthousiasme p o u r le sport et peut-être de le
tempérer, o n l'encourage sans le moindre esprit critique p o u r
des motifs p u r e m e n t publicitaires.Tout le m o n d e parle de vous,
alors que v o u s - m ê m e vous avez perdu la parole.
126 LES EMPLOYÉS

« Étant d o n n é q u e le travailleur éprouve a u j o u r d ' h u i u n


délabrement persistant de ses forces psychiques dans son travail
et dans son métier, écrit Richard Woldt dans son étude sur « Les
syndicats allemands dans l'après-guerre » (cf. Strukturwandlungen der
deutschen Volksunrtschaft, vol. I), il faut que l'activité des syndicats, en
dehors du travail, instaure et maintienne une collectivité solide. »
Mais u n e c o m m u n a u t é ne se construit jamais c o m m e substitut
des forces psychiques détériorées, elle est constituée d'êtres
humains d o n t l'existence est déterminée par des connaissances
véritables. Bien des choses d o n n e n t à penser que les organisa-
tions d'employés tendent à voir dans le collectivisme c o m m e tel
u n e des sources de leur énergie. J'ai pu assister au spectacle du
« c h œ u r parlé » d ' u n syndicat « libre ». Les jeunes gens, garçons et
filles, l'échiné courbée, les bras tombants, se lamentaient de leur
sort d'esclaves des machines, puis se redressant, ils se dirigeaient
dans u n e sorte de procession triomphale vers le royaume de la
liberté. Spectacle d o n t les bonnes intentions n'étaient pas moins
touchantes que sa piètre qualité esthétique. Il était censé figurer
la c o m m u n a u t é de personnes unies dans le m ê m e esprit, mais
par le fait, il n'exprimait pas tant le collectif c o m m e tel que la
volonté de collectivité.Volonté qui repose sur la conviction que
le collectif peut incarner, ou m ê m e produire, u n e signification,
alors q u ' e n réalité c'est la connaissance qui f o n d e le collec-
tif. Le collectif en tant q u e tel est aussi vide q u e l'entreprise
c o m m e telle, et il n'est que le pôle opposé à l'initiative privée
de l'entrepreneur. La position reste la m ê m e : que l'on défende
l'initiative individuelle dans l'espoir qu'elle renferme le b i e n -
être c o m m u n , ou bien que l'on reconnaisse les masses c o m m e
u n e c o m m u n a u t é de lutte dans l'espoir que celle-ci réalise des
objectifs qui en valent la peine. Dans les deux cas, o n prend les
h o m m e s c o m m e ils sont, sans s'inquiéter de savoir quelle relation
ils ont avec ces objectifs. Et si le collectif est surestimé et presque
p o r t é l u i - m ê m e au rang de contenu en soi, tout ce qui s'écarte
de lui, toute manifestation humaine qui n'est pas orientée vers la
MESDAMES ET MESSIEURS, CHÈRES ET CHERS COLLÈGUES 127

c o m m u n a u t é c o m m e telle sera stigmatisée. D e la façon d o n t les


salariés sont a u j o u r d ' h u i soumis aux circonstances, cela revient
à faire vertu de la nécessité de l'uniformisation. L'être h u m a i n ,
qui se retrouve seul devant la m o r t , n e p e u t trouver sa place
dans u n collectif qui prétend être le but suprême. C e n'est pas la
c o m m u n a u t é c o m m e telle qui le constitue, mais la connaissance,
d o n t peut éventuellement naître u n e c o m m u n a u t é . L'attitude
doctrinaire qui conduit f r é q u e m m e n t les syndicats d'employés
à maltraiter la réalité h u m a i n e c o n f i r m e indirectement que le
collectif c o m m e tel est une construction fausse. Il ne s'agit pas
de faire en sorte que les institutions soient changées, mais bien
que les h o m m e s changent les institutions.
Walter Benjamin

U n outsider attire l'attention


Les Employés de S. Kracauer 1

La littérature c o m p o r t e u n personnage très ancien, p e u t -


être aussi ancien qu'elle-même, celui de l'insatisfait. Thersite,
le détracteur acerbe chez H o m è r e , les premier, deuxième et
troisième conjurés des drames shakespeariens, le personnage
grincheux du seul grand drame de la guerre mondiale 2 sont
autant d'incarnations diverses d ' u n e seule et m ê m e figure. Mais
la r e n o m m é e littéraire du genre ne semble pas avoir insufflé un
grand courage à ses exemplaires vivants. Ils paraissent traverser
la vie anonymes et taciturnes, et p o u r le physionomiste, c'est
tout un é v é n e m e n t lorsqu'un m e m b r e du clan se signale en
déclarant publiquement qu'il ne j o u e plus le jeu. Mais celui qui
nous occupe ici ne procède m ê m e pas aussi explicitement. U n S.
laconique placé devant le patronyme nous met en garde contre

1 .Walter B e n j a m i n , « Ein Aussenseiter macht sich bemerkbar », in Gesammelte


