LES USAGES INTERNATIONAUX DU CONCEPT DE CHAMP

JURIDIQUE
Yves Dezalay

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2013/5 N° 200 | pages 56 à 69

ISSN 0335-5322
ISBN 9782021141986
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-
sociales-2013-5-page-56.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil.
© Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
 Yves Dezalay

Les usages internationaux

du concept de champ juridique

Pierre Bourdieu a peu écrit sur le droit. Après un
long article théorique – « La force du droit », publié
en19861 – il ne revient sur ce thème que dans quelques
courts textes : « Les robins et l’invention de l’État2 » ;
« Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective3 » ;
« Esprits d’état : genèse et structure du champ bureau-
cratique4 ». En revanche, il revient à maintes reprises sur
elle lui permet d’affiner ses analyses, notamment
en allant au-delà de l’opposition fondamentale, bien
qu’un peu schématique entre théoriciens et praticiens,
qu’il avait empruntée à Weber6.
Un jeu entre les champs du pouvoir

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

l’histoire du droit et des juristes à l’occasion du dernier
volet de ses cours sur l’État au Collège de France,
prononcés en 1991 et publiés dans Sur l’État5.
Ces derniers documents sont très révélateurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
En s’appuyant sur les travaux d’historiens7, le cours
Sur l’État propose une « analyse du monde des robins
en termes de champ, c’est-à-dire d’espace différencié »
(p. 516). Il oppose ainsi plusieurs fractions de juristes

de l’approfondissement de ses analyses à partir des
hypothèses théoriques énoncées dans « La force du
droit ». Alors que dans ce premier article, il avait traité
de l’ensemble du marché du droit en soulignant cepen-
dant que la demande des profanes était en grande
partie construite à partir de l’offre des producteurs,
il traite dans son cours exclusivement de ce qu’on
pourrait appeler la genèse et la reproduction des déten-
teurs et producteurs du capital juridique, en particu-
lier dans leurs relations aux différents pouvoirs d’État
– un thème qui n’était abordé jusque-là que de manière
allusive. Cette focale historique sur les clercs du droit,
les « robins », est certes plus restrictive ; en revanche,
qui se différencient tant par leurs origines sociales,
leur formation que par leur plus ou moins grande
proximité au pouvoir royal.
Le premier groupe est celui des juristes d’État qui
contribuent à la construction de l’État autoritaire.
Ils constituent en quelque sorte le pôle bureau-
cratique ou le parti du roi. Ils s’opposent à une
autre fraction de la grande noblesse de robe,
celle des officiers de justice, qui ont hérité de
leur charge dans les hautes cours de justice. Leur
idéologie et leurs objectifs s’inspirent du modèle
britannique : ils s’appuient sur l’institution
spécifique, le Parlement de Paris auquel le Roi a
délégué le pouvoir d’enregistrement de la loi afin

1. Pierre Bourdieu, « La force du droit »,
Actes de la recherche en sciences
sociales, 64, septembre 1986, p. 3-19.
2. Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État.
Grandes écoles et esprit de corps, Paris,
Minuit, coll. « Le sens commun », 1989,
p. 539-548.
3. Pierre Bourdieu, « Les juristes, gardiens
de l’hypocrisie collective », in François Chazel
et Jacques Commaille (dir.), Normes juri-
diques et régulation sociale, Paris, LGDJ,
1991, p. 95-99.
4. Pierre Bourdieu, « Esprits d’État.
Genèse et structure du champ bureaucra-
tique », Actes de la recherche en sciences
sociales, 96-97, mars 1993, p. 49-62.
5. Pierre Bourdieu (éd. établie par Patrick
Champagne et al.), Sur l’État. Cours au Col-
lège de France 1989-1992, Paris, Seuil/Rai-
sons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2012.
6. Ainsi, dans l’ouvrage Sur l’État, il prend
ses distances avec cette conception très
weberienne d’un Professorenrecht dominé
par les théoriciens du droit pur, en soulignant
que « le capital juridique n’est pas seulement
un capital de théories […] mais qu’il y a une
espèce de va-et-vient permanent entre les
innovations pratiques […] et les innovations
théoriques destinées à légitimer ces petites
conquêtes pratiques » (p. 533).
7. Donald R. Kelley, The Beginning of
Ideology. Consciousness and Society
in the French Reformation, Cambridge,
Cambridge University Press, 1981 ; Keith
Baker, Inventing the French Revolution,
Essays on French Political Culture in the
XVIII Century, Cambridge, Cambridge
University Press, 1990.

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 200 p. 56-69 57

 Yves Dezalay
d’affirmer leur autonomie en limitant et contrôlant
le pouvoir royal. La troisième catégorie est
celle du « bas clergé juridique […] porté à se
faire le porte-parole des volontés collectives, de
la volonté populaire, etc., selon cette alliance
transhistorique entre “l’intelligentsia prolé-
taroïde” comme dit Max Weber et les classes
populaires » (p. 515). Bien évidemment, la
Révolution française bouscule cette hiérarchie
au profit de cette dernière catégorie qui impose
sa conception de l’État-nation comme seule
forme légitime de l’État moderne – et s’approprie
donc « le quasi-monopole des profits spécifiques
associés à cette institution (p. 544) ».
Ces analyses ouvrent sur une conception beaucoup
plus fluide des champs juridiques comme des « espaces
à plusieurs dimensions [où] les choses bougent
les unes par rapport aux autres » (p. 518). De ce fait, les
positions des détenteurs de capital juridique sont elles
aussi très mobiles, parce que ces clercs peuvent jouer
entre plusieurs espaces et donc modifier leurs straté-
gies et leurs prises de positions idéologiques en fonction
du contexte historique et politique. Cette conception
du champ juridique comme un « espace carrefour8 »
est très riche d’un point de vue heuristique dans la
mesure où elle introduit la possibilité d’analyser à partir
d’un même paradigme les histoires différentes de l’État
et du droit selon les espaces nationaux.
Par rapport à « La force du droit », Bourdieu insiste
dans ses cours sur la genèse du capital juridique qui
se joue dans les luttes de concurrence entre le pouvoir
religieux et le pouvoir royal. « Les juristes, au fond, se
servent de l’Église, de ressources fournies en grande
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
partie par l’Église pour faire l’État contre l’Église.
[…] L’État s’est construit sur le modèle de l’Église,
mais contre elle » (p. 526). Depuis, ces pistes d’ana-
lyse ont été développées par les travaux de Brundage9,
qui montre notamment la complexité des stratégies
des lettrés du droit qui se jouent simultanément dans
la hiérarchie religieuse et dans les bureaucraties royales.
Dans ce qu’il décrit comme une managerial
revolution, la (très coûteuse) acquisition de savoirs
juridiques apparaît comme la voie royale d’enrichis-
sement, d’accumulation de pouvoirs et d’influence
pour les cadets des lignées nobles pour lesquels elle
représente une voie de reconversion – et de valori-
sation de leur capital relationnel (p. 267). Et cette
promotion est d’autant plus rapide que le statut
8. Cette conception avait déjà été mise « Pour une histoire sociale des profes-
en avant par Christophe Charle en 1989 sions juridiques à l’époque contemporaine.
dans une courte note programmatique Note pour une recherche », Actes de la
où il qualifiait les professions du droit recherche en sciences sociales, 76-77,
comme des « professions carrefour où le mars 1989, p. 117-119.
capital social est converti plus facilement 9. James A. Brundage, The Medieval
en diverses autres formes de capital : Origins of the Legal Profession. Canonists,
économique, intellectuel, politique », voir Civilians and Courts, Chicago, University
58
de juriste permet d’être à la fois conseiller des rois
et des princes, et un membre de la hiérarchie
catholique. En effet, pour remercier leurs conseil-
lers, leurs puissants protecteurs se servent de leur
influence pour leur faire attribuer des prébendes
ecclésiastiques ou les faire nommer évêques.
C’est le cas d’un tiers des évêques allemands10.
Ce jeu est non seulement très profitable, mais il
relève aussi d’une stratégie de prudence, en leur
offrant des positions de repli bien utiles dans un
contexte historique où les conseillers sont souvent
les premières victimes des antagonismes entre
leurs puissants protecteurs. Et la réussite de cette
stratégie est exemplaire puisque ces « managers »
lettrés réussissent à s’imposer tant dans l’entourage
des princes que dans l’Église dont ils dominent la
Curie à la fin du XIIIe siècle (p. 132), et même
ultérieurement la Papauté.
Si les effets de ces luttes internes sont le plus
souvent très bénéfiques en termes d’innovations,
ils peuvent aussi être dramatiques. Comme le remarque
incidemment Bourdieu : « À l’intérieur d’un champ,
on se tue pour des choses qui sont imperceptibles
[…] de tout petits changements qui, souvent, ne sont
intelligibles que par des gens qui sont dans l’univers »
(p. 502). Pourtant il peut arriver que les opposants
soient tellement pris par cette logique d’affronte-
ments symboliques qu’ils ne se rendent pas compte
« qu’ils sont en train de scier la branche sur laquelle
ils sont assis. Très souvent, les dominants peuvent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
contribuer à ébranler les fondements de leur domina-
tion, parce que, pris par la logique du jeu […],
ils peuvent oublier qu’ils vont un peu trop loin… ».
La « passion des luttes internes » peut aller jusqu’à
une sorte d’engrenage suicidaire. Certes, dans
les sociétés européennes, ces processus de déclin
– ou plus précisément de perte de crédibilité – du
capital juridique ne se manifestent que de manière
très lente, d’autant qu’ils sont ralentis par le poids
du capital accumulé au cours des siècles et inscrit
dans des structures institutionnelles, symboliques
et linguistiques dotées d’une certaine permanence.
En revanche, dans les sociétés colonisées où l’inves-
tissement dans le droit est profondément imbriqué
dans les politiques coloniales et post-coloniales,
ce processus de perte de crédibilité a été beaucoup
plus brutal et surtout plus répandu11. Certes, ce sont
le plus souvent les régimes militaires de la guerre
of Chicago Press. 2008. – Treasurer of England, Chief Justice,
10. À titre d’exemple de ces doubles car- Constable of Bordeaux… – et ecclésias-
rières, lire la trajectoire d’Arundel, cité tiques – Papal Chaplain, Auditor Apostolic
par Brundage (p. 392) : ce fils cadet d’un Camera, Archbishop of England…
Earl qui fût successivement Chancellor 11. Yves Dezalay et Bryant G. Garth, Asian
of England et Archbishop of Canterbury Legal Revivals. Lawyers in the Shadow of
a de nombreux protégés qui cumulent eux Empire, Chicago, University of Chicago
aussi de hautes fonctions bureaucratiques Press, 2010.
  Les usages internationaux du concept de champ juridique

