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Littérature

La conscience du poète: les langages de Paul Valéry


Alain Rey

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Rey Alain. La conscience du poète: les langages de Paul Valéry. In: Littérature, n°4, 1971. Littérature. Décembre 1971. pp.
116-128;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1971.2534

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1971_num_4_4_2534

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Alain Rey, Paris.

LA CONSCIENCE DU POÈTE
LES LANGAGES DE PAUL VALÉRY

Songez à présent au langage 2...

Qu'un poète prenne conscience de son activité, et le voilà habité par


un critique. S'il ne se contente pas de rêvasser, ou de sursauter au gré des
humeurs, alors germe en lui un homoncule philosophe, ou sémanticien, ou
linguiste. Ce dernier mot abuse. Réfléchir au langage ou à la signification,
parler sans littérature de la littérature n'est pas toujours faire œuvre de
linguiste. Encore faut-il se plier à des méthodes; ou bien les mettre en cause
après avoir prouvé qu'on les maîtrisait. C'est dire que cette affirmation :
Paul Valéry linguiste, me gêne, alors que cette autre : aucun linguiste ne
devrait ignorer la pensée de Valéry, me paraît amplement démontrée par
la lecture des Cahiers, entreprise avec conscience par J. Schmidt-Radefeldt,
dont l'intéressant ouvrage, ici pillé, mérite une gratitude vraie.

Ces Cahiers sont presque exempts de littérature active. Quelques


brouillons ou traces de poèmes témoignent seuls que celui qui les tient
n'est pas seulement un « penseur ». Chercheur, plutôt : « Je ne suis que
Recherche », écrivait coquettement leur auteur en 1924. Il ajoutait : « Qu'est-
ce qu'un homme qui ne cherche pas? », sans flairer qu'on pouvait y répondre
par la phrase célèbre de Picasso, sans avouer qu'il y avait répondu
suffisamment, par la Jeune Parque ou par Charmes. Dans ces Cahiers, le trou-
veur Valéry est caché, mais c'est lui, ce sont ses exploits poétiques qui
motivent cet énoncé immense et dense, redondant et varié. Sur un oubli de
la création littéraire, Valéry déroule une réflexion continue sur les
conditions de cette activité.
Dire recherche, c'est susciter une méthode. Chez Valéry, la méthode
est une heuristique personnelle, identifiée à la construction d'un
système (Cahiers, 20, 290. S.-R.) 3 et cette construction ne saurait être
élaborée qu' « à la Descartes ».

1. A propos, notamment, de Paul Valéry linguiste dans les « Cahiers », par Jiïrgen
Schmidt-Radefeldt, Paris, Klincksieck, 1970.
2. C'est la dernière phrase de Fontaine de Mémoire (Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, t. II, p. 1371), ici placée pour menacer toute glose de son suspens.
3. Les citations notées S.-R. proviennent des Cahiers et sont données par Schmidt-
Radefeldt. Le premier chiffre indique le numéro du cahier, le second la page.

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Référence constante chez l'auteur qui érigeait en principe, dès ses
premières réflexions, la « division des moyens » (2, 664. S.-R.) et qui, sans
cesse, voulut ramener « toutes idées à une structure de langage », comme
par une géométrie analytique. L'arrière-pensée leibnizienne, le rêve du
métalangage scientifique, se dévoile ici. Mais le rationalisme analytique
qu'il revendique ne lui interdit pas de subir le poids écrasant du
phénomène : « II n'y a pas de variables indépendantes en soi... Il n'y a aucune
variable isolée », répète-t-il (15, 608. S.-R.), posant par là que toute analyse
ne vaut que dans et par les calculs qu'elle instaure, et que le découpage
du réel ne prend valeur et vie que dans un modèle fonctionnel efficace.
Dans l'orgueilleux isolement de ces Cahiers, où les noms propres sont
rares et écrasants (Descartes, Kant, Leibniz 4..., Olympe intellectuel raréfié),
la réflexion sur le langage n'accepte à proprement parler aucun modèle, ne
subit aucune méthode élaborée pour son objet. La division opératoire, même
revendiquée dans l'abstrait, est jugée dérisoire quand elle est le fait des
spécialistes : « Les savantes études sur la langue et la poésie sont partagées
entre phonétique, grammaire, stylistique, linguistique. Tout ceci est
parfaitement inutile et inutilisable (à part quelques résultats étymologiques).
1° Ils ont cru que l'objet est divisible; 2° Ils ne se sont pas posé leurs propres
problèmes » (28, 426. S.-R.). Ce constat méprisant date de 1944; il est
définitif. Deux ans plus tôt, Valéry notait que « la linguistique ne nous
apprend rien d'essentiel sur le langage — Des questions d'origine, de
similitudes » (26, 757. S.-R.). Voilà exactement ce qu'eût dit à meilleur
droit Saussure, ce qu'il a nettement suggéré, lorsque sa déception à l'égard
de la linguistique historique le conduisait à élaborer ce cours confidentiel
et presque honteux qui est devenu un texte clé du xxe siècle. Il n'en faut
pas plus pour se dire que Valéry n'a pas connu (ou reconnu) Saussure, que,
connaissant Meillet et Brôndal, il les a bien peu lus, qu'il a tout ignoré des
géniaux inspirateurs de cette linguistique historique qu'il condamne de
l'extérieur, sans même parler de ses contemporains, Sapir, Bloomfield, Hjelm-
slev... Plus étrange encore, son ignorance de ses semblables, les philosophes
du langage, ou des psychologues qui l'auraient passionné, et des phénomé-
nologues, à commencer par l'auteur des Recherches logiques.
En transformant le titre que J. Schmidt-Radefeldt donne au chapitre I
de son livre (« Au seuil de la linguistique moderne ») et en y substituant
« A côté de la linguistique », je ne souhaite ni décrier ni reprendre. Le seuil
est en effet « hors », et Valéry, ignorant tout des aîtres, en a tracé un plan
à son usage. Il n'a pas pénétré dans un domaine scientifique, il en a posé
la nécessité, suggéré les conditions, élaboré selon son propre dynamisme
mental (un des plus puissants de son temps) les axes et les proportions.
Autant le dire : cette réflexion externe, dont la scientificité prête à doute,
est plus précieuse que bien des théories construites et spéciales. C'est qu'elle
subtilise à la science son objet, qu'elle le replace, avec cette naïveté
supérieure que confère à certains esprits la force occulte d'une idéologie active,
dans un milieu vaste et original, qu'elle est enfin capable de produire un
vrai discours critique. Et lorsque ce discours utilise la violence de
l'aphorisme (avec quelle force subtile, les lecteurs de l'Idée fixe ou des Mauvaises
pensées s'en doutent), la syntaxe souple du raisonnement philosophique
et le laconisme loquace des formalisations, lorsqu'il articule fortement
sa psychologie de l'acte avec le fonctionnement nu des modèles
mathématiques, pour mieux s'expliquer le couple déraisonnable, inépuisé, de la pensée

