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Blake

Rosie

Sur ma liste
Maison d’édition : J’ai lu

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Maryline Beury

© Little, Brown Book Group Ltd. 2017


Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu
Dépôt légal : octobre 2018.

ISBN numérique : 9782290165355


ISBN du pdf web : 9782290165379

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782290164815

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :
Subtil, émouvant, drôle et chaleureux. Le roman
antidote à la morosité hivernale !
Depuis qu’elle a quitté son Danemark natal, Clara
voyage là où l’envie la pousse. C’est ainsi qu’elle
fait étape à Yulethorpe. Le petit village anglais est
en plein émoi : on est à l’approche de Noël, et la
boutique de jouets menace de fermer. Une
catastrophe pour les habitants et les enfants…
Touchée par le désarroi ambiant, Clara décide de
redonner vie au magasin. Petit à petit, par la grâce
de son art du bonheur à la danoise, elle transforme
le quotidien des uns et des autres. C’en est trop
pour Joe, le fils de la propriétaire de la boutique,
financier londonien, radicalement différent de
Clara, qui débarque à Yulethorpe avec l’idée de
démasquer cette « aventurière » et de « remettre de
l’ordre »…

Couverture : © Djohr Studio de création J’ai lu


Biographie de l’auteur :
Rosie Blake est anglaise. Elle a beaucoup écrit
pour la presse féminine avant de se lancer dans
l’écriture de sa première comédie romantique,
How to Get a (Love) Life. Ses livres pleins
d’humour et de bienveillance ont conquis les
lectrices. Sur ma liste est en cours de traduction
dans huit pays.

Titre original
THE HYGGE HOLIDAY

Éditeur original
Sphere, an imprint of Little, Brown Book Group

© Little, Brown Book Group Ltd. 2017

Pour la traduction française


© Éditions J’ai lu
Sommaire

Identité
Copyright

Biographie de l'auteur

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4
Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14
Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24
Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Remerciements
CHAPITRE 1

Clara était lovée dans un fauteuil


confortable près du radiateur et plongée
dans son livre quand tout commença.
Jusque-là, dans le pub où elle faisait
étape, la soirée semblait se dérouler de
façon parfaitement normale. Il y avait
quelques clients. Un jeune couple était
installé dans un coin – lui, pas très à son
aise sur le banc de bois trop étroit ; elle,
une fille discrète et jolie en jean et pull de
cachemire noir, ses longs cheveux blond
vénitien noués en une queue-de-cheval
basse, assise sur une chaise en face de lui.
Une femme plus âgée, à la chevelure
auburn et aux paupières chargées d’eye-
liner, était perchée sur un tabouret au bar.
Le barman imposant qui remplissait
régulièrement son verre de vin rouge
portait sur le bras un tatouage
représentant un animal que Clara n’aurait
su identifier. Un autre homme, du même
âge mais moitié moins corpulent, fixait sa
pinte de bière ; toute la misère du monde
semblait peser sur ses épaules. De temps
en temps, il levait les yeux vers la femme
au bar et peignait des doigts les quelques
fines mèches de cheveux rabattues sur
son crâne dégarni. Une machine à sous
rutilante clignotait et émettait des bips
intermittents, non loin d’une cible de
fléchettes et de l’unique lampe de la salle.
C’est là que Clara s’était installée pour
lire.
Soudain une femme entra. Elle avait les
cheveux mouillés – alors qu’il ne pleuvait
pas – et portait un manteau en laine
turquoise et des bottes en caoutchouc
violet. Très agitée, elle traversa la salle
d’un pas vif.
— Un gin-tonic, Gavin, double, et
mollo sur le tonic ! s’écria-t-elle.
Toutes les têtes se tournèrent vers elle.
— C’est terminé, je ferme, continua-t-
elle. J’étais sous la douche, et je me suis
dit, bon Dieu, je n’en peux plus ! J’arrête.
Le barman s’immobilisa, bouche bée,
une main sur la bouteille de gin.
— Ce gin-tonic ne va pas se servir tout
seul, Gavin ! lança la femme en retirant
son manteau, révélant un pyjama rose vif.
J’ai grand besoin d’un petit remontant. Il
faut au moins ça quand on vient de
prendre une décision difficile. Je n’avais
que du Baileys à la maison, ça ne suffit
pas dans ce genre de situation.
— Attends, Louisa, pose-toi deux
minutes et explique-moi un peu, tu veux
bien ? lui suggéra Gavin en attrapant un
verre sous le bar.
— Pfff ! quelle comédie, je te jure,
marmonna la femme à l’eye-liner.
Clara vit la dénommée Louisa lui jeter
un regard noir.
Gavin mit des glaçons dans le verre,
son regard inquiet allant tour à tour vers
les deux femmes.
— Allez, Louisa, dis-moi ce qui se
passe. Ça fait du bien de parler, tu sais,
insista-t-il.
— Tu t’exprimes comme une carte de
vœux maintenant, Gavin ? Bon, d’accord,
grommela-t-elle en jetant son manteau sur
un tabouret. Mais ça ne me fera pas
changer d’avis. Oh que non. Ma décision
est prise : j’arrête. Je me réserve un vol
dès que je rentre chez moi.
— Un vol ?
— Oui, un vol. Je me barre. En
Espagne. Je ne veux plus rester ici,
déclara Louisa en prenant son verre pour
en boire une grande gorgée.
Elle fit claquer sa langue et ajouta :
— Ah, le gin. Ça, c’est une sacrée
invention !
— Mais… et le magasin, alors ?
demanda Gavin en posant ses mains sur
le bar, les doigts écartés tel un étalage de
dix saucisses roses.
— Je ferme, répondit Louisa après un
bref silence.
— Comment ça, tu fermes ?
— Fermé. Finito. Kaput. The End.
Basta. Je vais régler ça tranquillement, et
de toute façon, personne ne s’en rendra
compte, alors…
— Mais c’est bientôt Noël, et…
— Tranquillement, laissez-moi rire !
l’interrompit la femme au bar.
— Roz…, dit Gavin en remplissant son
verre et en lui coulant un regard
réprobateur.
Louisa se tourna vivement vers elle.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
lança-t-elle. Vas-y, développe.
Le pub entier sembla retenir son
souffle. Le jeune couple était captivé par
la scène, et le chauve à la pinte, qui
n’avait même pas réalisé que son verre
était vide, observait maintenant les deux
femmes ouvertement. Même Clara, qui
rêvait déjà du petit lit sous la corniche, à
l’étage, et avait les épaules brisées à force
d’avoir porté son sac à dos toute la
journée, ne put s’empêcher de regarder.
— Tu as très bien compris, rétorqua
Roz en relevant le menton pour toiser
Louisa.
Louisa lui retourna son regard, ses
joues s’empourprant sous ses cheveux
trempés.
— Tu dis ça parce que tu n’es qu’une
espèce de vieux pruneau desséché qui n’a
plus envie de rien ! lança-t-elle.
Le chauve à la bière se redressa, le
regard soudain allumé d’une lueur
farouche.
— Eh, ce n’est pas un vieux pruneau !
s’écria-t-il.
Il se ratatina aussitôt sur son tabouret,
comme s’il attendait le Jugement dernier.
Louisa se tourna vers lui.
— Tu défends ta copine, Clive ?
— Ce n’est pas ma…
Il rougit jusqu’aux oreilles et baissa la
tête, ne laissant plus voir que sa calvitie.
— Ne t’inquiète pas, Clive, elle ne le
fera pas, de toute façon, dit Roz. Ça va lui
passer comme c’est venu. Elle va rentrer
chez elle, se sécher les cheveux et
changer d’avis aussi sec.
— Ah, d’accord, fit Louisa en claquant
son verre sur le bar, si bien qu’un glaçon
à moitié fondu en sauta, rebondit sur le
zinc et finit par terre. Donc, tu crois que
ce n’est qu’un coup de tête.
— Un de plus, oui.
Roz leva son verre et pivota pour se
retrouver à nouveau face au bar.
— Eh bien, tu te goures complètement,
rétorqua Louisa. Gavin, un autre gin-
tonic, ajouta-t-elle sans quitter des yeux
la dénommée Roz qui observait
maintenant ses ongles laqués d’un vernis
prune.
— Il y a eu les cours de tricot, ta
période sans gluten, Nick et toute cette
histoire, reprit Roz sans la regarder.
Elle marqua une pause, le temps de
lever les yeux au ciel et poursuivit :
— Reg qui a remplacé Nick, et puis ton
trip d’observation des oiseaux, la levée de
fonds pour un voyage en Islande où tu
étais censée aller voir des macareux mais
qui n’a jamais eu lieu. D’ailleurs, Clive
t’avait donné cinq livres pour ça. Pas vrai,
Clive ?
— Tout le monde croit que les
macareux sont de la même famille que les
pingouins mais, en fait, ça n’a rien à voir,
marmonna ce dernier dans sa pinte vide.
— Le cours de littérature anglaise sur
Internet, le club de lecture du village que
tu as voulu lancer, continuait d’énumérer
Roz. D’ailleurs, on ne s’est jamais réunis,
et j’ai lu Mansfield Park pour rien. Cette
Fanny Price doit être le personnage
féminin le plus ennuyeux de toute la
littérature, j’ai bien cru que je n’en verrais
jamais la fin…
Clara s’enfonça un peu plus dans son
fauteuil. Ce n’était pas la soirée à laquelle
elle s’attendait lorsqu’elle était tombée
par hasard sur ce pub, deux heures plus
tôt. Elle était épuisée et pensait se
coucher de bonne heure. Mais tout cela
était décidément bien plus divertissant
que n’importe quel soap opera.
En arrivant dans le village aussi tard,
elle pensait qu’elle aurait du mal à
trouver un endroit où passer la nuit. Elle
s’était laissé distraire par un coucher de
soleil sur les prés absolument sublime, et
avait contemplé longuement le ciel qui se
découpait en rubans d’orange et de rose.
Par chance, le pub était encore ouvert.
En s’approchant, elle avait admiré
l’énorme toit de chaume et les murs
blanchis à la chaux. À la fenêtre, un petit
panneau écrit à la main annonçait « Bed
and Breakfast », ce qui l’avait
franchement soulagée. Après avoir remis
le sac à dos sur ses épaules, elle était
entrée, espérant vivement qu’il y aurait
une chambre de libre. Elle rêvait d’une
tourte au bœuf et aux rognons devant un
grand feu de cheminée en sirotant une
bière légère, avant de lire paisiblement
son livre.
Malheureusement, on ne servait pas de
repas, et le prétendu Bed and Breakfast
consistait en une petite chambre dans le
grenier, avec une banane et un minuscule
paquet de céréales posés sur un plateau en
guise de petit déjeuner.
Mais elle n’avait plus le temps de
chercher autre chose, et la salle du bar lui
avait paru assez confortable : des chaises
tapissées de velours rouge entouraient des
tables de bois clair tandis que le bar en U
occupait le milieu de la pièce. Elle avait
commandé des chips au sel et au vinaigre,
deux barres de Snickers et une pinte de la
bière blonde locale. Après une seconde
pinte, elle avait oublié son envie d’un vrai
repas et s’était plongée dans son livre,
lovée dans un fauteuil bien rembourré
près du seul radiateur et de l’unique
lampe de la salle. C’est alors que cette
Louisa avait débarqué, et que la soirée
avait pris une autre tournure.
Roz poursuivait son énumération :
— … les cours de Pilates auxquels tu
n’allais jamais, le tour de potier que tu as
acheté parce que tu voulais faire tes
propres ramequins…
Louisa semblait se décomposer à
mesure que Roz égrenait sa liste. Elle mit
les mains sur ses oreilles et secoua la tête,
comme si cela pouvait faire cesser la
litanie.
— … la fois où tu as adopté un bébé
girafe au Niger et où tu nous as tous
invités à visionner les photos de sa
première année, sauf que le projecteur ne
marchait pas…
— Stop ! s’écria Louisa d’une voix
forte. Cette fois, je m’en vais ! En
Espagne. Je ferme boutique. Je vais
réserver mon billet.
— Tu adores cette boutique, intervint
Gavin en poussant vers elle un deuxième
gin-tonic.
— Elle ne le fera pas, Gavin, laisse
tomber. Tout ça, c’est du bla-bla, dit Roz
sans sourciller.
— Tu te trompes, répliqua Louisa. Je
vais fermer le magasin. Personne n’y
entre jamais, et de toute façon, on n’a
plus besoin de moi ici.
Clara se demanda quel pouvait être ce
commerce sans clients. Louisa tenait-elle
un cybercafé, un magasin de DVD ?
— Bon, eh bien, vas-y ! Réserve ton
billet. Tu nous enverras des cartes
postales, lança Roz d’un air moqueur.
La jeune femme blonde se leva et
s’avança vers Louisa.
— Tu vas nous manquer… Tu pars
vraiment ?
Roz abattit une main sur le comptoir.
— Elle ne partira pas, Lauren, déclara-
t-elle.
La jeune femme se retourna.
— Ce n’est pas une raison pour
l’agresser, rétorqua-t-elle.
Roz plissa les yeux.
Le petit ami de la blonde se figea sur
son banc, tête baissée, et remonta ses
lunettes sur son nez.
— Chérie, si on…
Il regarda en direction de la porte,
souhaitant visiblement s’enfuir avant que
tout cela ne dégénère.
Au bar, les trois femmes continuaient
de se dévisager.
— Il n’y aura plus rien d’ouvert sur la
Grand-Rue, reprit Gavin d’un air
consterné.
Son double menton tremblotait
d’émotion, et il semblait tellement
perturbé par le départ de Louisa que Clara
eut envie d’aller le serrer dans ses bras
pour le réconforter. Ce qu’elle ne fit pas,
bien évidemment.
— Je ne peux pas porter cette
responsabilité toute seule, Gavin,
marmonna Louisa avec un haussement
d’épaules. C’est trop demander à une
faible femme.
Roz laissa échapper un petit ricanement
en entendant le mot « faible ».
— Hé ! fit la blonde en lui jetant un
regard noir.
Apparemment, Louisa n’avait rien
remarqué.
— Je ne peux pas continuer en me
contentant d’espérer que ça changera un
jour, poursuivit-elle. Il n’y a rien de plus
déprimant que d’être seule dans un
magasin de jouets qui devrait être plein
de gamins aux anges.
En disant cela, les larmes lui montèrent
aux yeux.
Clara s’apprêtait à se lever pour lui
offrir un peu de soutien quand la
dénommée Lauren le fit à sa place : elle
posa un bras sur l’épaule de Louisa et lui
murmura quelque chose à l’oreille.
— Allez, les grandes eaux, maintenant,
fit remarquer Roz d’un ton méprisant.
— Elle a de la peine, lui rétorqua
Lauren.
Roz haussa les épaules et vida son
verre.
— Une scène de plus. Rien de neuf,
commenta-t-elle.
— Je suppose que tu vas aussi remettre
la kermesse sur le tapis, tant que tu y es ?
lui lança Louisa avec un regard de défi. Je
te jure que ce n’était pas ce que je
voulais.
— C’est ça, oui, ironisa Roz.
— Roz…, murmura Clive.
Roz se tourna vivement vers lui.
— Toi, ne te mêle pas de ça. Si ma
mémoire est bonne, je ne crois pas que tu
aies voulu t’en mêler, à l’époque.
— Encore cette histoire de kermesse…,
intervint Gavin en regardant les deux
femmes tour à tour. Franchement, vous
ne pouvez pas passer l’éponge, toutes les
deux ? Le passé, c’est le passé, à la fin.
Clara ne put s’empêcher de se
demander ce qui avait bien pu se produire
à cette fameuse kermesse pour provoquer
une telle tension.
— Laisse tomber, Gavin, dit Louisa
d’une voix sourde. File-moi la bouteille
de gin et n’en parlons plus.
— Je ne sais pas si…
— Eh bien, si tu ne sais pas, je m’en
vais ! J’ai dix mille choses à faire, de
toute manière, et une bouteille de Baileys
à descendre.
Et elle partit dans un tourbillon
turquoise aussi vite qu’elle était arrivée,
laissant entrer un courant d’air froid et
quelques feuilles mortes tandis qu’elle
ouvrait la porte pour sortir.
CHAPITRE 2

Clara s’était toujours levée de bonne


heure. Ce matin, elle voyait le soleil
filtrer au travers du fin rideau rouge
accroché à la petite fenêtre en soupente.
Elle s’agenouilla sur le lit et écarta le
tissu coloré.
Elle cligna des yeux sous la lumière du
soleil d’hiver et sourit en découvrant le
paysage avant de tirer le loquet pour
ouvrir. L’air frais lui fouetta
agréablement le visage. En bas, du givre
recouvrait la pelouse du pub et les bancs
scintillaient, comme saupoudrés de
paillettes. Par-delà la haie, les champs
s’étendaient à perte de vue ; quelques
carrés de verdure avaient disparu sous la
fine couche de diamant étincelant sous le
soleil du matin. Le ciel était zébré de rose
et de bleu pâle. Elle contempla un instant
ce paysage et sentit en elle ce frisson si
particulier d’une nouvelle journée dans
un nouvel endroit.
Délaissant sa mini-boîte de céréales, sa
banane et le filet d’eau de la douche, elle
fouilla dans son sac à dos, en sortit un
jean et un gros pull en laine, puis un
bonnet en tricot qu’elle enfonça sur sa
tête afin de dissimuler ses cheveux qui
avaient bien besoin d’un shampoing.
Laissant le reste de ses affaires dans la
chambre, elle descendit discrètement
jusqu’au bar et passa par la cuisine pour
sortir par la porte de derrière.
Les magasins devaient être fermés à
cette heure, mais elle espérait vaguement
tomber sur quelque boulanger au grand
cœur qui ouvrirait sa porte rien que pour
elle. Elle sentait déjà le goût de la pâte
toute chaude, et humait l’air dans l’espoir
d’en repérer l’odeur… Seulement, il ne
semblait pas y avoir la moindre
boulangerie dans le village. Pas plus
qu’un café. À vrai dire, en descendant la
rue principale, elle fut vite choquée par la
quantité de panneaux « À VENDRE » et
de vitrines derrière lesquelles on ne
voyait que quelques chaises ou rouleaux
de moquette. D’autres vitrines étaient
barricadées avec des planches, et même
les graffitis, désormais illisibles,
arboraient des couleurs passées. Des mots
avaient été tracés dans la poussière d’une
vitrine, annonçant une liquidation du
stock dans le magasin voisin.
Elle enfonça les mains dans ses poches
et continua de parcourir la rue déserte.
Elle imagina les lieux débordant
d’activité en été, les trésors que pouvaient
receler ces rues pavées, les boutiques
secrètes, les antiquités déballées sur les
trottoirs, les cafés proposant smoothies et
jus de fruits, les gens flânant dans le
village avant d’aller se promener dans les
champs pour profiter du paysage…
Qu’avait-il bien pu se passer pour que
tout se retrouve ainsi à l’abandon ?
Même après toutes ces années à vivre
en Angleterre, elle était toujours surprise
par le côté pittoresque des villages, avec
leurs petites maisons collées les unes aux
autres, si différentes de la ville du
Danemark où elle avait grandi. Une boule
se forma dans sa gorge, comme à chaque
fois qu’elle pensait à sa ville natale.
Elle s’arrêta soudain devant un magasin
arborant les couleurs les plus fraîches.
Une façade bordeaux dont les lettres d’or,
kitsch mais accrocheuses, annonçaient
« Alden Jouets ». Elle fronça les sourcils
en comprenant qu’il devait s’agir de la
boutique qui allait bientôt fermer. Quelle
tristesse de penser que dans quelques
semaines, alors que les gens se
prépareraient pour Noël, ce magasin
resterait fermé.
Elle arriva au bout de la rue, où la route
disparaissait dans un virage bordé
d’arbres. En face, il y avait une petite
église dotée d’un porche tout à fait
intéressant. Ce village possédait un
charme fou, songea-t-elle, mais en cet
instant, elle avait l’impression d’y être la
seule âme qui vive. Elle contempla la rue
derrière elle, ferma brièvement les
paupières et inspira à fond.
— Encore, encore !
Elle rouvrit les yeux en entendant du
bruit derrière elle.
— Encore une fois ? Bon, d’accord.
Une chanson s’éleva alors.
— « Cinq canetons s’en allèrent nager,
loin sur la rivière, loin dans la vallée, la
maman des canards fit coin, coin, coin,
coin, mais ils n’étaient que quatre
à rentrer le matin… »
— Pourquoi ? demanda une petite voix.
— Je te l’ai dit, répondit une femme.
Parce qu’un des petits canards s’est enfui,
mon chéri. Ce qui fait qu’il ne reste plus
que quatre canetons.
— Et celui qu’est parti, qu’est-ce qui
lui est arrivé ?
— Rien de grave.
— Il est mort ?
— Non, je suis sûre que non.
— Est-ce qu’il s’est cassé une patte ?
— Non, je ne crois pas, puisqu’il
revient, à la fin.
— Pourquoi ?
— Je suppose que sa maman lui
manquait. Moi aussi je te manquerais,
non ?
— Je sais pas.
— Comment ça, tu sais pas ?
Évidemment que je te manquerais. Qui
est-ce qui te ferait des crêpes ?
— Papa.
— Oui, c’est vrai. Qui te donnerait du
jus de fruits ?
— Nana.
— N’importe quoi, Nana ne te donne
jamais de jus de fruits, elle trouve que ça
fait trop de sucre.
— Moi j’aime bien le sucre.
— Je sais.
— Encore, encore !
— D’accord, mais je recommence là où
il ne reste qu’un seul caneton, parce que
tu n’arrives pas à te concentrer assez
pour… Rory !
Un petit garçon déboula soudain de la
rue et pila net devant Clara. Ses yeux
s’écarquillèrent de frayeur et il fit demi-
tour pour courir se réfugier dans les
jambes de sa mère.
— Je t’ai dit de ne pas courir, Ro… Oh,
bonjour.
C’était la jeune femme du pub hier soir,
Lauren, la blonde qui avait réconforté
Louisa. Elle avait des cheveux
incroyablement lisses, un manteau camel
impeccable ; ses taches de rousseur
constituaient le seul élément de désordre
sur sa personne.
— Désolée, dit-elle, on perturbe un peu
la paix des lieux.
Clara lui sourit.
— Pas de souci. Cette chanson était très
mignonne.
Lauren se mit à rire.
— Mon Dieu, c’est un peu gênant.
— Non, franchement, c’était super. Je
n’avais jamais entendu cette comptine.
On n’a pas ça, chez nous.
— C’est où, chez vous ?
— Au Danemark. On est plus branchés
poissons que canards, je dois dire.
— Oh, vous voilà bien loin de chez
vous, alors, fit remarquer Lauren.
Clara hocha la tête sans répondre.
— Eh bien, cette comptine parle de
cinq petits canards qui s’enfuient, puis
reviennent tous, expliqua Lauren.
L’histoire n’est pas très claire, d’ailleurs.
Rory a raison de poser des questions.
— Rory raison, Rory raison, scanda le
petit garçon en commençant à tournoyer
autour de sa mère.
— Les canetons ne sont pas très
prudents, mais c’est surtout la mère qui
est défaillante, reprit Lauren. Quand
même, après en avoir perdu trois, on
pourrait croire qu’elle réfléchirait un peu
avant de laisser les deux autres partir tout
seuls. Mais non !
Clara rit, et son rire résonna dans la rue.
— Elle m’a l’air assez irresponsable, en
effet, dit-elle.
— Je ne la juge pas, cela dit, précisa
Lauren en regardant Rory se suspendre à
l’extrémité d’un banc. Fais attention,
Rory.
— ‘Tention, ‘tention, répéta-t-il en
lâchant un bras.
Son bonnet tomba par terre, libérant
une cascade de cheveux châtains.
— On ne voit pas grand monde par ici
en ce moment, mais il devient fou, s’il ne
sort pas, expliqua Lauren. Et
franchement, je déteste rester à la maison
en voyant la pile de repassage que j’ai à
faire et les vitres que je devrais nettoyer !
Elle tendit une main alors que Rory
revenait vers elles.
— Pardon, je ne me suis pas présentée.
Laur… Rory, non !
La main qu’elle tendait à Clara partit en
direction de Rory pour l’empêcher de
ramasser un emballage de chocolat par
terre.
— Lauren, reprit-elle en prenant son
fils sous son bras. Et comme vous l’avez
compris, lui, c’est Rory.
— Et moi, Clara.
— Enchantée, dit Lauren tandis que
Rory commençait à donner des coups de
pied pour se libérer de la prise de sa mère.
Reste sur le banc, ordonna-t-elle alors
qu’il filait dans la direction opposée. Bon,
je crois qu’il ne m’écoute pas. Désolée.
Les enfants ne sont pas très doués pour
les politesses. La semaine dernière, il est
allé droit vers un vieux monsieur au
supermarché, et il lui a demandé si lui
aussi, il aimait bien tirer sur son zizi. J’ai
cru mourir au milieu du rayon des
céréales !
Clara grimaça avec compassion.
— Savez-vous où je pourrais trouver un
endroit pour grignoter quelque chose ?
demanda-t-elle. J’espérais acheter un pain
au chocolat, un muffin ou… même juste
un café.
Lauren haussa les épaules et son sourire
disparut.
— Il faut commander sur Internet
maintenant, ou bien aller au grand
supermarché de la ville voisine, si vous
avez une voiture. Il y a aussi une bonne
boutique de produits de la ferme, mais ce
n’est pas la porte à côté.
— Je n’ai pas de voiture.
— Bravo, c’est écolo.
— En fait, je n’ai jamais passé mon
permis. Les voitures coûtent une fortune
chez moi, et comme je pouvais tout faire
à pied à…
Elle s’interrompit, préférant ne pas
prononcer le nom de sa ville natale, ni
même y penser.
— Donc, il n’y a rien ? demanda-t-elle.
Lauren soupira.
— Avant, il y avait Chez Bertie… Un
super restaurant qui faisait des petits
déjeuners à tomber par terre, quoique pas
très recommandés pour le régime. Du
pain perdu avec une banane et une
tranche de bacon arrosée de sirop
d’érable. Bertie me manque, dit-elle avec
mélancolie.
— Il a pris sa retraite ?
— Non. Il a ouvert dans le village d’à
côté il y a six mois, environ. C’était un
des derniers à partir. Et maintenant…
Lauren désigna la boutique Alden
Jouets de l’autre côté de la rue.
— Mais ne le dites pas à vous-savez-
qui, à moins de vouloir voir s’effondrer
l’univers d’une faible femme avant
8 heures demain, murmura-t-elle en
désignant son fils du menton.
Clara hocha la tête, comprenant que
Lauren essayait de mettre un peu de
légèreté dans cette histoire, malgré son
sourire triste.
— C’est terrible, reprit Lauren en
balayant la rue du regard. Quand on a
emménagé ici, il y a cinq ans, c’était un
endroit merveilleux, avec ses petites
boutiques indépendantes, les gens qui se
disaient bonjour dans la rue. Et
maintenant, la plupart de ces visages
familiers ont disparu, et les magasins, eh
bien…
Elle montra d’un geste les vitrines
barrées de planches et reprit :
— Vous avez vu. Il ne reste plus que le
pub. Et Roz vend du lait et deux ou trois
bricoles au bureau de poste, mais les
horaires d’ouverture sont bizarres, je ne
viens jamais au bon moment. Vous
pouvez essayer d’aller là-bas.
Rory était revenu en courant et glissait
maintenant ses mains couvertes par des
moufles dans celles de sa mère.
— Roz, répéta Clara en revoyant la
teinture auburn et le gros trait d’eye-liner.
Elle était au pub hier soir, c’est ça ?
Lauren acquiesça.
— Ah, vous avez assisté à ça. Mon
Dieu, quelle scène ! Elles ne peuvent pas
se voir, Louisa et elle. Elles sont voisines,
mais pas en très bons termes, disons. Il y
a du passif. Je crois que ça remonte aux
années quatre-vingt. Et puis il y a eu
l’histoire de la kermesse, mais je vous
épargne le récit. Je ne veux pas vous
ennuyer.
— Non, au contraire.
— Bon. Alors pour résumer, une année
il y a eu du grabuge, et l’année suivante,
ils n’ont pas remis de jeu de chamboule-
tout au programme.
— Champoule-tout ! Champoule-tout !
claironna Rory en tournant sur lui-même
alors que Clara s’apprêtait à poser une
autre question.
Lauren se mit à fouiller dans son sac à
main.
— J’ai vraiment cru que j’allais devoir
intervenir comme arbitre, hier soir. Il ne
s’était rien passé d’aussi explosif depuis
des lustres, entre Roz et Louisa.
Elle sortit un mouchoir et essaya
d’effacer une trace sur le visage de Rory.
— On sort environ une fois par mois,
avec mon mari, et c’était vraiment drôle
que ça arrive le jour de notre petite soirée
romantique, dit-elle. L’avantage, c’est
que ça m’a empêchée de trop rentrer dans
les détails sur les vaccins de Rory ou sur
sa grande amitié avec George.
— George ? s’enquit Clara, qui avait
perdu le fil.
— Dans Peppa Pig, expliqua Lauren.
C’est à peu près ça, mon univers, en ce
moment…
Rory avait brusquement relevé la tête
en entendant le nom de Peppa Pig.
— George, on va r’garder George ! À
la maison, George !
— Oh, zut, j’ai gaffé, là, marmonna
Lauren tandis que Rory la tirait par le
bras. Bon, je vais devoir y aller.
— Eh bien, ravie d’avoir fait votre
connaissance, dit Clara avant de se
pencher. Et la tienne aussi, Rory, ajouta-t-
elle, faisant glousser le petit garçon qui se
réfugia derrière sa mère.
— Vous restez ici longtemps ?
demanda Lauren en résistant aux
tiraillements de son fils.
— Je pensais aller à Cambridge
aujourd’hui.
Lauren hocha la tête.
— C’est une belle ville, Cambridge.
Super pour faire une petite promenade en
barque. Dommage que vous ne restiez pas
davantage, ça m’aurait fait plaisir d’avoir
une nouvelle copine.
— Moi je suis ton copain ! s’écria Rory
en tirant sur le bas de son magnifique
manteau.
— Oui, mon chéri, bien sûr, dit Lauren
tout en passant une main dans les
cheveux de son fils. Je voulais dire, une
copine avec qui je peux boire du vin et
critiquer les gens qu’on connaît,
murmura-t-elle à Clara.
— Cripiquer ? répéta Rory.
Lauren grimaça et Clara éclata de rire.
— Quel dommage, en effet, dit-elle.
Elle regarda Lauren et son fils
s’éloigner, pensive. Peut-être pouvait-
elle… ? Elle sourit, oubliant son envie de
café et de muffin.
Maintenant, elle savait exactement où
ses pas la mèneraient dans les minutes
suivantes.
CHAPITRE 3

Joe épousseta la manche de son


costume. Il les faisait tailler sur mesure,
et le tissu tirait légèrement entre ses
épaules. Il devait se remettre au sport, il
le savait. Il se redressa et observa son
reflet dans la vitre.
Derrière la baie vitrée s’étendait la ville
de Londres. De là, il apercevait la Tamise
qui serpentait en contrebas et le haut de la
grande roue du millénaire, dans le
lointain. Le jour n’était pas complètement
levé, si bien que la ville était encore
plongée dans une ombre relative ; la
lumière de l’aube n’atteignait pour le
moment que les bureaux situés au-dessus
de lui. Il contempla les toits de Londres,
le méli-mélo des rues, les gens qui
marchaient en bas. Que verraient-ils s’ils
levaient les yeux ? Rien que la façade
lisse de l’immeuble de bureaux, tout en
chrome, acier et baies vitrées. Il était trop
loin pour que quiconque puisse le voir
dans son costume à fines rayures bleu
marine, avec ses chaussures bien cirées et
le nœud Windsor de sa cravate. Il se
sentait plus grand, à regarder ces gens se
déplacer en bas sans savoir qu’on les
observait.
Il vit un fin rai de lumière dans le reflet
de la vitre, puis une ombre entrant dans la
pièce. Il prit une profonde inspiration et
se prépara mentalement à passer à
l’action.
Il se retourna, remercia Pam, son
assistante, d’un bref signe de tête comme
elle s’apprêtait à partir. Cette dernière
lança un dernier regard vers l’homme qui
venait d’entrer et referma la porte derrière
elle en se mordant légèrement la lèvre.
— Bonjour, Joe, dit le nouveau venu en
traversant la pièce pour lui serrer la main.
— Merci d’être venu, Matt.
Matt l’observa un instant et haussa un
sourcil.
— Tout cela est bien mystérieux, dit-il.
Pam m’attendait quand je suis arrivé, elle
m’a conduit par ici avant même que j’aie
eu le temps d’allumer mon ordinateur.
Il mit une main devant sa bouche et
bâilla.
— En effet, elle t’a attendu pendant une
demi-heure, lui fit remarquer Joe.
Matt ne réagit pas ; il lorgnait le
croissant entamé posé sur le bureau de
Joe et se passa la langue sur les lèvres, ce
qui agaça Joe.
— Pam me parlait de son dernier petit-
fils, qui a le même âge que ma Nancy, dit
Matt. Je lui disais que l’on pourrait peut-
être les fiancer…
Il s’interrompit et esquissa un sourire
confus.
Joe le fixait, la tête penchée sur le côté.
Il ignorait que son assistante avait des
petits-enfants. Mais ce n’était guère le
moment de penser à cela. Il avait un
problème à résoudre, des mesures à
prendre.
— Je suppose que tu sais pourquoi je
t’ai demandé de venir ?
Matt fronça les sourcils.
— Pas pour me parler du classement de
cette année au squash, j’imagine,
répondit-il.
Sa voix était maintenant plus basse,
descendant d’un ton à chaque mot. Joe ne
lui accorda pas l’ombre d’un sourire.
— Ton équipe te porte à bout de bras,
Matt. Jules a apporté deux nouveaux
clients ces derniers mois, et Paddy arrive
au bureau à 4 h 30 le matin pour rattraper
tes négligences…
Matt recula comme s’il venait d’être
giflé. Sa bouche s’entrouvrit, mais aucun
mot n’en sortit.
— Les chefs, là-haut, en ont assez des
excuses de ton équipe, poursuivit Joe.
Avant, tu étais un élément productif, mais
cela fait des mois que tu n’as apporté
aucune nouvelle affaire. Quant au fiasco
du dossier Anderson, c’est la goutte d’eau
qui a fait déborder le vase.
— Je l’ai expliqué à Karen : c’est mon
associé qui s’est trompé dans le
pitchbook. Nos chiffres étaient sortis et…
Joe leva une main pour l’interrompre.
— Sauf qu’autrefois, tu aurais repéré
cette erreur.
Matt n’insista pas et pâlit légèrement.
Joe détourna le regard. Tout cela ne
l’amusait guère. Il se souvint soudain du
jour, l’année dernière, où Matt l’avait
couvert. Ils devaient emmener un client
important déjeuner et Joe avait dormi
toute la matinée, n’arrivant que pour le
dessert. Matt avait tourné les choses avec
humour et ne l’avait dit à personne.
D’autres que lui en auraient profité pour
lui planter un couteau dans le dos. Il
secoua la tête pour chasser ce souvenir.
— Donc, tu me vires, c’est ça ?
demanda Matt d’une voix blanche.
Joe se racla la gorge et tenta de se
ressaisir. Si seulement Paul avait pu faire
cet entretien à sa place ! Ce dernier ne
vivait que pour ce genre de situation.
Il commença à énumérer les motifs en
comptant sur ses doigts :
— Retards constants au bureau,
absences répétées aux réunions, baisse
des chiffres, management d’équipe peu
probant…
Matt l’écoutait, ses joues devenant plus
rouges à mesure que la liste s’allongeait.
Joe s’arrêta et le regarda.
— C’est un avertissement, mon pote.
— On n’est pas potes, rétorqua Matt.
Joe toussota. La réplique était méritée.
— Écoute, Matt, il faut juste que tu te
reprennes et reviennes au top. Ce que l’on
veut, c’est que tu sois à nouveau
productif, que tu nous apportes des
contrats.
Matt considéra Joe, l’air affligé.
— Eh bien, tu vois, je me suis trompé
sur toi. Je croyais…
Il s’interrompit, puis conclut, la tête
haute :
— En fait, tu n’es qu’un petit fumier
sans cœur.
Joe ne broncha pas tandis que Matt
continuait :
— Toi et tous ces connards pleins de
thune, là-haut, vous ne pensez qu’à une
chose : le profit, le profit, le profit.
— C’est ce que tu voulais aussi, à une
époque.
— Je le veux toujours.
Matt passa une main sur son visage
avant de reprendre :
— OK, je passe un peu plus de temps
chez moi qu’avant, c’est vrai. Mais on
vient d’avoir notre premier enfant, Joe. Et
tu sais le temps que ça a pris avant que ce
bébé arrive. Bon Dieu quand…
Il se tut, regarda Joe dans les yeux et
poursuivit :
— Quand je pense que j’ai quasiment
chialé sur ton épaule dans ce bar, un soir,
en te racontant tout ce que l’on traversait.
Ça a été dur, mais ça va mieux,
maintenant. La petite fait presque ses
nuits. Je veux aider Suzie, elle ne peut pas
y arriver toute seule, Joe.
— Je sais, et je suis désolé, mais…
— Oh, non, tu n’es même pas désolé.
Quelque chose craqua en Joe. Il n’avait
pas envie d’être là, il n’avait pas envie de
faire ça. Cela ne fit que rendre sa voix
plus dure alors qu’il tentait de se
justifier :
— On est sous pression, Matt, tu le
sais, tu es au courant de ce qui se passe
ici en ce moment. Tu nous as fait perdre
la fusion avec Anderson Corporate, les
Kline Brothers ont dégainé avant nous.
On a été trop lents. Il faut que l’on soit
plus réactifs que ça. Alors prends cette
discussion comme un premier
avertissement officiel.
Il s’arrêta, avant d’ajouter :
— Tu as de la chance.
— De la chance ? Mais bien sûr, quelle
élégance de ta part, mon pote, merci
beaucoup ! s’exclama Matt en haussant le
ton. Juste un premier avertissement
officiel… Tu sais très bien qu’ils ne vont
pas tarder à trouver une excuse pour me
virer. Tu le sais.
Joe détourna les yeux, priant pour que
Matt se calme. Il ne voulait pas entendre
ça, sachant que Karen voudrait un rapport
détaillé de cet entretien. Matt avait
raison : il avait désormais une cible de
collée dans le dos, et à la moindre
erreur…
— Allez, ça ira, tu verras, dit-il d’une
voix beaucoup moins assurée.
Matt le dévisagea.
— Bon, eh bien, si tout est dit, je ferais
bien d’aller voir mon équipe minable que
je dirige comme un pied, et de me mettre
au boulot, laissa-t-il tomber.
Joe ne répondit pas et se tourna vers les
baies vitrées.
— J’espère pour toi que tu n’auras
jamais à compter sur l’indulgence
d’autrui, ajouta Matt.
Joe suivit son reflet dans la vitre tandis
qu’il traversait la pièce. Arrivé devant la
porte, Matt se retourna et lança :
— Tu sais, il n’y a pas que le boulot
dans la vie, mon pote.
Joe haussa les épaules sans répondre et
épousseta de nouveau ses manches en
regardant Matt sortir dans un bref éclat de
lumière avant que la porte ne se referme
derrière lui.
Il contempla un instant le soleil qui
était levé maintenant et prit son téléphone
dans sa poche pour consulter ses e-mails
et voir s’il y avait du neuf sur la dernière
affaire en cours. L’écran annonçait un
appel manqué de sa mère. Elle devait
faire une de ses promenades matinales et
avoir envie de lui parler de ce lever de
soleil. Il soupira. Non, il n’avait pas
l’énergie pour cela maintenant. Avec une
pointe de culpabilité, il remit le téléphone
dans sa poche. Il la rappellerait plus tard.
CHAPITRE 4

Louisa jeta son téléphone d’un geste


excédé. Il atterrit entre deux énormes tas
de vêtements.
— Arrête de me fixer comme ça, dit-
elle en direction de la cage dans l’angle
de la pièce. Tu sais bien que je ne peux
pas t’emmener. À cause de ces histoires
de grippe aviaire et compagnie.
Le perroquet lui coula un regard
méprisant et se déplaça ostensiblement
sur son perchoir.
— T’ES VIRÉ ! s’écria-t-il avant de se
tourner vers les murs de l’angle.
— Très bien, boude si ça te chante,
rétorqua Louisa en examinant un gilet
moutarde qu’elle lança dans la pile de
gauche.
Roddy, le gros chat roux couché devant
le feu cessa brusquement de se lécher les
pattes pour la regarder.
— Quoi, toi aussi tu t’y mets ? Vous
allez arrêter, à la fin ? Je me sens déjà
assez coupable comme ça, pas la peine
d’en rajouter.
Sa valise était ouverte, débordant d’une
pile désordonnée de serviettes, maillots
de bain, livres et vêtements. Il lui avait
fallu une heure pour retrouver son
passeport, si bien qu’elle devait
maintenant se presser. Et pas question de
compter sur la pendule de la cuisine, dont
la pile était morte depuis un an, et qui lui
donnait une attaque chaque fois qu’elle
croyait qu’il était réellement 11 h 05. Elle
était consciente qu’elle ne cessait de
fulminer contre tout et rien, seulement,
depuis la soirée de la veille au pub avec
les réflexions et les grands airs de cette
maudite Roz, elle ne pouvait s’en
empêcher. Elle avait tout raconté à Lady
KaKa, mais le perroquet était perturbé
depuis qu’il avait vu la valise.
— Tu veux bien te retourner, s’il te
plaît, je voudrais finir mon histoire, dit
Louisa à la cage. Je te laisserai sortir
quelques minutes.
À ces mots, Roddy leva les yeux d’un
air méfiant et hérissa les poils de son dos.
— Oh, ça va, Roddy, ne fais pas ton
caïd.
La promesse avait été entendue : le
perroquet s’était retourné et avait avancé
sur le perchoir en direction de la porte,
attendant avec une expression impérieuse
tandis que Louisa s’apprêtait à ouvrir la
cage.
— YOUKAÏDI YOUKAÏDA,
YOUKAÏDI YOUKAÏDA.
La sonnerie de l’Interphone retentit
soudain. Louisa jura et n’ouvrit pas la
cage. Le perroquet poussa un cri outré.
— Oh, zut. Attends, ma puce.
Lady KaKa reprit sa place et se
retourna vivement pour recommencer à
fixer le mur.
— T’ES VIRÉ, CONNARD !
Louisa leva les yeux au ciel. Ce
perroquet était d’une susceptibilité de
diva. Elle hésita un instant devant
l’Interphone. Aucune fenêtre ne lui
permettait de voir la Grand-Rue. Mais
comme son taxi ne devait pas tarder à
arriver, elle se décida à appuyer sur le
bouton.
— C’est toi, Reg ? Tu es en avance, dit-
elle.
Une voix inconnue lui répondit :
— Non, c’est Clara. Vous ne me
connaissez pas, mais, euh… Enfin, je suis
Clara.
Louisa lâcha le bouton et se tourna vers
le chat, qui avait repris sa toilette.
— Qui c’est, cette Clara ? lui demanda-
t-elle.
Le chat ne leva pas la tête. Louisa
haussa les épaules et appuya de nouveau
sur le bouton.
— Montez, dit-elle tout en regardant
l’appartement, où traînait l’intégralité de
sa garde-robe.
Elle entendit des pas dans l’escalier
lorsqu’elle alla ouvrir la porte à la
peinture écaillée. Une jeune femme
apparut bientôt, vêtue d’un jean, d’un
gros pull en laine et d’un bonnet de tricot
d’où dépassaient des cheveux blonds.
Une peau incroyablement lisse, des yeux
bleu clair souriants, un visage vaguement
familier. Ses joues étaient rosies par le
froid de l’extérieur.
Louisa fronça les sourcils.
— Merci. Je suis vraiment désolée de
débarquer comme ça, sans prévenir, dit la
jeune femme en montant la dernière
marche. Ouf, je ferais bien de me
remettre un peu au sport, moi, ajouta-t-
elle en se tenant les côtes. Un étage et me
voilà déjà essoufflée ! C’est pathétique, à
mon âge.
Quelque chose en elle mit Louisa très à
l’aise. Elle lui sourit immédiatement.
— Entrez, entrez, dit-elle avant de
refermer la porte. Mais, euh, pardon…
Qui êtes-vous, exactement ?
La jeune femme se redressa et lui rendit
son sourire.
— Je m’appelle Clara, je loge au pub.
J’y étais, hier soir.
— Juste ciel ! s’exclama Louisa en
levant les mains en l’air. Quelle soirée !
Un peu de gâteau à la carotte ?
— Oh oui, avec plaisir. Je cherchais
justement un café ou un commerce
quelconque. Je n’ai pas pris de petit
déjeuner.
— Vous allez avoir du mal à trouver un
café par ici, dit Louisa en attrapant un
sarong fuchsia et en le lançant vers la
valise. Le gâteau est sur le plan de travail.
Je l’ai fait hier, c’est le préféré de Lady
KaKa.
Elle hocha la tête en direction de la
cage.
— Coupez-en une tranche. Oh, et puis
une pour moi, tant que vous y serez, si
vous voulez bien. Je suis en pleins
préparatifs, je décolle bientôt, vous
savez…
— Oh oui, bien sûr.
Clara traversa la pièce en slalomant
entre les piles d’affaires, et sursauta
quand le perroquet cria :
— T’ES VIRÉ !
Louisa agita une main tout en
continuant de fouiller dans le fond d’un
placard.
— Excusez-la, et excusez le bazar. Je
pourrais dire que c’est parce que je fais
ma valise mais, en fait, c’est souvent dans
cet état.
Elle sortit du placard une paire de tongs
couleur bronze et sourit.
— Hourra, les voilà ! Je savais bien que
je les avais rangées quelque part, dit-elle
en les brandissant devant elle.
Clara regarda l’appétissant gâteau
orange et prit un couteau.
— Donc, vous partez vraiment ? Où
allez-vous ?
Penchée au-dessus d’un tiroir, Louisa
répondit sans relever la tête :
— À Madrid.
Clara posa une tranche de gâteau sur
une assiette.
— Madrid ? C’est formidable, dit-elle
en imaginant de petites ruelles pavées,
des danseuses de flamenco à chaque coin
de rue, de gros pichets de sangria et des
gens riant dans des jardins baignés de
soleil.
Dans la chambre, Louisa avait
maintenant disparu derrière le lit.
— Il fait dix-huit degrés là-bas en ce
moment, vous vous rendez compte ? Dix-
huit degrés en novembre ! cria-t-elle, si
fort que le chat se redressa, inquiété par le
bruit.
Sa tête apparut soudain par-dessus les
piles de vêtements tandis que le reste de
son corps demeurait invisible.
— Je ne me souviens même plus de ce
que ça fait, dix-huit degrés, dit-elle. J’ai
l’impression que l’été remonte à une
éternité, et de toute façon, il a plu presque
tout le temps. J’ai envie de soleil ! De
soleil sur mon visage, sur mes bras, mon
cou, mon dos ! Je veux me brûler les
pieds sur le sable et entrer dans l’eau en
me disant « Ah, quel soulagement, elle
est fraîche », parce qu’il fait trop chaud.
Elle plongea à nouveau derrière le lit.
— Je ne veux pas vous déprimer, mais
je suis sûre que vous voyez ce que je
veux dire, ajouta-t-elle.
Clara se percha sur un tabouret de bar
avant de répondre :
— Moui, enfin, je n’ai jamais été trop
habituée à la chaleur, personnellement.
Au Danemark, il fait trois degrés en ce
moment.
— Trois ?
La tête de Louisa émergea de nouveau,
ses cheveux en bataille.
— Juste ciel, comment font les gens ?
s’exclama-t-elle avec un air horrifié.
Vous feriez aussi bien d’hiberner comme
des ours, à ce compte-là.
— Eh bien…
Clara sourit en pensant aux hivers dans
son pays : les longs mois des viandes
mitonnées à petit feu, des tasses de gløgg
fumantes et des feux de cheminée.
— … c’est un peu ça, en fait !
Alors qu’elle ôtait son bonnet, libérant
ses cheveux sur ses épaules, son sourire
retomba un instant. Il n’y aurait plus
d’hivers comme ceux de son enfance,
avec tout le monde réuni autour de la
grande table en chêne devant des bols
remplis de délicieuses boulettes de
viande…
Elle cligna des yeux pour chasser ces
vieux souvenirs récurrents.
Dans son coin, Lady KaKa la regardait
manger son morceau de gâteau et battait
des ailes avec fureur contre les barreaux
de la cage chaque fois qu’elle tournait les
yeux vers elle.
Coiffée d’un grand chapeau orné
d’énormes fleurs de tournesol, Louisa
vint s’installer sur un tabouret à côté
d’elle.
— Ne faites pas attention à elle, dit-elle
avec un geste en direction de la cage. Elle
est jalouse dès que quelqu’un monopolise
mon attention, et en plus, le gâteau à la
carotte est son préféré.
Elle coupa un petit bout de sa tranche et
le fit passer à l’intérieur de la cage. Le
perroquet contempla le morceau avec
dédain avant de se retourner vers le mur.
Louisa soupira.
— Elle boude. Je crois bien que sa crise
va durer jusqu’à mon départ. Elle sait que
je m’en vais.
— Qui va s’occuper d’elle ? s’enquit
Clara avant de prendre une bouchée de
plus. Il est vraiment terrible, ce gâteau.
Louisa hocha la tête, rayonnante.
— Je sais ! Je suis très douée pour faire
des gâteaux, je l’ai toujours été, c’est un
de mes talents. Ça, et lire les tarots. Oh, et
souffler le verre, aussi. Je n’ai jamais
essayé le kitesurf mais je crois que j’y
excellerais aussi. Et vous, quels sont vos
talents, Clara ?
Clara resta interdite quelques instants.
— Euh, eh bien, je…
— Allons, tout le monde a ses petits
talents. Les gens n’osent simplement pas
le crier sur les toits par modestie, ce qui
est idiot. Je suis totalement nulle pour
certaines choses, et je le rappelle
régulièrement à mon entourage. Tenez,
comme la fois où j’ai essayé d’apprendre
à jouer du violon ! C’était horrible, on
aurait dit que quelqu’un poussait des cris
d’agonie. Les puzzles, n’en parlons pas.
Je m’énerve tellement que je finis par
couper tous les petits bouts qui dépassent
des pièces pour que ça colle ! Ce que ça
peut être agaçant, ce truc ! En revanche,
je sais faire un excellent gâteau au citron.
Elle parlait en agitant les bras, faisant
bouger les fleurs de son chapeau à chaque
mouvement.
— Et donc, que vont devenir vos
animaux ? redemanda Clara pour
détourner la conversation de ses talents –
ou de son absence de talents, en
l’occurrence.
Louisa leva un doigt en l’air.
— Oh, avant de partir, il ne faut pas
que j’oublie de laisser mes clés à Gavin.
C’est lui qui s’occupera d’eux. Il l’a déjà
fait une fois, quand je suis partie en
Thaïlande pour un stage de bioénergie.
— D’accord, murmura Clara, hésitant à
demander ce qu’était un stage de
bioénergie.
— Alors, en quoi puis-je vous être
utile ? reprit Louisa en descendant de son
tabouret et en faisant tomber son chapeau.
J’ai environ deux secondes pour faire dix
mille choses, donc donnez-moi un coup
de main et on discutera en même temps.
Clara descendit de son tabouret.
— Bien sûr. Qu’est-ce que je peux
faire ?
Louisa désigna un rouleau de sacs-
poubelles posé sur le plan de travail.
— Jetez tout ce qu’il y a de périssable
dans le frigo. La dernière fois, j’ai oublié
de le faire et j’ai failli mourir en rentrant,
à cause d’une tranche de pâté de foie qui
s’était mise à marcher toute seule.
Clara grimaça à cette idée et attrapa un
sac-poubelle.
Louisa revint vers sa pile de vêtements
sur le lit et commença à faire un tri des
plus énergiques. Tout à fait efficace,
néanmoins, car très vite l’énorme pile
commença à se réduire.
— Qu’est-ce que je peux faire pour
vous ? demanda Louisa.
Clara avait ouvert le réfrigérateur et en
détaillait le contenu : il y avait
principalement des bouteilles de
champagne rosé, mais aussi des moules et
des olives. Une tranche de saumon fumé
traînait dans un coin, visiblement bonne à
jeter. Elle la balança dans le sac.
— Eh bien, je me demandais… Hier
soir, au pub, je vous ai entendue dire que
vous partiez. J’étais là, puisque je loge
sur place, comme je vous ai dit, et…
— Oui, vous m’avez dit ça.
Louisa leva devant elle un maillot de
bain à rayures.
— Mon Dieu, ce que c’était
désagréable ! s’exclama-t-elle. Roz au
bar, évidemment, pour ne pas changer.
Moi qui avais juste besoin de me
détendre, et elle qui me fout en rogne
encore plus… Je ne savais pas que Gavin
louait des chambres. C’est super, il a
toujours de bonnes idées…
Clara avait encore la bouche ouverte
sur sa dernière phrase, là où elle avait été
coupée.
— Pardon, pardon, vous disiez ? fit
Louisa en glissant le maillot de bain dans
la poche latérale de la valise désormais
bien remplie.
— Eh bien, je me demandais si, par
hasard, vous seriez d’accord pour me
laisser veiller sur votre maison, vos
animaux… Mais apparemment, vous avez
déjà pris d’autres dispositions, j’aurais dû
m’en douter…
— Venez m’aider à m’asseoir dessus !
lança Louisa.
— Pardon ?
— La valise. Dépêchez-vous ! Le taxi
va arriver d’une minute à l’autre et je ne
veux pas qu’il voie mes petites culottes.
Quoique, si c’est Reg, il a déjà vu tout…
Bref ! Dépêchons-nous !
Clara la rejoignit et l’aida à fermer sa
valise. Une photo dans un cadre argenté
était posée sur la table de chevet : on y
voyait Louisa avec un homme d’une
beauté époustouflante. Des yeux gris
mélancoliques sous des cheveux châtain
foncé, un début de barbe sur une peau
bronzée. Il devait bien avoir vingt ans de
moins qu’elle. Elle en oublia presque ce
qu’elle était en train de dire.
— Donc ce que je voulais vous
proposer, c’était de m’occuper de votre
maison, reprit-elle. Et… peut-être du
magasin, aussi ? Je me suis dit que cela
ferait une contrepartie… En échange du
loyer, je pourrais travailler gratuitement
au magasin. C’est quand même dommage
de partir juste avant Noël.
Louisa se mit à rire.
— Vous aurez de la chance si vous
voyez un client par jour !
— Laissez-moi tout de même essayer.
D’après ce que j’ai vu dehors, ça m’a l’air
d’être un merveilleux magasin.
— C’était un merveilleux magasin,
rectifia Louisa. Et un merveilleux endroit
aussi…
Elle se tut, et son regard se fit lointain.
Elle était sûrement plongée dans ses
souvenirs.
— Je comptais partir, mais ce village
me plaît, expliqua Clara. Je ne sais pas
pourquoi, mais je… je sens cet endroit,
vous voyez ce que je veux dire ? J’ai le
sentiment que c’est bien, que je reste.
Louisa arqua un sourcil et l’observa
avec attention.
— Et c’est moi que l’on taxe
d’excentricité, dit-elle.
Clara sentit ses joues s’enflammer. Elle
sauta de la valise désormais fermée.
— Pardon, c’était idiot. Juste une envie
qui m’est venue comme ça. Je m’en vais,
je vous laisse finir vos préparatifs, dit-elle
en reprenant son bonnet.
Louisa se redressa et balaya du regard
l’appartement qui était un vrai
capharnaüm.
— Je ne peux pas vous laisser vous
installer ici dans un bazar pareil, décréta-
t-elle. Je n’ai pas rangé depuis 1973. La
chambre d’amis est un vrai site atomique.
— Non, bien sûr, enfin, j’aurais dû
m’en rendre compte, bredouilla Clara,
troublée.
— Mais si vous insistez, ajouta Louisa
en la regardant d’un air pressant. Si vous
me suppliez…
Ce brusque changement de ton
n’échappa pas à Clara.
— Oh, oui ! Bien sûr ! Je vous en
supplie, voilà. Cet appartement est
adorable, Louisa. Je l’adore, et je prendrai
bien soin de vos animaux, ajouta-t-elle
avec un signe vers la cage et le tapis.
— Il faut vraiment que quelqu’un
s’occupe de Lady KaKa et de Roddy…,
murmura Louisa d’un air songeur.
— Certainement, et ça me plairait
beaucoup. Je pourrais aussi tout ranger,
cela ne me dérange pas du tout. Ce serait
vraiment chouette de rester dans une vraie
maison plutôt que dans un Bed and
Breakfast.
Louisa s’était rendue dans la cuisine et
fouillait maintenant dans un tiroir près du
réfrigérateur. Clara s’étonna de la voir en
sortir un énorme couteau de boucher.
— Bon ! lança-t-elle en faisant
cliqueter ses bracelets.
Elle replongea la main dans le tiroir et
en tira un petit jeu de clés.
— Voilà un double. Lady KaKa,
Roddy, je vous présente Clara, votre
nouvelle colocataire, expliqua-t-elle en se
tournant vers la cage puis le tapis.
Clara, désespérée quelques instants plus
tôt, se retint de sauter de joie comme une
gamine.
— Oh, c’est vrai ? Vous acceptez ?
Formidable ! Je suis vraiment ravie !
L’Interphone sonna.
— ET TOURNEZ MANÈGE ! lança le
perroquet alors que Louisa poussait un
glapissement.
— Zut, le taxi ! s’écria-t-elle en lançant
les clés à Clara avant de courir entre sa
valise et son sac à main en murmurant :
passeport, billets, passeport, argent,
passeport, sous-vêtements, passeport,
fringues, passeport, bouquins, passeport,
chapeau, passeport, maillot de bain,
passeport.
— Du coup…, dit Clara sans oser
bouger, les clés en main. Y a-t-il des
choses que je dois savoir ?
— Pas le temps, pas le temps. Je
t’enverrai les infos par mail, note-moi ton
adresse.
Louisa lui donna un stylo et lui tendit le
dos de sa main. Clara commença à y
écrire.
— J’avoue que je ne consulte pas mes
mails très…
— Très bien, très bien.
Louisa hocha la tête en la regardant
écrire.
— Alors, deux ou trois choses avant
que je parte… J’arrive, Reg ! hurla-t-elle
en réponse à une voix qui parlait par la
boîte aux lettres, en bas. Il faut donner à
manger à Roddy et à Lady KaKa,
évidemment, et Lady KaKa refuse de
parler si sa cage n’est pas propre. Elle
aime bien avoir le Daily Mail comme
litière. Elle adore chier sur les titres, c’est
son truc, c’est un perroquet de gauche,
que veux-tu. Ne lui donne jamais de
poulet ni de viande, sinon elle ne te
parlera plus pendant un mois. Un jour je
lui ai donné quelque chose où il y avait
du poulet et elle a tout vomi sur une
photo de Donald Trump, ce qui ne devait
pas être tout à fait le hasard, si tu veux
mon avis. Elle ne dit que des gros mots et
des phrases entendues à la télé. Au
magasin, rien de bien compliqué, la caisse
est simple, on ferme le dimanche et le
lundi et plus tôt le samedi, mais
franchement, tu verras que presque
personne ne vient. Je t’enverrai des
indications. Il y a Lauren qui sait faire
tout ça, elle était au pub hier soir, tu te
rappelles ? La blonde, jolie mais bien trop
gentille. C’est tellement injuste… Elle
travaillait au magasin à mi-temps à
l’époque où on avait du monde. Va la
voir, elle est super.
— Justement, je l’ai croisée tout à
l’heure, dit Clara en remettant le bouchon
sur le stylo.
— C’est vrai ? Ça alors, quelle
coïncidence !
Louisa déchiffra ce qui était noté sur le
dos de sa main.
— C’est un 4, ça ? Parfait. Marrant,
comme adresse.
— Je suis danoise, expliqua Clara.
— Formidable ! J’ai eu une relation
avec un type de Copenhague, une fois,
qui n’arrivait pas à prononcer le mot
« sixième ». C’était désopilant, et le mec
était un super coup au lit, très créatif.
J’aime beaucoup les Danois !
Clara la regarda, bouche bée.
— Bon, sur le panneau en liège, tu as la
liste des numéros du coin si un tuyau pète
ou s’il y a le feu, on ne sait jamais,
poursuivit Louisa. Une fois j’ai dû
annuler une soirée fondue parce que
j’avais mis le feu au salon avec l’essence
à briquet. Et les éboueurs passent le lundi,
je crois, mais je ne sais jamais trop alors
je dépose les poubelles au petit bonheur
en espérant que ça parte vite… Et, ah
oui ! Mon fils, Joe, il faut qu’il soit au
courant. Il vit à Londres, je l’appelle
toutes les cinq minutes depuis l’aube mais
il ne répond pas, ce qui n’est pas très
étonnant vu qu’il est toujours hyper
occupé, alors s’il appelle, dis-lui que je le
contacterai. Ou alors, son numéro est sur
le panneau en liège, tu n’as qu’à l’appeler
directement. Arrête de gueuler, Reg,
j’arrive ! Bon, il faut que je file, ma
chérie. Quelle chance, je pars bien plus
légère en sachant que tu resteras ici, tu as
une énergie de folie !
Sur ce, elle embrassa Clara sur les deux
joues, lui laissant à peine le temps de
bredouiller un « au revoir », tourna les
talons et descendit l’escalier en cognant
sa valise partout, son chapeau à
tournesols planté sur la tête.
Clara regarda les clés dans le creux de
sa main, entendit la porte d’en bas
claquer… et se demanda dans quoi elle
venait de s’embarquer.
CHAPITRE 5