Schrifien, Bd. 3, éd. par H e l l a T i e d e m a n n - B a r t e l s , F r a n k f u r t / M . , Suhrkamp, 1972,
p. 2 1 9 - 2 2 5 . Le c o m p t e r e n d u p a r u t initialement, sous le titre « Politisierung der
Intelligenz » (« Politisation de l'intelligentsia »), dans la r e v u e Die Gesellschafi,
VII, mai 1930, p. 4 7 3 - 4 7 7 .
2 . A l l u s i o n à la p i è c e d e K a r l K r a u s , Les Derniers Jours de l'humanité
(1922).
130 LES EMPLOYÉS

des conclusions hâtives concernant son apparence 3 . Le lecteur


retrouve ce laconisme sous une autre f o r m e à l'intérieur : dans
la façon dont le sentiment d ' h u m a n i t é naît de l'esprit d'ironie.
S. jette u n coup d'œil dans les salles d'audience du tribunal du
travail et m ê m e ici la lumière impitoyable lui révèle « n o n de
misérables êtres humains, mais les circonstances qui en font des
êtres misérables ». U n e chose au moins est certaine : voilà un
h o m m e qui ne j o u e plus le jeu. Il refuse de se déguiser pour entrer
dans le carnaval d o n t ses contemporains d o n n e n t le spectacle
— il a m ê m e laissé t o m b e r la toque doctorale du sociologue — il
se fraie r u d e m e n t u n c h e m i n à travers la foule, p o u r ici ou là
arracher son masque à u n malotru.
Facile de c o m p r e n d r e p o u r q u o i il refuse que l ' o n d o n n e
à son entreprise le n o m de reportage. D ' a b o r d , le Neuberliner
Radikalismus (Le Néo-radicalisme berlinois) et la Neue Sachlichkeit
(Nouvelle Objectivité), ces deux parrains du reportage, lui sont éga-
lement détestables. D e u x i è m e m e n t , u n trouble-fête qui arrache
les masques n'aime pas q u ' o n le taxe de portraitiste. Démasquer,
voilà quelle est la passion de cet auteur. Et s'il pénètre dialecti-
q u e m e n t dans la vie des employés, ce n'est pas à titre de marxiste
orthodoxe, et moins encore d'agitateur, mais parce que pénétrer
dialectiquement, c'est démasquer. M a r x a dit que l'être social
d é t e r m i n e la conscience, mais aussi que c'est seulement dans la
société sans classes que la conscience sera adéquate à son être.
Par conséquent, l'être social dans un Etat de classes est inhumain
dans la mesure où la conscience des différentes classes ne peut
correspondre adéquatement à leur être social, mais seulement de
façon très indirecte, inappropriée et déplacée. Et c o m m e cette
fausse conscience repose, pour les classes inférieures, sur l'intérêt

3. D a n s l'édition originale des Employés, c o m m e dans tous les écrits de cette


é p o q u e o ù il n'utilise pas d e p s e u d o n y m e s , K r a c a u e r se c o n t e n t e d e l'initiale
S. p o u r son p r é n o m . Son p r é c é d e n t livre, le r o m a n quasi a u t o b i o g r a p h i q u e
Ginster, était p a r u a n o n y m e m e n t en 1928.
U N OUTSIDER ATTIRE L'ATTENTION 131

des classes supérieures, et p o u r celles-ci sur les contradictions


de leur situation é c o n o m i q u e , la première tâche du marxisme
est la production d ' u n e conscience juste — avant tout dans les
plus basses classes, qui o n t tout à en attendre. C'est en ce sens,
et au départ en ce seul sens, q u e l'auteur pense en marxiste.
C e p e n d a n t son dessein le conduit d'autant plus p r o f o n d é m e n t
au c œ u r de l'édifice marxiste, que l'idéologie des employés est
une singulière projection d'images, empruntées aux souvenirs
et aux rêves de la bourgeoisie, sur leur condition é c o n o m i q u e
réelle, très proche de celle du prolétariat. Il n'est pas aujourd'hui
de classe qui nourrisse, autant que les employés, des pensées et
des sentiments aussi étrangers à la réalité concrète de sa vie q u o -
tidienne. Pour le dire autrement : l'adaptation à ce que l'ordre
actuel c o m p o r t e d'indigne p o u r la condition h u m a i n e est bien
plus poussée chez les employés que chez les ouvriers. Leur rap-
port plus indirect au procès de production a p o u r contrepartie
u n e soumission b e a u c o u p plus directe aux formes m ê m e s de
relations interpersonnelles qui c o r r e s p o n d e n t à ce procès de
production. Et c o m m e l'organisation est le m é d i u m spécifique
où se m e t en place la réification des rapports humains — le seul
aussi, d'ailleurs, où celle-ci pourrait être s u r m o n t é e —, l'auteur
en arrive inévitablement à une critique du syndicalisme.
Cette critique n'a rien à voir avec la politique des partis ou avec
les politiques salariales. Elle est également moins localisée dans tel
ou tel passage que contenue dans tous. Kracauer ne se préoccupe
pas de ce que le syndicat fait p o u r l'employé. Il se d e m a n d e
plutôt : c o m m e n t l'éduque-t-il ? Q u e fait-il p o u r le libérer de
la fascination des idéologies qui l'enserrent ? Et p o u r répondre
à ces questions, son attitude d'outsider conséquent lui est d ' u n
grand secours. Il n'est lié à rien de ce que les autorités pourraient
invoquer p o u r le rappeler à l'ordre. L'idée de c o m m u n a u t é ?
Il y démasque u n e variété d ' o p p o r t u n i s m e destinée à pacifier
les rapports é c o n o m i q u e s . Le niveau culturel plus élevé des
employés ? Il le déclare illusoire, et il m o n t r e c o m m e n t ses
132 LES EMPLOYÉS

