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Le Corps Social À L'origine de L'invention Du Mot Émotion
Le Corps Social À L'origine de L'invention Du Mot Émotion
« émotion »
Nicole Hochner
https://journals.openedition.org/acrh/7357
2
La perspective historique nous semble particulièrement nécessaire car le
mot « émotion » a très souvent été conçu comme l’œuvre de la culture
des Lumières6. Un tel postulat soutient que le xviiie siècle engendre une
nouvelle culture du moi tournée vers les sentiments et la sensibilité. Le
thème des émotions retient donc l’attention des historiens des cultures
modernes et contemporaines. En effet, selon William M. Reddy, le type de
sentimentalisme qui émerge avec le xviiie siècle influe profondément la
culture moderne qui prône la gratification personnelle et la réalisation de
soi7. De son côté, Thomas Dixon soutient que les Lumières introduisent
une rupture essentielle entre « passion » et « émotion ». À l’origine,
l’approche chrétienne conçoit la passion et les affects comme l’émanation
active du péché, par la suite, une distinction s’impose entre cette vision
des penchants corrompus de l’âme pécheresse et la conception nouvelle
de l’émotion, comme d’une « notion positiviste » et laïque de sentiments
involontaires et irrationnels8. En d’autres termes, l’émotion se serait
progressivement séparée des sentiments et des passions pour devenir
une entité autonome et profondément moderne, prélude à l’émergence de
la psychologie. En simplifiant grossièrement, on peut dire qu’une telle
rupture suppose que les passions sont associées aux appétits et aux
désirs humains, alors qu’à l’inverse l’émotion est le fruit de l’inconscient
et se distingue par son irrationalité 9. Or si William M. Reddy s’est
intéressé avant tout à la Révolution française, et Thomas Dixon à ce qu’il
appelle « la sécularisation de la psychologie », aucun d’eux ne s’est
penché sur les premiers usages du terme, alors même qu’ils admettent à
l’unisson que la notion est relativement récente. En réalité Thomas Dixon
n’a pas totalement négligé l’approche médiévale puisqu’il consacre un
chapitre à la littérature patristique et scolastique, mais il fait ensuite un
bond de Thomas d’Aquin au xviie siècle.
3
Pour Susan James la césure daterait plutôt du xviie siècle, la
transformation des mots « passion » et « émotion » s’amorcerait ainsi
avant les Lumières 10. James admet certes que les deux termes sont
encore souvent synonymes au xviie siècle, mais qu'on observe que le
terme « émotion » – qui d'ordinaire a un sens général de passion – tend à
désigner un sentiment intérieur ou un sentiment intellectuel. C’est ce que
Descartes désigne par « émotion intérieure »11. Susan James étudie
minutieusement le développement de cette nouvelle notion d’« émotion
intérieure » au xviie siècle, mais sans tenter de tracer les origines même
du terme. En définitive, les approches de William M. Reddy, Thomas
Dixon ou Susan James sont certes très différentes, mais elles ont en
commun avec les très nombreuses autres études de l’émotion dans la
culture moderne, de négliger les racines du terme et les causes de
l’invention du mot.
4
L’histoire médiévale des émotions, de son côté, se propose d’explorer les
émotions alors qu’elles n’en portent pas encore le nom, ou plus
exactement alors que les émotions sont évoquées par une large palette
d’autres termes. On cite habituellement pathos (pathē) ou plus
fréquemment les mots latins passio, affectus, motus, ou inclinatio12. Ce
que les médiévistes remarquent à raison, c’est que l’idée de mouvement y
est centrale. La résonance se retrouve évidemment dans motus
animae mais également dans les termes
de perturbatio, passio ou affectus. Ces termes désignent tous une forme
d’agitation, de remous, de bouleversement ou de trouble. Barbara
H. Rosenwein, dans son manifeste méthodologique « Worrying about
Emotions in History », appelle à une étude historique sensible aux champs
sémantiques et aux questions lexicales 13.Damien Boquet et Piroska Nagy
qui sont également très attentifs aux questions terminologiques explorent
la notion d’émotion et ses variantes dans bien d’autres langues, comme
l’espagnol (Emoción), l’italien (Emozione), et l’allemand
(Gefühl, Empfindung, Affekt). Ils invoquent entre autres Thomas Dixon
pour nous rappeler que la première apparition du mot est française et
qu’elle date du xvie siècle, mais se suffisent de cette remarque sans aller
plus avant en la matière14. Heureusement, ils nous livrent le conseil
judicieux d’explorer la branche généalogique de la notion d’émotion, et
surtout nous encouragent à reconstruire « le jeu serré des réseaux
sémantiques et conceptuels »15. Les travaux de Damien Boquet et
Piroska Nagy mettent tout particulièrement en lumière ce qu’ils appellent
avec éloquence « la chair des émotions », c'est-à-dire le fait que le corps
est le site par excellence des émotions. Le neuro-psychologue Antonio
Damasio lui-même avait construit sa théorie sur les marques
somatiques16. La combinaison de l’esprit et du corps, de l’âme et de la
chair est essentielle pour comprendre les conceptions classiques et
médiévales des mouvements de l’âme17.
5
C’est la centralité de ces liens qui attache les théories médicales aux
discours théologiques. Les mouvements du corps sont en effet intimement
liés aux passions de l’âme, passiones animae. Les visions théologiques et
médicales sont donc ancrées toutes deux dans la perception du corps
comme lieu de mouvements. La théorie des humeurs est sans nul doute
le soubassement de cette perspective. Selon la théorie médicale et
ancienne des humeurs, l’homme est composé de quatre humeurs, et
l’équilibre entre celles-ci garantit sa santé et son bien-être, de même que
la synergie des humeurs forge son caractère 18. De surcroît, la théorie des
humeurs appartient à un large système symbolique de correspondances
qui inclut quatre types de caractères (sanguin, mélancolique, flegmatique
et colérique), quatre saisons, quatre états, quatre éléments et quatre
couleurs. De même que les mouvements de l’âme génèrent des effets
corporels, de même les mouvements des humeurs ont un impact
immense sur la santé de l’âme. Ce modèle humoraliste a ses racines dans
la Grèce ancienne et elle inclut des notions comme celles de juste
disposition, ou hexis, que l’on trouve chez Hippocrate ou Aristote. Pour
maintenir un régime équilibré et garantir la bonne gouvernance de ses
propres passions, il est nécessaire de conserver un corps « tempéré »
c’est-à-dire à la fois vigoureux et sain19. Les résonances politiques
possibles de ces considérations ne passent pas inaperçues.
6
Pour l’histoire du terme « émotion », une telle vision holiste du corps et
de l'âme constitue un élément fondamental qui nous éclaire sur la façon
dont le Moyen Âge pense les émotions dans leur double attache au corps
et à l’âme, et à la théorie des humeurs. Cependant ces recherches ne
répondent aucunement à la question de l’invention du terme « émotion »
et à ce qui a pu causer la formation d’un tel terme. Comme on le verra
plus tard, le corps comme site des humeurs, lieu de mouvements et de
troubles, est toutefois essentiel à la compréhension des origines et la
formation du mot « émotion ».
20 « the early history of emotion and the developments in its early modern
meanings deserve closer att (...)
23 « Emotion’s use in the second half of the sixteenth century seems to have
been restricted to this p (...)
7
En définitive, l’un des rares travaux, à notre connaissance, à approcher le
chantier de l’invention du mot « émotion » est l’article de David Thorley
qui déplore le désintérêt historique pour la période de gestation du mot et
s’engage à entamer l’étude de l’émergence du mot : « L’histoire
préliminaire du mot émotion et les développements de ses premières
significations méritent un examen plus attentif », au détail près que
Thorley se limite à l’usage anglais du mot et non au terme français
originel20. Cela dit, il reconnaît l’origine française du terme, et souligne
que la signification première du mot « émotion » est : « une agitation
politique, une commotion politique ou un soulèvement »21. Selon Thorley
son premier usage anglais peut être précisément daté à l’année 1596, le
mot serait alors entré dans la langue anglaise grâce à la fameuse
traduction des Essais de Montaigne par John Florio22. Thorley admet qu’il
n’a pas trouvé d’occurrences antérieures au mot « emotion » et affirme
que la signification première du mot se limite à ce sens politique. Il assure
que « l’usage du mot émotion dans la seconde moitié du xvie siècle
semble être restreint à ce sens politique »23. Pourtant Thorley, qui
souligne l’origine française du mot émotion, se désintéresse de cet
antécédent, et se consacre uniquement à l’évolution du mot dans la
culture anglophone après son « invention » en 1596.
