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La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne

Author(s): Adrienne Rich


Reviewed work(s):
Source: Nouvelles Questions Féministes, No. 1, La Contrainte à l'hétérosexualité (Mars 1981),
pp. 15-43
Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40619205 .
Accessed: 26/11/2011 18:12

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http://www.jstor.org
15

AdrienneRich

La contrainte
à l'hétérosexualité
et Vexistencelesbienne

« Biologiquement, les hommesontun seulinstinct - l'instinct


sexuelqui
les pousse versles femmes-, tandisque les femmesontdeux instincts,
un instinctsexuelversles hommeset l'instinct de reproduction qui les
pousse vers leurspetits.»
Alice Rossi, « Childrenand Work
in the Lives of Women» (communication
à l'Universitéde l'Arizona,
Tucson, fév. 1976).

... « j'étais unefemmeterriblement vulnérable, la fémini-


utilisant
critique,
té commeune sorted'étalonou d'aune pourmesurerles hommeset les
écarter.Oui... quelque chose commeça. J'étaisune Anna qui cherchais
auprèsdes hommesla défaitesans jamais en êtreconsciente.(Mais j'en
suisconsciente.Et cela veutdireque je vais laissertoutcela derrièremoi
et devenir...maisquoi ?). J'étaisenliséedans un étatd'âme communaux
femmes de notretemps,qui peutles rendreameres,ou lesbiennes,ou soli-
taires.Oui, cetteAnna-làétait...»
Doris Lessing,Les Carnetsd'Or
(éd. française,Albin Michel,1976)

Le préjugéde l'hétérosexualité
inévitable
à traverslequelest perçuel'expérience
lesbienne, - lorsquecetteexpé-
selonuneéchellequi passe de la dévianceà l'horreur
riencen'estpas toutsimplement rendueinvisible trouveson illustration dans bien
d'autrestextesque ceux que j'ai cités en exergue.La convictionde Rossi selon
laquellec'estde façoninnéeque les femmessontattiréesversles hommes,ou cellede
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Lessingpour qui le choixlesbienn'estque l'expression d'une amertumeenversles


hommes,ne sonten aucunefaçondes opinionssingulières. Ces idéessontlargement
répandues dans la littératureet les scienceshumaines l.
Je m'intéresse ici à deux questionsprincipales : en premierlieu,commentet
pourquoile choixqu'ontfaitdes femmes d'aimerd'autresfemmes commecamarades
ou amantes,de partagerleurvie,leurspassions,leurtravail,ou de vivreen tribuavec
elles,ce choixa étépiétiné, invalidé,condamnéà la clandestinité ou au mensonge; en
secondlieu,je m'interroge surl'omission- totaleou presque- de l'existence lesbien-
ne dans toutessortesd'écrits,y comprisles étudesféministes. De touteévidence,il
existeun rapportentreces deux faits.Je suis persuadéequ'une grandepartiede la
théorieet de la critiqueféministe a échoué sur cet écueU.
La conviction qui meguideestque la seuleexistence d'écritslesbiensspécifiques
n'estpas suffisante pourla penséeféministe. Toutethéorieou créationculturelle/poli-
tiquequi faitde l'existencelesbienneun phénomène marginalou moins« naturel»,
qui n'y voit «
qu'unesimple préférence sexuelle », ou un refletdes relationshétérose-
xuellesou homosexuelles masculines, ne peutêtreque profondément édulcoréequels
que soientses autresapports.La théorieféministe ne peutplusse contenter de tolérer
« le lesbianisme » comme« stylede vie alternatif », ou de faireici ou là une allusion
de bon ton aux lesbiennes.Il est grandtempsde faireune critiqueféministe de la
contrainte à l'hétérosexualitéqui pèse sur les femmes.J'essayeraide montrer pour-
quoi dans cettepremièreinvestigation.
Jecommencerai en prenantpourexempleseten les analysantbrièvement quatre
livresparus ces dernièresannées,écritsà partirde pointsde vue et d'orientations
politiquesdifférentes,maisse présentant touscommeféministes et ayantreçucomme
tels des appréciationsfavorables 2. Trois d'entre eux tententd'adapter la
méthodologie psychanalytique à des finsféministes ; l'autreest une histoiresociale
marxiste-féministe. Tous partentde l'idéeque les rapportssociauxentreles sexesne
sontpas ce qu'ilsdevraient être,qu'ilsposentde sérieuxproblèmesaux femmes, voire
les handicapent toutà fait; tousrecherchent les moyensde parvenirau changement.
Certainsde ces livresm'enont apprisplus que d'autres: mais chacunauraitgagné
en précision,en puissance,auraitété une forcede changement plus authentique, si
l'auteuravaitéprouvéle besoinde prendreen comptel'existencelesbienne,comme

1. Dans son premiernumérod'automne1975,Signs a publiél'articledevenuclassiquede CarrollSmith-Rosenberg :


« The Female Worldof Love and Ritual: RelationsBetweenWomen in 19thcenturyAmerica». L'été suivantest
paru un articlede Joan Kelly,« The Social Relationof theSexes : MethodologicalImplicationsof Women's Histo-
ry». Parmidifférents le pointde départdes réflexions
essais, ces deux articlesontété,chacun d'une façondifférente,
que j'expose ici. Jedois égalementbeaucoup à la sommede plus en plus imposantedes rechercheslesbiennespubliées
dans d'autresrevues,dont « Female SupportNetworksand PoliticalActivism», de Blanche Cook, Chrysalisn°3,
1977, et «This infinityof Conscious Pain: Zora Neale Hurston and the Black Female LiteraryTradition»,
conférencedonnée au Harlem Studio Museum en Mai 1978, à paraîtredans Black WomenStudies, Gloria Hull,
Elaine Scott and Barbara Smith,eds., (FeministPress, 1980) ; plusieurslivresparus ces dernièresannées : Female
Sexual Slavery,de KathleenBarry(Prentice-Hall,1979) ; Gyn/ Ecology: the Methaeticsof Radical Feminism,de
Mary Daly (Beacon Press, 1978) ; Womenand Nature: The Roaring Inside Her, de Susan Griffin (Harper and
Row, 1978) ; The Proceedingsof theInternationalTribunalon CrimesAgainst Women,Diana Russell and Nicole
van de Ven,eds. (Les Femmes, 1976) ; Lesbian Origins: an Historicaland Cross-CulturalAnalysisof Sex Ratios,
Female Sexualityand Homo-Sexual SegregationversusHetero-SexualIntegrationPatternsin Relationto theLibe-
ration of Women,de Susan Cavin, these de sociologie non publiée(Rutgers,1978).

2. The Reproductionof Mothering,de Nancy Chorodow(Universityof CaliforniaPress, 1978) ; The Mermaidand


theMinotaur: Sexual Arrangements and theHuman Malaise, de DorothyDinnerstein(Harper Row, 1976) ; For
Her Own Good : 150 Years of the Experts'Adviceto Women,de Barbara Ehrenreichet DeirdreEnglish(Anchor
Press/Doubleday,1978) ; et Toward a New Psychologyof Women,de Jean Baker Miller(Beacon Press. 1976).
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réalitéet commesourcede connaissanceet de pouvoiraccessibleaux femmes; ou


biend'analyserl'institution de l'hétérosexualité elle-même commetêtede pontde la
domination masculine 3. Dans aucunde ces livresn'estsoulevéela questionde savoir
si les femmes, dans un autrecontexte, ou bientouteschosesétantégalesen dehorsde
la répression du lesbianisme, choisiraient les relationshétérosexuelles et le mariage;
d'une façon impliciteou expliciteon suppose a priorique l'hétérosexualité est la
« préférence sexuelle» de « la plupartdes femmes». Dans aucun de ces livres,qui
traitent du maternage[mothering], des rôles et des rapportssexuels,des normes
socialespourles femmes, on ne prenden considération l'hétérosexualité obligatoire
commeinstitution capable d'affecter profondément tous ces faitssociaux ; etl'idéede
« préférence » ou d'« orientation innée» n'est pas non plus, mêmeindirectement,
miseen question.
Dans For Her Own Good : 150 Years of theExperts*Adviceto Women,et en
particulier dans les excellentes brochures, « Whitches, Midwivesand Nurses: A His-
toryof WomenHealers» et « Complaintsand Disorders: the Sexual Politicsof
Sickness», BarbaraEhrenreich et DeivdreEnglishnouslivrent les résultats corrosifs
d'uneétudecomplexe.Leur thèseest que les conseilsdonnésaux femmesaméricai-
nes par le corps médicalmasculin,en particulier dans les domainesde la sexualité
conjugale,de la maternité [maternity] et des soinsaux enfants, se sontfaitl'écho des
impératifs économiques du marché et du rôle que capitalismea eu besoinde faire
le
jouer aux femmesdans la production et/oula reproduction, faisantainsides femmes
les consommatrices-victimes de diverstraitements, thérapiesetjugementsnormatifs
variantselonles périodes(et notamment l'injonction faiteaux femmesde la bourgeoi-
sie d'incarneret de préserver le caractèresacré du foyer: construction « scientifi-
que » du mythedu foyer).Ces recommandations d'« experts» n'avaientbienenten-
du riende spécialement scientifique pas plusqu'ilsn'exprimaient un intérêt particulier
pour les femmes ; elles n'ont fait que traduire les besoins masculins, les fantasmes
masculinssur les femmeset l'intérêt masculinà contrôler les femmes,surtoutdans
les domainesde la sexualitéet de la maternité[motherhood], intérêtsrencontrant
ceux de l'industrie capitaliste.On trouvedans ce livretantd'informations accablan-
tes, il est écritavec une telle verve et une tellelucidité féministes que j'attendais tou-
jours le momentoù l'on passeraitau criblel'injonctioncontrele lesbianisme.Ce
momentn'estjamais venu.
Ce ne peutêtrepar manqued'information. JonathanKatz, dans GayAmerican
History(Thomas Cromwell,1976) nous apprendque dès 1656 la Colonie de New

3. J'auraispu choisirbien d'autres parutionsrécentesparmiles livressérieuxet influents, comme les anthologies,


le mêmeproblème: par exempleOur Bodies, Our Selves (Simon Schuster,1976, adaptationfrançaise:
pour illustrer
NotreCorps,Nous-Mêmes,Albin Michel, 1977), le best-seller du Collectifde Boston pour la Santé des Femmes,qui
consacreun chapitrespécial(et inadéquat)aux lesbiennes,mais dontle messageest que l'hétérosexualité constituele
choix-à-viede la plupartdes femmes; LiberatingWomen'sHistory: Theoreticaland CriticalEssays, BereniceCar-
roll,ed. (Universityof IllinoisPress, 1976), qui ne comprendmêmepas de chapitre-alibi sur la présencedes lesbien-
nes dans l'histoire,bien que dans l'un des articlesLinda Gordon, Persis Hunt et al. fassentremarquercommentles
historiensmâles,en créantune catégorie« déviance sexuelle», disqualifient et éliminentAnna Howard Shaw, Jane
Adams et d'autresféministes (« HistoricalPhallacies : Sexismin AmericanHistoricalWriting») ; Becoming Visible:
Womenin European History,Renate Bridenthaland Claudia Koons, eds. (Houghton MifflinCo., 1977), où l'on
mentionne troisfoisl'homosexualitémasculinemais où je n'ai pu trouverla moindretracedes lesbiennes.The Fema-
le Experience: An AmericanDocumentary,Gerda Lerner,ed., comporteun résuméde deux prisesde positionfémi-
niste/lesbienneémanantdu mouvementcontemporain, mais aucune autreinformation sur l'existencelesbienne; Ler-
nermentionnepourtantdans sa préfacecommentl'accusationde déviance a été utiliséepour diviserles femmeset
découragerla résistance.Linda Gordon,dans Woman'sBody, Women'sRight: A Social HistoryofBirthControlin
America(Viking-Grossman, 1974), remarqueavec raison : « Ce n'est pas que le féminismeait produitplus de les-
biennes.Il y a toujourseu beaucoup de lesbiennes,malgréune répressionintense; et la plupartdes lesbiennesressen-
tentleur orientationsexuellecomme quelque chose d'inné...» (p. 410).
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Havenavaitprescrit la peinede mortpourles lesbiennes; cetauteurnouslivreégale-


mentbeaucoupd'informations sur le « traitement » (ou la torture)que faisaitsubir
aux lesbiennesle corpsmédicalaux 19eet 20e siècles.Un ouvragerécentde l'histo-
rienneNancy Sahli,présentéen 1976 à la Berkshire Conferencein Women'sHisto-
ry,montrecomment, au débutdu siècle,unevaguede répression s'estabattuecontre
les amitiésféminines dans les internats 4. Le titreironique« Pour Son Bien» [For
Her Own Good...,op. cit.]auraitpu convenirtoutparticulièrement à l'impératif éco-
nomique de l'hétérosexualitéet du mariage, ainsiqu'aux sanctionsimposées aux fem-
mescélibataireset aux veuves,qui étaient,et sontencore,perçuescommedéviantes.
Pourtant, dans cetteanalysemarxiste-féministe, souventtrèséclairante, des précep-
tes masculinsconcernant la santéphysiqueet mentaledes femmes, on n'a pas songé
à examinerl'économiepolitiquede l'hétérosexualité obligatoire.A cet égard,ces
auteurssontloind'êtredes cas uniques5.
Parmiles troislivrescitésà base psychanalytique, celuide JeanBakerMiller,
Towarda New Psychology of Women,est écritcommesi les lesbiennesn'existaient
toutsimplement pas, mêmecommeindividúesmarginales.Etantdonnéle titrede
Miller,je trouve cela ahurissant.Et pourtantles critiquesfavorablesémisessur ce
livredans les revuesféministes, y comprisSignset Spokeswoman, fontpenserque les
postulatshétérocentriques de Millersont largementpartagés.Dans The Mermaid
and theMinotaur: Sexual Arrangements and theHuman Malaise, DorothyDin-
nerstein défendavec passionle partagedes rôlesparentauxentrehommeset femmes,
nécessairepourmettre finà ce qu'elleperçoitcommeune symbiosemasculine/fémi-
ninedes « arrangements entreles sexes», qui selonelleprécipitent toujoursplusl'es-
pèce dans la violenceet l'auto-extinction. Mis à partd'autresproblèmesque mepose
ce livre(notamment son silencesurle terrorisme à la foisaveugleetinstitutionnel que
les hommesont exercésur les femmes- et les enfants- à traversl'histoire; large-
mentdocumentépar Brownmiller (Le viol,stock,éd. française1976),Daly, Griffin,
Russellet Van de Ven, Barry(voir note 1), et son obsessionde la psychologieau
détriment des réalitéséconomiqueset matérielles qui contribuent à créerla réalité
psychologique), je trouveéminemment a-historique le pointde vuede Dinnerstein qui
considèreles relationsentrehommeset femmescommeune « collaborationpour
maintenir la foliede l'histoire ». (Elle veutdirepar là : pourperpétuer des rapports
sociaux d'hostilité, d'exploitation et de destruction de la vie même).Elle conçoitles
hommesetles femmes commepartenaires égauxdans la créationdes « arrangements
entreles sexes», commesi elleignoraitles luttesrépétéesdes femmespourrésister à
l'oppression(la nôtreet celle des autres)et changernotrecondition.En particulier
elle passe sous silencel'histoiredes femmesqui - en tantque sorcières, femmes
seules^,résistantes au mariage,vieillesfilles,veuvesautonomes,et/oulesbiennes-
ontréussià différents niveauxà nepas collaborer.C'est de cettehistoire, justement,
que les féministes onttantà apprendre, et c'estsurcettehistoire qu'estjeté le voiledu
silence.Dinnerstein reconnaîtà la finde son livreque le « séparatisme féminin », bien

4. Nancy Sahli, « Smashing: Women's RelationshipsBeforetheFall », in Chrysalis:A Magazine of Women'sCul-


ture,n"8, 1979.