Clara n’avait passé chez Louisa qu’un


bref laps de temps – bref et animé ! –,
mais quand elle quitta le petit
appartement qui serait désormais le sien
dans les jours à venir, la rue lui sembla
être devenue plus lugubre encore. Les
vitrines poussiéreuses maintenant
constellées de gouttes de pluie, le ciment
des trottoirs, le bitume de la route, tout
était du même gris que les lourds nuages
qui flottaient au-dessus de sa tête tandis
qu’elle remontait la Grand-Rue pour
retourner au pub. Elle croisa peu de
monde : une femme marchant devant elle
en bottes de caoutchouc et promenant un
Springer anglais, un homme déchargeant
des caisses de l’arrière d’une
camionnette, un cycliste passant dans un
bref éclair de lumière avant de
disparaître. Le pas lourd, elle parcourut le
chemin jusqu’au pub, poussa la porte du
bar et vit Gavin astiquer le comptoir avec
un chiffon.
— Ah, vous voilà, dit-il en s’arrêtant
pour la regarder.
Elle s’avança vers lui et croisa les bras
sur sa poitrine. Elle avait la chair de
poule ; il faisait moins chaud dans le pub,
le matin, quand il n’y avait pas de clients.
— Je suis allée faire un tour.
Il se remit à nettoyer le comptoir.
— Avez-vous traversé les champs
jusqu’au petit bosquet ? demanda-t-il. Il y
a un ruisseau qui vous emmène jusqu’au
village d’après, si vous le suivez.
— Oh, non, j’ai juste visité la rue
principale.
Elle faillit ajouter qu’elle avait cherché
en vain un endroit où prendre un petit
déjeuner, craignant de le vexer, et repensa
à la pauvre banane et au mini-paquet de
céréales sur le plateau près de son lit. Il
faudrait qu’elle pense à les emporter.
— En fait, il se trouve que j’ai vu
Louisa. Je vais rester au village et garder
sa maison pendant son absence, expliqua-
t-elle.
Gavin cessa de frotter son zinc.
— Ah, parce qu’elle s’en va vraiment ?
— Oui, elle est partie, même.
Il écarquilla les yeux.
— Ah bon ?
— Il y a quelques minutes, oui.
— Est-ce qu’elle a dit quelque chose ?
demanda-t-il sans la regarder, se
concentrant sur son chiffon et son bar.
— Dit quelque chose ? répéta-t-elle.
— Un message ? Pour moi… ou
quelqu’un d’autre ! Elle le fait souvent,
quand elle s’absente.
Clara ne put réprimer un petit sourire
en voyant Gavin rougir légèrement.
— Elle était très, très pressée, répondit-
elle. Elle comptait vous demander de
vous occuper de ses animaux, mais
puisque je suis là, c’est moi qui les
nourrirai, naturellement…
— Ah. Bien. Je lui enverrai un message
par Words with Friends. On vient juste de
commencer une nouvelle partie, précisa-t-
il en lui montrant son téléphone portable.
— Je ne connais pas.
— En gros, c’est une appli qui marche
un peu comme un Scrabble en ligne.
C’est au tour de Louisa de jouer. J’ai
attendu toute la matinée qu’elle voie mon
dernier mot. En sept lettres, DRAPIER.
J’espère qu’elle n’a pas de S, parce que
c’est tout près du mot compte triple. Mais
j’imagine qu’elle devait être occupée à
faire sa valise. Elle me laissera sûrement
un message par cette appli, on fait
souvent ça…
Il s’interrompit, le visage désormais
cramoisi.
— Je n’en doute pas, lui assura Clara
en lui souriant. Si vous voulez me donner
des conseils pour ses animaux, je suis
preneuse. Le perroquet, en particulier, a
l’air un peu spécial.
— Lady KaKa ? Elle est plus que
spéciale ! C’est un cauchemar sur pattes !
Clara rit doucement.
— Eh bien, je verrai ça. Ah, Louisa m’a
aussi demandé d’appeler son fils. J’ai
noté son numéro mais je n’ai pas vu de
téléphone dans l’appartement.
— Il doit être enseveli quelque part. Je
ne sais pas comment elle fait pour
retrouver quoi que ce soit dans ce souk.
Vous devriez voir l’intérieur de son sac à
main !
— Du coup, je me demandais si je
pourrais utiliser votre téléphone fixe, si
vous en avez un. Ou un portable ? Ce
serait peut-être sympa que je me présente.
Gavin la regarda quelques instants d’un
air perplexe.
— Parce que je n’en ai pas, précisa-t-
elle avec un haussement d’épaules.
— Vous n’avez pas de portable ? répéta
Gavin, manifestement sidéré. Moi qui
croyais que toute personne de moins de
trente ans en avait un de greffé.
Clara soupira et se sentit obligée de
s’expliquer, comme à l’accoutumée…
— J’en avais un, mais…
Elle s’arrêta. Finalement, elle n’avait
pas envie de se justifier, sachant que son
explication ne ferait qu’entraîner nombre
d’autres questions auxquelles elle n’avait
aucune envie de répondre.
— Mais maintenant, je n’en ai plus.
— Eh bien, prenez le mien quand vous
voudrez, lui proposa Gavin en tendant
son portable. Ou utilisez le fixe près de la
caisse, comme vous voudrez. Mais ne
vous attendez pas à ce Joe réponde.
Louisa dit toujours que sa relation avec le
répondeur de son fils est bien plus intime
que tout ce qu’elle a pu connaître avec
n’importe quel homme.
Il eut un petit rire à ces mots, et ses
yeux étincelèrent en prononçant le
prénom de Louisa.
Clara sourit et se dirigea vers le
téléphone fixe. Elle prépara un petit
discours de présentation dans sa tête et
composa le numéro qu’elle avait
griffonné sur un bout de papier. Comme
le lui avait annoncé Gavin, elle tomba
directement sur un répondeur, où une
voix chaude et assurée lui demanda de
laisser un message. Elle faillit laisser
passer le bip.
— Bonjour, je m’appelle Clara, et je…
Enfin, votre mère m’a demandé de vous
dire que j’allais habiter quelque temps
dans son appartement. Le temps de son
séjour à Madrid. Je vais tenir la boutique.
Je crois qu’elle a essayé de vous ap…
« Fin de votre message. Pour
enregistrer, tapez 1. »
Clara fut tellement surprise qu’elle
raccrocha.
— Zut, marmonna-t-elle.
— Tout va bien ? s’enquit Gavin.
Il était maintenant assis sur un tabouret,
les yeux dans le vague, son chiffon à la
main.
Clara hocha la tête. Son message n’était
pas une grande réussite, mais elle ne
voulait pas en laisser un deuxième, de
peur de passer pour une idiote.
— Bon, je vais aller rassembler mes
affaires, dit-elle.
— Je vais vous aider à descendre votre
sac, lui proposa Gavin en la suivant dans
le petit escalier. Il avait l’air lourd.
— Oh, merci, ça ira. Je vais me
débrouiller.
Mais il insista et, comme elle était une
fille polie, elle se contenta de le
remercier.
Derrière elle, la carrure imposante de
Gavin emplissait tout le passage de
l’étroite cage d’escalier, et en insérant sa
clé dans la serrure elle eut la désagréable
impression que les murs et le plafond se
resserraient autour d’elle.
— Donc, en fait, vous n’avez qu’une
chambre, c’est ça ? demanda-t-elle,
cherchant quelque chose à dire.
— Oui, juste celle-là, pas besoin de
plus, répondit Gavin en se postant devant
la porte voisine, les bras croisés.
Clara le sentit nerveux.
— On dirait pourtant qu’il y en a
d’autres, dit-elle en désignant le long
couloir.
— Non, non, c’est juste… Enfin, un
usage privé, quoi, bredouilla Gavin en
verrouillant à double tour la porte devant
laquelle il se tenait.
Il vérifia qu’il avait bien fermé à clé
avant de jeter des coups d’œil à droite et à
gauche, préférant visiblement ne pas
regarder Clara dans les yeux.
Qu’y avait-il derrière cette porte ? Elle
n’avait posé qu’une question toute
simple, et l’atmosphère venait de se
modifier. Le tempérament simple et
chaleureux de Gavin s’était comme
évaporé, et il y avait désormais une
tension palpable dans le silence qui
régnait.
— En tout cas, dit-elle dans l’espoir de
rétablir une atmosphère plus cordiale,
c’est une chambre très agréable. J’ai très
bien dormi, le matelas est excellent,
ajouta-t-elle en fonçant dans la chambre
pour s’emparer de la banane aussi vite
que possible.
Elle avait envie de se brosser les dents
après tout le sucre du gâteau à la carotte,
mais puisque Gavin l’attendait, autant se
hâter de partir.
Il prit son sac et lui suggéra d’avancer
en premier, la poussant presque tandis
qu’ils passaient devant la porte fermée
avant de s’engager dans l’escalier.
Une image terrible vint soudain à
l’esprit de Clara pour expliquer ce
comportement nerveux : celle d’un client
ligoté et bâillonné dans cette pièce
mystérieuse, attendant de l’aide…
Non, elle avait trop d’imagination.
Elle régla sa note en silence, remercia
Gavin et se dirigea vers la porte.
— Attendez, tenez, dit-il en lui tendant
un coupon.
Il avait l’air parfaitement détendu
maintenant qu’ils étaient de retour dans le
bar. La gêne des minutes précédentes
avait disparu.
— C’est pour la soirée steak, expliqua-
t-il. Le mardi. Un steak et un verre de vin
pour dix livres. On propose des repas le
mardi et le samedi.
— Oh, merci, dit-elle en glissant le
papier dans la poche de son jean. Super.
Gavin insista pour l’accompagner
jusqu’à l’appartement de Louisa. Elle
accepta, ne voulant pas le vexer. Portant
son lourd sac à dos comme si celui-ci ne
pesait rien, il lui montra les anciens
magasins et lui expliqua un peu l’histoire
des lieux. Ses yeux se mirent à pétiller
quand il raconta la fois où Louisa et lui
avaient fait du patin à glace sur le parking
de la mairie. Louisa était tombée et il
avait failli se briser le dos en la rattrapant
de justesse. Il riait avec bonhomie, perdu
dans ses souvenirs. Louisa et lui
semblaient être… de bons amis, songea-t-
elle en l’observant du coin de l’œil alors
qu’il lui racontait une autre anecdote.
Arrivés devant le magasin de jouets, il
lui donna son sac à dos et lui offrit ses
services, si elle avait besoin de quelque
chose.
Elle le remercia chaleureusement et
monta dans l’appartement. Mais, une fois
arrivée, elle ne se sentit pas d’humeur à
tout déballer. Sa curiosité la poussait
plutôt à aller voir à quoi ressemblait le
magasin, en bas.
Elle redescendit donc, aperçut une
porte qui devait y accéder. Après avoir
bataillé pour trouver la bonne clé, le
battant vitré s’ouvrit, et elle chercha un
interrupteur à tâtons. Le volet de la vitrine
étant fermé, la pièce était plongée dans
l’obscurité.
— Aïe ! s’écria-t-elle quand son tibia
heurta quelque chose de dur.
Ses doigts trouvèrent enfin un
interrupteur et elle alluma. Elle découvrit
d’autres interrupteurs, qu’elle actionna.
Elle regarda autour d’elle, médusée.
La boutique était pleine à craquer de
stock, réparti de la manière la plus
désordonnée qui soit. Des étagères étaient
bourrées de poupées, de puzzles, de
voitures, de grosses lettres et de chiffres
en bois, de jeux de société. Il y avait des
paniers débordant de babioles : balles
fluorescentes, grandes mains en mousse,
peluches…
Elle parcourut les allées, impressionnée
par la quantité d’articles. Certains étaient
cachés derrière d’autres, des boîtes étaient
tombées çà et là. Une épaisse couche de
poussière recouvrait bon nombre
d’étagères. Depuis quand n’avait-on pas
posé les yeux sur ces articles ? C’était un
véritable assaut sensoriel, presque
accablant tant il y avait de formes et de
couleurs vives. Clara se rappela soudain
une vieille tante excentrique entourée
d’une dizaine de sacs pleins à craquer de
choses et d’autres, des châles
multicolores noués autour de son cou et
portant une kyrielle de colliers à grosses
perles jurant avec ses fines boucles
d’oreilles en diamant. Elle éteignit une
lampe pour atténuer l’effet criard des
couleurs et poursuivit son excursion au
pays des jouets.
La caisse se trouvait au fond du
magasin, posée sur un comptoir couvert
de papiers, de factures, porte-clés, de
barres chocolatées, de pots à crayons, de
sucettes… et bien d’autres choses
encore ! Elle eut mal à la tête rien qu’à
regarder tout ce bazar. Une calculatrice
dépassait de sous un carnet rempli
de dessins et de gribouillages sur chaque
page : des perroquets, des chats,
beaucoup de fleurs, des étoiles, des
cœurs, des yeux et des G de toutes les
tailles.
Elle passa devant deux rayonnages dans
le fond et fronça les sourcils en voyant
des myriades de boîtes casées les unes
derrière les autres, contenant toutes des
choses différentes.
Elle tira sur la poignée d’un placard
dans un coin de la pièce, dont la porte,
toute collante, s’ouvrit dans un
grincement. Là, elle attrapa quelques
objets rangés sur l’étagère du haut : de
magnifiques morceaux de bois sculptés
aux couleurs étouffées par la poussière.
Elle passa un doigt sur le dos d’un
superbe cheval à bascule au corps
délicatement peint, dont la crinière
retombait sur un des yeux.
En continuant d’explorer ce placard,
une idée germa dans son esprit, qui ne
cessa de grandir à mesure qu’elle en
découvrait le contenu. Elle sentit son
ventre picoter et ses doigts la démanger.
Elle referma la porte en souriant, prête à
ajouter ses propres dessins au carnet du
comptoir, quand une autre porte retint son
attention. Elle la poussa et resta bouche
bée devant l’immense espace qui
s’ouvrait devant elle. Elle s’apprêtait à y
entrer quand, soudain, elle entendit
quelqu’un frapper. Elle se retourna et vit
Lauren, le nez collé à la vitre de l’entrée
latérale.
— Pardon, je vous ai fait peur ? Vous
avez laissé la porte ouverte, dit cette
dernière en tendant un pouce derrière elle.
Du coup, j’ai vu qu’il y avait de la
lumière.
— C’est vrai ? Oh, zut, quelle tête en
l’air je fais ! marmonna Clara en allant lui
ouvrir. C’est mon premier jour comme
gardienne, et voilà le résultat.
— Comme gardienne ? s’étonna Lauren
en penchant la tête sur le côté.
— Oui, c’est une longue histoire.
— Vous savez, il n’y a pas grand-chose
à voler dans le couloir, à part des
brochures pour des pizzas. À la rigueur,
quelqu’un muni d’un tournevis pourrait
emporter les portemanteaux. Il faut en
vouloir, cela dit, précisa Lauren en
souriant. Désolée, je passais juste par-là
pour déposer Rory à la maternelle. Il y va
quelques heures par jour, maintenant. Je
dois être une mauvaise mère, mais
j’avoue que ces quelques heures sont
parfois les meilleures de ma journée !
Clara lui rendit son sourire.
— Oh, mais non, je comprends que
vous ayez besoin d’une pause.
— C’est vrai, j’ai besoin de cette pause,
reconnut Lauren en suivant Clara dans le
magasin. Ma série The Crown ne va pas
se regarder toute seule !
— Ah, je ne l’ai pas vue, celle-là.
— C’est une série historique, très
précise et très intéressante. On y apprend
plein de choses sur la famille royale. Et
puis, il y a Matt Smith. Mmm…
— Vous regardez surtout pour Matt
Smith ?
Lauren hocha vivement la tête.
— Je l’avoue sans honte… oui !
— Je ne le connais pas. Je ne suis pas
sûre qu’il soit célèbre au Danemark.
Nous, on craque plutôt sur Viggo
Mortensen.
— Euh… c’est qui ?
— Quoi, ne me dites pas que vous
n’avez jamais vu Le Seigneur des
anneaux ? Vous ratez quelque chose. Il
joue le rôle d’Aragorn.
— C’est une histoire d’elfes, non ?
demanda Lauren en plissant le nez. Ce
n’est pas trop mon truc, ces histoires de
créatures magiques.
— Non, lui ce n’est pas un elfe…
Enfin, bref, il est canon, vous pouvez me
croire.
— Oh, mais je vous crois, répondit
Lauren en prenant un gros doigt en
mousse dans un panier qu’elle enfila sur
sa main. Je me demande si Rory
comprendrait mieux le message avec ça,
quand je le gronde.
— Je ne suis pas certaine que ça aurait
l’effet désiré, répondit Clara en riant. Ça,
par contre…
Elle prit un casque de policier en
plastique et le mit sur sa tête.
— Ça pourrait marcher !
Lauren acquiesça.
— Carrément ! Cela me donnerait une
bonne dose d’autorité en plus.
Elle tendit une main devant elle comme
un agent faisant la circulation routière.
— Donc, vous allez vous occuper du
magasin ? reprit-elle.
— Oui, j’habite l’appartement de
Louisa et je tiens la boutique en
contrepartie.
— Quelle bonne idée ! Youpi, une
copine ! s’exclama Lauren en faisant
tournoyer son gros doigt en mousse.
— Je compte bien ouvrir rapidement.
Mais d’abord, il faut que je fasse quelque
chose pour attirer l’attention des gens.
Et…
Elle sentit la chaleur lui monter aux
joues tandis qu’elle enlevait son casque
de policier.
— Et je crois que j’ai une idée. Je vous
raconte ?

C’est le cœur plus léger qu’elle
remonta dans l’appartement. Elle avait
passé le reste de la journée dans le
magasin après le départ de Lauren,
encouragée par la réaction de sa nouvelle
amie. Elle avait commencé à trier le stock
et ne s’était arrêtée que lorsque son ventre
avait grondé si fort qu’elle s’était
demandé si elle avait déclenché quelque
jouet vibrant. Il faisait déjà noir quand
elle ouvrit la porte de l’appartement et
poussa son sac à dos qui encombrait le
passage.
Elle savait qu’elle aurait dû s’attaquer
au rangement de l’appartement mais, pour
l’heure, elle n’avait plus qu’une envie :
aller se coucher.
Manifestement, elle commit une erreur
en ignorant le perroquet, qui se mit à crier
« C’EST PASQUE J’SUIS NOIR, C’EST
PASQUE J’SUIS NOIR ? » alors qu’elle
entrait dans la salle de bains. Mais elle lui
ferait des excuses plus tard. Pour
l’instant…
Elle s’arrêta sur le seuil de la salle de
bains et sourit en voyant la grande
baignoire à pattes de lion couverte de
serviettes. Elle s’affaira aussi rapidement
que possible, rassemblant serviettes,
vêtements et autre linge sale en une pile à
laver, avant de nettoyer l’émail. Après
quelques fouilles, elle trouva un flacon
d’huile de bain à la rose dans le fond d’un
placard, dont elle utilisa quelques gouttes.
Les tuyaux se mirent à claquer et à
gronder en ouvrant à fond les robinets.
Pendant que la baignoire se remplissait,
elle sortit une bougie chauffe-plats d’une
poche de son sac à dos et, après l’avoir
allumée, elle la posa sur le bord de la
fenêtre et éteignit la lumière au plafond.
Elle contempla l’ensemble et soupira
d’aise. La pièce vibrait maintenant au
rythme des ombres de la bougie.
En entrant dans le bain, elle éprouva la
douceur soyeuse de l’eau, le parfum
discret de la rose, et apprécia pleinement
la lueur jaune et chaleureuse de la bougie
qui éclairait faiblement les murs. Elle
reposa sa tête et sentit ses muscles se
détendre, puis se mit à rire doucement en
voyant Roddy, le chat roux, se faufiler
dans la pièce et aller immédiatement se
lover sur la pile de serviettes sales.
Elle ferma les yeux, goûtant son
premier bain depuis plus d’une semaine.
C’est ce qui lui manquait le plus de sa vie
d’avant, car beaucoup d’hôtels et de Bed
and Breakfast n’étaient équipés que de
douches. C’était un délice, songea-t-elle
en laissant enfin son cerveau ralentir pour
se repasser les découvertes du jour, le
magasin, ses projets…
Brusquement, cette douce torpeur se
dissipa et une idée lui vint, si forte qu’elle
se redressa dans la baignoire. Elle sortit
de son bain, se drapa dans une serviette et
traversa l’appartement, trop accaparée par
son idée pour songer à prendre ses
chaussons. Elle dévala l’escalier en
direction du magasin, faisant presque
tomber sa clé dans son excitation à y
retourner. Elle savait exactement où elle
allait, et ce qu’elle voulait voir.
Elle passa devant la caisse et le placard
de l’angle et ouvrit la porte donnant sur la
salle du fond.
C’était une grande pièce, avec deux
bow-windows et des coussins de
banquette perdus sous des piles de papier,
donnant sur un carré de jardin à l’arrière.
Même en hiver, la pelouse était verte et
luxuriante, bordée de haies et de pots
remplis de fleurs et d’herbes. Une grande
table trônait au centre de la pièce, entre
quelques chaises.
Elle commença à en faire le tour en
enjambant des caisses vides et des jouets
cassés, laissant l’empreinte de ses pieds
mouillés sur le sol tandis que l’idée
qu’elle avait eue dans son bain prenait
forme. Voilà, c’était ça, le cœur de son
projet ! Un frémissement d’excitation la
parcourut. Elle se mordit la lèvre,
impatiente de s’habiller et de se mettre à
l’ouvrage.
— Louisa. Louisa !
Elle sursauta et se figea.
— Louisa !
Elle avança dans le magasin d’un pas
hésitant, en direction de la voix. Alors
qu’elle arrivait dans le couloir, un œil
apparut dans l’ouverture de la boîte aux
lettres.
— Louisa, c’est toi ?
— Hum, murmura Clara en resserrant
sa serviette autour d’elle sous le regard
qui la scrutait par la fente dans la porte.
— Vous n’êtes pas Louisa, dit la voix
sur le ton du constat.
La boîte aux lettres se referma dans un
claquement sec.
— Non, répondit Clara en se sentant
bête de parler à une porte fermée.
Le battant de la boîte aux lettres se
rouvrit.
— Qui êtes-vous et où est Louisa ?
Les yeux étaient cernés de khôl noir et
pleins de méfiance. Clara fut prise d’une
soudaine envie de rire devant ce tableau
surréaliste. Elle avança vers la porte
malgré le froid du carrelage sous ses
pieds.
— Attendez.
Elle tira le loquet et ouvrit la porte,
derrière laquelle se tenait Roz.
— Vos cheveux sont trempés, lui fit
remarquer cette dernière.
Merci, je suis au courant, faillit lui
rétorquer Clara. Mais, comme elle était
une fille bien élevée…
— J’étais en train de prendre un bain,
répondit-elle tout en se demandant quelle
mouche l’avait piquée d’aller ouvrir une
porte donnant sur la rue alors qu’elle
n’était vêtue que d’une simple serviette.
À ses yeux, il n’y avait rien de tel que
de ne pas porter de culotte pour se sentir
vulnérable.
— Un bain ? répéta Roz en arquant un
sourcil dessiné au crayon.
— Vous voulez entrer ? demanda Clara
en espérant que sa visiteuse, voyant
qu’elle la dérangeait, refuserait.
Mais cette visiteuse étant Roz, dont elle
avait eu un petit aperçu du caractère la
veille…
Elle réfléchit donc à la façon dont elle
pourrait monter l’escalier sans être
indécente.
— Je voulais parler à Louisa, déclara
Roz en croisant les bras sur sa poitrine.
— Elle n’est pas là.
— Et vous, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Clara.
— Eh bien, Clara, quand est-ce qu’elle
rentre ?
— Qu’elle rentre ?
— Oui. Louisa.
Roz pianota sur son bras de ses longs
ongles manucurés, visiblement agacée.
— Oh, mais elle est partie, répondit
Clara. Vous savez, en Espagne. Comme
elle l’a dit hier soir.
Roz haussa les sourcils.
— Elle est partie, répéta-t-elle.
La nouvelle parut la débloquer, et elle
franchit le seuil et prit la direction de
l’escalier, laissant Clara refermer la porte
et courir après elle.
Roz s’arrêta devant la porte ouverte et
laissa échapper un petit ricanement
moqueur en découvrant le champ de
bataille qu’était l’appartement : les
affaires de Louisa éparpillées partout, le
sac à dos de Clara déversant son contenu
sur la moquette, les poils roux de Roddy
couvrant ce qu’il restait.
— VOUS ÊTES LE MAILLON
FAIBLE, AU REVOIR !
Lady KaKa paradait sur sa perche en
regardant Roz et en donnant de petits
coups de tête intermittents en arrière pour
cracher ses mots.
Clara mit une main sur sa bouche pour
se retenir de rire et sa serviette se
décrocha juste au moment où Roz se
retournait.
— Oups ! fit-elle en recouvrant le sein
fugueur. Pardon, euh… Qu’est-ce que je
peux faire pour vous ? demanda-t-elle en
dissimulant assez mal son envie de rire.
— Vous ne m’avez pas expliqué ce que
vous faites ici. Êtes-vous entrée par
effraction ?
Clara hoqueta.
— Par effraction ? Mon Dieu, non, bien
sûr que non ! répondit-elle en se
redressant de toute sa hauteur, ce qui ne
l’emmenait toutefois pas bien haut.
Louisa m’a demandé de garder sa maison
et de m’occuper de ses animaux.
Elle tendit le doigt vers Roddy, qui était
couché en boule au milieu du lit dans un
nid de vêtements bariolés, et vers Lady
KaKa, qui agitait une patte en gonflant
ses ailes.
— LES AVENTURIERS ONT
DÉCIDÉ DE VOUS ÉLIMINER, ET
LEUR SENTENCE EST
IRRÉVOCABLE.
Clara fit comme si elle n’avait pas
entendu le perroquet, mais sentit les coins
de sa bouche frémir dangereusement.
— Donc, elle s’est envolée comme ça,
en laissant le magasin moisir, si je
comprends bien ? demanda Roz.
— Non, non. En fait, je vais l’ouvrir,
annonça Clara avec un grand sourire en
repensant à son idée.
Elle avait envie de partager cela avec
quelqu’un ; elle était sûre que cela allait
marcher. Elle était sur le point
d’expliquer son projet à Roz, mais cette
dernière ne lui en laissa pas le temps.
— Comment ça, l’ouvrir ? s’exclama-t-
elle. Vous ne pouvez pas ouvrir comme
ça, sans connaître. C’est absurde !
Refroidie, Clara garda le silence.
— Vous ne savez rien de la façon dont
ça marche, reprit Roz, et je suis sûre que
même Louisa n’aurait pas confié ses clés
et sa caisse à… à…
Elle s’interrompit un instant et la
dévisagea comme si elle allait s’enfuir
avec un énorme sac contenant le butin.
— … à une étrangère.
Clara, trop sidérée pour répliquer, se
contenta de la regarder.
Roz se percha sur un tabouret de bar
devant le plan de travail de la cuisine.
Apparemment, elle avait décidé de rester
un moment, songea Clara en jetant un
regard à son sac à dos qui contenait ses
vêtements.
— C’est scandaleux ! s’exclama Roz.
Qu’elle s’en aille, déjà, mais en plus,
confier son magasin à une étrangère,
quelqu’un qui n’est pas du village, ni
même d’Angleterre…
Roz arqua un sourcil en guise de
conclusion.
Clara s’enveloppa plus fermement dans
sa serviette – et dans sa dignité ! Son
accent danois était-il si évident ? Les
autres la considéraient-ils aussi comme
une étrangère ? Elle songea à Louisa
allant et venant dans la pièce ; cette
dernière avait-elle vraiment réfléchi à ce
qu’elle faisait ? Clara l’avait-elle poussée
à prendre une décision irréfléchie qu’elle
risquait de regretter toute sa vie ? Non.
Elle sentit revenir son assurance d’avoir
fait le bon choix.
Roz, pendant ce temps, continuait son
monologue :
— … parce que je voulais discuter de
certaines choses avec elle. Si elle ne veut
plus faire marcher ce commerce… Enfin,
je ne vais pas parler de ça avec vous.
Quand est-ce qu’elle revient ?
— Franchement, je ne sais pas,
répondit Clara en sentant ses poings se
serrer tout en regardant cette femme
désagréable arpenter l’appartement.
— C’est du Louisa tout craché, ça…
Disparaître sans crier gare en laissant les
autres se débrouiller…
Clara se garda bien de faire le moindre
commentaire.
— Et donc, vous voulez rouvrir la
boutique sans elle, poursuivit Roz. C’est
du grand n’importe quoi ! Vous n’avez
aucune idée de ce qu’il faut à ce village,
vraiment aucune !
Ça, elle ne pouvait pas laisser passer, se
dit Clara. Roz l’attaquait
personnellement, là.
— Il ne faut pas avoir fait de grandes
études pour tenir une boutique, répliqua-
t-elle en se tenant bien droite dans sa
serviette.
Elle regrettait de ne pas être habillée
normalement. Roz l’aurait peut-être prise
un peu plus au sérieux.
— Bon, eh bien, je vous laisse vous
débrouiller, alors, marmonna Roz avec
une petite moue.
En passant devant le plan de travail,
elle mit une tranche de gâteau à la carotte
dans un morceau de papier essuie-tout
qu’elle replia rapidement.
— Elle n’en aura pas besoin, dit-elle
sans même avoir la décence de rougir de
son geste.
Puis elle se dirigea vers la porte à
grands pas après un dernier regard plein
de fiel.
— SALUT LES TERRIENS, SALUT
CONNARD ! lança Lady KaKa.
Dès que Clara entendit la porte du bas
se refermer, elle se précipita dans la
chambre pour s’éponger les cheveux et
prendre ses vêtements, dont elle enfila
toutes les couches possibles pour se
réchauffer.
Quel affreux personnage que cette
Roz ! Pas étonnant qu’elle soit brouillée
avec Louisa. Elle est absolument
détestable. Quoi qu’il en soit, cela ne
changerait rien à ses plans.
En enfilant un dernier pull, son regard
fut attiré par une petite lumière rouge qui
clignotait. Elle venait d’un répondeur
posé sur la table, un vieux modèle avec
un fil menant à un tiroir à moitié ouvert et
au téléphone porté disparu dans le bazar
général. Le chiffre 3 clignotait en rouge
sur le petit écran. Trois messages. Ils
avaient dû arriver quand elle était en bas,
dans le magasin.
Elle appuya sur le bouton tout en
cherchant un papier et un crayon afin de
prendre note des messages, mais recula
en entendant soudain une voix masculine
tonitruante retentir dans toute la pièce :
celle qu’elle avait entendue sur le
répondeur tout à l’heure, douce et
assurée, désormais bien plus forte et
beaucoup moins aimable.
Lady KaKa hurla « MOI C’EST JOE,
LE PLUS BEAU GOSSE DE TOUTE
L’ÎLE DE LA TENTATION, LE PLUS
BEAU GOSSE ! », et Clara eut donc un
peu de mal à entendre les premières
phrases. Cependant, le ton du message
était clair :
« … ne sais pas qui vous êtes, mais
vous ne pouvez pas simplement laisser un
message, comme ça, en disant que vous
habitez chez ma mère qui vient de partir
en Espagne. Je ne lui ai même pas parlé,
et vous voudriez tenir la boutique ? On ne
vous connaît pas et… »
L’offensive continuait, mais Clara en
avait assez entendu. Elle se laissa tomber
sur une chaise. Personne ne voulait donc
d’elle ici ? Elle laissa la voix furieuse se
déverser dans l’appartement, sentant le
découragement l’envahir.
Puis elle songea à la réaction de
Lauren, à Gavin, aux jouets en bas, aux
idées qu’elle venait d’avoir. L’espoir était
permis. Et elle avait vu le village : il avait
besoin que quelque chose change. Elle
voulait aider. Elle avait besoin d’aider.
Elle se releva et lança :
— Il est hors de question que je baisse
les bras comme ça !
— ALORS, TU TENTES OU PAS,
MINABLE ? TU TENTES TA
CHANCE ? lui répondit Lady KaKa.
CHAPITRE 6

Joe balança son portable sur son


bureau. Toujours pas de réponse, et un
message de plus sur le répondeur. Où sa
mère avait-elle la tête pour partir comme
ça, sans le prévenir ?
Il se massa les tempes et essaya de se
concentrer sur l’écran devant lui. Par la
baie vitrée, il voyait l’East End de
Londres illuminé, les gens se rassemblant
dans les pubs, allant au restaurant,
emmitouflés contre le froid. Il distinguait
aussi son reflet dans la vitre, sa cravate
desserrée, sa veste sur le fauteuil, ses
manches retroussées. Le chauffage était
toujours réglé sur une température
tropicale, dans ces bureaux, et il sentait
des gouttes de sueur perler à son front.
Il avait commandé à dîner pour son
équipe, et les repas n’allaient pas tarder à
être livrés. Il avait prévu une grosse
soirée de travail pour peaufiner le contrat
qu’ils devaient impérativement conclure.
Ils avaient besoin de cette affaire, c’était
un gros coup. Il pensa à son chèque de
bonus dans quelques semaines ; cela
valait la peine de fournir un effort.
Au-dessus de sa tête, un luminaire
bourdonnait et des mouches mortes
s’étaient accumulées dans la coupole de
verre. Ces petits cadavres desséchés
faisaient tache dans un décor aussi
immaculé, nota-t-il. Il appela la réception
qui transféra son appel au service de
nettoyage. Il savait que ces gens seraient
obligés de rappliquer au pas de charge.
Quand un directeur général demandait
quelque chose, il valait mieux y répondre
dans les meilleurs délais – ce genre de
choses lui procurait toujours un petit
sentiment d’aise dont il ne se lassait
jamais.
Pam le rejoignit à son bureau.
— J’ai terminé le classement pour la
fusion Hache et j’ai affranchi tous les
courriers qui doivent partir en priorité,
dit-elle. Donc, si c’est tout…
Joe se carra dans son fauteuil et leva les
yeux vers elle.
— Vous avez fait tout le classement,
tapé tous les comptes rendus de réunion
de la journée, vous avez revu le rapport
de Mercer pour Andrew… Il faudra une
triple vérification pour celui-là…
Elle hocha la tête à chaque phrase sans
pouvoir s’empêcher de lancer un regard
vers son manteau accroché derrière le
bureau qu’elle occupait. Elle était arrivée
juste après lui et travaillait depuis l’aube.
Il savait qu’il devrait la laisser rentrer
chez elle, seulement la situation le
stressait et il avait besoin que tout soit
sous contrôle. Pam était une présence
rassurante pour lui, une sorte de figure
maternelle. Il savait qu’il pouvait compter
sur elle ; elle était son filet de sécurité.
— On aura besoin de vous à la
première heure, Pam. Tout le monde va
passer la nuit ici, il y aura de nouvelles
relectures et corrections à faire.
Cinq heures tapantes. Je peux vous
envoyer une voiture, si vous voulez.
Il vit le visage de son assistante se
décomposer. Elle avait des rides autour
des yeux et le gris de ses tempes ressortait
sous la lumière crue. Il ne l’avait pas
remarqué, jusqu’à présent, et il se rappela
la remarque de Matt au sujet du dernier
petit-fils de Pam. Il devrait peut-être lui
demander des nouvelles de sa famille…
Et aussi la laisser partir de bonne heure
un autre soir, pour qu’elle puisse passer
du temps avec les siens… Mais il y avait
tellement de boulot.
— Je veux bien, pour la voiture,
répondit-elle. Il n’y a pas de métro, à
cette heure.
Joe hocha la tête et lança, tandis que la
moitié de son équipe arrivait :
— Mercer, Adams, rien pour Pam
avant qu’elle s’en aille ?
En voyant Pam fermer un instant les
yeux et se retourner, craignant déjà la
réponse, il eut quelques remords. Mais il
devait vraiment mettre toutes les chances
de leur côté, pour ce nouveau contrat. Il
se promit de laisser partir son assistante
plus tôt un autre jour.
Mercer, un type rondelet aux joues bien
pleines et au sourire chaleureux se tourna
vers elle.
— Rien pour moi, non. Bonne soirée,
Pam.
Adams, tout fin, calme et discret,
secoua la tête.
— Non plus. Merci d’être restée aussi
tard, Pam.
— OK, le chauffeur va vous ramener,
Pam, dit Joe avant de se tourner vers
Mercer et Adams. J’ai commandé chez
Nobu, mais ne croyez pas que ça va être
une soirée sushi et caviar. On a du boulot,
les gars.
Le sourire de Mercer s’estompa.
— Pas de souci, chef, répondit-il en
enlevant sa veste.
Adams était déjà tourné vers l’écran de
son ordinateur.
— Je vous ai apporté les chiffres que
j’ai préparés tout à l’heure…
Joe sentit quelque chose frémir dans
son ventre en regardant les bureaux. Ce
n’était pas un sentiment d’isolement, non.
Ces hommes devaient être là. Le contrat
sur lequel ils travaillaient était important,
et une autre banque pouvait encore leur
subtiliser l’affaire s’ils n’agissaient pas
assez vite. Il n’y avait pas de place pour
le sentimentalisme.
CHAPITRE 7

Clara soupira. Il fallait qu’elle sorte.


