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JOUER POUR APPRENDRE À PARLER À L’ÉCOLE MATERNELLE. REGARD SUR


LA POSTURE LANGAGIÈRE DE L’ENSEIGNANT

Article · December 2016

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Espinosa Natacha
University Paris Nanterre
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JOUER POUR APPRENDRE À PARLER
À L’ÉCOLE MATERNELLE
REGARD SUR LA POSTURE LANGAGIÈRE DE L’ENSEIGNANT
Emmanuelle CANUT
Université de Lille 3
CNRS - UMR 8163 « Savoirs, textes, langage »

Natacha ESPINOSA
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
CNRS - UMR 7114 « Modyco »

Les nouveaux programmes de 2015 réaffirment, à la suite de ceux de


2002, l’importance du langage dans les apprentissages à l’école maternelle,
mais aussi, et de façon plus novatrice, la place du jeu. Cette prise en
compte du jeu dans les nouveaux programmes conforte les nombreux
travaux sur son apport dans le développement de l’enfant, en particulier
l’impact sur la construction du fonctionnement mental (Piaget 1945 ;
Winnicott 1975) et sur la construction des relations sociales : respect des
règles, gestions des frustrations, coopération (Brougères 2005). Du point de
vue langagier, le jeu favorise la communication et l’émergence de la fonction
sémiotique (Veneziano 2010) et peut permettre des acquisitions lexicales,
et plus largement offrir à l’élève l’expérience de différents genres discursifs.
L’enseignant étant invité à mettre en place des situations de jeux dans la
classe, cela nous invite à réfléchir au lien possible entre ces situations et les
interactions langagières qui sont mises en œuvre et qui sont susceptibles de
favoriser l’apprentissage du langage : en quoi le jeu peut-il aider les enfants
à apprendre à parler ? En nous appuyant sur de récentes expériences de
terrain en classe de Moyenne Section (MS) et Grande Section (GS) d’école
maternelle dans le cadre d’une activité avec des jeux de société (Canut 2014),
notre objectif sera plus spécifiquement d’identifier la posture langagière la
plus adéquate de l’enseignant pour aider la mise en fonctionnement d’un
langage explicite et structuré de diverses variantes énonciatives.

rticle on line
Le Français aujourd’hui n° 195, « L’oral en question(s) »

Rôle de l’enseignant dans l’apprentissage du langage


Les programmes pour le cycle 1 accordent une mention spécifique à
« la stimulation et à la structuration du langage » avec deux préconisations
principales :
- La pédagogie du langage doit aider l’élève à passer de la conversation
ordinaire ancrée dans l’ici et maintenant à un langage plus détaché du
contexte, évoquant des éléments abstraits ou absents de la situation.
- L’enseignant doit se donner les moyens d’interagir fréquemment et de
la façon la plus efficace possible avec chacun des élèves de sa classe.