5. J'ai d'ailleurssoutenuce livrepubliquement.


Je le feraisencore,avec les réservesémisesici. Ce n'estque depuis
que j'ai commencéà écrirecet articleque je me suis renducomptede l'énormitéde la questionpassée sous silence
dans le-livrede Ehrenreichet English.

6. En françaisdans le texte.
19

que « fortpeu praticablesur une largeéchelleet à longterme», a quelque chose à


nous apprendre: « Séparées,les femmespourraient en principeapprendreà repartir
à zéro- sans se laisserdétourner de cettetâchepar les occasionsoffertes par la pré-
sencedes hommes- à découvrirce que peutêtrel'auto-création humaine.»7 Des
formules tellesque « l'auto-création humaine» obscurcissent la questionde ce qui est
enjeu dans les différentes formesde séparatisme féminin ; c'estun faitque dans tou-
tesles sociétéset toutau longde l'histoire, les femmesontcherchéà créerdes modes
de vieindépendants, nonhétérosexuels, orientésversles femmes, dans les limitesper-
misespar le contexte, souventen se croyant« les seules» à avoirjamais agi ainsi;
cela bien que les femmessoientrarementen positionéconomiquede résisterau
mariage; et bienque les attaquescontreles femmescélibatairessoientallées de la
calomnieet la dérisionjusqu'au gynocidedélibéré,en passantpar la condamnation
de millionsde veuveset de célibatairesau bûcheret à la torturedurantles chasses
aux sorcièresdes 15e,16eet 17esièclesen Europeet l'immolation des veuvesindien-
nessurle bûcherfunéraire de leurmari8.
Nancy Chodorow frôlede près la reconnaissancede l'existencelesbienne.
CommeDinnerstein, Chodorowpenseque le faitque les femmes, et les femmesseu-
lement, sontresponsables de l'élevagedes enfantsdans la divisionsexuelledu travail,
a conduità touteuneorganisation socialefondéesurl'inégalité des genres,et que les
hommesdoiventprendreuneparttoutaussi importante que les femmesdans l'éleva-
ge des enfants si on veut faire cesser cetteinégalité. En examinant, dans uneperspec-
tivepsychanalytique, commentle maternage-par-les-femmes [mothering-by-women]
affecte le développement psychologique des fillesetdes garçons,elletentede montrer
que les hommes sont« afiectivement secondaires » dans la viedes femmes; que « les
femmes ontà toutmomentun mondeintérieur plusricheoù trouverappui...les hom-
mesne deviennent pas aussi importants dans la vie affective des femmesque les fem-
mesne le sontpourles hommes.Ainsil'analysede Smith-Rosenberg selonlaquellela
vie affective des femmesdu 18eet du 19esièclesétaitprincipalement centréesurles
femmesseraitvalableencoreen cettefindu 20e siècle.Ce qui est « affectivement
important » impliqueévidemment aussi bienl'hostilité que l'amour,ou encorel'inten-
se mélangedes deuxque l'on constatesouventdans les rapportsentrefemmes: c'est
Tundes aspectsde ce quej'appelle« la doubleviedes femmes» (voirplusloin).Cho-
rodowconclutque puisqueles femmesont pour mèredes femmes,« la mèrereste
pourla petitefillel'objetinternepremier[sic],si bienque les rapportshétérosexuels
se construisent chez elleselonun modèlede relationsecondaire,nonexclusive,tandis
que chez le garçonils recréent unerelationprimaire et exclusive.» Selon Chodorow,
les femmes« ontapprisà nierles insuffisances de leursamantspourdes raisonsà la
foispsychologiques et pratiques» 10.
Mais ces raisonspratiques(commele supplicedes sorcières, le contrôlemascu-
lindes lois,de la théologie, de la science,ou l'impossibilité d'autonomieéconomique
des femmesdans la divisionsexuelledu travail),Chodorowles effleure à peine.Elle
ne faitque jeterun vaguecoup d'oeilsurles contraintes et les sanctionsqui, histori-
quement,onteu forceexécutoire pourassurerla miseen coupledes femmesavec les
7. Dinnerstein,p. 272.

8. Daly, pp. 184-185 ; 114-33.

9. Chodorow,pp. 197-198.

10. Chodorow,pp. 198-199.


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hommes,et qui ontinterdit ou pénaliséles couplesde femmesou les associationsde


femmesen groupesindépendants. Elle évacue l'existencelesbienned'un commentai-
re : « Les relationslesbiennestendentde faità recréerles émotionset les liensentre
mèreet fille,maisla plupartdes femmessonthétérosexuelles. » (Sous-entendu : sont
plus mûres,ont dépassé le lienmère-fille). Elle ajoute : « Cettepréférence hétérose-
xuelleet les taboussurl'homosexualité, ajoutésà la dépendanceéconomiqueobjecti-
ve des femmesvis à visdes hommes,rendent improbable l'optionde lienssexuelspri-
vilégiésavec d'autresfemmes- bien qu'ils soientplus répandusdepuisquelques
années.»H Cettedernière réserveparaîtlourdede sens- maisChodorowne s'aven-
turepas plus loin. Veut-elledire que l'existencelesbienneest devenueplus visible
depuisquelquesannées(dans certainsgroupes?), que les pressionséconomiqueset
autres ont changé (avec le capitalisme,le socialisme,ou les deux ?), et qu'en
conséquenceun plus grandnombrede femmesrejettent le « choix» hétérosexuel ?
Selon Chorodow,les femmesveulentdes enfantsparceque leursrelationshétérose-
xuellesmanquentde richesseet d'intensité ; en ayantun enfantune femmecherche-
raità recréerla relationintensequ'ellea vécueavec sa propremère.Il me sembleque
les constatations de Chodorowelle-même nous conduisentimplicitement à conclure
que l'hétérosexualité n'estpas pourles femmesune « préférence » ; et que, en parti-
culier,elle séparela vie erotiquede la vie affective d'unefaçonque les femmestrou-
ventappauvrissante et pénible.Et pourtantson livrecontribue à cautionner l'hétéro-
sexualité.Négligeantle conditionnement social invisibleaussi bienque les pressions
manifestes qui ontpoussé les femmesdans le mariageet l'amourhétérosexuel, pres-
sions qui vontde la ventedes fillesà l'économiepost-industrielle, des silencesde la
littérature Chodorow,commeDinnerstein,
aux clichésde la télévision, en est réduite
à essayerde réformer une institution masculine- l'hétérosexualité obligatoire-
commesi, malgréles profondsélans des femmesenversles femmeset les affinités
entreelles,il existaitune inclination hétérosexuelle mystico-biologique, une « préfé-
rence» ou un « choix» qui pousse les femmesversles hommes.Qui plus est,il est
prispouracquis que cette« préférence » n'a pas besoind'êtreexpliquée,sinonà tra-
versla théorietortueusedu complexed'Œdipe féminin ou la nécessitéde reproduc-
tionde l'espèce.C'est la sexualitélesbiennequi (ordinairement « inclue», à tort,dans
l'homosexualité masculine)est censéeréclameruneexplication. Ce postulatde l'hété-
rosexualitéféminine me sembledéjà en lui-même un phénomèneremarquable: c'est
un présupposéénormequi s'est ainsiglissésilencieusement dans les fondements de
notrepensée.
Un corollairede ce postulatest l'opinionrépandueque dans un mondede véri-
tableégalité,où les hommesne seraientpas oppressifs et auraientun rôlenourricier,
toutle mondeseraitbi-sexuel.Cetteprojectionestompedans un halo flouet roma-
nesque le contexteréeldans lequel les femmesont faitl'expériencede la sexualité.
C'est le vieuxbondlibéralpar-dessusles tâcheset les luttesd'ici et maintenant, igno-
rantle processuscontinude définition sexuellequi engendreses proprespossibilités
et ses propreschoix.(Cela supposeégalementque les femmesqui ontchoisiles fem-
mesl'ontfaituniquement parceque les hommesnousoppriment et ne répondent pas
à nos besoinsaffectifs : ce raisonnement n'expliquetoujourspas pourquoides fem-
mes continuent à avoirdes relationsavec des oppresseurs et/oudes hommesaffecti-
vementinsatisfaisants). Jeveuxdireque l'hétérosexualité, commela maternité, doit
êtrereconnueet analyséecommeinstitution politique- même, ou plusspécialement,

11. Chodorow, p. 200.


21

par cellesqui se ressentent


dans leurexpériencepersonnelle
commeles précurseurs
d'un nouveaurapportsocial entreles sexes.

II

Si les femmessontla premièresourcedes rapportsaffectifs et des soinsnourri-


cierspourles fillescommepourles garçons,il paraîtlogique,d'un pointde vue fémi-
niste,de se demanderau moins: si le besoind'amouret de tendressechez les deux
sexesne conduitpas originellement versles femmes; pourquoilesfemmesdevraient
jamais réorienter ce besoin; pourquoila surviede l'espèce,les moyensde fertilisa-
tion,et les rapportsaffectifs/erotiques, ont été si rigidement identifiésles uns aux
autres; et pourquoides contraintes aussi violentesont étéjugées nécessairespour
assurerune allégeanceet une soumissiontotales,affective et erotique,aux hommes.
Jepenseque troppeu de chercheuses et théoriciennes féministes se sontdonnéle mal
de reconnaître les forcessocialesqui confisquent les énergiesaffectives et erotiques
des femmesau bénéficedes hommes,au détriment d'elles-mêmes et des autresfem-
mes et des valeurs-identifiées-aux-femmes. Ces forces,commeje vais essayerde le
montrer, vontde l'asservissement physique,littéral, à l'occultationet à la distorsion
des choixpossibles.Pour ma partje ne trouvepas évidentque le maternagepar les
femmesengendre nécessairement l'existencelesbienne.Cela me paraîttropsimpliste.
Mais la questiondu maternageest dans l'air depuis quelque temps,et l'on pense
généralement que si ce rôleétaitplusassumépar les hommes,cela réduirait l'antago-
nismeentreles sexes,et rétablirait l'équilibredu pouvoirentrehommeset femmes.
Les discussionssurce sujetne prennent pas en comptela contrainte hétérosexuelle
commefacteurconcret,sans parlerde sa traduction idéologique.Jene cherchepas
ici à fairedu psychologisme, maisplutôtà identifier les sourcesdu pouvoirmasculin.
Il me semblequ'un grandnombred'hommespourraient assurerles soinsaux enfants
sans que cela modifieradicalement l'équilibredes forcesentrehommeset femmes
dans une sociétéidentifiée aux hommes.
Dans son essai,L'Originede la Famille,KathleenGoughétablitseptcaracté-
ristiquesdu pouvoirmasculindans les sociétésarchaïqueset contemporaines, que
j'aimeraisutilisercommelignedirectrice : « ...la capacité des hommesà interdire
toutesexualitéaux femmesou à leuren imposerune ; à dirigeret exploiterleurtra-
vail pouren contrôler le produit; à s'approprier ou à leurretirer leursenfants; à les
enfermer physiquement et entraverleurlibertéde mouvement ; à les utilisercomme
objetsd'échange; à étouffer leurcréativité ; à mettrehorsde leurportéede vastes
domainesde connaissanceset de réalisationsculturelles » 12.(Gough ne perçoitpas
du pouvoircommepermettant
ces caractéristiques spécialement la contrainte hétéro-
sexuelle,mais seulementcomme aboutissantà l'inégalitésexuelle).
de Goughapparaissenten italiques; le développe-
Ci-dessous,les formulations
mententrecrochetsde chacunede ses catégoriesest de moi.

of Women(New
12. KathleenGough, « The Originof the Family», in R. Reiter,ed., Toward An Anthropology
York, MonthlyReview Press, 1975), pp. 69-70.
22

du pouvoirmasculinsont les suivantes:


Les caractéristiques

le pouvoirdes hommesconsisteà
1. interdire aux femmestoute[notrepropre]sexualité
[parla clitoridectomie et l'infibulation; les ceintures de chasteté; la puni-
tion,y comprispar la mort,de l'adultèreféminin ; la punition, y compris
par la mort,de la sexualitélesbienne; la négationpsychanalytique du cli-
toris; les sanctionscontrela masturbation ; la négationde la sensualité
maternelle et post-ménopausale ; les hysterectomies inutiles; les clichés
pseudo-lesbiens dans les media et la littérature ; la fermeture et la des-
tructiondes archiveset des documentsrelatifsà l'existencelesbienne]

2. ou à leur en imposerune [la leur]


[par le viol(y comprisconjugal)et l'habitudede battreles femmes; l'in-
frère-sœur
ceste père-fille, ; le conditionnement des femmesà admettre
que la « pulsion» sexuellemasculineconstitueun droit13;l'idéalisation
de l'amourhétérosexuel les media,la publicité,
dans l'art,la littérature,
etc. ; les mariagesd'enfants; le mariagearrangé; la prostitution ; le
harem; les doctrinespsychanalytiques de la frigiditéet de l'orgasme
vaginal; les représentationspornographiques montrant les femmes réagir
avec plaisirà la violenceet à l'humiliation sexuelles(l'un des messages
souterrains étantque l'hétérosexualitésadiqueestplus« normale» que la
sensualitéentrefemmes)]

3. dirigerou exploiterleur travailpour en contrôlerle produit


Iparles institutionsdu mariageet de la maternité commeproduction non
payée ; la ségrégationdes femmesdans le marchédu travail; en faisant
miroiter aux yeux des femmesl'ascensionsociale des femmes-alibi ; le
contrôlemasculinde l'avortement, de la contraceptionet de la naissan-
forcée; le proxénétisme
ce ; la stérilisation ; l'infanticide
des filles,qui
touten privantles femmesde leursfillescontribueà la dévalorisation
généraledes femmes]
4. s'approprierou leur retirerleursertfants
[par le droitpaternelet le « kidnapping légal» 14;la stérilisation
forcée;
l'infanticide
systématique ; le refuspar les tribunauxde laisserla garde
des enfantsaux mèreslesbiennes; l'incuriedes obstétriciens mâles; l'uti-
lisation des mères comme « tortionnaires-alibi » 15 - pour mutiler
sexuellement leursfilles,leuremprisonner les pieds(ou l'esprit)afinde les
rendrepropresau mariage]

5. les enfermerphsyiquement et entraverleur libertéde mouvement


[parle violcommeformede terrorisme la rueaux femmes; le
interdisant
purdah^ le bandagedes pieds; l'atrophiedes capacitésmusculaires des
femmes; la hautecouture,les codes de vêtements « féminins
» ; le voile;
le harcèlementsexueldans la rue; la ségrégationdes femmessurle mar-

13. Barry,pp. 216-219.

14. Anna Demeter,Legal Kidnapping(Boston, Beacon Press, 1977), pp. XX, 126-28.

15. Daly, pp. 132, 139-41, 163-65.

16. En Inde : rideaudestinéà soustraireles femmesà la vue. Par extension: le systèmequi astreintles femmesde
haut rang à la claustration.N.D.L.R.
23

ché de l'emploi; l'injonction « à pleintemps» ; la dépen-


de la maternité
dance économiqueforcéedes femmesmariées]

6. les utilisercommeobjetsd'échange
[utilisationdes femmescomme« cadeaux » ; l'achatdes épouses; le pro-
xénétisme ; les mariages arrangés; l'utilisationdes femmescomme
entraîneuses les transactions,
pourfaciliter masculines: l'épouse-hôte&se,
la serveusede cocktailstenuede s'habillerde façonexcitantepour les
les « bunnies», les geisha,les prostituées
hommes,les call-girls, kisaeng,
les secrétaires]

7. étouffer leur créativité


[parles chassesaux sorcières, dirigéescontreles sages-femmes etles gué-
risseuses, véritablespogroms des femmes indépendanteset non-
assimiléesi7;la définition des activitésmasculinescomme ayant une
valeursupérieureà celles des femmesdans toutesles sociétés,de telle
façonque les valeursculturelles deviennentl'incarnation de la subjectivité
masculine; la limitation de l'épanouissement féminin au mariageet à la
maternité ; l'exploitation sexuelledes femmespar les artisteset ensei-
gnantsmâles; les obstaclessociauxet économiquesaux aspirations créa-
tricesdes femmes 18;la censuredes traditions féminines 19]

8. mettrehorsde leurportéede vastesdomainesde connaissanceset de


réalisationsculturelles
[parla non-éducation des femmes(60 % des analphabètesdans le monde
sontdes femmes); le « GrandSilence» en ce qui concerneles femmeset
en particulierl'existencelesbiennedans l'histoireet la culture 20; les
stéréotypesde sexequi détournentles femmesdes sciences,de la techno-
logieet autresactivités« masculines» ; la solidaritémasculinesociale/-
professionnellequi exclutles femmes; la discrimination contreles fem-
mes dans les professionslibérales]

Voilà donc quelques-unsdes moyenspar lesquelsle pouvoirmasculinse mani-


festeet se maintient.Ce qui se dégagede ce tableau(suffisamment parlantpar lui-
même)estque noussommesconfrontées nonseulement à la perpétuation
de l'inégali-
masculine,mais aussi à un vastedéploiement
té,et de la propriété de forcesqui va de
la violencephysiqueau contrôledes consciences: ce qui révèlequel énormepotentiel
de contre-offensive doit êtrejugulé.
Certainesdes formesà traverslesquellesse manifeste le pouvoirmasculinsont
plus facilement reconnaissablesque d'autrescommemoyensd'imposerl'hétérose-
xualitéaux femmes.Cependant,chacunedes formescitéescontribueau réseaudes
contraintes aboutissantà la convictionchez les femmesque le mariageet l'orienta-
tionsexuellevers les hommessont des composantesinévitablesde leurexistence,

17. B. Ehrenreichet D. English, Witches,Midwivesand Nurses : A Historyof WomenHealers (Old Westbury,


N.Y., The FeministPress, 1973) ; AndreaDworkin,WomanHating (New York,Dutton,1974), pp. 118-154 ; Daly,
pp. 178-222.

18. Voir VirginiaWoolf,Une chambreà soi et ThreeGuineas (1938) ; MichelleCliff,« The Resonance of Interrup-
tion» in Chrysalis: A Magazine of Women'sCulture,n° 8, 1979.

19. Daly, Beyond God the Father (Boston, Beacon Press, 1973), pp. 347-351 ; Olsen, pp. 22-46.

20. Daly, Beyond God the Father, p. 93.


24

même si elles sont vécues comme insatisfaisantes ou oppressives.La ceinturede


chasteté; les mariagesd'enfants; la censurede l'existence lesbienne(sinonprésentée
comme exotiqueet perverse)dans l'art,la littérature, les films; l'idéalisationde
l'amourhétérosexuel et du mariage- tousces faitssontbiendes formesde contrain-
te, les deux premiersillustrant l'utilisation de la violencephysique,le deuxièmele
contrôledes consciences.Si la clitoridectomie a été attaquée par les féministes
commetorture imposéeaux femmes 21,KathleenBarrya été la premièreà souligner
qu'ilne s'agitpas là simplement de rendreles femmes« propres» au mariageà coups
de bistouri: c'estun moyend'assurerque les femmes, dans l'intimité crééeentreelles
par le mariagepolygame,n'aurontpas de rapportssexuelsentreelles,etque leursen-
sibilitéerotique- dans la perspective mâle fétichisant le génital- sera,mêmedans
uncontextede ségrégation des sexes,littéralement excisée22.
La fonctionde la pornographie, la questionde son influence, à traversles mil-
liardsdépenséspourrépandredes imagestoujoursplusempreintes de sadisme,tou-
jours plus dégradantes pour les femmes, est actuellement un grand sujetde contro-
verses.Mais mêmela pornographie dite« soft-core », et la publicité, présentent les
femmescommeobjetsde convoitise, coupéesde toutcontexteaffectif, dépourvuesde
toutepersonnalité et de toutesignification individuelle : essentiellement des marchan-
dises sexuellesoffertes à la consommation des hommes.(La pornographie soi-disant
« lesbienne», destinéeau voyeurismemasculin,est tout autantdépersonnalisée et
coupée de l'affectif). Le messagele plus pernicieux que nous transmet la pornogra-
phieest que les femmessontles proiesnaturelles des hommeset qu'ellesaimentça ;
que la sexualitéet la violencevontensemble,que la sexualitédes femmesest essen-
tiellement masochiste, que pourellesl'humiliation estunejouissance,que la violence
est
physique erotique. Mais ce message en cache encore un autre,moinsreconnu: la
soumissionforcéeet la cruauté,lorsqu'elless'expriment dans le couplehétérosexuel,
représentent la sexualité« normale», tandisque la sensualitéentrefemmes, y com-
prisle respectmutuelet la réciprocité erotique,est « anormale», « vicieuse», et est
considéréecommede la pornographie en soi,ou biencommedes rapportspeu exci-
tantsà côtéde l'érotisme des chaîneset des fouets23.La pornographie ne faitpas que
créerun climatdans lequelsexualitéet violencesontinterchangeables ; elle étendle
registre des comportements considérés comme acceptables de la part des hommes
dans les rapportshétérosexuels - comportements qui dépouillent sans cesse les fem-
mes de leurautonomie,leurdignitéet leurpotentiel sexuel,notamment celuid'aimer
et d'êtreaimées par d'autresfemmesdans la réciprocité et l'intégrité.
Dans son remarquablelivre,Sexual Harassmentof WorkingWomen: A Case
of Sex Discrimination, CatherineA. MacKinnonmeten lumièrele pointd'intersec-
tionentrel'hétérosexualité obligatoire etl'économie.Le capitalisme traceunelignede
partagehiérarchique entrehommeset femmes etdans le mondedu travailles femmes
occupentune positionstructurellement inférieure ; ce faitest bienconnumais Mac-
Kinnonpose la questionde savoirpourquoi,à partirdu momentoù le capitalisme« a
besoin qu'un certainnombred'individusoccupentdes positionsinférieures et mal

21. Fran P. Hosken, « The violenceof Power : Genitalmutilationof Females » in Heresies : a FeministJournalof
Art and Politics, n° 6, 1979 ; Russell et Van de Ven, pp. 194-5.

22. Barry,pp. 163-64.

23. Pour ce qui est du « sadomasochisme lesbien», il fautle rapporterà la culturedominante,à ce qu'elle nous
enseignedes rapportsentresexualitéet violence,et aussi aux comportements des hommeshomosexuelspriscomme
modèles par certaineslesbiennes.C'est pour moi encore un exemplede la « double vie des femmes».
25

payées...pourquoices individusdoiventêtrebiologiquement des femmes.» Et elle


remarque: « Le faitque souventles employeurs évitent d'engagerdes femmesquali-
fiées,alors mêmequ'ilspourraientles payermoinsque les hommes[C'est moi qui
souligne]indiquequ'il y a là plus qu'une simplequestionde profit 24. Elle cite une
abondancede faitsmontrant que les femmesne sontpas seulement reléguéesdans les
activitésde servicesmalpayées(secrétaires,domestiques, dactylos,stan-
infirmières,
dardistes, serveuses),
puéricultrices, mais aussi que la « sexualisationde la femme»
faitpartiedu boulot:

« Dans ce genrede travailune femmeestemployéecommefemme.Elle


est aussi,apparemment, traitéecommetellec'est-à-dire, entreautres,sur
un planexplicitement si l'unedes raisonspourles-
sexuel.En particulier,
quellesunefemmeestengagéeestcellede plaireà son employeur, dontla
notionde qualification se confondavec celle,sexiste,du
professionnelle
rôleque doiventremplir les femmesen général,il n'estguèresurprenant
sexuelle,forcéeau besoin,soit considéréecommefaisant
que l'intimité
partiedes devoirsde l'employéeetdes privilèges de l'employeur.»25

D'après MacKinnonil fautvoircommefaitcentralet intrinsèque de la réalité


économiquedes femmesla nécessitéde « vendreleurs'charmes'aux hommes,dont
le pouvoir économique
et la postionleur permettent d'imposerleurs prédilections. » Elle fournitmaints
exemplesmontrant comment« le harcèlement sexuelperpétuela structure complexe
qui obligeles femmesà se mettreau servicedes hommeset à stagnerau bas de
l'échelleprofessionnelle. Dans la société américainedeux forcesconvergent : le
contrôledes hommessurla sexualitédes femmeset le contrôledu Capital surla vie
professionnelle des salariés.» 26Donc, dans le travail,les femmessontprisesdans un
cerclevicieux,doublement victimesdu pouvoirde sexe.Désavantagéeséconomique-
ment,les femmesse résignent au harcèlement sexuelpourgarderleuremploi(même
lorsqu'elles ne se soumettent pas physiquement aux avancesde leurssupérieurs) ; les
femmes- qu'ellessoientserveusesou professeurs - apprennent à jouer aux hétéro-
sexuellesbon teintavenanteset prévenantes, car elles comprennent que c'est bien
cela la qualification exigéed'elles,quelleque soitla nature de leur Et,comme
travail.
le noteMacKinnon,la femmequi, surles lieuxde travail,refusetropfermement les
avances sexuellesse voit accusée d'être« desséchée» et asexuée,ou lesbienne.
C'est là une différence spécifiqueentrel'expérience des lesbienneset celle des
hommeshomosexuels. (Les autressonténumérées plusloin).Une lesbienne, qui doit
se cacherdans son travailà cause des préjugéshétérosexistes, n'estpas seulement
contrainte à mentirsur ses relationsextérieures et sa vie privée; son travaildépend
de sa facultéde se fairepasserpourhétérosexuelle, maisen plusdéjouer le rôled'une
femmehétérosexuelle, c'est-à-dire de s'habilleret se comporter de façonféminine et
déférente commeil sied aux « vraies» femmes.
MacKinnonsoulèvedes questionsradicalestellesque cellede la différence qua-
litativeentrele harcèlement sexuel,le viol et les rapportshétérosexuels ordinaires.