4. Par exemple en 2 , 517, où après avoir caractérisé en un tour de main ces trois
pôles, Valéry ajoute que le reste n'est que « phrases vagues ».

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et du langage, le spécialiste le plus imbu de linguistique ou de théorie
littéraire ne peut y rester insensible.

La conception valéryenne du langage se dessine sur un fond trouble.


J'entends que des éléments leibniziens s'y heurtent à la tradition sensua-
liste, laquelle peut aller jusqu'à des aphorismes dignes de Gondillac et de
Berkeley même, tel : « Le langage écarté, il ne reste que des images [...]
et les sensations » (Cahiers, 2, 340). Le jeune Valéry pense donc que l'on
peut écarter le langage, et parle sans gêne de la conscience, de la pensée.
A vrai dire, sa passion pour le langage vient de ce qu'il le considère comme
un facteur isolable ou du moins écartable, dans l'économie de la « machine
humaine », dans le fonctionnement de ce « théâtre » qu'est la conscience.
De cette machine, et par la force qui la meut (« Le langage y joue le rôle
d'un transformateur extraordinaire », 8, 832. S.-R.), la pensée sort : deus
ex machina. Deus, c'est-à-dire pureté. Valéry oppose en effet la « pensée
pure » à la « pensée au moyen du langage et des signes » (Cahiers, 2, 492),
et s'écrie, ouvrant sa phrase par un mot religieux : « Hérésie! que traduire
dans le langage ordinaire, c'est-à-dire fait par usages sales, mêlés et
indistincts — les résultats d'observations pures » (Cahiers, 2, 364). Cette phrase
passionnée assigne la souillure (le mélange) aux hommes et à leurs rapports,
et fait la pureté s'incarner dans la passivité d'un observateur muet, face aux
choses. Elle trahit bien des illusions épistémologiques (celles du
positivisme) et exprime un jugement de valeur peu propice à la froide analyse.
Mais il semblerait que Valéry, comme Locke, accablant l'usage ordinaire,
les phrases « creuses » ou les mots « enflés », n'y voit qu'un abus épisodique,
une perversion évitable. Quel que soit leur destin postérieur, « les mots ont
l'esprit de venir à l'esprit », car « leur attente les attire » (19, 24. S.-R.).
Que la conscience les attende et que le besoin les suscite, on aime à le voir
écrit et on se prend à interpréter ce besoin comme désir, ce qui nous est
devenu familier après Freud. Mais d'où sont-ils tirés? Où donc s'adresse
cette attente?
Ici s'impose la théorie d'un langage intérieur, centrale chez Valéry
comme chez les psychologues de son temps. Ce langage intérieur, dont on
ne sait au juste s'il est langage ordinaire sans réalisation phonologique
ou tout autre chose — car il pourrait avoir une syntaxe différente — , qu'on
peut ou non identifier à la pensée, est un thème que les linguistes n'aiment
guère. On les comprend, comme on comprend les réflexions désabusées
d'un Wittgenstein (Phil. Unters., pp. 344 et suiv.) à ce sujet 5. Valéry
n'a pas ces pusillanimités. Pour lui, qui se dit tant de choses, et de
si belles, le problème obscur est plutôt : « Comment entends-je ma voix
intérieure? » (28, 471. S.-R.). Comment la parle-t-il, il nous le dit : ce
langage intérieur est comme une ébauche motrice; c'est un « fantôme d'acte »
(S.-R., p. 35), il équivaut métaphoriquement à la pensée même, « ombre
d'actes » (18, 527. S.-R.). Fantôme et ombre ne sont tels que pour celui
qui écoute; ce sont aussi des épures, des schemes intentionnels, que l'on
construit d'après cette réalisation externe qu'est la parole. Le langage
intérieur (une énergie) est un cycle, un dynamisme fermé, un cercle. Qu'il
se brise, et l'on entend la voix humaine. On pourrait presque dire que le
langage, au sens courant, est un accident dans l'activité de ce fantôme
bavard que chacun porte en soi.
Mais ceci n'éclaire pas la production du flux intérieur. Si l'on s'en