8
L’examen de la genèse du terme « émotion » reste donc encore à faire.
Néanmoins on peut déjà souligner la dimension politique du mot. En
effet, esmotion en français, a été inventé ni pour décrire un état spirituel,
ni pour désigner un phénomène médical mais bien pour dénoncer une
situation politique troublée. L’état de confusion sociale et les
perturbations politiques qui secouent la France au moment où le mot
émerge ne sont pourtant pas suffisants pour expliquer l’émergence du
nouveau terme, quoique ces réalités politiques aient bien entendu leur
importance. Dans cet article nous soutenons que c’est la référence au
corps imaginaire de la société qui est l’élément constitutif nécessaire à la
formation du mot « émotion ». En effet, la gestation du mot émotion
s’amorce au moment même où une mutation importante bouleverse
l’imaginaire du corps politico-social. Alors que le mot «émotion» fait son
apparition, le corps social, que Christine de Pizan (1364-c.1430) désigne
comme un « corps de policie »24, se métamorphose d’un organisme
immobile formé d’organes en un « corps physiologique », composé
d’humeurs en mouvement permanent. Cette nouvelle vision d’un corps en
mouvement concoure à la création du nouveau mot « émotion » dans son
sens originel de déséquilibre social.
9
En conséquence, cet article sur le mot « émotion » visera à montrer les
liens intimes entre l’histoire du mot émotion et l’histoire de la métaphore
politique du corps social qui, en se transformant, a rendu possible la
création du mot « émotion ». Cet article aura donc deux volets, dans un
premier temps on cherchera à éclaircir les conditions des premiers
énoncés du mot. Dans un second temps, il sera question de l’imaginaire
du corps politique, considéré comme le berceau métaphorique du terme
et qui donne naissance à une notion politique qui a depuis cessé d’être en
usage.
26 Il faut citer Montaigne : « Encore avons nous dequoy le comparer au faict
d'Alexandre, en ce grand(...)
11
La signification première d’émotion est donc l’agitation ou la confusion qui
existe au sein d’un corps collectif, soit un chaos civil ou un désordre
social. Le premier exemple donné par le Grand Robert est justement une
citation des Essais de Montaigne (1533-1592) où, dans le chapitre « Du
Dormir », il est question de « l’émotion de Catilina », soit de la fameuse
conspiration qui marqua le crépuscule de la république romaine 26. La
référence à Montaigne semble faire écho au fait que selon Thorley, le mot
« émotion » est entré dans la langue anglaise grâce à la première
traduction des Essais de Montaigne27. En réalité, la date de 1534 indique
bien que le mot précède l’œuvre de Montaigne. Par ailleurs si on consulte
le Dictionnaire historique de la langue française, ou encore le Trésor de la
Langue Française, on trouvera dans les deux cas la date approximative de
1475 avec dans le Trésor une référence à Georges Chastellain (1415-
1475)28, qui place prudemment le terme esmotionavant sa mort cette
année-là29. Malheureusement, il faut conclure que le Dictionnaire
historique, le Grand Robert, et Le Trésor de la Langue Française donnent
des datations incorrectes ou très imprécises.
12
En effet, le mot esmotion se trouve déjà en usage en 1429 30, et il n'est
pas exclu qu'une date antérieure soit trouvée. Selon l’état actuel de nos
travaux, le mot apparaît pour la première fois sous la plume de Jehan
Cabaret d'Orville dans la Chronique du bon duc Loys de Bourbon 31. Cette
chronique, pourtant bien connue, n’est pas aussi célèbre que celle de son
prédécesseur Jean Froissart (c. 1337-après 1404) ou que celles de sa
contemporaine Christine de Pizan. Il existe cependant trois manuscrits,
dont une copie enluminée aujourd’hui à Saint Pétersbourg, ainsi que trois
éditions imprimées dont la plus récente dans la prestigieuse collection de
la Société d’histoire de France32. Le commanditaire de la Chronique est
Charles Ier duc de Bourbon, mais il est fort possible que le texte soit
inspiré (sinon même éventuellement dicté à Jehan Cabaret d’Orville) par
Jean de Châteaumorand (c. 1354-c. 1429) 33, un chevalier français qui
joua un rôle important dans la lutte contre les Turcs aux côtés du père de
Charles Ier, le duc Louis II de Bourbon (1337-1410)34. Mais quel que soit
son véritable auteur, la Chronique nous livre un détail précieux, relatif à la
date de sa composition. Le chapitre lxxxv fait explicitement référence au
4 mai 1429 qui est le jour où l’armée royale entre à Orléans 35. Cette date
n’est pas fortuite puisqu’elle est accompagnée d’une complainte sur les
« mocquerie de la Fortune », la division des princes et les « ennemis
Anglois »36. Notons cependant que Jeanne d’Arc n’est pas expressément
évoquée. En tout cas c’est dans ce texte qu’apparait le mot
« esmotion » :
37 Ibid., p. 5, « en ce temps-là, le roi Charles de France qui vivait, fils du roi
Jean mort en Anglet (...)
en ce temps là le roi Charles de France qui vivoit fils du roi Jehan qui mort estoit
en Angleterre avoit tant à faire en son royaume, tant pour les
esmotions d’aucunes ses communes, appellès Jacques et Maillets, comme pour
le roi de Navarre et d’autres grandes compaignies, qui lui estoient contraires
[…]37
13
Il est question des esmotions des communes, soit des soulèvements
civils, des révoltes populaires de cette période 38. « Jacques et Maillet »
font référence à deux rébellions importantes. Jacques désigne La Grande
Jacquerie de 1358 laquelle, avec la révolte de Ciompi de 1378 en Italie, et
la grande révolte des paysans de 1381 en Angleterre, est considérée
comme l’un des trois plus grands soulèvements populaires médiévaux
qu’a connu l’Europe. Maillet rappelle une autre révolte, celle de 1382,
qu’on nomme la révolte des maillotins et dont le nom évoque les maillets
de plomb avec lesquels les émeutiers attaquèrent les collecteurs de taxes
à Paris. Ces épisodes sont à associer à d’autres soulèvements et tumultes
qui agitent la France dans les années 1380, comme par exemple la
révolte de la Harelle, la révolte des Tuchins et la révolte plus tardive et
bien plus connue des Cabochiens en 1413. Si ces troubles civils et
populaires sont animés par des revendications fiscales, le contexte
général est celui d’une instabilité profonde, auquel il faut ajouter au moins
deux facteurs supplémentaires : la peste et la Guerre de Cent Ans.
14
Le terme « émotion » se retrouve une seconde fois dans
la Chronique avec une signification légèrement différente, quoique
toujours associée au récit de la Guerre de Cent Ans. Il est question de
l’attaque des côtes françaises en 1373 menée par le duc de Lancastre (fils
du roi d’Angleterre, Édouard III) lors de sa fameuse chevauchée:
39 La Chronique du bon roy Loys de Bourbon, op. cit., p. 53: « En cette saison, le
duc de Lancastre co (...)
15
La signification qu’il faut donner au mot esmotion dans ce passage est
peu fréquente, « à l’esmotion du duc » doit se comprendre comme « à
l’initiative du duc », ou « à l’instigation du duc »40. L’idée exprimée ici est
celle d’un mouvement qui affecte la situation présente ; dans ce cas
précis il s’agit de l’initiative d’une manœuvre militaire, et non, comme
dans le cas précédent, d’une révolte populaire, mais les connotations sont
identiques, c’est-à-dire celles de mouvement volontaire porteur de
perturbations et de troubles. L’idée d’instigation se trouve généralement
dans les usages médiévaux du verbe esmouvoir et du mot esmouvement,
par contre le mot esmotion – excepté cette rare occurrence – désigne une
insurrection ou une sédition populaire. Nous n’avons pas trouvé d’autres
cas où esmotion avait le sens d’instigation41. La dimension politique
s’impose donc. Les usages ultérieurs du mot « emotion » désignent
systématiquement l’idée de tumulte politique. On conclura que c’est la
dimension politique qui est dominante dans les premiers usages du
terme esmotion, et c’est le cas pour le français comme par la suite pour
l’anglais42.