froide qui ont provoqué et accéléré cette dévalorisation
des champs juridiques ; mais ces processus de perte
de crédibilité avaient déjà été enclenchés par les
stratégies politiques de ces politiciens notables du
droit qui avaient abusé de leur double position, dans
l’État et dans le droit12, pour privilégier les intérêts
des élites oligarchiques dont ils étaient issus. Or c’est
cette même conjonction de dévalorisation du capital
juridique aux profit de stratégies politiques que l’on
peut observer dans les sociétés européennes de
l’entre-deux guerres, puis dans les États-providence
d’après-guerre, où elle a provoqué des processus
similaires, bien qu’atténués, de « déclin du droit ».
On retrouve aussi bien cette formule sous la plume
de grands professeurs, comme Georges Ripert que
dans la bouche des jeunes magistrats activistes,
comme ceux du Syndicat de la magistrature, qui
se mobilisent pour restaurer la crédibilité sociale
du droit – et donc aussi leur propre autorité dans
le champ du pouvoir – autour de nouveaux idéaux
qui combinent l’État de droit et la Justice sociale13.
Loin de constituer une exception par rapport
aux hypothèses développées par Bourdieu, le champ
juridique aux États-Unis peut être analysé à partir de
cette même problématique. En effet, la réinvention
du cravath model14 s’accompagne d’un réinvestisse-
ment dans la production et la reproduction du savoir
juridique, parallèlement au lancement de stratégies
Les lawyers avaient bien sûr des rivaux. Ils étaient
critiqués du fait qu’ils incarnaient l’héritage
colonial de la common law et qu’ils étaient jugés très
dépendants du monde des affaires et de leur proxi-
mité familiale ou sociale avec les notables locaux.
L’époque jacksonienne fut celle où ces critiques
furent les plus vives comme l’explique Konefsky15.
Les effectifs du barreau augmentèrent rapidement
en raison de l’affaiblissement des contrôles sur
le recrutement. Cependant, il y avait encore en 1860
« peu de fissures dans sa façade de classe sociale »16.
C’est à partir de cette période que la stratification
au sein des professions juridiques commença
à s’accroître en raison du poids économique
croissant d’une clientèle de grandes entreprises.
Les directeurs juridiques des compagnies de
chemins de fer ont formé ce que Konefsky
décrit comme une « profession segmentée et
stratifiée… renforcée par les relations de paren-
tés et les réseaux familiaux 17. Les lawyers ont
commencé à se concentrer dans les villes, à
s’associer au sein de grands cabinets, les Wall
Street law firms, et à se spécialiser dans la repré-
sentation des intérêts des grandes entreprises.
Avec la concentration industrielle, ces Wall Street
lawyers occupent une position prééminente
comme intermédiaires entre le monde des affaires
et les milieux politiques ou les agences d’État.
Le principal attrait – et succès – de ces law firms
repose sur le fait qu’elles ont favorisé cette concen-
tration industrielle et financière qui s’accompagne
d’une circulation des agents et des ressources entre
ces différents pôles du champ du pouvoir aux États-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

politiques réformistes, à l’intérieur comme à l’exté-
rieur, pouvant être comprises comme des réponses à un
affaiblissement durable de la crédibilité sociale du droit,
selon un processus analogue à celui de toutes les sociétés
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
Unis. Leurs fondateurs bâtissent ces entreprises
juridiques afin de fournir aux « barons-voleurs » un
instrument indispensable pour réaliser leur objectif
de restructuration industrielle et de concentration
du capital financier. En même temps, cela a aussi

s’efforçant de prendre leur distance avec un ordre
juridique colonial qui les avait fortement marquées.
La réinvention post-coloniale
et l’hybridation du droit outre-Atlantique
La transplantation de la common law britannique
et le rôle décisif des juristes dans les colonies et
dans le mouvement vers l’indépendance a largement
contribué à faire des juristes et à faire des juristes
et des institutions judiciaires une des composantes
centrales du champ étatique central aux États-
Unis. En dépit de contestations de leur autorité,
à l’époque jacksonienne par exemple, les juristes
ont joué un rôle tout à fait prééminent dans l’État
et l’économie des États-Unis. À la fin du XIXe
siècle, les nouvelles catégories de juristes d’affaires
–  in house lawyers et corporate lawyers – sont
au sommet des hiérarchies professionnelles.
permis à ces entrepreneurs du droit de réinvestir
les profits substantiels tirés de leur activité dans
le secteur éducatif, notamment en créant et en
finançant des écoles de droit, mais aussi au sein
de l’État, en soutenant des politiques réformistes
et en exportant une combinaison « d’impérialisme
moral » et de « diplomatie du dollar »18. C’est sur
la base de cette double autorité à la fois politique
et morale, que les corporate lawyers ont réussi
à s’imposer dans les milieux d’affaires. Ils y ont
consolidé les dynasties industrielles en incitant
les barons-voleurs à se refaire une image de vertu
civique en devenant philanthropes et en investissant
dans la production de connaissances et la formation
d’experts, afin de promouvoir et d’accompagner
les réformes politiques de la « progressive era ».
Ce mode de production de la compétence juridique
– et de reproduction de la légitimité du droit – est
aussi au centre d’une restructuration du champ