D’un point de vue didactique, l’observation des pratiques langagières orales


dans la classe a permis de focaliser la réflexion sur le rôle des interactions
enseignant-élève dans la construction des savoirs scolaires en général (par
exemple Bautier 2001 ; Garcia-Debanc 1999 ; Jaubert, Rebière et Pujo
2010) ou dans la mise en fonctionnement du langage en particulier (Lentin
1973 ; Florin 1995 ; Jeanjean et Massonnet 2001 ; Péroz 2010). Dans
une perspective linguistique de l’acquisition (Canut et Vertalier 2014),
nous nous intéressons plus spécifiquement à l’adaptation du langage de
l’enseignant aux productions verbales des élèves. Dans cette optique, la
médiation entre l’adulte et l’enfant est considérée comme un facteur explicatif
de l’évolution cognitivo-langagière. L’apprentissage du langage est décrit,
non comme une simple répétition d’énoncés entendus, mais comme un
processus interactionnel et dynamique : au cours des échanges avec les
membres de son entourage, l’enfant capte dans les énoncés des adultes
des fonctionnements sémantico-syntaxiques qu’il essaie dans ses propres
énoncés, pour en tester les effets et les réutiliser en situation, en fonction
de ses besoins et de ses désirs de verbalisation. L’adulte, qui verbalise en
situation des énoncés comportant des constructions ajustées aux capacités
langagières de l’enfant mais les excédant légèrement, permet à l’enfant
de faire des hypothèses (non conscientes) sur le fonctionnement de la
langue. Au cours de ces interactions, le locuteur expert offre des « schèmes
sémantico-syntaxiques créateurs », sortes de raisonnements verbalisés, que
l’enfant peut réutiliser de façon autonome dans ses propres verbalisations
en procédant par tâtonnements et ajustements (Lentin 1998 ; Canut et
Vertalier 2014). Ce fonctionnement par intégration de schèmes syntaxiques
dans une interaction langagière adaptée entre l’enfant et l’adulte nous
semble pouvoir être transposé, pour l’acquisition du langage, à la notion
d’étayage (Bruner [1983] 1987), à la description de la zone proximale de
développement que propose L.S. Vygotsky ([1935] 1985) et au lien entre
développement intra et inter-psychique : si les interactions se situent dans
une zone potentielle de développement langagier, elles ont un pouvoir
« catalyseur » d’intégration des éléments linguistiques au fonctionnement
cognitivo-langagier de l’enfant. À contrario, si l’offre langagière de l’adulte
est absente ou est inadéquate, avec des propositions en deçà ou au-delà de la

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Jouer pour apprendre à parler à l’école maternelle

zone potentielle de développement, il peut alors se produire un réel décalage


entre les capacités cognitives de l’enfant et ses réalisations langagières (Canut,
Bertin et Bocéréan 2013).
Plusieurs travaux portant sur l’étayage dans les interactions mère-enfant
(Veneziano 2000, 2008 ; Morgenstern et al. 2012) ou dans les interactions
enseignants-élèves (Canut, Espinosa et Vertalier 2013) et ceux sur les
stratégies les plus efficaces pour faciliter le développement du langage
chez les enfants en difficulté langagière (Maillart et al. 2011 ; Masson,
Canut et Leroy-Collombel 2015) montrent le rôle spécifique des reprises
et reformulations ; rejoignant d’une certaine manière l’hypothèse d’une
acquisition par reformulation1 (Martinot 2010). Au cours de ces échanges,
l’enfant s’approprie d’une part des variantes utiles à une interaction en
situation immédiate et, d’autre part, des variantes plus explicites permettant
d’évoquer des évènements plus décontextualisés. Cette maitrise progressive
de variantes langagières diversifiées est notamment sous-tendue par le
fonctionnement sémantico-syntaxique de la langue : les énoncés comportant
des caractéristiques de complétude et de structuration syntaxique constituent
le socle à partir duquel l’enfant va pouvoir produire une diversité de variantes
langagières, qui lui seront nécessaires pour accéder plus tard à l’écrit.
Dès lors, il importe pour le professionnel de connaitre les modalités
interactionnelles les plus adaptées pour aider l’enfant à s’approprier le
langage, en particulier le rôle fondamental des reprises et reformulations,
et de mettre en œuvre des activités « d’entrainement au langage »2 au
cours desquelles il va adopter une posture ciblée sur les zones proches de
développement langagier de chacun des élèves.

Diversité des jeux, diversité de langage


En complément des directives ministérielles, les documents d’accompa-
gnement de la DEGSCO3 consacrent un développement spécifique à la
question du jeu : y sont distingués le jeu libre et le jeu structuré en fonction
de la situation choisie par l’enfant ou de la situation initiée par l’adulte. Les
jeux sont répartis dans quatre principales catégories : jeux symboliques, jeux
d’exploration, jeux de construction et jeux à règles.
Concernant les jeux dans une dimension langagière, il faut distinguer les
jeux centrés sur les unités sonores de la langue (jeux de perception et de
localisation des sons, jeux d’identification et de manipulation de syllabes,

1. Nous retenons l’idée que c’est « dans les énoncés que l’enfant entend – qui le concernent
et qu’il retient – que l’enfant cherche à savoir comment il va dire ce qu’il veut dire » (Martinot
2010 : 69).
2. Le terme d’entrainement n’est pas utilisé ici dans le sens d’un conditionnement mais bien
dans le sens d’une intervention spécifique permettant d’entrainer les élèves à parler pour les
accompagner vers une plus grande maitrise de variantes langagières comportant différents
degrés de structuration.
3. Direction générale des enseignements scolaires, du ministère de l’Éducation nationale.