45 Lettres de Charles VIII, roi de France publiées d'après les originaux pour la
Société de l'histoire (...)
16
On peut suivre les apparitions du mot « émotion » tout au long
du xve siècle, par exemple, dans les Mémoires d’Olivier de La Marche
(1425-1502) on trouve émotion pour signifier émeutes : « furent aucungs
prins des plus culpables de celle emocion et furent decapitez »43, ou bien,
dans un document officiel avec la requête de la ville de Bourges (de
l’année 1474) « que on preigne des plus coulpables, affin de savoir la
verité dont ceste esmocion provient, et que on face que le Roy soit
mastre, se on trouvoit rebellion », ou encore dans une requête du temps
de Louis XI où il est demandé que son ministre soit informé du soutien
accordé au peuple par les élites : « informez vous bien s’il y a nulz des
gros qui soient consentas de l’emoction; car les povres ne l'ont pas fait
d'eulx mesmes »44, ou encore dans une lettre du Parlement faisant
référence à « ung trés grant scandalle et emocion du peuple »45. Les
usages du mot esmotion au cours de ce premier siècle lui attribuent la
signification de soulèvement licencieux, d’émeute ou d’instabilité.
« Émotion » est synonyme de troubles populaires.
17
Si on consulte une auteure légèrement antérieure, Christine de Pizan, elle
ne fait jamais usage du mot « emotion », ce qui ne ferait que confirmer
notre datation ; par contre, elle parle souvent de « motion » avec une
signification très proche. Dans le Livre de la Mutacion de Fortune, il est
par exemple question de motion (ou mocion) en écho avec insurrection
(riotes)46. À la même période, le Journal d’un bourgeois de
Paris (composé en 1413) invoque la « mocion de peuple » dans un sens
analogue de sédition47. Cet emploi de « mocion » comme soulèvement
populaire anticipe la signification politique d’émotion, et il prouve les
connotations péjoratives et politiques des
termes mocion et esmotion. C’est pourquoi il faut s’interroger sur le
mouvement, car c'est la mocion qui en est la cause. Est-ce que par
définition la mobilité serait-elle nuisible et déstabilisatrice ?
Un mouvement déstabilisateur
48 Dans le Dictionnaire du Moyen Français (1330-
1500), http://www.atilf.fr/dmf/, la famille exmovere c (...)
53 Dans la Chronique du bon duc Loys de Bourbonle mot signifie révolte, « les
habitans n’eussent caus (...)
18
Pour comprendre la formation du terme esmotion, il est essentiel de
prendre en compte toute la famille sémantique de exmovere, et plus
particulièrement le verbe esmouvoir et ses déclinaisons48. Contrairement
au mot esmotion, le verbe esmouvoir est employé depuis déjà plusieurs
siècles, on le date aux environs de 1080. Leurs significations divergent, et
ce n’est que tardivement, soit dans les décennies qui précèdent
l’invention du mot emotion que le verbe esmouvoir en vient à décrier un
trouble politique49. Pour illustration, le poète Eustache Deschamps (1346-
1406/7) nous offre un nombre important d’incidences qui semble
démontrer le sens politique d’esmouvoir. Lorsqu’il est question par
exemple de mutinerie, il parle de « ses subgiez esmouvoir »50, ou de
révolte, les « gens se doivent esmouvoir »51 ou encore de soulèvement
« Et esmouvoir riote »52. C’est avec ce même sens que ce verbe est
employé chez Froissart et dans la Chronique du bon duc Loys de
Bourbon53.
19
Toutefois, le verbe esmouvoir, contrairement au nom plus tardif
d’esmotion, n’est pas associé systématiquement à un contexte politique.
On le prouvera aisément, une fois encore, grâce à Deschamps. Dans une
ballade, il est question d’un ivrogne dont la conversation pousse son
audience à s’esmouvoir : « Car homme yvre fait esmouvoir / Par son
parler communement »54). Une lecture rapide pourrait nous laisser
conclure que le public est apitoyé par la détresse et le spectacle bien
affligeant de cet homme saoul. Or il n’en est rien : l’ivrogne est au
contraire excessivement irritable. Dans un poème d’amour Deschamps
décrit « mon couraige esmouvoir » : à nouveau un lecteur moderne
comprendrait à tort que le courage de l’amoureux est embrasé par la
passion, alors qu’il faut lire tout le contraire, c’est-à-dire que son courage
est ébranlé 55.
20
En règle générale, le mouvement dans esmouvoir a une connotation
péjorative, même si le verbe n’est pas systématiquement lié à une
calamité politique il dénote le déséquilibre 56. Des termes proches comme
mutabilité, variabilité, ou inconsistance expriment également des idées de
mouvement dans le sens de dégénération. Bouger est toujours inquiétant,
le remous est toujours perçu comme nuisible, c’est pourquoi le noble se
tient immobile, alors que la foule est mobile 57. Aussi le pauvre est
interprété comme imprévisible et instable, c’est son inconstance qui le
trahit58. Cette attitude face à la mobilité fait miroir à la valorisation de la
stabilité et de la constance, et par extension de la fixité. Pour ne pas nous
éloigner de notre propos, il nous faut pour l’instant conclure qu’au courant
du xve siècle, le nouveau mot français esmotion est principalement
compris dans un sens politique, résultant de la dimension politique parfois
associée au mot motion et en continuité avec le sens péjoratif
d’esmouvoir qui lui précède (même si le verbe esmovoir offre un éventail
de significations beaucoup plus vaste et pas systématiquement
politiques)59.
La révolution humorale
Les pathologies du corps politique
21
Mais on ne saurait s’arrêter là, car pour comprendre l’émergence de ce
nouveau terme, il faut entamer le second volet de notre recherche. Il
s’agit à présent d’explorer le contexte historique et l’imaginaire social qui
donnent naissance à notre mot « émotion ». L’histoire de l’invention du
mot « émotion » offre en effet un éclairage particulièrement intéressant
sur les troubles de ce début de xve siècle, mais l’élément véritablement
inédit est à notre avis la mutation de la métaphore du corps social.
61 On peut consulter Yann Potin, « Traité de Troyes, le rêve oublié d’une paix
perpétuelle », dans His (...)
22
Pour ce qui est relatif au contexte, nul doute que les années 1420-1430
sont des années de guerre, de famine et de maladie 60. Le territoire de la
France est divisé, les séquelles de la défaite d’Azincourt (1415) se font
encore sentir, d’autant plus que le traité de Troyes qui lui succède a
installé les Anglais dans le nord du royaume 61. L’héritage de ce début de
siècle est lourd : les Bourguignons sont à Paris et le dauphin, le futur
Charles VII, a dû prendre le chemin du sud. Parallèlement à la déconfiture
politique ponctuée par des meurtres comme ceux du duc d’Orléans en
1407 et de Jean sans Peur en 1419, les années 1430 sont, en sus, l’une
des décennies les plus froides de l’histoire européenne, de larges parts de
la population en souffrent et les épidémies se propagent à nouveau. À ces
fluctuations politiques et climatiques s’ajoute un facteur essentiel, la crise
économique. La dévaluation de la monnaie et le poids croissant de la
fiscalité nourrissent les mécontentements. La précarité et la paupérisation
engendrent la violence, et la répression qui cherche à lui faire face.
L’impôt s’alourdit, entre autre à cause de l’état de guerre, et le désarroi
se lit sous la plume de l’ensemble des auteurs du xve siècle qui dès après
le règne de Charles V présagent la dépression. Le cadre symbolique qui
exprime le mieux cette situation de crise est la métaphore du corps
malade ou d'un corps « non tempéré »62. C’est une image singulièrement
expressive de la souffrance sociale, qui de surcroit, durant le règne du roi
Charles VI, est à son paroxystique à cause des crises de folie du roi qui
peine à diriger son royaume. Le roi est malade, la société (en) souffre.