Depuis une heure, elle n’arrêtait pas de
parler toute seule, marmonnant des
insultes en danois en se rappelant la
conversation avec Roz, ou en réécoutant
le message de Joe sur le répondeur. Elle
enfila donc son manteau et alla se
promener dans la Grand-Rue pour tenter
de chasser sa colère en respirant
profondément l’air froid du soir.
Pour la première fois, elle remarqua les
réverbères au style désuet qui bordaient la
rue, diffusant une lueur orangée dans une
mer de gris. Laissant le magasin derrière
elle, elle avança vers le seul endroit
ouvert, dont les fenêtres étaient
illuminées : le pub. Elle y entra et
s’étonna de le trouver vide. Il n’y avait
pas de feu allumé dans la cheminée,
aucun verre sur les tables, et aucun client.
Gavin surgit de l’escalier en fredonnant
et s’arrêta brusquement en la voyant.
— D’où venez-vous, avec un sourire
pareil ? demanda-t-elle, heureuse de le
voir.
Il avait un visage vraiment engageant,
et ses joues un peu rougeaudes lui
rappelaient celles de son père. Il faudrait
d’ailleurs qu’elle lui écrive, songea-t-elle.
Il aimait avoir de ses nouvelles, même s’il
était très occupé avec les jumelles qu’il
avait eues de sa seconde épouse.
Le sourire de Gavin se figea, et il lança
un bref coup d’œil par-dessus son épaule.
— De nulle part, grommela-t-il avant
de claquer la porte de l’escalier, faisant
trembler le bar.
Clara écarquilla les yeux. Avait-elle dit
quelque chose de déplacé ?
— Ce n’est pas pour dormir, au moins ?
demanda-t-il. Parce que je n’ai pas encore
fait le ménage dans la chambre, et l’autre
est…
Il s’interrompit sous le regard de plus
en plus perplexe de Clara. Elle se
rappelait très bien l’avoir entendu dire
qu’il n’y avait qu’une seule chambre à
l’étage.
— L’autre chambre ? s’enquit-elle en
s’avançant vers le comptoir.
— Non, je voulais dire que l’autre
pièce n’est pas une chambre, marmonna-
t-il.
Le rouge lui monta au cou, jusqu’à
l’extrémité d’un tatouage dont elle ne
distinguait toujours pas le motif.
— Pas de souci, Gavin, je ne venais pas
pour ça.
— Qu’est-ce qui vous amène, alors ?
Vous avez une maison à garder et une
boutique à faire tourner, je crois ?
demanda-t-il, plus souriant.
Clara s’était perchée sur un tabouret et
grattait le comptoir avec un ongle tandis
que Gavin allait et venait derrière le bar
en la regardant.
— C’est vrai, répondit-elle avec un
hochement de tête.
— Alors ?
Elle marqua une pause et soupira.
— À votre avis, est-ce que Louisa
voulait vraiment que je reste chez elle ?
demanda-t-elle.
Gavin fronça les sourcils.
— Comment ça ? Bien sûr que oui, elle
vous a bien confié ses clés, non ?
— Oui…
Ses doutes commençaient à s’estomper.
Gavin avait raison ; elle n’avait pas mal
interprété la situation.
— Mais je me disais que je lui avais
peut-être un peu forcé la main.
Gavin éclata de rire.
— Attendez, vous avez vu Louisa ? Ce
n’est pas vraiment le genre à se laisser
forcer la main ! Un jour, elle a poursuivi
dans la rue un type de l’UKIP en
brandissant un parapluie. Vous auriez vu
la scène…
Clara retrouva le sourire.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda
Gavin. Vous aviez l’air sûre de vous tout
à l’heure, et maintenant…
Clara se mordit la lèvre ; elle ne voulait
pas parler de Roz ni du message de Joe.
— Oh, rien. C’est idiot, murmura-t-elle.
Gavin passa une main sous le comptoir
et en sortit un verre dans lequel il mit des
glaçons puis de la limonade.
— Tenez, dit-il en poussant le verre
vers elle. C’est la maison qui offre.
Cette gentille attention faillit lui faire
monter les larmes aux yeux. Un peu de
réconfort serait le bienvenu.
— Merci.
Elle but une gorgée et regarda Gavin
nouer un tablier puis se pencher pour
commencer à remplir un des petits
réfrigérateurs de bouteilles de bière. Elle
sentit bientôt ses muscles se détendre
tandis que le sucre de la limonade
circulait dans ses veines, lui redonnant de
l’énergie.
Elle était sur le point de poser des
questions à Gavin sur la dispute de la
veille entre Roz et Louisa quand la porte
s’ouvrit, laissant une bourrasque glaciale
pénétrer dans le bar.
— Encore vous ! lança une voix qu’elle
aurait aimé ne plus entendre.
Elle tourna la tête, espérant que ce
n’était que le fruit de son imagination.
Hélas, non. C’était encore Roz, avec la
même expression soupçonneuse, ses
lèvres peintes du même rouge foncé, et
vêtue d’un long manteau noir qui lui
donnait l’air d’être la Mort en personne.
— J’allais partir, dit Clara en
descendant de son tabouret
précipitamment, si bien qu’elle se cogna
le genou contre le bar. Oh, lort !
— Comment m’avez-vous appelée ?
jeta Roz, qui se tenait toujours dans
l’encadrement de la porte, son manteau
boutonné jusqu’au menton.
— Ce n’était pas pour vous, c’était un
mot danois qui… Bref, c’est un juron,
mais il ne vous était pas adressé, c’était
pour mon genou qui…
— Je ne vois pas qui est Monjnou non
plus. À moins que ce ne soit encore un
mot obscène en danois ?
— Roz, arrête, intervint Gavin.
— Non, je parlais de mon genou, pas de
Monjnou, répéta lentement Clara.
— Moi qui croyais qu’elle aurait
décampé, dit Roz à Gavin comme si Clara
n’était pas là.
Gavin fit la moue.
— OK, je vois, murmura-t-il. Vous
avez eu des mots, toutes les deux, c’est
ça ?
Clara scruta la moquette et ses taches,
sa trame usée, les pieds des chaises et des
tabourets.
— Bon, je m’en vais, dit-elle.
Elle n’était pas d’humeur à subir de
nouvelles réflexions de Roz.
— Non, non, terminez tranquillement
votre limonade, lui ordonna Gavin.
Il y avait un je-ne-sais-quoi de
menaçant dans sa voix, fait inhabituel, et
elle se percha de nouveau docilement sur
son tabouret. De toute façon, Roz était
devant la porte, et elle n’avait aucune
envie de lui demander poliment de s’en
écarter pour qu’elle puisse sortir.
— Alors, Roz. Tu entres ou tu sors ?
lança Gavin.
— Je n’ai pas soif, répondit cette
dernière en pinçant les lèvres avant de
tourner les talons.
Le bruit du vent couvrit les
marmonnements de Gavin tandis qu’elle
rouvrait la porte et ressortait.
Un silence pesant se fit après son
départ, que Clara finit par rompre.
— Donc, pour répondre à votre
question de tout à l’heure, il y a eu
quelques mots entre nous, en effet.
Elle se décida à tout lui raconter : la
visite de Roz, le message de Joe, et ses
hésitations à rester dans ces conditions.
Gavin l’écouta sans l’interrompre et
remplit de nouveau son verre de limonade
en y ajoutant un doigt de vodka, cette
fois.
— Je crois qu’elle voulait parler à
Louisa de quelque chose, mais elle n’a
pas voulu me dire de quoi il s’agissait,
conclut Clara.
Gavin soupira, sortit une pile de sous-
verre et les disposa sur le bar.
— Elle convoite le magasin depuis des
années, expliqua-t-il. Elle a fait une offre
il y a des lustres, mais Louisa l’a coiffée
au poteau. Roz a toujours rêvé de se
débarrasser d’elle et, comme vous l’avez
vu, ce ne sont pas vraiment les meilleures
amies du monde.
— Euh, oui, en effet, j’avais cru
comprendre, dit Clara avec un petit
sourire. Et cette histoire de kermesse ?
Que s’est-il passé ?
— Oh, ça…
Gavin s’interrompit dans son travail.
— On peut dire que ça a été la cerise
sur le gâteau. Il y a eu un désaccord dans
le jury du concours du meilleur gâteau, et
celui de Roz a été éliminé. Elle a mis ça
sur le compte de Louisa, qui faisait partie
du jury, et malheureusement, le jeu de
chamboule-tout était juste à côté
d’elles…
— Juste ciel !
— Oui, c’était assez spectaculaire. Pour
une femme aussi fluette, je vous garantis
que Louisa a de la force dans les bras !
Mais il n’y avait pas que cette histoire de
gâteau. Roz et Louisa se crêpaient déjà le
chignon depuis des années. Pour des
histoires de congés refusés, de dispute à
propos d’une clôture commune, et d’un
homme que toutes les deux aimaient bien,
je crois…
Il toussota brièvement et conclut :
— Enfin bref, tout ça a explosé ce jour-
là. Littéralement.
Il se pencha vers elle et lui sourit.
— Allez, ne la laissez pas vous
décourager, Clara. Vous étiez si contente,
tout à l’heure. Roz n’est pas si méchante
que ça, dans le fond. Elle aboie plus
qu’elle ne mord, au bout du compte.
Simplement, elle aime que les choses se
fassent à sa manière.
— En tout cas, elle ne m’aime pas,
marmonna Clara en faisant la moue.
— Tant pis pour elle ! Tenez, regardez,
j’ai reçu ça tout à l’heure.
Il s’essuya les mains sur son tablier et
prit son téléphone sur la caisse pour lui
montrer un texto de Louisa :
J’ai trouvé une super gardienne pour la
maison, Lady KaKa et Roddy. Elle va
tenir le magasin, la pauvre chérie, alors
pense à aller la voir pour qu’elle ne
s’ennuie pas trop. Mais si quelqu’un peut
le faire, c’est bien elle.
Le message fit chaud au cœur à Clara,
et elle sentit ses joues rougir sous le
compliment.
— Et sinon, elle avait un S et a fait mot
compte triple avec SAGE, quarante-deux
points ! ajouta Gavin en regardant avec
tendresse son téléphone. Donc vous ne
pouvez pas partir, dit-il en toussotant
avant de reposer le téléphone sur la
caisse. Elle compte sur vous, et vous avez
promis.
— Et Joe, alors ? Son message était
tellement violent…
— Ne faites pas attention à lui. Cette
décision appartient à Louisa et à personne
d’autre. Elle veut que ce soit vous, point
final.
Clara hocha la tête. Elle ne demandait
qu’à le croire.
— Donc, vous voulez vivre ici un petit
moment ? reprit Gavin.
— Oui. Ça me plairait bien.
— Et vous voulez tenir le magasin ?
Elle hésita un instant, repensa à ses
dernières idées et hocha la tête.
— Alors marché conclu, on n’en parle
plus, décréta Gavin en trinquant avec elle.
Vous restez.
Une femme aux cheveux noués sous un
foulard apparut soudain par la porte de
l’escalier derrière lui.
— C’est bon, Gavin, j’ai tout remis
comme tu voulais que je…
— Parfait ! s’écria-t-il en se ruant vers
elle, l’empêchant clairement de finir sa
phrase. Je te fais confiance, comme
d’habitude.
La femme le considéra avec
étonnement.
— Bon, eh bien, à la semaine
prochaine, même heure, dit-elle en
passant devant lui.
— C’est ça, même heure la semaine
prochaine, confirma-t-il avec un rapide
hochement de tête.
Clara observa ce curieux échange sans
rien dire. Qui était cette femme ? Que
faisait-elle là-haut ?
Lorsque Gavin revint au bar, après
avoir raccompagné la femme jusque dans
la rue, il était écarlate. Ils étaient restés un
moment sur le trottoir, Gavin lui avait
donné quelque chose, puis elle était
partie. Clara s’apprêtait à demander qui
elle était, mais la question resta coincée
dans sa gorge en voyant l’expression de
Gavin.
— Bon, dit-elle en descendant de son
tabouret après avoir poussé son verre sur
le bar. Je crois que je vais y aller.
Gavin lui répondit d’un grognement,
astiquant le comptoir qui était étincelant.
— Merci pour la limonade et pour tout
ce que vous m’avez dit, Gavin, dit-elle,
espérant qu’il allait lever les yeux et lui
sourire.
Il lui jeta un bref regard.
— De rien, répondit-il d’une voix
sourde. Ça m’a fait plaisir, revenez quand
vous voulez.
Il releva enfin la tête pour de bon et la
regarda dans les yeux. Elle s’efforça de
ne pas laisser paraître sa perplexité et lui
adressa un petit signe de la main.
— Je n’y manquerai pas. Et venez me
voir à la boutique. Dans deux jours,
d’accord ? Venez dans deux jours, il y
aura une surprise.
Cette pensée lui fit presser le pas sur le
chemin du retour, qui lui parut bien plus
court qu’à l’aller.
Une fois arrivée, elle se précipita dans
le magasin, où elle sortit l’un des gros
chiffres en bois, un grand 2, qu’elle plaça
dans la vitrine au bord du volet, un
sourire sur les lèvres.
C’est demain que tout allait
commencer, se dit-elle en gravissant les
marches pour monter à l’appartement.
Demain, elle déballerait son sac et
s’attaquerait au champ de bataille de
l’appartement… et au reste. Elle ne
penserait ni à Roz, ni à quiconque que sa
présence dérangeait. Elle allait changer
les choses. Cette fois, le voyant rouge du
répondeur qui indiquait le chiffre 4 ne lui
fit ni chaud ni froid.
Elle commençait à sombrer dans un
profond sommeil quand un cri perça le
silence :
— MON PRÉCIEUX, CONNARD !
Au moins, Lady KaKa était contente de
la voir, elle !
ZOU n’est pas un vrai mot, Gavin, et
comment se fait-il que tu aies toujours
des Z, des X, des Q et des J alors que je
n’ai que six voyelles dont je ne peux rien
faire ?
Désolée d’être partie aussi vite, mais je
ne pouvais vraiment plus attendre. Je
savais que tu essaierais de m’en dissuader
et j’avais besoin de cette petite escapade.
Je suis tellement contente que Clara
s’occupe de mon appartement. Lady
KaKa aime avoir de la compagnie. Peut-
être qu’elle va apprendre des mots
danois ? Évidemment, Roddy ne va rien
remarquer de spécial, lui. Surtout
n’oublie pas de rappeler à Clara qu’il
adore les filets de saumon avec de la
sauce au piment (douce), il y en a plein
dans le congélo.
Madrid est une ville géniale. Je suis en
plein centre, juste à côté de dizaines de
magasins, de squares et de terrasses de
cafés qui servent des tapas. J’ai mangé
tellement de paella en vingt-quatre heures
que j’ai l’impression d’être moitié
femme, moitié crevette, à l’heure qu’il
est !
Je me suis promenée partout en ville, je
commence à bien me repérer. Quant aux
galeries, je ne t’en parle même pas (enfin,
si, du coup). J’adore l’art local et j’ai
désormais la conviction que je devrais me
recycler comme peintre surréaliste ! Je
sens que ce style convient parfaitement à
ma personnalité. Tu vois le genre
d’expériences que j’aime faire en
cuisine ? Eh bien, c’est l’équivalent, mais
en peinture. Personne n’aurait cru que le
bacon, le sirop et les éclats de chocolat
iraient si bien ensemble jusqu’à ce que je
fasse mon incroyable Surprise au
chocolat. J’ai vu beaucoup de tableaux de
Goya, puisqu’il est du coin, en quelque
sorte, mais ses toiles sont plutôt sombres
et un peu flippantes. Je crois que je vais
surtout m’en tenir aux homards-
téléphones et aux hommes avec une
pomme en guise de tête.
Je t’écris du café en terrasse de mon
hôtel en fumant le narguilé ! Ce n’est que
du tabac parfumé à la framboise, pas la
peine de faire une attaque (on n’est pas à
Amsterdam non plus). Après, je pense
remonter dans ma chambre. J’ai un petit
balcon en pierre d’où je peux regarder les
beaux Espagnols (beaucoup de bruns
ténébreux genre Heathcliff) se promener
au bras de jolies femmes. Ensuite, je me
pomponnerai et je sortirai faire la fiesta !
CHAPITRE 8

Clara avait changé les draps de Louisa,


la nouvelle housse de couette sentait la
lessive à la lavande et les oreillers en
plume étaient d’un confort incroyable.
Elle avait déniché une couverture en
cachemire au fond de la penderie et
l’avait étendue sur la couette. Elle avait
ensuite allumé une bougie sur la table de
chevet, sorti de son sac à dos un roman
tout écorné et s’était glissée sous les
draps. Mais elle avait beau s’être créé un
petit nid douillet, elle n’avait presque pas
dormi. Elle n’avait cessé de se réveiller,
se rappelant l’expression mauvaise de
Roz, les mots gentils de Gavin, ses
projets pour le magasin…
Les rayons du soleil filtraient par les
coins des rideaux au-dessus de sa tête.
Elle s’étira et bâilla. Lady KaKa lui jetant
un regard plein de dégoût, elle s’empressa
de mettre la main devant sa bouche. Elle
se leva, enfila ses chaussettes en laine
antidérapantes et se prépara un café. Tout
en le dégustant, elle commença à planifier
la journée qui l’attendait.
Elle glissa un CD de musique country
dans la chaîne hi-fi de Louisa, et entreprit
de ranger l’appartement. Elle ramassa et
plia les vêtements, empila ce qui devait
être repassé, récura la cuisine et la salle
de bains jusqu’à ce que les lieux soient
étincelants. Lorsqu’elle s’arrêta enfin, son
estomac grondait, elle avait mal aux bras
et grand besoin d’une douche.
Elle ressortit de la salle de bains
requinquée et contempla son œuvre.
L’appartement paraissait déjà plus grand,
et une odeur de propre flottait dans
l’atmosphère. Elle se préoccuperait plus
tard de mettre une touche personnelle çà
et là. Pour l’heure, elle se contenta de
grignoter une tranche de gâteau à la
carotte et se dit qu’il faudrait songer à
faire quelques courses pour les repas.
Lady KaKa leva un œil vers elle alors
qu’elle approchait, et s’agita de plus en
plus quand elle posa la main sur la
poignée de la cage.
— Du calme, ma belle. Allez, viens,
dit-elle d’une voix douce.
Elle avait décidé d’emmener le
perroquet en bas pour avoir de la
compagnie dans le magasin.
— JE REVIENDRAI.
Elle descendit l’escalier, surprise par le
poids de la cage, tandis que Lady KaKa
battait des ailes contre les barreaux.
— QU’ON EST BIEN CHEZ SOI,
répétait l’oiseau sans discontinuer.
— Je sais, et je ne compte pas te faire
aller bien loin, rassure-toi, lui expliqua-t-
elle avec un petit rire en posant la cage
devant la porte du magasin avant de
retourner en direction des marches.
— PAS COOL, PAS COOL !
— On va bien s’amuser, tu vas voir !
lança-t-elle en retournant à l’appartement
pour donner à manger à Roddy.
Depuis qu’elle était là, le chat se
contentait de passer d’un endroit où
dormir… à un autre, sans manifester
d’intérêt pour un autre type d’occupation.
La nourriture ne semblant pas
particulièrement le stimuler, Clara prit
une pelote de laine et l’agita devant lui. Il
la regarda, l’air de dire « Tu me prends
pour un imbécile, ou quoi ? C’est de la
laine, il n’y a pas de quoi s’exciter », puis
il roula sur l’autre flanc pour fixer le
poêle. Clara finit par le prendre dans ses
bras et le porta jusqu’en bas, où elle
ouvrit la porte du magasin. Le félin se mit
soudain à paniquer en voyant la cage –
Lady KaKa devait être la seule chose
capable de le faire bouger – et il bondit
des bras de Clara pour filer dans le
magasin, la griffant, dans sa hâte de
s’enfuir. Inquiet de la voir le suivre tout
en portant la cage, il fila vers le fond du
magasin et se cacha au milieu d’une pile
de robes de princesse, qu’il foula pour se
faire un petit nid où dormir.
— Bien ! C’est le grand jour ! annonça
Clara aux deux animaux.
— ON N’EST PAS COUCHÉS, ON
N’EST PAS COUCHÉS !
— Ça, c’est sûr ! répondit-elle en riant.
Elle passa les heures suivantes à finir
de trier le stock, puis à ranger et nettoyer.
Tous les articles furent regroupés par
catégories dans le grand placard, et elle
disposa les jouets sur les étagères en
ajoutant des étiquettes colorées pour les
prix. Elle suspendit des banderoles à pois
de couleurs vives puis accrocha quelques
cadres qu’elle avait trouvés posés contre
le mur dans l’arrière-salle : un grand
portrait de clown tenant un bouquet de
ballons de baudruche, un couple de
jongleurs, un Monsieur Loyal et un
éléphant. Elle accrocha un miroir sur le
mur derrière la caisse et sourit devant le
résultat : la pièce paraissait tout de suite
plus grande.
Elle passa ensuite l’aspirateur puis la
serpillière jusqu’à ce que le carrelage noir
et blanc soit impeccable. Au comptoir,
elle fit une pile de tous les papiers qui
traînaient et les rangea sous la caisse. Elle
essuya la surface et posa deux poupées
trolls aux cheveux fous près de la caisse,
puis elle fixa un bout de banderole devant
le comptoir. Elle recula et sourit en
admirant le résultat.
— Voilà ! C’est nettement mieux !
Elle leva alors les yeux vers la pendule
et sursauta en voyant l’heure. Son
estomac se mit à gronder comme s’il
venait lui aussi de comprendre qu’elle
avait sauté le déjeuner.
La mort dans l’âme, elle dut admettre
que, sans voiture, elle n’avait guère de
choix concernant le lieu où aller acheter
quelque chose à manger. Elle enfila son
manteau, noua son écharpe autour de son
cou et se prépara mentalement à aller
faire quelques courses au bureau de poste
de Roz, juste à côté, espérant qu’il serait
ouvert.
Le local, éclairé par une vitre sale et
une simple ampoule, était plein à craquer.
Un support mural présentait tout un choix
de magazines tandis que des piles de
journaux encombraient le sol. Des
étagères remplies de produits de première
nécessité couvraient le mur d’en face et,
au centre, un îlot débordait également de
divers articles. Clara prit rapidement
quelques produits – une miche de pain,
une brique de lait, un pot de confiture, un
concombre et un paquet de jambon
blanc – et souleva le coin de son manteau
en guise de panier pour les déposer.
Elle sentait sur elle le regard de Roz,
derrière son comptoir, et leva les yeux au
ciel en l’entendant soupirer. Allaient-elles
encore se disputer ? Peut-être aurait-elle
dû se laisser mourir de faim, plutôt que
d’oser mettre les pieds ici… Elle empila
ses articles à côté de la caisse sous le
regard scrutateur de Roz, dont la fine
bouche avait pratiquement disparu tandis
qu’elle les scannait un à un.
— Donc, vous restez, dit-elle d’un ton
sec en regardant les courses devant elle.
— Oui, je reste, confirma-t-elle en
payant avec sa carte.
Il était hors de question qu’elle se laisse
intimider par ce dragon une nouvelle fois.
— Vous avez un sac ? demanda Roz en
haussant un sourcil maquillé. C’est cinq
pence, si vous n’en avez pas.
— Zut, j’ai oublié…, bredouilla Clara.
Pourquoi diable était-elle si nerveuse
face à cette femme ?
Elle fouilla dans son porte-monnaie et
renversa son contenu en cherchant une
petite pièce. Roz parut légèrement déçue
lorsqu’elle en trouva enfin une et la fit
glisser sur le comptoir.
Clara se hâta de sortir, essayant
d’ignorer les yeux de Roz qu’elle sentait
encore sur elle par la fenêtre du magasin.
— Clara ! lança Lauren en agitant une
main.
Clara s’arrêta. Elle avait encore le cœur
battant suite à son excursion alimentaire,
et venait de se promettre de faire une
grosse commande par Internet sur le vieil
ordinateur du magasin de Louisa.
— Comment allez-vous ? s’enquit
Lauren en venant vers elle, les joues
rosies par le froid sous une grosse chapka
en fausse fourrure.
— Bien, merci. Très bien, même. Je
suis en plein réaménagement de la
boutique, répondit-elle avec un geste vers
le magasin, sentant déjà sa tension
redescendre.
— Super ! Je dois filer chercher Rory à
la garderie, mais je passerai vous voir
après, et on prendra un moment pour
jouer. Mon Dieu, non ! Je voulais dire :
prendre un café. Désolée, voilà ce que
c’est quand on ne parle plus qu’avec des
mamans. Surtout pas de jeux, donc. Je ne
vous ferai pas sortir les Lego ou quoi que
ce soit. Enfin, peut-être le Docteur
Maboul, parce que j’adore ce jeu, même
si c’est hyper dur. Je le tue tout le temps
quand j’essaie de lui enlever la pomme
d’Adam ! C’est répugnant, quand on y
pense.
— D’accord. Je ne sais pas si on a ce
jeu, au Danemark. Mais les Lego, oui. On
adore les Lego.
— Je vous expliquerai, dit Lauren en
agitant sa main gantée. Désolée, mais je
dois y aller. Mme Stevens va encore me
souffler dans les bronches si j’arrive en
retard, comme si elle était sur le point
d’appeler les services sociaux, donc il
faut que je file !
— Allez-y, dit Clara en riant. Je suis au
magasin tout le temps, passez quand vous
voulez. Ce sera chouette de prendre un
café.
— Votre projet avance ?
— Oui, il prend forme.
— Super ! J’ai hâte de voir ça. Et je
suis bien contente que vous restiez au
village ! lança-t-elle en s’éloignant.
Clara regarda Lauren partir, ses longs
cheveux soyeux dansant derrière elle. Elle
sourit, goûtant la perspective d’une
nouvelle amitié et du projet tout neuf qui
l’attendait.
Elle se retourna pour entrer mais, juste
avant de pousser la porte, elle s’arrêta
devant le magasin et contempla les volets
blancs tirés sur la devanture, sous
l’enseigne bordeaux. Voilà, elle savait ce
qu’elle allait faire en rentrant.
CHAPITRE 9

Clara était épuisée quand elle se


coucha, ce soir-là. Les draps étaient
froids, mais elle était trop fatiguée pour
ressortir du lit et se faire une bouillotte.
Elle enroula la couette autour d’elle,
attendant de se réchauffer, les mains
rouges et irritées par tout le ménage et le
bricolage qu’elle avait faits. Il faudrait
acheter du bois pour le poêle. Elle nota
dans un coin de sa tête d’ajouter cela à sa
liste de courses sur Internet. Ce soir, elle
avait à peine eu la force de remonter la
cage de Lady KaKa dans l’escalier.
Roddy l’avait suivie quelques minutes
plus tard, mais uniquement parce qu’elle
avait ouvert une nouvelle boîte de pâtée.
Comment allaient réagir les gens ? Les
habitants étaient-ils tous comme Roz ?
Ou comme Lauren ? Elle avait oublié de
demander à Gavin.
Elle était tellement excitée qu’elle avait
du mal à s’endormir malgré la fatigue,
telle une enfant la veille de Noël.
Qu’allaient-ils dire quand ils verraient ce
qu’elle avait fait du magasin de Louisa ?
Qu’en penseraient Gavin, Lauren, Roz ?
Elle imaginait les enfants du village, le
visage radieux sous leur bonnet en laine.
Elle sourit, heureuse du travail qu’elle
avait accompli, mais un peu inquiète,
aussi. Depuis plusieurs mois, elle
voyageait à son gré, sans but particulier,
et aujourd’hui… Elle avait le sentiment
que c’était le destin qui l’avait amenée
dans ce village, sachant qu’elle pourrait y
changer quelque chose.
Elle ferma les yeux, appelant le
sommeil de ses vœux afin d’être en forme
le lendemain, pour le grand jour.
Elle eut l’impression que quelques
minutes seulement venaient de s’écouler
quand le réveil sonna sur la table de nuit.
Elle bondit du lit, enfila ses chaussettes
antidérapantes avant de passer la robe de
chambre fuchsia de Louisa. Une fois la
bouilloire lancée, elle se hâta de se
préparer et trouva même le temps de
mettre un peu de mascara. Ses yeux bleus
se mirent à pétiller dans le miroir de la
petite salle de bains, semblant la
remercier de cette attention. Elle prit juste
un café ; elle n’avait pas faim – trop
anxieuse pour avaler quoi que ce soit.
Il était temps d’y aller !
En bas, elle s’installa sur une chaise
près du comptoir et scruta la pendule en
sirotant son deuxième café. À 9 heures
précises, en grande pompe et avec
cérémonie, elle ouvrit les volets afin que
le soleil d’hiver inonde le magasin et
illumine sa nouvelle vitrine. Tout était
encore plus beau, dans cette lumière…
Elle avait sorti de vieux jouets en bois
d’une caisse du placard et les avait
nettoyés, frottant les petites roues
colorées, réveillant des violets, des verts
ou des rouges vifs. Elle avait déniché des
puzzles représentant des paysages et les
avait collés pour créer un patchwork de
champs et de ciels. Devant ce décor, elle
avait installé les rails d’un petit train qui
serpentaient, tournaient et se
chevauchaient, tandis que des
marionnettes en bois regardaient le circuit
au côté d’animaux miniatures.
Elle retint son souffle et prit un des
wagons du train pour le poser en haut de
la piste. Puis elle le lâcha et, ravie, elle le
regarda démarrer, déclenchant un
enchaînement de mouvement pour que la
scène soit un régal pour les yeux. Les
gens allaient sûrement s’arrêter pour
regarder, intrigués, et les enfants auraient
envie d’entrer et de jouer avec
l’installation.
Elle retourna à sa chaise, derrière la
caisse, mais fut incapable de rester assise.
Elle se leva et s’appuya sur le comptoir,
son cœur s’emballant à chaque passage
dans la rue. Avec sa façade bordeaux et le
décor en puzzles, elle savait que sa vitrine
était attirante.
Mais personne ne s’arrêtait.
Les aiguilles de la pendule tournaient.
Un homme en costume passa devant la
vitrine en téléphonant, sans y jeter un
regard. De l’autre côté de la rue, une
dame âgée tirait un Caddie à motif
écossais. Un pigeon picorait le pavé juste
devant la vitrine sans prêter la moindre
attention à l’attraction colorée au-dessus
de lui.
Clara sentit son estomac se nouer.
Personne. En une heure, personne n’avait
poussé la porte du magasin.
À 11 heures, elle était démoralisée et
monta à l’appartement se faire une autre
tasse de café. Même Lady KaKa, qui lui
lança un « JE SUIS LE MAÎTRE DU
MONDE », ne réussit pas à lui arracher
un sourire. Elle prit Roddy dans ses bras
et enfouit son visage dans sa douce
fourrure tandis qu’il ronronnait de
contentement. Elle qui était persuadée
que des gens entreraient et pousseraient
des cris de joie… Quelle déception !
À contrecœur, elle redescendit au
magasin, sentant déjà ses beaux projets se
flétrir.
Personne n’entra davantage dans les
heures qui suivirent.
Elle mangea son sandwich au jambon
et au concombre du bout des lèvres,
amère, tandis que le temps passait au
ralenti.
Elle déplaça les poupées trolls sur le
comptoir. Les remit en place. Puis marcha
lentement jusqu’à l’arrière-salle et
s’appuya contre le chambranle de la
porte, sentant le manque de sommeil la
gagner. Elle avait prévu de travailler dans
cette pièce ce soir, persuadée que ce
qu’elle voulait faire de ce lieu pourrait
transformer le magasin en quelque chose
de merveilleux. Désormais, elle se
demandait plutôt si elle ne ferait pas
mieux de passer sa soirée dans un bon
bain, à lire un livre à la lueur de quelques
bougies, pour oublier toute cette
déception.
Elle était tellement absorbée par sa
tristesse qu’elle n’entendit pas le carillon
de la clochette au-dessus de la porte. Ce
fut un babillement enfantin qui la tira de
sa sombre rêverie. Elle se retourna
vivement et vit Lauren au milieu du
magasin, tournant sur elle-même, les
yeux écarquillés. Rory lui tenait la main
en lui tirant le bras.
— Rega’de, maman, rega’de !
— Clara, murmura Lauren. C’est
formidable, vous avez complètement
métamorphosé les lieux.
Clara se sentit rougir en s’avançant vers
elle.
— Je n’ai pas vraiment commencé, dit-
elle. J’avais plein d’idées, mais…
Elle marqua une pause, sentant sa
vague de déception du matin la
submerger à nouveau.
— Personne n’est venu. Tout le monde
s’en fiche. Louisa avait raison.
Alors qu’elle prononçait ces mots, elle
vit des silhouettes sur le trottoir devant la
vitrine, en petits groupes. Un visage
d’enfant était collé à la vitre, sa petite
bouche formant un O.
— C’est normal, la garderie vient juste
de fermer, lui expliqua Lauren. Clara,
votre vitrine est superbe ! Rory est aux
anges. Il adore les trains.
— Train, train, train, répéta Rory en se
dirigeant vers la vitrine.
— Je vais te montrer quelque chose, si
tu veux, lui proposa Clara en le
rejoignant.
Elle lança le wagon sur ses rails. Ravi,
Rory regarda le petit chariot tourner dans
tous les sens, le vert et le rouge de ses
roues se mêlant dans le mouvement. Il
applaudit frénétiquement.
— Encore, encore !
La clochette de la porte sonna à
nouveau, et un petit groupe d’enfants
entra, collé aux jambes des mamans et
d’un papa qui paraissait un peu perdu
dans toute cette agitation.
Clara leur souhaita la bienvenue et les
invita à approcher pour relancer sa petite
animation. En quelques instants, le
magasin fut rempli de rires, de voix et de
monde circulant dans les allées. Elle
sentit tout son corps se détendre, et c’est
d’un pied léger qu’elle se dirigea vers le
comptoir.
Un petit garçon qui avait perdu ses
deux dents de devant se tordait le cou
pour regarder les jouets posés en haut
d’une étagère.
— Tu veux voir quelque chose de plus
près ? lui demanda Clara.
Le petit garçon se mit à fixer le sol en
se mordant la lèvre avant de hocher
frénétiquement la tête. Il montra du doigt
une grande boîte qu’elle descendit de
l’étagère.
— Qu’est-ce qu’on dit, Chris ?
Une femme, qui devait être sa mère
d’après la ressemblance, arriva derrière
lui.
— Merci, dit le petit garçon en
observant la voiture téléguidée sous son
emballage de plastique.
— C’est ça que tu veux, mon chéri ? lui
demanda sa mère.
— Oui. Je pourrai faire un circuit dans
le bureau de papa.
Il se tourna vers Clara et ajouta :
— Mon papa est parti, alors il en a plus
besoin. Ils vont divorcer.
— Ah, fit Clara, légèrement
déconcertée.
— Chris ! s’exclama sa mère en
rougissant. Désolée, il raconte ça à tout le
monde en ce moment. C’est comme un
syndrome de la Tourette, mais branché
divorce.
L’enfant dévorait des yeux la voiture
entre ses mains.
— Elle est trop géniale…, murmura-t-
il.
— C’est son anniversaire, précisa la
mère. Son père lui a juste envoyé une
carte électronique, alors j’ai envie de
rattraper le coup.
— Je peux vous faire un emballage
cadeau, si vous voulez. J’ai du papier, des
rubans, tout ce qu’il faut.
— Merci, vous êtes gentille, répondit la
jeune femme en lui tendant l’argent avec
un sourire. Mais je ne pense pas que ce
soit utile. Dans dix secondes, tout sera
arraché !
— Tu sais, mon papa à moi, il est parti
de la maison quand j’avais à peu près ton
âge, dit Clara au petit garçon qui la
regarda avec un air grave. Et je peux
t’assurer qu’il t’aime toujours, malgré
tout.
— C’est ce qu’il a dit, marmonna-t-il
sans avoir l’air convaincu.
La mère sourit à Clara en articulant un
« merci » silencieux, avant d’entraîner
son fils vers la sortie.
Lauren traversa la boutique, un grand
sourire aux lèvres.
— Bravo, Clara, c’est vraiment super !
Ça vous dirait de venir chez moi lundi
après-midi ? Patrick emmène Rory à la
piscine, du coup c’est mon moment de
libre pour faire un peu de sport, par
exemple. Et ça me ferait plaisir d’avoir de
la compagnie. Tenez, je vous laisse mon
adresse. Disons 15 heures ?
— D’accord. Je viendrai avec plaisir.
— Et je vais dire à tout le monde de
venir ici, ajouta Lauren en arrachant Rory
du coin où il avait commencé à construire
un château avec des boîtes.
Clara sourit en voyant le petit garçon
battre des jambes dans les bras de sa mère
qui le portait pour partir.
— Nan, encore, maman, encore !
Elle revint à sa caisse pour prendre le
paiement d’un autre client, puis répondit
à plusieurs questions des enfants et des
parents. Le magasin se vida peu à peu.
Elle n’avait pas fait un énorme chiffre
d’affaires, mais c’était le premier jour, et
beaucoup de parents lui avaient dit qu’ils
reviendraient.
Lorsqu’elle jeta un regard dehors, elle
tressaillit. Immobile et toujours aussi peu
engageante, Roz fixait la boutique depuis
le trottoir. Elle avait la bouche pincée de
contrariété tandis que ses yeux
détaillaient l’installation de la vitrine.
Clara faillit éclater de rire :
— Oh lort, lâcha-t-elle.
— Pardon ? fit l’homme qui attendait
devant la caisse pour payer.
— Oh.
Clara rougit et regarda la petite fille
qu’il tenait dans ses bras.
— Ça veut dire, heu… « bonne
journée » en danois, expliqua-t-elle,
honteuse de son mensonge.
— Lort, lort, répéta la petite fille.
Clara grimaça et espéra que le père
n’allait pas vérifier le sens de ce mot sur
Google en rentrant chez lui…
Il ne remarqua pas son expression et lui
sourit en payant le petit train qu’il venait
de choisir.
— Super vitrine, dit-il. Vous avez un
vrai sens du détail.
Clara se sentit curieusement timide en
croisant son regard vert derrière des
lunettes rectangulaires.
— Merci, bredouilla-t-elle en oubliant
complètement Roz.
— Amber l’adore. Pas vrai, Amber ?
La petite fille tendait déjà la main vers
son jouet et gigotait pour descendre des
bras de son père. Il la posa par terre et lui
ébouriffa les cheveux, du même châtain
clair que les siens.
— Elle est surexcitée. Si seulement sa
mère pouvait la voir…
Il s’arrêta là et poussa un profond
soupir, si bien que Clara se surprit à
pencher la tête avec un air compatissant.
— Bref ! dit-il en frappant dans ses
mains. Ça nous a fait bien plaisir, en tout
cas.
— J’en suis ravie.
Elle aurait aimé pouvoir bavarder
davantage, mais un autre client attendait
derrière lui.
L’homme lui adressa un dernier sourire
et lui fit un petit signe de la main.
— À une prochaine fois, alors.
— Avec plaisir, répondit Clara en le
regardant prendre la main de sa fille et
sortir.
Avait-elle rêvé, ou s’était-il retourné
devant la porte pour la regarder avant de
s’en aller ?
La cliente suivante la tira de ces
réflexions.
— Excusez-moi, que signifie le grand
chiffre 4 dans le coin de votre vitrine ?
— Le 4 ? répéta Clara en battant des
paupières, pensant encore à ce papa et à
sa petite fille. Ah oui, le 4. Eh bien, ça
veut dire qu’il ne reste plus que quatre
jours.
— Quatre jours avant quoi ?
Son fils dévisageait Clara, attendant lui
aussi la réponse. Elle reprit ses esprits et
se pencha vers l’enfant.
— Avant le nouveau décor en vitrine.
Encore quatre jours, et, hop ! dans la nuit,
il se transformera en autre chose.
— Comme de la magie ? demanda le
petit garçon, les yeux écarquillés.
— Exactement. Quand je me lèverai, en
arrivant ici, je découvrirai quelque chose
de totalement différent.
— C’est les elfes, murmura le petit
garçon.
Clara hocha la tête d’un air solennel.
— Probablement, approuva-t-elle.
La mère arbora un grand sourire.
— Eh bien, on reviendra voir ça, hein,
Lucas ?
— Dans quatre jours, répéta Lucas,
comme si sa mère n’avait rien compris.
— C’est ça. Quatre, c’est après… ?
l’interrogea-t-elle.
— Deux ! répondit-il avec assurance.
La femme regarda Clara avec une petite
moue.
— En même temps, il n’a pas tout à fait
tort, dit-elle tout bas. Mais j’en parlerai
quand même à la garderie. Bien ! reprit-
elle plus fort. On reverra dans quatre
jours, alors. Tu dis merci, Lucas ?
Le petit garçon, trop occupé à
contempler la boîte qu’il tenait, murmura
un vague « messi ».
— Bon, ça ira.
Comment ça, tu n’as pas aimé ma
Surprise au chocolat ? Sur le coup, tu
m’avais dit que c’était un dessert à
tomber par terre. Je ne croirai plus jamais
ce que tu me diras. Est-ce que Raison et
Sentiments est vraiment ton film préféré
d’Emma Thompson, et est-ce que tu
trouves vraiment Noel Edmonds
détestable, finalement ? Tu vois, je
commence à remettre en question tout ce
que tu m’as toujours dit.
Il a plu deux jours d’affilée à Madrid,
du coup j’ai pris un train pour Valence.
Le trajet en lui-même était minable, mais
c’est super d’être sur la côte maintenant,
et d’avoir une vue sur la Méditerranée. Le
soleil était là pour m’accueillir, alors je
suis partie explorer. C’est un endroit
étrange. Certains coins ressemblent à un
décor de science-fiction, avec plein de
grands bâtiments blancs et de piscines
bleu turquoise. Je m’attends tout le temps
à voir apparaître des types en
combinaisons et casques blancs à
l’horizon.
Aujourd’hui, j’ai fait toutes mes visites
à vélo. L’ancien fleuve étant à sec, ils
l’ont transformé en espaces verts avec des
pistes cyclables. C’est très chouette. J’ai
mal aux mollets maintenant, alors je me
suis installée sur le toit de l’hôtel, qui a
un Jacuzzi avec vue sur la plage. Tu vois
comme c’est dur d’être une exploratrice
intrépide, Gavin. En plus, je dois boire
des litres de sangria pour m’assurer d’être
bien imprégnée de la culture espagnole.
Tu devrais peut-être faire une soirée
espagnole au pub, un de ces quatre ?
Servir de la paella, de la sangria, et
embaucher quelqu’un qui danse le
flamenco. J’ai regardé une danseuse de
flamenco absolument incroyable dans un
petit bar en ville, hier ! Elle tapait des
pieds si vite que c’était flou, son corps se
tordait de manière impossible et ses jupes
volaient dans tous les sens, c’était
époustouflant. Quand je repense aux
efforts que je dois fournir chaque fois que
la Macarena passe sur le juke-box, j’ai
honte. Penses-y, ça pourrait vraiment être
sympa. Quoique je doute qu’il soit facile
de trouver une vraie danseuse de
flamenco dans le Suffolk.
Demain, il y a un quart de finale de
tennis à L’Agora, un énorme bâtiment
bizarre qui ressemble à une moule géante
sortie du sol, et Andy Murray joue, alors
j’ai réservé une place pour aller le voir. Je
vais m’habiller avec un drapeau du
Royaume-Uni et me peinturlurer le visage
comme un de ces fans que l’on
voit à Wimbledon, on verra si je passe à
la télé avec ça. Si le tennis est diffusé sur
Sky, pense à regarder. Je suis sûre qu’ils
me filmeront. J’aurai un panneau avec
écrit « Vas-y Andy ! », parce que tout le
monde appelle les joueurs par leur
prénom. Tu te souviens de la période où
on appelait Henman « Tim » comme si
c’était notre fils préféré ? C’est drôle,
quand même… Ça ne me viendrait pas à
l’esprit d’appeler Rooney « Wayne ». Où
en est Manchester United, sinon ? Ça me
manque de ne pas regarder « Le Match du
jour » avec toi, tu m’apprends tellement
de choses. J’agite toujours un poing
rageur quand je vois une photo de
Ronaldo dans les journaux, parce que je
me rappelle que tu ne l’aimes pas.
Tu veux bien faire de gros bisous pour
moi à Roddy et à Lady KaKa, et dire à
Clara que c’est une sainte ? J’ai adoré son
visage, donc c’est chouette de savoir que
je ne me suis pas trompée sur son compte
(et elle une peau magnifique, tu ne
trouves pas ?). On dirait qu’elle n’aura
jamais la moindre ride. J’imagine qu’au
Danemark, elle ne doit manger que des
œufs crus et du chou rouge. Tu veux bien
lui demander ses secrets de beauté ? Moi
j’oublie tout le temps de mettre ma crème
de nuit, pas étonnant que je sois fripée
comme si je venais de passer des heures
dans l’eau.
J’ai évité les coups de fil de Joe toute la
semaine, tu crois que ça craint ? Il a l’air
carrément fâché dans les messages qu’il
laisse sur mon répondeur, et je déteste
qu’il soit fâché contre moi.
Sinon, j’ai bien aimé la façon dont tu as
attaché toutes tes lettres à mon mot. JE et
TU étaient corrects, mais ne crois pas que
je n’ai pas remarqué ton GE, et le G sur
lettre compte double, ce qui est
totalement injustifié vu que tu ne peux
même pas me dire ce que ça signifie. Si tu
parlais en langage Words with Friends,
personne ne pigerait un mot de ce que tu
dis. Je vais quand même continuer. J’ai
deux ou trois lettres assez valables dans
mon escarcelle.
CHAPITRE 10

— Maman ? Maman ?
Furieux, Joe raccrocha une fois de plus.
Ses chaussures claquaient sur le sol de
marbre alors qu’il traversait le hall de
l’immeuble de bureaux. Il poussa la porte
à tambour et appuya de nouveau sur la
touche correspondant au numéro de sa
mère.
La Mercedes l’attendait dehors, moteur
allumé. Il ne reconnut pas le chauffeur
mais, de toute façon, il n’était pas du
genre à papoter avec ceux employés par
l’entreprise ; la plupart du temps, il
profitait du trajet pour travailler. Il avait
déjà indiqué à l’homme l’endroit où il
voulait aller, et n’avait donc plus qu’à
tenter de rappeler sa mère pour la dixième
fois depuis une heure.
Elle se promenait sur le port de
Valence, en quête d’un bateau, quand la
communication avait été coupée.
— Ah, mon chéri, quand même ! Tu
n’arrêtes pas de passer dans des tunnels,
ou quoi ?
— Non, je pense que c’est toi. Je suis
dans la voiture, je rentre à la maison.
— Mais il est tôt.
— J’ai bossé toute la nuit.
Joe se frotta le visage d’une main, se
sentant déjà fatigué par la conversation.
— Mon Dieu, tu travailles trop, mon
chéri. Ça se passe bien, au moins ? Tout
le monde me demande ce que tu fais, et
j’ai toujours du mal à répondre. C’est nul,
non ? Après toutes ces années. Du coup,
je dis toujours que tu es dans la fusion-
acquisition, et je t’assure que ça
impressionne les gens à tous les coups !
Après, je m’embrouille un peu dans les
détails. C’est quoi déjà, ton poste, enfin,
ton titre ? Je sais que c’est un truc genre
président. Ça me fiche tout le temps le
vertige tellement ça te donne l’air de
quelqu’un d’important…
— Maman…
Il avait des accès de migraine depuis
minuit, et là, face à ce flot de paroles, il
se rendit compte qu’il n’arrivait plus à
suivre. Il fallait qu’il lui parle
sérieusement de ce qu’elle était en train
de faire.
— … vice-président ou président
adjoint ou un truc de ce genre. Je sais que
c’est américain…
— Maman ! lança-t-il plus fort, si bien
que le chauffeur écarquilla les yeux en le
regardant dans le rétroviseur.
Il envisagea de mettre une main sur le
téléphone le temps de s’expliquer, mais
que dirait-il, exactement ? Il décida
finalement d’ignorer le chauffeur.
— Tu dois me parler longtemps ?
demanda sa mère. Parce qu’il faut
vraiment que je trouve Pedro, là. Il est sur
un de ces bateaux, sauf qu’il y en a des
dizaines. Et pour moi, ils se ressemblent
tous, alors tu imagines !
— Je veux te parler du fait que tu as
quitté Yulethorpe en laissant le mag…
— J’ai réservé un jet-ski pour cet après-
midi. J’ai rencontré Pedro dans un bar
hier soir et il a organisé un truc aux petits
oignons pour moi. Deux heures pour
vingt euros, une super affaire, tu ne
trouves pas ? Moi qui n’ai jamais fait de
jet-ski jusqu’ici… Ça a l’air génial !
Quand j’étais jeune, j’ai été
complètement dégoûtée du ski nautique
après que ton père m’en avait fait faire au
large de l’île de Wight, où l’eau est bien
trop agitée. J’avais avalé la moitié de la
mer et je m’étais pris un ski en pleine
figure, tu parles d’une histoire. Je suis
encore persuadée que je me suis cassé le
nez sans le savoir. Il est toujours resté un
peu tordu vers la droite, depuis.
En entendant parler de son père, Joe
sentit sa colère diminuer. Il se retrouva de
nouveau petit garçon, avide d’anecdotes
au sujet de son père mais n’osant le
demander à sa mère, qui paraissait
toujours fâchée ou triste quand il la
sollicitait de la sorte. Il imagina son père
apprenant à son frère et à sa demi-sœur
l’art du ski nautique. Lui, il n’avait jamais
essayé. Pourquoi est-ce que penser à son
père lui faisait encore mal ?
— Je crois que ça va me brancher, le
jet-ski. Mais je vais devoir porter une
combinaison, tu vois le truc ? Moi
engoncée dans du néoprène ! L’horreur.
J’ai peur que Pedro ne se moque de moi.
En même temps, il ne doit pas
spécialement s’intéresser à une vieille
comme moi. Il est très jeune. Et je pense
qu’il est homo. Mais pas sûr…
— Maman. Tu veux bien arrêter deux
minutes, que l’on discute de ce départ
intempestif ?
— … ça m’est juste passé par la tête,
comme ça. Et de toute façon, ce n’est pas
le genre de question qu’on peut poser,
n’est-ce pas ?
Joe soupira. Sa mère évitait
délibérément le sujet et il ne pourrait rien
en tirer pour l’instant. Il la laissa
continuer un moment et s’adossa au
dossier de la banquette en fermant les
yeux.
Il y avait quelque chose de merveilleux
dans la voix de sa mère, quelque chose
qui le transportait dans le passé, lorsqu’il
était blotti au creux de ses bras sur un
canapé ou un lit, l’écoutant lui inventer
des histoires fantastiques. Elle avait
toujours su raconter les histoires, et, en
cet instant, elle était dans son élément, à
enjoliver les détails sur sa soirée au bar,
les vêtements de Pedro, son accent. Joe
sentit sa tête basculer sur le côté tandis
que le chauffeur se garait devant son
immeuble.
Il sursauta en se rendant compte qu’il
allait s’assoupir – la nuit de travail
commençait à se faire sentir. Il attendit
que le chauffeur vienne lui ouvrir la
portière, sortit de la voiture, remercia
l’homme et remit le téléphone à son
oreille. Sa mère n’avait rien remarqué de
tout cela et était toujours plongée dans
son récit.
— … tout le monde porte des pantalons
en cuir. Je pense m’en acheter un,
d’ailleurs. Mais tu ne crois pas que ça
ferait un peu jeunette pour moi ? Gavin
dit qu’il avait craqué sur Olivia Newton-
John. C’est vrai, elle était superbe avec ça
à la fin de Grease, tu te souviens ? Mais
bon, il faut dire qu’elle devait avoir
cinquante ans de moins que moi, et
qu’elle était beaucoup, beaucoup plus
mince…
Joe arriva au dernier étage de son
immeuble, et la porte de l’ascenseur
s’ouvrit directement sur son appartement
avec terrasse. Les immenses baies vitrées
étaient immaculées, il n’y avait pas un
grain de poussière en vue et ses affaires
personnelles étaient toutes rangées,
suspendues ou bien pliées dans les
placards. Il n’avait jamais été du genre à
aimer accumuler des objets mais, l’espace
d’un instant, même lui fut choqué par le
minimalisme austère des lieux. Il faudrait
qu’il rappelle cette architecte d’intérieur,
histoire de voir si elle pouvait changer
quelque chose.
— Maman, dit-il en se laissant tomber
sur le sofa beige en cuir. Tu veux bien
m’écouter cinq minutes ? Qu’est-ce qui
s’est passé ?
Le côté direct de sa question réduisit sa
mère au silence quelques secondes – un
exploit ! Il entendit un cri de mouette, des
bruits de conversation dans le lointain. Il
s’imagina le port : des Espagnols bronzés
passant de bateau en bateau en portant
des caisses de poissons tout juste pêchés,
sa mère plantée sur le quai, sa jupe
flottant au vent, en fixant son téléphone.
— Maman, répéta-t-il d’une voix plus
douce. Dis-moi, que s’est-il passé ? Tu es
partie comme ça, sans prévenir…
Il s’abstint d’ajouter « une fois de
plus », ne voulant pas faire dévier la
conversation ou mettre sa mère en colère.
Il repensa soudain aux années où ils
avaient voyagé ensemble dans tout le
pays, sans jamais se fixer, ne restant que
quelques semaines maximum au même
endroit. Il ne pouvait plus compter les
écoles où il avait été inscrit puis qu’il
avait quittées en cours d’année ! Dans les
derniers établissements, il avait cessé de
se faire des amis, sachant qu’il ne
tarderait pas à repartir sur un coup de tête
de sa mère. Que cherchait-elle dans ses
incessants voyages ? Il ne l’avait jamais
vraiment su. Faisait-elle la même chose
en ce moment ? Il croyait qu’elle était
heureuse, bien installée, entourée d’amis,
et ce brusque changement l’effrayait,
comme si elle risquait d’être redevenue la
femme brisée qu’elle avait été après que
son père les avait soudain abandonnés, ne
laissant qu’une lettre sur la commode. Il
n’avait même pas dit au revoir à son
fils…
Après le départ de son père, ils avaient
rapidement quitté leur maison et sa mère
avait décidé de prendre un nouveau
départ en s’installant au bord de la mer.
Lui, il avait été plus que partant ! Quel
enfant de huit ans n’aurait pas eu envie de
passer ses journées sur la plage, à courir
après les vagues, explorer les flaques
entre les rochers, faire des châteaux de
sable, creuser des trous ? Leur séjour dans
le village en bord de mer avait duré moins
de huit semaines… Ils l’avaient quitté
pour la ville, une nouvelle ville,
Manchester, pour être plus proches de
grand-mère qui sentait la fumée de pipe et
la moutarde. Dans cette école, on s’était
moqué de sa façon de parler, jugée snob,
et il avait appris à ne rien dire dans la
cour de récréation pour éviter que les
autres ne singent sa manière de prononcer
les voyelles. Ils avaient vécu de ville en
ville pendant plus de quatre ans avant de
s’installer définitivement à Yulethorpe.
Et voilà que sa mère rejouait le même
type de scénario en allant en Espagne !
Fuyait-elle une nouvelle blessure ?
S’était-il passé quelque chose ? Y avait-il
autre chose que le problème du magasin ?
Il aurait aimé pouvoir le lui demander
directement mais n’osait pas. Elle avait
toujours partagé ses états d’âme avec lui,
mais ces dernières années il avait eu du
mal à lui poser des questions et à avoir
une vraie conversation avec elle. Il s’était
persuadé qu’elle était heureuse, et cela lui
convenait. Brusquement, il fut pris de la
même inquiétude que celle qui l’avait
dévoré quand il avait huit ans… Quand il
s’asseyait en haut de l’escalier, la nuit, à
attendre qu’elle rentre de ses folles
soirées… Le cliquètement de la clé dans
la serrure, le bruit de ses talons sur le
carrelage… Le soulagement de savoir
qu’elle ne l’avait pas abandonné, elle
aussi.
— C’était trop déprimant, mon chéri,
dit-elle d’une voix à peine audible. Il n’y
avait plus de clients, tu sais.
— Au magasin ?
— À notre magasin, oui. Je repensais
aux premières années où on a ouvert. Les
gens faisaient des kilomètres pour venir
nous voir, tu te rappelles ?
Il hocha la tête, incapable de parler.
— C’était un endroit merveilleux, le
cœur du village, même, reprit sa mère.
Mais ces derniers temps, tout s’est éteint
peu à peu. Ce n’est plus qu’un village
fantôme. Si ce n’était pas pour Ga… euh,
pour mes amis, je serais déjà partie depuis
longtemps.
— Qu’est-ce que tu comptes faire,
alors ?
— Je ne sais pas trop, répondit-elle
d’une toute petite voix. En tout cas, je ne
pouvais plus rester là-bas.
Son intonation changea soudain, et il
comprit qu’il la perdait de nouveau.
— Écoute, chéri, je ne sais pas encore
ce que je veux. Mais je te jure que c’est
sérieux, il faut que quelque chose change.
Oh ! Je crois que je vois Pedro… Ah,
non, c’est juste un mec qui tortille un peu
des fesses… Franchement, ça fait des
heures que je traîne ici et…
— Maman, laisse-moi t’aider, la coupa
Joe pour tenter de maintenir le fil de la
conversation. Je peux faire estimer le
magasin et l’appartement et les mettre en
vente, si tu veux récupérer le capital. Je
veux que tu sois tranquille, que tu n’aies
pas à t’inquiéter de ta retraite.
— Je sais, merci, mon chéri, tu es
mignon. Mais assez parlé de choses
déprimantes, j’en ai ras le bol. Parle-moi
plutôt de ta vie à Londres. Tu as une
copine ? Je ne veux pas te mettre la
pression, hein. Je n’ai pas spécialement
hâte d’avoir des petits-enfants, tu sais. De
toute façon, je suis nulle en tricot, alors je
ne serais pas une super grand-mère…
C’était reparti. Il savait que la
conversation était finie, que sa mère ne
souhaitait plus parler de choses sérieuses.
Il fallait qu’il aille se coucher – il
devait être de retour au travail dans
quelques heures –, mais il était heureux
d’entendre la voix de sa mère. Il la laissa
donc continuer, et sa voix le berça tandis
qu’il fermait les paupières sur le canapé
avant de sombrer dans le sommeil.
CHAPITRE 11