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Le Français aujourd’hui n° 195, « L’oral en question(s) »

rimes), les jeux centrés sur le lexique (jeux de portraits, devinettes, intrus,
Qui est-ce ?...), et les jeux qui peuvent mettre en activation un discours
organisé au-delà du mot, voire de la phrase.
Dans l’optique d’un apprentissage du langage qui dépasse le cadre du
développement de la communication ordinaire, le jeu à règles apparait
comme un support intéressant pour s’orienter vers la production de variantes
linguistiques diversifiées relevant de différents genres de discours (narration,
explication, justification, etc.). Si toutes les situations de jeu peuvent être
le déclenchement de verbalisations, elles ne sont pourtant ni toujours
nécessaires, ni toujours développées, l’action pouvant se suffire à elle-même
ou suppléer partiellement l’acte de parole.
Par exemple, l’enfant qui joue à des jeux dits « libres », avec des pions
colorés, des images, des buchettes en bois... est concentré sur le choix ou la
couleur des pièces à assembler. L’adulte peut certes intervenir et offrir du
langage, en particulier sur le plan lexical, et il est d’ailleurs important qu’il
le fasse. Mais, tout comme lorsque les enfants dessinent, les échanges sont
plus difficiles à mettre en œuvre dans ces situations de jeu et, lorsqu’ils ont
lieu, l’adulte propose souvent à l’enfant des énoncés incomplets, voire des
mots isolés, à l’image de l’exemple ci-dessous :
Enfant : jaune
Adulte : jaune
Enf : une pomme
Ad : une pomme ?
Enf : une poire
Ad : une poire
Enf : une poire
Ad : à toi
Dans d’autres situations de jeux (par exemple les jeux d’imitation impli-
quant des manipulations d’objets ou les jeux de construction), l’adulte ne
peut pas toujours anticiper ce que l’enfant imagine et se raconte, et il pose
alors souvent des questions fermées :
Ad : qu’est-ce que tu vas lui mettre au bébé Patate ?
Enf : euh ça
Ad : c’est quoi ça ?
Enf : [ez] oreilles
Ad : ça c’est une langue, les jambes ?
Enf : ouais
De façon générale, construire un échange sur ce que l’enfant est en train
de faire engendre des discours implicites4 , comme par exemple dans les jeux
impliquant une manipulation :

4. Est considéré comme implicite un discours qui fait référence à la situation dans laquelle
il se produit ; c’est-à-dire qui ne comporte pas tous les éléments linguistiques nécessaires à
une entière compréhension pour une personne non présente dans cette situation.

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Jouer pour apprendre à parler à l’école maternelle

Ad : tu as mis du sable dans ta bouteille ?


Enf : oui
Ad : comment tu as fait ?
Enf : comme ça (l’enfant montre comment il a réussi à remplir la bouteille
avec un autre récipient)
Dans les situations ordinaires de jeux à règles, on retrouve cet implicite,
focalisé sur l’enchainement des actions et accompagné de nombreuses
injonctions du type : « à toi », « vas-y, joue », « prend-le et avance-le »,
« relance le dé », « tu recommences ».
Mais on peut aussi utiliser certains jeux à règles pour développer d’autres
facettes du langage, comme les conduites explicatives. Celles-ci sont essen-
tielles au développement du langage de l’enfant et prennent différentes
formes : justification, explication en comment, en pourquoi (explication
causale ou logique), explicitation (reformulation d’une stratégie, d’une
procédure), argumentation (Simon 2009), et on peut en particulier les
mettre en œuvre dans les situations d’interprétation, d’explicitation et de
reformulation des règles :
- expliquer le fonctionnement des pièces d’un jeu ;
- expliquer et justifier le rôle de chacun : ce que l’on va faire, comment,
pourquoi, avec qui ;
- expliquer le déroulement du jeu : le passage ordonné d’un joueur à
l’autre, le droit à rejouer, l’obligation de passer son tour... ;
- expliquer et justifier le choix d’une stratégie ;
- anticiper l’action d’un joueur et prévoir ses réactions ;
- raconter comment est arrivé un « accident », etc.