23
Cette image d'un corps imaginaire figurant la société n’est nullement une
invention du xve siècle, bien au contraire, c’est peut-être l’une des images
les plus anciennes et les plus communes du discours politique. Il est
notoire que Christine de Pizan l’adopte dans Le livre de corps de
policie (c. 1407) mais elle ne l’invente évidemment pas. Le succès
médiéval de cette métaphore est attribué à Jean de Salisbury, dont
le Policraticus composé environ en 1159 a été traduit en français par
Denis Foulechat sous le règne de Charles V. Jean de Salisbury dit lui-
même dit l’emprunter à Plutarque 63. En réalité les origines de cette
métaphore remontent à une très lointaine Antiquité et c’est sans doute
l’omniprésence et la continuité de cette métaphore qui explique
aujourd’hui l’existence d’une somme importante de travaux et de
publications à ce sujet64. Puisque l’histoire de cette métaphore est très
bien connue, et si maintes fois l’importance du Policraticus de Jean de
Salisbury a été étudié pour la période du Moyen Âge, on se limitera à
souligner que la mutation « humorale » qui se produit au courant
du xve siècle a, par contre, été totalement occultée et ignorée jusqu’ici.
65 On précisera que si les humeurs circulent, la période que nous traitons
précède « l’invention » de(...)
24
Or, le bouleversement méconnu que connaît le corps social imaginaire est
à notre avis lié à la création du mot « esmotion ». En effet, une
conception nouvelle du corps comme habitacle de fluctuations
dynamiques et de mobilités fluides transforme le corps politique en un
corps « liquide » où les humeurs variables menacent en permanence de
déstabiliser la société. Le fait que les humeurs circulent 65 est
évidemment essentiel à la santé et à la sauvegarde de l’équilibre, mais ce
sont ces mêmes mouvements qui causent par ailleurs les maladies du
corps et de l’âme. Cette redéfinition du corps est intimement liée à la
notion de maladie au Moyen Âge qui est perçue comme une perturbation
de la juste complexion (ou mala complexio), c'est-à-dire d'un déséquilibre
des divers tempéraments 66. De même que les médecins se penchent sur
les conditions qui permettent à un homme tempéré d'exister, de même
les auteurs politiques s'interrogent sur la possibilité de maintenir un
régime politique tempéré. Comme on le verra plus bas, la mauvaise
circulation du sang (c’est-à-dire des ressources) peut par exemple mener
à des malformations sociales graves. L’anémie dénonce la fuite des
devises et les impôts sont assimilés à des sangsues qui affaiblissent le
corps. S'il est vrai que rares sont les auteurs politiques qui abandonnent
entièrement le discours sur les parties du corps et épousent uniquement
la conception humorale (comme ce sera le cas de Claude de Seyssel
(1450-1520) qui parle de « corps mystiques »), les humeurs politiques
apparaissent néanmoins tout au long du « long xve siècle ». Cette
transformation de la métaphore du corps social me semble emblématique
d’une mutation de la vision du corps social comme lieu de fluctuations et
de mouvement.
25
En réalité dans le discours politique les deux conceptions se superposent
et se mélangent, ce qui est profondément paradoxal, car l’imaginaire
physiologique permet une vision totalement inédite et profondément
différente de la société. Dans le cas de figure humoral, la santé et
l’équilibre sont en effet garantis par l’équilibre des humeurs qui assure la
préservation et le bien-être du corps. De sorte que lorsque l’on passe d’un
corps politique imaginaire constitué d’organes à un corps formé
d’humeurs, on passe d’une conception de justice basée sur une hiérarchie
rigide entre des organes supérieurs et inférieurs immuables et figés, à
une vision dynamique des flux humoraux où la restauration de l’équilibre
doit continuellement être renégociée puisque les humeurs sont
perpétuellement en flux. La justice invariable et fixe devient
nécessairement flexible et en perpétuel rééquilibrage.
68 « In the mid-fourteenth century […] there had been a handful of great lay
administrators around the (...)
26
Ce changement remarquable ne peut nullement être dû à la découverte
d’une nouvelle théorie médicale des humeurs, car la théorie des quatre
humeurs est ancienne67. Nul n’a besoin d’avoir étudié ou pratiqué la
médecine pour connaitre ces idées puisque la théorie des humeurs est un
système de classification symbolique notoire. Par ailleurs, l'idée d'un
corps en mouvement, d'un corps comme lieu dynamique de fluctuation
n'est pas neuve en médecine. La nouveauté est donc ailleurs. Les
historiens s’accordent à traiter le xve siècle comme le théâtre de
transformations sociales capitales, en particulier en ce qui concerne
l’administration publique: Françoise Autrand parle d’un groupe social
nouveau, et Jonathan Dewald offre des chiffres éloquents sur cette
révolution administrative et ses conséquences 68. Le nouveau
mot esmotionexprimerait-il l’inquiétude des élites face à une supposée
« porosité » des cadres sociaux ? Une angoisse en partie fantasmagorique
face au « risque » d’infiltration et des possibilités croissantes qui offrent
aux hommes du peuple l’occasion de gravir l’échelle sociale et se hisser
au rang de l’administration royale ou même de la noblesse. Comme on le
verra plus loin, Claude de Seyssel parle de l’espoir que la réussite d’un
seul fait naître dans le cœur de dix mille autres 69. L’ascension sociale
serait-elle une « fuite » dans le système de flux sociaux ? ou au contraire
le signe du bon fonctionnement d’un système de « tuyauterie » et
d’agencement social ? Un débat semble s’animer à propos de l’ascension
sociale et du rôle du talent et du mérite. La révolution de l’administration
de l’État et les changements économiques mettent en question les
avantages (privilèges et pouvoir) que les nouvelles compétences
professionnelles ou marchandes octroient aux nouvelles élites. Est-ce que
ces bouleversements menacent de déséquilibrer l’ensemble de
l’organisme, ou au contraire, rétablissent et réactualisent l’harmonie
dynamique de la justice sociale ? Ces changements sont-ils les signes
d'une société en bonne santé ou d'une société malade et mal tempérée.
C’est au regard de la profonde ambigüité qui est associé au mouvement
et à ces nouveaux aspects du corps politique, qu’il faut comprendre la
formation du mot esmotion. Mais il faut remarquer que l’idée de flux (ou
de mobilité ou mouvement) au sein du corps demeure une idée ambigüe.
D’une part, l’idée de mouvement pourrait faire écho aux inquiétudes et
préoccupations que causent l’instabilité politique et les nombreuses
transformations sociales (et les troubles et soulèvement populaires qui en
dérivent). D’autre part, elle semble les tolérer et offrir une place aux
bouleversements sociaux et à la mobilité sociale (car le mouvement des
humeurs est vital dans la théorie médicale).
27
À cela il faut ajouter les enseignements que l’histoire de la notion
d’équilibre (et de déséquilibre), nous apporte 70. Très brièvement, selon
Kaye, la notion d’équilibre est une notion centrale, car elle a un impact
sur l’ensemble des champs de connaissance. Elle touche le système de
pensée politique et la conception de la justice, la perception du système
économique de marché et ses fluctuations, mais aussi les domaines des
savoirs cosmiques, l’astronomie et de la géologie et donc les
mathématiques et la physique. D’après Kaye, la perception de l’équilibre a
profondément évolué au courant du Moyen Âge et ces mutations mettent
en lumière la question de savoir si l’équilibre s’autorégule par lui-même
ou s’il est nécessaire qu’un agent extérieur garantisse le contrôle
permanent de cette rééquilibration. D’un point de vue politique, ce débat
soulève la responsabilité du roi ou de l’État, s’il faut qu’ils intègrent ou
non dans les mutations sociales, et si ces mutations sont à louer ou au
contraire à déplorer.