12. Cf. l’apostrophe de Nehru à ses
pairs, les accusant d’avoir « purloined
the Constitution ».
13. Yves Dezalay et Bryant G. Garth,
“State politics and legal markets”, Com-
parative Sociology, 9, 2010, p. 953-981.
14. David M. Trubek, Yves Dezalay, Ruth
Buchanan et John R. Davis, “Global restruc-
turing and the law: the internationalization
of legal fields and the creation of transna-
tional arenas”, Case Western Reserve Law
Review, 44(2), 1994, p. 407-498.
15. Alfred S. Konefsky, “The legal pro- University Press, 2008, p. 77.
fession: from the revolution on the civil 16. Ibid., p. 86.
war”, in Michael Grossberg et Christopher 17. Ibid., p. 89.
Tomlins, The Cambridge History of Law in 18. Y. Dezalay et B. G. Garth, Asian Legal
America, vol. 2, The Long Nineteenth Cen- Revivals…, op. cit.
tury (1783-1920), Cambridge, Cambridge

59
 Yves Dezalay

du pouvoir qui favorise la mobilité des élites entre
les différents pôles (financier, politique et savant)
qui le composent. Ce qui leur permet de valoriser
leur capital social familial par l’accumulation d’un
capital à la fois symbolique et économique. En
occupant ces positions carrefour, l’élite des Wall
Street lawyers disposaient d’un accès privilégié aux
réseaux de Washington qui contrôlent les affaires
d’État, grâce à leur autorité de « wisemen » ou
leur expérience d’« elder statesmen ». Ils pouvaient
rentabiliser ces réseaux d’influence en occupant des
postes de direction ou de conseils dans le monde
des affaires financières, tout en conservant des liens
étroits avec les campus les plus prestigieux (dans
lesquels leurs dons généreux leur garantissent de
conserver un droit de regard et de préemption
sur le recrutement des nouvelles générations,
sélectionnées et cooptées dans ces élites du droit
des affaires d’État).
Les luttes internes entre fractions
de juristes comme fondement
de la diversification des champs juridiques
À partir des développements précédents, on peut
résumer les principaux apports de la problématique
de Bourdieu à l’analyse de la diversité des champs
juridiques nationaux et de leurs histoires respectives
autour de trois préceptes méthodologiques fonda-
mentaux : tout d’abord, s’interroger à partir d’une
Les mérites heuristiques d’un tel paradigme requièrent
au préalable un effort de socioanalyse afin de remettre
en question les lucidités et les aveuglements partiels que
ces positions dans les champs académiques, juridiques
et politiques imposent aux chercheurs du courant
Law & Society19.
On peut appliquer aux différents courants de la
sociologie du droit l’axiome fondamental de la sociologie
des sciences formulée par Bourdieu : les stratégies de
production savante des différents agents en concur-
rence dans ces champs – et donc tout particulièrement
les choix de leurs objets de recherche ainsi que leurs
stratégies d’alliances avec des professionnels, prati-
ciens, bureaucrates ou militants – sont en grande partie
déterminées par les positions qu’ils occupent dans
les hiérarchies de ces champs de production savante.
Cependant, dans le cas des savoirs juridiques,
il faut tenir compte aussi de la faible autonomie de
ce sous-champ du droit savant, dont les frontières
avec le champ des pratiques juridiques sont poreuses.
C’est tout particulièrement en raison de la conver-
gence, voire de la double casquette d’élites juridiques
qui se présentent souvent comme des « learned
gentlemen » du droit, des professeurs-politiciens
ou des entrepreneurs académiques20.
C’est manifeste dans les pays de common law
où l’élite des praticiens, les QC (Queen’s Counsels),
se considèrent comme les véritables lettrés du droit,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

problématique sociologique – et sans se contenter
des catégorisations indigènes – sur la diversité des
fractions dont les oppositions et la complémentarité
sont constitutives des champs juridiques, de leur diver-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
en déniant toute autorité juridique à ces nouveaux
venus que sont les professeurs de droit. Mais cela vaut
aussi dans les champs juridiques d’Europe continen-
tale que l’on présente depuis Max Weber comme des

sité nationale et de leurs histoires spécifiques ; ensuite,
inscrire cette histoire des champs juridiques dans une
sociologie des champs du pouvoir d’État, ainsi que
dans une sociologie de la reproduction des élites où
s’opposent et se combinent les logiques de l’héritage
et celles d’une méritocratie scolaire ; enfin, prendre
en compte à la fois la spécificité des champs natio-
naux, mélange de ruptures et de path dependencies,
en les inscrivant dans une histoire globale (connec-
ted history) dont les agents du droit ont été à la fois
les produits et les instruments, notamment en tant
qu’intermédiaires et médiateurs dans les politiques
coloniales et les affrontements hégémoniques
entre pouvoirs d’État.
Professorenrecht. En effet, les producteurs dominants
– ceux qui ont l’autorité de « dire le droit » – se
caractérisent par le fait qu’ils cumulent de la compé-
tence académique avec un important capital social et
politique21, construit autour de réseaux d’alliances tant
dans les mondes du droit – la hiérarchie judiciaire
et l’élite du barreau qu’à l’extérieur : essentiellement
dans les champs du pouvoir d’État et de la politique
parlementaire, mais aussi dans les milieux d’affaires
et les réseaux militants – syndicats, associations
et ONG – ainsi que dans les sphères médiatiques, etc.
Comme le souligne à plusieurs reprises Bourdieu22,
cette hétéronomie du champ de (re)production
du savoir juridique a pour corollaire une forte

19. Cf. infra. Voir aussi Yves Dezalay, Austin
Sarat et Susan Silbey, « D’une démarche
contestataire à un savoir méritocratique.
Éléments pour une histoire sociale de la
sociologie juridique américaine », Actes de
la recherche en sciences sociales, 78, juin
1989, p. 79-93.
20. Yves Dezalay et Bryant G. Garth, La
Mondialisation des guerres de palais. La
restructuration du pouvoir d’État en Amérique
latine, entre notables du droit et « Chicago
boys », Paris, Seuil, coll. « Liber », 2002 ;
Yves Dezalay et Bryant G. Garth, Dealing
in Virtue: International Commercial Arbitra-
tion and the Construction of a Transnational
Legal Order, Chicago, University of Chicago
Press, 1996.
21. Un grand professeur allemand me disait
ainsi que c’était ce qui faisait la différence
entre les « vrais professeurs » et ceux qui,
faute de pouvoir mobiliser ces multiples
formes de capital social, n’étaient au mieux
que de simples « Lehrer », se contentant de
contribuer à la diffusion du savoir juridique
sans disposer pour autant de l’autorité
sociale qui permet de « dire le droit du droit ».
22. Notamment dans son article, « La force
du droit », art. cit., p. 18, Bourdieu explique la
hiérarchie des disciplines juridiques, comme
le droit civil ou le droit du travail, par le fait
que la position des différents spécialistes
dans les rapports de force intérieurs au
champ dépendait de la place dans le champ
politique des groupes dont les intérêts sont
le plus directement liés aux formes de droit
correspondantes.