Ces différents types d’explication qui seront provoqués dans les séances
de jeux donneront l’occasion à l’adulte et à l’enfant d’utiliser diverses
constructions syntaxiques et divers connecteurs (logique, chronologique,
polyvalent) nécessaires au développement de son langage.

Les jeux de société comme support d’un entrainement au


langage
Dans l’objectif d’utiliser le jeu pour favoriser chez l’enfant la mise en
fonctionnement de variantes langagières diversifiées, et à la demande du
groupe de travail pluridisciplinaire de la Coordination Lunévilloise Enfance-
Famille, nous avons mené une recherche-action-formation dans deux écoles
maternelles (classes de moyenne et grande sections) et une ludothèque de la
ville de Lunéville en Meurthe-et-Moselle, dans un quartier dit « défavorisé »5 .

5. Il s’agit d’une recherche-action-formation menée par E. Canut à l’initiative de la CLEF


(Coordination lunévilloise enfance famille) entre 2009 et 2012. Ce travail a débouché sur
un dispositif national piloté par l’Association de formation et de recherche sur le langage
(AsFoReL) et un outil d’accompagnement à la formation « Jouer pour parler, parler pour

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Le Français aujourd’hui n° 195, « L’oral en question(s) »

L’objectif était double : i) trouver les supports de jeux qui permettraient de


verbaliser de multiples variantes explicatives et narratives, pour donner aux
élèves une certaine expérience langagière ; ii) organiser l’activité pour que les
élèves puissent réinvestir les constructions lexicales et syntaxiques proposées
avant et pendant le jeu, en particulier dans les moments de ré-explication des
règles du jeu. Parallèlement à ce travail mené collectivement, des sessions de
formations ont été proposées aux enseignantes et aux ludothécaires, basées
sur les principes d’un étayage linguistique « conscientisé », tel que nous
l’avons décliné précédemment.

Critères de choix des jeux


Après avoir testé de nombreux supports de jeux, les jeux de société sont
apparus comme les plus pertinents au regard de l’objectif fixé, à savoir
la structuration d’un déroulement causal, logique ou chronologique, la
description et l’explication d’actions. Divers jeux de la ludothèque ont été
exploités et analysés en fonction de ce qu’ils pouvaient générer comme types
de constructions syntaxiques et lexicales au cours des échanges entre l’adulte
et le groupe d’enfants, et nous en avons retenu une dizaine pour le projet :
- Jeux de mémoire : memory divers, Pique Plume (éd. Zoch).
- Jeux d’observation : Tatouvu (éd. Éveil et jeux).
- Jeux de stratégie : Quack, Hoppel Poppel, Pasta pasta (éd. Haba).
- Jeux de coopération : Le Verger, Docteur Hérisson (éd. Haba), Le Jeu du
loup (éd. Nathan), Woolfy (éd. Djeco).

Ces jeux peuvent avoir plusieurs degrés de difficulté et ont été proposés
en fonction de l’âge et des capacités des élèves à comprendre la règle du
jeu. N’ont pas été retenus les jeux qui impliquaient une attention cognitive
importante (jeu de dames, échecs) peu propice à une verbalisation en
cours d’action ou encore les jeux qui généraient toujours le même type de
constructions comme les jeux de sept familles, les jeux de loto, le « Qui
est-ce ? ». Par exemple, ce dernier jeu favorise la production de phrases
interrogatives et du lexique de description physique, mais les tournures de
phrases sont peu variées : « est-ce qu’il a des cheveux blancs ? oui/non ».