À la fin de la semaine, Clara se sentit


vraiment épuisée. Elle avait besoin d’un
søndagshygge, un dimanche de détente, et
passa donc sa journée à faire de longues
promenades, à mettre des bûches dans le
poêle à bois, à préparer un ragoût, une
sauce bolognaise et d’autres bonnes
choses à congeler après l’énorme
commande qui lui avait été livrée.
Le lundi matin, elle prépara tout ce
qu’il fallait dans la boutique et posa un
nouveau chiffre en bois dans l’angle de la
vitrine pour indiquer le compte à rebours
avant la prochaine décoration. Par
moments, elle ne pouvait s’empêcher de
pousser de petits cris d’excitation. Elle
dévoilerait son projet demain, et était
dévorée d’impatience. Elle avait adoré s’y
consacrer.
Un peu avant l’heure de son rendez-
vous avec Lauren, elle remonta se
changer pour enfiler une tenue
décontractée : un legging resté au fond de
son sac à dos, et un haut assez grand pour
cacher ses formes. Cela ne lui ferait peut-
être pas de mal d’aller courir un peu, se
dit-elle en s’armant contre le vent froid
qui soufflait dehors. Elle quitta la Grand-
Rue pour prendre une allée latérale
jusqu’à son extrémité, où deux cottages
se nichaient en retrait de la route.
La maison de Lauren était peinte en
blanc, avec un toit en chaume, des bacs
de lavande près de l’entrée, un banc en
fer forgé sous la fenêtre et un gros
heurtoir sur la porte. Elle tendit la main
pour frapper et rit en voyant Lauren
apparaître au même moment, vêtue d’un
legging noir, d’un T-shirt à manches
courtes et d’un bandeau rose vif.
— Ça, c’est de la synchro, non ? dit-
elle en tenant la porte grande ouverte. Ils
sont partis depuis dix minutes et j’avais
trop hâte que tu arrives. Hou là !
Elle s’interrompit et passa les mains sur
ses bras.
— Il fait un froid de canard, entre vite !
— C’est vraiment mignon chez toi, lui
fit remarquer Clara en jetant un coup
d’œil dans le vestibule. Typiquement
anglais.
— Oui, hein ? L’inconvénient, c’est
que le cottage est classé, ce qui veut dire
que je ne pourrai jamais faire une
extension à ma cuisine, expliqua Lauren
avec une petite moue. Et Patrick a failli le
vendre quand il a appris que l’on ne
pouvait même pas mettre de parabole
Sky.
Clara la regarda, l’air perplexe.
— Pour avoir la télé par satellite,
précisa Lauren.
— Ah oui, bien sûr… On a ça aussi au
Danemark, et même In-ter-net, dit-elle
lentement, en faisant semblant d’être un
peu attardée.
— Tu es bête ! Allez, viens ! lança
gaiement Lauren en se mettant de profil
pour la laisser passer. Désolée, c’est le
couloir le plus étroit du monde. Va dans
la pièce sur ta gauche. J’ai fait du feu,
d’où ce T-shirt ridicule alors qu’il fait
moins vingt dehors.
Clara entra dans le salon.
— C’est la température qu’il doit faire
chez moi, dit-elle en imaginant l’épaisse
couche de neige qui devait recouvrir le
parc près de la maison de son enfance au
Danemark. Oh, c’est magique…
Elle oublia le Danemark et examina la
pièce avec son plafond bas couleur crème
traversé de poutres, sa banquette de
fenêtre aux coussins rayés de bleu et de
jaune, les jouets en plastique rangés dans
une grosse boîte dans un coin de la pièce,
quelques Lego éparpillés çà et là.
Un feu dans un poêle à bois crépitait
dans un coin.
— Comme c’est beau…, murmura-t-
elle en s’approchant du poêle.
Un sentiment de paix l’envahit
immédiatement, et elle tendit les paumes
de ses mains vers la chaleur.
— J’adore l’allumer, expliqua Lauren.
Je ne le fais pas très souvent, vu qu’un
enfant en bas âge est un vrai risque
d’incendie sur pattes, et que j’imagine
tout à fait Rory escalader le treillis
métallique, ouvrir la porte et se couvrir de
cendres, voire pire.
Elle frémit à cette idée et poursuivit :
— On dirait qu’il essaie toujours d’aller
droit vers le danger, quoi que l’on fasse.
L’autre jour, il était persuadé de pouvoir
voler après avoir vu un avion et que je lui
ai expliqué les principes du vol. Du coup,
il s’est dit qu’il n’avait qu’à se jeter de
son lit, vu que, je cite, il avait « une
grande envergure » lui aussi. J’ai cru
mourir en entendant le choc !
Heureusement, je l’ai vite vu pleurer et se
mettre à cavaler dès que j’ai essayé de le
rattraper pour vérifier s’il ne s’était pas
blessé.
— Mon Dieu, j’imagine, dit Clara, se
demandant quel genre de mère elle ferait.
Serait-elle une stressée de la sécurité,
ou bien laisserait-elle ses enfants aller et
venir à leur guise ?
— C’est super de voir des enfants au
magasin, reprit-elle. Je n’ai pas l’habitude
d’en côtoyer, et je les trouve fous et
joyeux. J’adore ça !
— Fous, c’est certain, confirma Lauren.
Alors, tu es venue du Danemark pour
rester ici un moment, c’est ça ? Tu fais
tellement… anglaise. Comment es-tu
arrivée dans le Suffolk ?
— C’est un de mes petits voyages. Je
vis ici depuis quelques années. J’ai quitté
mon boulot il y a un moment.
Ne voulant pas en dire davantage sur ce
sujet, elle poursuivit :
— À l’origine, je suis venue par ici
parce que je voulais voir un village
comme ceux que l’on voit dans
Inspecteur Barnaby. Cette série a un
succès fou au Danemark, précisa-t-elle en
riant pour rester sur une note légère.
— C’est vrai ?
— Carrément. Tout le monde connaît
l’inspecteur Barnaby, là-bas.
— C’est bizarre, murmura Lauren en
jetant une nouvelle bûche dans le poêle.
Tu as quitté ton boulot, alors ?
— J’ai travaillé à Londres quelques
années, mais c’est du passé pour moi,
maintenant, répondit Clara rapidement en
tirant sur un fil dépassant de sa manche.
Heureusement, Lauren fut distraite par
un vif crépitement dans le feu et ne posa
pas plus de questions.
— Bon, puisque tu es venue en tenue
de sport mais qu’il gèle dehors, pourquoi
est-ce qu’on ne ferait pas une séance de
gym sur DVD ? proposa cette dernière.
J’ai celui-ci, un programme américain
pour différents niveaux. On pourrait
commencer par le premier et,
éventuellement, on passerait au suivant la
semaine prochaine ?
— D’accord, répondit Clara, contente
de changer de sujet mais inquiète de se
lancer dans une séance d’exercice
physique.
— OK, alors je vais mettre ça. Un café,
d’abord ? Ou un thé ?
— Café, pour moi.
— C’est comme si c’était fait !
Lauren se rendit dans la cuisine et ne
tarda pas à revenir avec un plateau chargé
de mugs, de biscuits et d’un petit bol de
pop-corn.
— On devrait peut-être commencer par
regarder quelques minutes, histoire de
voir dans quoi on s’embarque, suggéra-t-
elle en arrachant l’emballage du DVD
avec ses dents.
— Oh, il est neuf ?
Lauren grimaça.
— Si on veut. De Noël dernier, en fait.
Ne le dis pas à Patrick, il croit que j’en
suis déjà au niveau 3 à me faire des abdos
en fer.
Elle tapota son ventre.
— Les hommes sont bêtes, conclut-elle.
Elle mit le DVD dans le lecteur puis se
rassit sur le canapé en tendant la main
vers le plateau.
— Sers-toi en lait ou en crème, c’est
dans le petit pot, là. Et il y a du sucre, si
tu veux.
Elle prit une poignée de pop-corn
tandis que la musique de présentation du
DVD commençait.
Dix minutes plus tard, toutes deux
avaient retiré leurs chaussures pour
regarder confortablement les trois
femmes qui transpiraient à l’écran, faisant
des exercices au sol ou sur un gros ballon.
Lauren grignota un énième biscuit.
— Ça a l’air dur, fit-elle remarquer en
crachotant une miette, ce qui fit rire
Clara. Tu crois que ce sont des robots ?
— À mon avis, elles doivent faire ça
tous les jours et toute la journée pour
avoir un corps pareil.
— À moins qu’elles ne soient
photoshopées.
— Je crois que ça ne concerne que les
photos, répondit Clara en prenant un autre
biscuit.
— Pff, c’est écœurant. Je te parie
qu’elles ont des super boulots, qu’elles
appliquent toutes les règles pour garder
un corps de rêve et qu’elles font des trucs
de dingue à leur mec tous les soirs.
— Hold da kaeft, grogna Clara en
admirant le justaucorps d’une des
femmes.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est dur à traduire exactement.
Mais c’est mal poli. Ça ressemble à
quelque chose comme « purée » ou
« putain ».
— Ooh, fit Lauren en écarquillant les
yeux. Je n’arrête pas d’utiliser des mots
débiles pour remplacer les jurons, comme
je ne veux pas que Rory les répète. Et
Patrick ne veut même plus que je dise
« fichu », alors que ce n’est même pas un
gros mot, mais bon.
Elle prit une nouvelle poignée de pop-
corn.
— Vas-y, apprends-moi des gros mots
en danois ! La plupart de ceux que
j’emploie en anglais n’ont aucun sens, de
toute façon. Hier, par exemple, j’ai dit
« sacré bretelle de mère ! ». J’en aurais
presque pleuré tellement ça ne rime à
rien. Il faut que ça cesse.
— D’accord. Alors… Le plus mal poli,
ça doit être rend kusse ou fuck dig,
expliqua Clara tandis que Lauren
manquait de recracher son café.
— Je ne suis pas sûre que ça passera
bien, dit-elle en s’essuyant la bouche du
dos de la main.
— Rend dig veut dire presque la même
chose et est assez moche, aussi. Sinon, il
y a kœlling, qui veut dire « salope », mais
celui-là, je ne l’emploie que lorsque je
suis vraiment en pétard et que j’ai besoin
de me défouler. Va te faire voir, c’est ga
ad, et il y aussi lort, qui se rapproche de
« crotte » ou « merde ».
— J’aime bien celui-là ! Il a une
consonance plus agressive que ce qu’il dit
en réalité, fit remarquer Lauren en
s’entraînant à le prononcer.
Elle insulta le poêle à bois avant de
saisir un Action Man traînant par terre et
de lui crier : « Ga ad ! » en pleine face.
— Excellent ! s’exclama Clara en riant.
Oh, regarde, elles font des burpees !
ajouta-t-elle en montrant l’écran du doigt.
Lauren se lova plus profondément dans
le canapé.
— Quelle athlète, celle-là…, murmura-
t-elle. J’ai l’impression de commencer à
maigrir rien qu’en étant dans la même
pièce qu’elle.
Clara sourit et laissa sa tête aller contre
le doux cuir du canapé. Avec les bûches
qui crépitaient et l’odeur du pop-corn,
elle se sentit se détendre encore plus. Elle
ferma les yeux un instant, savourant la
douce chaleur tandis que ses pensées
l’emmenaient vers sa maison… Les
moments où ils buvaient du gløgg autour
de la cheminée et jouaient
d’interminables parties de cartes, bien à
l’abri du froid. Elle avait une grosse envie
de romkugler, une friandise au chocolat
aromatisée au rhum, et refoula la boule
qui se formait dans la gorge en pensant à
la personne qui les aimait tant…
— Ah, c’est tellement hygge, dit-elle
dans un soupir.
— C’est encore un gros mot ? demanda
Lauren, l’air un peu inquiet.
— Pas du tout, répondit Clara en
souriant. C’est super, tout ce qui est
hygge. Ça veut dire… Enfin, il n’y a pas
de traduction exacte, mais cela signifie,
en gros, une ambiance cosy. Avec le coin
du feu, les boissons, la compagnie, les
lumières douces… Tout ça, c’est hygge.
— Hygge, répéta consciencieusement
Lauren. C’est chouette. J’aime bien ce
mot !
La lueur de phares de voiture traversa
soudain le salon où la lumière baissait, et
Lauren glapit, brisant l’ambiance. Elle
sauta du canapé et s’écria :
— Vite, Clara, vite !
Clara s’empressa de suivre son exemple
sans trop savoir ce qui se passait. Lauren
était maintenant couchée sur le dos, les
genoux pliés comme si elle était en train
d’accoucher. Clara l’imita et s’apprêtait à
demander pourquoi elles faisaient cela
quand elle entendit la porte s’ouvrir et des
voix dans le couloir.
— Lort, chuchota Lauren en se
redressant vivement.
Clara en fit de même et se mit à rire en
voyant des miettes de gâteau tomber de la
poitrine de son amie.
Lorsque Patrick et Rory apparurent
dans l’encadrement de la porte, toutes
deux se tournèrent vers eux en faisant
semblant d’être essoufflées. Patrick leur
jeta un regard perplexe, puis vit le plateau
où trônaient emballages vides de biscuits,
bol de pop-corn et mugs.
— Ça bosse dur ? demanda-t-il.
— Mmm, fit Lauren en se mettant en
position assise avant de lever un bras
pour le passer derrière sa tête en une
forme d’étirement. Oui, c’est très
motivant, répondit-elle sans
s’interrompre.
Clara, très mauvaise menteuse, se
contenta de hocher la tête en gardant sa
position prostrée devant le feu. Par
chance, il faisait tellement chaud dans la
pièce que toutes deux avaient les joues
rouges. Le bluff allait peut-être
fonctionner ?
— Maman, c’est du pop-conne ?
— Oh, lort…
CHAPITRE 12

Clara était restée dîner avec Patrick et


Lauren. Ils avaient mangé des bols de
risotto sur des plateaux dans le salon
avant de regarder un film d’horreur sur un
écrivain habitant dans une forêt. Patrick
l’avait ensuite raccompagnée au magasin,
ce dont elle lui fut reconnaissante – en
montant à l’appartement, elle sursautait
devant les ombres en repensant à
certaines scènes du film !
Elle ne savait pas trop où elle en était
dans sa nuit quand elle entendit un bruit.
Elle ouvrit brusquement les yeux, le cœur
battant, scrutant la pièce plongée dans le
noir. Sur la table de chevet, le réveil
affichait 2 heures du matin. Roddy
profitait-il de la nuit pour chasser les
souris ? Lady KaKa avait-elle bougé dans
sa cage ? Elle songea au film, à l’homme
qui pistait l’écrivain dans les bois… Le
bruit recommença. C’était une voix, une
voix sourde. Elle sentit la peur l’envahir
et tendit l’oreille pour comprendre ce qui
se passait. Voilà, ça recommençait…
C’était maintenant quelque chose cognant
quelque part, puis un grognement
d’homme. Juste ciel ! Elle ne s’attendait
absolument pas à cela. Il y avait
quelqu’un dans la maison ! Elle entendait
son pas lourd près de la porte du magasin,
dans le couloir d’en bas. Un cambrioleur,
sûrement, venu voler la recette de samedi.
Pourquoi diable avait-elle laissé l’argent
dans la caisse ?
Elle devait agir. Elle n’imaginait même
pas appeler Louisa pour lui annoncer
qu’elle avait réussi à se faire cambrioler.
Elle posa les deux pieds sur le sol et se
leva lentement pour attraper la robe de
chambre qu’elle avait laissée sur une
chaise. L’esprit en ébullition, elle enfila
ses chaussettes antidérapantes sans faire
de bruit. Elle n’entendait plus rien en bas
et s’arrêta, espérant que l’intrus avait vu
le verrou sur la porte qui donnait sur le
magasin et était rentré chez lui. Le doute
s’empara brusquement d’elle. Avait-elle
verrouillé la porte donnant sur le couloir ?
Elle n’en avait aucune idée…
Elle chercha des yeux quelque chose
qui pourrait faire fuir le cambrioleur, et
aperçut la tête de cheval en bois piquée
sur un manche qu’elle avait remontée à
l’appartement pour lui donner un coup de
jeune en pensant à une vitrine sur le
thème des cow-boys qu’elle pourrait
faire, plus tard. Elle la saisit et sentit avec
satisfaction le poids du bois entre ses
mains. Elle enroula ensuite une guirlande
électrique autour de son bras, comme un
lasso, et se sentit tout de suite plus sûre
d’elle. En même temps, la colère était
montée en elle. Comment un voleur osait-
il s’en prendre à un magasin de jouets ?
Elle allait lui dire sa façon de penser ! En
l’occurrence, qu’il n’était qu’un braendt !
Elle se dit que la rapidité était l’essence
de son plan, et ouvrit brusquement la
porte avant de dévaler l’escalier en
lâchant une bordée de jurons, moitié
danois, moitié anglais.
Une silhouette imposante vêtue d’un
long manteau sombre se tourna vers elle
avec un regard affolé. Sa stratégie de
choc avait fonctionné, songea-t-elle en
levant le cheval de bois au-dessus de sa
tête pour l’abattre sur l’homme.
— Putain ! s’écria-t-il en se pliant en
deux, les bras protégeant sa tête.
Elle le fit tomber à terre et s’empressa
de le ligoter tant bien que mal avec sa
guirlande électrique.
— Mais qu’est-ce que vous faites,
bordel de…
Ses mots furent étouffés par le fil
électrique lui compressant maintenant le
visage, écrasant ses joues et sa bouche.
Il n’avait pas d’arme, constata-t-elle
avec soulagement. Juste un gros trousseau
de clés à la main, qu’elle se hâta de lui
arracher.
Il rugit sous son bâillon :
— Rendez-woi cha… Ch’est à woi !
Elle l’abandonna et se précipita à
l’étage pour rebrancher le téléphone –
qu’elle avait débranché après qu’une
société vendant des fenêtres l’avait
appelée quatre fois en une demi-heure, si
bien qu’elle avait fini par dire à l’homme
qu’il n’était qu’un svin et qu’il pouvait se
carrer ses fenêtres en PVC dans le røu.
Elle avait réussi, elle avait capturé un
cambrioleur ! Maintenant, il fallait faire
venir la police. Après quoi elle pourrait se
détendre. Heureusement, le malfaiteur
n’avait pas eu le temps d’entrer dans le
magasin, pensa-t-elle avec soulagement.
— Ne bougez pas, la police arrive !
Inutile d’aggraver votre cas ! cria-t-elle
en songeant soudain au film d’horreur
qu’elle avait vu ce soir.
L’homme allait-il commencer à monter
l’escalier en rampant, en grognant,
agrippant chaque marche de ses doigts
crochus et cherchant la moindre arme
disponible, fourche, couteau de cuisine,
hache ?
En bas, son cambrioleur criait des
choses à intervalles irréguliers, mais ses
mots étaient encore étouffés par la
guirlande électrique.
Elle chercha le téléphone dans la
cuisine et sous les coussins du canapé, et
finit enfin par le trouver dans le tiroir où
elle l’avait rangé. Et là, elle se rendit
compte avec horreur qu’elle ne parvenait
pas à se rappeler du numéro de la police
en Angleterre. Elle essaya avec le numéro
danois, le souffle court.
« Votre appel ne peut aboutir. »
— Lort !
En bas, l’homme semblait s’énerver.
— La police arrive ! cria-t-elle,
paniquée, en imaginant l’homme
apparaître, libéré de ses entraves, et
s’avançant vers elle pour la tuer.
Sans quitter la porte des yeux, elle
composa l’un des numéros indiqués sur le
panneau en liège. Elle entendit un bruit de
verres et du brouhaha derrière une voix
familière.
— Pub le Fox and Hounds, bonsoir.
— Gavin, chuchota-t-elle, c’est moi,
Clara. Vous m’entendez ?
Elle pressa le combiné sur son oreille,
regrettant amèrement de ne pas être au
pub, entourée de gens qui ne comptaient
pas la tuer.
— Qui ça, moi ? Louisa, c’est toi ? Tu
appelles d’Espagne ? On ferme un peu
tard ce soir, comme au bon vieux temps,
mais tu nous manques…
Clara ne put s’empêcher de remarquer
que la voix de Gavin était différente, plus
douce qu’à l’accoutumée.
— Non, c’est Clara. Un voleur est entré
dans le magasin. J’appelle de
l’appartement. Il est en bas, en ce
moment.
Manifestement, Gavin en avait entendu
assez pour comprendre que c’était grave.
— Clara ? OK. Ne bougez pas. J’arrive
dans une minute, ajouta-t-il avant de crier
à travers la salle : Clive, je dois sortir dix
minutes. Occupe-toi du bar et ne laisse
personne prendre le pot des pourboires.
Ce n’était pas drôle la dernière fois, ça ne
le sera pas plus ce soir.
Ce petit élément de normalité fit du
bien à Clara. Elle serra le téléphone
contre elle pour continuer de se rassurer.
La voix de Gavin revint au bout du fil.
— Clara, mettez-vous en sécurité. Je
vais raccrocher mais j’arrive
immédiatement. Compris ? Ça va aller,
contentez-vous de rester dans un endroit
sûr.
— Merci, murmura-t-elle en sentant sa
gorge se serrer d’émotion.
Elle raccrocha et tendit l’oreille,
guettant du bruit en bas. À part sa propre
respiration et les accords menaçants
d’une musique imaginaire dans sa tête,
elle n’entendait rien. Le silence s’était fait
au rez-de-chaussée. Elle avança
prudemment vers la porte et jeta un œil
dans la cage d’escalier.
Elle poussa un petit soupir de
soulagement. L’homme était toujours
ligoté, allongé là où elle l’avait laissé,
même s’il gigotait en essayant de se
défaire de ses liens. Elle éprouva un bref
moment de fierté en songeant à l’habileté
dont elle avait fait preuve. Peut-être
devrait-elle se barricader dans la salle de
bains ? Gavin n’allait pas tarder, il avait
eu l’air très inquiet. Oui, il serait bientôt
là. Fallait-il se cacher quand même en
l’attendant ?
L’homme cessa de gigoter, peut-être en
voyant sa silhouette dans l’encadrement
de la porte, en haut.
— Je suis son fils ! cria-t-il,
distinctement cette fois.
Sans doute avait-il réussi à libérer sa
bouche de la guirlande électrique. Et
peut-être qu’il réussira à…
— Je suis le fils de Louisa !
Clara se figea. Comment connaissait-il
le nom de Louisa ? Un coup de chance ?
Avait-il repéré son courrier dans le
couloir ?
— C’est ce que dirait n’importe quel
cambrioleur, répliqua-t-elle d’une voix
hésitante en reculant d’un pas.
Lady KaKa s’éveilla soudain, écarta ses
ailes et se tordit le cou vers la porte en
criant :
— JOE, JOE, LE PLUS BEAU GOSSE
DE L’ÎLE DE LA TENTATION !
Son exclamation couvrit le début de ce
que le voleur essayait maintenant de dire :
— … le fils de la dame qui vous laisse
garder sa maison, qui vous a autorisée à
rouvrir le magasin de jouets qu’elle
comptait fermer, qui vous a confié le
perroquet le plus chiant que l’on puisse
imaginer et le chat le plus fainéant du
monde ! Vous croyez vraiment qu’un
cambrioleur saurait tout ça ?
Clara se rua dans l’escalier et se pencha
sur sa victime.
— Vous êtes le fils de Louisa ? Vous
êtes Joe ?
Il lui jeta un regard noir.
— C’est ça. Et vous devez être notre
gardienne providentielle.
Elle déglutit avec peine et esquissa un
sourire rapide.
— Clara, oui, répondit-elle d’une petite
voix.
Elle entreprit de le libérer d’une main
hésitante.
— Vraiment désolée… Voilà, je vais…
Oh, pardon, il y a une ampoule sous…
dans votre, euh… du côté de la cuisse, là.
Il grommelait, le front humide de sueur,
les joues rouges et les cheveux en
bataille.
Clara se sentit rougir en essayant de
démêler les ampoules et retira vivement
sa main tandis qu’elle effleurait sans le
vouloir l’entrejambe de son costume.
— Pardon, il y avait… il y a deux ou
trois fils de… mal placés, dit-elle en le
regardant les dénouer lui-même.
Une fois debout, il sembla prendre
toute la place dans le couloir. Sa tête
dissimulait l’unique ampoule suspendue
au-dessus de lui, et il se passa une main
dans les cheveux en baissant les yeux
vers elle.
— Ne bougez pas ! Clara, écartez-
vous ! lança soudain une voix tonitruante
à l’entrée du couloir.
Gavin déboula comme un fou et alluma
l’interrupteur, inondant les lieux de
lumière.
Clara cligna des yeux, aveuglée.
Gavin avança dans le couloir avec ses
bottes en caoutchouc, un torchon sur son
épaule. Le fils de Louisa se tenait au
milieu d’un enchevêtrement de fils
électriques, une marque rouge sur le côté
de sa tête que Clara avait frappée avec le
cheval en bois. Ses cheveux châtains
étaient ébouriffés et ses yeux gris fixés
sur elle. Elle repensa à la photo qu’elle
avait vue dans l’appartement. Mis à part
le fait que sur la photo, il souriait, il
s’agissait bel et bien de la même
personne. Il avait cependant les traits plus
fins qu’elle ne l’avait imaginé, et était
plus pâle. Et bien mieux habillé – son
manteau en laine semblait être de grande
qualité, tout comme son costume.
— Éloigne-toi d’elle, ordonna Gavin en
tordant le bras de Joe dans son dos.
— Aïe, gémit Joe. Mais bon sang, c’est
pas bientôt fini, ce cirque !
— Je le tiens, Clara, n’ayez pas peur.
Gavin tordit le bras de Joe encore plus
fort.
— Hmpff.
— Arrête de remuer ! cria Gavin. C’est
bon, Clara, vous ne craignez plus rien
mainte…
— Tout va bien Gavin, c’est Joe. Tout
va bien.
— Joe ? répéta Gavin en lui lâchant le
bras et en le faisant pivoter pour le
regarder en face. Joe comme… le Joe de
Louisa ?
Troublé, Gavin s’écarta d’un pas.
— Mais qu’est-ce que vous fichez, à
vous faufiler ici en douce à 2 heures du
matin ?
— Je suis venu en voiture de Londres.
J’avais une affaire en cours, répondit Joe.
Il se pencha pour défaire les fils
électriques autour de ses pieds.
— Bon sang, c’est un comble de se
faire attaquer en rentrant dans sa propre
maison, quand même, grogna-t-il en
regardant Clara avec une telle expression
de dégoût qu’elle tressaillit.
— J’ai cru que c’était un cambrioleur,
marmonna-t-elle, pour se convaincre elle-
même qu’elle avait fait ce qu’il fallait.
Par terre, le cheval sur son manche la
dévisagea de son œil de verre. Un œil
moqueur, aurait-elle parié.
— Bon, eh bien, si on montait se
réchauffer un peu, qu’est-ce que vous en
dites ? lança Gavin, sentant que
l’atmosphère risquait de se refroidir
encore davantage.
— Bonne idée ! renchérit Clara,
heureuse de cette suggestion. Je vais
mettre la bouilloire à chauffer. Les
Anglais adorent le thé, n’est-ce pas ? Un
petit thé, ça arrange tout !
Elle remonta l’escalier, un peu gênée de
se montrer avec la robe de chambre
criarde de Louisa et son pyjama en
dessous. Arrivée dans la cuisine, elle
passa une main dans ses cheveux. Elle ne
se sentait pas sûre d’elle sans soutien-
gorge. Et il ne lui avait pas échappé que
Joe, même cramoisi de rage, était un très
bel homme.
Elle enclencha la bouilloire et retint son
souffle pendant que Gavin et Joe
pénétraient dans l’appartement.
Joe retira son manteau. Il portait un
beau costume bleu marine et une chemise
d’un blanc éclatant, avec cravate. Sa
tenue chic détonnait un peu, dans le petit
appartement bohème.
Seule Lady KaKa avait l’air heureuse
de le voir. Elle arpentait son perchoir en
donnant des coups de tête en arrière pour
crier « CONTENT DE TE VOIR JOE,
CONTENT DE TE VOIR JOE », et ne
lâcha pas une seule fois le mot
« connard ». Roddy se contenta d’ouvrir
un œil, remarqua qu’il y avait plus de
monde qu’à l’accoutumée dans la pièce et
s’enroula de nouveau, les pattes pliées sur
sa tête comme pour leur signifier de faire
moins de bruit et de le laisser dormir.
— Vous avez vraiment fait des
merveilles, Clara, dit Gavin en jetant un
regard à l’appartement rangé et propre.
Elle hocha la tête, heureuse qu’il ait
remarqué la différence. Ça valait le coup
de s’être donné mal aux bras et arraché la
peau des mains !
— Déjà, on voit le sol, précisa Gavin
en riant. Je ne me rendais pas compte que
c’était aussi grand. Louisa avait tellement
de b… d’affaires, quoi. C’est vraiment…
différent.
Il arpenta la pièce de vie, notant les
changements. Clara avait découvert une
pile de cartons dont elle avait sorti mille
et une choses – des plaids et couvertures à
poser sur les fauteuils et canapés, des
lampes à installer dans chaque recoin.
Joe releva les yeux de son iPhone et
parcourut l’appartement du regard avant
de revenir au message qu’il était en train
de taper.
Clara sentit ses épaules se détendre
quand la bouilloire s’éteignit dans un
cliquètement sous la vapeur qui s’en
échappait.
— Un thé ? proposa-t-elle.
— Je ne vais pas rester, répondit Joe
sans relever les yeux.
— Ah.
Elle se mit à se dandiner d’un pied sur
l’autre. Quelque chose en Joe la mettait
mal à l’aise. Elle faisait de son mieux
pour ne pas s’excuser à tout bout de
champ, mais la marque rouge vif sur le
visage de Joe ne l’aidait pas beaucoup à
se détendre.
— Vous avez une sacrée quantité de
bougies, dites donc, reprit Gavin en se
penchant pour regarder celles qui ornaient
les deux côtés du poêle.
Il y en avait d’autres sur la cheminée,
sur les tables, le long des fenêtres, toutes
de tailles et de formats différents.
— J’imagine que c’est encore plus joli
quand elles sont allumées, ajouta-t-il.
— Si ça ne fout pas le feu à la baraque,
maugréa Joe, assez fort pour que Clara
l’entende.
Elle sentit son corps se raidir.
— Je n’ai jamais rien touché d’aussi
doux, continua Gavin, qui caressait
maintenant la couverture pliée sur le
dossier du rocking-chair. C’est vraiment
chaleureux, comme ça.
— J’ai d’autres idées en tête, dit Clara
en lui souriant, heureuse qu’il fasse la
conversation.
— Comme embaucher un architecte et
abattre des cloisons, par exemple ? lança
Joe en rangeant son portable dans sa
poche.
— Je…
Elle ne sut que dire. Elle était trop
surprise pour trouver quoi répondre à
cela. Elle croisa les bras devant elle,
piètre défense.
Joe frotta la marque rouge sur son
visage.
— Voulez-vous de la glace pour
atténuer la douleur ? proposa-t-elle.
— Vous voulez dire, pour l’énorme
bosse que vous m’avez faite ? rétorqua-t-
il, le regard noir.
Elle se mordit la lèvre.
— Je suis vraiment navrée, je vous l’ai
dit. Mais au moins, je protégeais votre
propriété, ajouta-t-elle en lui adressant un
petit sourire qu’elle espérait charmeur.
Il lui coula un regard glacial.
Non, le charme ne fonctionnait pas.
— Je devrais peut-être vous demander
de venir au pub pour jeter un coup d’œil à
la déco et me donner quelques idées,
murmura Gavin, l’air pensif.
— Avec plaisir, répondit Clara en
fouillant désespérément dans le
congélateur en quête d’un bac à glaçons.
Elle finit par le trouver, fit tomber
quelques glaçons dans un torchon et le
noua avant de le tendre à Joe. Il secoua la
tête.
— Du coup, où allez-vous ? demanda-t-
elle en le voyant traverser l’appartement.
Il fit la moue en voyant le lit défait et
un soutien-gorge abandonné par terre.
Elle avait le rouge aux joues quand il se
retourna vers elle.
— Je vais rester au pub. Vous avez une
chambre, Gavin ?
— Oui, oui, et ce sera gratuit pour
vous, répondit Gavin en agitant une main
comme si cette notion d’argent importait
peu.
— Je paierai ce que je dois, grogna Joe.
— Non, mais c’est absurde, vous
n’allez pas aller au pub ! s’exclama Clara.
Je vous en prie, restez dormir ici, c’est
chez vous, enfin chez votre mère.
— Je préfère pas, rétorqua-t-il en tirant
son téléphone de sa poche pour la
millième fois en dix minutes.
Clara reçut sa réponse comme un seau
d’eau glacée en pleine face.
— Pas la peine de faire ton svin…,
murmura-t-elle.
— Pardon ?
— Rien, répondit-elle en essayant de se
rappeler qu’elle avait frappé cet homme
en plein visage et qu’elle dormait chez
lui, l’obligeant à aller prendre une
chambre ailleurs.
Elle n’aurait pas dû être impolie…
seulement, il l’énervait de plus en plus
avec son regard arrogant, son costume de
luxe et sa manie de taper sans cesse sur
son portable qui n’arrêtait pas de vibrer !
Elle sentit de l’eau glacée goutter sur sa
jambe et s’empressa de déposer le
torchon avec les glaçons dans l’évier.
Joe remit son manteau. Lady KaKa,
sentant clairement qu’il s’apprêtait à
repartir, se remit à pousser des cris :
— JE SUIS TON PÈRE !
Gavin fronça les sourcils et dit :
— Bon, ce n’est pas que je m’ennuie,
mais je crois que je ferais bien d’y aller,
moi. J’ai une grosse journée demain.
Il se tourna vers elle et ajouta :
— C’est pour demain, la surprise, c’est
ça ?
— La surprise ? répéta Joe en haussant
un sourcil.
— Oui, tout le village en parle. Elle a
mis un compte à rebours dans la vitrine
du magasin, expliqua Gavin.
Clara soupira. Son projet à la boutique
lui paraissait à des années-lumière, à cet
instant !
— Quelque chose d’original ? s’enquit
Gavin avec un grand sourire.
Clara s’apprêta à répondre, mais il
l’interrompit en levant une main.
— Non, ne me dites rien. Je suis
curieux, moi aussi, vous savez. Bon, on y
va, Joe ?
— Je peux aller dormir au pub et laisser
Joe…, commença Clara, en bredouillant
de culpabilité.
Mais Joe était déjà devant la porte.
— Non, je vous en prie, j’insiste,
répliqua-t-il d’une voix pleine de
sarcasme.
— Mais…
— Je m’en occupe, dit Gavin dans un
souffle en posant une main rassurante sur
son bras.
Elle hocha la tête et lui sourit,
reconnaissante, quand il passa près d’elle
pour s’en aller.
Joe, lui, était déjà parti. Ses chaussures
claquaient sèchement sur les marches de
l’escalier.
CHAPITRE 13

Joe marchait d’un pas lourd à côté de


Gavin qui, remarqua-t-il, avait un torchon
sur l’épaule. Il releva le col de son
manteau, la tempe encore douloureuse
suite au coup qu’il avait reçu. Quelle
mouche avait donc piqué cette fille ? Un
peu plus, et elle le tuait. Le léger mal de
tête qu’il avait en permanence s’était
déchaîné et lui envoyait maintenant de
grands élancements dans tout le crâne, si
bien qu’il n’était guère attentif à ce que
Gavin disait.
— Vous devez trouver l’endroit bien
changé depuis la dernière fois où vous
êtes venu, j’imagine ? lança ce dernier
avec un geste vers les magasins d’en face.
Joe jeta un vague regard et vit quelques
vitrines vides et des panneaux
LIQUIDATION affichés sur deux ou
trois devantures.
Il émit un grognement, préférant ne pas
parler avec un tel mal de tête.
— Avec le départ de votre mère, c’est
comme si tout ça devenait plus réel. J’ai
toujours cru que l’on traversait juste une
mauvaise période. Comme Gigglesworth,
à quelques kilomètres d’ici, quand le
vieux pub a fermé et que tous les
commerces sont partis s’installer ailleurs.
Je croyais que l’on éviterait ça, qu’il
suffisait de passer l’hiver pour prendre un
nouveau départ. Yulethorpe a été élu
Village de charme il y a quatre ans
seulement. C’est un très bel endroit, et
pourtant…
Il s’interrompit et baissa la tête.
— Un peu un trou paumé, quand
même, fit remarquer Joe.
— Pas pour ses habitants, non, rétorqua
Gavin d’un ton bourru.
Joe haussa les épaules.
— Pas besoin d’une palanquée de
magasins quand les gens peuvent tout
acheter sur Internet, dit-il. Soixante-dix-
huit pour cent de la population effectue
ses achats de cette manière, aujourd’hui.
Les supermarchés livrent jusqu’au fin
fond de la campagne.
— Eh bien, c’est affreusement
déprimant, si vous voulez mon avis,
répondit Gavin.
Joe réfléchit quelques instants, un peu
troublé par la remarque de Gavin, qui
remettait en cause ses propres choix. Il
n’avait jamais vu les choses sous cet
angle. Lui, il aimait que tout soit pratique.
— Personnellement, je ne suis pas
déprimé quand je mange des sushis au
wasabi préparés par le meilleur restaurant
japonais de Londres, et qu’on me livre en
moins d’une heure, reprit-il. Avec
Internet, on a aussi accès à des choses
moins chères. Même si ce n’est pas un
souci pour moi, ne put-il s’empêcher
d’ajouter.
Était-ce le fruit de son imagination, ou
Gavin venait-il de lever les yeux au ciel ?
Il n’avait aucune envie de s’attarder sur
ce détail.
— Mais je suppose que vous préférez
avoir un contact humain chaque fois que
vous achetez un sandwich, conclut-il d’un
ton un peu cassant.
— Je suis peut-être de la vieille école,
qu’est-ce que vous voulez, marmonna
Gavin en haussant les épaules.
Arrivés au pub, Gavin poussa la lourde
porte en bois et ils entrèrent dans la salle
baignée de lumière. Un homme chauve se
tenait derrière le bar, empilant des verres
sur le bord du comptoir.
— C’est bon, Gavin, tout le monde est
parti, dit-il. Et personne n’a touché au pot
des pourboires.
Joe regarda autour de lui tandis que
Gavin remerciait l’homme.
L’endroit était vraiment lugubre. Il n’y
avait jamais mis les pieds, mais il en avait
entendu parler plus que nécessaire par sa
mère : les soirées steak, le quiz du lundi,
ses parties de fléchettes avec ce fameux
Gavin. Il prit enfin le temps de l’observer
attentivement. Il était énorme, rond, avec
une tête large posée sur des épaules
massives et un tatouage en partie caché
par sa manche, une sirène ou un cœur
avec une flèche, sans doute.
— Je vais vous montrer la chambre, dit
Gavin avec un geste vers la gauche du
bar.
— Alors, dites-moi, elle est comment ?
demanda soudain Joe.
Gavin lui lança un regard surpris.
— Quoi, la chambre ?
Joe soupira et précisa aussi calmement
qu’il le put :
— Non, la jeune femme qui habite chez
ma mère.
Gavin réfléchit quelques instants avant
de répondre :
— Ah, Clara ? C’est le genre de
personne qui sait trouver du plaisir dans
les choses simples, je dirai.
— Les choses simples ?
— Oui. Elle prend le temps de
s’imprégner des choses, de vivre le
moment présent. Elle est… enfin, elle est
cool, et calme.
Joe le dévisagea avec stupeur, hésitant
à lui montrer le bleu qu’il avait au visage.
Cool et calme ? Il n’aurait pas dit cela,
lui !
— Elle a déjà fait des choses
formidables au magasin, poursuivit
Gavin. Les gens se sont bousculés, le jour
où elle a fait sa première vitrine animée.
— Une vitrine animée ? répéta Joe avec
un haussement de sourcils.
— Oui, elle a trouvé plein de vieux
jouets en bois, des pièces un peu vintage.
À mon avis, Louisa ne savait même plus
qu’elle les avait en stock, vous savez
comment elle est, à accumuler des trucs,
puis à les mettre n’importe où… C’était
sa passion.
Joe ignorait cela. Cela faisait des
années qu’il n’avait pas passé plus de
quelques heures à la maison. Sa mère
avait lancé son petit commerce lorsqu’ils
s’étaient installés à Yulethorpe, il y a plus
de vingt ans. Il avait alors douze ans, et
pour lui, un magasin de jouets était le
paradis. Il voulait tout le temps y être,
pour servir les clients, leur montrer les
jeux, aider sa mère à en commander de
nouveaux. Ils allaient rendre visite aux
fournisseurs ensemble. Il avait
l’impression d’être le petit garçon le plus
chanceux de la Terre. Puis il était devenu
adolescent, avait découvert les filles,
intégré l’équipe de foot et voulu être en
premier en tout. Quand il avait déménagé
à Londres pour ses études universitaires,
puis obtenu son premier poste à la City, le
magasin avait été relégué au plan de
vague souvenir de son enfance. Il se
rendit compte que, depuis des années, il
avait même cessé de prendre des
nouvelles de l’activité.
— En tout cas, elle a dû y passer des
heures, reprit Gavin. Avec les rails qui
tournicotent partout dans la vitrine, les
wagons comme neufs, le décor fait en je
ne sais combien de puzzles qui forment
un grand paysage… C’était vraiment
épatant. Franchement, elle est très
créative. Louisa aurait adoré voir ça…
Le regard de Gavin se perdit dans le
lointain, un petit sourire triste flottant sur
ses lèvres.
— Quelle est sa motivation ? demanda
Joe.
— Sa motivation ?
— Oui. Pourquoi fait-elle tout ça ?
Sorti de sa rêverie, Gavin fronça les
sourcils.
— Je crois qu’elle s’est simplement dit
qu’elle pourrait donner un coup de main,
rien de plus, répondit-il.
Joe n’y croyait pas une seconde.
Personne ne débarquait dans un village et
se mettait à ranger un appartement et un
magasin sans y avoir un intérêt
quelconque.
— D’où vient-elle, au fait ? s’enquit-il.
— Du Danemark, je crois. Ou de
Norvège. Enfin, un pays scandinave.
Ikea, ça vient duquel ?
— Comment s’est-elle retrouvée dans
le Suffolk si elle vient d’un pays
scandinave ?
— Ah ça, je ne lui ai pas demandé. Elle
n’est pas très bavarde sur sa vie. Elle
voyage pas mal, apparemment. Elle a un
gros sac à dos avec toute sa vie dedans.
Mais elle parle très bien anglais, comme
si elle vivait ici depuis des années.
— Pas bavarde sur sa vie… Parce
qu’elle aurait quelque chose à cacher,
peut-être ? reprit Joe, s’accrochant à cette
idée.
— Si c’est le cas, ça ne doit pas être
quelque chose de bien méchant. C’est une
chouette fille, Joe, vous devriez lui faire
confiance. Si elle n’était pas là…
Gavin s’abstint de finir sa phrase. Était-
il sur le point de dire qu’il n’y avait
personne d’autre pour aider Louisa ? se
demanda Joe. Cette idée ne lui plaisait
pas du tout.
— On verra ça, marmonna-t-il.
Son père lui avait toujours dit de ne pas
se fier à l’apparence des gens. Cette
Clara, avec ces cheveux blonds et ces
joues roses creusées de fossettes, inspirait
confiance. Il comprenait que sa mère ait
pu lui confier son appartement et son
magasin. Et Gavin semblait aussi
beaucoup l’apprécier. Il faudrait qu’il soit
sur ses gardes. Apparemment, cette fille
avait charmé tout le monde.
Il suivit Gavin dans l’escalier, plongé
dans ses pensées, et se tourna vers une
porte sur la droite.
— Non, pas celle-ci ! s’exclama Gavin.
Joe retira vivement sa main de la
poignée. Il n’avait aucune envie de
tomber sur un couple d’amoureux au lit
ou sur un client se promenant nu dans sa
chambre.
— C’est celle-là, la vôtre, précisa
Gavin en ouvrant une porte.
Joe entra… et s’efforça de maîtriser
l’expression de déplaisir sur son visage. Il
était habitué aux vastes suites avec
terrasse payées par son entreprise. Ici, en
s’allongeant sur la moquette les bras
écartés, il devait toucher les quatre murs
en même temps. Le lit, minuscule, était
niché sous une soupente. Il n’osa pas
penser à la salle de bains, si salle de bains
il y avait. Il avait l’habitude des salles de
bains offrant des produits de toilette
Molton Brown, avec d’épaisses serviettes
de coton égyptien et des surfaces en
marbre. Il tordit le nez en découvrant la
douche minuscule, les toilettes d’un vert
vif, le minuscule miroir au-dessus du
lavabo.
— Merci, dit-il.
— Vous n’avez pas de bagage ?
Il se rendit compte qu’il avait oublié
son sac dans le couloir menant au
magasin. Pas question d’y retourner
maintenant et de risquer de se prendre un
autre coup sur la tête !
— Merde, siffla-t-il entre ses dents.
— Je vais vous chercher une brosse à
dents.
Il grimaça, imaginant une brosse
oubliée là par quelque visiteur précédent.
— Je crois que j’en ai encore une dans
son emballage, précisa Gavin, comme s’il
lisait dans ses pensées.
Gavin revint avec la brosse à dents, et
Joe réussit à prendre un air reconnaissant
en acceptant une serviette ainsi qu’un
tube de dentifrice.
— Bon, eh bien, bonne nuit, dit Gavin
en tournant les talons.
Joe marmonna un vague « à vous
aussi » et ferma la porte, regrettant
immédiatement sa mauvaise humeur. Il
s’excuserait demain matin. Gavin ne
semblait pas être du genre rancunier.
Immobile au milieu de la chambre, sa
tête frôlant le plafond, il fixa le petit lit
sous la corniche, les rideaux ouverts, la
fenêtre ne montrant rien d’autre que le
ciel noir constellé d’étoiles, sans aucune
autre lueur à la ronde. Et ce silence…
Comme tout cela était différent de
Londres ! Il trouvait cela déconcertant.
Il consulta sa montre : 3 h 10 du matin.
Il allait jeter un rapide coup d’œil à ses
mails et en balancer quelques-uns à son
équipe, histoire de leur rappeler qu’il
bossait encore, lui aussi.
Il tira les rideaux fleuris et appuya sa
nuque contre la tête de lit tapissée de
velours. Mais alors qu’il essayait de se
concentrer sur ses e-mails, son esprit
revint aux événements de la soirée. Son
équipe avait l’air d’être sur le point de
conclure l’affaire en cours. Il y aurait une
autre entreprise à viser bientôt,
naturellement, mais il pourrait diriger les
opérations d’ici pendant quelques jours ;
il demanderait à Pam de bloquer son
agenda. Ils avaient deux ou trois clients
dans la région, il pourrait toujours dire
qu’il était en repérage pour un nouveau
contrat. Il voulait rester dans les parages
et mener sa petite enquête sur cette Clara
cool et calme. Il s’efforça de ne pas
imaginer ce que Tom, l’autre DG, dirait
s’il savait la vérité !
Il se leva pour aller se brosser les dents
et observa son visage dans le miroir. Ce
devait être la lumière qui lui donnait l’air
d’être… gris, avec les yeux injectés de
sang. Il sortit une petite boîte argentée de
la poche intérieure de sa veste et espéra
qu’un seul comprimé suffirait à faire
passer son mal de tête.
Il retira ses chaussures et alla se
coucher. Se glissant tout habillé sous la
fine couverture il ferma les yeux. Le
visage de Clara lui apparut alors qu’il
sombrait dans un mauvais sommeil.
Il faisait un peu frais en Espagne
continentale, alors j’ai filé aux Canaries,
vers le sud. Je suis à El Cotillo
maintenant, sur la côte ouest de
Fuerteventura, et il fait bien plus chaud.
Même s’il y a tellement de vent que j’ai
perdu mes deux chapeaux, mais bon. Je
me suis inscrite pour faire du yoga sur la
plage (dis à Clara que je suis avec un
Danois qui sait faire un sirsa padasana
tout à fait impressionnant). Je crois que ce
type est désarticulé de partout, c’est
incroyable comme il peut se tordre.
Je n’arrive pas à croire qu’elle ait
frappé Joe. Les pauvres choux… J’aurais
dû la prévenir qu’il risquait de débarquer.
C’est une grosse bosse ? Oh là là, il doit
être furax. Fais-lui un gros bisou de ma
part, c’est trop gentil à lui de s’être
déplacé. J’espère qu’ils vont bien
s’entendre. Clara ferait fondre n’importe
qui et Joe a besoin de lever le pied. On
était tellement proches, quand il était petit
et que son papa est parti. Tu te rappelles,
je t’avais raconté qu’il montait sur la
table et me récitait des poèmes quand
j’étais triste, parce qu’il savait que
j’adorais la poésie. Au fond, c’est un
cœur d’or, ce garçon. Quel dommage
qu’on ne rie plus ensemble comme avant,
il est devenu affreusement sérieux.
Fuerteventura est fantastique ! Tout le
monde vit à poil ici, c’est génial, on
gambade sur la plage et on se baigne avec
tout le matos à l’air. Il y a un mec dans un
bunker pas loin de moi (ils ont ces super
petits bunkers qui cassent le vent sur les
plages, c’est parfait) qui porte
uniquement un anneau pénien jaune fluo.
J’ai hâte de voir s’il en change pour en
mettre un d’une autre couleur dans les
prochains jours, du coup je vais revenir à
la même plage pendant le reste de la
semaine. Je t’enverrai un décapsuleur en
bois sculpté en forme de pénis pour que
tu t’amuses aussi un peu de ton côté. Tu
n’auras qu’à le mettre derrière le bar, ça
fera parler les gens !
Je suis contente que le magasin se porte
bien. Cette animation en vitrine a l’air
super, mais comment vont mes animaux ?
Lady KaKa est-elle aussi peste que
d’habitude ? Est-ce qu’elle crache
toujours son eau quand Phillip Schofield
passe à la télé ? Pauvre Phil, je ne sais pas
ce qu’elle a contre lui, il a l’air tellement
gentil. Tu sais que le vétérinaire m’a dit
de poser sa cage par terre parce que ça
pourrait régler son « trouble de la
personnalité ». Apparemment, si les
perroquets sont placés dans des cages
plus hautes que les humains, ils pensent
nous être supérieurs et nous prennent de
haut. C’est absurde, alors j’irai plutôt
chez le véto de Gigglesworth, la
prochaine fois. Je lui ai dit clairement que
ça n’avait rien à voir avec le
positionnement de la cage de Lady
KaKa. Elle s’est toujours conduite
comme si elle était supérieure aux
humains et, franchement, sa capacité à
commenter les nouvelles du jour avec
précision semble prouver qu’elle a tous
les droits de le faire. Imagine un peu si
j’avais suivi le conseil de ce type ! Tu
imagines une Lady KaKa docile et
soumise, par terre, qui me dirait :
« DONNE-MOI UN GÂTEAU » ?
L’horreur.
Et Roddy ? A-t-il décidé de faire
quelque chose de sa vie ou continue-t-il
de rêvasser en robe de chambre ? Je rêve
du jour où il me ramènera une souris
morte. Peut-être qu’il va développer son
tempérament guerrier en vivant avec une
Danoise ; elle doit avoir du sang viking
dans les veines.
J’ai utilisé le double plateau de lettres
mais malheureusement, ça ne m’aide pas.
Je patine. J’ai bien peur de devoir utiliser
toutes mes petites lettres de merde pour
m’en sortir. Si c’est toi qui as le Q, je vais
piquer une crise. J’avais gardé plein de U
exprès, pour aller avec.
CHAPITRE 14