5. Ne pas confondre avec les critiques du dit contre l'hypothèse d'un « langage
privé » incommunicable.

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inquiète, les fantômes d'actes, ou les schémas, devraient faire place à ce
qu'ils doivent être activement : projets mimés ou résultat d'un circuit
neuronique excité, quoi encore? Valéry prend les choses prudemment :
le langage d'avant la parole provient d'une énergie obscure et implique
tout un complexe : mémoire, imitativité, pensée peut-être. Voici venir le
néologisme lancé sur le mode plaisant dans l'Idée fixe : I'implexe.
Le langage, l'idée même (et ceci ne contribue pas à clarifier la théorie
de celui qui assure ne pas faire de théorie), sont pour Valéry des facteurs,
des moyens de changer. Dans Vidée fixe précisément, il lâche le mot : des
signaux de transformation 6. Les idées, qui ne sauraient être fixes, comme
les mots, qui semblent l'être, signalent une « capacité de sensations et de
productions », un « virtuel » qu'on a bien le droit d'appeler implexe. Cette
notion, très suggestive, mais dont on ne sait trop ce qu'elle suggère — comme
il est dit dans l'Idée fixe — , Valéry l'applique d'abord assez lâchement à
toute la vie psychique.
Utilisant cette notion pour parler du langage, il remarque ceci : I'implexe
acquis — et commun — qui informe la vie sociale est derrière tout système
de communication (27, 630); les combinaisons de signes en discours se font
selon cet implexe. L'implexe d'un mot est donc l'ensemble de ses possibilités
combinatoires, et c'est l'une des définitions de son sens (on y reviendra).
L'implexe de la langue semble être une capacité idéale : il fonde la
communication, par le fonctionnement d'un code partagé. C'est une notion
psychologique qui reste intuitive et ne saurait être identifiée à des concepts
explicitement opératoires, comme ceux de la psychologie génétique ou de la
grammaire generative.
Faute d'un schéma plus affiné de la réalité linguistique, qu'il eût pu
trouver chez Saussure ou déjà chez Humboldt, Valéry a employé beaucoup
de sa propre énergie intellectuelle à débrouiller ces aspects complémentaires,
que l'on résumera grossièrement par ce couple terminologique illustre :
langue-discours. Son implexe, principe obscur, est en deçà du langage,
en deçà de l'acte et du phénomène. Ce n'est pas un modèle abstrait, comme
la compétence chomskyenne, ni un élément dans l'explication fonctionnelle.
Émergeant de ce virtuel indicible et si vaguement « impliqué », le lecteur,
remontant dans la série des Cahiers, y trouvera une conception du langage
en tant qu'activité. Toute action est réaction; il n'y a pas de commencement;
la langage est cette structure qui permet d'imiter un type d'action (22,
45. S.-R.). Ajoutons que la structure est alors ce qui, dans le langage, permet
cette imitation, ce re-commencement. Le cycle qui va de l'excitation
(besoin, désir, action externe) à la réponse est celui même de la rétroaction.
J. Schmidt-Radefeld évoque à bon escient les liens entre cette pensée et la
cybernétique : la conjonction des mathématiques et du biologique (du
psychophysiologique) dicte dans les deux cas un modèle où les structures
rationnelles sont issues de celles de l'objet vivant.
Dire que le langage 7 est à la fois forme et acte, c'est y reconnaître
un ensemble de règles, de possibilités opératoires et une mise en œuvre de
ces possibilités. Envisager de préférence l'acte, c'est instaurer une
linguistique de la communication, où la réception, le décodage, sont conçus comme
« imitation », (re)commencement du geste qui a créé l'objet sonore ou
visuel. Quant au langage intérieur, on l'a vu, c'est l'ombre de cet acte,

6. « Une idée est un moyen, ou un signal de... transformation, qui agit plus ou
moins sur l'ensemble de l'être » {Idée fixe, Bibliothèque de la Pléiade, p. 205).
7. Langage. C'est le mot qu'utilise Valéry, et qu'il faut bien reprendre, pour
éviter de lui prêter l'intention analytique que suppose l'emploi de langue et discours
(ou parole), comme l'opposition de langage à langue.

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mouvement circulaire, pulsation rythmée : « Toute la pensée est ombre
d'actes » (18, 257. S.-R.). Valéry répond à la question inépuisable des rapport,
entre pensée et langage dans un esprit proche de la psychologie génétiques
La « pensée », comme le « langage intérieur » constituent pour lui des
montages dynamiques analogues à ceux de l'activité pratique. La «
linguistique » est une praxéologie. Les structures de la langue (au sens saussurien)
permettent aux membres d'un groupe un jeu de comportements imitatifs
(la communication), par lequel la pensée, véhiculant les types d'actes
dont elle est 1' « ombre », est transposée et transportée. Mais ce
transport même est un acte, par lequel l'esprit, grâce à l'esprit des mots qui
viennent à lui, peut fonctionner, transmettre, et par là se manifester.

II

La conception de Valéry, on le voit, relève d'une philosophie de l'activité


langagière, et construit surtout une doctrine de renonciation et de la
compréhension, du discours et de la communication.
Le désir constant d'atteindre les formes et le système, de déceler à
travers le phénomène psycho-social les conditions abstraites de son exercice,
la combinatoire, est cependant présent dans les Cahiers. Dans le premier
(1, 270. S.-R.) on lit : « Le langage est un instrument de communication et
de calcul. » Ce « et » fait la difficulté, car la communication recourt à
l'impureté fondamentale, aux « usages sales » du langage ordinaire, tandis que le
calcul exige l'épuration, l'abstraction d'un modèle et, sournoisement, le
métalangage plus ou moins assumé. Valéry en est conscient : chaque
phénomène humain appartient à la fois à un système formel et, par son caractère
significatif, à un monde illimité (7, 844. S.-R.); il prétend ne négliger aucune
des deux faces de ce Janus 8. En fait, il biaise et passe sans prévenir de la
raison abstraite des Formes à l'impureté nécessaire des conversations, des
méditations silencieuses, de la pensée et de l'acte dont elle est l'ombre, la
projection et le signe : à l'impureté du phénomène humain. L'intention
scientifique joue entre ces deux pôles, se réfugiant du côté de la ratio (avec
le structuralisme, par exemple) ou cherchant à tout embrasser du phénomène
et refusant le fantasme du rationnel pur. L'histoire de la linguistique et sa
vitalité actuelle relève, on le sait, de cette tension; l'erreur féconde de
Bloomfield fut de chercher à la résoudre en écartant le seul moyen de
subsumer la communication et le calcul, qui est le terrain du sens.
Pour Valéry, le sémiologique est fondamental. Malheureusement, ses
investigations souffrent d'une pauvreté instrumentale relative. Ses vues
ne se présentent jamais exactement selon les cadres conceptuels des
linguistes : ce qui revient à dire qu'elles ne sont pas directement
utilisables par la science du langage, mais non certes que cette science n'ait
rien à en tirer.
Pourtant, la première manifestation d'intérêt pour les problèmes de

8. Rien de nouveau dans cette constatation de la nature double du langage :


structure ou analogie opposée à l'irrégularité, à l'ouverture au monde. On rappellera ce
passage de Mme de Staël, : « L'étude de la grammaire exige la même suite et la
même force d'attention que les mathématiques, mais elle tient de beaucoup plus
près à la pensée. La grammaire lie les idées l'une à l'autre, comme le calcul enchaîne
les chiffres; la logique grammaticale est aussi précise que celle de l'algèbre, et
cependant elle s'applique à tout ce qu'il y a de vivant dans notre esprit : les mots
sont en même temps des chiffres et des images ... » (De V Allemagne, 18.)