Configuration d’une séance et rôle de l’adulte


Au cours de la recherche-action-formation, différents types d’organisation
ont été testés. Nous avons finalement opté pour la configuration suivante :
- L’activité se réalise en deux temps distincts : l’explication des règles par
l’adulte suivi du jeu proprement dit (avec des groupes de quatre élèves), puis

jouer... le langage en jeu » (Canut et al. 2013), soutenu et financé par la Fondation SNCF
(Opération de mécénat régional) et l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI -
Forum 2.0, démultiplication des pratiques sur les territoires).

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Jouer pour apprendre à parler à l’école maternelle

la reformulation des règles par les élèves (par exemple à d’autres élèves, à un
parent présent) suivi du jeu.
- Au cours des différentes phases de l’activité, l’adulte ne joue pas, mais il
anime la table de jeu, il est attentif au déroulement du jeu, tout en ayant
pour objectif de travailler le langage. Ce retrait du jeu offre une gestion
beaucoup plus confortable, il permet d’être mentalement disponible pour
proposer de multiples formulations basées sur une organisation logique,
temporelle, causale des actions et d’être à l’écoute des propositions des élèves
pour leur offrir des reformulations adaptées.

Avant de jouer, l’adulte nomme et dispose les éléments du jeu, explique


la règle et la finalité du jeu en se focalisant sur une articulation logique et
explicite des différentes phases du jeu, sans avoir recours aux éléments visuels
(le plateau, les pions, etc.). Pendant le jeu, il intervient pour commenter
ce que les joueurs doivent faire ou sont en train de faire ; il accompagne
verbalement et commente le déroulement du jeu. Il peut aussi solliciter de
temps en temps les élèves pour qu’ils verbalisent ce qu’ils sont en train de
faire et confirme ou reformule leurs propos. À la fin de la partie, l’adulte
explique pourquoi et comment on a gagné ou perdu ou ce qu’il aurait fallu
faire pour gagner.
Un référentiel a été élaboré par l’ensemble de l’équipe, qui répertorie
l’ensemble des formulations possibles pour chaque jeu. Par exemple, pour
le jeu de memory, il a été proposé les verbalisations suivantes aux différents
moments de l’activité :
- Disposition et dénomination des éléments du jeu : « Je vous montre
les cartes qui sont dans la boite. Sur les cartes, il y a des dessins : voici un
écureuil, un champignon, un nid... Avez-vous remarqué qu’il y a deux fois
la même carte pour chaque image ? Elles vont par paires. Pour commencer,
je mélange les cartes et je les pose face cachée sur la table. »
- Explication du déroulement du jeu (les règles) : « Chacun, à votre tour,
vous allez retourner deux cartes l’une après l’autre. Vous devez trouver deux
cartes identiques, c’est-à-dire, des cartes qui sont pareilles. Par exemple, si
je retourne la carte où il y a un écureuil alors je dois trouver le deuxième
écureuil. Si vous retournez les mêmes cartes, vous gagnez la paire et vous
rejouez. Si les cartes sont différentes, vous les reposez à leurs places à l’envers.
Et c’est à votre copain de jouer. »
- Explication de la finalité du jeu : « Celui qui gagne est celui qui aura le
plus grand nombre de paires de cartes. »
- Interventions au cours de la partie : « Maintenant que tu as retourné
l’écureuil, souviens-toi : X a retourné l’autre écureuil tout à l’heure. Tu te
souviens où il l’a reposé ? C’est l’autre carte avec l’image de l’écureuil que
tu dois trouver. Comme cette carte n’est pas la même que la première carte
que tu as retournée, tu reposes les cartes et c’est à ton voisin de jouer. »
- Commentaires en fin de partie : « C’est X qui a gagné parce qu’il a trouvé
le plus de paires de cartes semblables. »

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Le Français aujourd’hui n° 195, « L’oral en question(s) »

Quand le jeu est bien connu, l’adulte incite les élèves à réexpliquer les
règles pour se remémorer le jeu ou pour l’expliquer à d’autres qui ne le
connaissent pas encore. Ainsi, les élèves sont amenés à verbaliser à leur
tour des explications et des justifications sur le déroulement du jeu. Toutes
les offres langagières proposées antérieurement par l’adulte sont autant
d’expériences langagières sur lesquelles les élèves peuvent potentiellement
s’appuyer pour expliquer de façon explicite et structurée tout ou partie des
règles.