28
Il n’est pas forcément nécessaire de trouver le mot « émotion » pour
traiter de ces questions brûlantes et savoir comment gérer les troubles
sociaux en France et l’émergence de nouvelles élites commerciales et
administratives. Mais le débat que le mot « émotion » évoque est de
savoir si la bonne santé sociale est une question d’agencement (chacun
doit être à sa place et recevoir son dû, à l’instar de la République de
Platon) ou si elle est une question de déplacement des hommes et de
redistribution des biens pour préserver une équité « en balance » (une
bonne santé et une bonne circulation sociale) ? Suffit-il de restaurer une
hiérarchie parfaite (dans la ligne des idées de Jean de Salisbury), ou faut-
il redistribuer les richesses et les privilèges pour restaurer la justice
sociale ? L’invention banale du mot esmotion dissimule donc un chapitre
méconnu de l’histoire de la métaphore du corps social. Les mutations du
corps au xve siècle dévoilent une réflexion sur la mobilité sociale et
l’équité, sur la redistribution des richesses et la légitimité de la
taxation71, ainsi que sur le problème de la stabilité politique et des
divisions sociales72. Il faut donc se pencher sur l’évolution de la
métaphore du corps social et sur les débats qu’elle suscite.
29
Comme on l’a dit, le traité de Jean de Salisbury le Policraticus composé
vers 1159 est la source d’inspiration majeure de la pensée politique
médiévale pour ce qui concerne la métaphore du corps. Pour Jean, la
nature est le modèle par excellence de notre monde, or puisque rien n’est
aussi parfait que le corps humain crée à l’image de Dieu, la société donc
devra calquer son agencement sur la disposition du corps. Cela signifie
que l’office du prince correspond à la tête (ou le « chief » dans la
traduction française de Foulechat de 1372), que la place du cœur est celle
du Sénat73, que les juges et gouverneurs tiennent le rôle des oreilles, des
yeux et de la bouche, et que les mains coïncident avec les chevaliers et
officiers du roi74. Le tableau de Salisbury s’achève par les paysans et les
laboureurs représentés par les pieds et leur contact à la terre
nourricière75. Les trésoriers et greffiers sont assimilés aux entrailles et au
ventre, lieu pivot du corps, charnière du système circulatoire. Comme le
traduit Foulechat : en cas « d’ardeur » et de « convoitise desmesurée » ils
amassent outre-mesure et conservent « en leur tresor plus estroitement
que rayson, ils engendrent maladies incurables de tant de manieres que
c’est sanz nombre et tant que par leur vice tout le corps du bien commun
si trebuche en ruine »76. Il est intéressant de noter que la cupidité
contamine le corps, et que la concupiscence excessive mène au
déséquilibre.
78 Le Livre du corps de policie, op. cit., en particulier p. 108 : « sont bien les piez
qui soustienne (...)
84 « chascune dez chosez a ce qu’il luy appartient, est en son droict lieu », in
Jean Gerson, « Vive l (...)
30
Cette description méticuleuse du corps politique imaginaire de la tête au
pied a été la cause de nombreuses interprétations au Moyen Âge. Jean de
Salisbury insiste sur la nécessité d’une hiérarchie rigide du corps. Il faut
déterminer qui règne sur qui et qui commande, car un corps sans
« chief » est un corps voué à la perdition 77. Pour d’autres, la métaphore
du corps convoque plutôt l’idée de solidarité et de responsabilité mutuelle.
En effet l’image du corps souligne tout autant l’interdépendance des
organes, car la tête demeure liée aux membres inférieurs pour agir et se
déplacer. En d'autres termes, à quoi bon avoir la tête sur les épaules si on
ne peut tenir sur ses jambes. Un corps sans pied ne pourrait se tenir
debout et se déplacer, soulignera plus tard Christine de Pizan dans le
Livre du corps de policie (c. 1407)78. Mais le débat ne concerne pas
uniquement la juste disposition, la hiérarchie des organes et le rôle
respectif de chaque partie du corps 79, il touche également les difficultés
du traitement du corps malade frappé par une corruption infectieuse. Jean
va jusqu’à défendre le tyrannicide pour sauver le corps commun d’un
mauvais chef. En cas de contamination du « chief », le plus logique serait
encore de trancher la tête au roi pour empêcher le corps d’être
contaminé !80 Cette méthode pour le moins radicale a laissé sceptique un
penseur comme Jean Gerson (1363-1429) qui s’élève contre les idées que
ces mutilations chirurgicales véhiculent. Même dans le cas de la tyrannie,
Gerson préfère des médecines plus douces que l’amputation, arguant que
le remède peut parfois s’avérer pire que la maladie même : « la medecine
desmesuree greve plus que la principale maladie »81. Du reste, comment
concevoir un corps sans tête ?82 Ou même un corps sans ventre ? Et
comment imaginer le déplacement interne des organes ? La mobilité
sociale n’est pas concevable. Philippe de Mézières (1327-1405) est très
clair à ce sujet, on n’imagine pas un pied à la place de la main 83. Pour
Gerson il en est de même, il est impératif que « chascune dez chosez a ce
qu’il luy appartient, est en son droict lieu »84.
32
Si on tient compte du fait que la théorie des quatre humeurs date de
l’Antiquité on doit s’étonner du fait que l’alternative physiologique émerge
si tardivement. À notre avis, l’apparition du corps humoral dans le
discours politique français doit être créditée à Nicole Oresme. Dans son
traité De Moneta, composé à la demande du roi Charles V en 1356,
Oresme livre une analyse économique pionnière et inclut des images d’un
corps déformé et en désordre, c’est un corps composé d’humeurs. Il
écrit : « Sicut ergo corpus male disponitur, quando humores excessiue
fluunt ad unum eius membrum »86 Pour Oresme, le déséquilibre humoral
est caractérisé par un corps partiellement dilaté d’un côté, et rachitique
de l’autre. Pourquoi ce corps est-il disproportionné et bancal ? La réponse
d’Oresme est immédiate: le fait que les richesses et le pouvoir se logent
tous du même côté mènent à un organisme monstrueux. Il ressemble à
un homme dont la tête deviendrait si grosse et si lourde que le reste du
corps ne pourrait la soutenir 87. Oresme blâme tout particulièrement les
impôts, la dévaluation de la monnaie et les préjudices causés aux plus
démunis. Cette image expressive fait appel aux humeurs. C’est l’analyse
économique pionnière qui fait qu’Oresme s’écarte du discours dominant et
de l’image organique habituelle.
89 Un autre exemple intéressant est celui de Pierre Choinet qui dans le Livre des
trois âgesaccorde l (...)
33
Dans la mesure où la justice est affaire de circulation et de distribution,
c’est le corps humoral qui exprime le mieux sa vision. Un corps qui ne
reflète plus uniquement les classes sociales mais également les
fluctuations et les aléas du marché. Même dans sa traduction
des Politiques d’Aristote, où Oresme cite Salisbury, il parle à nouveau
d’humeurs ou d’un corps « mal disposé quant .i. des membres attrait a
soy trop du nourrissement et des humeurs… »88. Il faut comprendre que
la société est bien à mal lorsque les élites cumulent aux dépens des
autres. Et pourtant la position d’Oresme n’est évidemment pas
égalitariste. Chaque partie du corps a besoin d’être nourrie
différemment89. De surcroit l’activité humorale suppose la fluctuation des
humeurs car elle est vitale à l’organisme. Le défi du politique est de
garantir le bon équilibre entre les mouvements des quatre humeurs et la
distribution des nourritures (c'est-à-dire des ressources et des richesses).
Mais en adoptant les humeurs, Oresme introduit la mobilité dans le
paradigme du corps social. Par conséquence, la restauration de la justice
ne sera pas chirurgicale, mais affrontera les infections contagieuses et les
déséquilibres nocifs par un mouvement de contrepoids qui restaurerait la
proportionnalité et l’harmonie. Car il n’est pas question de renoncer à la
concorde et à l’harmonie, il n’est pas question de répudier l’ordre et la
justice, mais de traquer l’étiologie du déséquilibre. La question est
désormais l’orchestration des humeurs contraires, et c’est à ce dessein
qu’Oresme apporte une nouvelle conception de l’équilibre et une nouvelle
vision du corps social90.