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langage, chez Valéry, ce fut, en janvier 1898, la lecture critique d'un livre
de spécialiste, mais qui dénommait un champ d'études demeuré implicite :
la Sémantique de Michel Bréal. Après avoir constaté le peu d'intérêt général
(et donc scientifique) des travaux de linguistique (il s'agit évidemment de
la linguistique historique, ou de ce qu'il devait en connaître : Brachet
peut-être, qu'estimait Mallarmé, Littré sans doute et, à travers eux,
vaguement, Grimm et Bopp), et la « nullité de la psychologie », il écrit dans son
compte rendu du Mercure : « II arrive alors que M. Michel Bréal [...] replace
justement le langage dans son unique lieu. » Valéry généralise à sa manière,
négligeant l'aspect philologique et historique de cette rhétorique du lexique,
la tirant de son domaine central qui est évidemment le système de la
langue, pour constater d'abord le surgissement du langage en tant qu'objet,
et la surprise causée par cette apparition. Puis « dans cet inattendu, l'individu
se dessine. Il fait tout ce qu'il peut pour se comprendre — lui qui se parle,
avant tout, quand il parle ». C'est, déjà, un thème majeur des Cahiers. Et
l'auteur du compte rendu insiste : « Toute forme de langage se présente
comme une sorte de groupe ou de total, composé de signes fixes et d'idées »;
ceci se produit « dans un esprit ». La « logique » tente de fixer « un certain
développement constant » pour les signes (qui ne sont donc pas si fixes
que cela), « mais en réalité, l'individu est tout » et se sert des signes selon
ses variations. Cela est possible parce que « les signes du langage sont
absolument distincts de leur sens ». L'arbitraire absolu du signe garantit
paradoxalement que l'homme « est forcé de se comprendre ». Le signe
isolé dans sa fixité (le signifiant) est coupé de l'idée changeante, accordée
au temps intérieur de l'individu. La définition, signifiée par une « logique »
mal définie (la raison commune?), se plie imparfaitement aux vacillations
vitales de l'idée, et le signe, instrument figé, demeure tout à la fois
inaccessible et disponible, indifférent. En somme, la stabilité, indispensable à
chaque moment du système, est rejetée dans le domaine des formes muettes.
Le dictionnaire rêvé de Valéry comprend, pour chaque signifiant, une
poussière impalpable et changeante d'idées individuelles, en proie au
mouvement brownien de chaque esprit. Indissociables (« l'homme est forcé de se
comprendre »), les deux faces du signe sont dans deux mondes différents,
l'un sec et mort, unifiant, l'autre divisé, changeant, humain. Inutile d'ajouter
que c'est ce monde des idées en proie aux signes qui fascine Valéry. On voit
combien l'arbitraire le conduit sur des chemins éloignés de ceux de Saussure.
Il voit dans le langage le lieu des liaisons mentales irrationnelles : « Ce sont
tous les symboles, les langages en général qui sont constitués par des
sensations (ou des ph. mentaux) accolées à des idées arbitrairement » (lettre à
Gustave Fourment, 4 janvier 1898).
Dès le premier Cahier on trouve une série de remarques sur le signe
qui développent ces positions et ne seront jamais reniées (pp. 378-381). La
liaison « irrationnelle » de deux faits, l'un « <p ou ty » (physique ou psychique)
suivi « d'un autre fait toujours ty », constitue le signe. Celui-ci fonctionne
par la substitution d'un « développement appris » au « développement
propre » du premier fait; il peut fonctionner parce qu'il est disponible
(« dans la dépendance de l'homme ») tout en déclenchant un sens «
quelconque ». Ce sens, qu'il restitue dans la communication, n'est pas un « sens
typique parfait ». Mais le fonctionnement du signe (stable, social, partagé,
disponible) est d'incarner, de transmettre, de « restituer » un sens et non
de le produire : « Le vrai sens est toujours celui qui précède immédiatement
le signe. » Encore : « On peut douter du sens d'un mot donné. On n'en doute
pas quand on le donne. » Ce qui revient à dire que la vérité du sens est de
saisir l'idée — à coup sûr — et de la restituer — sans garantie. En effet,