24. CatharineA. MacKinnon, Sexual Harassment of WorkingWomen: A Case of Sex Discrimination(New


Haven, Conn., Yale UniversityPress, 1979), pp. 15-16.

25. MacKinnon,p. 18.

26. MacKinnon, p. 174.


26

« Commedisaitunhommejugé pourviol,il n'avaitpas utilisé'plusde forceque ne le


fonthabituellement les hommespour les préliminaires' »). Elle reprocheà Susan
Brownmiller27 de situerle viol hors de la vie quotidienneet d'affirmer sans plus
d'analyseque « le viol relèvede la le
violence, coït de la sexualité», plaçantainsicar-
rément le violhorsdu domainedu « sexuel». MacKinnonrépondà cela que « retirer
le violdu domainedu « sexuel» pourle situerdans celuidu « violent» permetque
l'on s'y oppose sans se poserla questionde savoirjusqu'à quel pointl'institution de
l'hétérosexualité a définil'usage de la force comme une partie normale des
'préliminaires'28 ». « On ne se demandepas plussi dans le contextede la domination
masculinela notionde « consentement » peutavoirun sensquelconque.»29
Le faitest que, parmid'autresinstitutions sociales,le travailest un lieu où les
femmesont apprisà accepterles violationsmasculinesde nos frontières psychiques
et mentalespourprixde leursurvie; où nous avonsétéconditionnées - toutautant
que par les romansd'amourou la pornographie - à nous percevoirnous-mêmes
commeproiessexuelles.Une femmequi chercheà échapperà ces atteintes quotidien-
nes et à sa mauvaisesituation dans le travailse tourneraversle mariagecommevers
un refuge,touten n'y apportantni pouvoirsocial ni pouvoiréconomique,entrant
donc dans cetteinstitution avec un handicap.MacKinnondemandefinalement :

« La sexualitéordinaire, dans le contextede l'inégalitédes genres,peut-


elle passerpoursaine? L'inégalitén'est-ellepas construite surles défini-
tionssocialesde la sexualitémasculineet féminine, les notionsde mascu-
linitéet de féminité, de « sex-appeal» et de séductionhétérosexuelle ?
Certainescirconstances de harcèlement sexuelmontrent que la vulnérabi-
litédes femmesmêmepeut-être une cause d'excitationsexuellepourles
hommes.Il semblebienque l'undes traitsprincipaux qui rendent les fem-
mes dominéessi irrésistibles sexuellement est le faitd'êtresans défense,
les hommessentantqu'ilspeuventen profiter, doncilsle désirent, etdonc
ils le font.L'analysedu harcèlement sexuel,justement parceque c'estun
phénomènetoutà faitbanal, nous oblige à constaterque les rapports
sexuelsontlieuordinairement entreinégauxéconomiques(et physiques).
Dans ce contexte,l'exigencelégaleque les violationsde la sexualitédes
femmesapparaissentcommedes faitshors de l'ordinairepour mériter
punition,empêche les femmesde définirquelles sont, de fait, les
conditions de leur'consentement'.
ordinaires » 30

« l'érotisa-
Etantdonnéla natureet l'étenduedes pressionsà l'hétérosexualité,
tion quotidiennede l'assujetissement
des femmes», comme dit MacKinnon31,je
mets en doute la validité du point
27. Susan Brownmiller, Againstour Will: Men, Womenand Rape (New York,Simon Schuster,1975),éd. françai-
se, Le Viol (Stock, Paris, 1976).

28. MacKinnon, p. 219. Susan Schechterécrit: « La pressionà l'unionhétérosexuelleà toutprixest si intense...


qu'elle est devenueune forceculturelleproprequi appellele phénomènedes femmesbattues.L'idéologiede l'amour-
passion impliquantla possessionjalouse de sa (son) partenairecommed'une chose,fournitle décor romanesquedans
les coulissesduquel sévitla brutalitépure et simple.(Aegis : Magazine on Ending ViolenceAgainst Women,Jul.-
Aug. 1979, pp. 50-51).

29. MacKinnon, p. 298.

30. MacKinnon, p. 220.

31. MacKinnon, p. 221.


27

de vueplusou moinspsychanalytique (expriménotamment par KarenHorney,H.R.


Hayes, WolfgangLederer,et le plus récemment par DorothyDinnerstein)selon
lequelle besoinmasculinde contrôler les femmessexuellement résulterait de quelque
« peuroriginelle des femmes» et de leurinsatiabilité sexuelle.Il est bienplus pro-
bable que ce que les hommescraignent, en fait,c'est non pas que les femmesleur
imposent leurappétitsexuel,qu'ellesveulentles dévorerou les étouffer, maisplutôtla
possibilité qu'ellessoient parfaitement indifférentes à leur égard,qu'ils n'aientaccès
aux femmes,sexuellement,affectivement, et donc économiquement,qu'aux
conditionsde celles-ci,au risqued'êtreéconduitshors de la matrice.
Les moyenspar lesquelsles hommess'assurentl'accès sexuelaux femmesont
été l'objetd'uneétudeapprofondie par KathleenBarry.Dans un des grandsouvra-
ges de la recherche et de la théorieféministe, Female Sexual Slavery,ellefournit une
et
ample impressionnante documentation montrant l'existence, à une trèslarge échel-
le,de l'esclavageinternational des femmes, institution connuesous le nomde « traite
des blanches» mais qui de faita concernéet concerneencoredes femmesde toute
raceetde touteclasse.Dans l'analysethéoriquequi dérivede sa recherche, Barryfait
le lienentretoutesles conditions imposéesaux femmesqui aboutissent à leurassuje-
tissement aux hommes: la prostitution, le viol conjugal,l'incestepère-fille et frère-
sœur,les femmesbattues,la pornographie, l'achatdes épouses,la ventedes filles,le
purdah,les mutilations génitales.Elle voitle paradigmedu viol - où la victimeest
tenueresponsable d'êtrerenduevictime- commeconduisantà la rationalisation et à
l'acceptationd'autresformesd'esclavage,dans lesquelsla femmeest censée avoir
« choisi» son destin,l'accepterpassivement, ou l'avoirrecherchéperversement par
ses attitudes légèresou licencieuses.Bien au contraire, soutientBarry,« l'esclavage
sexuelféminin existedans TOUTES les situationsoù les femmeset les fillesne peu-
ventchangerles conditionsde leurexistence; où, quelleque soitla façondontelles
se sonttrouvéesdans ces situations - c'est-à-direpar les pressionssociales,les diffi-
cultéséconomiques, l'abusde confianceou le besoind'affection -, ellesne peuventy
échapper; etoù ellessontsujettesà la violencesexuelleet à l'exploitation. »32
Les investigations sociologiqueset historiques de Barryvontde l'examendétail-
lé de la vieet l'œuvrede Sade etde ses défenseurs littéraires à de finesanalysespoliti-
ques de la carrière de Joséphine Butler ou de l'affaire Patricia Hearst,en passantpar
des enquêtesdans les milieuxde la policeeuropéennes'occupantde traitedes blan-
ches,des promenadesavec la brigadedes mœursde San-Francisco,des interviews de
prostituées. Elle fournit toutun éventaild'exemplesconcrets,qui montrenon seule-
mentl'existenced'un vaste traficdes femmesau niveauinternational, mais aussi
commentil s'opère: qu'il s'agissede « l'usinedu Minesota» fournissant TimesSqua-
re en blondestransfuges du Midwest,de la chasse aux jeunes fillesmiséreuses
d'Amérique Latine ou d'Asie du Sud-Ouest,ou des « maisonsd'abattage» pourles
travailleurs immigrés du 18e arrondissement de Paris. Son analyseromptavec la
base théoriquehabituelle(qu'elle nomme« victimisme ») à partirde laquelleon éla-
boretouteuneconstruction des « motivations » qui sontcenséesconduireles femmes
à la prostitution, fontd'ellesles victimes des rabatteurs d'esclavesetdes maquereaux,
ou poussentles femmesbattuesà retomber dans les bras de leursmariset amants
brutaux.Le victimisme, telque Barryle définit, s'attacheaux propensions individuel-
les de la victimeà devenirou à restervictimisée, et laissede côté le systèmeélaboré
d'endoctrinement et de terrorisme sexuels,le postulatuniverselque les hommesont

32. KathleenBarry,Female Sexual Slavery (voir note 1)., p. 33.


28

un « droit» d'accès sexuelaux femmes, postulatqui faitde toutefemmeunevictime


potentielle.Au lieude « blâmer la victime » ou d'essayerde diagnostiquer sa patholo-
gie présumée,Barrybraque ses pharessurla pathologiede la colonisationsexuelle
elle-même, sur l'idéologiedu « sadismeculturel» présentéepar l'énormeindustrie
pornographique, surla définition généraledes femmescommedes « êtresessentielle-
mentsexuelsdontla responsabilité est de servirles besoinssexuelsdes hommes» 33,
touteschosesqu'elleidentifie comme« la base socialede l'esclavagefondésurle gen-
re ».
Barryfaitapparaîtrece qu'elleappelleune « perspective de domination sexuel-
le », dans laquellel'agressionsexuelleet la terreur perpétrées par les hommescontre
les femmesontétérenduespresqueinvisibles, parceque traitéescommenaturelles et
inévitables.Dans cette perspective, les femmessont sacrifiablessi à ce prix les
besoinssexuelset affectifs des hommespeuventêtresatisfaits. Le propospolitiquede
son livreest de remplacer cetteperspective de domination par unenormeuniverselle
qui garantirait aux femmesle droitminimalà ne subirni violencesliées au genre
(masculin/féminin), ni entravesà leurlibertéde mouvement, ni obligationde se plier
au « droitd'accès » sexuelet affectif du mâle.CommeMaryDaly dans Gyn/ Ecolo-
gy,Barrydénonceles théoriesstructuralistes et autres« relativismes culturels» qui
rationalisent la torturesexuelleet la violenceanti-femmes. Dans son chapitred'in-
troduction, elle demandeà ses lectrices(eurs)de refuser les échappatoires commodes
de l'ignoranceet de la dénégation.«La seulefaçon pour nous de cesserde nous
cacher,de brisernos défensesparalysantes,est de le savoir,de toutsavoir- l'éten-
due complète de la violenceet de la domination sexuelleexercéescontrelesfemmes...
Ce n'estqu'en le sachant,en le regardantenface, que nousapprendrons à trouver un
cheminpour sortirde cetteoppression,que nouspourronsimagineret créerun
mondedans lequell'esclavagesexueldesfemmessera impossible. »34

« Tantque nousn'auronspas nommécettepratique,tantque nousne lui


auronspas donnéune définition, uneformeconceptuelle, tantque nous
n'auronspas illustrésonfonctionnement dans le tempset dans l'espace,
cellesqui en sontles victimes
lesplus évidentesserontincapablescepen-
dantde définir leurexpérienceetmêmede la parler.»35

Mais lesfemmessonttoutes,defaçons différentes et à des degrésdivers,victi-


mesde cettepratique; et l'undes aspectsduproblèmede nommer et de conceptuali-
ser l'esclavagesexueldesfemmesest,commeBarryle voitclairement, la contrainteà
La contrainte
l'hétérosexualité. à l'hétérosexualitésimplifie la tâchedu rabatteuret
du maquereaudans les réseaux internationaux de prostitution et dans les « Eros
Centers», tandisque, dans l'intimitédesfoyers,elle conduitla fille à accepterl'in-
ceste'violpar sonpère,et la mèreà nierque cela se passe, elle conduitlafemmebat-
tueà resteravecson mari.« La sympathie ou l'amour» sontles tactiquesprincipales
du rabatteurdontle travailest de remettre la jeune fille,enfugueou simplement
paumée,au maquereaupour que celui-cila «forme». L'idéologiede l'amourhétéro-
sexueldontelle a étéabreuvéedepuisson enfancepar les contesdefées,la télévision,

33. Barry,p. 103.

34. Barry,p. 5.

35. Barry,p. 100.


29

lesfilms,la publicité,les chansons,l'imageriedu « mariage-en-blanc», estun instru-


menttoutprêt que le rabatteurn'a plus qu'à saisir et qu'il n'hésitepas à utiliser
commeBarryen donnede nombreux exemples.Le bourragede crâneinfligéauxfil-
les defaçonprécocesur « l'amour» estpeut-être uneinstitution
spécifiquement occi-
dentale; mais l'idéologiedu caractèreurgentet incontrôlablede la sexualitémascu-
lineest,elle,plus universelle.Ceci est une des nombreuses découvertes de Barry:

« De mêmeque le pouvoirsexuel est apprispar les adolescentsà


traversla façon dontla sociétéleurfait vivreleuréveilsexuel,de même
lesfilles apprennent-ellesque le lieu du pouvoirsexuelest mâle. Etant
donnéel'importance accordée à la pulsion sexuellemasculinedans la
socialisationdesfillesaussi bienque des garçons,la premièreadolescen-
ce estprobablement la premièrephase significative aux
de l'identification
hommesdans la vieet le développement d'unefille...A mesurequ'unefille
prendconsciencede ses émotionssexuelles...elle se détournede ses rap-
ports,jusque-làprivilégiés,avec ses amies.A mesureque ceux-cidevien-
nentsecondairespour elle,perdentde l'importance dans sa vie,sa propre
identitéprend aussi un rôle secondaire; son identification masculine
(aux hommes)se développeau furetà mesurequ'ellegrandit.»36