60

homologie des positions, tant entre praticiens
et producteurs savants, qu’au-delà du champ juridique,
entre les différentes fractions de juristes et les
groupes sociaux dont ces professionnels représentent
et traduisent les intérêts dans le langage et les formes
du droit. Le capital de savoirs juridiques s’est donc
construit en affinité avec les groupes dominants
des champs nationaux du pouvoir.
Même si les jeux d’alliances se sont modifiés avec
les nouvelles configurations politiques23, ces stratégies
entre les hiérarques du droit savant et les groupes
dominants des champs du pouvoir d’État se sont
poursuivies tout au long des histoires nationales et
même coloniales. L’accumulation de ces multiples
strates de savoirs juridiques a contribué à produire
de la continuité et de la stabilité dans les processus de
reproduction sociale. En effet, l’activité de ces clercs
a servi à inscrire les intérêts de ces groupes sociaux
dominants dans le langage du droit. De surcroît,
comme le montre Berman, parce qu’ils étaient tout
à la fois proches du pouvoir et soucieux de garder
leurs distances, ils ont servi d’intermédiaires dans
les périodes de révolution religieuse ou sociale.
Par exemple, ces clercs ont facilité la transition vers
de nouveaux régimes politiques, qui s’accompa-
gnait de recompositions de l’ordre juridique préser-
vant néanmoins une large part du savoir juridique
accumulé. La force de ce capital symbolique, construit
et accumulé au service des classes dominantes, est
d’autant plus grande que cet ensemble de principes,
de catégories et de mode de raisonnement apparaît
d’autant plus légitime, qu’il est le produit d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
longue histoire qui lui permet de se présenter comme
une sorte d’ordre naturel, voire universel.
Comme le remarquait Bourdieu en conclusion
de « La force du droit », les intérêts sociaux des
groupes dominants ont donc partie liée avec les
gardiens de l’ordre juridique, qui sont aussi « les défen-
seurs d’une orthodoxie (juridique) : le culte du texte,
le primat de la doctrine et de l’exégèse, c’est-à-dire
à la fois de la théorie et du passé, vont de pair avec
le refus de reconnaître à la jurisprudence la moindre
valeur créatrice, donc avec une dénégation pratique
de la réalité économique et sociale et un refus de toute
appréhension scientifique de cette réalité » (p. 18).
Il conclut cette analyse en soulignant que ce sont
donc les dominés du champ, ou les nouveaux venus,
qui s’efforcent d’investir dans un renouvellement
de la science jurisprudentielle, voire dans des emprunts
aux nouveaux acquis des sciences sociales, afin de se faire
23. Harold J. Berman, Law and Revolution: The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge, Harvard University Press, 1983 ; Harold J. Berman, Law and
Revolution II: The Impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2003. 24. P. Bourdieu,
La Noblesse d’État..., op. cit., p. 548.
 Les usages internationaux du concept de champ juridique
reconnaître, tout en favorisant la reconnaissance
dans le droit des nouveaux intérêts sociaux dont ils
se veulent les porte-parole dans le champ juridique.
Cependant, même s’ils s’opposent aux gardiens
de l’ordre juridique, ces nouveaux venus ne peuvent
réussir dans leurs stratégies de subversion qu’en jouant
simultanément sur le double registre, aussi contradic-
toire que complémentaire, de la science et de la morale
politique – comme la promotion de nouveaux droits
sociaux ou l’accès à la justice, etc. Ce jeu sert aussi
bien leurs intérêts propres que ceux de leurs mandants
dont les revendications peuvent apparaître comme
scientifiquement démontrées et donc légitimes comme
le montre Bourdieu dans La Noblesse d’État. En même
temps, ils valorisent leurs positions puisqu’ils peuvent
faire valoir à leurs pairs qu’ils contribuent ainsi non
seulement à un élargissement des marchés du droit,
mais aussi à un renouvellement de la croyance dans
le droit : « Ces dominants dominés ne peuvent faire
progresser leurs intérêts qu’en les associant à des
causes qui leur paraissent universelles, comme
celles de la science émancipatrice »24. On pourrait
y ajouter d’autres causes universelles comme les droits
de l’homme ou la justice sociale.
Ces réformateurs sont donc pris à leur propre jeu.
Pour contribuer efficacement à la reconnaissance
juridique de ces nouveaux intérêts sociaux dont
ils se veulent les défenseurs, ils doivent insister
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
sur la rigueur scientifique de leur démarche, tout en
veillant à ce que ces emprunts aux sciences sociales
ne remettent pas en question l’autonomie du droit
qui est au fondement de la croyance sociale dans
le droit et la légitimité du droit. Ainsi ils sont pris dans
une double contradiction : bousculer l’ordre juridique,
tout en présentant ces innovations comme un retour
aux sources du droit ; lutter pour faire reconnaître
dans le droit les intérêts de ces nouveaux groupes
sociaux qui en étaient exclus, tout en préservant
la fiction de la neutralité du droit, puisque sa force
symbolique tient précisément à ce qu’il n’apparaît pas
comme le simple reflet des rapports de force sociaux
et politiques. En d’autres termes, l’efficacité de
ces stratégies réformistes est conditionnée par ces
stratégies de double jeu qui permettent les ruptures
dans la continuité. Ainsi, ces nouveaux prétendants
s’opposent à leurs prédécesseurs, dont ils dénoncent
le dogmatisme et le conservatisme, sinon l’archaïsme.
Mais ils reproduisent à leur tour les mêmes straté-
gies qui servent à inscrire dans les formes et les textes
du droit un nouvel état, forcément précaire,
61
 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

Michael Carvin, partenaire chez Jones Day, l’une des plus grandes sociétés de conseils juridiques du monde (présente sur les cinq continents), entouré
prêtant serment au Capitole au cours d’un comité d’études pour le Care Act le 2 février 2011.

62
 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

de l’Attorney général de l’Oregon, John Kroger, et de trois professeurs de droit, Charles Fried (Harvard), Randy Barnett (Georgetown), Walter Dellinger (Duke),