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le sens du mot qu'on donne est immédiat, individuel, adéquat : je me
comprends, je ne peux pas ne pas me comprendre et donc le comprendre;
tandis que le sens du mot donné est double. Le signe restitue « le sens qui lui
a été spécialement et réellement donné », mais ce sens idiosyncrasique ne
peut être intégralement transmis.
Le sens « réel » (prise en charge de l'idée par un signe) s'oppose au sens
« typique parfait », qui est une « moyenne incessamment modifiée ». Le
signe ne trahit a priori que cette moyenne, cette « diversité irréductible ».
Valéry donne alors sa solution au problème du signe occurrent, phénoménal
(le token des informaticiens) et du type qu'il suppose : il démantibule
le dernier et propose même de le faire éclater en une poussière d'homonymes.
A chaque fois que le mot rose est prononcé ou écrit, dans autant d'énoncés
différents, un sens différent est transmis et imparfaitement restitué. Et
quand il dit « signe» (par exemple dans la phrase leitmotiv : « Tout signe est
un acte » ou « Le signe est l'acte du sens »), c'est au phénomène qu'il songe,
non à son type abstrait : ce dernier reçoit en général l'étiquette de « mot » 9.
Et c'est quand le mot, unité commode, fixe, disponible, est utilisé dans une
circonstance unique, qu'il donne naissance au phénomène-signe, à l'acte-
signe qui assure une transmission. Mais l'idée, le phénomène-idée, l'ombre-
d'acte devenue sens, n'est pas maniable au même titre : « Les sens
des mots sont intransmissibles » (17, 882. S.-R.). Pourtant le signe en acte
est un excitateur, et ne peut l'être qu'en restituant, tant mal que bien,
un sens : « Ce qu'il est s'efface devant ce qu'il excite. » L'acte de signification
n'est pas un transport de l'être du signe (du signifiant), n'est pas la
restitution exacte d'un sens (d'un signifié), c'est un stimulus qui détermine
une (ré)action parce qu'il incarne une ombre d'acte, une idée.
Superficiellement comparable à la pensée du Wittgenstein deuxième manière (le sens
d'un signe, c'est son usage), la position de Valéry s'y oppose par un psycho-
logisme qui procède à la fois de Gondillac et de Bergson. Le transfert du
sens suppose dans cette optique une antériorité ontologique de l'idée
individuelle, conçue il est vrai comme le produit psycho-physiologique d'un
sujet de comportement et non comme une transcendance pure.
Quant au modèle du signe, Valéry en a proposé deux versions. L'une,
triangulaire, analyse classiquement la relation signifiante en trois éléments :
le signe, l'image mentale ou idée d'un « objet », l'objet lui-même (17, 782.
S.-R.). La représentation triangulaire permet de schématiser trois types
de relations : l'une, arbitraire, entre objet et signe, une autre, qui correspond
à l'usage (le signe est rapporté à une idée) et à la compréhension (le signe
reproduit l'idée), relie le signe à l'idée, la dernière enfin couple l'image
mentale (ou idée) à l'objet (réflexion) : la relation idée-objet est en même
temps une relation de « confusion ». Ébauchée en 1897 dans les Cahiers,
cette trichotomie, héritée des stoïciens (mais leur théorie était
profondément différente) a trouvé une formulation schématique dans l'ouvrage
d'Ogden et Richards, The Meaning of Meaning (1924). Ceux-ci, psychologues
behavioristes, se refusaient à parler d' « idée »; leur modèle se bornait à
mettre en rapport le signe (symbol) à un réfèrent par l'intermédiaire d'une
énigmatique « référence » héritière du Tuyxavov antique. Plus hardi et plus
explicite, le « triangle de Valéry » mérite bien autant d'attention que celui
d'Ogden. Son mentalisme est avoué; la transitivité de 1' « image mentale »,
seule capable de franchir l'abîme de l'arbitraire, y est fondamentale. C'est
un modèle dynamique, où chaque côté du triangle a deux sens opposés
9. Pas toujours. Tous les termes employés par Valéry souffrent de cette
ambiguïté : tantôt ils désignent un type général, tantôt une occurrence. C'est vrai pour
signe, mot, idée, image.

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également actifs; c'est un modèle du signe en acte, et il faut y lire signe
comme la prise en charge d'un phénomène physique (signifiant) par un
esprit. Le signifié (« sens » chez Valéry) n'y est pas mentionné : il est virtuel
dans le signe, actuel dans l'esprit, et se produit quand le signe s'éveille, est
agi : alors il opère la relation image ^± sens, et la machine fonctionne
(voilà du moins comment je lis cette phrase du Cahier 3, p. 442 : « Une
accommodation ne peut ni exister ni subsister que par ce qui la commande
— ainsi l'image, sens d'un mot par le signe ») 10.
L'originalité de ce modèle est de représenter une réalité fonctionnelle
et actuelle : il ne concerne pas la langue en tant que système abstrait. C'est
sans doute une supériorité sur le triangle d'Ogden, qui souffre d'une
ambiguïté fondamentale n. Ces caractères sont développés dès 1929 sous forme
d'un autre modèle dynamique, quadrangulaire, plus proche de la théorie
« classique » quaternaire du signe, partiellement reprise par Saussure et
lucidement analysée par Foucault.
Dans ce schéma, les quatre pôles sont le signe physique (la vox des
anciens, le signifiant), le signe psychique (la dictio, le lekton, en tant qu'acte),
l'image mentale (qui réintroduit, on va le voir, l'idée générale, le concept,
absents du modèle triangulaire), enfin, la chose (qui ne correspond pas à une
essence matérielle métaphysique, mais à un percipi) :
image

chose
1 *■ "»
1 ** - ■* - „ 1
signe

signe 9

(Cahiers, 14, 196, d'après Schmidt-Radefeldt, p 98.)

Le côté horizontal bas représente, semble-t-il, le passage de l'acte


psycho-linguistique (discours), éminemment variable, à la fixité (ou plutôt
à la reproductible) de l'événement physique signifiant. En effet, avec
un exemple lexical — un nom commun qui l'oriente vers une prise en
considération de la langue — , le signe ty est baptisé « l'acte qui produit
ce son — du mot — » et le signe <p « le son de ce mot, l'idée de ce son ».
Cette glose précieuse écarte un grave contresens : le signe physique, pour
Valéry, englobe 1' « image acoustique » saussurienne, et l'opposition <p
vs 4» n'est pas à comprendre comme : événement physique vs contenu
« mental », mais comme : type, stabilité vs acte unique, occurrence.
Le même type d'opposition, inversé, se déchiffre en haut, pour peu
qu'on tienne compte du commentaire de l'auteur (il s'agit du mot cheval) :
chose est « vision d'un cheval réel », donc perception, phénomène unique,
jamais exactement reproduit, tandis qu'image est « image du cheval ».
Le du est malheureusement ambigu : si je lis « de ce cheval », tout le haut

10. Souligné par nous.


11. Pour la lever, Klaus Heger a élaboré un modèle plus complexe qui rend
compte par une transformation interne (que représente la superposition d'un modèle
trapézoïdal au modèle triangulaire) de l'articulation du signe « en langue » et « en
parole ».