p r é t e n t i o n s extravagantes à la culture réduisent l ' e m p l o y é à


l'impuissance dans la défense de ses droits. Les biens culturels ?
A s'obnubiler sur eux, pense-t-il, o n renforce l'opinion selon
laquelle « les inconvénients de la mécanisation p e u v e n t être
compensés par des contenus intellectuels administrés c o m m e des
médicaments «.Toute cette construction idéologique « ne fait
elle-même qu'exprimer la réification dont elle voudrait combattre
les effets. Elle repose sur l'idée que ces contenus sont des éléments
tout faits livrables à domicile c o m m e des marchandises «.Termes
qui ne traduisent pas seulement la position sur u n problème.
Bien plus, l'ouvrage tout entier est u n e confrontation avec u n
fragment de l'existence quotidienne, u n ici bâti, u n maintenant
vécu. La réalité est à ce point malmenée qu'elle doit annoncer
la couleur et d o n n e r des noms.
Le n o m est Berlin, qui p o u r l'auteur est par excellence* la
ville des employés ; au p o i n t qu'il a parfaitement conscience
d ' a p p o r t e r u n e c o n t r i b u t i o n m a j e u r e à la physiologie d e la
capitale. « Berlin est aujourd'hui une ville marquée par la culture
des employés ; c'est-à-dire par une culture faite par des employés,
p o u r des employés, et qui est tenue par la plupart d'entre eux
p o u r u n e culture. C e n'est q u ' à Berlin, où les attaches aux
origines et à la terre sont si lâches que les sorties de w e e k - e n d
ont pu devenir tellement à la mode, que la vie des employés se
laisse appréhender dans sa réalité. » Q u i dit w e e k - e n d dit sport.
La critique de l ' e n g o u e m e n t des employés p o u r les activités
sportives m o n t r e c o m b i e n l'auteur est peu disposé à compenser
le traitement ironique qu'il réserve aux idéaux culturels des
gens bien intentionnés par u n e profession de foi d'autant plus
fervente envers la nature, bien au contraire. Face aux instincts mal
assurés que cultivent les classes dominantes, l'écrivain apparaît
ici c o m m e le défenseur des instincts sociaux n o n pervertis. Il
s'est souvenu d e ce qui fait sa force : sa capacité à percer les
idéologies bourgeoises, sinon t o t a l e m e n t , du m o i n s en t o u t
ce qui les rattache à la petite bourgeoisie. « La diffusion du
U N OUTSIDER ATTIRE L'ATTENTION 133

sport, lit-on chez Kracauer, ne résout pas les complexes, elle est
entre autres choses u n p h é n o m è n e majeur de refoulement ; elle
n'exige pas la transformation des rapports sociaux, elle est en
fin de c o m p t e u n facteur important de dépolitisation. » Et plus
nettement encore dans un autre passage : « O n dresse contre le
système é c o n o m i q u e existant u n p r é t e n d u droit naturel, sans
comprendre que la nature, qui de fait s'incarne elle aussi dans les
pulsions capitalistes, est justement l'un des alliés les plus puissants
du système, et que son incessante glorification va à l'encontre de
l'organisation planifiée de l'activité économique. » Dans l'esprit
de cette hostilité à la nature, l'auteur d é n o n c e la « nature » là
o ù la sociologie traditionnelle parlerait d e p h é n o m è n e s d e
dégénérescence. La nature, en revanche, il la voit chez un certain
représentant en produits pour fumeurs, exemple m ê m e d'assurance
et d'expérience. A peine est-il besoin de souligner q u e p o u r
une réflexion aussi profonde sur la nature de l'économie, qui
m e t au j o u r le caractère élémentaire p o u r n e pas dire barbare
des rapports de production et d'échange m ê m e sous la f o r m e
dépouillée qu'ils ont aujourd'hui, la fameuse mécanisation revêt
u n t o u t autre aspect que p o u r les prédicateurs sociaux. P o u r
u n tel observateur, le m o u v e m e n t mécanique et sans â m e de
l ' o u v r i e r n o n qualifié est i n f i n i m e n t plus p r o m e t t e u r q u e le
teint « moralement rose » totalement organique qui, selon les
termes impayables d ' u n chef du personnel, doit être celui du b o n
employé. U n « rose moral » — la voilà cette couleur q u ' a n n o n c e
la réalité de l'existence des employés.
Le langage fleuri du chef du personnel m o n t r e combien le
jargon des employés c o m m u n i q u e avec la langue de l'auteur,
quelle entente il y a entre cet outsider et le langage du groupe
qu'il vise. comprend sans effort ce qu'est une orange sanguine,
u n cycliste, u n lèche-bottes et une princesse. Et à mesure qu'ils
nous deviennent familiers, nous voyons de mieux en mieux que
la connaissance et l'humanité se sont réfugiées dans les sobri-
quets et les métaphores p o u r éviter le vocabulaire prétentieux
134 LES EMPLOYÉS