63
 Yves Dezalay
des rapports sociaux. La consolidation de ces
nouveaux paradigmes juridiques s’accomplit à travers
une réaffirmation de l’autonomie du droit qui privilé-
gie les textes en prenant de la distance vis-à-vis de leur
contexte. Bref, en s’efforçant de se faire reconnaître
comme une nouvelle orthodoxie, cet aggiornamento
porte en germe la relance d’un savoir juridique
conforme à la grande tradition de l’exégèse. Du moins,
jusqu’à ce que les grands prêtres de ce nouveau cycle
de la production doctrinale soient, à leur tour, critiqués
pour leur dogmatisme.
Une instrumentalisation tactique
des sciences sociales
Les alliances sociales et politiques, qui sont indispen-
sables à la production de nouveaux savoirs juridiques,
leur imposent aussi des objectifs stratégiquement
définis et délimités, avec comme corollaire implicite
des silences et des aveuglements, voire des interdits
et des tabous. Les entreprises successives qui ont
mobilisé les sciences sociales et notamment la socio-
logie au service de politiques juridiques – comme
la promotion de nouveaux droits sociaux – ne peuvent
donc réussir qu’en devenant à leur tour de nouvelles
orthodoxies juridiques.
Dans le champ de la production doctrinale, les
nouveaux prétendants, soucieux de se faire reconnaître
en faisant reconnaître les causes qu’ils défendent,
doivent donc nécessairement profiter des positions
dominées qui sont celles de leurs collaborateurs, spécia-
listes issus de sciences sociales « auxiliaires », pour leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
imposer une autolimitation de leurs objets de recherche,
afin de ne pas remettre en question la croyance sociale
dans le droit, et donc finalement la hiérarchie des savoirs
qui est au fondement de l’ordre juridique.
Les analyses de Shamir dans The Revolt of Acade-
mics: Legal Realists and the New Deal25 démontrent
la pertinence de ces hypothèses dans les relations
entre le sous-champ du droit savant et les champs
du pouvoir, tant juridique que politique, aux États-Unis.
Il commence par souligner la « double marginalité »
de cette jeune génération de professeurs de droit.
Ils sont relégués dans des rôles d’« auxiliaires » par
l’élite des praticiens du barreau et des hautes juridic-
tions. Leurs compétences se limitent à une classifi-
cation du droit : « Les juges sont les auteurs et les
universitaires ne sont que des archivistes » (p. 139).
Et cette position de simples répétiteurs (teachers)
dans des écoles professionnelles où l’on se borne
25. Ronen Shamir, Managing Legal Uncertainty. Elite Lawyers in the New Deal, Durham, Duke University Press, 1995. Cette analyse des enjeux professionnels du New Deal
est l’un des meilleurs – et très rares – exemples d’une recherche s’inscrivant dans le courant Law & Society, qui s’inspire d’une sociologie structurale en termes de champ.
26. Cf. p. 147 et plus précisément p. 148 : “Challenging the privileged bond between appellate courts and the bar’s élite”.
64
à débattre des jugements des hautes cours,
« en contraste frappant avec l’activité intellectuelle
foisonnante dans les nouvelles sciences sociales »,
les condamnent aussi à ne pas être « complètement
intégrés – institutionnellement ou intellectuellement –
dans la communauté académique » (p. 140). La révolte
des legal realists doit donc s’analyser comme un « projet
collectif de mobilité professionnelle » s’appuyant sur
« une attaque menée par une minorité dominée contre
les positions de l’ordre juridique établi » (p. 141) :
« à travers une remise en question des hiérar-
chies professionnelles qui structurent ce champ
[…] en contestant à la fois le postulat de la supré-
matie des hauts juges et les positions privilégiées
de l’élite du barreau »26.
Dans un premier temps, l’objectif est de remettre
en question la représentation savante qui est au
fondement de l’autorité de la haute hiérarchie
judiciaire. Pour « détrôner le roi » (p. 143), ils mettent
en év idence le caractère chaotique, indéter-
miné, inconsistant et surtout imprédictible de ces
décisions judiciaires. En relativisant ces « énoncés
judiciaires » ils visent à « légitimer des sources alter-
natives du droit » (p. 145), mais aussi à promouvoir
« de nouvelles stratégies permettant de réduire
l’incertitude sur les décisions judiciaires […] en les
analysant à partir d’une démarche scientifique dérivée
des sciences sociales ». Ils présentent leur approche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
d’une « vraie science » (p. 149).
Simultanément, ils s’attaquent au monopole
de la « méthode de cas » qui étouffe la réflexion
sur le droit par une démarche déductive, « obnubi-
lée par les jugements des cours d’appel au point de
les sacraliser » (p. 146). Pour y remédier, ils appellent
à étudier le droit « dans son contexte » en s’appuyant
sur des relations plus étroites avec les sciences
sociales, qu’ils entendent attirer en leur ouvrant la
porte des law schools. En les attirant sur leur propre
terrain, ils ne bénéficient pas seulement de cette image
d’une avant-garde intellectuelle, mais ils réaffirment
aussi leur propre autorité, puisque ces professeurs de
droit restent par définition les « arbitres ultimes sur
le terrain du droit ». Et cela d’autant plus aisément
qu’ils peuvent se prévaloir d’être les « architectes du
nouvel ordre social », grâce aux relations privilégiées
qu’ils ont nouées dans le champ du pouvoir d’État.
Cette alliance vers de nouvelles disciplines acadé-
miques, aussi prestigieuses intellectuellement que
dénuées d’un capital relationnel et politique, va donc
de pair avec un repositionnement des alliances
  Les usages internationaux du concept de champ juridique

dans les univers de la pratique juridique et gouver-
nementale. L’investissement scientifique se double
d’une surenchère morale. Ils dénoncent une profes-
sion devenue « la servante obséquieuse du monde
des affaires, au point d’être elle-même salie par la
morale et les comportements du marché » (p. 148).
Ils mettent leurs compétences au service de la politique
et des nouvelles bureaucraties du New Deal afin de
promouvoir un « droit socialement responsable »
grâce à un « législateur éclairé », capable de résoudre
des problèmes « trop complexes et trop difficiles pour
les confier à un juge ordinaire » (p. 150).
La réussite incontestable de ce projet bénéficie
du contexte de crise qui a permis à ces « enseignants
du droit d’échapper à leur double marginalité. […]
Le New Deal a ouvert tout un nouveau pan du marché
des services juridiques, celui de l’expert juridique dans
les nouvelles agences gouvernementales ; et ce faisant il
a aussi ouvert la porte des law schools aux producteurs
de sciences sociales (p. 152).
Cependant, cette réussite ne va pas sans contre-
partie. « L’alliance avec l’administration de Roosevelt
a incité les legal realists à privilégier une approche
opérationnelle aux dépens de leur posture critique »
(p. 156). A f in d’apparaître crédibles com me
des « planificateurs socio-juridiques responsables »
(responsible social-legal planner), ils doivent à
leur tour contribuer à renforcer la croyance dans
deux pôles qu’on pourrait – en reprenant la formule de
Boa Santos – qualifier de regulatory et d’emancipatory,
va de pair avec une division – hiérarchisée – du travail
entre juristes et chercheurs en sciences sociales.
Les professeurs de droit se réservent les rôles-clés,
du simple fait qu’ils ont la possibilité de jouer simul-
tanément sur le registre de la compétence scientifique
et celui d’une autorité juridique qui s’accompagne aussi
d’un plus grand capital institutionnel et relationnel.
Cette relation hiérarchisée s’appuie ainsi sur l’oppo-
sition et la complémentarité entre « deux espèces de
capital scientifique : d’une part un pouvoir temporel (ou
politique), pouvoir institutionnel et institutionnalisé qui
est lié à l’occupation de positions éminentes dans les insti-
tutions scientifiques […] et au pouvoir sur les moyens
de production (contrats, crédits, postes, etc.) et de repro-
duction (pouvoir de nommer et de faire les carrières)
[…] et de l’autre part un capital scientifique “pur”
de prestige personnel, qui s’acquiert principalement par
des contributions reconnues par l’ensemble des pairs28 ».
Cette division du travail scientifique qui se double
d’une hiérarchisation des agents se reflète dans les objets
et les thèmes de recherche. Ceux-ci se répartissent entre
un pôle regulatory, qui bénéficie de sa plus grande
proximité aux ressources institutionnelles et au marché
très rentable des Policy Sciences. À l’opposé, les
recherches de caractère plus militant et engagé qui se
réclament du pôle emancipatory peuvent faire valoir

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

le droit, en construisant le mythe d’un droit double-
ment légitime, tant du point de vue d’une nouvelle
science s’appuyant sur les nouvelles sciences sociales
que de celui d’une morale politique plus conforme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
leur surcroît de légitimité politique qui contribue à leur
assurer une forte visibilité scientifique. En effet, elles
incarnent davantage l’idéal scientifique d’une production
de connaissances qui répond aux « demandes sociales »,

aux idéaux d’un « welfare state » qui se double
d’un « regulatory state ».
Law & Society : une division
hiérarchisée du travail de rationalisation
scientifique de l’ordre juridique
L’émergence à la fin des années 1960 du courant
Law & Society signale la relance de cette stratégie
de mobilisation des sciences sociales au service d’un
progrès du droit, qui se joue sur le registre d’une ratio-
nalisation de la régulation juridique27 et d’une plus
grande justice sociale – notamment autour des thèmes
de l’accès à la justice pour les dominés et d’une recon-
naissance de leurs droits. Cette complémentarité entre
parce qu’elle est moins soumise aux exigences bureau-
cratiques. Conformément à l’adage – faire de pauvreté
vertu – ces engagements militants font office de caution,
sinon de vérité, du moins de pertinence scientifique.
Cependant, ces deux pôles – entre lesquels d’ailleurs
les frontières sont poreuses – ont en commun d’exclure
de la définition de leurs objets de recherche tout ce qui
touche à la structure du champ juridique, et donc ce qui
détermine le choix de leurs objets. Cette invisibilité struc-
turelle des structures hiérarchisées du champ du pouvoir
juridique (et de ses relations avec le champ du pouvoir
d’État) est en quelque sorte le commun dénominateur de
ces deux thématiques, et sans doute par là-même, la base
de l’alliance entre les différentes fractions qui coexistent
au sein du mouvement Law & Society.