123
du modèle passe dans l'univers instable du phénomène; si c'est : « du cheval,
en général », l'opposition occurrence-type (en l'espèce, conceptualisation)
réapparaît. Valéry ne semble pas avoir été conscient de l'ambiguïté.
Quoi qu'il en soit, ce schéma très riche rend compte de la définition
ostensive (signe 9 ->- chose), de la nomination (chose ->■ signe 9) et, si l'on
considère les potentialités du signe <p en tant que type, de l'extension du
signe (chose doit être lu alors comme « classe de choses, i.e. de percepts »).
Le signifié (sens, chez Valéry) y prendrait place sur la diagonale signe
9 -> image. L'encodage suivrait le graphe chose -> image -> signe <\> -»■ signe 9,
le décodage, par la marche inverse, s'arrêtant au terme image. La verticale
gauche concernera les relations entre le monde et les formes du langage;
la droite mettra en rapport l'activité sémiotique humaine et la
conceptualisation. Malgré ses ambiguïtés, peut-être à cause d'elles, ce modèle est
l'un des plus suggestifs qu'ait jamais élaboré — avec ou sans schéma
spatial — un philosophe du langage. Il est difficile d'en établir le degré
de généralité sémiologique; comme la plupart de ses prédécesseurs, Valéry
semble appliquer sa théorie du signe aux faits linguistiques, et notamment
au mot (non à la phrase, ni aux unités minimales).
Le terme mot illustre bien les incertitudes de cette terminologie : ce
qui est défini (Cahiers, 21, 406. S.-R.) comme « propriété », « événement »,
« acte » l'est en même temps comme « probabilité ». La confusion correspond
à cette difficulté à percevoir le système, la langue, à travers le phénomène
fascinant et primordial de l'échange du sens. Mais le mot est précisément
le révélateur privilégié de ce système. Cette propriété métalinguistique,
illustrée par l'antiquité vénérable du réflexe lexicographique, procède des
caractères sémiotiques particuliers de cette unité dont les linguistes ne
veulent pas. N'étant pas linguiste, mais poète, Valéry, comme Mallarmé,
comme de plus modestes locuteurs, s'intéresse passionnément au mot.
C'est à son sujet qu'il découvre nettement l'opposition qui fait si souvent
défaut à sa réflexion : il la vit comme celle de l'inertie au mouvement :
« Les mots en phrase et en mouvement sont tout autre chose que les mêmes
mots inertes et séparés. Leur séparation est leur inertie » (10, 677. S.-R.).
On sent alors, au moment même où se découvre le dédoublement
méthodologique qui fonde la linguistique saussurienne, l'impossibilité d'en construire
le terme abstrait, et le refus tenace de concevoir une langue. Les
dictionnaires, il n'y veut rien comprendre : « ce qui se trouve dans les dictionnaires »,
ce sont « des essais [...] de transmission de signifiés à l'état isolé » (22,
381. S.-R.). C'est-à-dire que ce sens moyen, abstrait — qu'il propose ici
d'appeler signification pour bien le distinguer du sens, « effet fonctionnel
ou en acte » — , il le voit encore comme transmis, donc en acte : encore du
discours. Pas étonnant alors qu'il se gendarme contre ce sens isolé, mort,
qui ne correspond à aucun échange réel, contre cette signification inhumaine
puisqu'il la voit agissante, monstrueusement superposée aux sens vivants,
les déviant, les pervertissant.
Toutes les critiques des penseurs contre le langage, celles de Platon
comme celles de Hobbes, de Bacon ou de Berkeley, sont immanquablement
des critiques contre les mots, et procèdent plus ou moins de la confusion
entre code et message. Ainsi Valéry, parlant du dictionnaire, confond un
discours métalinguistique avec une transmission « horizontale » du sens.
S'il s'était souvenu de la phrase extrémiste et lucide dont il a déjà été
question (concevoir le signe « comme une pluralité de signes dont les formes
sont accidentellement identiques »), aurait-il continué à poursuivre les
« perroquets »? En effet, si les gros mots (enflés, grotesques) qui affectent
la forme de : liberté, âme, dieu, etc., ne sont rien qu'une collection d'occur-

124
rences, ils n'ont simplement plus de sens. Valéry, comme Wittgenstein,
n'a pas fermement tenu cette position peu soutenable et très cohérente.
Critiquer le mot isolé est aussi vain que le définir (on sait que la définition
du dictionnaire, paraphrase synonymique qui explicite naturellement l'ana-
lycité, n'a rien à voir avec une définition logique). C'est Valéry lui-même
qui écrivait dans le troisième Cahier (p. 338) : « O philosophe! ô philosophes!
ce qu'il faut élucider, ce ne sont pas les mots — ce n'est pas dieu, cause
monde, volonté..., etc., — ce sont les phrases. » Les mots isolés, l'auteur
des Cahiers l'a répété, ne méritent qu'un intérêt lexicologique.
Et, bien sûr, les attaques traditionnelles contre les « idoles du marché »
(Bacon) ne s'adressent pas à des moyennes et à des abstractions, c'est-à-dire
au système de la langue, mais à la collection énorme, indéfinie d'énoncés
que l'on estime faux, absurdes, imbéciles ou dangereux et dont on extrait
les éléments récurrents les plus indiscrets. Les philosophes, tentant de
transformer leurs fantasmes, leurs réactions à l'idéologie ambiante en un
énoncé supposé dire le Monde, se heurtent à tous les usages antérieurs de la
langue. S'y heurtent et s'en nourrissent. Quant aux poètes, quant à Valéry,
leur rôle étant de fabriquer le message inouï pour lequel il n'y a pas encore
de code, tout énoncé antérieur leur est un poids mort ou une blessure. Il
est alors consolant de s'en prendre au système lexical et derrière lui au
logothète maladroit, Tradition, Société. Mais il s'agit vraiment de soulever
le poids mort et mortel des énoncés de l'Autre pour que renonciation soit
autre chose que répétition. On ne se plaint jamais des mots de la Prière,
de la Formule : on les redit ou on les brise. Ni de ceux d'une phrase
particulière : c'est alors l'énoncé, et l'énonciateur, qui sont en cause. Mais on se
plaint d'être soumis à la moyenne, ce que l'on exprime en se plaignant de
l'abstraction qui la construit. Valéry lui-même, comme les puristes qui
accablent les mots, alors qu'ils en ont aux usages, a longuement joué de ce
transfert. Au lieu de continuer à accuser les « usages sales, mêlés et indistincts »,
il feint de voir dans le signe qu'ont transmis, perverti et usé, donc, ces usages,
une cause et un responsable, oubliant ou feignant d'oublier que les unités
du code, si elles alimentent de nouveaux emplois, proviennent de la masse
totale des anciens. La métaphore du perroquet illustre elle-même ce
transfert; et le langage commun y voit à bon escient le locuteur automate, non
pas les mots (ou tout autre élément du code) qu'il utilise. A l'opposé, la
pensée comtienne prêtait aux Mots toute la sagesse de l'humanité en
progrès. Cette illusion métaphysique est à la base de maintes réflexions
prélinguistiques; elle accorde aux formes un pouvoir occulte généralement
malfaisant, qu'elles ne peuvent avoir reçu que d'un démiurge ou d'un dieu.
Il est remarquable que le Valéry des premiers Cahiers s'y laisse fort peu
aller, alors que l'écrivain célèbre encombre quelque peu de ses exigences
la recherche lucide et détachée. Celle-ci avait fait le point, avec force, dès
le second Cahier : « Les mots sont travaillés par l'usage qui n'est que leur
entrée dans une foule de combinaisons différentes [...] On peut former
un sens de mot — il ne reste alors qu'à ajouter un son, un nom — mais
ce sens ne peut se former que capable d'entrer en combinaison. Le général
n'est que la capacité d'entrer en combinaison » (2, 532).
Cette capacité combinatoire est une des notions qui éclairent le mystère
de la langue, du code et de tout système abstrait. Mais il y a un abîme
entre l'affirmation que le sens d'une unité réside dans sa capacité d'emplois
et celles qu'on peut lire ailleurs dans les Cahiers : « Le sens d'un mot n'existe
que dans chaque emploi particulier », « les mots n'ont de sens que dans leurs
emplois », etc. (S.-R., p. 117) : cet abîme, c'est l'effacement du système,
et la référence exclusive au phénomène. Progrès immense sur l'illusion