34
Ce qui est remarquable dans ce tournant épistémique 91, c’est que la
stabilité et la sécurité sont désormais comprises comme des mouvements
dynamiques. Le désir de justice ne se résume pas à une aspiration à la
stabilité. Une place est désormais faite au changement et au mouvement,
car le retour à l’équilibre s’obtient par le contrepoids. Comme tout
mouvement nécessite un autre mouvement en compensation, l’équilibre
est par essence perpétuellement en mouvement. L’équilibre et la stabilité
ne sont donc plus le fruit de l’immobilisme mais de la restauration
perpétuelle de l’harmonie originelle. La durabilité est ainsi le fruit d’une
action continue. C’est un peu ce qu’a montré Claude Lévi-Strauss lorsqu’il
a décrit les sociétés froides92. C’est aussi ce qu’a maintenu Niccolò
Machiavelli lorsqu’il suggère qu’il faut que le peuple pèse de tout son
poids contre les grands, pour faire contrepartie à l’avidité des élites 93. À
maints égards, Oresme propose une vision similaire de la justice sociale,
dans un mouvement continu de contrebalancement.
35
En introduisant les humeurs dans son modèle, Oresme défend l’idée qu’il
faut se dresser face à l’avidité des riches et à l’accumulation maladive des
richesses. Ses écrits précèdent certainement l’invention du mot esmotion,
mais ils préparent l’idée que le déséquilibre social est causé par la place
disproportionnée d’un groupe social au détriment d’un autre. Il n'est pas
sans intérêt de rappeler que dans ses écrits scientifiques Oresme
explorera la notion même de mouvement 94. Le déséquilibre est donc
causé par le déplacement hors de ses limites d’un groupe
social : exmovere. Le mot « émotion » désigne comme on l’a vu un
soulèvement populaire. Mais en réalité, les penseurs politiques
du xve siècle se divisent sur les causes et la nature de la transgression
des limites sociales. Est-elle causée par les pauvres qui cherchent à
s’infiltrer au sein des élites, et se soulèvent contre les nobles ? Ou bien
cette transgression est causée par l’accumulation des richesses qui mène
les écarts sociaux à leur paroxysme ? En d’autres termes faut-il blâmer
les pieds de vouloir se hisser à la tête, ou la tête de ne pas venir au
secours des pieds ? Faut-il favoriser les mouvements des talentueux du
bas en haut, et la redistribution des richesses du haut en bas, ou faut-il
préférer une immobilité immuable et ferme ? Le mot « émotion » et ses
tons péjoratifs semble trancher, mais la polémique demeure entière.
36
Le discours politique sur les pathologies du corps social s’écrit en parallèle
au discours médical. Marilyn Nicoud a montré le renouveau au Moyen Âge
d’un courant sur les « régimes de santé » qu’elle nomme médecine
préventive ou diététique95. Ce courant illustre un regain d’intérêt pour
une médecine préventive qui s'appuie sur la nécessité de traitements
lents, de la restauration de l’équilibre humoral, de la régulation de
mesures sanitaires, de l’exercice physique et d'un éventuel régime
diététique ou culinaire adapté. De telles mesures préventives se font
l'écho d'une période durement frappée par les épidémies et les
phénomènes de contagion96. Une telle approche englobe le rôle des
astres et du climat puisqu’on pense que les saisons et la qualité de l'air
affectent les humeurs, et que le macrocosme agit sur le microcosme.
L'histoire de la notion d'équilibre proposée par Joel Kaye nous permet de
mettre en correspondance le caractère dynamique de l'équilibre humoral
avec celui que produit le mouvement des astres 97. L’idée que la
contrebalance restaure l’harmonie est au cœur de ces observations
thérapeutiques ou astronomiques. Mais il ne faut pas négliger l'aspect
politique de ces correspondances. La résonance de ces théories dans le
discours politique nous mène en effet à parler d'une pensée politique
« diététique » ou préventive puisqu'il est question de maintenir la paix et
la justice sociale, un discours sur l'équité qui va de pair avec une nouvelle
vision du corps « physiologique » ou « humoral » qu'il faut réguler par un
régime préventif, un régime politique « équilibré » et « tempéré ». À
notre avis, c'est Nicole Oresme qui inaugure ce discours « diététique ».
Le corps physiologique
37
La théorie des humeurs est ancestrale, et pourtant le discours politique ne
semble pas avoir conçu de corps politique physiologique avant Oresme. La
raison pour laquelle les humeurs n’entrent pas le champ politique avant
Oresme s’explique par le fait qu’Oresme est le premier a véritablement
placer le marché (et les activités monétaires) au cœur de la vie sociale. Il
ne s'agit plus seulement pour lui de brosser l'image d'une société par le
corps, il lui faut décrire la circulation des marchandises et des monnaies,
c'est sans doute la raison pour laquelle dans le De Moneta il fait le choix
de parler d'un corps fait d'humeurs.
98 « Cité ne s'est pas faicte de gens qui sunt semblables », Le Livre de Politiques
d'Aristote, op. ci (...)
38
De surcroît, pour Oresme la pluralité des humeurs est partie intégrante de
la bonne « police ». Oresme, dans ses gloses sur les Politiques d’Aristote,
souligne que la cité est faite de gens dissemblables 98, c'est-à-dire qu’il y
a des riches et des pauvres, des nobles et des non-nobles 99. Dans sa
traduction des Éthiques d’Aristote, Oresme rappelle une règle médicale
qui a une résonnance politique remarquable puisqu’il s’agit du principe
selon lequel l’opposition est la clé de la santé. La science médicale dès
Hippocrate maintient en effet que les maladies sont traitées par leur
contraires : « Aussi comme les medicins dient que les maladies sont
gueries par leur contraire, contraria contrariis curantur »100. La santé est
donc une question d’équilibre immunitaire. De même que Oresme affirme
que « le riche est utile au povre »101, de même la société équilibrée et
immune doit être fondée sur des éléments contraires.
102 « ut enim in fidibus aut tibiis atque ut in cantu ipso ac vocibus concentus est
quidam tenendus ex (...)
39
La capacité de mélanger ensemble le dissemblable, le différent et même
l’opposé est au cœur de la société juste selon Oresme. Le génie politique
est donc de faire émerger la concorde en dépit des oppositions, l’équilibre
en dépit des divisions. Cette leçon extraordinaire n’est pourtant pas aussi
neuve qu’elle ne semble. L’idée cicéronienne d’harmonie musicale le
prouve facilement102. L’harmonie émerge de la différence des notes, la
polyphonie même peut être harmonieuse. Toutefois la tradition médiévale
du principe de concorde (concordia) stipule que la soumission du peuple
est nécessaire au nom de l’harmonie et de l’unité 103. La fidélité au
pouvoir est garante de la concorde et de la paix. Dans ce cas-là, toute
divergence et opposition est perçue comme discordance. Tout
soulèvement est par définition cacophonique.
40
L’image des humeurs permet de faire un portrait accablant de l’injustice
sociale et de ses effets néfastes, et en plus permet de faire allusion à
l’idée inouïe que la résistance est saine. Lorsqu’Oresme traite de la
question des écarts sociaux et de l’inégalité entre les parties du corps
social, il exige une meilleure distribution des ressources du corps 104.
Dans cette perspective la dissension n’est pas une révolte ou une
infidélité, mais bien la fièvre qui vient prévenir le corps de la maladie qui
menace. Oresme déclare que l’égalité de pouvoir et de ressources n’est
pas désirable dans toutes les parties de la communauté : il s’oppose à
une vision égalitaire, mais cela ne l’empêche pas à en appeler à
davantage d’égalité car une trop grande disparité menace de faire
sombrer et gâter l’harmonie générale 105. L’immunité du système s’appuie
sur la diversité des humeurs, car tant que la disparité est maintenue en
bon équilibre, le système de contrepoids est assuré. Lorsque la famine,
les guerres civiles, les échecs politiques dominent le discours politique de
la France du xve siècle, les idées d’Oresme sur la justice sociale et la
dévaluation des monnaies sont reprises pour dénoncer l’avarice des élites
françaises qui causent bien des souffrances au pays. Les successeurs de
Nicole Oresme n’oublient pas cette leçon.