Clara remplaça le gros 1 en bois par le


0 et ouvrit les volets, découvrant avec
stupeur que trois enfants et leurs parents
attendaient déjà devant la vitrine. Elle
leur adressa un timide signe de la main et
sourit alors qu’ils avançaient d’un pas
pour admirer son œuvre. Une petite fille
se mit à frapper dans ses mains et tira sur
la manche de sa mère afin qu’elles
approchent davantage, en montrant du
doigt l’un des robots mis en scène.
Clara était très satisfaite de ses derniers
efforts. Elle avait passé des heures à
nettoyer tous les robots et à leur trouver
les piles correspondantes, et elle avait
même réussi à en fixer quelques-uns pour
qu’ils remuent leurs bras sans quitter leur
place. Le sol de la vitrine ressemblait à
celui d’une planète creusée de cratères,
où étaient disposées diverses sortes de
peluches de type extraterrestre et de
robots, dont certains bipaient,
bourdonnaient et bougeaient. Le fond
était peint en bleu marine – il lui restait
encore de la peinture sous les ongles ! –,
et elle avait disposé çà et là des bouquets
d’étoiles fluorescentes de différentes
tailles avant de compléter la scène avec
de grandes guirlandes électriques dont
elle avait peint les ampoules en rouge.
Une vitrine futuriste et animée, en
somme.
Elle entendit la clochette de la porte
avant même d’être retournée à son
comptoir, et sentit son cœur battre en
percevant des voix qui s’élevaient
derrière elle.
— C’est génial, Clara ! s’écria Lauren
en arrivant tel un tourbillon.
Dans ses bras, Rory se débattait pour
descendre en tendant le doigt dans toutes
les directions.
— Rory adore le robot avec les cils
bizarres et les mains en clés à molette. Je
ne fais que passer, mais bravo, c’est
vraiment super ! Je vais passer le mot à
toutes les filles de la garderie. Et on voit
la boutique de loin, avec tes guirlandes
lumineuses ! Ça fait plaisir à voir, dans
toute cette grisaille !
Clara sourit, le cœur débordant de joie.
L’enthousiasme de Lauren était tellement
réconfortant !
— Merci, je suis contente, je me suis
donné du mal pour faire tout ça.
Lauren se pencha vers elle et la regarda
en fronçant les sourcils.
— Je vois ça. On dirait que tu n’as pas
fermé l’œil de la nuit, dit-elle.
— Tu n’as pas tout à fait tort, répondit
Clara en étouffant un bâillement. J’ai eu
un visiteur, hier soir.
— Un visiteur ? chuchota Lauren en
haussant un sourcil. Voilà une nouvelle
aussi mystérieuse qu’intéressante, dis-
moi.
Une cliente approcha avant que Clara
puisse raconter sa soirée mouvementée à
son amie.
— Désolée, dit Lauren en passant Rory
sur son autre hanche. Je dois filer. Je
repasse plus tard, quand tu auras fermé, et
tu me raconteras tout ça ! Je sais, mon
chéri, on est en retard, ajouta-t-elle à
l’intention de Rory. Mais comme on est
tout le temps en retard, ils s’y attendent,
de toute façon.
Clara passa l’heure suivante derrière sa
caisse, à emballer des jouets. Son stock
de robots télécommandés commençait à
baisser sérieusement, et les extraterrestres
à huit yeux étaient presque épuisés, eux
aussi. Et tout ça en une matinée,
seulement ! Elle prit une petite photo de
la boutique remplie de clients pour
Louisa. C’était formidable d’y entendre
du bruit et des rires.
Alors qu’elle rangeait son appareil
photo, elle vit Clive dans une des allées.
Il se mordillait la lèvre, l’air nerveux. Elle
lui sourit en lui faisant un petit signe de la
main, se demandant ce qu’il faisait ici. Il
rougit jusqu’au sommet de son crâne
chauve et approcha du comptoir.
— Bonjour, je… je me demandais si je
pourrais acheter des étoiles
phosphorescentes. Ce serait pour mettre
au plafond de la chambre d’amis et faire
la surprise à mon neveu, quand il viendra
dormir, dit-il tout bas d’un ton hésitant.
Il lançait des regards par-dessus son
épaule, visiblement mal à l’aise.
— Bien sûr, répondit Clara. Quelle
belle idée !
Clive rougit de plus belle.
Au moment où elle posait devant lui le
sac contenant les étoiles, elle éprouva un
frisson soudain, tandis qu’un courant
d’air s’engouffrait dans tout le magasin.
Elle releva les yeux et vit alors la
silhouette filiforme de Roz dans
l’encadrement de la porte.
Clive avait quasiment plongé derrière le
comptoir.
— Roz, murmura-t-il.
— Clive, dit cette dernière en
approchant, pointant du doigt le sac qu’il
tenait. Tu achètes quelque chose ?
Clive, paniqué, agita les mains comme
pour nier tout rapport entre lui et le sac ou
le ticket de caisse posé à côté.
Avant que Clara puisse venir à son
secours, elle aperçut le papa aux beaux
yeux verts du côté des figurines One
Direction. Il n’avait pas sa fille avec lui,
mais un supplément de barbe au menton.
Il lui adressa un petit sourire en biais avec
un signe de la main.
Elle avait conscience de le regarder un
peu trop longuement et le vit sortir un
gros appareil photo en s’approchant du
comptoir.
— Hello, dit-il avec maintenant un
grand sourire dévoilant de jolies dents du
bonheur. Je m’appelle Sam.
Il lui tendit la main. Sa poigne était
ferme, et un doux parfum de menthe
flotta dans l’air quand il ajouta :
— On s’est croisés brièvement, l’autre
jour.
— Oui, je me souviens, dit Clara, se
retenant d’ajouter : « Vous êtes le beau
veuf au regard pénétrant. » Moi, c’est
Clara.
— Bonjour, Clara.
Il avait une façon tellement sexy de
prononcer le L de son prénom…
Troublée, elle eut du mal à se montrer
attentive à ce qu’il disait.
— Je suis journaliste au journal local,
et je trouve que vos vitrines feraient un
joli sujet. Vous permettez ? demanda-t-il
en brandissant son appareil photo.
Elle ne répondit pas tout de suite ;
bercée par sa voix, elle n’avait pas
vraiment écouté ce qu’il disait.
— Ah…, murmura-t-elle en
comprenant enfin ce qu’il venait de dire.
C’est que… je ne suis pas sûre, en fait.
Elle était sur le point d’expliquer que ce
n’était pas son magasin, qu’elle devrait
d’abord en parler à la propriétaire, quand
Joe apparut sur le pas de la porte. Il jeta
un rapide coup d’œil aux enfants excités,
au décor de la vitrine, à Sam pointant son
objectif vers elle. Elle avait conscience de
ce que cela pouvait signifier à ses yeux :
elle avait invité la presse à couvrir son
petit événement. Il devait penser qu’elle
avait un ego plus gros que le magasin
entier.
— Joe, je vous présente Sam, qui est…
— Je suis juste venu récupérer mon
sac, l’interrompit-il en se dirigeant vers la
porte latérale. Je n’en ai que pour une
minute. Je ne voudrais surtout pas
interrompre votre séance photo, ajouta-t-
il avec ironie avant de disparaître dans le
couloir.
Elle se sentit rougir, frustrée de ne pas
avoir eu le temps de lui dire qu’elle
n’avait rien demandé à la presse et aurait
attendu son aval pour cette photo.
Visiblement ravie de cette situation,
Roz se précipita vers Joe lorsqu’il revint
avec son sac. Ce dernier l’accueillit d’un
sourire forcé tandis qu’elle l’embrassait
sur les deux joues.
Clive en profita pour reculer, comme
s’il espérait se fondre dans le décor et se
faire oublier. Sam s’était mis en retrait
dans un coin sans prendre sa photo.
Un autre client monopolisait
maintenant l’attention de Clara à la
caisse, et une file d’attente s’était formée
devant elle.
— Ça fera douze livres, s’il vous plaît,
dit-elle en s’efforçant d’écouter Roz et
Joe.
Un peu à l’écart, Roz et Joe scrutaient
le moindre de ses gestes. À mesure que le
nombre de clients diminuait, elle sentit
ses poings commencer à se serrer en
entendant des bribes de paroles de Roz.
La boutique était « tape à l’œil », les
animations en vitrine de simples
« gadgets sans intérêt ». Roz ne
comprenait pas pourquoi tout le monde
en parlait autant.
— Et les étoiles, elles ne brillent même
pas en plein jour, ajouta-t-elle en
ponctuant sa remarque d’un petit rire
mesquin.
Ce qui décida enfin Clara à répliquer :
— Les étoiles brillent surtout quand il
fait nuit, et celles-ci sont magnifiques. Je
comptais laisser les volets ouverts pour
que les enfants puissent venir les voir
juste avant la fermeture. Il fait nuit de
bonne heure, en ce moment.
— Eh bien, elle n’est pas très à cheval
sur la sécurité pour laisser des volets
ouverts la nuit ! lança Roz en se tournant
vers Joe.
— Vous ne devez pas laisser les volets
ouverts la nuit, décréta ce dernier.
— Je le sais, merci, répondit-elle tout
en souriant à un petit rouquin qui venait
de poser une peluche extraterrestre sur le
comptoir tandis que sa mère cherchait son
porte-monnaie dans son sac.
— Ce serait totalement irresponsable,
poursuivit Joe. Cette fois, ce serait un
coup à avoir un vrai cambriolage, ajouta-
t-il d’un ton moqueur.
Elle se contenta de lui jeter un rapide
coup d’œil, et là, elle faillit éclater de rire.
Il avait l’air tellement grotesque avec son
costume chic et son air sérieux au milieu
des poupées Barbie, des peluches et des
camions de toutes les couleurs !
Clive, qui s’était éclipsé discrètement
quelques instants auparavant, était
toujours sur le trottoir et contemplait la
vitrine. L’apercevant, Roz s’empressa de
le rejoindre en marmonnant entre ses
dents. Pauvre Clive, se dit Clara. Il allait
sûrement payer cher sa petite visite à la
boutique !
Joe s’approchait d’elle quand Sam
réapparut avec son appareil photo. Quand
le flash se déclencha, elle inspira à fond
puis sortit de derrière son comptoir pour
aller prendre le bras de Joe. Il fallait
essayer de le rallier à sa cause, qu’il
comprenne toutes les bonnes intentions
qui l’animaient pour refaire de cette
boutique un endroit merveilleux.
— C’est le fils de la propriétaire,
annonça-t-elle à Sam en souriant.
Souriez, Joe, c’est une belle publicité
pour le magasin.
Joe leva une main devant son visage
telle une célébrité fuyant l’objectif des
paparazzis. Ce geste donna envie à Clara
de le bousculer un peu. Il avait l’air si…
sérieux, si rigide ! Elle repensa à la photo
à l’étage, montrant un jeune homme à
l’air insouciant et détendu. Où était passé
cet homme-là ?
— Allez, Joe, montrez donc votre beau
sourire et vos beaux yeux aux lecteurs,
dit-elle en minaudant un peu sous les
flashs. Il faut qu’ils soient tous là pour le
grand événement.
— Quel grand événement ? répliqua
vivement Joe. Je ne suis pas au courant.
— Notre nouvelle aventure, répondit-
elle en le regardant solennellement avant
de se tourner vers Sam. Ça va être
sensationnel ! Je vous donne l’exclusivité.
Mettez-le dans votre article, je veux que
tout le monde soit au courant et vienne, le
jour J. Ce sera dans quatre jours.
— Mais… Qu’est-ce que…
La bouche de Joe s’ouvrait et se
refermait tandis que Clara continuait de
sourire devant l’objectif.
Sam baissa son appareil et les regarda
tous les deux.
— Maintenant, Clara toute seule, s’il
vous plaît, dit-il en plongeant ses yeux
dans les siens.
— Vous préférez que je me mette ici ou
là ? demanda Clara tandis que Joe
s’éloignait.
Elle le regarda partir et laissa échapper
un petit rire. Elle n’avait pas pour
habitude d’être aussi provocante, mais il
y avait quelque chose, dans cet homme,
qui lui donnait envie de le bousculer pour
le faire descendre de son piédestal. Sa
façon de prendre la vie aussi sérieusement
lui rappelait quelqu’un… Et ce souvenir
la mettait très mal à l’aise. Elle savait
exactement ce que c’était que d’être ce
genre de personne, et le mal qu’il fallait
se donner pour ne plus l’être.
CHAPITRE 15

Il reviendrait pour la fermeture, se


promit Joe. Il n’arrivait pas à croire
qu’elle veuille laisser les volets ouverts !
Et quoi encore, après ça ? Laisser la
caisse grande ouverte et regarder les
passants partir avec l’argent de sa mère ?
Cette fille n’était qu’une hippie
inconsciente ! D’accord, le magasin était
plein de monde, mais Roz avait sûrement
raison : ce n’était certainement qu’un feu
de paille, de la curiosité, et l’effet de
nouveauté allait bientôt se tasser.
Il avait raison de rester un moment dans
le coin pour la surveiller. Comme elle
serait bien trop occupée à minauder
auprès de ce photographe pour s’occuper
correctement du magasin, à la
première faute il la virerait ! D’ailleurs,
pourquoi se faisait-elle photographier ?
En même temps, elle ne prendrait pas le
risque d’apparaître dans un journal si elle
était recherchée par la police, c’était
toujours ça. Mais quand même ! Et
vouloir qu’il pose avec elle pour une
photo ! Ridicule. Et que penseraient ses
chefs, s’ils le voyaient ? Son agenda
indiquait qu’il passerait la matinée en
réunion avec un client à Norwich ; il
n’avait aucune envie qu’un article dans la
presse locale révèle son mensonge.
Il passa la journée au téléphone,
jonglant entre e-mails et coups de fil avec
son équipe de Londres, qui réglait les
ultimes détails de sa dernière fusion. L’un
des associés avait été absent sans
justification depuis la veille, sans
répondre au téléphone. Tom voulait le
virer. Joe passa vingt minutes à sauver la
peau de ce type, qui vivait pratiquement
au bureau et envoyait des messages dès
l’aube.
Son mal de tête étant de retour, il se
massa les tempes. Il prendrait bien un bon
café. Il se rappela soudain qu’il n’y avait
plus de café au village – même si, à
l’époque, il n’allait pas chez Bertie, où la
nourriture était écœurante et le service
affreusement lent, vu que le propriétaire
s’arrêtait constamment pour prendre des
nouvelles de chaque client.
Il monta dans sa voiture tout en
continuant de passer des coups de fil et se
dirigea vers la ville et le Starbucks les
plus proches. Un début de civilisation, se
dit-il en payant le parking, presque
soulagé de croiser une femme qui lisait
un journal et un couple d’amoureux sur
un banc.
Bon sang, il fallait qu’il contacte
Gemma. Il l’avait rencontrée la semaine
dernière après avoir échangé des
messages avec elle sur Tinder. Cette fille
était bien, séduisante, et ils avaient décidé
de se retrouver pour prendre un verre ce
soir, après le travail. Il tapa un message
pour annuler et l’envoya, conscient qu’il
ne la reverrait jamais. Il consulta ensuite
son profil : il y avait six nouveaux
matches, dont il regarda brièvement les
visages. Elles semblaient toutes avoir le
même genre – tenue de bureau, peau
claire, la trentaine. Il y avait tant de
femmes à Londres, tant de rendez-vous
possibles. Il n’était même pas sûr de
savoir encore ce qu’il cherchait. Quand
fallait-il s’arrêter et décider de tenter
vraiment quelque chose avec celle-ci ou
celle-là ?
Une fois revenu au pub, il se doucha, se
tordit le cou pour pouvoir se laver les
cheveux sous le mince filet d’eau, puis
enfila un pantalon et une chemise
propres. Il délaissa sa cravate et sa veste
de costume, choisit un pull en cachemire
Ralph Lauren et des brogues en daim
Grenson. Il se sentait un peu mieux et prit
son deuxième comprimé de la journée
avant de sortir. Il noua son écharpe autour
de son cou, surpris par la fraîcheur de
l’air.
Clara avait fermé la boutique mais les
volets étaient encore ouverts et la vitrine
se voyait à des centaines de mètres,
comme une grosse flèche lumineuse
indiquant le chemin à des voleurs. Il vit
une petite fille avec une longue tresse
tenant la main de son père qui admirait
avec lui le fond de la vitrine où luisaient
les étoiles. Il tenta de regarder l’ensemble
comme s’il était lui-même un enfant, et
dut reconnaître que l’effet était assez
remarquable. Mais c’était irresponsable.
Il secoua la tête, prêt à aller redire sa
façon de penser à Clara, quand les volets
se fermèrent.
Il entra par le couloir au moment où
elle verrouillait la porte du magasin.
— Oh, c’est vous, dit-elle.
— Content de voir que, cette fois, vous
n’êtes pas armée.
Elle n’afficha qu’un soupçon de
surprise avant de lui sourire, et il sentit
quelque chose fondre en lui. Elle s’assit
sur la marche du bas de l’escalier et
commença à enfiler des chaussures de
marche.
— Je voulais vous parler, dit-il.
Elle leva les yeux et lui répondit, l’air
un peu agacé :
— Écoutez, j’ai fermé les volets. Je les
ai laissés ouverts un peu, juste le temps
que les enfants voient l’effet en rentrant
de l’école.
— Il ne s’agit pas des volets. Désolé,
d’ailleurs, vous aviez raison, c’est très
joli. C’est à propos de…
— J’ai eu une longue journée, le coupa-
t-elle en se levant pour enfiler son
manteau. J’ai besoin de marcher un peu
avant qu’il fasse totalement noir et trop
froid. Donc si vous voulez discuter, c’est
par ici.
Il n’avait pas l’habitude qu’on lui
coupe la parole. Ni de marcher, d’ailleurs.
— Vous ne pouvez pas…
Le regard qu’elle lui jeta l’arrêta dans
son élan.
— Très bien, marmonna-t-il.
Il ouvrit le placard sous l’escalier et en
sortit un épais manteau.
— Je garde quelques affaires ici, pour
les fois où je reviens, expliqua-t-il.
Il sortit son téléphone et ses clés de sa
poche et les posa sur une marche pour les
transférer dans la parka.
— Vous venez, alors ? lui demanda
Clara.
Elle sortit, le laissant dans la semi-
obscurité du couloir. Il la suivit tout en
enfilant sa deuxième manche de parka.
— Bon Dieu, grommela-t-il en la
voyant tourner dans une petite rue.
Qu’y avait-il de si urgent à voir ? Il
pressa le pas.
Elle était maintenant de dos, appuyée
contre un portail en bois, et regardait en
direction d’un champ labouré dont les
sillons bien droits retenaient un peu d’eau
de pluie.
— Donc, le magasin, commença-t-il
pour lancer le petit speech qu’il avait
préparé et répété en venant de Londres.
— C’est fou, on oublie complètement
qu’il y a des maisons, dit-elle, le regard
perdu vers la campagne qui s’étendait à
perte de vue devant elle.
Il la rejoignit près du portail en tapant
des pieds pour se réchauffer tandis que le
vent ébouriffait ses cheveux. Il avait
oublié combien les champs, avec les bois,
plus loin, étaient proches du village. Il
avait pourtant passé des heures à explorer
le coin quand il était petit, à jouer dans la
forêt avec ses copains, à construire des
cabanes, barrer des ruisseaux, faire du
VTT en dérapant dans les pentes
boueuses. Puis, tout s’était arrêté.
Adolescent, il préférait travailler pour ses
examens ou aller voir son père le week-
end. Et puis il avait eu son premier poste,
et il avait plongé dans sa vie d’adulte. Il
avait souvent éprouvé une certaine
réticence à l’idée de retourner dans ces
coins, et de toute façon, il était bien trop
occupé pour se lancer dans les grandes
promenades dans la nature que lui vantait
sa mère. Quand elle parlait de ces bois, on
avait toujours l’impression qu’il s’agissait
de la huitième merveille du monde.
— C’est vrai, répondit-il
machinalement. Donc, le magasin. C’est
très bien, que vous ayez pris le relais
comme ça pour vous en occuper, mais…
Vous m’écoutez ?
— Oh. Pardon.
Elle se retourna. Le ciel du couchant
projetait une lueur rosée sur son visage,
des mèches blondes dépassaient de son
bonnet en laine violette.
— C’est vraiment une belle soirée pour
se promener un peu. Je vous écoute,
ajouta-t-elle d’un ton distrait suggérant
plutôt le contraire. On marche ?
Et, sans attendre sa réponse, elle
s’engagea sur un sentier bordant le pré.
Joe sentit son assurance le fuir tout en
continuant de marcher à côté d’elle en
évitant les flaques pour ne pas trop
abîmer ses chaussures.
— Je vais devoir intervenir et
commencer à inventorier tout ça, vous
comprenez, expliqua-t-il.
Il essuya une saleté sur sa manche
tandis que Clara s’arrêtait encore pour
contempler le paysage. Que faisait-elle, à
la fin ? Comment pouvait-on flâner et
rêver de la sorte ? Franchement, qui,
aujourd’hui, avait le temps de traîner
ainsi, d’aller sentir les fleurs et de
soupirer en enjambant des clôtures ?
— Je vais rester ici un moment et
mettre un peu d’ordre dans les comptes,
pour voir où l’on en est entre les dépenses
et les recettes, reprit-il.
Sur ce, il la regarda pour jauger sa
réaction. Cela contrariait-il ses plans ?
— Avant de chercher un nouvel
acquéreur, conclut-il.
Il ne dit rien pendant quelques instants.
Comme elle ne répondait pas, il ouvrit la
bouche pour continuer.
— C’est ce que votre mère voudrait ?
demanda-t-elle soudain d’une voix calme
et posée. Vendre ?
Il se rembrunit. Quelque chose dans le
ton de Clara semblait sous-entendre qu’il
ne connaissait pas bien sa propre mère.
Mais pour qui se prenait-elle ?
— Eh bien, elle est partie, et elle
voulait fermer, rétorqua-t-il. À mon avis,
elle serait assez contente si je pouvais
retirer une petite somme de la vente, oui.
Il s’arrêta au milieu d’une flaque et jura
tout bas. L’eau froide venait de traverser
une de ses chaussures jusqu’à sa
chaussette. Il avait de la boue partout sur
ses chaussures et le bas de son pantalon.
— Tout va bien ? s’enquit Clara du
même ton posé et agaçant, comme si elle
n’avait pas vu ce qu’il venait de faire.
— Très bien, répondit-il sèchement.
— Votre mère n’avait pas l’air très
préoccupée par l’aspect financier. Plutôt
par le fait que plus personne ne venait
dans sa boutique. Sauf que si les gens
recommencent à venir, elle gagnera à
nouveau de l’argent.
Il ricana. Il s’en doutait ! Elle essayait
de le dissuader de trouver un repreneur.
Elle avait sa propre idée en tête, pour la
boutique.
— Et vous pensez pouvoir juger de ça
après une semaine seulement ? lança-t-il,
moqueur.
Clara haussa les épaules et ne répondit
pas.
À quoi jouait-elle ? Question
négociations, ça se posait là. À moins que
cette approche nonchalante ne soit une
forme de stratégie ?
— Donc, reprit-il, je serai là et je vais
commencer à regarder tout ça. Je
m’installerai dans l’appartement en
journée. Il me faut un endroit où j’aie la
wi-fi, de toute façon, alors je…
Clara, qui s’était de nouveau arrêtée,
les bras croisés sur le haut d’une clôture,
le regarda dans les yeux, le décourageant
de terminer sa phrase.
— Je sais que vous voulez discuter,
mais pourriez-vous vous taire quelques
instants ? demanda-t-elle. Et en profiter
pour vous détendre et regarder ce
paysage ? Vous verrez, ça vous fera le
plus grand bien.
Ne trouvant rien à répondre à une telle
effronterie, il hocha la tête. Mais qu’est-
ce qu’elle manigançait, exactement ?
Était-ce une sorte de rapport de force
dissimulé ? S’intéressait-elle vraiment au
panorama ou essayait-elle juste de gagner
du temps ?
Quelque peu déstabilisé, il la regarda
s’appuyer à nouveau sur la clôture, le
menton posé sur ses bras croisés et les
paupières closes tandis que le soleil
s’enfonçait derrière la ligne des arbres à
l’horizon. Elle avait les plus longs cils
qu’il eût jamais vus, semblables à ceux
d’une poupée de porcelaine, et une peau
lumineuse dont la lumière du soir
adoucissait encore les traits.
— Si vous ne souhaitez pas parler,
autant rentrer, dit-il soudain. Il va bientôt
faire nuit.
Elle laissa échapper un petit soupir,
comme s’il avait brisé la magie du
moment. Mais il s’en moquait totalement.
Il voulait juste que les choses avancent.
Sauf que cette fille marchait deux fois
moins vite que lui, bon sang ! À ce
rythme, il ferait complètement noir quand
ils seraient de retour au village. Et il avait
des choses à faire. Et comme il était bien
élevé, il ne pouvait pas partir en la
laissant ici.
— Quel magnifique coucher de soleil,
murmura-t-elle en montrant les champs
s’étirant à l’horizon.
Elle lui parlait comme s’il avait eu les
yeux fermés pendant tout le trajet !
— Superbe, marmonna-t-il.
Il tourna les yeux vers l’endroit qu’elle
lui montrait, et se rendit compte qu’elle
avait raison. C’était très beau, en effet,
ces champs labourés s’étendant sur des
kilomètres, ce patchwork de prés au-delà,
dans le lointain, et l’immensité du ciel
hésitant entre le rose et le bleu. Il n’y
avait pas de tels couchers de soleil à
Londres. Les maisons et les immeubles
occultaient l’horizon, et de toute façon, il
était toujours au bureau à cette heure-ci.
Le soleil couchant ne faisait que lui
rappeler le reste du travail qu’il avait
encore à accomplir avant de rentrer chez
lui.
En pensant à son bureau, il sentit son
cœur s’accélérer et son esprit se focalisa
instantanément sur les choses qu’il avait
laissées en chantier aujourd’hui. Il se
demanda si la société avec laquelle ils
étaient en négociations était revenue vers
son équipe. Leur dernière offre n’avait
pas été assez élevée ; ils voulaient au
moins trois millions. Il savait qu’il devrait
sûrement intervenir à un moment pour
mettre un coup de pression dans la
négociation. Sa main se porta
instinctivement vers la poche de sa veste.
Il allait demander des nouvelles de tout
cela à Pam. Il voulait aussi savoir si Tom
avait remarqué son absence – ce qu’il
fallait éviter à tout prix, c’est que
quelqu’un de l’équipe aille voir Karen à
ce sujet.
Il palpa sa poche pour prendre son
téléphone : elle était vide.
Clara avait enfin quitté sa barrière et
passa devant lui tandis qu’il retournait sa
poche, comme si son téléphone pouvait
être caché dans la doublure. Il fit un pas
en arrière sans regarder et marcha dans
une bouse de vache de son pied qui
n’avait pas pris l’eau. Mais il était
maintenant trop perturbé par la perte de
son portable pour s’inquiéter de l’état de
ses chaussures.
— Où est-ce que…, marmonna-t-il.
Son mal de tête, qu’il n’avait pas
remarqué à l’aller, était de retour, lui
martelant les tempes. Il palpa toutes les
poches de sa parka, sans plus de succès.
— Vous cherchez quelque chose ? lui
demanda Clara.
Elle afficha un petit sourire et enfonça
les mains dans ses poches en attendant
qu’il réponde.
— Mon téléphone, répondit-il. Je
croyais l’avoir mis dans ce manteau,
mais…
Il cherchait maintenant dans les poches
de son pantalon, son cœur s’accélérant à
chaque nouvelle déception. Bon sang, s’il
ne le retrouvait pas, il allait devoir
retourner à Londres ! Toute sa vie était
dans ce téléphone. Il avait une
téléconférence dans deux heures, et tous
ses contacts étaient stockés dans
l’appareil. Pourquoi ne les avait-il pas
notés quelque part ?
— Il est dans le couloir du magasin, dit
Clara d’un ton enjoué. Dans l’escalier.
Vous l’avez laissé là, avec vos clés.
— Quoi ?
Il la fixa et mit quelques instants à
comprendre ce qu’elle venait de dire.
— Et pourquoi vous ne me l’avez pas
dit ? grogna-t-il en serrant les dents.
— Parce que j’ai pensé que ça pourrait
être bien que vous ne l’ayez pas sur vous.
Vous semblez y être très… attaché.
Elle se retourna et prit la direction du
village, faisant virevolter derrière elle ses
ridicules cheveux blonds.
Il la suivit en grommelant, les pieds
désormais trempés, son pantalon
probablement fichu.
— Vous ne vous rendez pas compte de
ce que vous avez fait, lui expliqua-t-il. Je
dois être joignable à n’importe quel
moment ! Nous jouons des milliards sur
l’affaire en cours, des milliards !
Elle cessa de marcher mais ne se
retourna pas.
— Évidemment, vous n’en avez rien à
faire, vous, du moment que vous pouvez
vous promener dans la campagne en vous
extasiant devant le coucher de soleil et les
animaux. « Oh, un daim ! Oh, une fleur !
Oh, un coucher de soleil ! » s’exclama-t-il
en prenant un accent beaucoup plus
allemand que danois. Mais je vous
rappelle que, pendant ce temps-là,
certains ont de vrais boulots, et des
responsabilités. D’ailleurs, je suis sûr que
tout ça, ce n’est que de la comédie. Je sais
très bien que vous manigancez un plan
quelconque sur le long terme.
Elle se tourna alors vers lui et lui jeta
un regard qu’il ne sut interpréter.
— Un plan sur le long terme ? répéta-t-
elle. On n’est pas à Canary Wharf, ici,
Joe.
— Parfaitement, un plan sur le long
terme, insista-t-il en avançant vers elle. Je
ne sais comment vous vous êtes rendu
compte que ma mère était vulnérable.
Elle part pour l’Espagne en laissant son
appartement et son magasin disponibles,
et hop ! comme par enchantement, vous
apparaissez pile à ce moment-là, avec
toutes vos bonnes intentions ! Et vos
étoiles et vos bougies pour faire joli,
comme si tout ça n’était qu’une
incroyable et merveilleuse coïncidence !
Il savait qu’en criant et gesticulant ainsi
il avait l’air stupide, ou fou, mais il ne
pouvait plus s’arrêter. Cette femme, avec
son attitude cool et ses phrases peace and
love déclenchait en lui des réactions…
tout à fait surprenantes. Son cœur battait
bien trop fort, et ses mains étaient moites.
Clara, elle, ouvrait et refermait la
bouche, l’air outré.
— C’était une coïncidence, répliqua-t-
elle d’une voix blanche. Pourquoi aurais-
je voulu que votre mère s’en aille ? Son
magasin n’est pas Harrods, non plus, dit-
elle en prenant de l’assurance à chaque
phrase et un peu plus de rouge aux joues.
— Bravo, insultez les lieux,
maintenant ! Ce n’est que le moyen de
subsistance de ma mère, après tout,
répliqua-t-il, ne voulant pas entendre ses
excuses pitoyables.
— Je le sais, et j’essaie juste de donner
un coup de main, de faire quelque chose
de bien, expliqua-t-elle en insistant sur le
dernier mot.
Une mèche de cheveux s’était échappée
de son bonnet et lui fouetta le visage ; elle
la repoussa d’un geste vif.
— C’est ça, et vous n’avez aucun
intérêt personnel là-dedans, bien sûr,
reprit-il d’une voix dégoulinant de
sarcasme. Vous voulez juste rendre
service à quelqu’un que vous ne
connaissez ni d’Ève ni d’Adam.
— Je l’ai trouvée attachante, dit Clara
en reprenant un ton plus posé et en
desserrant les poings.
L’espace d’un instant, il crut qu’elle
allait se mettre à pleurer. Ce qui ne
semblait pourtant pas être son genre, mais
il eut un doute.
— Eh bien, moi aussi, j’y suis attaché,
dit-il d’une voix radoucie. Raison pour
laquelle je veux savoir pourquoi vous êtes
là, et ce que vous mijotez exactement.
— Écoutez, Joe, je ne sais pas ce que
vous avez vécu pour être devenu aussi
soupçonneux, mais chez moi, on a
l’habitude de se faire confiance. Je…
— Oui, le pays des elfes et des lutins,
c’est ça ? Où on sautille ensemble en
chantant les louanges du vent et des
licornes qui courent par-delà les arcs-en-
ciel ?
Elle resta interdite quelques instants et
le regarda sauter sur ses pieds avant de
murmurer :
— Le Danemark.
Joe se sentit bête et s’immobilisa en
prenant une grande respiration.
— Bon. Eh bien, je ne sais pas
pourquoi vous n’êtes pas en train de faire
quelque chose de bien chez vous, au
Danemark.
Il se dit que ce pourrait être un bon mot
de la fin et passa devant elle avec un
hochement de tête, tout en faisant
attention de ne pas glisser. Une chute
après toute cette scène, et il mourrait de
honte…
Pressant le pas, il fut surpris de sentir
des gouttes de sueur perler à son front.
Était-il en si piètre condition physique ?
Heureusement, cette fille était tellement
lente qu’il aurait largement le temps de
repasser au magasin, récupérer son
téléphone et envoyer un mail puis
déguerpir avant même qu’elle soit sortie
du pré.
Bien envoyé, se dit-il.
Il repensa alors à l’expression de Clara
quand il l’accusait : ses yeux tristes, son
air dépité. L’espace d’un instant, il se
demanda si elle n’était pas sincère,
finalement. Non. Personne n’était gentil
au point de faire tout ce qu’elle faisait.
CHAPITRE 16

— Chouette, tu es venue ! s’exclama


Lauren en ouvrant la porte. En plus, Rory
est couché et Patrick travaille tard,
alors…
Elle brandit la bouteille de vin qu’elle
tenait à la main.
Clara avait à peine franchi le seuil
qu’elle commença à vider son sac.
— Ce mec est un rend kusse ! lança-t-
elle en retirant son bonnet avant de se
pencher pour enlever ses chaussures. Un
gros, un total rend kusse.
— Hop hop hop, attends. Qui est un
quoi ? Ce n’est pas un super gros mot,
ça ? Celui qu’on n’utilise uniquement en
cas d’urgence ? Celui qui veut dire…
Lauren chuchota la traduction en
l’agrémentant d’un mime assez obscène.
Clara approuva d’un hochement de tête.
— Justement, c’est une urgence. Ce
kusse croit que je suis là pour voler le
magasin de sa mère, lui prendre son
appart, lui piquer ses bijoux, ses lingots !
Que sais-je encore !
Elle suivit Lauren dans la cuisine,
toujours vitupérant.
— Et pourquoi pas kidnapper ses
animaux, tant qu’on y est ! Et… et…
— Et pense à respirer ! la coupa Lauren
en riant. Écoute, on ne va pas risquer de
réveiller Rory avec tes coups de sang en
danois. Viens, on va dans la véranda.
Elle la poussa jusque-là, l’installa
d’autorité sur une banquette et jeta un
plaid sur ses jambes, puis elle remplit un
verre de vin et le lui tendit. Elle se blottit
à son tour sous une couverture en tartan,
son verre à la main et sourit.
— Bon, alors maintenant, je suis prête !
Raconte !
Clara prit le temps de boire une gorgée
de vin avant de commencer.
— Il croit que je suis une… zut,
comment dit-on, déjà ? Une naqueuse ?
Une niqueuse ?
— Oh là, surveille ton langage, ma
belle ! lança Lauren en riant.
— Non, tu sais, une… une… Une
arnaqueuse, voilà ! s’écria-t-elle en se
rappelant le mot qu’elle cherchait. Bref,
pour lui, je suis venue avec une idée
malhonnête derrière la tête, alors qu’en
fait je me suis juste dit que ce serait
sympa de faire ça. En plus c’était le
hasard, si j’étais dans le pub au moment
où Louisa est venue annoncer qu’elle
partait ! Comment peut-il penser que j’ai
tout prémédité ? C’est ridicule !
Elle soupira et s’enfonça un peu plus
dans les coussins moelleux. Sa colère
étant sortie, elle se sentait mieux.
— Eh bien…, murmura Lauren en
l’observant avec attention. Je suis
contente que tout soit enfin plus clair,
mais dis-moi, de qui parles-tu
exactement, et que s’est-il passé, pour que
tu sois remontée comme une pendule ?
Sa bouche frémissait comme si elle
tentait de réprimer un sourire. Ce fut le
détail qui permit à Clara de se détendre
complètement… et elle éclata de rire.
— Et si on restait là à boire notre vin en
regardant les étoiles, plutôt ? dit-elle en
constatant que le ciel était illuminé de
toutes parts et qu’elle pouvait l’admirer
par le toit de verre de la véranda. C’est si
beau…
Le vin la réchauffait doucement et son
corps se détendait peu à peu. Une étoile
filante passa dans le ciel, tel un message
destiné à la réconforter personnellement.
— Bon ! lança Lauren en frappant dans
ses mains avant de remplir le verre de
Clara. Fin de la parenthèse
astronomique ! Maintenant, tu vas me
raconter ce qui s’est passé, dans le détail
ou en résumé, comme tu veux, mais
éclaire ma lanterne, tu veux bien ?
— OK. Donc, Joe est venu au magasin
en fin de journée et, en gros, il m’accuse
de vouloir rester au village pour voler le
gagne-pain de sa mère.
— Il a dit ça ? s’exclama Lauren,
bouche bée.
— En substance, oui.
— Waouh. C’est terrible, comme
accusation, ça.
Clara hocha la tête, l’air atterré, et but
une gorgée de vin.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? s’enquit
Lauren.
— Je suppose qu’il vaudrait mieux que
je m’en aille. C’est ce qu’il veut.
— Et toi, tu le veux ou pas ?
Clara pensa à ses projets pour le
magasin et secoua la tête.
— Non, j’ai envie de rester. Pas
éternellement, mais assez longtemps pour
changer un peu les choses.
— Alors tu devrais rester, décréta
Lauren. Tu n’as pas à le laisser te mettre
dehors comme ça. Louisa t’a fait
confiance pour garder son appartement,
ses animaux et t’occuper de son magasin,
et c’est ce que tu fais. Et tu le fais à
merveille, en plus, ajouta-t-elle en posant
une main sur son bras.
Clara lui adressa un petit sourire triste.
— Mais comment est-ce que je vais
faire avec Joe ? C’est le fils de Louisa,
quand même.
— Tu l’as déjà frappé et assommé,
donc ça, c’est fait…
Surprise, elle regarda Lauren, qui
haussa les épaules.
— Le village est petit… Tout se sait.
— C’est Gavin qui te l’a dit, c’est ça ?
Lauren porta son verre à ses lèvres et
but une gorgée de vin.
— Oui, c’est Gavin qui me l’a dit. Il a
particulièrement apprécié ton usage des
guirlandes électriques, entre nous soit dit.
Donc, la prochaine étape serait de…
euh… l’envoyer à l’hôpital ?
— Lauren…, gémit Clara. Je suis
sérieuse. Il faut que tu m’aides.
Lauren hocha la tête, une expression
plus solennelle sur le visage.
— Tu as raison, pardon. Je vais t’aider.
Bon, dit-elle après quelques instants de
réflexion, tu pourrais mettre les choses au
point avec lui tout de suite. Il est où, là ?
À l’appartement ?
— Non. Il loge au pub.
Le front de Lauren se plissa.
— Au pub, alors que tu es chez sa
mère, où il y a deux chambres ? Bizarre.
— Il a refusé d’y rester. Il faut dire que
je venais juste de le frapper avec une tête
de cheval en bois.
— Ça se comprend. Bon, on oublie ça,
il faut quelque chose de plus malin, de
toute façon.
Quelques secondes plus tard, Lauren se
redressa vivement, renversant des gouttes
de vin sur le plaid.
— Ça y est ! Je sais !
— C’est vrai ?
Lauren la regarda en hochant la tête
avec vigueur, les yeux brillants.
— Il faut adopter la stratégie inverse,
Clara. Ne te dispute pas avec lui. Mets-le
dans ta poche. D’abord, montre-lui que tu
n’es pas là pour une obscure raison.
Séduis-le ! Ensorcelle-le !
— L’ensorceler ?
— Fais-lui la cour, charme-le !
— Mais… comment ? Il est persuadé
que je vais me barrer avec la caisse !
— Invite-le à s’installer dans
l’appartement et montre-lui que tu es un
atout, pas un danger.
Clara fit tourner le pied du verre entre
ses doigts, réfléchissant à la suggestion de
son amie.
— Oui, peut-être…, murmura-t-elle.
Mais je ne suis pas sûre qu’il veuille, et je
doute vraiment qu’il soit capable de se
montrer aimable et compréhensif.
Lauren grimaça.
— Oui, Louisa m’a dit qu’il était un
peu dur. Toujours à bosser, toujours en
action, il ne se détend jamais.
Ses yeux s’illuminèrent soudain.
— Voilà ! s’exclama-t-elle. J’ai trouvé
exactement ce que tu dois faire ! Il faut
que tu lui montres que, dans la vie, il n’y
a pas que les affaires de la City, le stress,
le profit, l’argent.
Comme Clara la regardait sans
comprendre, elle poursuivit :
— Tu as transformé le magasin et
l’appartement de Louisa. Gavin m’a dit
qu’on dirait la pièce de vie d’un magazine
de déco. Tu me suis ?
— Non, pas vraiment.
— Clara, toi qui es branchée hygge…
eh bien tu vas le transformer, lui ! Hygge-
le ! Tu as déjà fait des miracles avec la
boutique et l’appart, alors imagine ce que
tu pourrais faire sur une personne en chair
et en os !
— Non, non, c’est impossible. On ne
peut pas hygger quelqu’un qui ne veut
pas être hyggé.
Ce terme n’existait pas sous forme
verbale, mais peu importait. L’heure était
grave.
— Mais tu ne lui diras pas ! s’exclama
Lauren dont les yeux brillaient de plus en
plus – son idée qu’elle semblait trouver
géniale ou le vin ? Tu essaies de le
changer mine de rien, de le détendre, de
l’adoucir, en lui montrant la façon de
vivre hygge !
Clara s’apprêtait à protester mais se
ravisa et réfléchit.
Joe était indubitablement très stressé.
Elle savait ce que c’était. Elle repensa à
une période de son passé où elle avait eu
besoin de changer les choses. Une
période où elle portait des tailleurs de
grande marque et des escarpins à talons
hauts qui claquaient sur les sols de
marbre et lui donnaient des ampoules aux
pieds. Où il fallait assister à une réunion,
à une visioconférence, puis rappeler un
client sans avoir une minute pour
souffler. Elle se rappela son anxiété
quand elle appuyait sur le bouton de
l’ascenseur avant que la boîte d’acier ne
se referme sur elle, sa peur de ne pas être
à la hauteur en dépit des efforts fournis
sans compter. C’était sa vie ; elle n’en
imaginait pas d’autres. Joe n’était-il pas
en plein dans tout cela, incapable
d’envisager un changement ? Serait-elle
capable de lui montrer qu’il existait une
autre manière de vivre ? C’était un sacré
défi…
— Bon, on va ouvrir une autre bouteille
et se pencher sur les détails de ce plan !
conclut Lauren comme si l’affaire était
entendue. Je vais aller chercher le petit
chevalet de Rory. C’est que ça devient
sérieux, notre histoire !

Quelques heures plus tard, Clara
retourna à l’appartement d’un pas léger et
mal assuré à la fois, diverses pensées
s’embrouillant dans son cerveau alourdi
par le vin. Elle était consciente qu’il y
avait du travail à faire avant d’aller voir
Joe mais, ma foi, l’idée de Lauren n’était
pas si mauvaise.
Elle ignora l’accueil chaleureux de
Lady KaKa à son entrée –
« BIENVENUE À TOI, CONNARD ! »
et commença à chercher dans les placards
ce dont elle aurait besoin Pour la phase 1
de son plan : Rendre la chambre de Joe
ultra hygge.
Elle commença par faire un ménage
complet. Puis elle mit des draps propres
au lit, retapa les oreillers, jeta une
couverture en fausse fourrure sur la
couette et glissa une bouillotte entre les
draps.
Elle s’arrêta pour réfléchir à l’étape
suivante… et ouvrir une bouteille de vin.
Elle posa un tapis en peau de mouton
devant la vieille cheminée victorienne et
en nettoya l’âtre avant d’y disposer des
bougies de différentes tailles.
Puis elle entreprit de cirer toutes les
surfaces en bois, et bientôt, l’odeur de la
cire d’abeille flotta dans tout
l’appartement.
Tanguant légèrement dans ses allées et
venues, elle tira les rideaux gris anthracite
puis prit deux lampes dans sa chambre
pour en placer une près du vieux fauteuil
en cuir usé dans l’angle près de la fenêtre,
et l’autre à côté du lit. Elle laissa sur la
table de chevet une sélection de livres, de
poésie pour la plupart, et recula pour
admirer son travail.
C’était prêt ! L’opération hygge était en
place !
Maintenant, il ne manquait plus que le
sujet de l’expérience. Et ça…
Les effets du vin la soutenaient encore
lorsqu’elle arriva à la porte du pub dans
un tourbillon d’énergie. Avec son bonnet
violet et son manteau mal assorti, elle se
rappela l’arrivée de Louisa au même
endroit, peu de temps avant. Elle avait un
peu l’impression de lui faire concurrence.
— Clara ! lança Gavin de derrière le
bar avec un grand sourire tout en sortant
une pinte de sous le comptoir.
Elle avança vers lui en zigzaguant
légèrement, heurtant un client et un
tabouret sur son passage.
— Oups, pardon, désolée.
— Tu es venue fêter ça ?
Elle lui coula un regard interrogateur.
— Ta nouvelle vitrine ! répondit-il en
riant. Un triomphe. Les enfants essaient
déjà de deviner ce que tu vas inventer, la
prochaine fois.
Ah… ça. Cette histoire de vitrine lui
paraissait bien loin. Elle cligna des
paupières.
— Ah, oui, la vitrine. Bien chûr.
Gavin relâcha le levier de la tireuse à
bière et se pencha vers elle.
— Tout va bien ?
Elle hocha la tête et se rendit compte
qu’elle voyait un peu flou sur les côtés.
— Parfaitement bien, assura-t-elle en se
demandant si elle ne bredouillait pas. Je
chuis juchte venue voir Joe.
— Attends, dit Gavin en se rapprochant
d’elle. J’ai oublié de te dire. J’ai envoyé
une photo de la vitrine à Louisa. Elle a
adoré. Elle a dit, je cite « Je vois surtout
plein d’enfants qui sourient et ça me fait
chaud au cœur. Et sinon, KE n’est pas un
mot… ». Oh, pardon, cette partie-là,
c’était pour moi, précisa-t-il avec un
toussotement gêné.
Le message de Louisa était pile le petit
coup de pouce dont Clara avait besoin, et
c’est encore plus déterminée qu’elle
contourna le bar pour se diriger vers
l’étroit escalier menant à l’étage. Elle
voulait rester dans le village, il fallait
donc que les choses se déroulent bien
avec Joe. Elle passa devant la porte
interdite et s’arrêta un instant. Après tout,
elle pouvait bien pousser cette porte, un
instant seulement, avant d’aller voir Joe.
Mais il y eut un bruit derrière elle et la
tête de Gavin apparut en bas des marches.
— Il est en face ! lança-t-il. Là où tu
étais avant. La seule chambre qu’il y ait,
quoi.
— Oui, oui, bien sûr, répondit-elle en
bondissant comme si l’on venait de la
pousser avec un tison ardent.
Sa main s’arrêta en l’air au moment de
frapper. La voix de Joe résonnait à
l’intérieur. Était-il avec quelqu’un ? Dans
ce cas, comment lui présenterait-elle la
chose ?
Peut-être ferait-elle mieux de tout
abandonner. Non ! Elle ne pouvait plus
faire marche arrière, maintenant.
Elle frappa. Pas de réponse. Elle frappa
à nouveau, sachant que si elle ne se
lançait pas maintenant, elle n’en aurait
pas le courage plus tard.
Soudain, la porte s’ouvrit en grand et,
comme elle s’y était appuyée, elle bascula
dans la chambre.
— Vous ! s’exclama Joe en reculant
pour l’éviter, craignant sûrement qu’elle
ne soit venue ici pour le frapper avec
quelque jouet en bois.
Elle se redressa et leva les deux mains
en l’air en signe de paix, comme pour
prouver qu’elle n’était pas venue armée.
— Il fallait que je vous voie, dit-elle
d’une voix essoufflée. Et que je vous
présente mes excuses.
— Comment ça ?
— Je suis venue pour m’excuser.
Il avait ouvert la bouche, l’air prêt à
contre-attaquer. Mais ce qu’elle lui dit
parut le désarçonner.
— Ah.
Il passa une main dans ses cheveux. Il
avait un drôle de look, remarqua-t-elle
soudain. Sa chemise était repassée, son
col bien droit, sa cravate en place, mais
son pantalon était retroussé jusqu’aux
genoux comme s’il partait à la pêche aux
moules.
— Écoutez, Clara, c’est gentil à vous,
mais je suis en pleine…
Elle ne voulait pas écouter ce qu’il
avait à lui dire. Il fallait qu’elle parle
maintenant, tant qu’elle en avait le
courage.
— Je suis venue vous demander si vous
seriez d’accord pour repartir de zéro, et si
vous accepteriez de vous installer à
l’appartement. Je n’aime pas me dire que
vous logez ici alors que je suis chez vous,
enfin chez votre mère, et comme ça, on
pourra peut-être décider ensemble de ce
que l’on doit faire ensuite.
Elle le vit lancer un œil en direction du
petit lit sous la corniche, et l’imagina
presque plié en deux pour pouvoir
dormir. Curieusement, il se mit à parler
au lit :
— Désolé, juste une minute.
— S’il vous plaît, reprit-elle. Mais…
pourquoi avez-vous accroché un drap sur
le mur ?
Elle avança et toucha le drap blanc fixé
au plafond, qui s’effondra à terre tel le
décor d’un studio de photographe. Se
livrait-il à une séance photos ?
Il avait recommencé à parler, sauf que
maintenant, cela ressemblait à du chinois.
Décidément, elle devait avoir beaucoup
trop bu. Elle se tourna vers lui pour
intercepter son regard. C’est alors qu’elle
vit l’ordinateur portable ouvert sur la
commode près du lit, dont l’écran était
divisé en quatre images. Avec quatre
hommes la regardant depuis divers
bureaux du monde. Une visioconférence.
Tous arboraient une expression médusée.
— Oh ! Bonjour !
Elle agita une main devant l’écran.
Deux des hommes levèrent la leur en
réponse, tandis que les deux autres la
dévisageaient d’un air glacial.
— Oups, ajouta-t-elle en direction de
Joe, désormais blême, qui gesticulait pour
la faire sortir du champ de vision de
l’ordinateur.
— Clara, je n’en ai pas pour très
longtemps…
Il se pencha vers l’écran.
— Désolé, c’est juste, euh… la femme
de ménage de l’hôtel où je suis.
Clara mit quelques instants à saisir
qu’il parlait d’elle.
— La… femme de ménage ?
Sans trop savoir pourquoi, elle
débarrassa le verre d’eau posé sur la table
derrière Joe.
— Bon, ben, j’m’en vas vous laisser
m’sieur Alden, la bonne soirée à vous,
hein !
Sur ce, elle s’inclina devant lui et
s’éloigna du lit et de l’ordinateur.
Joe la regarda, atterré, puis il se tourna
et dit quelque chose en chinois à son
écran d’ordinateur. L’un des hommes
hocha la tête et se pencha pour mettre fin
à la visioconférence. Deux des autres ne
tardèrent pas à plonger dans le noir à leur
tour, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un
homme sur la gauche, avec une toute
petite tête et des épaules si larges qu’elles
remplissaient tout l’écran.
— Je te recontacte demain matin, Tom,
lui dit Joe. Je crois que tout est en place,
de toute façon.
Elle perçut un léger frémissement dans
la voix de Joe. Venait-elle de lui créer des
ennuis ? Le Tom sur l’écran n’avait
pourtant pas l’air catastrophé.
— Où est-ce que tu es ? demanda-t-il.
— Tout près de Norwich. Tu sais
comment c’est, en campagne… Il n’y a
pas de Hilton, par ici.
Joe émit un petit rire bref et forcé.
Clara songea qu’elle ne l’avait jamais
entendu rire jusqu’ici. Rire nerveux,
toutefois, car ses épaules étaient
complètement nouées sous sa chemise, et
les muscles de son cou apparaissaient
tendus alors qu’il souriait à l’écran.
Tom prit bientôt congé et Joe referma
son portable avant de s’asseoir sur le lit,
la tête entre les mains.
Clara resta muette, se mordant la lèvre,
jusqu’à ce qu’il lève les yeux vers elle.
— Désolée, dit-elle en croisant enfin
son regard. Alors, vous parlez chinois.
C’est très empr… euh, impressionnant.
— Et vous, vous parlez… patois ?
— Oh, juste un peu paysan, marmonna-
t-elle.
À son grand soulagement, il rit, d’un
vrai rire cette fois, sourd et doux. Les
choses allaient peut-être s’arranger.
— Mon Dieu…, murmura-t-il.
Il se frotta les yeux et se raidit à
nouveau en la regardant.
— Alors, redites-moi ce qui vous
amenait ici.
— Je vous en prie, Joe, venez vous
installer à l’appartement. Et je suis
désolée pour ce qui s’est passé tout à
l’heure.
Elle soutint son regard tandis qu’il la
fixait en desserrant d’une main le nœud
de sa cravate. Puis, après un bref
hochement de tête, il commença à
rassembler ses affaires dans son sac en
cuir. Il attrapa ensuite plusieurs costumes
suspendus dans la penderie et les posa
pliés sur son bras.
— D’accord, je viens.
Clara lui sourit et se réjouit
intérieurement : la première partie de son
plan s’était déroulée sans accroc ! Enfin,
presque. Elle s’empressa de quitter la
chambre avant qu’il ne change d’avis.
Ils ne parlèrent pas beaucoup pendant
le trajet. Clara se concentrait sur les pavés
en s’efforçant de marcher droit sans
trébucher, et Joe était visiblement
perturbé par la nouvelle tournure que
prenaient les événements. Il sortit son
téléphone de sa poche à mi-chemin.
— Le boulot, annonça-t-il en se
détournant légèrement d’elle. Je dois faire
un retour à mon équipe. Je vous rejoins
plus tard.
Autrement dit, « Merci de me laisser
seul », comprit-elle.
Elle retourna à l’appartement et se
servit un grand verre d’eau.
Elle alluma toutes les bougies dans la
chambre de Joe et dans le salon, ainsi que
les lampes, et s’installa sur le canapé en
l’attendant. Elle avait hâte de voir sa
réaction. Elle entendit la porte du bas,
puis ses pas dans l’escalier.
Il entra et actionna immédiatement
l’interrupteur du plafonnier.
— Oh ! s’exclama-t-elle en clignant des
yeux.
Lady KaKa commença à arpenter son
perchoir en s’écriant « GOOOOD
MORNING VIETNAM » comme s’il
était 8 heures du matin. Même Roddy
leva le nez de son éternelle sieste sur la
pile de linge sale.
— Ça ne vous dérange pas d’éteindre ?
demanda-t-elle.
Elle entendit un soupir et un
marmonnement sourd, mais la pièce
retrouva ses lueurs douces et apaisantes.
— Il ne fait pas très clair, ici, maugréa
Joe en se dirigeant vers sa chambre pour
y disparaître.
Elle garda les yeux braqués dans cette
direction et retint son souffle.
Il réapparut dans l’encadrement de la
porte.
— Vous avez allumé des bougies. Plein
de bougies, dit-il, incapable de dissimuler
la surprise dans sa voix.
Était-ce une bonne ou une mauvaise
surprise ?
— Je me suis dit que ce serait plus
chaleureux et plus propice à la détente,
répondit-elle.
— C’est… sympa, dit-il,
manifestement avare de compliments.
Elle sourit. Sympa, c’était déjà bien.
— Tant mieux ! lança-t-elle. Navrée
pour tout à l’heure, mais je suis contente
que vous soyez ici, maintenant. Bon, je
file me coucher, ajouta-t-elle en se levant
dans un bâillement.
— Je vais rester debout encore un
moment, pour gérer mes mails, tout ça,
annonça-t-il sans croiser vraiment son
regard. Mais… euh… merci, en tout cas.
Je suis content, moi aussi.
— Alors c’est parfait ! Bonne nuit et
bienvenue chez vous.
Elle se hâta d’entrer dans sa chambre
sans attendre de réponse, et s’appuya
contre la porte.
Les choses allaient sûrement être plus
compliquées que prévu.
Quel bonheur d’apprendre que tout le
monde parle du magasin ! On dirait que
Clara nous ramène au bon vieux temps,
quand les gens faisaient un détour par le
village pour venir nous voir. Je suis
tellement contente, et tu es un chou de
veiller sur elle. Merci pour les
magnifiques photos, continue de m’en
envoyer. J’ai l’impression d’y être aussi !
Fuerteventura est mon lieu de résidence
idéal, et je viens de louer une chambre
qui donne sur le port. On peut s’asseoir
sur la terrasse et regarder le soleil se
coucher à l’horizon. Il y a eu une tempête
dans l’Atlantique, avec des vagues
énormes. C’est fou de les voir s’élever
puis s’écraser sur les rochers, vraiment
très spectaculaire. Le bruit, c’est encore
autre chose.
Les rochers protègent la baie des plus
grosses vagues et il y a une échelle, un
peu comme dans une piscine, qui descend
dans la mer. Quand le temps est calme et
la marée haute, je descends par là pour
faire trempette. C’est rafraîchissant, un
vrai bonheur. J’aimerais vivre ici jusqu’à
la fin de mes jours, à manger de la
daurade en faisant comme si j’étais
peintre, écrivaine ou reine de la nuit.
Dans tous les restaurants, on sert des plats
de poisson absolument délicieux, et il y a
une grande vitrine en verre à l’extérieur
pour montrer la pêche du jour. Je choisis
toujours le poisson avec la mine la plus
triste, parce que j’espère qu’une fois
mangé, il se sentira plus en paix.
Et le pub, alors ? As-tu prévu une
nouvelle soirée quiz ? Il ne faut pas te
laisser décourager par ce qui est arrivé la
dernière fois. Tu as eu raison de la virer,
elle avait bien trop bu et disait n’importe
quoi. Tout le monde sait que Marie Ire
était la première reine d’Angleterre.
Matilda m’a l’air d’être quelqu’un de très
affirmé. Prévois ça un soir où Roz ne
pourra pas venir gâcher tout le quiz en
remettant en cause tes réponses. Si tu
veux, je peux t’envoyer des questions.
Pour commencer, demande donc aux
gens comment s’appelle le fils de Simon
Cowell. C’est Eric. C’est chouette, non ?
Cet homme est tellement méritant. Et
savais-tu que le nom des Canaries n’a
rien à voir avec les petits oiseaux, mais
qu’il vient du mot latin désignant un
chien ? Voilà qui devrait claquer le
beignet à l’autre.
CHAPITRE 17