II nous faut nous demander,cependant,pourquoi certainesfemmesne se


détournent jamais, même temporairement, de « leurs relationsjusque-là privilé-
giées » avec les membres de leur propre sexe. Et pourquoil'identification masculine
- lefait de se mettre dans le campdes hommes,socialement, politiquement et intel-
lectuellement - existeaussi chez desfemmesqui sontpar ailleurssexuellement les-
biennesdepuistoujours? L'hypothèsede Barrysoulèvede nouvellesquestions,mais
desformessous lesquellesla contrainte
elleclarifieaussi la diversité à l'hétérosexua-
litése présente.C'est dans la mystiquede la pulsionsexuellemâle indomptable et
conquérante, du « pénis-qui-a-une-vie-à-lui », que s'enracinela loi du «droit d'ac-
cès » masculin,loi qui justifiela prostitution commeun donné cultureluniversel
d'unepart,touten défendant par ailleursl'esclavagesexueldans la famille,au nom
de « l'intimitéfamiliale et du respectdes spécificitésculturelles. »37 La pulsion
sexuellede l'adolescentqui, commeon l'apprendaux garçonset aux filles,unefois
déclenchéenepeutplus ni se contrôlerni supporter le refus,devientselonBarry,la
normeet la raisondonnéeau comportement sexueldu mâle adulte: un étatd'atro-
phie du développement sexuel.Les femmesapprennent à acceptercommenaturelle
de cette«pulsion», parce que cela nousestinculquécommeun dogme.
l'inévitabilité
D'où le violconjugal,d'où la femmejaponaisefaisantavec résignation la valised'un
mariquipartpour un week-end dans les bordelsKisaengde Taiwan,d'où le déséqui-
librede pouvoir,psychologiqueet économique,entremariet femme,employeuret
employée,père et fille,professeur et étudiante.
L'effetde l'identification masculineest

« d'intérioriser
les valeursdu colonisateur etde participeractivement à sa
proprecolonisationet à celledes autresmembres de son sexe...L'identifi-
cationmasculineest l'acte par lequelles femmesplacentles hommesau-
dessusdes femmes, elles-mêmes y comprises,leuraccordentplusde cré-

36. Barry,p. 218.

37. Barry,p. 140.


30

de statutet d'importance
dibilité, dans la plupartdes situations,
quelles
que soientles qualitésqu'objectivement les femmesapportentdans une
situationdonnée...L'interactionavec les femmesest vue comme une
formeinférieurede relationà tousles niveaux.» 38

Ce qui mériteuneexploration pluspousséec'estla doublepenséequi caractérise


beaucoupde femmeset dontune femmen'estjamais débarrasséede façoncomplète
et permanente : quel que soitle degréauquel les relationsentrefemmes, les réseaux
de soutienentrefemmes, un systèmede valeursféminin sontutiliséset
et féministe,
valorisés,la doctrineintériorisée et du statutmasculinspeutencore
de la crédibilité
créerdes lapsus dans la pensée,des refoulements du senti,la dénégationdu réel(on
voitce qu'on voudraitvoir),et uneconfusion profonde tantau plansexuelqu'au plan
intellectuel39
Jeciteici unelettreque j'ai reçuelejour où j'étaisen traind'écrirece passage :

« J'ai eu de trèsmauvaisesrelationsavec les hommes- je suis en ce


momenten pleinmilieud'une séparationtrèsdouloureuse.J'essaiede
trouverma forceà traversles femmes- sans mes amiesje ne pourrais
pas survivre. »

Combiende foisparjour ces motssont-ilsprononcés,ou pensés,ou écritspar


des femmes,et combiende fois cependantle « lapsus» se reproduit-il
?
Barryrésumeses résultats
:

« ... si on considèrel'arrêtdu développement sexuelqui esttraitécomme


normaldans la populationmasculine; si on considèrele nombred'hom-
mes qui sont des maquereaux,des rabatteurs, des membresde gangs
d'esclavage,des fonctionnaires corrompusparticipant à cettetraite,des
propriétaires, des gérants,des employés,dans les bordelset autreséta-
blissements de la pornographie
assimilés,des industriels ; si on considère
le nombred'hommespartieprenantede la prostitution, d'hommesqui
battent leursfemmes, qui abusentd'enfants,qui commettent des incestes,
le nombrede clientsdes prostituées, le nombrede violeurs,on ne peut
qu'êtrestupéfaite par 1 'énormiténumériquede la populationmasculine
participantà l'esclavage sexuel des femmes.Le nombregigantesque
d'hommesparticipantà ces pratiquesdevraitprovoquerla déclaration
d'un plan d'urgenceinternational, une crise dans la violencesexuelle.
Mais ce qui devraitêtreune raisond'inquiétude est au contraireaccepté
commel'expression normalede la sexualité.»40

Susan Cavin,dans unethèsetrèsricheet stimulante, bienque de caractèrehau-


tementspéculatif (1979), émetl'hypothèseque le patriarcatdevientpossiblelorsque
la troupefemelle qui comprendles enfantsmaisrejetteles adolescentsmâ-
originelle,
les, est envahiepar les mâles devenusen surnombre ; que ce n'est pas le mariage
38. Barry,p. 172.

39. J'ai suggéréailleursque l'identification


masculinea été une puissantesource de racismechez les femmesblan-
ches,tandisque c'étaientles femmesperçuescomme « déloyales» aux codes et aux systèmesmasculinsqui ontacti-
vementcombattule racisme(« Traîtresà la civilisation: Féminisme,Racisme, Gynophobie» in On Lies, Secrets
and Silence: Selected prose 1966 1978, N.W. Norton, 1979).

40. Barry,p. 220.


31

patriarcal,mais le viol de la mèrepar le filsqui est le premieracte de domination


masculine.Le facteurqui ouvrela porteà cettesituationn'estpas une simplepertur-
bationde l'équilibrenumériquedes sexes ; c'est aussi le lienmère-enfant, manipulé
par les adolescentsmâlespourresterdans la matriceaprèsl'âge de l'exclusion.L'af-
fectionmaternelle est utiliséepourétablirun droitmasculinà l'accès sexuelqui, par
la suite,doitêtrecependantmaintenupar la force(ou le contrôledes consciences)
puisquele lienprofondoriginel- adulte- est celui qui lie les femmesaux autres
femmes4l.Je trouvecettethéorietrèsintéressante, car l'une des formesde fausse
consciencequi sertl'hétérosexualité obligatoire est le maintien du lienmère-fils entre
hommeset femmes: la consolation,l'attitude nourricière qui s'interditlejugement, la
compassionpourceuxqui les harcèlent, les violent, les battent (commepourceuxqui
les vampirisent passivement). Combiende femmesforteset indépendantes, qui refu-
sentcela des autreshommes,l'acceptentcependantde leur fils?
Mais quelles que soientleurs origines,lorsqu'on examineattentivement les
mesuresprisespourconfiner les femmessurle terrain de la sexualitémasculine,il y a
unequestionqu'on ne peutpluscontourner : la grandequestiondu féminisme est-elle
seulementcelle de « l'inégalitédes sexes», de la colonisationde la culturepar les
hommes,des « tabous sur l'homosexualité » ou bien n'est-cepas aussi celle de la
contrainteà l'hétérosexualité pour les femmes,comme moyend'assurerun droit
masculinde jouissancesphysique,économiqueet affective sur les femmes 42 ? L'un
des moyensde contrainte utilisésest,biensûr,l'occultation de la possibilité lesbienne,
continent enfoui,dontquelquespointesémergent à la surfacede tempsà autrepour
retomber dans l'oubli.Les recherches et théoriesféministes qui contribuent à l'invisi-
bilitéou à la marginalisation lesbiennetravaillent de faitcontrela libération et l'ac-
croissement de puissancedes femmescommegroupe.43
L'idée que « la plupartdes femmessontnaturellement hétérosexuelles » consti-
tueunepierred'achoppement théoriqueet politiquepourbeaucoupde femmes. Cette
idéetienttoujours,en partieparceque l'existencelesbiennea étéeffacéede l'histoire
ou reléguéeà la rubrique des maladies; en partieparcequ'ellea ététraitéecommeun
faitexceptionnel plutôtqu'intrinsèque ; en partieparceque reconnaître que l'hétéro-
sexualitépeut n'êtreen rienune « préférence » mais quelque chose qui a du être
imposé,dirigé,organisé,répandupar la propagandeet maintenupar la force,c'est
franchir un pas immenselorsqu'onse croyaithétérosexuelle librement et « par natu-
re ». Mais l'incapacitéde voir dans l'hétérosexualité une institution est du même
ordreque l'incapacitéd'admettre que le systèmeéconomiquenommécapitalismeou

41. Cavin (voir note 1), ch. 6.

42. Pour ce qui est de ma perceptionde l'hétérosexualité


commeinsitution
économique,je la dois à Lisa Leghornet
KatherineParker,qui m'ontpermisde lireleurmanuscritnon publié,RedefiningEconomies(1979). Cf. leurarticle
« Towards a FeministEconomies : A Global View », The Second Wave, vol. 5, III.

43. A mon avis, là où on a le mieuxreconnuet tolérél'existencelesbiennea été lorsqu'elleapparaissaitcomme une


version« déviante» de l'hétérosexualité ; c'est-à-direlorsque les lesbiennes,tellesStein et Toklas, ontjoué un rôle
d'hétérosexuelles (ou ontdonnécetteimpressionen public)et ontété principalement identifiéesà la culturemâle. Voir
aussi Claude E. Schaeffer,« The KuteraiFemale Berdache: Courrier,Guide, Prophetessand Warrior»,Ethnohisto-
-
ry,vol. 12, III, Summer1965, pp. 193-236.(Berdache : « individude sexe déterminé masculinou féminin- surle
plan physiologique, assumantle rôleet le statutdu sexe opposé ; il est considérépar la communautékcommeappar-
tenantbien à un sexe physiologiquedonné mais adoptant le rôle et le statutde l'autresexe » (SchaefTer,p. 231).
L'existencelesbiennea été aussi reléguéeà un phénomènede la classe supérieure, de l'élitedécadente(ainsi la fascina-
tionpourles lesbiennesde salons parisienscommeRenée Vivienet NathalieCliffordBarney),pourrejeterdans l'obs-
« »
curitédes femmesde tous les jours tellesque Judy Grahn en décritdans WorksofA CommonWomanet True to
Life AdventureStories (Diana Press, 1978).
32

le systèmede castesqui constituele racismesontmaintenus par un ensemblede for-


ces,comprenant aussi bienla violencephysiqueque la fausseconscience.Franchirle
pas qui consisteà mettreen questionl'hétérosexualité en tantque « préférence » ou
« choix» pour les femmes- et fournir intellectuel
l'effort et affectifqui va avec -
demanderaun courageparticulier chez les féministeshétérosexuellement-identifiées,
maisje penseque la récompense en seragrande: unelibération de la pensée,de nou-
veauxcheminsà explorer, l'ébranlement d'unenouvellerégionde silence,unenouvel-
le clartédans les rapportspersonnels.

III

J'ai choisid'utiliserles termes« existencelesbienne» et « continuum lesbien»


parce que le mot « lesbianisme» a une connotationcliniqueet limitative et aussi
parceque le terme« existencelesbienne» évoque à la foisle faitde la présencedes
lesbiennesdans l'histoire,et l'idée que le sens de cetteexistenceest une création
continue.Par « continuumlesbien» j'entendsun large registre- aussi bien dans
l'histoireque dans la viede chaque femme- d'expériences impliquant uneidentifica-
tionaux femmes; et pas seulementle faitqu'une femmea eu ou a consciemment
désiréune expériencesexuellegénitaleavec une autrefemme.Si on élargitce terme
poury inclureles multiples formesde rapportsintenseset privilégiés entrefemmes,
qui comprennent aussi bienla capacitéde partagersa vieintérieure que cellede faire
frontcontrela tyrannie masculineet, que cellede donneret de recevoirun soutien
pratiqueet politique; si on parvient également à associerce termeà des notionstelles
que la résistanceau mariage,à l'étendreaux conduites« insensées» identifiées par
Mary Daly (sens dépassés: « indomptable », « volontaire », « capricieuse», « légè-
re », « unefemmequi ne s'en laissepas conter»)44 on commenceà comprendre des
pans entiersde l'histoire et de la psychologie des femmes, restéesjusqu'icihorsd'at-
teinteen raisondes définitions limitées,pourla plupartcliniques,du « lesbianisme».
L'existencelesbienneinclutà la foisla transgression d'untabouet le rejetd'une
formede vie obligatoire. C'est aussi une attaquedirecteou indirecte contrele droit
masculind'accès aux femmes.Mais bien que nous puissionsla percevoird'abord
commeunefaçonde direnonau patriarcat, un acte de résistance, c'estplusque tou-
tesces choses.Cela a aussiinclusla reproduction des rôles,la hainede soi,la dépres-
sion,l'alcoolisme,le suicideet la violenceentrefemmes; c'est à notrepérilque nous
romantisons ce que cela impliqued'aimeret d'agirà contrecourant,sous la menace
de sanctionsgraves,et l'existencelesbiennea étévécue(à la différence de l'existence
catholiqueou de l'existence juive par ex.) sans accès à la connaissanced'une tradi-
tion,d'une continuité, d'un ancragesocial quelconques.La destruction des traces,
des mémoires et des lettresattestant les réalitésde l'existence lesbiennedoitêtreprise
trèsau sérieuxcommemoyende préserver la contrainte à l'hétérosexualité, car ce qui
nous a été dissimuléc'est la joie, la sensualité,le courage,la communauté,tout
autantque la honte,la trahisonde soi etla douleur45.