des secrétaires de syndicat et des professeurs. À moins que dans


tous ces articles où l'on parle de renouveler le travail salarié, de
lui insuffler u n e âme, de l'approfondir, il s'agisse, plutôt que d ' u n
vocabulaire, d ' u n e perversion du langage lui-même, qui couvre
des mots les plus chaleureux, les plus raffinés, les plus amicaux,
la réalité la plus misérable, la plus ordinaire, la plus hostile. Q u o i
qu'il en soit o n trouve dans les analyses de Kracauer, n o t a m -
m e n t celles des textes d'expertises académiques tayloristes, les
prémices d ' u n e satire des plus vivantes, qui a depuis longtemps
déserté les feuilles humoristiques politiques, et peut prétendre
au niveau épique correspondant à l'incommensurabilité de son
objet. Incommensurabilité, hélas, qui est celle du désespoir. Et
plus celui-ci se trouve refoulé de la conscience des couches qui
l'éprouvent, plus il se m o n t r e créatif — c o n f o r m é m e n t à la loi du
refoulement — en matière de production d'images. O n est tenté
de comparer les processus par lesquels une situation économique
tendue au-delà du supportable engendre u n e fausse conscience
avec ceux par lesquels le névrosé ou le malade mental est conduit
à sa propre fausse conscience par des conflits personnels qui
sont source d ' u n e insupportable tension. Aussi longtemps, du
moins, que la doctrine marxiste de la superstructure ne sera pas
complétée par celle, qui fait cruellement défaut, de la formation
de la fausse conscience, o n ne pourra guère expliquer autrement
que par le refoulement c o m m e n t les contradictions d ' u n e situa-
tion é c o n o m i q u e engendrent une conscience qui ne lui est pas
adéquate. Les produits de la fausse conscience sont semblables à
des images devinettes, où l'objet principal vous regarde à travers
les nuages, les feuillages et les ombres. Et l'auteur a plongé au
fond des petites annonces des revues d'employés pour déchiffrer
les figures dissimulées sous les fantasmagories de jeunesse et de
gloire, de culture et de personnalité : à savoir, des manuels de
conversation et des chambres à coucher, des semelles de crêpe,
des p o r t e - p l u m e anti-crampes et des pianos de premier choix,
des produits rajeunissants et des fausses dents blanches. Mais les
U N OUTSIDER ATTIRE L'ATTENTION 135

choses sublimes ne se contentent pas d ' u n e existence fantasma-


tique, et elles s'insèrent parfois dans le quotidien de l'entreprise,
se camouflant c o m m e se camoufle la misère sous le masque
éclatant d e la distraction. C ' e s t ainsi q u e K r a c a u e r discerne
dans la gestion néo-patriarcale des bureaux (ce qui se traduit
en fin de c o m p t e par des heures supplémentaires n o n payées)
les diagrammes des bandes cartonnées de l'orgue de Barbarie
d o n t s'élèvent des airs oubliés depuis longtemps, o u bien dans
la dextérité de la sténotypiste la m o n o t o n i e petite-bourgeoise
des Études de piano. Dans ce m o n d e , les véritables centres sym-
boliques sont les « casernes de plaisir » : incarnations en pierre,
ou plutôt en stuc, des rêves des employés. Dans l'exploration
de ces « asiles p o u r sans-abri », la langue de l'auteur se place à la
hauteur des rêves qu'elle rapporte et m o n t r e toute sa subtilité.
Elle s'ajuste admirablement aux caveaux d'atmosphère chers aux
artistes, aux Alcazars discrets, aux salons de thé intimes, p o u r les
exposer c o m m e autant de tumeurs et d'abcès à la lumière de la
raison. Enfant prodige et enfant terrible* en u n e seule personne,
l'auteur nous conte ici les récits de l'école des rêves. Et il en sait
beaucoup trop p o u r ne voir en quelque sorte dans ces établisse-
ments que des instruments d'abêtissement au service de la classe
dominante et en rejeter sur celle-ci la seule responsabilité. Aussi
acérée que soit sa critique du patronat, en tant que classe celui-ci
partage b e a u c o u p trop à son avis le statut de dépendance avec
la classe qui lui est subordonnée p o u r pouvoir être considéré
c o m m e une force motrice authentique et c o m m e u n dirigeant
responsable dans le chaos du m o n d e é c o n o m i q u e .
L'efficacité politique, telle q u ' o n l'entend aujourd'hui — c'est-
à-dire l'effet démagogique —, cet écrit devra y renoncer, et pas
seulement en raison de l'opinion qu'il a du patronat. La conscience
qu'il en a - p o u r ne pas dire la conscience de soi - éclaire le
dégoût de l'auteur envers tout ce qui rappelle le reportage et la
Nouvelle Objectivité. C e courant de gauche radical pourra faire
ce qu'il veut, il n'effacera jamais le fait que m ê m e la prolétarisation
136 LES EMPLOYÉS