Spécificité des interactions langagières


Au cours des différentes phases de l’activité que nous venons de décrire,
même s’il s’avère difficile pour l’adulte de prévoir les éléments lexicaux
et syntaxiques à proposer dans un échange donné, ils peuvent s’organiser
comme suit :
- Produire et faire produire des constructions simples de plus en plus
longues : « tu/je lance(s) le dé », « tu as/j’ai fait un six (alors) tu/j’avance(s)
de six cases et tu/je passe(s) le dé à ton/mon voisin ».
- Produire et faire produire des constructions de plus en plus complexes et
diversifiées : « je/tu peux avancer mon/ton pion », « j’ai/tu as rattrapé la poule
qui est devant moi/toi », « quand/si je fais un 3, je gagne », « comme c’est
la même couleur que mon/ton lapin, je/tu peux le poser sur le plateau »,
« c’est lui qui a gagné parce qu’il a réussi à trouver toutes les images ».

Dans un objectif d’entrainement au langage, les interactions proposées par


l’adulte durant ces séances de jeu sont envisagées comme une source possible
d’apprentissage si elles entrent dans une zone potentielle de développement
langagier de chacun des élèves. Nous appuyant sur ce postulat, la qualité
des offres, reprises ou reformulations est considérée comme le gage d’un
réinvestissement ultérieur. Dans cette optique, il s’agissait donc, pour
l’enseignant, non seulement de repérer les constructions déjà maitrisées
ou tentées par l’élève, mais aussi de s’appuyer sur elles pour proposer des
énoncés dont les « schèmes sémantico-syntaxiques » sont plus complexes.
Dans l’exemple ci-après, l’enseignant ne repère pas la tentative de l’élève de
la construction relative et propose une reformulation en phrase simple qui
est en deçà de ce qu’il peut potentiellement produire et qui ne correspond
pas à ses besoins d’apprentissage :
Ad : c’est quoi ça ?
Enf : panier alors on prend deux que/veux, veut/
Ad : tu prends deux

En revanche, dans l’exemple suivant, face à une incompréhension de


l’élève, l’adulte sollicite les autres joueurs pour qu’ils redonnent la règle qui
explique l’impossibilité de prendre le cochon vert à ce moment du jeu :

100
Jouer pour apprendre à parler à l’école maternelle

Enf 1 : je sais pas pourquoi je peux pas avancer le vert


Ad (aux autres enfants) : alors pourquoi il peut pas avancer le vert ?
Enf 2 : non mais tu peux avancer le vert mais mais tu peux avancer le vert
et le rouge mais tu as pas le droit le bleu c’est moi qui vient de jouer là et
du coup on n’a pas le droit de passer deux fois
Ad : voilà on n’a pas le droit de jouer deux fois la même couleur donc là
comme [...] comme Romain a joué le petit cochon bleu tu ne peux pas jouer
le petit cochon bleu donc tu peux jouer le rouge ou le vert