Ecology, p. 15.
44. Daly, Gyn/

45. « Dans un monde hostileoù les femmesn'étaientpas censées survivresauf en rapportavec et au servicedes
hommes,l'existencede communautésentièresde femmesa été purementet simplement gommée.L'histoiretendà
enterrerce qu'elle chercheà rejeter.» (Blanche W. Cook, « Women Alone Stirmy imagination: Lesbianismand
CulturalTradition», in Signs, vol. 4, n° 4, pp. 719-720). Les Archivesd'HistoireLesbienneà New-York représentent
une tentativede conserverdes documentscontemporainssur l'existencelesbienne- un projetd'une valeuret d'une
immenses,qui se heurteencore à la censureet à l'oblitération
signification continuedes relations,des réseaux,des
communautés,dans les autres archiveset dans la cultureen général.
33

Les lesbiennes ontétéhistoriquement privéesd'existencepolitiqueen étant« in-


clues» commedes versionsfemellesde l'homosexualité masculine.Assimilerl'exis-
tencelesbienneà l'homosexualité masculineparce que les deux sont stigmatisées,
c'est nieret gommerla réalitédes femmesune foisde plus.Séparerles femmesstig-
matiséescomme« homosexuelles » du continuum complexede la résistanceféminine
à l'esclavage,et les rattacher à un schémamasculin,c'estfalsifier notrehistoire.Une
partiede l'existencelesbiennes'est déroulée,évidemment, là où des lesbiennes,par
manqued'unecommunauté cohesivede femmes, ontpartagéune sortede vie sociale
et de cause communeavec les hommeshomosexuels.Mais on doit contrebalancer
ceci par les différences entreelleset les hommeshomosexuels: l'absencechez les les-
biennesdes privilèges économiqueset culturelséchus aux hommes; les différences
qualitatives entrela relationféminine et la relationmasculine,par ex. la prévalence
d'une sexualitéimpersonnelle et la justificationde la pédophilieparmiles hommes
homosexuels,la discrimination prononcéepar l'âge présentedans les critèresde
beautéen vigueurchez les hommeshomosexuels, etc.J'espère,par ma définition et
ma description de l'existencelesbienne, contribuer à détacherles lesbiennesde toute
allégeancerésiduelle vis à visdes valeurshomosexuelles masculines.Pourmoil'expé-
riencelesbienneest,commela maternité, une expérience profondément féminine, qui
comportedes oppressionsainsique des significations etdes potentialités particulières
qu'on ne peutcomprendre tantque l'on se contentede regrouper l'existence lesbienne
avec d'autresfaçonsde vivresexuellement stigmatisées. De mêmeque « élever» sert
à masquerla réalitéspécifique que constitue
et significative le faitd'êtreun « parent»
qui est en faitune mère, le terme « homosexuel » peut servir à occulterprécisément
ces lignesde clivages-làqui sontcrucialespour le féminisme et pour la libertédes
femmesen tantque groupe.
De mêmeque le terme« lesbienne» a étéconfinédans les associationsmentales
cliniqueset limitatives de sa définition patriarcale,de mêmel'amitiéféminine, la
camaraderie, ont été séparéesde l'erotique,limitantainsil'erotiquelui-même.Mais
au furet à mesurequ'on approfondit et qu'on élargitle champde ce que j'appelle
l'existence lesbienne, qu'on définit un continuum lesbien,on commenceà redécouvrir
l'erotiqueen termesféminins : commece qui n'estcirconscrit dans aucunepartiespé-
cifiquedu corps,ni mêmedans le corps,commeune énergienon seulementdiffuse
mais,ainsi qu'AudreLorde l'a décrite,omniprésente dans « le partagede la joie,
qu'elle soit physique,affective, psychique», et dans le partagedu travail; comme
cettejoie énergisante qui nous « protègecontrel'acceptationde l'impuissanceou de
ces étatsde l'êtrequi ne me sontpas naturels,telsque la résignation, le désespoir,
l'auto-effacement, la dépression,l'abnégationmasochiste».46 Dans un essai sur les
femmeset le travail,j'ai citéle passage où la poèteH.D. décritcommentson amie
Bryherl'aideà persister dans l'expérience visionnaire qui devaitdonnerformeau tra-
vail de sa maturité :

« ... J'avaisconnu des gens extraordinairement doués et charmants.Ils


m'avaientappréciéeou ils m'avaientméconnueet cependantni les com-
pliments ne comptaient
ni l'indifférence en facedes grandesquestions-
la vie, la mort...Et cependantd'une façonétrange,je savais que cette
expérience, cettevisionqui s'imposaità moi,ne pouvaitêtrepartagées
avec personnesaufavec cettefillequi se tenaitsi bravement à mes cotés.

46. AudreLorde,« Uses of theErotic : The EroticAs Power ». Out and Out Books Pamphletn° 3, 1979. (Out and
Out Books, 476 2nd Street,Brooklyn,N.Y. 11215).
34

Cettefilleavaitdit,sans hésitation, « continue». C'étaitelleen réalitéqui


possédaitle détachement de la Pythiede Delphes. Mais
et l'intégrité
c'étaitmoi,rompueet désarticulée... qui voyaisles images,et qui lisaisle
message,et à qui la visionintérieure avaitétédonnée.Ou peut-être, d'une
certainefaçon,la « voyions»-nousensemble,car sans elle,cela ne fait
pas de doute,je n'auraispas pu continuer...47 »

Si on peut émettrel'hypothèseque toutesles femmes,du bébé qui têteà la


femmeadultequi éprouvedes sensationsorgasmiquesen allaitantson propreenfant,
peut-être parce qu'elle reconnaîtl'odeurdu lait de sa propremèredans le sien,en
passantpar le couplede femmes, qui,tellesla Cloë etl'Oliviade VirginiaWoolf,font
de la rechercheensemble 49, ou la femmequi meurtà 90 ans dans des mains de
femmes, si on peutpenserque toutesces femmesparticipent à un continuum lesbien,
alorsil nous devientpossiblede nous voirnous-mêmes commeentrant et sortantde
ce continuum toutau long de nos vies,que nous nous pensionslesbiennesou non.
Cettefaçonde voirles chosesnouspermettrait de relierentreeuxdes aspectstrèsdif-
férents de l'identificationaux femmes; par exemple,les amitiésimpudemment inti-
mesdes fillesde 8-9 ans d'un côté,etde l'autreles regroupements, du 12eau 15esiè-
cle,de ces femmesqu'on appelaitdes « Béguines» : elles« faisaientmaisoncommu-
ne, se louaientet se laissaientmutuellement par testament des logements... dans des
maisonssubdiviséeset bon marchésituéesdans les quartiersd'artisansdes villes»,
« pratiquaient la vertuchrétienne,s'habillantet vivantsimplement et n'ayantpas de
rapportsavec les hommes», gagnaientleur vie commefileuses,boulangères, infir-
mières,ou faisaientdes écoles pour les petitesfilles,et arrivaient - jusqu'à ce que
l'Egliseles forceà se séparer- à vivreindépendantes, en dehorset du mariageetdes
restrictions conventuelles50.Le conceptde « continuum lesbien» permetde relierces
femmesaux « lesbiennes» plusconnuesde l'écoledes femmesréunieautourde Sap-
pho au 7e siècleavantJ.C. ; aux sororitéssecrèteset aux réseauxéconomiquesdont
on signalel'existenceparmiles femmesafricaines 51,aux « sœurages» chinoisde
résistanceau mariage- communautés de femmesqui refusaient le mariage,ou qui si
ellesétaientmariéesrefusaient souventde consommer leurmariageet quittaient rapi-
dementleurmari,les seulesfemmesen Chinequi n'avaientpas les pieds bandéset
qui, nous ditAgnèsSmedley,accueillaient avecjoie la naissancedes filles,et organi-
saientdes grèvesde femmesréussiesdans les filatures de soie52. Ce conceptnous

47. Rich, « Conditionsfor Work : The Common Worldof Women », in On Lies, Secrets and Silence : Selected
Prose 1966-1978 (New York : W.W. NortonCo., 1979) ; H.D., Tributeto Freud (Oxford: Carcanet Press, 1971),
pp. 50-54.

49. Woolf,A Room of One's Own (London, Hogarth Press, 1929), p. 126.

50. Gracia Clark, «The Béguines: A Mediaeval Women's Community», Quest : A FeministQuarterly,Vol. 1,
n° 4, pp. 73-80.

51. Voir Denise Paulme, ed., Womenof TropicalAfrica (Berkeley: Universityof CaliforniaPress, 1963), pp. 7,
266-267. Certainesde ces sororitéssontdécritescomme « une sortede syndicatde défensecontrel'élémentmascu
lin » ; leursbutsétant« de présenterune défenseconcertéeà un patriarcatoppressif», (de permettre)« l'indépendan
ce par rapportà son mariet à l'égardde la maternité,
une aide mutuelle,et la satisfactiondes vengeancespersonnel-
les ». Voiraussi AudreLorde,« ScratchingtheSurface: Some noteson Barriersto Womenand Loving », The Black
Scholar, vol. 9, n° 7, pp. 33-34.

52. MarjorieTopley,« MarriageResistancein Rural Kwangtung», in M. Wolfand R. Witke,eds., Womenin Chi-


nese Society(StanfordUniversityPress, 1978), pp. 67-89 ; Agnes Smedley,Portraitsof Chinese Womenin Revolu-
tion (Old Westbury,N.Y. : The FeministPress, 1976), pp. 103-110.
35

permetde relieret de comparerentreellesdes instancesindividuelles et disparatesde


résistance au mariage: par exemple,le genred'autonomierevendiquée par une Emily
Dickinson,ungéniefemmeblanchedu 19esiècle,avec les stratégies accessiblesà une
Zora Neale Hurston,un géniefemmenoiredu 20e siècle. Dickinsonne se maria
jamais, eut des amitiésintellectuelles fragilesavec des hommes,et vécuten ermite
volontaire dans la maisonde son père,touten écrivantune vieentièrede lettrespas-
sionnéesà sa belle-sœur Sue Gilbert,et,en moindrenombre,à son amie Kate Scott
Anthon.Hurstonse maria deux fois mais quitta vite chacun de ses maris, se
débrouillant pourpasserde Florideà Harlem,de là à l'Université de Columbia,puis
à Haïti pourretourner finalement en Floride; étantla moitiédu tempsdomestique
chezdes blancs,n'émergeant de la misèreque poury retomber, passantsans cesse de
la réussiteprofessionnelle à l'échecet vice-versa; toutesses relations« de survie»
furent avec des femmes, à commencer par sa mère.Ces deuxfemmes, aux conditions
totalement différentes, étaientcependantdes « résistantes » au mariage,donnanttout
à leurtravailet à leuridentité, toutesdeuxfurent également appeléesplustard« apo-
litiques ». Elles étaient l'une comme l'autreattiréespar des hommes « de qualité» sur
le plan intellectuel ; mais ce sontdes femmesqui leurdonnèrent, à l'une comme à
l'autre,la fascinationpour la vie sans laquelle celle-cin'est pas possible.
Si on conçoitl'hétérosexualité commele penchantaffectif et sensuel« naturel»
chez les femmes,alors on perçoitdes vies tellesque celles-cicomme déviantes,
commepathologiques, ou commeaffectivement et sensuellement pauvres; ou, dans
le jargonplusdécentet plus permissif on les banalisepar le termede« stylede vie ».
Dans cetteoptique,le travailde tellesfemmes, que ce soitsimplement l'effort
quoti-
dienpoursurvivre etrésister, ou le travailde l'écrivain,de l'activiste,de la réformatri-
ce, de l'ethnologue ou de l'artiste- le travaild'auto-création - estsous-évalué,ou vu
commele fruit amerde « l'enviedu pénis», ou la sublimation d'un érotismeréprimé,
les diatribesinsensées« d'une-qui-hait-les-hommes ». Mais que l'on change seule-
mentde lentilles, et que l'on considèrele degréauquel et les méthodespar lesquelles
la « préférence » hétérosexuelle a été de faitimposéeaux femmes: alors non seule-
mentcomprend-on de touteautrefaçonle sens de tellevie,de teltravailindividuel,
maison peutaussicommencer à percevoir, et commeunedonnéemajeurede l'histoi-
redes femmes, le faitque les femmesonttoujoursrésistéà la tyrannie masculine; un
féminisme d'action,souvent- bienque pas toujours- sans théorie,a constamment
ré-émergé, dans chaque cultureet dans chaque période.Nous pouvonscommencerà
étudierle combatdes femmescontrel'impuissance, la révolteradicaledes femmes,
pas simplement dans ce que les hommesappellent« des situationsrévolutionnaires
concrètes»53,maisdans toutesles situations que les idéologiesmasculinesn'ontpas
perçuescommerévolutionnaires : par exemplele refusde certainesfemmesde pro-
duiredes enfants, aidées en cela, à grandsrisqueset périls,par d'autresfemmes; le
refusde produireun niveaude vie et de loisirssupérieur pourles hommes(Leghorn
et Parkermontrent combienles deux fontpartiede la contribution économiquenon
reconnue,nonpayée,non syndicaliséedes épouses); la sexualité« légendairement »
- commeAndreaDworkinle note- anti-phallique des femmes, définiecomme« fri-
gidité» et « puritanisme », a de faitconstituéune subversiondu pouvoirmasculin:
« unerévolteinefficace, mais...unerévoltequand même»54. H n'estpluspossiblede
53. Voir Rosalind Petchesky,« Dissolving the Hyphen: A Report on Marxist-Feminist Groups 1-5 » in Zillah
Eisenstein,ed. Capitalist Patriarchyand the Case for Socialist Feminism(New York : MonthlyReview Press,
1979), p. 387.