de l'intellectuel n'en fera presque jamais un prolétaire. Pourquoi


cela ? Parce que dès l'enfance, la classe bourgeoise l'a p o u r v u ,
sous la f o r m e de l'éducation, d ' u n moyen de production d o n t
les privilèges qu'il procure le rendent solidaire d'elle, et qui plus
est, elle de lui. Solidarité qui peut passer à l'arrière-plan, voire
m ê m e se décomposer ; mais elle reste presque toujours assez forte
pour empêcher l'intellectuel d'être en état d'alerte perpétuel, ce
qui est le m o d e d'existence en avant-poste du vrai prolétaire.
Kracauer sait tout cela et le prend au sérieux. C'est p o u r q u o i
son ouvrage, à la différence des produits radicaux à la m o d e de la
dernière école, marque une étape sur la voie de la politisation de
l'intelligentsia. Là, une horreur de la théorie et de la connaissance,
qui d o n n e à cette intelligentsia le goût de la sensation propre au
snob ; ici au contraire, une formation théorique constructive, qui
ne s'adresse ni au snob ni à l'ouvrier, mais qui est en revanche
capable de promouvoir quelque chose de réel, de démontrable :
la politisation de sa propre classe. Cette influence indirecte est la
seule que puisse se proposer un écrivain révolutionnaire issu de
la bourgeoisie. L'efficacité directe, elle, ne peut venir que de la
praxis. Lui, pour sa part, à la différence des collègues arrivés, s'en
tiendra à la position de Lénine dont les écrits attestent au mieux
combien la valeur littéraire de la praxis politique, l'efficacité directe,
se distingue du ramassis de faits bruts et de reportages qui se font
couramment aujourd'hui passer pour elle.
Il n'est q u e j u s t e q u e cet a u t e u r e n soit là, à la fin : t o u t
seul. U n insatisfait, pas u n meneur. Pas u n fondateur, plutôt u n
trouble-fête. Et si nous voulons le voir tel qu'en lui-même, dans
la solitude de son travail et de son œuvre, le voici : u n chiffonnier
dans l'aube blafarde, ramassant avec son bâton des lambeaux de
discours et des bribes de paroles, qu'il j e t t e dans sa charrette,
en grommelant, tenace, u n peu ivre, n o n sans laisser, de temps à
autre, flotter ironiquement au vent du matin quelques-uns de ces
calicots défraîchis : « humanité », « intériorité », « profondeur ». U n
chiffonnier, à l'aube — dans l'aurore du j o u r de la révolution.
Ernst B l o c h

M i l i e u artificiel.
A propos des Employés de S. Kracauer 1

Ce sont les petites choses qui comptent de nos jours. N o t r e


vie en est faite, les grandes sont plutôt rares. Surtout pour ceux
qui sont les moins bien rétribués, qui doivent payer p o u r tout et
qui ne font jamais de frasques. Les ouvriers sont dans les usines,
et pour la plupart ils vivent en banlieue. Mais les employés, eux,
sont dans les magasins, dans les bureaux, dans les rues. Leur vie
de grisaille et de distraction est ce dont est faite la grande ville
d'aujourd'hui, ce qui l'emplit.
Kracauer s'est introduit dans cette existence et l'a explorée.
Muni de tout nouveaux moyens, puisque les moyens traditionnels
ou ordinaires ne disent plus rien. M ê m e le simple reportage n'est
plus d'aucun secours ; lorsque tout est construit et artificiel comme
c'est le cas pour la vie actuelle, on ne peut se contenter d'une
description naïve, le premier plan en pleine lumière jette un voile
sur le véritable arrière-plan. Quant à la science, elle peut percer à
j o u r les mécanismes, mais elle s'exprime en un langage déficient,
et surtout : elle ne part pas de la vie quotidienne, la seule qui soit

1. Ernst Bloch, « Kunstliche Mitte. Z u Siegfried Kracauer : Die Angestellten »,


Die Neue Rundschau, d é c e m b r e 1930, p. 8 6 1 - 8 6 2 . Ernst B l o c h remania p r o f o n -
d é m e n t ce texte p o u r l'intégrer dans son livre Erbschaft dieser Zeit (1935) ; trad.
française : Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 2 7 - 2 9 .
138 LES EMPLOYÉS

réelle, elle en tire des « faits » méthodologiquement purs, auxquels


on peut ensuite appliquer aisément les concepts et « lois » habituels.
Kracauer, par contre, peut se prévaloir d ' u n véritable réalisme
philosophique, aidé par une langue capable de dire ce qu'elle voit,
qui s'empare des choses une fois reconnues, une langue à la fois
sobre et colorée. C e que l'on a toujours critiqué chez les historiens,
l'« o r n e m e n t » du style c o m m e on disait, ainsi que les anecdotes
stimulantes et les insertions romanesques, tout cela est devenu
précision, c o m m e chez un authentique écrivain, qui sait en m ê m e
temps de quoi il retourne. Sur le plan méthodologique également,
c'est une configuration tout à fait particulière qui nous est donnée
à voir : u n e composition raisonnée de rapports, d'interviews,
scènes de genre, portraits, descriptions de sites, expéditions, bref
une entreprise sans équivalent. Le point de départ se situe en deçà
de celui d'une démarche scientifique ordinaire, et ainsi le propos
outrepasse sur sa lancée l'apport scientifique et s'avère à la fois
engagé et concret ; la vivacité et la richesse du début montrent
sa fécondité. La pensée, après u n e l o n g u e phase d'abstraction
calculatrice et idéaliste, se nourrit à nouveau de contenus dont
s'arme son engagement.
Remarquablement nouveau, l'ouvrage l'est aussi par son sujet.
La vie des ouvriers, des bourgeois et des aristocrates d'aujourd'hui
a été maintes fois dépeinte, tant par les romans que par la science,
celle de Babbit 2 lui-même a été scrutée dans ses moindres aspects. En
revanche, sur les employés, couche déjà muette par elle-même, pèse
un profond silence, bien que la grande ville soit presque totalement
faite d'eux ou faite « pour eux ». L'attention que leur porte Kracauer
est déjà en soi une idée nouvelle ; elle se traduit par une approche
qui allie le souci des faits, u n regard ironique sur la perte et sur la
haine révolutionnaire, une implacable lucidité. O n voit naître des
définitions que l'on gardera en mémoire, car elles atteignent au