27. « L’analyse scientifique des variables
sociales (qui produisent des degrés diffé-
rents d’effectivité juridique) […] est tout
à fait centrale pour la compréhension
des relations entre droit et changement
social. Une semblable théorie s’avérerait
très utile au législateur en lui fournissant
un guide sur l’art et la manière d’utiliser
le droit comme instrument d’une politique
sociale. L’évaluation pragmatique des
conséquences sociales de législations
spécifiques – pour déterminer jusqu’à quel
point elles ont rempli l’objectif qui leur était
assigné, et sinon, comment les modifier
pour les rendre plus effectives – repré-
sente un autre service que les sciences
sociales peuvent et doivent rendre au
législateur », explique Victor Rosenblum
en 1970 dans son message présidentiel
à la Law & Society Association (cité in
Austin Sarat et Susan Silbey, “The pull
of the policy audience”, Law and Policy,
10(2-3), 1970, p. 121).
28. Pierre Bourdieu, Les Usages sociaux
de la science. Pour une sociologie clinique
du champ scientifique, Paris, INRA Éd.,
coll. « Sciences en questions », 1997,
p. 29.

65
 Yves Dezalay

Cependant, en fonction de leurs positions respectives
dans les processus de production savante, ces deux pôles
de la Law & Society invoquent des justifications sensi-
blement différentes pour expliquer leurs priorités, c’est-
à-dire aussi leurs cécités. Les chercheurs qui répondent
aux appels d’offre des policy makers se réclament essen-
tiellement d’exigences de rigueur et de méthodologie
scientifiques puisque celles-ci s’accompagnent le plus
souvent d’une division du travail qui leur évite d’avoir
à se poser la question des structures du champ dans
lesquels s’inscrivent les processus de décision politique.
Les chercheurs en sciences sociales se cantonnent
à des analyses, de préférence quantitatives, portant sur
des données sinon objectives, du moins mesurables.
Les enjeux politiques et professionnels qui pèsent sur
les thèmes et les catégories de la recherche sont, sinon
occultés du moins mis entre parenthèses.
À l’inverse, ceux qui travaillent sur des thèmes,
par définition, beaucoup plus politiques, jouent moins
sur le registre scientifique que sur celui de l’engage-
ment au service de causes dont la légitimité idéolo-
gique impose aux chercheurs des impératifs tactiques
qui peuvent aller jusqu’à l’autocensure. Du fait même
qu’ils sont engagés au service de « grandes causes »,
les chercheurs s’interdisent toute forme de distance
réflexive, qui pourrait apparaître comme une critique
implicite de l’action des professionnels militants, sinon
même une sorte de trahison. De surcroît, ces alliés
à cautionner les efforts du « bas clergé » juridique pour
se faire reconnaître comme les porte-parole légitimes
des droits des groupes sociaux dominés.
Comme le rappelle Bourdieu, « les gouvernants
ont aujourd’hui besoin d’une science capable de
rationaliser, au double sens, la domination, capable
à la fois de renforcer les mécanismes qui l’assurent et
de la légitimer »29. On pourrait ainsi aisément transposer
à la sociologie juridique cette observation faite à propos
de la sociologie religieuse. Cette instrumentalisation des
sciences sociales au service des policy makers produit
des sortes d’études de marché qui prennent pour objet
quasi exclusif les comportements et les caractéris-
tiques des clients potentiels afin d’affiner ces politiques
et d’en améliorer l’impact ou l’effectivité30.
Pour reprendre les formules mêmes des juristes,
les sciences sociales et plus particulièrement la socio-
logie ont pour fonction de contribuer à la moderni-
sation du droit. Cet argument tactique est mobilisé
– avec prudence ! – par les réformateurs, particuliè-
rement dans des disciplines juridiques plus nouvelles
et donc dominées comme le droit social et le droit
du travail. C’est une mise en garde adressée à la
hiérarchie de la doctrine qui campe sur des positions
plus orthodoxes juridiquement – mais aussi plus
conservatrices politiquement.
Ces modernistes répètent qu’il ne s’agit pas
de remettre en cause l’ordre juridique, mais seulement

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

jouent un rôle déterminant, tant dans la définition
des objets et des thématiques de recherche que dans
la validation des résultats. L’adhésion des militants
atteste de la valeur des analyses.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
d’éviter au « droit des juristes » (formule qui désigne
les tenants d’une orthodoxie doctrinale plus proche
de l’exégèse) de devenir un « droit d’antiquaires »31,
un « droit dogmatique », pour épargner à leur discipline

Même si les modalités et les principes de justification
diffèrent, les effets d’aveuglement convergent pour
exclure de l’analyse les structures hiérarchiques du
pouvoir juridique. Cependant, il ne faut pas y voir une
sorte d’insuffisance ou de lacune scientifique, mais
bien davantage des effets de champ, un des moyens
par lesquels les structures et la hiérarchie des champs
juridiques imposent leur logique sur la (re)production
des représentations savantes du droit.
D’ailleurs, il est significatif que l’on observe
des phénomènes tout à fait similaires dans d’autres
espaces nationaux, où les emprunts aux sciences
sociales servent le plus souvent à cautionner des
stratégies d’aggiornamento de juristes réformistes
avec l’appui des bureaucraties d’État, mais aussi
de tourner à vide et à leur pensée de passer pour attachée
inconditionnellement à l’ordre établi »32. Bref, ces réfor-
mateurs rappellent à leurs pairs que pour être socialement
crédibles, le droit et les juristes doivent savoir prendre
en compte les transformations de la réalité sociale, sous
peine de paraître archaïques et d’être ainsi dépassés
par les nouvelles sciences de gouvernement.
Cet usage tactique des sciences sociales, limité
à des tâches subalternes d’informateur sur l’envi-
ronnement du droit et son contexte social, est ainsi
aux antipodes d’une sociologie qui se donnerait pour
objet de comprendre le fonctionnement du champ
juridique en s’interrogeant notamment sur les
mécanismes – comme en l’occurrence le recours aux
sciences sociales – qui contribuent à la reproduction

29. Pierre Bourdieu, « Une science qui
dérange », in Questions de sociologie,
Paris, Minuit, 1980, p. 27.
30. Ainsi, les consignes d’un éminent
représentant de la doctrine juridique
française, René Savatier, font étrange-
ment écho au discours promotionnel
du président de la Law & Society décrit
ci-dessus : « Ce que les juristes contem-
porains désirent de la sociologie, c’est
qu’elle puisse les guider, d’abord dans
la connaissance des structures sociales
qu’ils ont à normaliser par des règles
de droit, ensuite au sein des réactions
prévisibles que l’introduction de ces
règles de droit suscitera par le jeu des
facteurs sociaux », in Les Métamorphoses
économiques et sociales du droit privé
d’aujourd’hui, Paris, Dalloz, 1959, p. 136.
31. Paul Durand, La Connaissance du
phénomène juridique et les tâches de la
doctrine moderne du droit privé, Paris,
Dalloz, 1956.
32. Citations du professeur David, in Alain
Bancaud et Yves Dezalay, « La sociologie
juridique comme enjeu social et profes-
sionnel », Revue interdisciplinaire d’études
juridiques, 12, 1984.