54. Andrea Dworkin,Chains of Iran, Chains of Grief(Garden City, N.Y, Doubleday Co., in press).
36

considérer avec tolérancela théoriede Dinnerstein selonlaquelleles femmesauraient


tout bonnementcollaboréavec les hommesdans la créationdes « arrangements
sexuels» de l'histoire; nous commençonsà observerdes conduitesqui ontétéjus-
qu'iciinvisibleset mal dénommées, dans l'histoire collectiveet dans les histoires
indi-
viduelles; des conduitesqui constituent souvent,étantdonnéesles limitesimposées
par les contre-pressions exercéesdans chaque circonstance particulière,une révolte
radicale.Et nous pouvonsrelierces révoltes,ainsi que leurnécessité,à la passion
physiqueentredeuxfemmesqui est centraledans l'existence lesbienne: la sensualité
qui a été précisément le faitle plus radicalement gomméde l'expérienceféminine.
L'hétérosexualité a étéimposéeaux femmesd'unefaçonà la foisbrutaleet insi-
dieuse,et cependantpartoutil y a eu des femmespourrésister, souventau prixde la
torture physique,de l'emprisonnement, de la chirurgie mentale,de l'ostracisme social
et de l'extrêmemisère.La « contrainte à l'hétérosexualité» a été comptéeparmiles
« crimescontreles femmes» par le Tribunalde Bruxellessur les crimescontreles
femmesen 1976. Deux témoignages provenant de deuxculturestrèsdifférentes mon-
trentà quel pointla persécution des lesbiennes une
est,aujourd'hui, pratique mondia-
lementrépandue.Une norvégienne raconteque :
« Une lesbienneà Oslo, dontle mariagehétérosexuel ne marchaitpas,
commenceen conséquenceà prendredes tranquillisants et échoue dans
une cliniquede « traitement et de rééducation »... quand,au coursd'une
thérapiede groupe« familiale» elleditqu'ellese croitlesbienne, le méde-
cin lui rétorquequ'elle ne l'estpas. Il le savait« rienqu'en la regardant
dans les yeux» dit-il.Elle avait les yeuxd'une femmequi voulaitfaire
l'amour avec son mari. On la soumetdonc à une thérapiedite « de
divan». On la metdans unepiècebienchauffée, nue surun lit,etpendant
uneheureson maridoit...essayerde l'excitersexuellement... L'idée étant
que le contactphysiquedoittoujoursse terminer par un coït...Elle se met
à éprouverune aversiongrandissante. Elle commenceà vomir,parfois
elle sortde la pièceen courantpouréchapperau « traitement ». Plus elle
affirme hautement qu'elleest lesbienne,plus violemment on la contraint
au rapporthétérosexuel coïtal.Le traitement dureenvironsix mois.Elle
s'échappede l'hôpital,mais on la ramène.Elle s'échappeà nouveauet
cettefois restedehors.Ce n'est qu'à la finqu'elle réalisequ'elle vient
d'êtresoumiseà un viol permanentpendantsix mois.»
(Ceci constitue, sans doutepossible,un exempled'esclavagesexuelselonla défi-
nitionde Barry.)
Un témoignagede Mozambique:
« Jesuiscondamnéeà une vie d'exilparceque je ne veuxpas renierque
je suislesbienne, que monallégeancepremière va et iratoujoursaux fem-
mes.Dans le nouveauMozambique,le lesbianismeest considérécomme
une séquelledu colonialismeet de la civilisation décadentede l'Occident.
Les lesbiennessont envoyéesdans des camps de rééducationpour
apprendre par la pratiquede l'auto-critique la lignejustesurelles-mêmes.
Si on arriveà me fairereniermonamourpourles femmes, à me faireme
reniermoi-même par conséquent, j'aurai le droitde retourner au Mozam-
bique et de participeraux combats et
difficiles exaltants pour reconstruire
une nation,y comprisau combatpour l'émancipation des femmesdu
Mozambique.Sinon,ou bienje risquele camp de rééducation, ou bienje
resteen exil.55»

55. Russell and van de Ven, pp. 42-43, 56-57.


37

Par ailleurs,on ne peutpas prendrepouracquis que les femmes qui,commecel-


les étudiéespar Caroli Smith-Rosenberg, se sontmariéeset le sontrestées,touten
ayant un universaffectif et passionnelprofondément féminin, ont « préféré» ou
« choisi» l'hétérosexualité.Biendes femmesse sontmariéesparceque c'étaitnéces-
saire,poursurvivre économiquement, pourque leursenfantsne souffrent pas de pri-
vationsmatérielles ou d'ostracismesocial, pour resterrespectables,pour fairece
qu'on attenddes femmes, parce que ayanteu des enfances« anormales» ellesvou-
laientse sentir« normales», et parceque l'amourhétérosexuel estreprésenté comme
La Voie,et de l'aventure,et du devoir,et de l'épanouissement
pourles femmes; elles
se sontpliéesavec foiou avec ambivalenceaux exigencesde l'institution, mais leurs
sentiments - et leursensualité- n'ontéténidomestiqués nibornésparelle.Il n'exis-
te pas de documents surle nombrede lesbiennesqui sontrestéesdans des
statistiques
mariageshétérosexuels durantla majeurepartiede leurvie.Mais dans unelettreà la
premièrerevuelesbienne(avant le mouvement), The Ladder, l'auteurdramatique
LorraineHansberryécrivaità ce propos:

« Je soupçonneque le nombrede femmesmariéesqui désireraient des


relationsaffectivesphysiquesavec d'autresfemmesest bien plus élevé
que le nombred'hommesdans le cas symétrique (une statistiquequ'on ne
pourrajamais établir).Ceci parceque le lotde la femmeétantce qu'il est,
commentpourrions-nous jamais avoiruneidéedu nombrede femmes qui
ne sontpas prêtesà prendreles risquesqu'impliqueune vie totalement
étrangère à ce qu'on leura appristouteleurvie à considérer commeleur
destin« naturel»- ET - commeleurseulmoyend'atteindre la sécurité
MATERIELLE. Il me sembleque c'est la raisonpourlaquellele problè-
me a des dimensionsbienplus considérablespourles femmesque pour
les hommeshomosexuels...Une femmecourageuseet honnêtepeut,si
ellele décide,rompreun premier mariageet épouserun autrehomme; la
sociétés'inquiéterade l'élévationdu tauxde divorces- mais il n'y a pas
d'endroit,aux Etats-Unisen tous cas, où elle sera traitée,de près ou de
loin,commeune hors-caste.Il en ira, à l'évidence,toutautrement si le
nouveaupartenaire et uneautrefemme»56.

Cettedouble-vie - cet acquiescementapparentà une institution fondéesurles


prérogatives etles intérêtsmasculins- a étécaractéristique de l'expérience
féminine :
de la maternité commede maintesortede comportement hétérosexuel,par exemple
; on peutla voirdans la fausseasexualitéde l'épousedu 19esiè-
les ritesde fiançailles
cle, dans la simulationde l'orgasmepar la prostituée, la courtisaneou la « femme
libérée» du 20e siècle.
Le romansurla Dépressionde MeridelLeSueur The Girl,estfascinanten tant
qu'étudede cettedouble-vieféminine. La protagoniste,serveusedans un bar clandes-
tind'unquartierouvrier,se sentpassionnément attiréeparlejeune Butch; maisc'est
avec Clara, une serveuseplus âgée,ancienneprostituée, avec Belle,dontle mariest
du bar,avec Aurélia,unemilitante
propriétaire qu'elleétablitdes « rela-
syndicaliste,
tionsde survie». PourClara, Belle,et la protagoniste
sans nom,les rapportssexuels

56. C'est grâce à Gay AmericanHistoryde JonathanKatz que j'ai eu connaissancedes lettresde Hansberryà The
Ladder ; etje remercieBarbara Grierde m'avoirfournides copies des pages de The Ladder, qui sontcitéesici avec
sa permission.Voiraussi la rééditionde la sériede The Ladder, (New York : Arno Press,éd. by JonathanKatz et al.)
et DeirdreCarmody,« Lettersby Eleanor Rooseveltdetail FriendshipwithLorena HicKock », in The New York
Times,October 21, 1979.
38

la toilede
avec les hommessontunefaçonde s'évaderhorsde la misèrequi constitue
fondde leurvie quotidienne; un momentd'intensitérompantla routinede grisaille
mais aussi parfoisde violencequi enserreleurexistencequotidienne
:
« EntreButchet moi cela devinttrèsfort,au pointque je le cherchais
dans tous les bars et dans tous les bureauxd'embauché.On auraitdit
qu'il étaitun aimantqui m'attirait. C'étaità la foisexaltant,puissantet
effrayant. Il étaitaprèsmoi aussi et quand il me trouvait,
je m'enfuyais,
immobiledevantluicommeunedemeurée.Et
ou alorsje restaispétrifiée,
il m'interditd'allerme baladeravec Clara au Marigoldoù nousdansions
avec des inconnus.Il ditqu'il me passeraitun tabac dontje me souvien-
drais.Ça me laissaittremblante de la têteaux pieds,mais c'étaitmieux
que d'êtreun sac remplide souffrance et ne sachantpas pourquoi.»57

Tout au longdu roman,le thèmede la double-vieémerge; Bellese rappelleson


mariageavec le bootleggerHoinck:
« Tu sais, quandj'ai eu l'œilau beurre-noir et que j'ai ditque je m'étais
cognéedans une porte,eh bienc'étaitlui le salaud,et puis il me ditn'en
parleà personne...Quand il est saoul et de mauvaispoilet qu'il voitquel-
qu'un qui ne lui revientpas, il se le paie. Il est timbré, voilà ce qu'il est,
timbré, etje ne vois pas pourquoije vis avec lui,pourquoije le supporte
mêmeune seuleminutesurcetteterre.Mais écoutema petite,qu'elleme
dit,je vais te direunechose.Elle meregardaet son visageétaitextraordi-
naire.Elle dit,Bon Dieu que le Diable l'emporte, je l'aimevoilàpourquoi
je suis accrochéepourle restantde mesjours,que le Diable l'emporte, je
l'aime.»58

Aprèsque la protagoniste ait eu ses premiersrapportssexuelsavec Butch,ses


amies s'occupentde ses saignements, lui donnentdu whiskyet comparentleurs
notes.
« J'auraisdû épouserce type,un ami de monpère.J'étaisqu'unegosse.
Jepensaisqu'il m'aimaitquand il me faisaitasseoirsurses genoux.C'est
bienma veine,dès la premièrefois,je tombeenceinte.Il m'a donnéun
peu d'argentetje suisarrivéeà Saint-Paul,où pourdixsacs ilsvousplon-
gentune énormeaiguillede vétérinaire dans le ventreet le fontdémarrer,
et aprèsça à toide te débrouiller...
Jen'aijamais eu d'enfant.Jen'ai servi
de mèrequ'à Hoinck,etpourun gosse,c'estun sacrégosse. » 59
« Plus tard,elles m'ontfaitretourner dans la chambrede Clara pour
m'étendre... Clara s'estétendueà côté de moi et m'a prisedans ses bras,
ellevoulaitque je luiracontemaisen faitellevoulaitmeparlerd'elle.Elle
ditqu'elleavaitcommencéà douze ans avec une bandede garçonsdans
unevieilleremise.Elle ditque personnene faisaitattention à elleavantet
qu'elle est devenuetrèspopulaire...Ils aimenttellement ça, qu'elle dit,
pourquoine pas le leurdonneret avoirdes cadeauxetde l'attention ? Ça
ne m'a jamais faitni chaud ni froidet pour ma mèrec'est pareil.Mais
c'estla seulechosequ'on a qui aitde la valeur...»60
57. Meridel LeSueur, The Girl (Cambridge,Mass. : West End Press, 1978), pp. 10-11.

58. LeSueur, p. 20.

59. LeSueur, pp. 53-54.

60. LeSueur, p. 55.


39

Les rapportssexuelsdeviennent ainsisynonymes d'attention de la partdu mâle,


qui est charismatique et qu'on ne puissecomptersur
bienqu'il soitbrutal,infantile,
lui.Pourtantce sontles femmesqui se rendentmutuellement la vie tolerable,se don-
nentde l'affectionphysique sans se causer de douleur,partagent, se conseillent et se
tiennent les coudes. (J'essaiede trouvermaforceà traverslesfemmes- sans mes
amiesje nepourraispas survivre.) The Girlde LeSueurrépondau remarquableSula
de Toni Morrison,une autrerévélationde la double-vieféminine :

« Nel étaitla seule personnequi ne lui avaitjamais riendemandé,qui


Nel étaitl'une des raisonspour lesquelles
l'avait acceptéetotalement...
(Sula) étaitrevenueà Medallion,ça et l'ennuiqu'elle avait éprouvéà
Nashville,Detroit,New Orleans,New York,Philadelphie, Maçon et San
Diego. Les hommesqui l'avaientemmenéedans l'un ou l'autrede ces
endroitss'étaientfondusen un seulénormepersonnage: le mêmelanga-
ge de l'amour,le mêmeratagede l'amour.A chaque foisqu'elleintrodui-
ils abaissaientunevisière
saitses penséesà elledans leursfrottis-frottas,
sur leursyeux.Ils ne lui avaientapprisque le tourment, ne lui avaient
donnéque de l'argent.Tout au long,c'estun ami qu'elleavaitcherché,et
il luifallutquelquetempspourdécouvrirqu'un amantne pouvaitêtreun
camarade - pour une femme...»

Mais à la minutede sa mort,la dernièrepenséede Sula est « attendsque je


raconteça à Nel ». Et après la mortde Sula, Nel revoitsa vie passée :

« Tout ce temps,toutce temps,je pensaisque c'étaitJudequi me man-


et luimontaà la gorge.« On
quait». Et sa pertelui pesaitsurla poitrine
étaitmômesensemble» dit-ellecomme pour expliquerquelque^chose.
« O mon Dieu Sula » gémit-elle, « mômemômemômemômemôme !»
C'est un beau cri- longet fort- mais il n'avaitni débutni fin,rienque
des rondsetdes rondsde chagrin.»61

The Girlet Sula sontdes romansqui révèlenttous les deux le continuumles-


bien, par oppositionaux « scènes lesbiennes» superficielles ou sensationnalistes
dépeintesdans un ouvrage commercial récent62. Dans chacun nous voyons(jusqu'à
la findans le romande LeSueur) une identification-aux-femmes qui n'estpas enta-
chée de romantisme ; chacunmontrecommentla compulsionhétérosexuelle tendà
accaparer l'attentiondes femmes et comment les alliancesdiffuseset avortéesentre
femmespourraient, si elles étaientplus conscientes,insufflerde la puissanceà cet
amour.