2. P e r s o n n a g e principal d u r o m a n h o m o n y m e de Sinclair Lewis p u b l i é


en 1922 et qui avait été adapté dès 1924 au c i n é m a .
MILIEU ARTIFICIEL 139

cœur la réalité autant que ce qui en est une fausse conscience. Le


chapitre « Asile pour sans-abri » pourrait lui-même servir d'asile à
nombre d'écrivains et d'idéologues sans abri. O n est impatient de
voir comment cet écrit de Kracauer sera reçu dans les milieux pour
lesquels il fut fait, ainsi que de voir s'il inspire de nouveaux sujets
à la littérature 3 . En Europe occidentale, la religion c o m m e opium
du peuple est à bout de souffle ; Kracauer pointe, c o m m e jamais,
les instruments d'étourdissement et de distraction qui s'efforcent de
recouvrir la désolation qui règne dans l'entreprise et surtout de voiler
les dessous du processus de production. Les associations sportives, les
« casernes de plaisir4 »,les magazines illustrés, les lumières corrompues
du film, son goût pour l'exotique (qui permet d'oublier ce que
l'on a chez soi), ses illuminations outrées qui, tout c o m m e celles
des rues, ne font qu'épaissir l'obscurité.Toute cette fascination du
nouveau Berlin, dont les divertissements ne s'adressent plus à une
classe supérieure qu'il s'agirait de distraire et d'exprimer, mais visent
à mystifier une classe inférieure et lui faire oublier (en particulier
ce que sont la révolution, la mort et les contenus qui ont un sens).
Le livre de Kracauer est à la fois léger et dense, c o m m e il se doit.
Parmi ceux de l'époque, c'est l'un des premiers qui fasse comprendre,
concrètement, ce que c'est que rechercher la vérité.

3. L'ouvrage, outre qu'il a directement fourni les matériaux d'une


pièce de théâtre engagée, Die Mausefalle (La Souricière), écrite et mise
en scène en 1932 par le collectif théâtral «Truppe 1931 », a notamment
inspiré le roman à succès de Hans Fallada Quoi de neuf, petit homme ?
[1932], trad. de L. Courtois, Paris, Denoël, 2007.
4. Le m o t créé par K r a c a u e r é v o q u e celui d e Mietskaseme qui désignait les
g r a n d s i m m e u b l e s des quartiers populaires et des banlieues des g r a n d e s villes,
Berlin en particulier. B l o c h le d é c o u v r e en lisant le chapitre « Asile p o u r sans-
abri » dans la Frankfurter Zeitung alors qu'il se trouve à V i e n n e . E n t h o u s i a s t e de
la trouvaille, il écrit à K r a c a u e r : « C h e r Krac, Plàsierkasernen - h o u r r a ! T o u t est
épatant a u j o u r d ' h u i . Je suis très c u r i e u x d u livre. Ici aussi la série des articles
c o m m e n c e à faire sensation [ . . . ] » ( C a r t e postale d u 3 j a n v i e r 1930, in E r n s t
B l o c h , Briefe, F r a n k f u r t / M , S u h r k a m p , 1985, vol. I, p. 330.)
Extraits de la correspondance Adorno-Kracauer
à propos des Employés1

Kracauer à Adorno, 20 avril 1930

[...] Les Employés ont pris un b o n départ, à ce qu'il semble,


bien qu'il n'y ait pas eu encore de critiques importantes. Benji
[Benjamin] a écrit sur l'ouvrage un long article 2 que la L[iterarische]
W[elt] (Le Monde littéraire) a refusé, à cause de sa longueur. Il l'a
ensuite envoyé à la Gesellschaft (La Société),qui malheureusement
ne pénètre pas très avant dans la société, et il rédige pour la L. W.
u n e courte notice 3 . Q u e les Deutschnationale Handlungsgehilfe
voient en moi un type très dangereux qu'il faut proscrire, et que
la Volksparteiliche Reichsvereinigung (Jungdo) ait déclenché contre
m o i u n e violente polémique, cela te laissera aussi froid que
moi. C e qui est plus intéressant : tous ces gens s'élèvent contre
le fait que j e veuille refuser aux employés la conscience de leur
condition sociale et que j e les englobe dans le prolétariat. O n a