Les jours suivants passèrent à toute


vitesse. Clara filait au magasin en jetant
un coup d’œil vers la porte de Joe,
toujours fermée, ne sachant pas s’il était
là ou non. Elle voyait souvent sa voiture
dehors tandis qu’elle servait les clients, le
cherchait des yeux et le voyait
s’engouffrer dans l’habitacle, son
téléphone vissé à l’oreille. Le soir, elle
cuisinait, lui préparait de bonnes choses
qu’elle mettait dans des boîtes pour les
moments où il était là, lui laissait des
petits mots, des petites attentions, frustrée
de le manquer constamment et de
n’entendre qu’une porte se fermer, le
bruit de sa brosse à dents électrique ou
son murmure quand il passait un énième
coup de fil en pleine nuit. Comment
pouvait-elle hygger un homme qu’elle ne
voyait jamais ?
Mais ce matin, c’est le magasin qui
occupait toutes ses pensées. Le jour J,
celui où elle révélerait son idée au grand
jour, était presque arrivé. Elle venait de
mettre le chiffre 1 en vitrine pour son
compte à rebours, et salua un petit garçon
et son père qui passaient. Au cours de la
matinée, elle eut le plaisir de voir entrer
plusieurs clients et passer quelques
visages familiers dans la rue. Cela lui
donnait le sentiment de faire un peu partie
du village, de ne pas être simplement de
passage.
C’était sa dernière journée à travailler
sur sa surprise, et elle en passa une bonne
partie à courir de l’arrière-salle à la
boutique chaque fois qu’elle entendait
tintinnabuler la clochette de l’entrée, ce
qui arrivait de plus en plus souvent.
Elle était follement impatiente que tout
soit prêt et d’être au lendemain, songea-t-
elle en travaillant avec soin sur la
nouvelle enseigne. Les lettres tracées à la
craie sur le panneau annonçaient son idée
en caractères gras, et savoir que celui-ci
serait bientôt placé à l’extérieur du
magasin rendait déjà le tout plus concret.
La journée s’écoula et, sans personne
pour l’aider dans sa tâche, c’est le corps
un peu courbaturé qu’elle ferma le
magasin. La salle du fond était cependant
prête pour la révélation du lendemain, et
elle avait demandé à Lauren de lui prêter
main-forte afin de s’assurer que tout se
passe bien.
C’est donc fatiguée mais heureuse
qu’elle versa un peu de vin dans la sauce
qu’elle avait préparée pour le dîner.
Maniant le moulin à poivre au-dessus
de la casserole fumante, elle ferma les
yeux, savourant la bonne odeur et la
légère vapeur qui s’élevaient. Joe était
rentré environ une heure avant et avait
foncé vers sa chambre tel un zombie, où
elle l’apercevait, effondré sur son lit
visage dans l’oreiller, ses chaussures
encore aux pieds. Était-ce la bonne odeur
de cuisine ? Toujours est-il que, soudain,
il était dans l’encadrement de la porte, à
se passer une main dans les cheveux, les
yeux encore plus cernés que d’habitude.
— Le dîner est prêt, annonça-t-elle,
bien décidée à marquer un point dans
l’opération hygge.
Il regarda la table dressée avec vaisselle
et serviettes, un vase garni de fines
branches et de feuilles en son centre, les
bougies disposées autour.
— Habituellement, je ne…
— Quoi, vous ne mangez pas ? dit-elle
en riant et en posant une grande assiette
sur un set de table.
— Je n’ai pas vraiment d’heure pour
manger. Je prends des repas à emporter
ou je grignote à mon bureau.
— Eh bien, aujourd’hui, j’ai fait tout ce
qu’il fallait ! dit-elle d’un ton léger.
Il se pencha au-dessus de l’assiette.
— C’est appétissant, fit-il remarquer en
se glissant lentement sur une chaise.
— Un verre ?
Il se releva immédiatement et elle
sursauta. Décidément, cet homme avait
toutes les peines du monde à se détendre !
— Je m’en occupe, dit-il. Asseyez-
vous. Vous avez déjà cuisiné. Qu’est-ce
que vous voulez boire ? demanda-t-il en
allant vers la cuisine avant d’ouvrir les
placards, un peu perdu.
— Il y a une bouteille de vin ouverte
dans le réfrigérateur, répondit-elle en
prenant l’autre chaise et en réprimant le
petit rire qui montait dans sa gorge.
Il revint avec la bouteille et lui servit un
verre. Elle remarqua que sa main
tremblait légèrement ; une goutte de vin
tomba à côté du verre.
C’était agréable de se retrouver assis en
face de quelqu’un à cette grande table.
Elle avait toujours été habituée aux
grandes tablées de famille et d’amis. Au
Danemark, les dîners se prolongeaient
souvent tard dans la nuit. Et elle savait
recevoir. Elle adorait préparer un repas,
dresser la table, la décorer, parfois avec
un centre de table. Son chandelier Kubus
lui manquait, mais du temps s’écoulerait
avant qu’il en existe une version sac à
dos ! Elle était toutefois satisfaite de sa
composition avec les branches et les
feuilles ramassées au cours de ses
promenades.
— C’est du porc ? demanda Joe entre
deux bouchées.
— Oui. Je l’ai fait cuire tout doucement
pour qu’il reste bien tendre. Je l’ai laissé
à la chaleur minimum toute la journée.
C’est un vrai plat d’hiver, ma m… enfin,
on en faisait souvent à la maison, conclut-
elle avec un pincement au cœur.
Joe ne semblait pas l’avoir entendue,
trop occupé qu’il était à vider son assiette.
Elle n’avait jamais vu quelqu’un manger
aussi vite ! Ce qu’elle pouvait prendre
comme un compliment, certainement.
Elle baissa les yeux vers son assiette,
encore presque pleine.
Joe s’essuya la bouche et elle attendit
un mot de sa part. Un merci, peut-être.
Son téléphone s’illumina sur la table et il
repoussa sa chaise tandis que le vibreur se
faisait entendre.
— Je dois décrocher, dit-il.
Contrariée, elle le regarda se lever pour
retourner dans sa chambre en braillant
dans son portable.
— Je t’avais dit de me prévenir quand
ils appelleraient ! Ne me dis pas que tu
viens juste d’avoir des nouvelles de…
Elle soupira et continua de manger en
l’écoutant à travers les fines cloisons.
— … alors dis à Clarke qu’il arrête de
nous mener en bateau s’il veut qu’on
revienne vers eux avec une offre
correcte ! Tu connais la chanson, il…
Elle comprit qu’il ne reviendrait
probablement pas à table et, son repas
terminé, elle se leva avec un nouveau
soupir et commença à débarrasser. Les
assiettes s’entrechoquèrent si fort qu’elle
dut vérifier si elle ne les avait pas
ébréchées. Elle fit la vaisselle rapidement.
Elle entendait encore Joe parler à côté,
haussant la voix régulièrement, et se
demanda qui pouvait bien être à l’autre
bout du fil.
Lorsqu’il réapparut, elle était dans le
salon, lovée dans le gros fauteuil en cuir
près de la lampe. Elle avait allumé des
bougies chauffe-plats et était plongée
dans son livre, une histoire se passant
dans un village côtier du Devon dans les
années cinquante.
— Désolé, c’était le boulot, expliqua-t-
il en se frottant le front. On a une affaire
qui se casse la figure.
Quelque chose dans sa voix et son
visage hagard l’émut.
— J’ai fait du risalamande, dit-elle, et
il y a du chocolat chaud dans la casserole.
— Merci. Et merci aussi pour…
Son téléphone s’était remis à sonner.
Clara s’efforça de garder un semblant
de sourire quand il décrocha encore.
— De rien, murmura-t-elle. C’était un
plaisir.
Il leva brièvement les yeux vers elle,
mais elle pensa qu’il ne l’avait pas
entendue.
L’appel fut bref. Joe se retourna le
temps de débiter quelques directives
tranchantes à son interlocuteur :
— Eh bien, récupère-le ! J’ai eu tort de
te le confier ? Non ? Alors règle-moi ça
rapidement !
Sur ce, il raccrocha en soupirant.
— T’ES VIRÉ ! hurla Lady KaKa du
haut de son perchoir, ce qui semblait pour
une fois assez adapté.
Clara s’apprêtait à se lever pour gagner
sa chambre, ayant envie de continuer de
lire et de boire son chocolat en paix,
quand les paroles de Lauren lui revinrent
à l’esprit : il fallait forcer cet homme à se
relaxer.
— Attendez, asseyez-vous donc un peu,
proposa-t-elle en se levant et en désignant
le canapé couvert de plaids.
Il avança d’un pas hésitant et s’assit, les
pieds bien à plat sur le sol, le dos droit,
comme s’il attendait de passer sur le
billard.
Quelques minutes plus tard, elle
apporta un plateau avec un chocolat
chaud et un ramequin de risalamande,
une sorte de riz au lait nappé de coulis de
cerise.
— Tenez, goûtez-moi ça et détendez-
vous un moment, d’accord ?
Elle eut un bref sentiment de triomphe
en remarquant les yeux ronds de Joe
tandis qu’elle posait le plateau sur la table
basse devant lui. Elle se retourna ensuite
pour aller mettre un des disques de
musique classique de Louisa. Victoire !
Avec les petites lampes et la lueur
tremblante des bougies, elle avait enfin
réussi à créer une ambiance tout à fait
hygge.
Elle se réinstalla dans son fauteuil et
observa Joe sans même faire semblant de
tourner les pages de son livre. Il avait
goûté le chocolat et fermé les yeux à la
première bouchée de risalamande, puis il
s’était extasié et l’avait félicitée pour ses
talents de pâtissière. Visiblement plus
détendu, il s’était laissé aller contre le
dossier du canapé, la tête posée sur un
coussin.
La musique les enveloppait tous deux
du son léger d’une flûte. Elle sentit son
propre corps se détendre, ses muscles se
relâcher tandis que le repas et la musique
berçaient ses sens. Quand soudain, juste
au moment où ses paupières
commençaient à se fermer, le hurlement
strident d’une alarme retentit, brisant le
calme.
Roddy bondit de la peau de mouton
devant elle pour aller se cacher sous le
fauteuil, Lady KaKa se mit à répéter en
boucle « OH MON DIEU, ILS ONT TUÉ
KENNY ! », et Joe se leva d’un bond,
fracassant sa tasse sur la table.
— Mais qu’est-ce que…
— C’est une alarme, répondit Joe
comme si elle avait pu prendre cela pour
autre chose.
Elle était danoise, pas abrutie !
— J’ai compris, mais pourquoi ?
demanda-t-elle.
Joe avait déjà son téléphone en main, le
front plissé, et lui répondit sans la
regarder :
— C’est pour me rappeler que les
marchés new-yorkais viennent de fermer.
Du coup, il faut que j’appelle pour voir
où ça en est.
— Mais il est 9 heures du soir et on
mange du risalamande, fit-elle
remarquer.
Il leva alors les yeux vers elle et la
regarda comme si elle venait de
s’exprimer en danois.
— Oui, mais les marchés de New York
ont fermé, répéta-t-il comme si elle ne
l’avait pas entendu. Cela peut impacter
notre affaire en cours.
— Très bien, marmonna-t-elle en
refermant son livre, incapable de fournir
davantage d’efforts pour aujourd’hui. Je
vous laisse le salon, appelez donc tous les
marchés du monde, si ça vous chante.
Elle avait conscience de son ton acerbe,
mais elle était fatiguée de sa journée et
avait juste envie de profiter
tranquillement de sa soirée. De toute
façon, cette expérience ne menait nulle
part.
Joe ne répondit pas. Il avait toujours les
yeux rivés sur son téléphone et semblait
ne même pas l’avoir entendue. Pas plus
qu’il ne parut la voir se lever pour partir.
Elle éteignit les bougies chauffe-plats
sur la cheminée et éteignit la lampe près
du fauteuil et la chaîne hi-fi.
Pendant ce temps, Joe tapait sur le petit
écran de son portable, complètement dans
sa bulle.
Clara jura tout bas. Non seulement ce
type était imperméable au hygge, mais
elle commençait à se demander s’il ne lui
enlevait pas sa capacité à se détendre, à
elle aussi !
Elle traversa le salon pour se diriger
vers sa chambre.
— Clara ! lança-t-il, en se tournant vers
elle.
Elle poussa un bref soupir et se
retourna.
— Oui ?
— Merci pour le dîner.
Elle était trop énervée pour lui répondre
autrement que par un vague geste de la
main. Après quoi, elle tourna les talons,
entra dans sa chambre et claqua la porte
derrière elle.
CHAPITRE 18

Clara se réveilla avec des picotements


dans le ventre, excitée par la journée qui
l’attendait. Elle avait follement hâte de
voir les réactions face à sa nouvelle
initiative, et avait complètement oublié
pourquoi elle avait eu tant de mal à
s’endormir hier soir. Elle n’éprouva pas
la moindre petite rancœur envers Joe
quand il émergea. Elle lui servit un café
et partagea un croissant avec lui tandis
qu’il lisait les nouvelles sur sa tablette et
qu’elle fixait la pendule sans pouvoir se
concentrer sur ce qu’elle mangeait.
— Passez une bonne journée ! lança-t-
elle en descendant l’escalier pour se
rendre au magasin.
Elle n’entendit aucune réponse à part le
« LE COMPTE EST BON,
CONNARD ! » de Lady KaKa. Avait-elle
rêvé ou venait-elle de voir Joe fouiller
dans sa poche et avaler un cachet quand
elle était passée près de lui ? Cette pensée
disparut de son esprit aussi vite qu’elle y
était apparue tandis qu’elle emportait le
tableau noir à l’extérieur, et un frisson de
joie la parcourut quand elle le posa sur le
trottoir.
Les mots ressortaient bien, avec leurs
couleurs primaires et leurs gros caractères
gras et ronds. Les gens allaient-ils être
intrigués par cette annonce ? Elle
l’espérait.
C’était une journée froide, avec un beau
ciel bleu. Pour l’instant, le soleil ne
touchait que l’autre côté de la Grand-Rue,
coupant les maisons en deux sous son
faisceau de lumière dorée. Le vent s’était
mué en une brise légère. Elle retourna
dans le magasin et mit en place le chiffre
zéro dans la vitrine. Voilà ! On y était !
Pourvu que les gens du coin se montrent
encore intéressés…
Lauren arriva quelques minutes plus
tard, essoufflée et les joues rouges.
— Je me suis habillée pour l’hiver,
mais il fait chaud, finalement, dit-elle en
ôtant ses gants et son écharpe. Enfin,
chaud, façon de parler ! On est en
novembre, quand même…
Clara sentit le doute s’immiscer en elle.
Et si personne ne venait alors qu’elle
avait demandé à Lauren de l’assister,
peut-être pour rien ?
— Aloooors ? fit Lauren en souriant. Je
peux voir ?
Clara se rendit compte qu’elle avait une
boule dans la gorge l’empêchant de
parler. Elle hocha simplement la tête et
entraîna Lauren vers la pièce du fond, où
tout l’espace avait été transformé.
— C’est immense…, murmura cette
dernière en regardant autour d’elle. Mais
ce n’était pas juste un espace de stockage,
avant ? C’est génial, enchaîna-t-elle sans
attendre la réponse. C’est vraiment cosy
et accueillant. J’imagine déjà l’endroit
rempli de monde !
Clara jubila devant l’enthousiasme de
son amie.
Disparu le dépotoir poussiéreux pour
les cartons et les jouets cassés ! La table,
entourée de tabourets, avait été nettoyée
et couverte de journaux. Au milieu se
trouvaient des tubes de peinture et de
colle blanche, des pichets d’eau, des pots
de sequins, de boutons et de fils, des
pinceaux. Une grosse poubelle rouge
occupait un angle. De l’autre côté de la
pièce, des fauteuils accueillants avaient
été rassemblés autour de quelques tables
basses. Il y avait des lampes dans chaque
coin, des bougies sur de petites étagères
aux murs et, d’un côté, une petite table
couverte d’une nappe en vichy était
garnie de tasses, d’une cafetière et d’un
assortiment de gâteaux et biscuits faits
maison présentés dans de belles assiettes
sous du film alimentaire.
Lauren se tourna vers Clara, les yeux
pétillants.
— Ça a dû te prendre des heures, dis-
moi. C’est génial ! Exactement ce qu’il
nous faut : un endroit où amener nos
enfants et passer du temps avec ses amis.
— La question est : est-ce que les gens
viendront ? murmura Clara en se mordant
la lèvre nerveusement.
— Mais oui, bien sûr ! Ton panneau
dehors est magnifique, et tu as vu le
journal local, ce matin ? Il y a un super
article sur la boutique, avec une très belle
photo de toi. Tu seras sur leur site
Internet aussi.
— Ah bon ?
Clara sentit son excitation monter d’un
cran, et sursauta en entendant soudain le
son de la clochette de la porte.
— Allez ! dit Lauren en retournant vers
le magasin. C’est parti !
Clara lui emboîta le pas, heureuse de
voir plusieurs enfants arpenter les allées
où elle avait exposé une sélection de
jouets en bois.
— C’est un atelier où l’on peut soi-
même peindre son jouet, expliqua Lauren,
qui s’affairait déjà dans tous les sens.
Elle se pencha vers une petite fille avec
une longue tresse brune qui tenait entre
ses mains un dinosaure en bois.
— C’est celui-ci que tu veux peindre ?
lui demanda-t-elle.
La petite hocha la tête frénétiquement
tandis que sa mère découvrait l’atelier et
s’installait dans un des fauteuils.
— Clara, elle veut peindre un
tyrannosaure, dit Lauren.
Et voilà ! Clara avait sa première
cliente.
La matinée fut pleine de bruit, de
questions, de l’odeur du café, des rires
des parents et des conversations
échangées. Les gâteaux disparurent
rapidement, et Lauren avait à peine le
temps de s’éloigner de la caisse pour
diriger les clients vers Clara.
Cette dernière ressentit un élan de joie
en regardant la grande table pleine
d’enfants sur leur tabouret, la langue
tirée, concentrés pour peindre leur jouet,
certains parents se penchant sur leur
épaule pour les aider dans leur tâche,
d’autres assis dans les fauteuils et les
regardant s’amuser, une tasse de café à la
main.
Il y eut un seul moment où l’on frôla le
désastre. Un petit garçon était tellement
content d’avoir fini de peindre en rouge
vif les roues de sa voiture en bois qu’il
bondit sans crier gare pour montrer son
œuvre à son père. À cet instant, Joe ouvrit
la porte et bouscula l’enfant. Ce dernier
se mit à pleurer et Joe poussa un cri de
surprise. Les autres enfants relevèrent la
tête de leur ouvrage pour voir ce qui se
passait, leurs mains et leur visage
maculés de peinture, comme si la pièce
était remplie de petits sauvages. Clara
déglutit avec peine en voyant Joe
approcher d’elle tout en frottant son
pantalon avec rage.
— Tenez, dit-elle en lui tendant une
éponge. C’est lavable à l’eau, ne vous en
faites pas.
Il la regarda, regarda l’éponge mais ne
la prit pas.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
lança-t-il sèchement. Vous avez ouvert
une crèche ? Vous avez invité la moitié
du village à venir dévaster les lieux ?
Clara inspira à fond, navrée qu’il ne
comprenne toujours pas ce qu’elle
essayait de faire.
— J’ai transformé cette pièce en atelier
et en café, expliqua-t-elle le plus
calmement possible. Il n’y a aucun
endroit où aller en journée, dans le
village. Je voulais créer un lieu
chaleureux, accueillant, où les gens
puissent venir avec leurs enfants. Cette
pièce ne servait à rien. Maintenant, elle
est pleine de vie.
— Pleine de bazar, vous voulez dire !
— Aussi, reconnut-elle en s’efforçant
de rester calme. Mais tout sera rangé ce
soir, et regardez comme ils s’amusent !
Joe lança un regard dédaigneux vers la
table et poussa un grognement. En
entendant ce bruit, le petit garçon qui
avait parlé à Clara du divorce de ses
parents, l’autre jour, leva les yeux de la
table et sourit à Joe de toutes ses dents
manquantes.
— Tu sais dessiner des canards ? lui
demanda-t-il.
Joe recula d’un pas et regarda par-
dessus son épaule comme si le petit
garçon s’adressait à quelqu’un d’autre.
— Tu sais dessiner des canards ? répéta
le petit garçon, la tête penchée d’un côté.
— Des canards ? répondit Joe, l’air
affreusement mal à l’aise en se penchant
vers le garçonnet. Euh… Non. Je ne sais
pas.
— Tu n’as qu’à essayer.
— Moi ? Oh… ben… je…
L’enfant glissa un crayon entre les
doigts de Joe.
— C’est que… je ne sais pas trop…,
marmonna Joe en se tournant vers Clara
et en tenant le crayon comme s’il
s’agissait d’un objet contaminé. Il veut
que je lui dessine un canard.
— Excellente idée ! dit Clara avec un
grand sourire au petit garçon. Je me dis
toujours qu’il devrait y avoir plus de
canards sur les trains.
Elle rit sous cape tandis que Joe, l’air
peu sûr de lui, contemplait le train en
bois.
Puis il se pencha et commença à
dessiner : un œil bien rond, un bec, des
ailes, des pattes fines. Le petit garçon
observait son travail et se dandinait, tout
heureux, en commentant :
— Oui, c’est bien, ça. Super !
Ce ne fut pas rapide, mais Clara vit Joe
prendre le temps de créer un canard de
dessin animé, maniant même la gomme
pour améliorer la ligne de la queue. Il
était méthodique et ultra concentré, et,
chose incroyable, il souriait ! Oh, un petit
sourire au coin de ses lèvres mais, quand
même, c’était un vrai sourire.
— Regarde, je lui ai même fait des
pattes palmées, annonça-t-il au petit
garçon.
L’enfant pencha la tête pour mieux
voir.
— Trop bien !
— Tu trouves que les ailes sont bien
faites ? lui demanda Joe en portant le
crayon à ses lèvres comme s’il étudiait un
portrait.
— Les ailes, c’est le top du top, déclara
solennellement le petit.
— Merci, mon pote, dit Joe.
Clara mit la main devant sa bouche,
mais trop tard pour dissimuler son rire.
Joe rougit comme une tomate en se
relevant et rendit le crayon au petit
garçon, qui se tournait déjà vers les tubes
de peinture.
— Je vais le peindre en bleu, annonça-
t-il.
— Très bonne idée, dit Joe en posant
brièvement la main sur l’épaule du
garçonnet avant de la retirer tandis que
Clara levait les yeux vers lui.
— Il vous aime bien, fit-elle remarquer.
L’enfant tendit les deux pouces en
direction de Joe puis commença à
barbouiller son canard de peinture bleue.
— C’est un chouette môme, marmonna
Joe en regardant ses chaussures.
Lauren apparut dans l’encadrement de
la porte.
— Clara, j’ai besoin de toi, dit-elle avec
un bref hochement de tête en direction de
Joe en guise de bonjour.
Les yeux de Joe s’écarquillèrent.
Oubliant d’un coup l’agréable moment
qu’il venait de passer, il demanda d’un
ton sec :
— Vous employez du personnel ?
Ce fut au tour de Lauren d’écarquiller
les yeux.
— Je suis juste venue donner un coup
de main à Clara. Et vous, vous êtes… ?
Joe se renfrogna et marmonna quelques
mots indiquant qu’il était le propriétaire
des lieux.
— Bien sûr, j’aurais dû m’en douter,
murmura Lauren en levant les yeux au
ciel.
Clara grimaça.
— J’arrive dans une minute ! dit-elle
vivement.
— Ça marche ! répondit gaiement
Lauren avant de se tourner vers Joe.
Ravie de vous connaître, ajouta-t-elle
avec un petit mouvement d’épaule tout en
retournant dans le magasin.
Clara rit pour essayer de détendre
l’atmosphère mais Joe était de nouveau
stressé et lissait son costume.
— Écoutez, je dois me rendre à une
réunion, dit-il. À vrai dire, je suis déjà en
retard. Je ne suis pas sûr de rentrer ce
soir.
— Ah, OK, répondit Clara en regardant
derrière lui.
Elle espérait qu’il ne remarquerait pas
l’énorme empreinte de main violette
qu’un enfant venait de laisser sur le mur
crème fraîchement repeint derrière son
dos…
Il sortit son téléphone.
— Quel est votre numéro de portable,
au cas où j’aurais besoin de vous
joindre ?
— Ah…
L’enfant à la main violette avançait
maintenant vers eux.
— Euh, en fait… je n’en ai pas.
Le petit garçon passa sans laisser
davantage de traces, et Clara poussa un
petit soupir de soulagement.
— Comment ça ? répliqua Joe,
incapable de dissimuler sa surprise. Tout
le monde a un téléphone portable.
Elle le regarda en haussant les épaules.
— Eh bien moi, non.
— Mais… c’est hallucinant. Comment
fait-on pour vous joindre ? On vous
envoie des signaux de fumée ? Un
télégramme ? Mon Dieu, pas de portable,
dit-il comme s’il venait d’apprendre
qu’elle ne possédait pas d’organes vitaux.
— J’ai une adresse mail ! s’exclama-t-
elle dans l’espoir de le réconforter et de
retrouver le Joe de quelques minutes
auparavant. Mais bon, je ne la consulte
pas très souvent.
Comme Joe levait les yeux au ciel, elle
se retint de sortir une plaisanterie au sujet
des pigeons voyageurs. Joe ne paraissait
plus d’humeur à entendre cela, et elle ne
voulait pas gâcher les petits progrès qui
avaient eu lieu depuis ces dernières vingt-
quatre heures.
— Bon, eh bien, j’y vais, marmonna-t-
il en se frottant le menton. J’appellerai sur
le fixe de l’appartement, pour vous tenir
au courant de l’heure à laquelle je
reviendrai.
— Très bien, dit-elle en lui pressant
légèrement le bras.
Il fit un pas en arrière.
— J’espère que tout se passera bien
pour vous ! ajouta-t-elle.
Il la regarda en plissant les yeux,
semblant ne pas comprendre.
— Votre réunion, précisa-t-elle,
perplexe.
Où allait-il ? Avait-il vraiment une
réunion de travail ?
— Oui, bien sûr, répondit-il très vite
sans la regarder dans les yeux.
Sur ce, il se retourna et repartit vers la
porte par laquelle il était arrivé, en
prenant garde de ne pas poser les pieds
aux endroits où le petit peintre à la main
violette venait de vider l’intégralité d’un
tube de colle.
— On va chercher ta maman,
d’accord ? dit gentiment Clara à l’enfant
en le prenant par le bras.
Lorsqu’elle releva les yeux, Joe avait
disparu.
CHAPITRE 19

Au petit matin, Joe referma son


ordinateur et songea à prendre une
douche. Il était rentré tard la veille, autour
de minuit. Clara était déjà couchée. Il
avait hésité à aller la réveiller pour
s’excuser, lui dire que cet atelier était une
bonne idée. Pourquoi diable s’était-il
montré aussi désagréable avec elle ?
Après son départ, ce matin-là, il avait eu
le temps d’y repenser. Sa réaction pas très
aimable était un curieux mélange de
lassitude, de nostalgie et de culpabilité.
L’atmosphère était d’une telle
effervescence… qu’elle lui avait rappelé
les premiers temps du magasin avec sa
mère, quand les enfants couraient dans
tous les sens, complètement excités à
chaque nouvel arrivage de jouets, dans un
brouhaha de rires et de conversations. Il
aimait tellement cet endroit, à l’époque.
Il étira les bras au-dessus de sa tête,
faisant craquer ses jointures. Il avait mal
au dos à force de rester penché sur son
ordinateur, les yeux fatigués par la
lumière de l’écran, et avait envie d’une
bonne douche pour balayer tout cela.
Il se dirigea vers la salle de bains sur la
pointe des pieds, sa serviette autour du
cou, et s’arrêta devant la porte de la
chambre de Clara. La douche n’étant pas
de la prime jeunesse, ses tuyaux faisaient
un raffut de tous les diables dès que l’on
ouvrait l’eau chaude ; cela risquait de la
réveiller. Quelques jours plus tôt, il ne
s’en serait guère soucié, mais
aujourd’hui, il hésita. Elle avait dû passer
un temps fou à préparer cet atelier et
devait être épuisée, elle aussi.
Depuis la dispute dans les prés, où il
avait ruiné une paire de brogues à 230 £,
elle n’avait cessé d’être gentille avec lui.
Après ce qu’il lui avait dit, il ne
s’attendait pas du tout à ce qu’elle lui
propose de venir s’installer à
l’appartement – s’il avait accepté, c’était
uniquement parce que passer une nuit de
plus dans le petit lit du pub l’aurait
probablement contraint à une année
d’ostéopathie ! Et toute la semaine, elle
avait fait preuve de mille petites
attentions à son égard, et il avait peu à
peu commencé à baisser la garde. Peut-
être était-ce juste une stratégie de Clara
pour l’amadouer et faire ce qu’elle voulait
avec le magasin, mais il n’en était plus
aussi sûr.
Il avait été dur avec elle depuis leur
rencontre ; il ne parvenait pas à intégrer
l’idée que sa gentillesse soit gratuite.
Heureusement qu’elle ignorait la raison
pour laquelle il s’était absenté hier.
Il abandonna l’idée d’une douche et se
rendit dans le salon, attiré par les carrés
sombres des photos familières accrochées
sur un mur. Il se posta devant les images,
les mains soudain moites.
Fière de son fils, sa mère avait affiché
de nombreuses photos de lui à différents
âges. Le jour de la remise de son diplôme,
quand il avait cette horrible coiffure avec
la raie au milieu. Préadolescent, dans un
costume trop grand pour lui lors du
mariage d’un cousin. Sa mère et lui, la
bouche grande ouverte, les bras en l’air
dans la descente d’un grand huit à Alton
Towers. Posant près de sa première
voiture, une vieille Ford Fiesta qu’il
s’était payée avec son premier salaire. Il
avait l’air incroyablement jeune, presque
une autre personne, et pourtant, dix ans
seulement s’étaient écoulés depuis…
Il avait évité une photo. Elle était là
pourtant, avec ses couleurs passées, le
montrant en train de souffler les bougies
de son huitième anniversaire, avec son
père en gros pull tricoté, un bras sur ses
épaules, et sa mère de l’autre côté, ses
boucles folles nouées en queue-de-cheval,
fière de voir son fils éteindre toutes les
bougies. Il examina la photo et ressentit la
même douleur qu’à l’accoutumée. Son
père les avait quittés la semaine suivante,
en annonçant à sa mère qu’il partait vivre
avec Rachel, la secrétaire qui
l’accompagnait dans tous ses voyages
d’affaires. Quel cliché.
Il n’y avait pas d’autre photo de son
père, et il avait été trop orgueilleux pour
demander à sa mère s’il pouvait prendre
celle-ci, qui l’attirait immanquablement à
chaque fois qu’il venait ici. Les yeux
rivés sur le visage de son père, il sentit
d’autres souvenirs ressurgir malgré lui…
Le jour où sa mère lui avait dit, après
l’école, que papa était parti, elle avait fait
un gâteau aux corn-flakes et au chocolat
qui était devenu un véritable étouffe-
chrétien dans sa bouche
pendant qu’il l’écoutait parler. Il n’était
pas très familier de la notion de divorce.
Dans sa classe, il y avait Jenny qui
pleurait souvent en parlant de ça, mais
comme il n’aimait pas Jenny, il n’avait
pas voulu savoir de quoi il s’agissait.
Au début, il ne voyait plus son père que
le week-end, et Rachel grossissait jusqu’à
ce qu’un jour, on lui avait présenté Harry,
son demi-frère – un petit paquet rose avec
les yeux fermés et un minuscule nez
retroussé. Un jour, il attendait dans l’allée
que son père vienne le chercher, tenant en
main son bulletin scolaire pour lui
montrer le A qu’il avait obtenu en maths,
ce A qui allumerait une étincelle de fierté
dans les yeux de son papa. Il avait
commencé à pleuvoir et il avait glissé le
bulletin sous son pull. Il s’était réfugié
sous un arbre cependant que la pluie
redoublait d’intensité, ruisselant dans son
dos, mouillant le fin carton, délavant
l’encre bleue, si bien que le A devint
illisible parmi les autres notes. Son père
n’était pas venu. Il était rentré à la tombée
de la nuit, et sa mère l’avait enveloppé
dans une serviette. Il se souvient des
larmes de sa mère sur sa tête, comme de
nouvelles gouttes de pluie.
Il y avait aussi les ricanements de Pete
dans sa classe, qui demandait tout le
temps où était son père. Il sentait ses
poings se serrer mais la réponse restait
bloquée quelque part au fond de lui. Il
fixait alors ses chaussures, attendant le
jour où il aurait le cran d’effacer ce rictus
du visage de Pete, et pensait aux boucles
folles de sa mère, à son grand sourire, à
ses tenues si différentes de celles des
autres mamans. Plus tard, il enverrait un
bon coup de poing dans la mâchoire de
Pete ; il en aurait mal aux jointures
pendant des jours, et se ferait même
exclure de l’école pour ce geste.
Il retourna dans sa chambre et s’assit
sur le lit, torse nu, incroyablement las
sans être réellement fatigué pour autant.
Son cerveau bouillonnait des événements
de la journée : Clara, son rendez-vous, les
coups de fil au travail, les mails qu’il
n’avait pas envoyés, le message narquois
de Tom lui demandant s’il s’était
évaporé. Il savait que le mieux serait de
retourner tout de suite à Londres. Il
pourrait dormir quelques heures, et y
aller. Machinalement, il tendit la main
vers la poche intérieure de sa veste qu’il
avait jetée sur le cadre du lit. Deux
comprimés devraient suffire pour
l’assommer un peu, ou au moins pour lui
faire passer ce mal de tête.
Il était désorienté quand il se réveilla, et
fixa quelques instants les ombres du
plafond tout en entendant des bruits de
casserole de l’autre côté de la porte. Il
bondit du lit et sortit de sa chambre mal
réveillé. La cuisine et le salon étaient
baignés de lumière. Clara s’activait aux
fourneaux, vêtue du tablier de sa mère,
une spatule dans une main.
— Ah, super, vous êtes revenu, dit-elle
en lui souriant. Je ne vous ai pas entendu
rentrer et je n’osais pas entrer dans votre
chambre au cas où… enfin, ça n’aurait
pas été très correct si…
Elle s’abstint de finir sa phrase tandis
qu’une poêle crépitait derrière elle.
— Une crêpe ? demanda-t-elle.
— Quelle heure est-il ? s’enquit-il en se
frottant le visage, toujours torse nu.
Il heurta d’un orteil un coin de meuble
et jura avant de se mettre à sautiller puis
de se laisser tomber dans une chaise.
— Bientôt 9 heures.
— Je devrais être parti depuis des
heures, marmonna-t-il en frictionnant son
pied endolori.
— Mais non, vous avez bien fait de
dormir un peu, dit-elle en posant une
assiette devant lui. Il y a de la cannelle et
de la noix de muscade dans mes crêpes,
c’est une recette danoise.
Ses cheveux brillaient sous la lumière
du soleil, et elle avait l’air en pleine
forme.
— Pas le temps, répondit-il.
— Tout le monde a du temps pour les
crêpes. Ça fait partie des choses
essentielles, dans la vie. Comme
l’oxygène, les chiens, les enfants et le
chocolat. Et le vin ! ajouta-t-elle d’un ton
plus aigu qui le fit sursauter. Quand je
pense que j’ai failli être à court de vin,
précisa-t-elle en secouant la tête avant de
repartir vers ses fourneaux.
Était-elle toujours d’aussi bonne
humeur, le matin ? Il n’avait jamais vu
personne empli d’une telle joie de vivre
avant au moins deux cafés !
L’esprit encore brumeux, il prit son
couteau et sa fourchette, appréciant
l’odeur de la crêpe qui montait de son
assiette.
— TIENS IL PLEUT JE N’AVAIS
PAS REMARQUÉ.
Il se tourna vers Lady KaKa, se
demandant quel genre de films sa mère
pouvait regarder.
La crêpe était encore chaude, et ce n’est
qu’en regardant son assiette vide,
quelques instants plus tard, qu’il se rendit
compte qu’il mourait de faim.
— Eh bien, quel appétit ! fit remarquer
Clara en revenant vers lui avec une autre
crêpe.
— Merci. C’est délicieux, dit-il en
souriant avant de se demander s’il n’avait
pas des morceaux de crêpe sur les dents.
Il fit disparaître la deuxième crêpe aussi
vite que la première et rougit en
remarquant que Clara, assise en face de
lui, ne l’avait pas quitté des yeux.
— Grosse journée de prévue ?
demanda-t-il vivement.
— Pas spécialement. Les premiers
clients venus passent récupérer les jouets
peints hier, et on a une nouvelle vitrine à
prévoir.
— On ?
— Pas Lauren, cette fois, s’empressa de
répondre Clara. Gavin a proposé de
m’aider. Gratuitement. Enfin, autour d’un
dîner, en fait. C’est Clive qui va tenir le
pub à sa place.
— Vous avez invité Gavin à dîner ?
Joe la regarda avec étonnement,
imaginant l’imposant Gavin à côté d’elle,
le contraste entre sa peau de pêche, ses
cheveux blonds, et les gros bras tatoués
du patron du pub. Un couple bien
improbable, sans compter les vingt ans
qui les séparaient.
— Oui, et j’ai également invité Lauren
et Patrick, son mari. Vous voulez vous
joindre à nous ? Je vais faire une fondue
danoise à la bière, j’adore ça. J’ai
commandé tout ce qu’il fallait sur
Internet.
Il accepta sans réfléchir, puis se
demanda quelle mouche l’avait piqué.
Décidément, il devait être très fatigué. Il
était habitué aux plateaux de sushi avec
des collègues ou des clients, ou aux repas
avalés à la hâte à son bureau, pas aux
longs dîners à table où il fallait faire la
conversation à des inconnus. Il n’avait
jamais rien à dire. À moins de tomber sur
des gens ayant envie de parler de la
Bourse. Il avait remarqué qu’on lui
demandait presque systématiquement
quel livre il lisait en ce moment ou quels
étaient ses loisirs. Peut-être pouvait-il
encore se rétracter en prétextant se
souvenir d’un autre engagement vital ? Il
ouvrit la bouche, prêt à inventer une
excuse, mais il vit que Clara arborait un
immense sourire.
— Formidable ! s’exclama-t-elle. J’ai
hâte de tous vous réunir. On aime
tellement organiser des dîners, chez moi.
Ça me manque…
Était-ce son imagination, ou avait-il vu
une lueur triste dans ses yeux ? Et sa
bouche se pincer quelques instants ?
Elle repoussa sa chaise de la table.
— Bon, au boulot ! lança-t-elle.
Sans croiser son regard, elle débarrassa
son assiette et se dirigea vers l’évier.
— Oui, moi aussi. Laissez ça, dit-il en
la voyant empiler les assiettes. Je vais
faire la vaisselle.
— TU ES MA MOITIÉ.
Il ignora Lady KaKa et s’apprêtait à se
lever quand son téléphone sonna. Il vit
que c’était un numéro local et éprouva un
léger embarras. Les choses avançaient
rapidement. Il appuya sur un bouton,
coupant l’appel. Était-ce la bonne
décision ?
— Vous n’avez pas répondu ? lui fit
remarquer Clara en haussant un sourcil.
Joe se tortilla sur sa chaise.
— Ce n’était pas urgent, répondit-il, ne
souhaitant pas expliquer ce qu’il avait mis
en route.
Ce qui était ridicule. La décision lui
appartenait ; il s’agissait du magasin et de
l’avenir de sa mère.
Clara le dévisageait, la tête penchée sur
le côté.
Il se leva prestement, conscient de son
air penaud.
— Bon, eh bien… Je termine deux ou
trois petites choses ici, et je file à
Londres.
— Mais… c’est le week-end, dit-elle.
Il haussa les épaules.
— On est sur le point de conclure une
grosse affaire.
— Et…
Il la vit ravaler la phrase qu’elle avait à
l’esprit.
— OK, bonne journée alors ! lança-t-
elle d’une voix chantante en se dirigeant
vers sa chambre.
Il se mordit la lèvre et la regarda
s’éloigner avant de se diriger vers l’évier.
Devrait-il lui dire ? Il ouvrit l’eau chaude
et commença à faire la vaisselle.
Il ne se rappelait même pas la dernière
fois qu’il avait fait la vaisselle, et se
trouva bientôt complètement absorbé
dans sa tâche, oubliant tout le reste alors
qu’il frottait, rinçait et essuyait. Il aurait
aimé pouvoir rester ici toute la journée, à
ne penser à rien, et repousser le moment
de retourner à Londres. Il se figea et fit
tomber une assiette par terre, médusé par
cette révélation. Qu’est-ce qu’il lui
prenait ? Il adorait son métier ! C’était
tout ce qu’il savait faire, dans la vie.
Clara était déjà dans le magasin quand
il descendit en ajustant son nœud de
cravate. Il la vit derrière le comptoir, riant
face à une petite fille qui lui tendait une
boîte. Elle portait une robe à fleurs et ses
cheveux blonds étaient détachés. Il se
souvint alors de ce que Gavin avait dit :
que c’était une fille sereine. À part la
brève lueur triste qu’il avait aperçue dans
ses yeux tout à l’heure, il pensait la même
chose. Elle avait l’air d’être pondérée,
bien dans sa peau. Alors que lui était
nerveux, incapable de se poser, ne
s’arrêtant que pour dormir – mal –, sans
pouvoir jamais rester en place. Clara
semblait évoluer à un rythme bien plus
lent. Il repensa à leur marche dans les
prés, à sa façon de s’arrêter constamment
pour admirer le paysage et le commenter.
Elle vivait le moment présent, et,
apparemment, elle était heureuse.
Il songea à tout l’argent qu’il avait
dépensé pour essayer de saisir ce
sentiment : le kiné qui venait à son travail
pour le soulager au niveau du dos et du
cou, l’acupuncteur dont il n’avait parlé à
personne, les médicaments qu’il prenait,
les recherches sur Internet en quête de
quelque chose de plus puissant que les
Fleurs de Bach, le million de balles
antistress usées, les jours de congé, les
nouvelles voitures, les nouveaux
vêtements, les nouvelles conquêtes
féminines.
Quel pouvait bien être le secret de
Clara ?
Il prit soudain conscience qu’il la
regardait depuis un moment… et qu’elle
s’en était rendu compte. Elle agita une
main en fronçant légèrement les sourcils.
Il pivota immédiatement sur ses talons et
jura, se demandant quelle tête il avait dû
faire.
Il démarra et s’apprêtait à connecter
son téléphone à l’ordinateur de bord
quand, pris d’un étrange élan, il se surprit
à l’éteindre. Au lieu de quoi il alluma la
radio et la régla sur Classic FM, laissant
une douce musique emplir l’habitacle en
quittant le trottoir pour rouler vers la
capitale.

L’atmosphère calme et détendue du
trajet prit brutalement fin quand il
franchit les portes de l’immeuble où il
travaillait. Comme s’il avait changé de
dimension, il se trouva brusquement face
aux visages gris des membres de son
équipe, à des cartons de nourriture à
emporter livrée par le meilleur restaurant
chinois de la City, et cerné par des piles
de papier et de magazines
d’investissement. Des téléphones
sonnaient à côté d’écrans bardés de Post-
it et de tasses de café à moitié bues.
C’était un véritable chaos ! Ce simple
spectacle lui déclencha son premier mal
de tête de la journée, et son rythme
cardiaque s’accéléra tandis qu’on le
pressait de toutes parts. Personne n’osa
évoquer l’heure qu’il était, mais le fait de
savoir qu’ils avaient déjà dû faire bon
nombre de commentaires à ce sujet lui
noua le ventre, si bien qu’il se mit à parler
d’un ton vif afin de réaffirmer son
autorité et leur montrer qu’il était toujours
le patron. Il espérait seulement qu’ils n’en
aient pas parlé dans les étages supérieurs.
Tout en étant bien conscient qu’à leur
place, il l’aurait fait.
Quelques heures plus tard, il était en
ligne avec son gros client, le pitchbook
ouvert devant lui et des chiffres plein la
bouche pour tenter de conclure l’affaire.
Après quoi, il se leva pour aller aux
toilettes et se rendit compte qu’à cette
vitesse il ne serait jamais rentré dans le
Suffolk avant minuit, au mieux. À cet
instant, le petit village endormi lui
semblait bien éloigné de son monde à
lui…
Une fois revenu à son bureau, il alla
prendre son cinquième café de la journée
et, tout en attendant près de la machine, il
lista les derniers éléments dont il avait
besoin pour être au point, l’esprit empli
de clients, de fusions et de chiffres en
dollars avec plusieurs zéros.
Un atelier ! Quelle merveilleuse idée !
C’est une grande pièce, bravo à Clara
d’avoir pensé à l’exploiter. Elle prend
tellement d’initiatives que je ne vais pas
avoir besoin de revenir.
Pour être franche, je t’avoue que, pour
l’instant, je ne suis pas sûre d’avoir envie
de revenir un jour. J’ai découvert une
pâtisserie française (aux Canaries ! c’est
fou !) tout près de mon nouveau
logement, et depuis, je me nourris
presque exclusivement d’éclairs au
chocolat. Ils sont d’un fondant
incroyable. Je suis devenue très copine
avec une des vendeuses après lui avoir
donné quelques-uns de mes livres. Elle
apprend l’anglais et était ravie de pouvoir
lire des ouvrages de Lee Child et Jilly
Cooper.
Je vais bientôt partir pour Corralejo, de
l’autre côté de l’île. Il y a un bel hôtel où
l’on pourra jouer au tennis et profiter du
Spa. J’ai l’intention de me faire faire un
enveloppement d’algues intégral. Je vais
perdre tellement de poids, malgré ma
consommation d’éclairs, que tu ne me
reconnaîtras pas. J’entrerai dans le pub et
tu demanderas à Clive « Qui c’est, cette
femme si belle et si mince ? », et je ferai
« Ta-daaa ! » en révélant qui je suis !
Mais uniquement après les algues.
Bref. Envoie-moi des photos de
l’atelier et dis bien à Clara qu’elle fait un
boulot formidable – quelle révélation ! Je
suis vraiment heureuse que ça ramène un
peu de joie dans le village. Que veux-tu
dire, quand tu dis que Joe s’y est installé ?
Il ne reste jamais chez moi, d’habitude.
La dernière fois qu’il l’a fait, c’est quand
la coupe Rachel était à la mode, tu te
rappelles ? Ce dégradé ne m’allait pas du
tout, même si Paula, la coiffeuse à
domicile, m’a avoué plus tard qu’elle
n’avait pas vu un seul épisode de Friends.
Dieu sait de qui elle s’est inspirée pour
me coiffer ! Et tu te rends compte, ne
jamais avoir vu Friends… C’est comme
dire que tu ne t’es jamais masturbé. En
tout cas, je suis bien contente si Joe est là
pour donner un coup de main. Je
commençais à croire que sa vie
londonienne l’avait englouti pour
toujours.
CHAPITRE 20