66
  Les usages internationaux du concept de champ juridique

des croyances dans le droit, au prix d’une redistribution
des positions qui consolide plus qu’elle ne menace
les structures et les hiérarchies constitutives de
l’ordre juridique.
Tout l’enjeu de ces fausses ruptures est de bousculer
suffisamment les hiérarchies et les rapports de force
internes pour permettre la promotion de ces nouveaux
venus, sans pour autant fragiliser les structures et les
représentations sur lesquelles repose la croyance dans
l’autonomie de ces champs symboliques, au fondement
de leur légitimité. « Ne pas ébranler sans discerne-
ment les colonnes du Temple33 » : telle était la consigne
impérative adressée à une sociologie juridique qu’il
qualifiait d’« ancillaire » et qu’il voulait « respec-
tueuse » de l’ordre juridique, par le doyen Carbonnier,
qui fût l’un des parrains de sa relance, à des fins
de modernisation législative du droit de la famille,
dans la France des années 1970.
Un intérêt tactique
à la fable de la science pure
Dans un champ de production scientifique faiblement
autonome, les ruptures scientifiques sont nécessairement
liées à des ruptures voire des révolutions politiques qui
favorisent l’émergence de nouvelles stratégies d’alliance
à l’extérieur du champ. En contrepartie, ces nouvelles
alliances, en contribuant à redéfinir les hiérarchies
Dans ces jeux d’alliances, tous les participants
ont intérêt à maintenir cette fiction qui, en insistant
sur l’objectivation scientifique des rapports entre droit
et société, contribue par là même à occulter le rôle
des intermédiaires dans les processus à travers lesquels
les nouvelles demandes sociales s’inscrivent dans les
catégories du droit34. C’est vrai pour les socio-legal
scholars – mais aussi pour les professeurs de droit qui
sont leurs commanditaires. Cette réserve est un atout
pour les responsables des politiques publiques (policy
makers) dont elle accroît les marges de manœuvre en
restant discrète sur leurs intérêts spécifiques dans les
jeux de lobbying. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit
d’une sociologie juridique qui se veut le champion
de « causes » et plus généralement de nouvelles
« demandes sociales ». Comme le rappelle Bourdieu,
« cette rhétorique de la “demande sociale” […] s’ins-
pire moins d’un souci réel de satisfaire les besoins
ou les attentes de telle ou telle catégorie de “clients”
[…] ou même de gagner leur appui que de s’assurer
une forme relativement indiscutable de légitimité et,
du même coup, un surcroît de force symbolique dans
les luttes internes de concurrence pour le monopole
de la définition légitime de la pratique scientifique35 ».
Cette analyse vaut tout autant pour les praticiens
militants, comme les cause lawyers, que pour les
chercheurs qui s’engagent à leur côté afin de contri-
buer à la promotion de ces pratiques juridiques

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

internes, sont aussi au fondement de la définition de
nouveaux objets de recherche, qui s’imposent, faisant
valoir une double légitimité, tant du point de vue politique
qu’à l’égard du nouvel état de l’espace académique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
en faveur de groupes sociaux dominés. En effet, ce
travail d’objectivation scientifique leur apporte un
surcroît de légitimité à travers tout un processus de
mise à distance des arrangements et des intérêts privés

Comme on l’a vu dans le cas des legal realists, l’effi-
cacité de ces stratégies d’aggiornamento est d’autant
plus grande que les nouveaux producteurs, après avoir
dénoncé la « fausse science » des tenants de l’ortho-
doxie auxquels ils s’opposent, s’emploient au contraire
à relancer la mystification d’une démarche scientifique
qui permettrait au droit et aux juristes de prendre
en compte les transformations de la demande sociale.
Pour ces réformateurs, il est essentiel de se prémunir
contre les risques d’un dévoilement qui, en révélant
publiquement leur intervention et leurs intérêts
dans ces jeux d’alliances, ne pourrait qu’affaiblir la
crédibilité de ces nouveaux droits en les réduisant
à des arrangements négociés par des courtiers du droit.
qui pourraient contribuer à disqualifier leurs efforts.
Et l’importance stratégique de ce travail d’universali-
sation est d’autant plus grande qu’il s’agit de groupes
sociaux marginalisés, qui n’ont donc pas ou peu accès aux
filières et formes institutionnalisées de rationalisation,
réservées aux groupes dominants.
Si elle limite fortement la pertinence heuristique
de la plupart des recherches sur les thématiques « droit
et société », cette cécité imposée voue à l’échec toute
tentative de sociologie comparée, et donc a fortiori
toute interrogation sur les relations internationales
entre des champs juridiques nationaux ou encore
l’émergence de champs juridiques transnationaux.
En effet, cette dimension internationale des pratiques

33. Il précise cette injonction en écrivant
que cette science auxiliaire « serait impar-
donnable de se lancer seule, légèrement
armée comme elle l’est, à la poursuite
de ce que le droit a le plus jalousement
défendu, qui est sa propre essence, ou
du moins sa propre image », voir Jean
Carbonnier, Sociologie juridique, Paris,
Armand Colin, 1972, p. 272 sq.
34. Cette « mise en relation directe
du texte et du contexte est ce que
j’appelle “l’erreur du cour t- circuit ”,
erreur qui consiste à mettre en relation
une œuvre [...] et des manifestations
(sociales) », explique Bourdieu dans,
Les Usages sociaux de la science…,
op. cit., p. 14. Il précise ensuite : « Mon
hypothèse consiste à supposer qu’entre
ces deux pôles très éloignés […] il existe
un univers intermédiaire, que j’appelle le
champ littéraire, artistique, juridique ou
scientifique, c’est-à-dire l’univers dans
lequel sont insérés les agents et les ins-
titutions qui produisent ces (œuvres ou
ces textes) ». « En fait, les contraintes
externes, de quelque nature qu’elles
soient, ne s’exerçant que par l’intermé-
diaire du champ, sont médiatisées par
la logique du champ. Une des manifes-
tations les plus visibles de l’autonomie
du champ, c’est sa capacité de réfracter,
en les retraduisant sous une forme spé-
cifique, les contraintes ou les demandes
externes », écrit-il plus loin (p. 15).
35. P. Bourdieu, Les Usages sociaux
de la science…, op. cit., p. 40.