109 Ibid., p. 1150-1151.
41
La pérennité du discours humoral d'Oresme ne fait doute même s'il
demeure souvent aux côtés de la métaphore du corps politique organique.
Christine de Pizan, par exemple, fait un usage assez important de la
métaphore du corps organique, mais elle se réfère aux humeurs
lorsqu’elle compare la France à un corps vidé de son sang 106. L'image
qu'elle suggère est celle d’un pays anémique ruiné par les taxes. Pour sa
part, Jean Gerson adopte les images d’Oresme lorsqu’il insiste que les
princes et la noblesse ne sont pas les seuls détenteurs du pouvoir et des
richesses : « Il s’en ensuyt tel inconvenient comme se le chief vouloit
attraire a soy tout le sang, l’humeur et la substance des aultrez
membre »107. Cependant Gerson est ambivalent par rapport à la mobilité
contraire des humeurs, la menace de l'anarchie et du renversement de
l'ordre est très vivace pour Gerson. Lorsqu’il touche la question des écarts
sociaux et des inégalités, il implore le roi de rester immuable en signe de
tempérance et modération. Gerson insiste sur le fait que le roi doit
impérativement rester immobile. Puisqu'il figure la société « Le roy doibt
estre assis : sedet… Le roy doibt estre ou throne : in throno… Il ne se
doibt mouvoir »108. Pour Gerson il faut fermement maintenir les éléments
hiérarchiques du cosmos et de la société, l'équilibre social en dépend. Il
ajoute que les vices infectent de façon indiscriminée l’ensemble des trois
états, ils déstabilisent la totalité de l'édifice social. Le bon rétablissement
n’est donc possible que si le roi est équitable et se garde de céder à la
flatterie109, car aussitôt que les flatteurs contaminent la tête, le corps
entier succombe comme si la tête n’avait plus ni yeux, ni oreilles, ni nez.
« Le chief en ung corps sans yeulz, sans oreillez et sans nez », un « corps
sans cueur » « sans bras »110. Gerson parle longuement de la
contamination des yeux et du regard royal, et la façon dont le sang est
infecté par des parasites qui comme des sangsues affamées suçent
tout111. Le roi bien entendu devrait pouvoir discerner la détresse de son
peuple, c’est pourquoi la réformation de l’état doit être prise en charge
par les prédicateurs, car ce sont eux qui ouvrent les yeux du roi, et lui
enseignent la solidarité des hauts et des bas. Ce qui est frappant dans la
description de Gerson, c'est que le poids de la responsabilité est
entièrement mis sur le roi, il ne blâme que la tête et tout repose sur la
bienveillance et la perspicacité royale. Malgré l'insistance de Gerson à
affirmer et justifier la prédominance de la tête et la hiérarchie du corps, il
souligne la mutualité des élites et du peuple, et plus curieusement avance
l'idée d'une (triple) vie royale qui est entièrement inspirée du modèle
humoral. En effet, selon Gerson, la vie du roi est faite de « chaut, froit,
moiteur et secheur »112, et non de (deux) corps 113. La vie du roi est
donc sujette aux influence des humeurs, de sorte qu'en définitive on a un
entrelacement deux modèles, c’est-à-dire à la fois des éléments
physiologiques et à la fois des éléments organicistes.
116 Ibid., p. 444 cité par Lydwine Scordia, Le roi doit vivre du sien, la théorie de
l’impôt en France (...)
42
Chez Jean Juvénal des Ursins (1388-1473) les écarts sociaux et la cécité
royale sont également dénoncés. Juvénal des Ursins implore le roi de
soigner la fièvre car l’oppression des pauvres cause « grant povreté,
destruction et misere »114. Pour Juvénal des Ursins les signes de l’agonie
sont tous là : démembrement, « les members se separent du chief » ;
fièvre, « une chaude fievre » ; et anémie « la creature humaine est
estrencé de sanc ». Selon Juvénal des Ursins, les gages et les pensions
mènent à « widange de sanc »115 et « Le sanc de la chose publicque
d'ung royaume, c'est l'or et l'argent »116. Le remède (« [le roy] doit
telement mettre remede ») doit commencer par l’enrichissement des
pauvres, car l’amélioration de leur état ne peut par principe causer de
dommages au roi, en effet le roi n’en serait pas appauvri, bien au
contraire, cela lui permettrait de régner sur un peuple moins indigent qui
« pouront estre riches et avoir argent et tresors ». Mais Juvénal des
Ursins ne soutient pas pour autant la mobilité sociale ou ne remet en
cause la légitimité des taxes, il se limite à la complainte de la détresse du
peuple. Il utilise l’image intéressante du corps vidé de sang, où le sang
symbolise ici évidemment les taxes et l’argent qui irriguent le marché et
la société117. Cette même vision du corps vidé de son sang, déjà
présente chez Christine de Pizan118, le sera encore en 1484 dans le
chapitre des communs du cahier des États dans le Journal de Jehan de
Masselin :
Ce royaume a present comme ung corps qui a esté evacué de son sang par
diverses seignées, et tellement que tous ses membres sont vuydez. Et comme
ainsi soit que le sang est le soustenement de la vie corporelle, aussi sont les
finances du royaume le soustenement de la chose publique 119
120 Ibid., p. 675.
43
Le chapitre des communs de 1484 blâme de façon précise le clergé, les
guerres et les taxes « charges mortelles et pestiferes »120, il exige un
système financier plus équilibré et un soulagement des pauvres. Ce trop
bref exposé de textes montre que l’imaginaire physiologique ne s’installe
pas aux dépens de l’image organique plus rigide. Paradoxalement, chez
Christine de Pizan, Jean Gerson, Jean Juvénal des Ursins et Jehan
Masselin les deux imaginaires cohabitent. Ce n’est pas le cas pour Claude
de Seyssel.
44
Claude de Seyssel est l’un des rares ou peut être le seul écrivain français
à épouser un modèle exclusivement humoral 121. Son chef d’œuvre la
Monarchie de France composée en 1515 adopte une attitude
dramatiquement nouvelle face à l’idée de mobilité sociale. Seyssel conçoit
des « corps mystiques » constitués de « quatre éléments et humeurs
contraires » :
ce qu’il n’est aucune chose sous le ciel perpétuelle, ains tout ce qu’a
commencement, faut qu’il prenne fin, et mesmes ces corps mystiques qui sont à
la semblance des corps matériels humains – lesquels (pour autant qu’ils sont
créés et composés de quatre éléments et humeurs contraires) […] 122
45
Les humeurs sont nécessairement et inexorablement contraires. Le devoir
principal de l’État est de conserver les quatre humeurs contradictoires en
harmonie, mais cela ne signifie nullement que tout doit être maintenu
dans l’immobilité, bien au contraire : chez Seyssel, s’il n’y pas de
croissance, alors il y a forcément déclin. Tout est constamment en
mouvement, donc si le corps ne se développe pas, il est en chute. De
telles observations font d’un côté écho avec l’obsession aristotélicienne de
traquer les facteurs de décadence, et de l’autre reprennent les
inquiétudes du siècle précédent pour les causes de discordes, de
corruption et de dysfonctionnement. Pour Seyssel, face au vieillissement
inévitable du corps, il n’y a que le développement qui puisse maintenir et
stimuler la vie. Le corps ne peut constamment être en croissance, mais
seule la croissance l’éloigne du déclin inéluctable 123. Munis de telles
prémisses, Seyssel remet en cause la charité et la bienfaisance comme
remèdes au déséquilibre humoral. Pour Seyssel, le devoir du roi n’est pas
d’apaiser la souffrance du peuple de manière ponctuelle, mais il doit
activement promouvoir la croissance (économique et territoriale) du corps
social. On pourrait presque parler de théorie pré-capitaliste, faisant de
l’expansion la clé de la justice sociale et du développement. Dans ce
cadre de pensée, la mobilité est essentielle, car elle est le moteur de
l’essor et du progrès social :
46
Seyssel présume que chaque homme a pour espoir d’améliorer son statut
social, et il consacre un chapitre entier au devoir politique de garantir une
telle aspiration si elle est justifiée par les mérites et vertus. Le chapitre
dix-sept du premier livre en dit long « comme l’on vient du tiers Etat au
second et du second au premier »125. Pour Seyssel, le devoir du roi ne
peut se résumer à la charité, au contraire, il faut faciliter la promotion
sociale du plus méritant. Cette idéologie méritocratique vient
concurrencer l’idée que la justice est obtenue lorsque chacun reçoit son
dû selon son état, avec l’idée que chacun doit recevoir son dû selon ses
prouesses. À en croire Seyssel la frustration et l’absence d’espoir causent
en partie le déclin de la monarchie de France, qui succombe à la discorde
et à la ruine d’un corps paralysé 126. Les recommandations de Seyssel à
François Ier auquel la Monarchie de France est dédicacé sont totalement
inouïes. Le roi doit :
47
On pourrait rétorquer que le roi doit donner de l’espoir, et non pas les
moyens d’une réelle ascension sociale, et pourtant il est clairement dit
que l’on peut passer du tiers au second état et du second état au premier.