125
rationaliste de ceux qui posent un sens fixe et constant réalisé à coup sûr,
cette sémantique exclusive du discours repose sur un autre présupposé
métaphysique.
La sémantique des Cahiers sous-tend une analyse de la communication
et une linguistique de la phrase. C'est souligner l'intérêt immense et la
valeur prospective de la pensée de Valéry dans ce domaine. C'est aussi faire
entendre que les ambiguïtés dont il vient d'être question ont leur raison
d'être; issues des difficultés philosophiques qui font l'histoire même de la
pensée occidentale, elles alimentent les transitions qui préparent d'autres
attitudes, peut-être plus lucides.

III

Le premier acte de langage est, selon Valéry, le geste qui désigne.


C'est l'acte sémantique par excellence, la tension de l'index, indice, mons-
tration, et, comme l'exprime solennellement Valéry, sacrement. De même,
Wittgenstein. Ces deux penseurs, utilement confrontés par J. Schmidt-
Radefeldt (p. 40), s'expriment pourtant en des formules complémentaires :
Wittgenstein parlant de « quasi baptême d'un objet », Valéry de « baptême
d'un son », de manière plus étonnante. Montrant l'objet, le monde, le non-
langage, le Prêtre s'en servirait donc comme d'une eau lustrale pour régénérer
le son et susciter le Signe. La métaphore ressuscite encore une fois le logo-
thète du Cratyle, et plonge, derrière une pensée rationnelle, dans
l'inconscient mythique 12 . Mais le baptiseur du son, celui qui s'empare du cri, de la
vox, pour que vive le signe, c'est chacun de nous, lorsqu'il prend la parole.
Chez Valéry, le preneur de parole est toujours là. Il montre, il dé-signe, il
s'empare du son. Un acte s'accomplit, et le ceci (l'objet, le monde) entre dans
le royaume du signifié : « La première proposition possible [...] Ceci est
table » (23, 473. S.-R.). Lorsqu'un homme entend une phrase quelconque,
il reçoit avant tout ce message : « Quelqu'un parle 13. » La sémantique
generative, postulant la présence, en structure profonde, d'un contenu dési-
gnable par « X qui parle [et se désignera dès lors par moi, je, si tout est
normal] dit [à Y] que... » M, n'aurait certes pas songé à un tel patronage.
A noter que cette théorie du sujet implicite ne dépend pas de la notion
métaphysique de sujet transcenda ntal, comme on aurait pu s'y attendre
d'un cartésien avoué. En effet, ce : je dis que, mettable avant tout énoncé,
peut s'écrire aussi : « Je dit que » (S.-R. p. 47). Autrement formulé, en une
phrase qui en suggère d'autres plus répétées, usant aussi du démonstratif
neutre : « Moi est le nom de ce qui parle » (Cahiers, 3, 782).
Langage, échange, réciprocité ont chez Valéry une expression
métaphorique qui n'est pas nouvelle, celle de la monnaie. Mais ce n'est pas tant
le trésor commun qu'il évoque, comme le faisait par exemple Littré, c'est
l'aspect fiduciaire, la base sociale de la convention acceptée, de la croyance
en la valeur signifiante. La flducia, c'est autrement « l'implexe acquis »
(27, 630. S.-R.), c'est-à-dire tout ce qu'il y a de socialisable dans le
psychique, l'intention vécue de contrat social. Comme la monnaie, dont la
valeur légale importe peu si le cours réel s'en écarte, la parole ne vaut que

12. Voir à ce sujet, l'admirable texte de France qu'analyse Derrida avec


profondeur dans « La mythologie blanche », Poétique, 5, pp. 1-52.
13. Quand Valéry, développant ce point crucial, notait (28, 866) : « Ceci est
capital et non relevé [...] par les linguistes », il ignorait sans doute Karl Bùhler et sa «
fonction de symptôme. » Mais peu importe.
14. J. R. Ross et G. Lakofl, Is deep structure necessary?