67
 Yves Dezalay

juridiques est fortement imbriquée dans des luttes
hégémoniques internationales dont les élites natio-
nales du droit sont tout à la fois les missionnaires
et les mercenaires, les courtiers et les médiateurs36.
De surcroît, la (re)production des savoirs juridiques
est un des éléments-clés dans cette internationalisa-
tion de la compétition entre les élites juridiques natio-
nales. De sa réinvention à Bologne dans l’Europe
de la Renaissance, à la vague récente de restructu-
ration des enseignements du droit sur le modèle de
la law school, en passant par l’exportation des facul-
tés et écoles de droit comme stratégie de cooptation
des élites coloniales (ou comme stratégie de guerre
froide dans le cas du mouvement Law & Development),
la circulation internationale des élèves et des professeurs
a toujours été au centre des dispositifs de (re)production
des champs nationaux du savoir juridique.
Les relations internationales entre champs juridiques
s’inscrivent ainsi dans des enjeux complexes qui relèvent
à la fois de stratégies hégémoniques, de la concurrence
entre différentes élites et différents savoirs, mais aussi
de l’interconnection entre des histoires nationales
de longue durée qui ont produit différentes configu-
rations du champ du pouvoir d’État, dans lesquelles
le droit et les juristes détiennent des positions
et des ressources bien spécifiques37.
Pour aborder cette dimension internationale
des pratiques juridiques, il est donc indispensable
juridique et méthodologique. En l’occurrence, projeter
sur un autre espace national des conceptions de la
pratique juridique qui sont le produit d’histoires
nationales bien spécifiques – comme la croyance dans
les vertus de la méthode socratique, la notion de
lawyer, voire a fortiori celle de cause lawyer ou encore
de political liberalism.
Autrement dit l’hypothèse formulée par Bourdieu
sur les « textes qui circulent sans leur contexte »
est validée par la circulation internationale de ses
propres écrits. La réception de textes hors de leur
espace national est fortement déterminée par les luttes
internes, spécifiques au champ de réception, dans la
mesure où elles conditionnent les usages possibles de
ces théories importées, et notamment les ressources
stratégiques que peuvent mobiliser d’éventuels
importateurs-traducteurs en fonction des positions
qu’ils occupent dans ces espaces d’accueil.
Cette hypothèse pourrait contribuer à expliquer
le contraste entre l’intérêt très important suscité
initialement par la parution en anglais de « The force
of law »39 et la faiblesse de l’impact de cette sociologie
structurale sur les problématiques de recherche mises
en œuvre dans le courant Law & Society, alors même
qu’il s’agit de l’auteur le plus cité internationalement
dans le domaine des sciences sociales. Les usages
possibles de la problématique esquissée dans « The force

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil

d’analyser les multiples réseaux de relations qui
permettent aux élites des champs juridiques natio-
naux d’échanger et d’accumuler différentes espèces de
capital symbolique – social et économique, politique et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
of law » étaient d’autant plus réduits que cette socio-
logie du droit se référait essentiellement – sinon
même exclusivement – à une structuration du champ
juridique de type germanique (Professorenrecht)

académique – à partir desquelles elles ont construit leur
modèle spécifique de capital juridique, et qui déter-
minent donc la valeur respective de ces compétences
nationales sur les marchés internationaux.
En d’autres termes, il est impératif d’ouvrir la boîte
noire qui constitue précisément l’impensé ou l’impen-
sable du paradigme Law & Society. Faute de quoi, ces
multiples tentatives d’internationalisation, soit qu’elles
visent à l’exportation de savoirs juridiques (comme
celle des missionnaires du Law & Development), soit
qu’elles relèvent de la sociologie comparative (comme
celle d’Abel et Lewis, Sarat et Scheingold, Halliday
et Karpik38), se heurtent à l’écueil du nationalisme
très éloignée, sinon opposée aux mondes juridiques
anglo-saxons et américains dans lesquels s’inscrivent
la grande majorité des chercheurs du courant Law
and Society. Dans ces conditions, la traduction ne
pouvait que produire des effets de malentendus, renfor-
cés par la mistranslation de « juristes » en « lawyers »,
qui gomme toute l’opposition entre les juristes d’État
– ou plus précisément la construction étatique des
champs juridiques de l’Europe continentale –, et les
lawyers anglo-saxons, qui sont les produits de l’auto-
nomisation de champs juridiques en marge de l’État,
ou plus précisément aux dépens d’une construction
bureaucratique du pouvoir d’État40.

36. Yves Dezalay, « Les courtiers de
l’international. Héritiers cosmopolites,
mercenaires de l’impérialisme et mis-
sionnaires de l’universel », Actes de la
recherche en sciences sociales, 151-
152, mars 2004, p. 4-35 ; Y. Dezalay et
B. G. Garth, Asian Legal Revivals…, op. cit.
37. Cette problématique est développée
dans Yves Dezalay et Bryant G. Garth,
“Lawyers and the transformations of the
field of power: osmosis, hysteresis and
aggiornamento”, in Mikael Rask Madsen
et Chris Thornhill (éds), Law and the
Formation of Twentieth Century Europe:
Perspectives from the Historical Sociology
of Law, Cambridge, Cambridge University
Press, à paraître.
38. Richard L. Abel, Philip Simon et Cole-
man Lewis (éds), Lawyers in Society, 3 vols,
Berkeley, University of California Press,
1988 et 1989 ; Austin Sarat et Stuart A.
Scheingold (éds), Cause Lawyering: Political
Commitments and Professional Responsi-
bilities, New York, Oxford University Press,
1998 ; Terence C. Halliday et Lucien Karpik
(éds), Lawyers and the Rise of Western
Political Liberalism: Europe and North
America from the Eighteenth to Twentieth
Centuries, Oxford/New York, Clarendon
Press/Oxford University Press. 1998.
39. Pierre Bourdieu, “The force of law:
toward a sociology of the juridical field”,
Hastings Law Journal, 38(5), juillet 1987,
p. 814-853.
40. Yves Dezalay et Mikael Rask Madsen,
“The force of law and lawyers: Pierre
Bourdieu and the reflexive sociology of
law”, Annual Review of Law and Social
Sciences, 8, 2012, p. 433, 452.

68

La publication récente des cours de Pierre Bourdieu
Sur l’État, permet de corriger partiel lement
ce malentendu en montrant les pistes autour desquelles
il a approfondi et enrichi les hypothèses formulées
de manière schématique dans « La force du droit ».
Tout en restant essentiellement dans le cadre histo-
rique des États d’Europe continentale, il esquisse une
problématique qui, à la fois élargit son analyse, son
objet – des juristes au champ du pouvoir d’État –
et l’affine – en montrant le jeu complexe d’opposi-
tions et de complémentarité entre les différentes
fractions qui composent ces mondes du droit dans
leur relation aux détenteurs du pouvoir d’État.
L’approfondissement de cette problématique
lui permet ainsi d’ouvrir le champ d’analyse à
d’autres configurations nationales, comme celle qui
se met en place en Grande-Bretagne avec la Réforme
et la Guerre civile. Enfin, cette double perspective,
élargie et affinée, permet aussi de rendre compte des
transformations et des coupures qui marquent les
histoires très mouvementées des champs juridiques,
avec des genèses successives, des emprunts, des
ruptures voire des révolutions, bref une succession
d’âges d’or et de déclins bien éloignée du grand
schéma weberien d’une progression univoque
de la rationalité et de l’autonomie du droit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
 Les usages internationaux du concept de champ juridique
Cependant, l’importance de l’apport heuristique
de cette sociologie politique structurale est conditionnée
à une profonde remise en question de l’approche
majoritaire mainstream d’un mouvement L aw
& Society qui s’inscrit dans le prolongement du
paradigme du Legal Realism, dont les objets et les silences
– ou les tabous – n’étaient autre que le produit et le reflet
d’un état historique des positions hiérarchiques dans un
champ du pouvoir qui est à la fois académique, juridique
et politique. L’essor de ce mouvement, indissociable
de l’ambiguïté d’un jeu d’alliances entre des professeurs
de droit et des chercheurs en sciences sociales – avec
leurs intérêts complémentaires et contradictoires –
n’est certes guère favorable au travail de sociologie
réflexive qui est indispensable pour comprendre comment
les positions occupées par ces différentes composantes
au carrefour des champs académiques, juridiques,
bureaucratiques ou militants ont contribué à détermi-
ner les problématiques et les objets de recherche qui
le caractérisent. Pourtant, et c’est là certainement la partie
la plus essentielle et la plus universelle – ou universali-
sable – des enseignements de Bourdieu, cette sociologie
réflexive s’impose comme un préalable afin de construire
des objets de recherche qui ne reflètent pas seulement
les positions plus ou moins dominées des producteurs
de recherche dans les champs du pouvoir.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 179.176.29.232 - 23/03/2019 17h15. © Le Seuil
69