L’esprit d’émulation et l’espoir éloignent chez Seyssel la maladie et la
dégénération.
48
Si le corps organique avait besoin d’articuler les relations du haut et du
bas, le corps physiologique, lui, a besoin de la flexibilité et de bonne
circulation des humeurs. Le fait que le concept de mutation soit encore
associé au lexique seysselien de roture, confusion, dissolution ne
contredit en rien le fait que la maladie soit aggravée par l’inertie. La
bonne santé repose sur la croissance et la mobilité. Negotium et
croissance sont en effet au cœur du projet seysselien, la notion d’otium et
de léthargie deviennent chez lui synonymes de corruption et mort 128. Il
est évident que Claude de Seyssel n’est pas moins inquiet des écarts
sociaux que ses prédécesseurs 129, mais il professe une thérapie très
différente130. Ce que les auteurs du xve siècle espéraient obtenir, de
façon générale, c’est qu’un accru de justice permette d’éviter les
insurrections du peuple131. Ils faisaient appel au peuple pour que celui-ci
continue de payer ses impôts et demeurer fidèle, avec le seul espoir que
le prince un jour leur donne une bonne raison de lui avoir donné leur
confiance132. Il fallait soutenir le prince, car il était vertueux par
définition133. Une telle attitude axiomatique était ancrée dans l’idée que
la tyrannie était préférable à la sédition. C’est en ceci que Seyssel se
distingue de ses prédécesseurs, car il demande sans ambigüité à
François Ier de soulager le peuple en baissant les impôts, de réprimer
l’insolence des élites avec une justice plus efficace et finalement de
promouvoir les libertés du peuple en dégageant certaines voies à
l’ascension sociale. Le mouvement ne l'inquiète plus, au contraire, il prône
la mobilité sociale :
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La fluidité ou la transgression des frontières ne sont plus causes d’anxiété
dans l’utopie seysselienne. Dans son diagnostic politique, Seyssel propose
de comprendre l’étiologie du déséquilibre humoral comme le fruit des
injustices sociales croissantes et de l’infiltration d’hommes non méritants
au rang des élites. Seyssel préconise une cure sans précédents: pour
combattre la corruption des élites il faut précisément réduire les obstacles
à la mobilité sociale, encourager les ambitions et consacrer
les vrais talents. Il s’agit de faciliter la mobilité sociale dans une
perspective méritocratique.
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Alors qu’Oresme illustrait un déplacement de l’imaginaire du corps d’un
modèle stable à un modèle équilibré, Seyssel opère un déplacement
supplémentaire qui mène de l’équilibre à la croissance. Si pour Oresme,
l’augmentation d’une partie est toujours au détriment d’une autre, pour
Seyssel au contraire l’augmentation d’une partie ne peut que profiter à
l’autre, car toutes jouissent du développement 135. On conclura que si
Oresme a été le pionner d’un modèle physiologique, Seyssel, plus d’un
siècle plus tard, le mènera à son point le plus radical.
Conclusion
Émotion : stabilité contre mobilité
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En conclusion, le mot esmotion qu’on a trouvé pour la première fois en
1429, s’invente alors que la société fait face aux revers militaires de la
guerre de Cent Ans et aux défis économiques et politiques qui menacent
le royaume tout au long du règne de Charles VI. Le mot « émotion », fait
référence au contexte instable du moment, mais également au
changement en cours de l’imaginaire politique du corps
social. Esmotion désigne un soulèvement populaire, une transformation
volontaire qui mène à un déséquilibre. Le mot exprime la peur de la
confusion, l’angoisse face à un peuple qui se déplacerait hors des digues
de la hiérarchie sociale pour prendre la place des élites, comme une
humeur qui au lieu d’être retenue par une autre, se dresserait comme une
vague qui menacerait de tout submerger et tout faire basculer. Derrière
l’angoisse des esmotions envahissantes du peuple, il y a l’émergence de
nouvelles classes et les bouleversements de l’ordre social qui en résultent.
Cependant ce ne sont pas ces changements sociaux qui mènent au
paradigme physiologique, ni les conceptions d'une médecine préventive
mais l’idée de Nicole Oresme que le marché est au cœur du social, que la
circulation des ressources est le baromètre d'un régime tempéré. Avec
Oresme débute une polémique sur les conséquences et les traitements de
ces bouleversements économiques et sociaux. Comme on l’a montré, les
discours médicaux et politiques s’entrecroisent pour réfléchir sur les
oppositions et les écarts sociaux et soulever la validité de l’ascension
sociale. Il ne fait pas de doute que le mot « émotion » conserve tout au
long de son premier siècle une connotation péjorative : la mobilité des
masses est toujours inquiétante, même si certains auteurs comme Claude
de Seyssel ne semblent pas souscrire à ces angoisses.
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Toutefois, c’est bien la peur de la contagion qui fait reculer les
contemporains de Seyssel face aux idées de promotion sociale.
Le xvie siècle renouera avec l’opinion que les clôtures sociales sont
essentielles à la préservation de la nobilitas, et forgera un nouveau
discours qui justifiera l’exclusivité raciale et les privilèges et
discriminations aristocratiques136. Michel de Montaigne avec qui nous
avons ouvert notre enquête affirme sans fard « Nulle durée de temps,
nulle faveur de prince, nul office ou vertu ou richesse peut faire qu’un
roturier devienne noble »137. Selon David Parker cette phobie commence
à envahir toute la noblesse :
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Les guerres de religion n’ont fait qu’exacerber et intensifier la myopie
sociale et l’hystérie décrites par Parker. Les discours des Huguenots et
des Catholiques sont à leurs tours saturés par une invasion massive de la
métaphore de la maladie causée par les humeurs contraires et l’infection
putride des hérésies139. Ces humeurs contraires n’ont pas de lien avec la
diversité naturelle et saine qu’Oresme vantait, ni avec le flux que célébrait
Seyssel. C’était une condamnation ferme de la discorde comme plaie
mortelle, et du mouvement comme transgression.
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L’émotion est pour longtemps encore dangereuse et séditieuse, mais elle
se retire au courant du xvie et xviie siècle de la sphère du politique pour
s’installer dans celle de l’intériorité du moi. L’esmotion ne conserve plus
alors ses connotations politiques. La peur du déséquilibre et de l’instabilité
fait désormais référence à l’excès de sensibilité. Le caractère émotionnel
n’est plus lié au peuple instable, il sera plutôt associé au féminin, à
l’hypersensible ou à l’immature qui menacent toujours de transgresser
leurs limites et agir à l’encontre du bon sens. Ce n’est plus tant les écarts
sociaux qu’on craint que les victoires de l’appétit et de la passion sur la
raison. Comme le corps déséquilibré d’Oresme était monstrueux, de
même la société des vices et des péchés est difforme, face à la rationalité
qui est ordonnée et stable. Montaigne, qui évoquait les « émotions » de
Catilina, annonce parfaitement une nouvelle littérature introspective qui
explore justement ces sentiments et ces émotions intérieures.
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Notes