Gavin était assis dans le coin de


l’atelier, servant du café et bavardant
avec les clients – il avait insisté pour
participer. Clara lui adressa un grand
sourire et il lui répondit en levant les deux
pouces en l’air, ses manches relevées sur
ses bras révélant enfin la mouette qui était
tatouée sur l’un d’eux. Puis elle retourna
dans le magasin où l’on avait besoin
d’elle.
Depuis ce matin, un flux régulier de
clients venait à la boutique en quête de
cadeaux de Noël, et elle les aidait à faire
leur choix, leur montrait des jeux qu’elle
avait sélectionnés, les questionnait sur les
centres d’intérêt de leurs enfants et riait
de bon cœur à leurs anecdotes.
Son affection pour cet endroit ne faisait
que croître. On ne pouvait pas être
malheureux dans un magasin de jouets !
C’était formidable d’être entouré
d’enfants qui arpentaient les allées ou
choisissaient des jouets à peindre dans
l’atelier, des étoiles plein les yeux. Un
frisson de joie la parcourut en regardant
en direction du placard fermé à clé où elle
stockait les articles pour sa prochaine
vitrine. Le compte à rebours était lancé, et
de nombreux enfants essayaient déjà de
deviner quel serait le prochain thème.
— Des géants !
— Non, des fées !
— Des pirates !
Clara se contenta de leur adresser un
sourire énigmatique sans rien révéler de
son secret.
— S’il vous plaît ?
Elle se retourna. Un homme avec une
petite bedaine et des cheveux gominés la
regardait. Il tenait un gros classeur et
tendit la main tandis qu’elle approchait de
lui.
— Madame Alden, je présume. Votre
mari est venu nous voir il y a quelques
jours pour nous demander de prendre des
photos, des mesures, et tout le reste.
Clara le regarda, déroutée par le mot
« mari » autant que par la suite
— Pardon, je ne suis pas… Louisa
Alden est en déplacement actuellement, à
l’étranger.
L’homme baissa les yeux sur son
classeur en fronçant les sourcils.
— Ah, la propriétaire. Non, nous avons
parlé avec M. Joseph Alden.
— Joe ?
— Oui, M. Alden souhaite que nous
fassions le nécessaire aussi rapidement
que possible, madame… ?
— Mademoiselle. Je suis… personne,
bredouilla-t-elle, prenant conscience
qu’elle n’avait rien à dire au sujet du
magasin.
Un sentiment très désagréable
l’envahit.
— Eh bien, nous sommes la société
Strutt and Sons, missionnée pour estimer
ce bien et le mettre en vente dans les
meilleurs délais.
L’homme sourit, affichant une dent de
devant qui chevauchait l’autre.
— Nous avons appelé M. Alden ce
matin mais il n’a pas répondu, poursuivit-
il. Nous n’étions pas disponibles le reste
de la semaine, mais un créneau s’est
libéré, et comme il avait l’air pressé
d’obtenir cette estimation, je suis passé.
Histoire de gagner un peu de temps.
— Une estimation…, répéta-t-elle,
comprenant soudain ce que cela voulait
dire.
Seigneur ! Joe comptait réellement
vendre le magasin.
Elle balaya la pièce du regard et sentit
son cœur se serrer. Tout ce que Louisa
avait mis des années à construire allait
donc disparaître ?
L’homme, un peu gêné, consulta
quelques papiers dans son classeur.
— Ce monsieur nous a indiqué le
numéro 14, sur la Grand-Rue. Alden
Jouets.
Il sortit une feuille attestant
l’authenticité de sa démarche.
— Pas la peine, je vous crois, murmura
Clara.
Que pouvait-elle faire ? Le renvoyer ?
Refuser de le laisser prendre ces maudites
mesures pour sa fichue estimation ? Elle
n’avait aucun droit de parole, en ce qui
concernait le magasin ; elle était…
personne.
— Il y a un appartement à l’étage, je
crois ? reprit l’homme en levant les yeux
vers le plafond.
Elle acquiesça d’un hochement de tête,
se sentant à peine capable de parler.
— Deux chambres, salle de bains,
grand salon/cuisine, lut-il sur sa feuille. Je
peux peut-être commencer par ici, et vous
me montrerez l’étage ensuite ?
Elle regarda autour d’elle, démunie. Un
petit garçon jouait avec un gros serpent
en caoutchouc et une petite fille
embrassait un pingouin en peluche, ce qui
ne l’aida pas vraiment.
— D’accord…, murmura-t-elle.
L’homme prenait maintenant des
photos, tout en parlant de temps à autre
dans un petit Dictaphone qu’il avait sorti
de sa poche :
— « Bâtiment début de siècle
transformé en magasin avec logement à
l’étage. Peu d’éléments d’origine dans le
magasin, mais une vitrine de belle taille,
excellent espace pouvant convenir à de
nombreuses activités. Activité actuelle :
magasin de jouets. » Et par ici ?
demanda-t-il en désignant la porte fermée
du placard.
— Du rangement, murmura Clara.
Il hocha la tête et continua, examinant
le comptoir, la caisse.
Clara crut déceler une forme d’avidité
dans ses yeux alors qu’il étudiait la
moindre surface, le moindre recoin.
Devait-elle mettre un terme à cette
visite ? Elle avait le sentiment qu’il
n’était pas juste de le laisser visiter les
lieux sans l’accord de Louisa.
Il entra dans l’atelier et lança :
— Vous permettez que je jette un œil ?
Mais il y était déjà, et n’attendait pas de
réponse.
Elle l’entendait maintenant parler à
Gavin. Si seulement celui-ci avait la
bonne idée de le jeter dehors ! Hélas, elle
ne perçut que les bribes d’une
conversation anodine, aucun bruit
évoquant le départ précipité d’un agent
immobilier suivi de son classeur volant à
travers les airs.
Gavin finit par venir la rejoindre d’un
pas lent, tout en tapotant son téléphone
portable.
— C’est quoi, cette histoire de vente ?
marmonna-t-il en devenant de plus en
plus rouge. Louisa vit ici depuis vingt
ans. Elle ne vendrait pas sans prévenir !
N’est-ce pas ?
Il regarda Clara, les sourcils froncés, et
répondit lui-même à sa question, d’un ton
plus assuré, cette fois :
— Non, c’est ridicule, cette histoire de
vente. Elle en aurait forcément parlé.
L’agent immobilier était revenu de
l’atelier et regardait Clara d’un air
insistant en tapant doucement des pieds.
— L’appartement, dit-il dans une sorte
de gémissement, comme si elle avait
oublié la raison de sa présence ici.
— Gavin, tu veux bien t’occuper du
magasin ? Monsieur veut aller voir là-
haut, expliqua-t-elle avec un signe de tête
vers l’agent immobilier. Je n’en ai pas
pour longtemps.
Gavin acquiesça d’un air navré et se
laissa tomber sur le tabouret de la caisse,
les épaules basses.
— Une vente…, murmura-t-il, les yeux
perdus dans le vague. Non, ce n’est pas
possible.
Clara conduisit l’agent immobilier à
l’étage dans un état second. Elle s’était
donné tellement de mal pour essayer de
faire revivre le magasin, pour prouver à
Louisa qu’il pouvait de nouveau être un
pôle d’attraction. Elle commençait à y
parvenir ! Et voilà que débarquait ce type,
avec ses affreux cheveux gominés et ses
petits yeux rusés, qui allait sûrement
coller un prix sur tout ce qu’il voyait – la
cheminée, le poêle, les moulures au
plafond…
— Êtes-vous locataire ?
— Hébergée gracieusement, répondit-
elle en ouvrant la porte de l’appartement.
Elle le regarda se pencher pour
examiner le poêle à bois, admirer
l’immense miroir au-dessus de la
cheminée, mesurer les pièces, les
fenêtres, noter les éléments de décoration.
— Cet appartement mérite de figurer
dans un magazine, fit-il remarquer.
Charmant. Tout à fait charmant.
Elle regretta d’avoir rendu les lieux
aussi accueillants !
Lady KaKa avait observé l’homme
pendant tout le temps qu’il s’était livré à
sa petite inspection, ouvrant et refermant
le bec comme il allait et venait. Ce n’est
que lorsqu’il se pencha à proximité de sa
cage qu’elle s’écria soudain : « J’AI
APPORTÉ UNE PASTÈQUE ! » Il se
redressa dans un sursaut et heurta de sa
tête le manteau de la cheminée.
Clara étouffa un petit rire qui lui fit du
bien quelques instants, avant de se rendre
compte que Lady KaKa risquait de se
retrouver bientôt sans domicile.
— Bien, dit-il au bout d’une éternité. Je
crois que j’en ai assez vu pour le moment.
On va pouvoir mettre ça sur notre site
dans la semaine. Savez-vous quand
rentrera M. Alden ? Je voudrais lui
indiquer le prix que nous estimons. Il
avait l’air pressé de le connaître. On n’est
pas loin de ce qu’il avait calculé.
Clara éprouva un haut-le-cœur en
imaginant Joe discutant du prix du
magasin et de l’appartement avec cet
homme, prenant des dispositions comme
s’il était le seul propriétaire de cet
endroit. Protégeait-il son héritage ? Elle
savait que l’idée était un peu perverse,
mais elle ne pouvait s’en empêcher. Il
déclarait défendre les intérêts de sa mère,
mais était-ce vraiment le cas ?
— Quand rentrera M. Alden ? répéta
l’agent immobilier.
— Je ne saurais pas vous dire.
— Dans ce cas, voici ma carte. Dites-
lui de demander Paul.
— Paul, murmura-t-elle en prenant la
carte d’une main molle. Très bien.
Il fit un dernier tour dans le magasin
avant de partir, et le tintement de la
clochette de l’entrée eut une résonance
particulière.
Gavin était toujours affaissé sur le
tabouret de la caisse, l’air sombre. Il se
leva sans un mot et retourna à l’atelier
d’un pas lourd.
Clara ne sut quoi lui dire. Ce n’était pas
leur magasin, ce n’était pas leur vie.
CHAPITRE 21

Joe coupa le moteur et resta assis à


pianoter sur le volant, son esprit plein de
chiffres encore à Londres. Il avait
effectué le trajet du retour en conduisant
machinalement, sans rien voir du
paysage.
Il revint peu à peu à l’instant présent et
éprouva une brusque sensation de
soulagement à l’idée d’être de retour dans
le village. Son bureau, ses collègues,
l’affaire en cours commencèrent à
s’effacer de ses pensées en regardant de
l’autre côté de la rue. Il avait eu raison de
partir, se dit-il en s’efforçant d’oublier la
tête de ses collaborateurs quand il s’était
soudain levé pour ranger ses affaires dans
sa mallette avant de s’en aller en
marmonnant une brève explication. Il
n’était resté là-bas que deux heures, et,
d’un coup, il avait eu besoin de partir. De
toute façon, il pouvait très bien superviser
les opérations depuis ici. On se
débrouillerait bien sans lui.
Il contempla la devanture bordeaux de
la boutique et sourit devant les petites
lueurs clignotantes envoyées par les
robots en vitrine. Clara avait un vrai sens
du détail, songea-t-il. Il se rendit compte
qu’il avait hâte de la voir, et se dit qu’il
devrait peut-être apporter quelque chose
pour le dîner de ce soir. Roz vendait-elle
des fleurs, dans son bureau de poste ?
Il étira son cou à gauche et à droite,
essayant de faire disparaître la tension
dans ses muscles. Il sortit son sac du
coffre et s’arrêta devant la porte menant
au couloir et à l’appartement, avant
d’opter pour l’entrée du magasin.
Clara était derrière le comptoir. Elle
avait les cheveux relevés en chignon,
maintenant, et portait un pull crème sur sa
robe à fleurs. Il poussa la porte, content
de la voir relever la tête au tintement de la
clochette.
Il sourit et leva la main pour lui faire
signe… mais il se figea à mi-chemin en
voyant son expression fermée. Il faillit
regarder derrière lui, troublé par le froid
qui semblait venir de s’installer dans le
magasin. Non, il devait rêver. Il entendit
le sang battre dans ses oreilles, les bruits
du magasin bourdonnant en arrière-fond,
le bruit de sa respiration se faire plus fort.
Il posa de nouveau les yeux sur elle. Elle
se détourna.
Ce devait être un nouvel effet de sa
paranoïa.
— Je suis rentré, dit-il en avançant vers
le comptoir, un sourire aux lèvres.
Peut-être qu’elle était préoccupée par
quelque chose ? Peut-être qu’elle était
myope et ne l’avait pas reconnu ? Peut-
être que tout ça, c’était uniquement dans
sa tête ?
— Je vois ça, répondit-elle d’un ton
sec.
— Vivement ce soir.
Il voulait retrouver les choses telles
qu’il les avait laissées après les crêpes de
ce matin. Il avait commencé à croire que
cette fille était peut-être réellement et
simplement gentille, que tout le monde
avait vu juste à son sujet.
Elle lui adressa un regard vide.
— Le dîner danois ! lui rappela-t-il.
— Ah… Oui.
Elle évitait manifestement de le
regarder. Que se passait-il ?
— Bon, eh bien, je monte, murmura-t-il
en se détournant à son tour.
Il cherchait sa clé, se demandant
pourquoi Clara le battait froid, comme ça,
quand une voix le fit sursauter.
— Ah, Joe !
Roz se frayait un chemin dans le
magasin, manquant de trébucher sur un
tout petit garçon étreignant un canard en
peluche presque aussi gros que lui.
— Je me disais bien que je t’avais vu,
dehors, poursuivit Roz. Je suis contente
de pouvoir te parler. Je viens de croiser
Paul de chez Strutt and Sons, qui m’a dit
qu’ils s’occupaient de la vente.
Joe la regarda comme s’il la voyait
pour la première fois. La vente ? Paul ?
Mais qu’est-ce qu’elle racontait ? C’est le
nom de l’agence qui lui remit les idées en
place. Bon sang ! L’agent immobilier
n’était pas censé venir ici avant la
semaine prochaine. Voilà donc pourquoi
Clara lui avait réservé un accueil
glacial…
— Il m’a donné une estimation
approximative, mais nous pourrons en
parler en privé, expliqua Roz.
Apparemment, tu n’as rien confirmé pour
l’instant. Je suis un peu déçue que tu sois
passé par un agent immobilier, on aurait
pu éviter des frais, mais…
Son visage se fendit soudain d’un grand
sourire – elle avait une trace de rouge à
lèvres sur une dent.
— Je suis sûre que tu sauras te montrer
généreux, ajouta-t-elle. Si on allait en
discuter là-haut ?
Il se surprit à acquiescer, préférant ne
pas rester dans le magasin sous le regard
glacial de Clara, qui comptait sa monnaie
sur le comptoir en le regardant
maintenant ouvertement.
Roz bavassa sans discontinuer en
montant l’escalier, et quand il ouvrit la
porte de l’appartement, il regrettait déjà
d’avoir accepté de lui parler.
Visiblement du même avis que lui,
Lady KaKa les accueillit avec un virulent
« SI SEULEMENT JE POUVAIS TE
QUITTER ! »
— Désolé, marmonna-t-il en posant son
sac.
Sur le plan de travail de la cuisine,
Clara avait laissé un plat rempli de petits
pains, à côté d’un papier où elle avait
dessiné un smiley. Elle avait dû poser ça
là avant la visite de l’agent immobilier.
Dieu sait quel émoticône elle choisirait
maintenant !
Roz se promenait dans l’appartement
comme si elle était chez elle, ouvrant
portes et placards tout en prenant des
notes dans un carnet.
— Je suis tellement contente que ta
mère vende ! J’ai bien cru que cette
Danoise allait s’installer ici pour de bon.
L’article du journal m’a beaucoup
inquiétée.
— Un article ? Quel article ?
Roz sortit le journal local de son sac et
le lui tendit.
— Page 6. Elle est photogénique, alors
bien sûr, ils en ont profité pour mettre une
photo énorme. Elle est sur leur site, aussi.
Ils appellent ça un piège à clics, tu vois le
genre.
Joe regarda la photo sans écouter ce
que lui racontait Roz. On y voyait Clara
dans le magasin, entourée de jouets et
d’enfants, affichant un sourire radieux.
— Ta mère a-t-elle déjà fait une
demande d’autorisation pour une
extension ? Est-ce qu’il y a un pare-feu de
l’autre côté ? De quand date le chauffe-
eau ?
Qu’avait-il fait ? Pourquoi diable avait-
il laissé Roz entrer ici ? Il essaya de
répondre à ses questions mais se rendit
vite compte qu’il ne savait pas grand-
chose sur l’appartement. Il ne cessait de
penser au visage de Clara, en bas, au
regard qu’elle lui avait lancé. Il croisa les
bras sur sa poitrine. Pourquoi ne lui avait-
il pas dit qu’il était allé voir un agent
immobilier ? En même temps, comment
aurait-il pu savoir que celui-ci allait venir
aujourd’hui ?
Roz était à présent dans la salle de
bains. Elle passa un doigt sur l’émail de
la baignoire et regarda par la fenêtre
comme si elle pouvait voir au travers de
la vitre en verre dépoli.
— Est-ce que c’est une douche à
hydromassage ? Y a-t-il un adoucisseur
d’eau ?
— VOUS ÊTES LE MAILLON
FAIBLE.
Roddy, sentant manifestement le
changement d’atmosphère, vint se frotter
contre les jambes de Joe.
— COURS FORREST, COURS.
— Est-ce qu’il y a un sèche-linge ? Le
lave-vaisselle est encastré ? Et le four, il
marche au gaz ou à l’électricité ?
— FRANCHEMENT MA CHÈRE,
C’EST LE CADET DE MES SOUCIS !
Joe eut envie de leur hurler de se taire,
toutes les deux. Il n’avait rien demandé
de tout cela. Il pensa à sa mère, sous le
soleil d’Espagne, et ressentit un bref
sentiment d’envie. Il aurait aimé être à la
plage, lui aussi, sentir le soleil sur sa
peau… Il n’avait aucune envie d’être là et
d’affronter les regards glaciaux de Clara
et la ribambelle de questions de Roz. Sans
compter ce maudit perroquet qui
déblatérait ses inepties sans discontinuer !
— Où sont les compteurs ? Est-ce qu’il
y a une valve d’arrêt ?
Comme il fallait bien qu’il réponde, il
marmonnait à Roz des demi-phrases
évasives, réfléchissant en même temps à
ce qu’il allait dire à Clara. Il ne voulait
plus revoir cette expression sur son
visage. Il fallait qu’il lui explique qu’il
voulait juste que sa mère puisse mener la
vie qui lui plairait, à l’abri du besoin et
des tracas. Elle avait travaillé dur pendant
longtemps, et il tenait à ce qu’elle sache
que cela n’avait pas été pour rien.
Il repensa à leur situation incertaine
quand ils avaient emménagé ici. Sa mère
s’inquiétait constamment des factures à
payer, et il avait eu à cœur de tout faire
pour que cela n’arrive plus jamais.
Il lui fallut une éternité pour parvenir à
faire sortir Roz de l’appartement, en la
poussant pratiquement par la porte puis
dans la rue, tout en lui promettant de
l’appeler une fois qu’il aurait discuté avec
l’agent immobilier.
Il prit alors une grande inspiration et
repassa par la porte latérale pour
retourner dans le magasin. Là, il redressa
les épaules et se prépara à affronter le
visage fermé et les regards déçus de
Clara.
Mais visiblement, elle avait retrouvé
toute sa joie de vivre. Penchée sur le
comptoir, elle coulait des regards
faussement timides à l’homme qui était
déjà là l’autre jour, le journaliste local, et
riait à ce qu’il venait de dire, ses grands
yeux bleus braqués sur lui.
Que faisait-il encore ici, celui-là, à
traîner dans le magasin comme une
mauvaise odeur persistante ? Il avait l’air
d’un figurant de Point Break, avec ses
longs cheveux châtains et son pull troué.
Joe contourna un petit garçon qui
rongeait un porte-clés en plastique en
forme de Minion et faillit trébucher sur
deux petites filles qui jouaient avec des
voitures dans l’allée. Il entendit un bout
de leur conversation puis le rire léger de
Clara qui se retournait derrière le
comptoir en lançant une remarque par-
dessus son épaule. Quelque chose dans
son attitude lui déplut fortement, et c’est
les poings serrés qu’il avança vers elle.
— Alors, vous comptiez m’en parler un
jour ? lança-t-il d’un ton acerbe.
Le journaliste releva les yeux, les
sourcils froncés. Joe ne daigna pas le
regarder, se concentrant uniquement sur
Clara.
— Parler de quoi ? demanda-t-elle en
levant le menton dans un air de défi.
Pourquoi se comportait-il ainsi ? Il
savait qu’il aurait dû s’excuser, seulement
il y avait quelque chose, dans la proximité
entre ce journaliste et elle, qui le
dérangeait. Et pour tout arranger, voilà
que ce type le dévisageait avec arrogance
à travers ses lunettes rectangulaires,
comme s’il posait pour une publicité pour
un opticien !
— La visite de Paul, répondit-il. Est-ce
qu’il a pris des photos ? Des mesures ? A-
t-il dit quelque chose, ou bien l’avez-vous
envoyé balader purement et simplement ?
Clara eut l’air blessée. Puis son regard
se fit de nouveau glacial. Il n’avait jamais
vu une telle expression sur son visage, et
recula d’un pas.
— Je lui ai fait faire le tour des lieux, il
a pris ses photos et ses mesures, il a mis
ses grosses pattes partout dans
l’appartement, puis il a laissé ça pour
vous, expliqua-t-elle d’une voix blanche.
Elle lui lança une carte de visite, qui
n’atterrit pas dans sa main et voleta avant
de toucher le sol.
Il la ramassa, un peu gêné de son
attitude.
— Bien. Bon, eh bien, je vais l’appeler,
alors, marmonna-t-il.
— C’est ça, appelez-le, répliqua Clara
dont les joues avaient rougi. Maintenant,
si cela ne vous dérange pas, je discute
avec un client, tant qu’il y a encore une
boutique à faire tourner.
Elle fit un geste vers le journaliste qui
observait la scène sans s’en cacher.
— D’ailleurs, vous devriez remercier
Sam pour avoir écrit un si bel article,
précisa-t-elle. C’est grâce à lui que tout le
monde est venu pour l’ouverture de
l’atelier.
Sur ce, elle se tourna vers le journaliste
avec un grand sourire aux lèvres.
— Veuillez m’excuser de cette
interruption, Sam, dit-elle.
— Pas de souci, Clara, répondit le
journaliste en la couvant du regard.
Joe resta bouche bée, incapable de
sortir une réplique cinglante – qui ne
manquerait pas de ressurgir dans
quelques heures, quand il se repasserait la
conversation dans sa tête.
Il n’avait pas à se justifier auprès d’elle.
Après tout, il avait seulement fait ce qui
lui paraissait être le mieux pour sa mère.
Parce qu’il voulait qu’elle soit à l’aise
pour sa retraite et prenne enfin du temps
pour elle.
Il regarda de nouveau Clara, ou plutôt
son dos. Pourquoi avait-il été agressif ?
Pourquoi s’en prendre ainsi à elle ?
Il pivota sur ses talons et vit le petit
garçon qui mordillait encore le Minion.
— Il faudra payer ça, petit, dit-il en
traversant le magasin pour rejoindre
l’appartement.
Louisa : Je n’accepte pas ton QO –
c’est n’importe quoi, ça n’existe pas.
Avec la lettre Q, tu peux faire : QUE,
QUI, QUOI, QUINTESSENTIEL, mais
pas QO, qui ne veut rien dire.

Gavin : QUINTESSENTIEL, c’est
impossible.

Louisa : Bien sûr que si, gros bêta, si tu
avais ESSENTIEL et que tu ajoutais
QUINT au coup d’après. Bref, arrête
d’essayer de me faire croire que tu n’es
pas un gros QO (je m’en suis fait ma
propre définition).

Gavin : Est-ce que ce QO signifie
« célibataire adorable et sexy » ?

Louisa : Seul un QO pourrait croire ça.

Gavin : ☹

Gavin : Et sinon… tu veux vraiment
vendre ?
CHAPITRE 22

Après avoir fermé la boutique un peu


tard, Clara s’était traînée jusqu’à l’étage
et avait commencé par remplir la gamelle
de Roddy et celle de Lady KaKa.
— C’EST COMME ÇA-AH QUE JE
T’AI-AI-MEUH !
Elle adressa un petit sourire au
perroquet.
Elle regarda les ingrédients devant elle
et eut une soudaine envie de tout balancer
par terre, de prendre son sac et de claquer
la porte derrière elle.
Quelle journée ! Il y avait eu du monde
en permanence au magasin, elle avait fait
un bon chiffre, et avait mal aux jambes à
force de rester debout. Elle avait même
songé à commander du réassort : les
étagères étaient moins remplies
maintenant, et certains articles épuisés.
Mais à quoi bon ? Ses yeux dérivèrent
vers la porte de la chambre de Joe. Était-il
là ? En train de faire ses petits calculs ?
De comptabiliser ses bénéfices ? De
contacter des agents ou des acquéreurs
potentiels ? Elle traversa la cuisine sur la
pointe des pieds et grimaça en entendant
une latte de parquet grincer en
s’approchant de la porte et y collait son
oreille.
— JE SUIS TON PÈRE, s’écria Lady
KaKa au moment où Joe ouvrait
brusquement la porte.
— Oh ! s’exclama Clara en portant la
main à sa poitrine, l’air de rien.
Il haussa un sourcil en la voyant
s’agenouiller pour nettoyer une trace
imaginaire.
— Un peu de ménage…, bredouilla-t-
elle en espérant qu’elle n’était pas toute
rouge.
— LUKE, JE SUIS TON PÈRE.
— La ferme, Lady Ka ! lança Joe.
Le perroquet émit un grognement outré
et agita ses ailes avant de se retourner
vers le mur.
— OK CONNARD.
Clara profita de cet intermède pour
retourner dans la cuisine, où elle se lava
les mains, tournant le dos à Joe.
— Je vais commencer à préparer la
fondue, lança-t-elle par-dessus son
épaule, préférant ne pas le regarder.
Pourquoi diable l’avait-elle invité ?
Peut-être allait-il sortir, après tout ?
Un silence se fit, et elle se demanda s’il
était toujours là.
— Ça va être chouette, dit-il. Est-ce
que je peux vous aider à faire quelque
chose ?
De toute évidence, ils n’allaient pas
reparler de ce qui s’était passé
auparavant. Comptait-il au moins
s’excuser de lui avoir aboyé dessus de la
sorte ?
— Non, tout est sous contrôle, merci,
répondit-elle en se rappelant les mille
choses qu’elle avait à faire.
Mais elle ne voulait pas de lui dans ses
pattes. Elle espéra qu’il comprendrait le
sous-entendu et s’en irait carrément…
— Dans ce cas, je vais au moins aller
acheter du vin, suggéra-t-il.
Elle l’entendit prendre ses clés de
voiture et risqua alors un coup d’œil
derrière elle.
Joe lui adressa un petit sourire en
enfilant son manteau.
Elle baissa les yeux et attrapa une
gousse d’ail qu’elle commença à hacher.
— Merci, dit-elle sans relever les yeux,
guettant le bruit de la porte.
Il attendit quelques instants de plus,
puis il poussa un léger soupir et s’en alla.
Les épaules de Clara se détendirent de
soulagement et elle augmenta le volume
de la radio. Elle se sentait mieux,
maintenant qu’il n’était plus là, et se
consacra avec plaisir à la préparation du
repas.
Elle ne cessait de grappiller dans
l’énorme tas de fromage râpé devant elle
en attendant que la bière commence à
mijoter. Elle avait ajouté l’ail haché, la
poudre de moutarde, et cherchait la sauce
Worcestershire quand elle entendit des
pas dans l’escalier. Joe entra bientôt avec
une énorme boîte, son manteau et ses
cheveux trempés.
Il posa la boîte sur le plan de travail et
en sortit plus d’une demi-douzaine de
bouteilles.
— Je ne savais pas trop ce qui irait avec
la fondue, expliqua-t-il devant son air
surpris. Alors j’ai pris un peu de tout.
Il y avait du champagne, du prosecco,
un vin rouge haut de gamme, trois sortes
de blancs et un liquoreux. Elle attrapa la
bouteille la plus proche et lut l’étiquette
tandis qu’il continuait de parler :
— Je crois que ça, c’est pour les
desserts. Personnellement, je ne suis pas
fan, mais je sais que vous aimez ce qui est
sucré.
Elle lui lança un regard acéré.
S’agissait-il d’un sous-entendu mesquin
sur ses rondeurs ? Apparemment, non.
Son expression était neutre et, à vrai dire,
elle crut même le trouver nerveux comme
il se passait la main dans les cheveux.
— Je vais mettre la table, dit-il en se
dirigeant vers le buffet pour en sortir
bougeoirs, serviettes et dessous de verres.
Il disposa tout cela de la même manière
qu’elle l’avait fait l’autre soir et recula
pour admirer son œuvre avant de se
rappeler qu’il manquait quelque chose. Il
alla alors prendre un vase sous l’évier.
— Deux minutes, dit-il.
Il s’éclipsa, et elle fila dans sa chambre,
où elle enfila une robe sur son legging,
maquilla légèrement ses yeux et parfuma
ses poignets.
Lorsque Gavin, Lauren et Patrick
arrivèrent, la fondue bouillonnait. Gavin
ouvrit la bouteille de champagne et
découvrit que Louisa était l’heureuse
propriétaire de magnifiques flûtes de
cristal.
— Santé, dit-il en levant son verre vers
Clara avant de s’appuyer contre le plan de
travail de la cuisine pour siroter son
champagne.
— Où est…
Lauren n’eut pas le temps de terminer
sa question. Joe apparut au même
moment, encore plus trempé que tout à
l’heure, tenant à la main une poignée de
petites branches. On aurait dit Heathcliff
rentrant des tourbières dans Les Hauts de
Hurlevent.
— C’est pour la table, expliqua-t-il.
— Tenez, laissez-moi faire, dit Lauren
en se précipitant pour lui prendre les
branches des mains.
Patrick regarda Clara, l’air perplexe,
tandis que Lauren vouait une attention
toute particulière à la disposition des
branches dans le vase au centre de la
table.
— Quoi ? lança-t-elle à son mari quand
elle releva enfin les yeux vers lui.
— Alors, Joe…, commença Patrick.
Il lui posa des questions sur le travail,
le sport, tout en allant au salon où Gavin
avait déjà pris place dans le fauteuil en
cuir, semblant aussi à l’aise que chez lui.
— Joe m’a l’air… d’avoir grandi,
murmura Lauren en se servant une flûte
de champagne.
Clara ne put retenir un petit rire.
— Je croyais que tu le détestais,
chuchota-t-elle.
— Hmm…, fit Lauren en regardant
distraitement vers les hommes. Oui, c’est
vrai, il a des manières tellement
insupportables, mais… il est quand même
agréable à regarder, non ?
— Espèce de tøs, répondit Clara avec
un coup de coude à son amie.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Inutile que tu le saches.
— Eh bien, bravo, la politesse !
s’exclama Lauren en volant une pincée de
fromage derrière elle.
— Hé ! fit Clara. Pas touche !
Les mauvais moments de la journée
étaient loin, maintenant. À présent, elle
était heureuse. Il y avait du monde à la
maison, c’était dimanche le lendemain et
il pleuvait dehors. Voilà ce qu’elle
aimait ! Joe avait d’autres projets pour
l’avenir ? Eh bien, tant pis ! Cela ne
l’empêcherait pas de profiter de sa soirée.
Elle se concentrerait sur ses autres invités
et ne le regarderait qu’un minimum.
— C’est prêt, à table ! lança-t-elle.
Tous répondirent à son appel comme
un seul homme.
Le repas fut un véritable succès.
Gavin était bien calé contre le dossier
de sa chaise et se frottait le ventre, Lauren
avait poussé de petits soupirs de plaisir à
chaque bouchée, Patrick avait un sourire
béat et Joe léchait quasiment son assiette
pour la rendre immaculée.
Clara fut condamnée à rester assise
pendant que ses invités débarrassaient, et
elle goûta ce moment en sirotant son
chablis tout en les regardant s’affairer au
milieu des rires et des discussions. Seul
Gavin restait silencieux, et elle se rappela
la tête qu’il avait faite dans le magasin en
apprenant que Joe voulait vendre. Il
n’avait pas beaucoup parlé, ce soir, et
regardait Joe avec une drôle d’expression,
comme s’il mijotait quelque chose.
Tout le monde revint à table et Clara se
leva pour s’occuper du dessert. Perdue
dans le fouettage énergique de sa crème
fraîche, elle fut tirée de ses pensées par le
rire de Joe. Elle l’avait entendu très peu
de fois rire. C’était un rire extrêmement
spontané, un long grondement sourd et
contagieux, et elle se surprit à sourire en
l’entendant. Elle se dit alors que c’était la
première fois qu’elle voyait Joe rester
aussi longtemps au même endroit.
Habituellement, il mangeait vite,
disparaissait encore plus vite pour
répondre à un appel, participer à une
visioconférence ou vérifier quelque
indicateur sur un de ses écrans. Ce soir, il
paraissait vraiment détendu. Son visage
semblait moins pâle qu’à l’accoutumée à
la lueur des bougies, et le gris de ses yeux
était accentué sous ses sourcils bruns. Ses
cheveux, désormais secs, bouclaient
légèrement. Il riait à ce que Patrick venait
de dire, se tapant d’une main sur la
cuisse. Clara fixa cette main bien plus
longtemps que nécessaire.
— Tout va bien ?
Lauren apparut à côté d’elle et jeta un
œil dans la casserole.
— Ça bout, fit-elle remarquer. À très
gros bouillons. C’est normal ?
Clara retira vivement sa casserole et
baissa le feu. Lauren avait raison, sa
préparation était sur le point de déborder.
Lauren haussa un sourcil et tourna les
yeux vers Joe.
— Avec lui… ça se passe plutôt bien,
non ? demanda-t-elle.
— Ça va, répondit Clara d’une voix de
flûte en se penchant pour prendre des
ramequins qu’elle avait déjà sortis du
placard.
— Ça va, répéta Lauren d’une voix
étrange avant de retourner vers la table et
de remplir les verres de tout le monde.
— Il y a autre chose à faire ? demanda
Joe en la rejoignant dans la cuisine.
— Tout va bien, ce sera prêt dans deux
minutes.
— Merci beaucoup, Clara. Merci de
m’avoir invité, dit-il d’une voix douce qui
n’avait pas grand-chose à voir avec le Joe
qui l’avait invectivée dans le magasin
quelques heures plus tôt.
Lequel des deux était le vrai ?
— C’est normal. Vous vivez ici.
Elle haussa les épaules et éprouva une
pointe de culpabilité devant ses yeux
maussades.
— Enfin, peut-être plus pour très
longtemps, ajouta-t-elle.
Zut ! Pourquoi gâchait-elle ce
moment ? Apparemment, elle ne
parvenait pas à oublier la colère qui
l’avait saisie auparavant.
— À ce propos, dit Joe en faisant un
pas vers elle, j’aurais dû vous dire que
j’étais allé voir une agence immobilière.
— Ou alors, vous auriez pu ne pas y
aller du tout, répliqua-t-elle en haussant
légèrement le ton.
Joe ouvrit la bouche pour parler, puis la
referma.
— Cette décision ne vous appartient
pas, dit-il posément.
— Je ne suis pas sûre qu’elle vous
appartienne non plus, répliqua-t-elle en
éteignant le feu et en prenant une louche.
— C’est le logement de ma mère, elle y
est chez elle, dit-il tout bas, visiblement
conscient du silence soudain autour de la
table. Je veux qu’elle sache quelles
possibilités s’offrent à elle.
Clara ne répondit pas. Les mots « chez
elle » avaient éteint toute velléité de
dispute en elle. Ce village, cet
appartement, ce magasin n’étaient pas
chez elle. Avant, elle savait exactement
où elle vivait, mais tout cela était terminé,
et désormais, elle se demandait si elle
retrouverait jamais ce sentiment de chez-
soi qui lui manquait tant…
Joe la regardait le menton levé, se
préparant à la bataille.
Elle haussa les épaules d’un air las.
— Vous avez raison. Cela ne me
regarde pas, reconnut-elle d’une petite
voix. C’est votre mère.
Elle se retourna et lança aux autres :
— Le pudding est prêt !
Elle regarda Joe, attendant qu’il
s’écarte pour la laisser passer.
Il hocha la tête et l’accompagna jusqu’à
la table où Lauren essayait d’apprendre à
Gavin à prononcer le mot hygge.
— Non, on dit hou-gue, dit-elle en
arrondissant les lèvres.
— Ougueux.
— Non, hou-gue.
— Hoooou-ggggg.
Et tous d’éclater de rire. Clara le leur
prononça lentement et les écouta comme
ils essayaient de répéter avec plus ou
moins de succès.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire,
exactement ? demanda Gavin, qui ne
cessait d’essayer d’améliorer sa
prononciation.
— Eh bien, il n’y a pas de traduction
littérale, expliqua Lauren sur le ton d’une
guide touristique danoise. Mais ça veut
dire quelque chose comme cosy,
chaleureux, pas vrai, Clara ? C’est pour
ça qu’elle allume tout le temps des
bougies. L’idée, c’est que quand les
choses sont belles, cosy et
« ooougueeeux », on est heureux, et il
faut savoir que les Danois sont
officiellement le peuple le plus heureux
du monde, donc ça doit marcher !
Elle se tourna vers Clara comme pour
réclamer une caresse sur la tête. Clara ne
se sentait pas tout à fait la personne la
plus heureuse au monde en cet instant,
mais, ne voulant pas gâcher la bonne
humeur de ses invités, elle s’efforça
d’expliquer au mieux ce concept qui
fascinait tant les Anglais.
— Il ne s’agit pas seulement de bougies
et autres accessoires. En fait, c’est plutôt
un mode de vie, les priorités que l’on se
donne. L’idée que si l’on reste chez soi
entouré de sa famille, de ses amis, de
bonnes choses à manger et de beaux
objets, alors on passera un moment
parfaitement hyggelig.
Joe restait muet, et Clara se demanda
s’il l’écoutait ou s’il ressassait encore leur
conversation de la cuisine.
— Voilà ! s’exclama Lauren. C’est le
secret du bonheur.
— C’est pour ça que tu tiens tellement
à acheter cette lampe qui coûte un prix
fou ? demanda Patrick en se tournant vers
elle. Celle que tu m’as montrée sur
Internet.
— C’est une Arne Jacobsen, précisa
Lauren d’un air fier. Et comme Clara te le
confirmera, c’est vital à mon bien-être.
Elle joua des sourcils en direction de
Clara, cherchant son soutien.
— Absolument, c’est vital, Patrick,
approuva Clara. Le hygge, c’est avant
tout une affaire d’éclairage.
— Moi je trouve ça absurde de mettre
un prix pareil dans une lampe, grommela
Patrick en enfournant une dernière
cuillerée de son dessert.
— Tu ne veux pas d’un intérieur
« ooougueeeux », chéri ? demanda
Lauren.
— Pas nécessairement, non, répondit-il,
la bouche pleine. L’éclairage que l’on a
déjà me convient très bien. Un truc Ikea,
ça ne ferait pas l’affaire ?
— Non ! s’écrièrent en chœur Lauren et
Clara.
Clara sentit sa bonne humeur revenir et,
lorsque tout le monde eut fini de manger,
elle fut heureuse de s’asseoir sur le
canapé avec un verre de moelleux, et de
poser sa tête contre l’épaule de Lauren.
Gavin était parti sur un « au revoir »
discret, et Patrick et Joe faisaient la
vaisselle.
— Alors, murmura Lauren, comment
ça se passe avec… ?
Elle leva le menton vers les deux
hommes qui bavardaient tranquillement
devant l’évier.
Clara leva les yeux au ciel en guise de
réponse.
— Ouh ! fit-elle en secouant une main.
— Oooouh-gueux ! reprit Lauren en
riant.
— Non, pas hygge du tout, hélas,
marmonna Clara. À vrai dire, je dois
même reconnaître officiellement ma
défaite.
CHAPITRE 23

Joe ne parvenait pas à s’endormir.


Serrant la bouillotte comme si celle-ci
pourrait lui apporter quelque réponse, il
repensait à Clara en train de fouetter sa
crème dans la cuisine, ses cheveux blonds
scintillant sous la lumière. Elle était en
colère après lui, mais il avait voulu mettre
les choses au point, avec elle. Certes, il
regrettait de ne pas lui avoir parlé de
l’agent immobilier, seulement, il voulait
aussi qu’elle comprenne qu’il faisait tout
cela pour prendre soin de sa mère qui
agissait souvent sur un coup de tête.
Malheureusement, ça s’était mal passé :
il n’avait rien expliqué du tout et n’avait
fait qu’éteindre l’étincelle dans les yeux
de Clara.
Elle avait le droit d’être en colère. Elle
avait travaillé dur et redynamisé le
magasin et, en la regardant évoluer avec
les clients, il s’était dit que peut-être, en
effet, elle faisait tout cela gratuitement,
parce qu’elle était comme ça.
Il soupira et se tourna sur le côté.
Était-il naïf ? Elle était peut-être
gentille, toujours à rire et papoter avec les
enfants et leurs parents, mais tout cela ne
serait-il pas qu’une façade ? Une ruse ?
Manigançait-elle quelque chose ? Non. Il
frémit encore en repensant à la façon dont
elle l’avait regardé quand il avait sous-
entendu qu’elle profitait de sa mère ! Un
tel mépris ne pouvait être feint.
Pour la centième fois de la soirée, il
regarda la boîte de comprimés sur sa table
de chevet. Il n’y avait pas touché ;
quelque chose l’en empêchait.
Après avoir fait taire le petit diable qui
lui répétait de se méfier des intentions de
Clara, s’être tourné une douzaine de fois
d’un côté puis de l’autre, il finit par
s’endormir.
Il rêva de Clara… De sa peau lisse, de
ses belles dents bien alignées, de son rire
quand elle expliquait une nouvelle
expression danoise autour de la table.
Entre veille et sommeil, il se repassa
toutes les conversations et repensa aux
choses qu’elle avait faites pour lui, à
toutes ces petites attentions délicates. Il
songea aussi à son explication du hygge
et comprit qu’il s’agissait réellement de
sa façon de vivre à elle, de sa philosophie.
Lui qui avait payé tellement de
professionnels pour l’aider à vivre un peu
mieux… Était-il passé à côté de quelque
chose d’aussi simple ?
Lorsqu’il commença à voir la lueur du
jour souligner le contour des rideaux, il
les ouvrit pour contempler le soupçon de
rose qui illuminait discrètement l’horizon,
baignant les champs d’une douce lumière.
Pendant quelques instants, il crut voir ce
paysage pour la première fois. Pas
étonnant que sa mère aime autant se
réveiller devant cette vue.
Sans plus réfléchir, il enfila ses
chaussures de sport, attrapa son écharpe
et sortit de sa chambre. Si le hygge
consistait à apprécier des plaisirs simples,
autant commencer de bon matin !
Il s’arrêta à la porte et jeta un regard
derrière lui, vers la boîte de comprimés et
son téléphone portable sur la table de
nuit. Puis il se détourna et passa
discrètement devant Lady KaKa – autant
éviter qu’elle ne signale sa présence –
pour descendre l’escalier.
Le petit matin était frais, les trottoirs
encore mouillés par la pluie de la veille
au soir. Il s’éloigna du magasin par la
Grand-Rue et s’engagea rapidement dans
une ruelle pavée latérale qui donnait
ensuite sur un sentier qu’il empruntait
souvent étant enfant. L’entrée du champ
adjacent était plus petite que dans son
souvenir. Il s’y faufila tant bien que mal
et accrocha la manche de son manteau
dans les ronces.
— Merde ! jura-t-il, faisant s’envoler
une nuée d’oiseaux qui picoraient dans le
champ.
OK. Il n’était pas encore tout à fait
hygge.
Au bout de quelques pas, il se rendit
compte que le champ était détrempé et
que la boue recouvrait ses tennis. Mais il
trouvait agréable d’être dehors pour le
lever du soleil, sans âme qui vive autour
de lui. Devant, une épaisse rangée
d’arbres lui rappela ses deux années
d’insouciance passées à crier et faire la
course avec les autres enfants du village
avant qu’il ne devienne un adolescent
avec d’autres préoccupations. Pour la
première fois depuis des années, il se
demanda ce qu’étaient devenus les
gamins avec lesquels il jouait, et ceux qui
venaient au magasin s’émerveiller devant
les rayons de jouets. Vivaient-ils toujours
par ici ? Avaient-ils des enfants eux-
mêmes ? Venaient-ils encore se promener
dans ces bois ?
Le grondement de son estomac finit par
le décider à faire demi-tour.
Lorsqu’il rejoignit la Grand-Rue,
quelques voitures allaient et venaient
déjà. Il pensa à Clara et aux repas qu’elle
avait toujours préparés pour lui, et entra
dans le seul magasin ouvert afin d’y
acheter quelques produits pour le petit
déjeuner.
Roz était debout derrière le comptoir,
feuilletant un magazine bien trop
rapidement pour pouvoir lire quoi que ce
soit, ses cheveux relevés en un chignon
qui lui tirait la peau du visage.
— Joe, fit-elle en arquant un de ses
sourcils dessinés au crayon. Tu es bien
matinal, dis donc. Tu es venu me parler
du magasin ? Paul est déjà revenu vers toi
avec un prix ? Malheureusement, on les
connaît, les agents immobiliers. Ces
escrocs surestiment toujours les biens
pour s’en mettre plein les poches. Qu’est-
ce qu’il a dit ?
Joe secoua la tête. Il n’avait pas envie
de parler de cela. Le fait de voir Roz lui
rappelait la journée d’hier. Il voulait
simplement acheter de quoi préparer un
petit déjeuner.
— Non, je ne lui ai pas encore parlé,
répondit-il en se retournant et en jetant
des articles dans son panier aussi vite que
possible.
Petits pains précuits, beurre, céréales,
café, saucisses. Cela lui rappela le jeu
télévisé Supermarket Sweep, qu’il
regardait avec sa mère sur le canapé en
hurlant à la télévision tandis que des
imbéciles se perdaient dans le grand
magasin : « C’est pas au rayon frais,
abruti ! ». Ce souvenir le fit sourire alors
qu’il s’approchait de la caisse.
— De bonne humeur, on dirait, fit
remarquer Roz en scannant le premier
article.
Il ne comptait pas s’expliquer et
marmonna quelques mots au sujet du
beau temps.
— Si on veut. Je suppose que ta mère a
quand même plus de soleil en Grèce, ou
quel que soit l’endroit où elle s’est
envolée.
Il n’avait aucune envie de rectifier ses
propos et se contenta de la regarder
poursuivre sa tâche tout en se faisant de
plus en plus agressive.
— Et la Suédoise, elle va rester encore
longtemps ? lança-t-elle en tapant à la
main un code-barres qui ne voulait pas
passer.
— Danoise. Je ne sais pas, répondit-il
en se rendant compte que c’était vrai.
Soudain, l’idée que Clara s’en aille ne
lui plaisait plus du tout.
— Oui, bon, tout ça c’est l’Europe, en
tout cas. Tous des étrangers, marmonna
Roz avec mépris.
Mais il n’écoutait pas ; il avait hâte de
rentrer.
Il posa un billet sur le comptoir et
accepta la monnaie avec un hochement de
tête, prit ses sacs et s’éloigna avec un
« merci » assez sec. Roz parlait encore
quand il ouvrit la porte pour sortir.
Clara n’était pas levée quand il rentra –
ou alors, elle était partie de bonne heure.
Il repensa à son air fatigué, la veille, et
supposa qu’elle avait besoin de dormir.
Il commença à s’affairer aux fourneaux
– l’odeur des saucisses grillées était
irrésistible pour tirer quelqu’un du lit. Et
effectivement, quelques minutes plus
tard, Clara ouvrit sa porte, ses cheveux
blonds en bataille, du mascara sur une
joue, bâillant dans son pyjama rayé.
Elle sursauta en le voyant, semblant se
réveiller brusquement.
— Je fais juste un saut à la salle de
bains, dit-elle.
— Je prépare le petit déjeuner. Je
pensais que l’on pourrait le prendre
ensemble, lui proposa-t-il avec un sourire
engageant.
— Ah, euh… Je ne peux pas. J’ai
promis à Gavin de le retrouver ce matin.
Je l’aide à faire quelques trucs au pub. Et
je suis déjà en retard, conclut-elle en
filant vers la salle de bains.
Joe sentit son visage se décomposer et
se retourna vers sa poêle crépitante.
— Ah, super, murmura-t-il d’un ton
faussement enjoué.
Clara semblait hésiter à la porte de la
salle de bains.
— Un programme particulier,
aujourd’hui ? s’enquit-elle d’une voix
plus douce.
La culpabilité, peut-être ?
— Oh, juste le travail, comme
d’habitude, répondit-il avec un petit rire
forcé.
— Bien sûr. Le travail, répéta-t-elle.
Elle entra dans la salle de bains et
ferma la porte tandis qu’il remplissait son
assiette de bien trop de petits pains et de
saucisses.
Évidemment qu’elle n’avait pas envie
de prendre le petit déjeuner avec lui après
ce qu’il lui avait dit hier soir ! Il était idiot
ou quoi ?
Il mordit dans un petit pain, les yeux
fixés sur la porte de la salle de bains.
Devrait-il lui parler quand elle aurait fini
de se préparer ? Il sursauta quand elle
sortit… et ne dit rien.
Quelques instants plus tard, elle
émergea de sa chambre vêtue d’un pull
bleu clair et d’un jean noir.
— Bon courage pour le boulot, dit-elle
sans croiser son regard en passant
prestement à côté de lui.
Il n’eut même pas le temps de
répondre ! Elle avait déjà refermé la porte
et ses pas résonnaient dans l’escalier.
Il parcourut l’appartement du regard. Il
lui paraissait bien vide, maintenant,
même si le soudain « PERSONNE NE
MET LE BÉBÉ DANS LE COIN ! » de
Lady KaKa lui rappela qu’il n’était pas
totalement seul.
Il jeta une bonne partie du petit
déjeuner à la poubelle et retourna dans sa
chambre, les épaules voûtées.
Idéalement, il devrait travailler, prendre
des nouvelles de ce qui se passait à la
City. Il n’avait guère veillé au grain cette
semaine, et il était bon de rester au
courant des cours de la Bourse et des
recrutements. Si quoi que ce soit
d’important arrivait, ses chefs comptaient
sur lui pour qu’ils soient les premiers à se
manifester avec une proposition.
Il s’assit sur le bord de son lit et sentit
son calme le quitter en voyant son
portable annoncer quatorze nouveaux
mails ! Mais c’était dimanche ; il n’était
probablement pas obligé d’y répondre
sur-le-champ. Si Tom lui posait la
question, il pourrait dire qu’il travaillait
sur une affaire potentielle avec un
nouveau client, ou qu’il vérifiait des
comptes. Il songea qu’à cette heure
certains de ses collègues devaient juste
être en train de prendre un petit déjeuner
avec leur famille, sans penser à leur
téléphone portable. Tom, lui, n’avait pas
de famille.
D’un geste décidé, il éteignit son
téléphone et le jeta à l’autre bout du lit.
Après quoi, il prit sa robe de chambre
accrochée derrière la porte et alla
consulter l’étagère de livres dans le salon
avant de se diriger vers la salle de bains.
— JE VOIS DES MORTS, couina
Lady KaKa comme il passait devant elle.
— C’est ça, lui répondit-il en souriant.
Il avait l’appartement rien que pour lui,
se rappela-t-il en s’appuyant contre la
porte. Tout était en place pour qu’il se
fasse une journée complète de hygge. Il
repéra une boîte d’allumettes et alluma la
dizaine de bougies dans des photophores
que Clara avait disposées dans la pièce.
Lorsqu’il baissa le store et éteignit
l’éclairage au plafond, l’effet fut
immédiat et très plaisant, avec toutes ces
petites lueurs vacillantes qui dansaient
dans le miroir et donnaient une douce
teinte orangée à sa peau. Il sourit à son
reflet, sentant sa bonne humeur revenir
doucement.
Pendant que l’eau du bain coulait, il
fouilla dans les produits de beauté et
s’appliqua un masque à l’argile sur le
visage avant de verser du bain moussant
dans l’eau fumante. Il entra alors dans la
baignoire, s’allongea, prit le livre qu’il
avait choisi et commença à lire,
appréciant la chaleur et le silence tandis
que de petites bulles de mousse éclataient
en lui chatouillant le nez.
Il se plongea dans son livre, rajoutant
de l’eau chaude du bout du pied quand le
besoin se faisait sentir. Il n’y avait pas de
pendule dans la salle de bains, si bien
qu’il ignorait combien de temps avait pu
s’écouler ainsi. Ce qui était sûr, c’est que
la tension de ses muscles s’était relâchée
et que ses mains étaient fripées comme
des pruneaux, constata-t-il en savourant
son bien-être. Soudain, un bruit extérieur
le fit sursauter. Roddy venait-il de sauter
d’une grande hauteur ? Lady KaKa
s’était-elle échappée de sa cage ?
La poignée de la porte bougea, et il se
redressa dans la baignoire en couvrant de
ses mains ses parties intimes – un
réflexe – juste au moment où Clara
entrait. Elle le fixa pendant une ou deux
secondes, puis se cacha les yeux et recula
en fermant la porte derrière elle.
— Pardon ! Désolée ! Je…
Pourquoi n’avait-il pas fermé la porte à
clé ? Et pourquoi était-elle déjà revenue ?
— Juste une minute ! lança-t-il, trois
octaves au-dessus de son ton habituel.
— Non, ne vous dérangez pas ! Je suis
désolée, je…
Elle bredouillait derrière la porte
pendant qu’il sortait de l’eau et attrapait
son peignoir.
— Attendez, dit-il en rouvrant la porte,
tout dégoulinant dans son peignoir vert.
Clara le regarda, bouche bée. Il resserra
son peignoir autour de sa taille, se
demandant ce qu’il y avait de si
surprenant. Certes, la salle de bains était
illuminée par des bougies et la baignoire
était encore pleine de mousse.
L’appartement entier avait aussi
commencé à embaumer la lavande, nota-
t-il. C’est alors qu’il se rappela avoir un
masque à l’argile sur le visage, qu’il avait
oublié de rincer.
Mort de honte, il retourna dans la salle
de bains et claqua la porte derrière lui.
Il s’y adossa et ferma les yeux. Quel
abruti il faisait ! Il aurait donné cher pour
pouvoir revenir cinq minutes en arrière.
Pour émerger de son bain, sentant bon
l’after-shave, laissant derrière lui une
salle de bains immaculée, et passer
devant Clara avec un hochement de tête
maîtrisé.
Il fixa son reflet dans le miroir : ses
lèvres paraissaient énormes, sa peau était
verte, et le blanc de ses yeux ressortait
excessivement. Il se mit alors à se frotter
à s’en faire rougir la peau, puis s’aspergea
jusqu’à faire disparaître toute trace
d’argile. Il se rhabilla et revint dans le
salon, la tête haute.
— J’ai pris un bain, dit-il d’une voix
mal assurée.
— Très bonne idée, répondit Clara.
Y avait-il comme un tremblement au
niveau de ses épaules, témoin d’un rire
mal contrôlé ?
Il s’empressa d’aller dans sa chambre,
préférant ne rien dire de plus.
— LA VÉRITÉ TE FAIT PEUR,
assena Lady KaKa.
Je te pardonne pour l’histoire du QO vu
que je n’ai personne d’autre à qui parler
de Corralejo. C’est formidable, il y a
plein de restaurants et bien plus
d’animation la nuit. Je me suis fait
beaucoup d’amis allemands et on va à la
plage tous ensemble, une plage si longue
qu’on n’en voit pas le bout ! Je me suis
essayée au bodyboard parce que Klaus
m’a prêté sa planche. J’ai avalé la moitié
de la mer mais je dois dire que je me suis
vraiment éclatée. On ne peut pas surfer
comme ça dans le Suffolk, c’est le moins
qu’on puisse dire.
On a aussi fait un petit voyage à Lobos.
C’est une île minuscule, inhabitée, tout
près de la côte. On y est allés avec un
petit bateau de pêche qui tanguait si fort
que j’ai cru qu’on allait tous passer par-
dessus bord, et je n’ai pas envie de mourir
avant d’avoir utilisé la fonction demi-
charge du lave-vaisselle. Il faut vraiment
que je comprenne ce que ça veut dire.
Est-ce que ça ne nettoie que la moitié de
la vaisselle ? Bref, on est arrivés sains et
saufs et on nous a laissés aller nous
balader sur l’île. Il faisait un temps
splendide, avec une petite brise qui me
soulevait doucement les cheveux. J’ai
complètement renoncé au port du
chapeau (maintenant, je mets des foulards
et des bandeaux de toutes les couleurs).
J’aime penser que ça me donne un petit
air Greta Garbo, mais je crains plutôt de
ressembler à une vieille femme de
ménage qui aurait perdu la boule.
Il y a un volcan sur l’île, enfin, un
demi-volcan. On peut y monter et
regarder en bas d’un côté, où il y a du
sable noir. Je t’assure que c’est assez
effrayant. Puis on revient à
l’embarcadère, où l’on peut nager dans
des eaux turquoise et voir des bancs de
poissons argentés filer dans tous les sens
juste sous la surface.
Comment ça, vendre ? C’est vrai que
Joe a fait venir quelqu’un ? Je ne veux
pas vendre, on dirait que tout se passe
super bien en mon absence, et je suis sûre
que Clara s’occupe de tout à la perfection.
J’avoue que je suis un peu jalouse à
propos de ce dîner à l’appartement.
Qu’est-ce que tu veux dire exactement
quand tu dis qu’elle a fait du super boulot
avec des tapis et des bougies ? C’est quoi,
ce hygge ? Tout ça m’a l’air assez
étrange… elle fait partie d’un genre de
secte danoise, ou quoi ? Quand je
rentrerai, dis-moi que ce ne sera pas pour
apprendre que tu t’es fait dépouiller des
économies de toute une vie et que tu vis
dans une communauté dans un champ
derrière le pub !
Il faut que j’essaie d’appeler Joe, mais
bon, c’est tellement pénible de tomber
tout le temps sur son assistante à moitié
déprimée qui me dit qu’il est en
visioconférence avec l’international (ça
m’impressionne à chaque fois), alors
j’abrège tout le temps et je ne lui laisse
même pas de message. J’ai du mal à
croire qu’il soit venu pour embêter qui
que ce soit, mais je sais qu’il est très
protecteur avec moi et qu’il a toujours à
cœur de protéger mes intérêts. Il ne peut
pas s’empêcher de se conduire comme le
pire mâle alpha, c’est comme ça, que
veux-tu. Je crois que j’ai surcompensé
quand David m’a quittée, en me disant
qu’un jeune garçon vivant seul avec sa
mère deviendrait un être efféminé qui se
ferait harceler à l’école. Du coup je
l’emmenais voir des matches de boxe et
je le laissais regarder tous les Die Hard
bien avant ses dix-huit ans. Peut-être que
j’ai causé des dégâts irréversibles ? Dis-
lui que j’apprécie son besoin de m’aider,
mais que je fais confiance à Clara, et à
toi, bien sûr.
CHAPITRE 24

Clara était juste repassée à


l’appartement pour prendre son sac –
Gavin allait l’emmener à Norwich
choisir de quoi réaménager le pub.
Elle voulait seulement faire un petit
tour aux toilettes quand elle était tombée
sur Joe. Et elle n’avait pas vu grand-
chose ; juste un peu de peau et une
quantité délirante de mousse dans la
baignoire. Avant de découvrir son visage
pétrifié couvert de ce masque verdâtre.
On aurait dit qu’elle venait de le
surprendre en flagrant délit, tellement il
était stressé. Elle s’était à grand-peine
retenue d’éclater de rire ; il l’aurait mal
pris, c’est sûr. C’était drôle mais, en le
regardant, sa colère de la veille contre lui
s’était évanouie peu à peu. Dans son
peignoir chic à emblème brodé sur une
poche, avec ses cheveux en bataille et le
visage plein d’argile, il semblait ne plus
savoir où se mettre. C’était peut-être la
première fois qu’elle apercevait le
véritable Joe.
Elle repensa à tout cela pendant le trajet
jusqu’à Norwich, se repassant
inlassablement la scène dans sa tête,
essayant de ne pas rire. Il avait allumé
toutes les bougies et, apparemment, avait
usé et abusé du bain moussant, à en juger
par la baignoire encore pleine de mousse
qui dégageait une puissante odeur de
lavande.
Peut-être n’était-il pas un cas si
désespéré que ça, finalement. Peut-être
était-il capable de changer. Elle avait hâte
de raconter l’anecdote à Lauren ! Bien
sûr, elle n’entrerait pas trop dans les
détails. Il y avait quelque chose de
touchant dans la façon dont Joe s’était
tenu devant elle, pieds nus, cherchant ses
mots, et elle ne voulait pas se moquer de
lui. En même temps, il avait toujours
l’intention de vendre le magasin sans
consulter sa mère. Et il était toujours
affreusement attaché à ce satané
téléphone portable. Pourtant, l’expression
qu’il avait eue en sortant de la salle de
bains embaumant la lavande était…
— Ça va ? demanda Gavin en lui
lançant un regard en biais.
Elle hocha la tête et se concentra de
nouveau sur la partie : elle essayait
d’aider Gavin à trouver un mot correct
avec quatre I, un T, un U et un F.
— Futiiii… le ? suggéra-t-elle.
— Ça ne m’aide pas beaucoup.
— Tifu.
— Ça existe, ça ? demanda-t-il, surpris.
— Quelque part dans le monde,
sûrement !
— Ça ne m’aide pas non plus,
marmonna Gavin.
Elle sourit, heureuse d’être là avec lui
pour cette mission d’importance :
réaménager le pub.