IV

est unesourced'énergie,
L'identification-aux-femmes unefontaine potentiellede
pouvoirféminin,qui est violemment et
stoppée gaspillée sous le règnede l'institution
Le déniopposé à la réalitéet à la visibilité
hétérosexuelle. de la passiondes femmes

61. Toni Morrison,Sula (New York, BantamBooks, 1973), pp. 103-104 ; 149. C'est l'essai non publiéde Lorraine
Bethelsur Sula qui a attirémon attentionsur ce livreen tant que roman d'identification-aux-femmes.

62. Voir Maureen Brady et JudithMcDaniel, « Lesbians in the Mainstream: The Image of Lesbians in Recent
CommercialFiction», in Conditionsn° 6, 1979.
40

pourd'autresfemmes, à leurchoixd'autresfemmespouralliées,compagnesde vie,


communauté ; la contrainte à la dissimulation imposéeà ces relations, la désintégra-
tionqu'elles subissentsous l'intensité des pressionsexercées; ces faitsont aboutià
uneperteincalculablepourtoutesles femmesde leurcapacitéà changerles rapports
sociauxentreles sexes,à nouslibérernous-mêmes et les unesles autres.Le menson-
ge de l'hétérosexualité obligatoireaffecteaujourd'huinon seulement les étudesfémi-
nistes,mais toutesles professions, tous les ouvragesde référence, tous les curricu-
lumsd'études,tousles efforts d'organisation, toutesles relationset conversations sur
lesquellesil pèse. Plus spécifiquement, ce mensongecréeunefausseté,unehypocrisie
et une hystérie profondesdans le dialoguehétérosexuel car touterelationhétérose-
xuelleest vécue dans l'éclairageblafardde ce mensonge.Quelle que soit la façon
dontnous choisissonsde nous identifier, quelleque soitla façondontnous sommes
étiquettées de l'extérieur, le clignotement incessantde ce mensongenous atteintoù
que nous soyonsetdéforme notrevie63.
Ce mensongeenferme psychologiquement un nombreincalculablede femmes
qui essaientde caser leuresprit,leurâme et leursexualitédans un scénariotoutfait
parce qu'ellesn'arrivent pas à voirau-delàdes limitesde l'acceptable.Cet effort est
dévoreurd'énergietout autant que l'effortcontraire,celui de la double-viequi
consommel'énergiedes lesbiennes« de placard». La lesbienneenfermée dans le
« placard», la femmeemprisonnée dans les notionsrigidesde la « normalité » parta-
gentla douleurdes optionsinterdites, des connections brisées,de l'impossibilitéde se
définirlibrement et de s'assumeravec assurance.
Le mensongea plusieursniveaux. Dans la traditionoccidentale,l'un des
niveaux- le romanesque- affirme que les femmessontinévitablement, mêmesi
c'estde façonbrutaleettragique- pousséesversles hommes,que mêmequandcette
attiranceest suicidaire(cf. Tristanet Iseult, The Awakeningde Kate Chopin)elle
n'en estpas moinsun impératif biologique.Dans la tradition des sciencessociales,le
mensongeaffirme que la primauté de l'amourentreles sexesest « normale», que les
femmesont besoindes hommespour avoir une protection sociale et économique,
pour atteindreune sexualitéadulte,la plénitudepsychologique, que la familleest
l'unitésociale de base, que les femmespour qui les hommesne sontpas les pôles
affectifsprincipaux doiventêtre,en termesfonctionnels, condamnéesà unemargina-
litéencorepireque leurmarginalité première de femmes.Pas surprenant dans ces
conditionsque les lesbiennessoientune populationplus cachée que les hommes
homosexuels.La critiqueféministe lesbienneNoire,LorraineBethel,note,à propos
de Zora Neale Hurston,que pour une femmeNoire- déjà deux foismarginale-
choisir d'assumer une troisième« identitéhaïe » pose problème.Cependantle
continuum lesbiena étéuneplanchede salutpourles femmesNoireset en Afriqueet
aux Etats-Unis.

« Les femmesNoires ont une vieilletraditionde solidaritéconcrete-


dans unecommunauté de femmesNoires,cettetradition a étéunesource
d'informations essentiellespour la survie,de soutienmoralet affectif.
Nous avons une traditionculturelleNoire d'identification-aux-femmes,
fondéesurnotreexpérienceen tantque femmesNoiresdans cettesocié-
té ; des symboles,un langageet des modesd'expression qui sontspécifi-
ques de la réalitéde nos vies...Parce que les femmesNoiresontrarement

63. Voir Russell et van de Ven, p. 40 : « ... peu de femmeshétérosexuelles


réalisentleurabsence de librechoix dans
leur sexualité,et peu réalisentcommentet pourquoi l'hétérosexualité obligatoireest aussi un crimecontreelles. »
41

faitpartiesoitdes Noirssoitdes femmesqui ontgagnéaccès à l'expres-


sion littéraire
et aux autresformesreconnuesd'expressionartistique,
noireet cetteidentification-aux-femmes
cettesolidaritéféminine ontsou-
saufdans la vie individuelle
ventété cachées non-inscrites, des femmes
Noires et dans nos mémoiresindividuelles de cettetraditionféminine
Noire.»64

Un autreniveaude ce mensongerésidedans le postulatimplicite, fréquemment


rencontré, que c'est par hainedes hommesque les femmesse tournent versles fem-
mes. Un profondscepticisme, une méfianceet une paranoïajustifiéeà l'égarddes
hommesfontsans doutepartiede la réactionde toutefemmesaine à la hainedes
femmes inscritedans la culturemasculine,aux formesprisespar la sexualitémasculi-
ne « normale», et à l'incapacitédes hommesmême« sensibles» ou «politisés» de
percevoirces mêmeschoses,ou de les trouverinquiétantes. Cependantla hainedes
femmesest si ancréedans la culture,semblesi « normale», est si profondément
négligéeen tantque phénomènesocial,que beaucoupde femmes,mêmeparmiles
féministes etles lesbiennes, y sontaveuglesjusqu'au jour où ellefaitdans leurvieune
irruption si fracassantequ'elle devientimpossibleà ignorerplus longtemps.
L'existencelesbienne estégalement représentée corneun simplerefugecontreles
abus masculins,plutôtque commeune chargeélectriqueet vivifiante entrefemmes.
Jetrouveintéressant que l'undes passageslittéraires les pluscitéssurla relationles-
biennesoitceluioù la Renéede Colettedans La Vagabondedécrit« l'imagemélan-
coliqueet touchantede deux faiblesses,peut-être réfugiées aux bras l'unede l'autre
poury dormir,y pleurer,fuirl'hommesouventméchant,et goûter,mieuxque tout
plaisir,l'amerbonheurde se sentirpareilles,infimes, oubliées...»65 (C'est moi qui
souligne). Colette est souvent considéréecomme une écrivaine lesbienne; sa réputa-
tionpopulairedoitbeaucoup,je pense,au faitqu'elle écritsur l'existencelesbienne
commesi elle s'adressaità un publicmasculin; d'ailleursses premiers romans« les-
biens», la sériedes « Claudine», furent écritssous la pressionde son mariet publiés
sous leursdeuxnoms.En tousles cas, saufen ce qui concerneses écritssursa mère,
Coletteest,surl'existence lesbienne,une sourcebienmoinsdignede confianceque, à
monsens,CharlotteBrontë; celle-ciavaitcomprisque, s'il va de soi que les femmes
peuventet mêmedoiventêtre,les unespourles autres,des alliées,des mentorsetdes
consolatrices, elles trouventaussi de surcroîtdans leur compagniemutuelle,dans
l'attraitréciproquede leurespritet de leurpersonnalité, des délicessupplémentaires
qui procèdent, eux, de la reconnaissance des forces de l'autre.
Dans le mêmeesprit,on peutdirequ'il y a un messagepolitiqueen germedans
le faitde choisirune femmepouramanteou pourcompagnede vie,en défiantainsi
l'hétérosexualité 66Mais, pourque ce contenupolitiquesoitréalisé
institutionnalisée.
dans l'existencelesbiennesous une formeultimement libératrice, il fautque le choix
erotiquesoitapprofondi et transformé en identification-aux-femmes consciente- en
lesbianismeféministe.
64. LorraineBethel,« This Infinityof Conscious Pain », in Gloria Hull, Elaine Bell Scott, Barbara Smith,eds.,
Black Women'sStudies (Old Westbury: The FeministPress, 1979).

65. Dinnerstein, la dernièreà citerce passage, l'accompagnede ce sombreavertissement : « Mais ce qu'on doitajou-
terà sa visionest que ces « femmesenlacées » se protègentmutuellement non seulementde ce que les hommesveu-
lentleurfaire,mais aussi de ce qu'elles veulentse fairel'une à l'autre». (Dinnerstein),p. 103). Le faitest,cependant,
que la violenceentrefemmesn'est qu'une goutted'eau dans l'océan des violencesd'hommeà femmequi sontperpé
tréesdans, et justifiéespar, toutes les institutions sociales.

66. Conversationavec Blanche W. Cook, New York City, March 1979.


42

Le travailqui nous attend,amenerau jour et de décrirece que j'appelleici « l'e-


xistencelesbienne» est potentiellement libérateur pourtoutesles femmes.C'est un
travailqui doit à toutprixdépasserles limitesdes étudesféministes centréessurle
mondeblancet occidentalpourexaminerla vie,les travauxet les regroupements des
femmesdans toutesles structures raciales,ethniqueset politiques.De plus,on peut
discerner des différencesentre« l'existence lesbienne» et « le continum lesbien», dif-
férencesque nous pouvonspercevoirdans le mouvement mêmede nos vies.Il faut,
pourdélimiter le « continuum lesbien» dontje faisl'hypothèse, prendreen comptela
« double-vie» des femmes,non seulementdes femmesqui se disenthétérosexuelles
mais aussi de celles qui se disentlesbiennes.Nous avons besoind'une description
bienplusexhaustive des formesque la double-viea prises.Les historiennes doiventse
demandercomment, à chaque pointdans le temps,l'hétérosexualité commeinstitu-
tiona été organiséeet perpétuée, par l'échelledes salairesféminins, le « loisir» forcé
des bourgeoises,la célébrationde la soi-disant« libérationsexuelle», la privation
d'étudespourles femmes, l'imageriedu « grandart» et cellede la culturepopulaire,
la mystification de la sphère« privée» ; et beaucoupd'autreschoses. Nous avons
besoind'une économiepolitiqueféministe qui rendecomptedu faitque l'institution
de l'hétérosexualité,avec sa doublejournéepourles femmes et sa divisionsexuelledu
travail,est le rapportéconomiquele plus idéalisé.

La questionsera inévitablement soulevée: devons-nouscondamnertoutesles


relationshétérosexuelles, y compriscellesqui sontle moinsoppressives? Je pense
que cettequestion,bienque posée avec sincérité, estici un fauxproblème.On nousa
égaréesdans un labyrinthe de faussesdichotomies qui nous empêchent d'appréhen-
der l'institutioncommeun tout: « bons » mariagescontre« mauvais» mariages;
mariages« d'argent» contremariages « d'amour» ; « sexualitélibérée» contre
« prostitution» ; rapporthétérosexuel contreviol; Liebeschmerzcontrehumiliation
et dépendance.A l'intérieur il existe,biensûr,des différences
de l'institution qualitati-
ves d'expérience ; maisl'absencede choixdemeurela granderéalitéméconnue,et en
l'absencede choixles femmescontinueront de dépendrede la bonnechanceou de la
malchancedes relationsindividuelles, et n'aurontpas le pouvoircollectif de détermi-
nerle senset la place de la sexualitédans leursvies.Quand on interpelle l'institution
elle-même, de surcroît,
on commenceà entrevoir l'histoire
d'une résistanceféminine
qui ne s'estjamais biencompriseelle-même parceque tropfragmentée, malnommée,
gommée.Ce n'estque grâceà une approchecourageusedes niveauxéconomiqueet
politique,toutautantque de l'aspectculturelet de propagande,de l'institution hété-
rosexuelle,que nous parviendrons à acquérir,au-delà des cas particuliers ou des
situations aux diversgroupes,la vue globaleet complexequi estnécessai-
spécifiques
re si l'on veutdéfairele pouvoirque partoutles hommesexercentsur les femmes,
pouvoirqui est devenule modèlede toutesles autresformesd'exploitation et de
contrôle.
43

Résumé Abstract
AdrienneRich : « La contrainteà AdrienneRich : « Compulsoryhete-
l'hétérosexualité
et l'existencelesbien- rosexualityand lesbianexistence»
ne »
Cettearticlerejettela visionde Thispaper rejectsthetreatment
Vexistencelesbiennecommemargina- of lesbian existenceas marginalor
le et dévianteet, renversant la ques- deviant, suggesting that we ask,
tion, insistesur la nécessitéde se rather,whatimpelswomenintohete-
demanderce qui pousse les femmes rosexualpatterns,and howthepoliti-
dans les normeshétérosexuelles, et cal institution
offemaleheterosexua-
commentl'institutionpolitique de lityis maintained.I see theavoidance
Vhétérosexualiè féminineest mainte- or negleet of this question as a
nue. Pour l'auteur, le refus de stumbling-blockforfeministtheoryat
considérer cettequestion,ou lefait de present. The forcing-underground
la négliger,bloquentactuellement la and erasureofwomen's primaryiden-
théorie féministe. La destruction tificationwithwomenis a keyto the
sociale de l'identification première maintenance ofmale supremacism. It
desfemmesavec lesfemmesestla clef mustbe courageously recognizedand
du maintiende la suprématie mascu- analyzedbynon-lesbian as wellas by
line.Ce fait doitêtrecourageusement lesbianfeministsif we are to break
reconnu et analysé par les non- thepresumptive rightof male sexual
lesbiennesaussi bienque par les les- access to womenand theinstitutions
biennes féministes si nousvoulonsbri- whichsupportthis.
ser le droitque s'arrogentles hommes
à l'accès sexuelauxfemmeset l'insti-
tutionqui les soutient.

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