126
dans et par l'échange. Filez la métaphore, et la raison file. Car les objets
fiduciaires s'échangent, mais demeurent, passent en des mains nouvelles
sans disparaître : que je brûle ce billet, et à la seconde où le feu l'entame, il
cesse d'être monnaie. Au contraire, l'exercice normal de la faculté langagière
est une consumation de signes. Le langage est transition entre deux états
du non-langage; il transforme tout autour de lui : l'émetteur qu'il suscite
(« La chose émise émet l'émetteur », 24, 262. S.-R.), le récepteur qu'il
« fait autre », et les contenus psychiques avec lesquels il joue, qu'il fait
renaître, re-susciter. La réception des signes est une reprise sans cesse
menacée, une transformation; sa réussite est la compréhension qui «
transforme une chose en elle-même », mais en aucun cas ne la « conserve elle-
même » (5, 400. S.-R.). Sorti du non langage par le baptême de la voix,
le langage, encore et toujours discours, s'anéantit dans la compréhension.
Il transite entre deux néants langagiers. Cette transitivité fondamentale du
langage dans l'échange fonde la théorie du langage ordinaire. On pressent
déjà que la poésie, c'est autre chose. Et l'on comprend alors la nature
profonde de toute grammaire : « II faut et il suffît pour qu'il y ait langage que
des éléments distincts, discrets et combinables [...] jouent un rôle transitif
et s'annulent par groupe devant un produit résolvant » (28, 162. S.-R.).
A son tour résous, comme un brouillard l'est en pluie, ce produit est le
sens global de la phrase qui se change en une modification de celui qui a
compris. Une telle définition du langage est entièrement sémantique et
dynamique; elle ignore le pouvoir indéfiniment renouvelé de ces « éléments
distincts, discrets et combinables », leur être-d'avant-le-phénomène, et
s'attache exclusivement à leur manifestation passagère. Elle s'oppose très
nettement à l'idée que se font la plupart des linguistes d'une double
articulation : la combinatoire des sons en morphèmes annule les sons comme
celle des morphèmes en mots et en syntagmes annule morphèmes et mots,
comme celle des syntagmes en propositions efface les premiers. A chaque
niveau accessible par l'analyse, le sens global avale celui des éléments
qui l'ont fait naître. Extrapolons : un texte, s'il est compris, annule le
sens de chaque phrase dont il est fait. Cette idée ébranle quelques idées
reçues, contredit toute une linguistique en refusant les distinctions qui lui
sont indispensables (non seulement celle qui réserve à l'instance sémantique
un niveau articulatoire, mais celle qui oppose rigidement la suite codée à la
suite libre). Les constituants immédiats de la linguistique inductive, les
structures syntagmatiques du rationalisme déductif y deviennent des
opérateurs qui organisent les termes dans une équation où l'autre terme est
toujours zéro. Au bout, il ne reste plus que la phrase, elle-même annulée.
La production des phrases est une négativité hiérarchisée du sens.
Cette position n'est tenable que dans la mesure où la phrase (la
linguistique actuelle dirait : l'énoncé) est un phénomène « entièrement
psychologique » et un « événement mental ». Valéry ne la conçoit que dans le
temps psychique de son déroulement : « La durée de la phrase est le temps
pendant lequel on n'a pas encore compris » (11, 629. S.-R.). Toutes ses
observations reposent sur ce présupposé qui met le code et toute structure
abstraite entre parenthèses. Ainsi de ses remarques sur la situation (le
contexte extra-linguistique), sur la syntaxe sémantique, sur l'ordre des mots.
La combinaison linéaire des valeurs élémentaires, faite de code, devient
inexplicable : « Quelle merveille que l'action mutuelle qui compose une
phrase! Cela passe l'imagination » (26, 108. S.-R.). Mais s'agit-il
d'imagination? On peut tout de même proposer des règles, des compatibilités, des
interdictions, noter les redondances, etc. Le chercheur des Cahiers n'y songe
guère, d'où ces remarques qui sonnent étrangement à l'oreille structura-

127
liste : « La suite des mots d'un discours (abstraction faite de l'opération
qui lui donne un sens) est incohérente. Chaque syllabe n'a aucun rapport
avec la suivante » (24, 27. S.-R.). Étonnante confusion entre les formes
(signes, mots, même « abstraction faite de... ») et les figures (les syllabes),
pour parler comme Hjelmslev. Étrange indifférence aux règles de la
morphologie, aux suites entièrement prévisibles, à la structure phonologique
même, aux principes qui ont rendu possible une théorie de l'information
(probabilités transitionnelles, etc.). Inutile d'en dire plus : on voit combien
la notion de « suite additive » et l'emploi des mots suite ou séquence pour
parler de la phrase (de l'énoncé) sont aux antipodes de l'usage des mêmes
mots chez les structuralistes (j'entends par là les générativistes aussi) 15.
L'analyse de la phrase, le traitement des « parties du discours » forment
dans les Cahiers les linéaments d'une grammaire psychologique qui évoque
fortement les modi significant médiévaux, tels qu'étudiés par Heidegger.
Tout entière soumise à l'intention d'élaborer une « théorie de l'esprit »
(2, 143), cette grammaire valéryenne se rapprocherait plutôt du guillau-
misme que des réflexions post-structuralistes sur renonciation (autour
de Benveniste ou Jakobson, par exemple), ou des modèles hypothético-
déductifs partiellement formalisés. Une psychologie du langage intuition-
niste, le refus ou la négligence des instruments analytiques nécessaires
à une véritable théorie linguistique ou logique, n'infirment pas, cependant,
le pouvoir heuristique des travaux de Valéry. C'est parce qu'ils fondent et
appellent une construction du discours poétique, et qu'ils sont justifiés
par elle.
Alors, en poésie, le langage refuse d'accomplir sa commune mission.
L'échec de la communication, qui épuise et dissout les formes, à l'ordinaire,
y garantit la résistance et la survie du signifiant. Langage OBJET, où
s'égare et vacille le sujet, la poésie produit des discours « qui ne répondent
à aucun besoin, si ce n'est au besoin qu'ils doivent créer eux-mêmes »
(Poésie et pensée abstraite, in Variétés). Le besoin, d'où proviendrait-il,
sinon du lieu antérieur où s'élabore et se distribue la signifiance? Lieu
où le poète doit s'adresser, où il doit entrer et se perdre presque; lieu investi
par le silence, ce silence que Valéry n'a pas théorisé : qu'il a vécu. Le parleur
de tous les jours croit briser le silence en « prenant la parole »; mais les
signes s'annulent pour agir, et la parole est déprise. Quant au poète, à
l'écrivain, c'est lui que l'écriture écarte. Le texte reste, non pas seul, car
la conscience du poète peut, parfois, en entrouvrir l'enchaînement et le
secret.

15. J. Schmidt-Radefeldt a raison de noter (p. 142) cette rencontre


terminologique. Mais il ne faudrait pas y voir le signe d'une parenté entre le système valéryen
et la linguistique post-bloomfleldienne, qui est parfois suggérée dans Paul Valéry
linguiste.

Le directeur-gérant : E. Gillon. — Imprimerie Flogh, Mayenne.


(10521.) N° d'édition : 5574. Dépôt légal : 4e trimestre 1971.

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