1 . T h e o d o r W . A d o r n o , Siegfried Kracauer, Briejwechsel 1923-1966, édité


par W o l f g a n g S c h o p f , F r a n k f u r t / M , S u h r k a m p , 2 0 0 8 . Les extraits des lettres
reproduits ici se t r o u v e n t aux pages 203, 2 0 7 , 2 1 4 - 2 1 5 et 2 1 8 - 2 1 9 .
2. C f . Walter B e n j a m i n , « U n outsider attire l ' a t t e n t i o n . Sur Les Employés
de S. K r a c a u e r », dans ce v o l u m e , p. 129.
3. W. B e n j a m i n , « S. K r a c a u e r , D i e A n g e s t e l l t e n . A u s d e m N e u e s t e n
D e u t s c h l a n d », in Die Lilerarische Well, 16 m a i 1930, repris dans Gesammelte
Schrifien, vol. III, éd. par Hella T i e d e m a n n - B a r t e l s , F r a n k f u r t / M , S u h r k a m p ,
1972, p. 2 2 6 - 2 2 8 .
142 LES EMPLOYÉS

là u n point sensible. C e sont surtout, naturellement, les U n i o n s


démocratiques d'employés qui s'emportent contre moi, c'est une
bande minable de petits bourgeois. Autant que j e sache, le K P D
en revanche n'est pas du tout hostile à ma production. D e toute
façon,j'ai l'impression qu'avec m o n travail il s'est passé quelque
chose. M ê m e si j e n'ai fait que susciter de vives réactions. [...]

A d o r n o à Kracauer, 12 mai 1930

[...] J'ai lu entre-temps Les Employés avec grand plaisir, c'est


u n livre riche qui en m ê m e temps aborde c o m m e il convient
la réalité sociale et sur le plan littéraire il est tout au long d ' u n
très b o n niveau, quant à la manière de regrouper les citations,
elle est remarquable. Il y aurait peu de critiques à faire : qu'il y
a u n e certaine divergence entre les intentions esthétiques qui
conçoivent leur objet c o m m e devant être créé par le langage et
les intentions politiques qui le considèrent c o m m e u n donné dont
elles rendent compte, tu le sais aussi bien que m o i et cela n'a pas
d ' i m p o r t a n c e si l ' o n tient c o m p t e de la liberté de composition
de l'ensemble. O n pourrait toutefois se demander si une relation
appropriée a été trouvée entre la f o r m e de l'improvisation prima
vista, de l'expérience première des choses, et la démarche fondée
sur la documentation. Autrement dit, se demander si sans aucune
étude préalable, en partant seulement de la surface, on n'aurait pas
pu dire tout cela de façon tout aussi précise et partant plus juste,
puisque l'étude des sources, si elle ne repose pas sur u n ample
f o n d e m e n t é c o n o m i q u e , n ' a p p o r t e rien de décisif. J'ai presque
l'impression qu'avec le regard particulier qui est le tien il aurait
m i e u x valu que tu t ' e n tiennes à ton appréhension immédiate
et à la f o r m e que celle-ci implique nécessairement. Mais cela
ne constitue pas u n e objection, c'est plutôt u n e remarque qui
c o n c e r n e la m é t h o d e et le dispositif à adopter à l'avenir p o u r
ce genre d'explorations. Sur tous les points décisifs, j e suis très
EXTRAITS DE LA C O R R E S P O N D A N C E A D O R N O - K R A C A U E R 143

enthousiaste. C'est seulement que j e vois la réalité encore plus


sombre que toi s'il se peut, car j e ne crois pas que s'annonce une
transformation des h o m m e s et qu'il y ait une chance sérieuse
qu'elle se produise. [...]

Kracauer à Adorno, 25 mai 1930

[...] C o n c e r n a n t l ' é t u d e sur les e m p l o y é s : il y a u n e


formulation de toi qui n e m e semble pas juste. C e qui s'est
passé, ce n'est pas que j'aie é n o n c é mes j u g e m e n t s prima vista,
en fait ma compréhension de la position défensive du capital est
née de l'observation, fondée en théorie, de la réalité empirique.
Et de plus, j'ai dû à maintes reprises réviser certaines intuitions
premières. J'attribue u n e grande importance du point de vue
m é t h o d o l o g i q u e à ce travail, dans la mesure où il constitue u n e
nouvelle f o r m e d'exposition, qui ne j o n g l e pas entre théorie
g é n é r a l e et p r a t i q u e p a r t i c u l i è r e , mais p r é s e n t e u n m o d e
d'observation structuré qui lui est propre. C'est si tu veux u n
exemple de dialectique matérielle. C'est un peu ce que l'on trouve
dans les analyses de situation faites par M a r x et Lénine, mais elles
s'appuient beaucoup plus sur le marxisme que nous ne pourrions
le faire aujourd'hui et c'est cela, seulement cela, qui leur d o n n e
u n aspect plus rigoureux. C h e z eux la dialectique est le dernier
rejeton de la philosophie de la totalité, tandis que pour ma part
j'essaie de l'affranchir de cette garantie et j e considère qu'elle
revient à lancer c o m m e une rafale d'intuitions minuscules. Mais
que j e reconnaisse jusqu'à un certain point, difficile à déterminer
t h é o r i q u e m e n t , la validité du général et de l'abstrait, cela tu le
sais parfaitement. — La critique de Benjamin 4 : veux-tu parler de