L’explication encore approximative d’un des joueurs, comportant une


juxtaposition de plusieurs syntagmes, amène l’adulte à reformuler la règle
en proposant une subordination avec comme qui justifie l’interdiction. Il
donne ainsi aux élèves une expérience langagière sur laquelle ils pourront
s’appuyer pour faire des hypothèses sur le fonctionnement de la langue et
qu’ils pourront tenter de réutiliser dans d’autres échanges.
L’ensemble des corpus recueillis permet d’observer des réinvestissements
de constructions proposées par les enseignantes dans la ré-explication de règle.
Dans l’exemple suivant, on constate une progression dans l’explicitation de
la règle grâce à une hiérarchisation syntaxique des différentes actions :
Enf : c’est rouge on met direct dans son panier comme ça le corbeau il
attrape pas
Ad : si on tombe sur une face rouge on prend une cerise et on la met dans
son panier
[...]
Enf : si on tombe sur le corbeau il peut avancer et on met une carte si on
veut celle-ci on met celle-ci ou si on veut celle-ci on met n’importe
Ad : quand on tombe sur la face corbeau on va prendre une pièce du puzzle
pour dire que le corbeau est en train d’arriver

L’adulte offre ici à l’enfant l’expérience d’un fonctionnement langagier


adapté : outre des précisions lexicales, la juxtaposition de propositions
simples verbalisées par l’élève est reformulée avec une construction intro-
duite par la condition si qui hiérarchise les actions. Cette construction est
réinvestie par l’élève quelques échanges plus tard. Ayant repéré ce réinves-
tissement dans un autre contexte, l’adulte propose alors une autre variante
langagière comportant une explicitation des déictiques et un enchâssement
de deux complexités syntaxiques avec quand et pour que, que l’enfant serait
potentiellement en mesure de s’approprier.

Conclusion
Mener un travail d’entrainement au langage qui met en œuvre différentes
conduites discursives (telles que l’explication ou la narration) implique un
choix réfléchi des supports. Tous les jeux ne favorisent pas cet objectif
langagier, et si les jeux de société apparaissent comme plus adaptés, parce
que possiblement générateurs de constructions syntaxiques et lexicales avec

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Le Français aujourd’hui n° 195, « L’oral en question(s) »

différents degrés de complexité, leur support ne constitue cependant pas en


soi une source d’apprentissage. La médiation de l’enseignant reste l’élément
clé de la stimulation langagière, centrée non pas sur des échanges perçus
comme intuitivement ajustés à la situation mais consciemment ciblés dans
des zones proches du développement langagier de chaque élève. D’un point
de vue didactique, cette posture implique une réflexion sur ses propres
pratiques langagières, que seul l’enregistrement permet d’évaluer. L’outil
d’accompagnement à la formation « Jouer pour parler, parler pour jouer...
le langage en jeu » (Asforel 2013), réalisé au terme de la recherche-action-
formation, a été conçu pour aider les enseignants dans cette démarche : il
comporte un dépliant explicatif, un DVD et les fiches de dix jeux avec les
objectifs de langage à mettre en œuvre et les conduites langagières à adopter
au cours des séances de jeu.
Un projet de classe avec le support des jeux de société peut permettre de
décliner de multiples activités en classe et de créer de véritables partenariats et
collaborations avec l’extérieur (la famille, les structures du quartier comme
les médiathèques/ludothèques), pouvant s’appuyer sur des principes de
coéducation. En effet, le jeu apparait beaucoup moins stigmatisant que
d’autres supports (comme le livre, davantage considéré dans certains milieux
sociaux comme un objet réservé au domaine scolaire) et permet d’impliquer
davantage les parents à la vie de l’école. Le travail réalisé dans ce cadre
en Meurthe-et-Moselle a notamment fait l’objet d’une action éducative
familiale (AEF) avec l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme6 .
D’un point de vue pédagogique, le jeu de société est également un vecteur
possible d’autres apprentissages langagiers. Ainsi, un travail de dictée à
l’adulte autour de la réécriture de règles peut permettre d’envisager le
passage de l’oral à la production d’écrits, mais ceci est une autre histoire...

Emmanuelle CANUT & Natacha ESPINOSA

Références bibliographiques
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pédagogie, 137, 117-161.
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• BRUNER, J.S. ([1983] 1987). Le Développement de l’enfant : savoir-faire, savoir
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In J.-P. Bernié & M. Brossard (dir.), Vygotsky et l’école. Apports et limites d’un modèle

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du-jeu-pour-prevenir-et-lutter-contre-l-illettrisme>.