4. K r a c a u e r r é a g i t ici à u n e r e m a r q u e d ' A d o r n o c o n t e n u e d a n s u n e
lettre datée d u 2 3 mai 1930 : « J e n'ai pas a i m é l'article d e B e n j a m i n sur Les
Employés ; sa tonalité implicite n'est pas aussi amicale q u e sa thèse officielle,
144 LES EMPLOYÉS

la grande qui est parue dans la Gesellschaft, ou bien de celle, plus


courte, qu'il en a tirée p o u r la L. W. ? Dans cette dernière, en
tout cas, j e n'ai pu constater aucun sous-entendu hostile. Mais
c'est égal : Benjamin s'est d o n n é de la peine, et peu m ' i m p o r t e
ce qu'il pense par-devers lui. Il n'a pas perçu le véritable impetus
de m o n travail, et il ne pouvait en être autrement. Il ne sait pas
ce que c'est que l'élan qui s'ouvre vers le réel. Il y a là chez lui
u n m a n q u e . [...]

A d o r n o à Kracauer, 26 mai 1930

[...] À propos des Employés : d'abord, ta conception de la


dialectique matérielle m'intéresse beaucoup parce qu'il y a dans
m o n Kierkegaard une idée analogue, sous le n o m de dialectique
intermittente, autrement dit, u n e dialectique qui n'aboutit pas à
des déterminations closes, mais qui est arrêtée par une réalité qui
n'y trouve pas sa place, u n e dialectique qui retrouve son souffle
dans cette m ê m e réalité (c'est une expression de Kierkegaard)
et chaque fois prend un nouveau départ. Toutes les discussions
que j'ai sur le marxisme t o u r n e n t autour de cela et c o m m e toi,
j'argumente contre un concept fermé de la dialectique en faisant
valoir q u ' u n tel concept reposant sur la catégorie de la totalité
ne serait q u ' u n e détermination de la pensée et en tant que tel
idéaliste. N o u s nous trouvons donc, là aussi, d'accord* sans en
avoir parlé auparavant. E n cela, j e suis aussi en accord sur le plan
m é t h o d o l o g i q u e avec le travail sur les employés. M o n objection
est b e a u c o u p moins radicale que tu ne l'as cru, manifestement.
Je n e te r e p r o c h e pas d'avoir écrit prima vista, mais b i e n au
contraire, j e pense qu'il serait plus juste dans des analyses de

qui se trouve ainsi dépréciée. E n outre, il n ' a p r a t i q u e m e n t a u c u n e relation


avec le sujet. Q u ' e n p e n s e s - t u ? » ( T h e o d o r W. A d o r n o , Siegfried Kracauer,
Briefivechsel 1923-1966, op. cit., p. 213.)
EXTRAITS DE LA C O R R E S P O N D A N C E A D O R N O - K R A C A U E R 145

ce type de s'appuyer davantage sur les impressions et sur leur


construction, puisqu'on ne peut pas disposer de l'arrière-plan
é c o n o m i q u e complet (et p e u i m p o r t e qu'il soit abordé dans
u n e perspective p u r e m e n t marxiste ou bien empiriquement), et
parce q u ' e n outre on se trouve rapidement embrouillé dans des
antinomies lorsqu'on s'aventure sur le terrain de l ' é c o n o m i e ;
avec cela, chacun peut avoir raison. Il ne faut pas prêter le flan
aux imbéciles et il vaut m i e u x rester dans notre d o m a i n e de
l'interprétation constructive, que ces messieurs ne supportent
pas, qui les m e t toujours mal à l'aise, et contre laquelle ils sont
d'autant plus désarmés que la pertinence des constatations finit
par leur sauter aux yeux. C'est tout*. [...]
Table des matières

Présentation, par Nia Perivolaropoulou VII


N o t e sur cette édition XXI

Préambule 3
U n domaine inconnu 9
Sélection 17
Petite pause d'aération 27
L'entreprise en marche 37
Déjà ! Hélas... ! 47
L'atelier de réparation 57
Petit herbier 69
Sans formalisme, et avec classe 79
Entre voisins 89
Asile p o u r sans-abri 99
Vu d'en haut 111
Mesdames et Messieurs, chères et chers collègues . . . . 121

U n outsider attire l'attention. Les Employés de S. Kracauer,


par Walter Benjamin 129
Milieu artificiel. A propos des Employés de S. Kracauer
par Ernst Bloch 137
Extraits de la correspondance Adorno-Kracauer à propos
des Employés 141
D U MÊME A U T E U R

De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne,


L'Âge d'Homme, 2009.
L'Histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006.
Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire, Paris, Le P r o m e n e u r ,
1994.
L'Ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, Paris,
La Découverte, 2008.
Le Roman policier. Un traité philosophique, Paris, Payot & R i v a g e s ,
2001.
Rues de Berlin et d'ailleurs, Paris, Le P r o m e n e u r , 1995.
Tliéorie du Jilm. La rédemption de la réalité matérielle, Paris, F l a m m a r i o n ,
2010.
Le Voyage et la danse. Figures de ville et vues de Jilms, Paris/Québec,
Éditions de la Maison des sciences de l'homme/Les Presses de
l'Université Laval, 2008.
Ce volume,
le vingt-quatrième
de la collection « le goût des idées »,
publié aux Éditions Les Belles Lettres,
a été achevé d'imprimer
en août 2012
sur les presses
de l'imprimerie SEPEC
01960 Peronnas

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