102
Jouer pour apprendre à parler à l’école maternelle

théorique pour penser l’éducation et la formation (pp. 171-188). Bordeaux : Presses


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• FLORIN, A. (1995). Parler ensemble en maternelle : la maitrise de l’oral, l’initiation
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• GARCIA-DEBANC, C. (1999). Évaluer l’oral. Pratiques, 103-104, 193-212.
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disciplinaires scolaires et formats d’interactions. Actes du colloque international
Spécificités et diversité des interactions didactiques : discipline, finalités, contextes.
Université de Lyon : ICAR - CNRS - INRP.
• JEANJEAN, M.-F. & MASSONNET, J. (2001). Pratiques de l’oral en maternelle.
Paris : Retz.
• LENTIN, L. (1973). Comment apprendre à parler à l’enfant. Aperçu d’une expérience
en cours. Paris : E.S.F.
• LENTIN, L. (1998). Apprendre à penser, parler, lire, écrire. Paris : E.S.F.
• MAILLART, C., LEROY, S., QUINTIN, E., RANC, L., DEROUAUX, F.,
D’HARCOUR, E., AL MOUNAJJED, M., CAËT, S., LEROY-COLLOMBEL,
M. & MORGENSTERN, A. (2011). Des interactions enrichies qui soutiennent le
développement du langage : effets à court et moyen terme (6 mois) d’une guidance
parentale logopédique. ANAE, 112-113, 223-230.
• MARTINOT, C. (2010). Reformulation et acquisition de la complexité linguis-
tique. Travaux de linguistique, 61, 63-96.
• MASSON, C., CANUT, E. & LEROY-COLLOMBEL, M. (2015). Différences,
difficultés, retards, troubles langagiers : quelles modalités d’interactions éducatives
pour déplacer les frontières ? Colloque ATYLANG. Nanterre, 27-28 novembre 2015.
• MORGENSTERN, A., LEROY-COLLOMBEL, M. & CAËT, S. (2012). Self-
and other-repairs in child adult interaction at the intersection of pragmatic abilities
and language acquisition. Journal of pragmatics, 56, 151-167.
• PÉROZ, P. (2010). Apprentissage du langage oral à l’école maternelle. Pour une
pédagogie de l’écoute. Metz : Scéren - CRDP Lorraine.
• PIAGET, J. (1945). La Formation du symbole chez l’enfant. Paris : Delachaux &
Niestlé.
• SIMON, J.-P. (dir.) (2009). Apprendre à expliquer en maternelle. Grenoble : Scéren
& CRDP de l’académie de Grenoble.
• VENEZIANO, E. (2000). Interaction, conversation et acquisition du langage
dans les trois premières années. In M. Kail & M. Fayol (dir.), L’Acquisition du
langage. Le langage en émergence de la naissance à trois ans (pp. 231-265). Paris :
Presses universitaires de France.

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Le Français aujourd’hui n° 195, « L’oral en question(s) »

• VENEZIANO, E. (2008). L’émergence des explications dans l’interaction natu-


relle mère-enfant : Méthodes d’analyse et un modèle d’acquisition base sur les
situations conflictuelles. In C. Hudelot, A. Salazar-Orvig & E. Veneziano (dir.).
L’Explication : enjeux cognitifs et communicationnels (pp. 151-172). Paris : Peeters
éditions.
• VENEZIANO, E. (2010). Jeu et langage en développement : entre fonction
sémiotique et théorie de l’esprit. Rééducation orthophonique, 244, 35-51.
• VYGOTSKY, L.S. ([1935] 1985). Le problème de l’enseignement et du déve-
loppement mental à l’âge scolaire. In B. Schneuwly & J.-P. Bronckart, Vygotsky
aujourd’hui. Neuchâtel-Paris : Delachaux & Niestlé.
• WINNICOTT, D. (1975). Jeu et réalité, l’espace potentiel. Paris : Gallimard.

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