Un peu plus tard, ils remplissaient la
voiture de coussins, de lampes, de tapis et
de bien d’autres choses encore. À tel
point qu’il fallut rabattre la banquette
arrière et encastrer les objets
stratégiquement pour pouvoir fermer le
coffre. Ils rentrèrent en roulant
doucement et firent une courte pause en
route pour grignoter quelque chose.
Arrivés au pub, ils commencèrent par
déposer tous les meubles dans un coin de
la salle, puis empilèrent tabourets et
chaises sur les tables pour passer
l’aspirateur sur la moquette. Ils avaient
acheté des tapis dans des teintes chaudes
de rouge avec une pointe de noir pour la
recouvrir. Après avoir ciré les tables, ils
réagencèrent les meubles et admirèrent
l’effet du bois sombre et des couleurs
profondes. Les murs couleur crème et les
poutres de bois sombres se mariaient
admirablement. Les ampoules furent
ornées d’abat-jour qui donnèrent aussitôt
une impression de calme à la pièce.
Gavin avait nettoyé le foyer de la
cheminée et constitué des piles de bûches
de chaque côté, puis il prépara un grand
feu. Ils disposèrent ensuite des coussins
dans les fauteuils, dépoussiérèrent de
vieilles boîtes de jeux de société et les
posèrent sur une étagère en bois, à côté
d’un choix de romans et de biographies
que les clients pouvaient lire sur place ou
emprunter. Ils posèrent de grands pots en
verre sur la cheminée, les tables et les
bords de fenêtres, qu’ils remplirent avec
d’énormes bougies n’attendant plus que
d’être allumées. Quelques tableaux furent
accrochés aux murs, et un grand miroir de
style ancien au-dessus de la cheminée.
La journée passait à toute vitesse, et
Clara avait encore la vitrine du magasin à
renouveler. Elle devait encore réfléchir
aux détails de sa prochaine présentation.
Mais elle avait du temps devant elle, et
l’enthousiasme de Gavin, maintenant
occupé à nettoyer toutes les bouteilles
derrière le bar, la réjouissait.
La salle était vraiment magnifique,
métamorphosée en un vrai pub de
campagne soigné, chaleureux et
accueillant.
Comme le jour déclinait, ils allumèrent
le feu et les bougies avant de s’installer
dans les fauteuils pour prendre une bière
bien méritée, les pieds posés sur les poufs
en cuir usé. Ils ne tardèrent pas à savourer
la réaction des premiers visiteurs
poussant la porte, intrigués par la lueur
orangée du feu, qui s’installèrent pour
profiter du crépitement des bûches en
bavardant.
Clive entra, en pleine conversation avec
son téléphone, et se figea.
— Waouh ! Qu’est-ce qu’il s’est passé,
ici ? s’exclama-t-il avant de se rappeler
qu’il était en ligne et de remettre le
portable sur son oreille.
Gavin servait un client au bar quand
Clara se leva pour partir. Il la regarda
avec insistance quand elle posa son verre
vide sur le comptoir.
— Attends, Clara, dit-il en écartant une
pinte vide pour en servir une autre.
Elle attendit et le regarda servir son
client puis s’essuyer les mains et chercher
quelque chose dans sa poche.
— C’est pour te remercier, dit-il. Trois
fois rien, je sais. Mais je tenais à ce que tu
saches combien j’apprécie tout ce que tu
as fait.
Il lui tendit un petit paquet. Elle l’ouvrit
et découvrit une jolie chaîne en argent,
très fine.
— Je suis vraiment content que tu sois
venue dans notre village, poursuivit-il
d’une voix un peu bourrue. Tu es une fille
super. Si j’avais eu une fille, j’aurais aimé
qu’elle soit comme toi.
Clara regarda le collier et sentit les
larmes lui monter aux yeux. Incapable de
répondre autrement que par un
hochement de tête, elle passa un bras
autour de l’épaule de Gavin pour
l’étreindre brièvement et s’éloigna d’un
pas mal assuré.
« Si j’avais eu une fille. » Ces mots
résonnèrent dans sa tête alors qu’elle se
dirigeait vers le magasin. Aurait-il dit
cela s’il savait quel genre de fille elle
avait réellement été ?
Elle se rendit directement à la boutique.
Elle ne voulait pas monter à
l’appartement ; elle avait besoin d’être
seule un moment. Sa nouvelle vitrine
serait une distraction parfaite.
Elle sortit tous les éléments qu’il lui
fallait et se mit à travailler sur le décor :
une forêt luxuriante faite à partir de
différents rouleaux de tissu vert et de
feuilles mortes ramassées lors de ses
promenades. Elle disposa ensuite ses
personnages : une poupée Barbie dotée
d’une longue tresse, et un Ken agenouillé
devant elle. L’histoire de Raiponce
prenait vie peu à peu et la magie
l’enveloppa bientôt, lui faisant oublier sa
tristesse et tout ce qui se passait dans sa
vie pour se concentrer sur la création de
cette scène.
CHAPITRE 25

Clara commençait à bien connaître les


sentiers traversant les bois. Même en
hiver, il y avait des choses à voir : des
branches nues et tordues bizarrement, les
feuilles mortes racornies formant un tapis
sur le sol. Ce matin, elle était tombée sur
un coin plein d’amanites tue-mouches
dont le chapeau rouge vif parsemé de
points blancs évoquait une scène de sa
dernière vitrine.
Elle avait passé toute la matinée à la
boutique et avait eu besoin de ce petit
break, une fois sa présentation terminée.
Le givre s’accrochait encore aux
branches des arbres, et les prés
scintillaient sous cette fine couche
argentée. Le petit ruisseau avait gelé par
endroits, figeant des feuilles et autres
débris dans la glace. Elle aimait le calme
de la forêt, les infimes bruits des insectes
autour d’elle, le chant d’un oiseau à
proximité, le froissement de ses ailes, le
bruissement dans les fourrés. Elle se
percha sur le tronc d’un arbre couché et
sortit sa petite bouteille Thermos pour
boire un peu de chocolat chaud. Le froid
lui engourdit un peu les fesses, mais elle
n’avait pas encore envie de bouger.
Le bruissement dans les fourrés se fit
plus fort et, soudain, elle entendit un
aboiement suivi d’une voix criant :
— Gus, non ! Non, Gus, laisse ça !
Elle se leva et se tourna vers le bruit :
des brindilles et des feuilles craquant sous
des pas, un halètement, un nouvel
aboiement. Dans la petite clairière
s’ouvrant devant elle, elle vit alors un
cocker anglais bondir vers elle en
franchissant un buisson. Elle sourit et
s’accroupit tandis que le chien courait
dans sa direction, les oreilles au vent, tout
crotté. Il posa les pattes sur son jean, y
laissant des traces de terre. Elle le caressa
et rit en le voyant tournoyer autour d’elle,
tout excité.
— Gus, je t’ai dit de… Oh.
Sam apparut dans la clairière et s’arrêta
en la voyant avec son chien.
— Ah, vous l’avez trouvé, dit-il en
sortant une laisse de la poche de sa veste.
Aujourd’hui, il avait les cheveux
ébouriffés et les joues rosies par le froid
et l’exercice.
— Ma voix ne lui fait plus aucun effet,
expliqua-t-il tandis que Gus sautait et
posait encore les deux pattes avant sur les
cuisses de Clara. Oh, je suis désolé…
Gus, assis !
Gus tendit une patte comme pour
quémander quelque chose, et Clara rit
doucement.
— Sidde ! ordonna-t-elle.
Gus s’assit immédiatement. Elle se
tourna vers Sam en riant.
— Peut-être qu’il est danois, votre
chien ?
— Il est surtout ingérable, répondit
Sam en avançant pour remettre la laisse
au cou de l’animal. Merci. Désolé de
vous avoir dérangée.
L’espace d’un instant, elle se demanda
s’il ne l’avait pas suivie, puis elle
repoussa cette pensée. Allons, allons,
Clara Kristensen, tu n’es pas une
célébrité traquée par ses fans.
— Pas du tout, assura-t-elle. J’allais
faire demi-tour et rentrer, de toute façon.
Je suis épuisée. J’aurai une nouvelle
vitrine, demain.
— Mais oui. Amber me l’a rappelé
hier. Il faudra que je l’emmène voir ça.
Elle a adoré la dernière. Même si ça m’a
coûté une fortune ! précisa-t-il en riant.
Clara sourit et regarda la main de Sam
venir gratter l’arrière des oreilles de Gus.
Il avait de belles mains.
— Je vais revenir au village avec vous,
proposa-t-il. Je n’ai pas envie de passer le
reste de ma journée à courir après lui dans
les bois.
— Super ! D’accord, dit-elle avec un
peu trop d’enthousiasme en sentant sa
peau s’échauffer malgré le froid.
Ils repartirent ensemble par un étroit
sentier. Sam écartait les branches du
chemin devant elle et lui offrit même son
bras comme en abordant un passage
boueux.
— Merci, murmura-t-elle en se sentant
un peu bête, puisque la boue était figée
par la glace et qu’elle aurait très bien pu
traverser sans s’y enfoncer.
Ils sortirent bientôt du bois. Le soleil
était flou derrière une couche de nuages
blancs dont les bords brillaient d’une
lueur rosée.
— J’adore cette lumière, dit Sam. Elle
est idéale pour prendre des photos. J’en ai
pris des tas, à cette heure de la journée.
— Vous faites également des photos de
paysages ?
— Oui, toutes sortes de photos. Ça
marche bien avec le rédactionnel. J’en ai
vendu quelques-unes.
Il haussa les épaules tout en affichant
un air ravi.
— Et c’est un loisir formidable quand
on est souvent tout seul, ajouta-t-il avec
un regard oblique vers elle.
Clara se sentit rougir sous son regard.
— Quelle chance ! s’exclama-t-elle.
Personnellement, je suis incapable de
prendre une photo correcte. Je me laisse
distraire, et surtout, je ne comprends rien
aux réglages.
Il haussa un sourcil, comme si elle
venait de dire quelque chose de choquant.
Elle laissa échapper un petit rire nerveux
et se réjouit de voir Gus se glisser entre
eux, levant les yeux en espérant quelque
caresse.
Mais Sam continuait de la regarder, la
tête penchée sur le côté.
— Vous avez une peau magnifique, dit-
il.
Elle se sentit rougir jusqu’aux oreilles,
étant peu habituée aux compliments, et
bredouilla un « merci ».
— J’aimerais beaucoup refaire des
photos de vous. En extérieur, peut-être,
poursuivit-il avec un grand sourire.
Elle remarqua une petite zone qui avait
échappé au rasage sur son menton, et
imagina ce que cela ferait de toucher ces
quelques poils…
— Non, non, je ne suis pas du tout
photogénique, répondit-elle en enfonçant
son bonnet sur ses oreilles. Soit je me
fige, soit je ferme les yeux, voire les
deux.
— Non, vous êtes un modèle parfait, dit
Sam avec un rire aigu qui ne
correspondait pas à sa voix.
Elle ne fit aucun commentaire et
continua de marcher, Sam à ses côtés. Ils
escaladèrent un échalier tandis que Gus
courait sous la clôture, si bien que Sam,
qui semblait avoir oublié qu’il tenait un
chien en laisse, faillit tomber à la
renverse.
— Bon, dit Clara quand la devanture
bordeaux du magasin fut en vue. Je suis
arrivée.
Ils s’arrêtèrent devant les volets clos.
— Alors, c’est quoi, votre nouvelle
vitrine ? demanda-t-il.
— Il faudra attendre demain pour voir.
— Allez, insista-t-il en la scrutant
comme s’il avait des rayons X dans les
verres de ses lunettes. Un indice, au
moins ?
Elle laissa échapper un petit rire.
— Dans ce cas, disons juste que j’adore
les contes de fées, répondit-elle en
cherchant ses clés.
Elle crut voir quelque chose bouger au-
dessus d’elle mais n’osa lever les yeux.
— Ah, ça va encore plaire à Amber,
alors. Au fait, Clara, dit-il en posant une
main sur son bras.
Elle se figea et regarda sa main aux
ongles parfaitement carrés.
— Je voudrais écrire un autre article sur
vous. Ce sera super, et beaucoup de gens
se sont montrés très intéressés par le
magasin.
— Je ne sais pas…, murmura-t-elle en
se mordillant la lèvre.
— J’ai vu l’agent immobilier qui est
venu, l’autre jour, poursuivit Sam en
parlant plus bas. Il y a une nouvelle façon
d’aborder le sujet, maintenant. Laissez-
moi vous aider. C’est tout à fait
d’actualité en ce moment, avec tous ces
commerces qui disparaissent de la Grand-
Rue. On peut au moins essayer de sauver
le vôtre, conclut-il un ton plus haut.
Elle écarta doucement son bras.
— Ce n’est pas le mien, lui rappela-t-
elle.
— Eh bien, voyons au moins si le
commerce peut faire des affaires jusqu’à
Noël, insista-t-il.
Elle perçut encore du mouvement en
hauteur. Était-ce le rideau de
l’appartement qui retombait ? Une
silhouette ? Elle se demanda si Joe était
là, qui l’observait.
— D’accord, un petit article, peut-être.
Il n’y avait aucun mal à cela, n’est-ce
pas ?
— Mais juste pour faire venir les
clients pour Noël, rien de plus, précisa-t-
elle sur le ton de la mise en garde.
— Bien sûr, si c’est ce que vous
voulez, promit Sam en se penchant pour
déposer un petit baiser sur sa joue. Et
peut-être que j’arriverai à vous
convaincre, après, souffla-t-il, des
étincelles plein ses yeux verts.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Me convaincre ?
Il leva les mains comme s’il tenait un
appareil photo imaginaire et prenait un
cliché d’elle.
— Au revoir, bonne chance pour
demain ! lança-t-il en tournant les talons.
Gus aboya – sans doute un « au revoir »
à sa manière – et elle agita vaguement la
main en regardant Sam s’éloigner, Gus
bondissant joyeusement près de lui.
Allait-elle regretter ce qu’elle venait
d’accepter ?
CHAPITRE 26

Clara oublia tout de sa rencontre avec


Sam quand elle vit le colis qui avait été
déposé derrière la porte du couloir. Elle le
ramassa d’un geste lent et le fixa
longuement, le tournant et le retournant.
Elle savait ce qu’il contenait pourtant, et
se rappelait très précisément le moment
où elle l’avait commandé : c’était un jour
où elle éprouvait cruellement le mal du
pays, de sa maison, des choses familières
qui avaient été sa vie avant que… Il lui
avait fallu longtemps pour trouver cela
sur Internet, et elle s’était ruinée en frais
de port. Elle y avait pensé plusieurs fois
depuis, avait oublié, et maintenant, il était
là. Elle le serra contre sa poitrine et
monta l’escalier, des picotements dans les
yeux.
Arrivée à l’appartement, elle se laissa
tomber dans le fauteuil et contempla les
lettres imprimées sur le papier kraft qui
emballait le colis. Puis, lentement, elle
l’ouvrit et en sortit une bouteille de bière
brune.
Elle la prit et fixa longuement
l’étiquette.
Soudain, elle laissa échapper un
sanglot, puis un autre… Que faisait-elle
en Angleterre ? Combien de temps allait-
elle encore rester ici ? Elle se remémora
la même période, l’année dernière, si
différente de celle-ci. S’abandonnant au
chagrin, elle laissa les larmes couler sur
ses joues.
Quelques instants plus tard, comme
dans un film d’horreur, elle entendit un
long grincement tandis qu’une porte
s’ouvrait tout doucement.
— Clara ? murmura Joe d’une voix mal
assurée.
— Oh ! Vous êtes là, hoqueta-t-elle en
s’empressant d’essuyer ses joues d’un
revers de main.
Les yeux de Joe s’écarquillèrent en la
voyant et il se précipita vers elle.
— Vous voulez que j’appelle
quelqu’un ? proposa-t-il.
Elle secoua la tête, incapable de parler.
— Vous avez besoin de voir un
docteur ? Vous ne vous sentez pas bien ?
Elle secoua encore la tête.
— Non, répondit-elle dans un souffle.
Je n’ai rien.
La voix de Joe se fit plus aiguë.
— Est-ce que vous voulez que j’aille
chercher votre amie, celle qui était là au
dîner, comment s’appelle-t-elle déjà ?
— Lauren.
— Oui, Lauren, c’est ça. Je vais la
chercher ?
— Non. Ça ira mieux dans une minute.
Ne vous inquiétez pas.
Il s’attarda près d’elle et posa une main
sur le dossier du canapé avant de la retirer
en la regardant comme si elle était un
animal sauvage.
— Un thé ! s’exclama-t-il. Je vais vous
faire un thé !
Sans attendre de réponse, il fonça dans
la cuisine et mit la bouilloire en route.
— Lait ? Sucre ? demanda-t-il avec la
rapidité d’une mitraillette.
— Je veux bien, marmonna-t-elle en se
tamponnant le visage.
Il attendit dans la cuisine,
complètement stressé, lui coulant un
regard inquiet toutes les dix secondes et
affichant un grand sourire forcé quand
leurs yeux se croisaient.
— C’est bientôt prêt ! lança-t-il d’une
voix qu’elle reconnut à peine.
Il remuait vivement la cuillère dans la
tasse sans cesser de la regarder, faisant
déborder le liquide, comme s’il craignait
qu’elle ne disparaisse brusquement sous
ses yeux.
Elle sentit un petit hoquet de rire se
mêler à ses larmes en le voyant aussi mal
à l’aise.
Il revint vers elle en portant la tasse
comme s’il s’agissait des Joyaux de la
Couronne et la posa sur la table devant
elle.
— Le thé, annonça-t-il en souriant et en
lui montrant la tasse.
On aurait dit qu’il tentait d’apprendre
un nouveau mot à un enfant de deux ans.
Elle prit la tasse et but un peu en
essayant de ne pas grimacer – il avait eu
la main lourde sur le sucre –, puis la
reposa.
Joe, debout devant elle, semblait
attendre son verdict.
— Excellent, dit-elle, espérant qu’il la
laisserait seule, maintenant.
— Bon, alors…
Mais il ne partit pas. Après avoir jeté
un coup d’œil hésitant au canapé, il
décida de s’y asseoir. Il fixa d’abord le
sol, puis leva les yeux vers elle.
— Ça va mieux ? s’enquit-il, espérant
probablement qu’elle lui donnerait congé
après cela.
Elle hocha la tête, émue par son
inquiétude sincère. Oh non… Voilà que
les larmes étaient de retour. Elle en sentit
une rouler sur sa joue. Les épaules de Joe
s’affaissèrent en la voyant se remettre à
pleurer.
— Que s’est-il passé, Clara ? Est-ce
que je peux vous aider ?
Sa voix était plus douce et plus posée
maintenant, et elle lui fut reconnaissante
de se conduire en être humain plutôt que
comme l’homme d’affaires hyper tendu
qu’elle voyait toujours en lui.
— J’ai raté une journée très spéciale
chez moi, répondit-elle en reprenant sa
tasse de thé.
Il hocha la tête, l’air confus.
— Votre anniversaire ?
Elle sourit en secouant la tête.
— Non. C’était J-Dag, une sorte de
lancement de Noël. Cela remonte à
quelque temps déjà, mais c’est un gros
événement, au Danemark.
— D’accord. Pourquoi ces larmes,
alors ?
— J’ai commandé ça, je ne sais pas
pourquoi, expliqua-t-elle en lui montrant
la bouteille de bière. On la boit pour J-
Dag.
— De la bière ?
— Cette bière-là en particulier. Tout le
monde met un bonnet bleu de Père Noël
et il y a de grandes fêtes dans toutes les
rues, avec de la mousse partout. Cette
bière est livrée par des charrettes tirées
par des chevaux.
Les yeux fixés sur la bouteille de bière,
Joe paraissait toujours aussi perplexe.
— OK… de la mousse… de la bière…
des bonnets bleus…
— Je sais, ça a l’air bête, dit comme ça,
murmura-t-elle.
— Pas du tout ! répliqua-t-il vivement,
craignant peut-être qu’elle ne se remette à
pleurer.
— Si, si, je le sais bien. Ce qu’il y a,
c’est que ça me rappelle… ce qu’il y a
après.
Joe se contenta de la regarder, n’osant
rien dire, cette fois.
— Noël, quoi, marmonna-t-elle d’une
voix sourde.
— Ce n’est pas votre truc ?
Elle renifla, essayant de refouler de
nouvelles larmes.
— Non, ce n’est pas ça. J’adore Noël,
mais…
Elle se tut. Elle en avait déjà trop dit.
Elle se prit à regretter les fois où Joe la
voyait à peine, obnubilé par son
téléphone. Là, il la regardait gentiment,
attendant qu’elle termine sa phrase. De
toute évidence, il avait à cœur de
comprendre.
— Alors, c’est quoi, le problème ?
finit-il par demander.
Elle déglutit et posa les deux mains sur
ses cuisses, essayant de se ressaisir.
— En fait, il n’y a pas vraiment de
problème. Je suis bête, c’est tout. Ça m’a
juste… rappelé des choses.
— La bière ?
— Oui, la bière.
Elle rit doucement, se sentant un peu
mieux.
— Ça va aller, Joe, merci. Et merci
pour le thé.
Elle hocha la tête vers la tasse, qui était
encore presque pleine.
Le rouge monta aux joues de Joe.
— Je vous en prie, murmura-t-il en se
levant comme si elle lui avait donné
congé.
Il s’arrêta un instant avant d’avancer
vers elle et de poser une main sur son
épaule.
— J’espère que vous allez vite vous
sentir mieux, dit-il avant de reculer en
toussotant. Bon, eh bien… je vais…
Sur ce, il fila dans sa chambre.
Clara regarda sa porte close un long
moment, puis elle ferma les yeux, se
repassant la scène qui venait d’avoir lieu.
La prochaine fois que tu auras envie de
pleurer un bon coup, se dit-elle, vérifie
d’abord que l’appartement est vide.
Pourtant, en repensant à cette
conversation, elle se surprit à sourire.
Juste ciel, que devait-il penser d’elle ?
Comment aurait-elle pu lui expliquer ?
Elle éclata de rire et s’arrêta net quand la
porte de Joe se rouvrit.
— Ça va ? lança-t-il, de nouveau
paniqué.
— Oui, merci. J’étais juste… euh, en
train de rire, en fait.
Les yeux de Joe s’arrondirent.
— Ah… tant mieux, dit-il.
Il parut hésiter un instant puis referma
de nouveau la porte derrière lui.
Cette fois, il la prenait vraiment pour
une folle, songea-t-elle en riant… très
discrètement.
Elle resta un long moment dans son
fauteuil, un sourire figé sur les lèvres.
Un relooking du pub ? C’est génial !
Qu’as-tu fait, exactement ? Tu
m’enverras des photos ? Ton pub me
manque. Mais assez de nostalgie.
Évidemment, je m’amuse toujours autant
ici. La chaleur me fait un bien fou et je
suis noire à force de bronzer. C’est
dingue, on dirait que quelqu’un m’a
enduite d’une teinte acajou. Comme les
gens d’ici, quoi. J’envisage de me faire
décolorer en blond sur les pointes, c’est
très tendance, chez les Allemandes, ici (tu
vois, on dirait que ça fait un peu trop
longtemps que je suis livrée à moi-
même). Mais non, je ne le ferai pas, bien
sûr ! Je porte déjà une chaîne de cheville,
ça me suffit (pas la peine de faire d’autres
changements trop permanents).
Sinon, je te signale que VOR n’est pas
un mot, Gavin. J’ai demandé à tous les
Allemands de mon hôtel, qui parlent
anglais bien mieux que moi, et tous m’ont
confirmé que c’est un affreux mensonge
de ta part et que tu essaies de gagner en
trichant. Désolée d’être aussi radicale
mais, si tu continues à inventer des
fantaisies pareilles, je vais être obligée de
te demander la définition des mots que tu
utilises. Mais peut-être que ta version du
jeu est réglée sur une autre langue que la
mienne ? Vérifie, s’il te plaît. J’attends ta
réponse avant de continuer à jouer.
CHAPITRE 27

Joe n’était pas revenu à Yulethorpe de


la semaine. Il avait été coincé à son
bureau pendant de longues journées, à
superviser l’étape finale de la fusion ;
participer à des visioconférences, faire
son rapport aux chefs, s’assurer que Tom
le voyait donner des instructions à un
stagiaire fraîchement diplômé qui
semblait avoir les deux pieds dans le
même sabot.
En rentrant à son appartement, il était
resté figé devant les lignes sévères et les
surfaces froides des lieux. Le gris
extérieur semblait s’immiscer à
l’intérieur. Il avait veillé tard sur son
ordinateur, écourtant son temps de travail
sur ses fichiers pour faire du shopping en
ligne. Résultat : il avait acheté des
lampes, des tapis, des bougeoirs conçus
par un designer hors de prix dont il avait
entendu Clara parler – Verner quelque
chose –, une bouillotte avec une housse
en fausse fourrure, un pyjama et une
nouvelle paire de chaussons.
Le lendemain, il avait quitté le bureau
avec le besoin urgent d’évacuer le stress
de la journée, de rentrer chez lui et de se
préparer un bon petit repas. Il voyait que
des changements étaient en train de se
mettre en place, et que cela fonctionnait :
il avait plus d’énergie, moins de maux de
tête, et se sentait mieux. Le hygge
fonctionnait, songea-t-il, tout heureux.
Ce soir, c’était samedi. En temps
normal, il aurait dû être en train de
planifier un rendez-vous par une appli de
rencontres, ou de se préparer à aller au
casino. Ou de travailler ; lire des articles
professionnels dans les journaux, vérifier
la paperasse préparée par son équipe,
répondre aux mails restés en attente. À la
place, il prit le volant pour retourner dans
le Suffolk, endormi, le cœur léger à l’idée
de retrouver enfin le village après une
dure semaine, comme s’il rentrait chez
lui.
Il sourit en se garant et leva les yeux
vers la fenêtre de l’appartement. Clara
était-elle là ?
Il ne l’avait pas vue depuis l’incident de
la bière et des larmes. D’ailleurs, il
n’avait toujours pas vraiment compris ce
qui l’avait attristée ; cette histoire de
mousse et de bonnets de Père Noël bleus
n’était pas bien claire. Un truc danois,
manifestement. Ou féminin. Ou les deux.
Il agirait de la façon attendue pour tout
homme qui se respecte et ferait comme si
de rien n’était, se dit-il en attrapant son
sac dans le coffre. Le temps de parcourir
le couloir et de monter l’escalier, il se
prépara à la voir. Il regrettait de ne pas
avoir pu venir pendant la semaine ; la voir
ainsi chamboulée lui avait rappelé qu’elle
n’était pas toujours la personne gaie et
satisfaite qu’elle semblait être. Il l’avait
vue sur le trottoir avec ce journaliste juste
avant sa crise de larmes… Pourvu qu’elle
n’ait pas cherché de réconfort auprès de
lui !
Elle ne se trouvait pas dans le salon.
Elle devait être en train de fermer le
magasin ou de travailler sur une nouvelle
vitrine. Il allait descendre la voir et lui
proposer un repas maison. Mais, alors
qu’il s’apprêtait à redescendre, elle surgit
de sa chambre. Habituellement, elle
portait des pulls confortables et des
jeans ; ce soir, elle avait un haut noir avec
des petits détails brillants aux épaules, sur
un pantalon étroit bleu électrique. Ses
jambes paraissaient plus longues. Il ne
put s’empêcher de la regarder de la tête
aux pieds tandis qu’elle enfilait son
manteau.
— Oh, salut, vous êtes rentré.
— Je suis rentré, oui, dit-il d’une voix
trop grave.
— Lauren m’emmène au cinéma,
expliqua-t-elle avec un vague geste vers
sa tenue. Je trouve que c’est un peu trop
habillé, mais ça fait des lustres que je ne
suis pas sortie.
Ses yeux étaient maquillés, ses lèvres
étincelantes. Elle était… magnifique et
sexy à souhait.
Le cerveau de Joe accusa une sorte de
bug avant qu’il ne réalise qu’une réponse
de sa part serait plus que bienvenue.
— Vous êtes…
Il n’osa pas.
— Un ciné, super ! s’exclama-t-il
finalement en tendant le bras vers le
manteau de la cheminée pour y prendre
appui.
Il le manqua de quelques centimètres et
se redressa en reprenant une contenance.
— Le film est sympa ? demanda-t-il
vivement.
— Oh, Lauren voulait voir quelque
chose avec Ryan Gosling, répondit-elle
avec un haussement d’épaules.
— C’est un beau mec. Doux. Et,
comment dire… solaire.
Qu’est-ce que tu déblatères, Joe ?
— Bon, eh bien, moi, je serai là, ajouta-
t-il. Je vous attends. Enfin non ! Je ne
vous attends pas ! Je voulais dire que je
restais là. Ou pas. Je vais peut-être sortir,
je ne sais pas encore.
Il était conscient de parler pour ne rien
dire. Quelle mouche l’avait donc piqué ?
Étaient-ce les paillettes brillantes sur les
épaules du haut de Clara qui l’auraient
hypnotisé ?
— Oui, vous verrez bien, dit Clara en le
regardant étrangement. Il s’est remis à
pleuvoir.
Il ouvrit la bouche et la referma. Il
n’allait quand même pas parler de la
météo ! Il n’eut pas le temps de trouver
un autre sujet de conversation. Clara
prenait déjà son sac.
— À plus tard, alors, dit-elle avec un
sourire en franchissant la porte.
— OK, à pluuus ! lança-t-il gaiement.
Elle partit, non sans lui jeter un dernier
regard perplexe, et il se laissa tomber
dans le canapé comme si ces dernières
minutes l’avaient épuisé. En tout cas, il
était content qu’il n’y ait pas de tension
entre Clara et lui.
Il se leva et alla prendre une bière dans
le réfrigérateur ; il avait besoin de
retrouver ses esprits.
Une heure et trois bières plus tard, il eut
un coup de fatigue. Il alluma toutes les
bougies ainsi que le poêle à bois,
inondant le salon d’une lueur apaisante. Il
enfila son pyjama, puis son peignoir, et
sortit d’un placard une paire de chaussons
géants en forme de pattes d’animaux que
sa mère lui avait achetés pour Noël, il y a
bien longtemps. Dans ce nouveau look
improbable, il se prépara un plateau-télé.
Il n’avait pas regardé de DVD depuis la
fois où il avait fait une grosse bronchite et
avait dû garder le lit pendant trois jours.
Et même là, il avait choisi le film Wall
Street, pour rester dans son élément.
Il parcourut la collection de DVD de sa
mère en sirotant une autre bière. Le choix
était maigre. Il n’avait jamais entendu
parler de Nicholas Sparks, mais il allait
essayer ça. Un sourire lui vint aux lèvres
en remarquant que Ryan Gosling jouait
aussi dans le film. Finalement, Clara
n’aurait même pas eu besoin de sortir,
songea-t-il.
Dehors, la pluie martelait les vitres et le
vent soufflait en continu. Il se pelotonna
sous une couverture, une bouillotte contre
la poitrine, alternant les bouchées de
chocolat et les gorgées de bière. Il pouvait
d’ores et déjà dire une chose au sujet de
la théorie du hygge de Clara : rester chez
soi était bien mieux que de sortir. Il sentit
son corps se détendre peu à peu tandis
que le monde extérieur s’évanouissait. En
cet instant, il n’existait plus que son petit
espace douillet et la compagnie du DVD.
Une heure et demie plus tard, il pleurait
à chaudes larmes et n’entendit ni les pas
dans l’escalier, ni la porte s’ouvrir. Il
sursauta en voyant Clara et Lauren entrer
et s’empressa de s’essuyer le visage. Il le
retenait, ce Nicholas Sparks ! Sa gorge
était encore gonflée de larmes et son nez
ne cessait de couler ; il l’essuya d’un
revers de manche de son peignoir.
— Coucou, fit-il d’une voix étranglée.
Clara et Lauren se figèrent, les yeux
rivés sur lui.
— On dirait que c’est la nouvelle
mode, de surprendre l’autre en train de
pleurer ! lui fit remarquer Clara en riant.
Incapable de parler, il lui répondit d’un
sourire – ou plutôt d’une grimace
pathétique.
— Qu’est-ce que vous regardez ?
s’enquit Lauren en jetant un coup d’œil à
la boîte du DVD. Oh mon Dieu ! s’écria-
t-elle en le brandissant vers lui. N’oublie
jamais. Vous regardez ça tout seul ? Vous
êtes fou, ou quoi ? Il faut un réseau de
soutien pour ce genre de film, une bonne
bande de copines. Ça va ? Vous voulez
un câlin ?
Clara éclata de rire lorsque Lauren fit
un pas vers lui, les bras grands ouverts.
— Inutile ! Tout va bien ! répliqua-t-il
vivement en se redressant, soulagé de
voir le générique de fin défiler. Très bien,
ajouta-t-il d’une voix plus assurée.
Il ne pleurait jamais devant les films. À
part sur Point Break, mais c’était parce
que sa mère avait enregistré un épisode
de la série Les Voisins dix minutes avant
la fin du film.
— Comme vous voulez, répondit
Lauren, pas vexée pour un sou par son
refus énergique. J’adore ce film. Ce
baiser sous la pluie est tellement…
Elle se tut, perdue dans son souvenir.
— Et le ciné, c’était bien ? demanda
Joe, maintenant assis sur le bord du
canapé, les bras croisés, essayant de
retrouver un peu de dignité.
— Mmmh, murmura Lauren d’un ton
rêveur.
Clara se dirigea vers la salle de bains et
lança par-dessus son épaule :
— Lauren est amoureuse !
Petits rires des deux filles.
Joe regarda Lauren, saisi d’une brusque
envie de se réfugier dans sa chambre.
Mais comme il était poli…
Il ne trouva rien à lui dire, en revanche.
Heureusement, Lauren n’avait besoin de
personne pour discuter.
— Dites donc, l’ambiance est
carrément hygge, ici, fit-elle remarquer en
balayant la pièce du regard.
— Eh bien, j’avais envie que ce soit…
sympa, quoi, répondit-il, se sentant un
peu bête.
Clara ressortit de la salle de bains et se
rendit dans la cuisine.
— J’étais en train de dire à Joe que
l’appartement est très hygge, ce soir !
lança Clara d’un ton un peu bizarre. Tu
ne trouves pas, Clara ?
Joe fronça les sourcils. Il se passait
quelque chose, là, sous ses yeux, et il ne
savait absolument pas quoi. Ce dont il
était sûr, c’est que ce quelque chose lui
échappait totalement. Et il n’aimait pas
du tout ça.
Clara parut déconcertée par le
commentaire de son amie et resta
interdite quelques instants.
— Oui, c’est très douillet, bafouilla-t-
elle enfin.
Quelque chose de subliminal passa
entre les deux femmes et Joe se sentit
exclu, comme s’il avait raté un mot
d’esprit ou une plaisanterie. Ou qu’il fût
le dernier des abrutis.
— Bon… Eh bien…, marmonna-t-il en
se levant.
Il alla éteindre toutes les bougies, et la
fumée lui piqua les yeux, lui arrachant
des larmes pour la énième fois de la
soirée. En avait-il encore en stock après
tout ça ? Il devait avoir les yeux rouges et
gonflés. Il était temps qu’il arrête de se
donner en spectacle devant Clara et
Lauren.
Le fait d’avoir trouvé Clara en larmes à
cause d’une bouteille de bière et d’un
bonnet de Père Noël bleu ne suffisait pas
à le mettre beaucoup plus à l’aise. Et il
n’avait pas l’habitude de se faire
surprendre de la sorte.
— Bonne nuit, dit-il d’une voix un peu
rauque.
— À vous aussi, répondit Lauren.
Il entendit Clara chuchoter quelque
chose à son amie et, en refermant sa
porte, perçut de petits rires étouffés.
CHAPITRE 28

Clara s’éveilla et tendit le bras pour


ouvrir le rideau. La pluie avait cessé et le
ciel était bleu, juste encombré de
quelques nuages s’accrochant à l’horizon.
Elle s’étira et entendit un toussotement en
provenance de la cuisine. Joe s’était levé
de bonne heure. Elle avait été soulagée de
ne pas le voir de la semaine, gênée par sa
crise de larmes du J-Dag et ne sachant pas
ce qu’il adviendrait du magasin. Pourtant,
elle sourit en l’entendant et se pelotonna
sous les couvertures, guettant le plus petit
bruit en provenance de la cuisine.
Quelques minutes plus tard, elle enfila
un gros gilet et ouvrit la porte. Joe était
penché sur son ordinateur portable, le
menton dans une main, les yeux rouges.
Apparemment, l’esprit hygge de la veille
au soir s’était déjà envolé depuis
longtemps. Elle en conçut une petite
pointe de tristesse.
— Hello, dit-elle doucement, ce qui le
fit sursauter malgré tout.
— Hello, marmonna-t-il avant de se
retourner vers son écran.
— Café ? proposa-t-elle en passant
devant lui pour allumer la bouilloire.
— SALUT LES TERRIENS ! lança
Lady KaKa.
Clara déposa des granulés dans sa cage.

— LE DÉJEUNER, C’EST POUR LES
FEMMELETTES, cria le perroquet,
s’inspirant manifestement de l’humeur de
Joe.
Roddy se frotta aux jambes de Clara
tandis qu’elle ajoutait du lait dans les
tasses et en tendait une à Joe.
— Merci, dit-il en la prenant.
Elle remarqua que sa main tremblait en
buvant.
— Tout va bien ? s’enquit-elle,
éprouvant une soudaine compassion pour
lui.
— Oui, juste très occupé. J’essaie de
mettre de l’ordre dans les comptes de ma
mère, et c’est un sacré bazar, dit-il avec
un froncement de sourcils en direction de
la table où s’empilait un tas de factures,
de relevés de banque et de carnets
écornés. Tout en espérant que mon équipe
ne va pas faire foirer notre plus gros deal
de l’année, demain.
— Oh, ça m’a l’air bien stressant, tout
ça, répondit-elle en coupant une tranche
de pain au malt avant de la beurrer.
Tenez, dit-elle en lui tendant l’assiette.
Vous êtes debout depuis longtemps ?
Sur la table de la cuisine, elle vit trois
verres contenant les restes de divers
liquides, un tas de paquets de chips vides
et un emballage argenté dont les huit
comprimés avaient été extraits.
Il prit l’assiette sans la regarder.
— Oui. Enfin en quelque sorte. Je n’ai
pas réussi à dormir après ce film, et je
savais que j’avais du travail en retard. J’ai
dû dormir un peu quand même.
Il regarda l’assiette puis leva les yeux
vers elle et sembla enfin prendre
conscience de son geste.
— Merci, dit-il.
Une expression difficile à déchiffrer
traversa son regard au moment où l’un
des nombreux objets électroniques devant
lui émettait un bip.
Clara s’appuya contre le plan du travail
en buvant son café, l’observant avec
attention. Visiblement, il avait vraiment
essayé de se détendre, de se relaxer,
seulement, dès qu’il était entouré de son
téléphone et de son ordinateur portable, il
semblait se faire happer par un autre
monde.
— Allons nous balader quelque part !
lança-t-elle soudain.
— Quoi ? fit-il en mangeant une
bouchée de pain et en tapant sur le clavier
de l’autre main.
— Allons quelque part. Dehors.
Comme le font les gens normaux le
week-end.
Il se mit à taper sur le clavier des deux
mains, sa tartine coincée entre les dents.
Il cessa toutefois de pianoter, leva les
yeux vers elle et retira le pain de sa
bouche.
— Dehors ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête et repoussa une
mèche de cheveux derrière son oreille.
— Oui, dehors. J’ai envie de voir la
mer.
— ALLEZ, FAIS-MOI PLAISIR.
Clara rougit et fit semblant de ne pas
avoir entendu Lady KaKa, qui les fixait
depuis son perchoir.
— La mer ? répéta Joe.
— Oui, la mer.
Il paraissait déconcerté et la regardait
comme si elle venait de lui suggérer de
prendre une fusée pour aller faire un petit
saut sur Mars.
— Allez, insista-t-elle. Ce serait
chouette.
— OK. Pourquoi pas ?
— Super ! Je vais m’habiller et on
pourra y aller.
Joe referma son ordinateur.
— Bien. Donc, la mer, répéta-t-il.
Il paraissait encore sous le choc.
— En revanche, il y a une règle, dit-
elle. Pas de téléphone.
— Mais si le travail…
— C’est dimanche, Joe. Personne ne
devrait travailler tous les jours de la
semaine. Au Danemark, on travaille
trente-quatre heures par semaine. Vous,
vous faites ça en deux jours.
— Une semaine de trente-quatre
heures ? s’exclama-t-il en classant les
papiers et en éteignant son portable.
Comment peut-on arriver à quoi que ce
soit en si peu de temps ?
Clara, qui était dans sa chambre et
ramassait quelques affaires qu’elle mettait
dans un sac, lui lança :
— Il n’y a pas que le travail dans la vie,
vous savez ! Mais surtout, l’idée est que
si tout n’est pas fait dans ce laps de
temps, le reste ne sert à rien.
Elle était contente de ne pas pouvoir
voir sa tête !
Quand elle revint dans le salon, Joe
tapait sur son mobile.
— Je suis sérieuse, vous savez, dit-elle
en avançant vers lui la main tendue
comme face à un enfant qui aurait volé un
bonbon.
— Je ne peux pas. Vous ne comprenez
pas. Vous n’avez jamais eu un travail
comme le mien.
Elle ouvrit la bouche pour lui répondre
puis la referma.
— Nous sommes censés être joignables
à tout moment, continua-t-il. Tom, l’autre
directeur général, a des doutes sur moi. Je
crois qu’il est prêt à me virer.
— C’est tout simplement malsain,
décréta-t-elle, la main toujours tendue.
Joe la fixait comme si elle était sur le
point de l’attaquer.
— Je le mettrai en silencieux, proposa-
t-il.
— Non.
— Je le laisserai dans la voiture.
— Joe…
— Vous ne pouvez pas comprendre,
murmura-t-il en baissant les yeux vers
l’objet incriminé.
Elle ferma les yeux un instant et prit
une grande inspiration.
— Eh bien figurez-vous que si, je peux
comprendre, dit-elle en soupirant à son
tour. J’ai moi-même vécu avec ce truc
vissé à l’oreille. J’ai travaillé à Londres
comme trader pendant six ans.
Joe s’apprêtait à répondre, mais sa
mâchoire sembla subitement se
décrocher.
— Je faisais des journées de seize
heures, parfois des nuits entières, sans
rentrer au Danemark pendant des mois,
j’ai négligé ma famille, mes amis, ajouta-
t-elle d’une voix plus posée en regardant
au loin, avant de se détourner pour que
Joe ne puisse pas voir son visage.
Le silence régna un moment et elle se
demanda s’il n’avait pas repris son
activité sur son téléphone. Mais non.
Quand elle se retourna, il avait toujours
les yeux rivés sur elle.
— Six ans ?
Elle hocha la tête sans répondre.
— Mais pourquoi est-ce que vous…
Vous étiez… Mais vous êtes tellement…
C’était presque amusant de le voir
bafouiller de la sorte. Seulement, elle
détestait parler de cette période de sa vie.
C’était à cause de cela qu’elle avait voulu
tout changer. Elle regrettait encore de ne
pas s’en être rendu compte plus tôt, de ne
pas avoir remarqué que des choses
importantes arrivaient à ceux qu’elle
aimait. Sa mère, en l’occurrence, ses
visites chez le médecin… Elle n’avait pas
vu tout cela.
— C’est du passé, peu importe, dit-elle.
Elle s’en voulut d’en avoir parlé. Mais
elle en avait assez que Joe lui serine tout
le temps qu’elle ne comprenait pas,
qu’elle ne pouvait pas comprendre. Au
contraire, elle savait parfaitement ce que
c’était, d’avoir l’impression d’appartenir
corps et âme à une banque, d’avoir sa vie
réglée par le téléphone et l’ordinateur
portables au travail comme à la maison,
puisqu’il n’y avait plus de frontière : les
gens pouvaient appeler ou envoyer un
mail à n’importe quelle heure, et on
s’attendait toujours à ce que vous
répondiez instantanément ; dans le cas
contraire, quelqu’un d’autre le ferait, et
vous seriez vite remplacé.
Elle avança vers la porte. S’ils
n’allaient pas à la plage, elle pouvait au
moins sortir un peu.
— Clara, attendez.
Il posa son téléphone sur la table.
— Donnez-moi deux minutes, dit-il.
Il se rendit dans sa chambre et elle
l’entendit ouvrir des placards et des
tiroirs.
— Vous ne pensez pas vous baigner,
dites-moi ? lança-t-il.
— On est en décembre, Joe.
Sa tête apparut dans l’entrebâillement
de la porte.
— Donc, c’est non ? demanda-t-il d’un
air hésitant.
— Bien sûr que c’est non, il doit faire
moins trois, dehors.
— Oh, vous seriez bien du genre à
tenter ce genre de chose, marmonna-t-il
avant de retourner dans ses placards.
Qu’avait-il voulu dire par là ? Qu’elle
était active ? Impulsive ? Folle ?
— Je suis prêt, dit-il en arrivant avec un
sac à dos, coiffé d’un bonnet qu’elle ne
l’avait jamais vu porter.
Il était différent ainsi. L’espace d’un
instant, elle se demanda pourquoi, jusqu’à
ce qu’elle comprenne que c’était la
première fois qu’elle le voyait dans une
tenue décontractée.
— J’aime beaucoup votre bonnet, dit-
elle, se sentant soudain légèrement
timide.
Il le toucha d’une main, un peu gêné.
— Merci. Ça fait un moment que je ne
l’avais pas mis, répondit-il en attrapant
ses clés. Allez, on y va. À la plage, donc.
Il ouvrit la porte et attendit qu’elle
passe.
— QUE LA FORCE SOIT AVEC
TOI ! s’écria Lady KaKa alors que Clara
jetait un regard derrière elle.
Le portable de Joe était bien resté sur la
table, là où il l’avait posé. Elle lui sourit
et franchit la porte pour descendre
l’escalier.
Il commença à lui poser des questions
dès qu’ils furent dans la voiture.
— Quelle banque, alors ?
— USB.
— Oh, grosse boîte.
— Oui.
— Votre plus grosse affaire, c’était
quoi ? Combien ?
— C’est une compétition ou quoi ? Je
ne répondrai pas à ça. C’était une grosse
affaire. Très grosse. Voilà.
— Prouvez-le-moi ! ordonna Joe en
frappant le volant d’une main, un sourire
aux lèvres.
— Comment ça ? répliqua-t-elle en
riant.
— Prouvez-moi que vous l’avez
vraiment fait. Dites quelque chose que
seul un trader pourrait dire.
— Quoi, vous voulez que je vous parle
de ma plateforme de trading et des
journées que je passais à scruter les
chiffres de l’évolution du cours de la
Bourse, y compris les fluctuations du prix
de l’argent et les liquidités du carnet
d’ordres…
— OK. Vous avez bien été trader.
— Je vous l’ai dit.
— J’ai pensé que c’était peut-être un
mensonge pour me faire aller à la plage.
— C’était en effet dans ce but, mais je
ne suis pas manipulatrice à ce point.
— Et donc…
Il était clairement près de lancer une
autre salve de questions.
— Écoutez, le coupa-t-elle, j’ai passé
une grande partie de ces six années à
hurler et à insulter des gens dans la salle
des marchés. Parfois, toute cette folie me
manque… C’est d’ailleurs ce qui m’avait
attirée dans ce domaine. Et je voulais
prouver que j’étais capable de le faire.
Mais franchement, aujourd’hui je n’ai
plus envie de parler de ça. Cette période
de ma vie est derrière moi, je ne pouvais
plus continuer. Je n’étais pas heureuse.
— D’accord, mais est-ce que vous…
— Ça suffit, maintenant, dit-elle
gentiment.
Joe lui jeta un regard en coin, sembla
réfléchir un instant avant de reprendre :
— J’imagine que vous pouviez être
impressionnante, dans la salle des
marchés, en effet. J’arrête ! Je n’en parle
plus ! Promis, conclut-il car elle le
regardait en fonçant les sourcils.
Elle sourit et reposa sa tête sur la douce
surface en cuir pour se focaliser sur la
route devant elle et le doux ronronnement
du moteur de la belle voiture de Joe.
Et soudain, elle était là, fine bande
argentée sous de lourds nuages gris.
— La mer ! s’exclama-t-elle en se
tournant vers Joe.
Ils roulèrent jusqu’au remblai, et Joe
commença à s’inquiéter : le parking était-
il gratuit, risquait-on de lui voler sa
voiture, devait-il prendre son bonnet ou
pas ? Quand ils arrivèrent sur la plage de
galets, il parut se détendre et à vraiment
regarder autour de lui.
Ils se mirent à marcher sur la plage où
les vagues s’échouaient doucement dans
un doux clapotis. Une mouette planait au-
dessus de l’eau, un ferry avançait
doucement dans le lointain et une ligne de
bouées roses ballottait au gré de la houle,
à quelques encablures de la plage.
— On venait souvent ici le week-end,
avec ma mère, murmura Joe, les yeux
perdus devant lui. On faisait des
ricochets, puis on mangeait un fish and
chips assis sur une serviette qui sentait le
vinaigre pendant des jours, après ça.
Clara retint son souffle. Joe ne parlait
quasiment jamais de son enfance, de sa
mère, et c’était très agréable de
l’imaginer ainsi, petit garçon.
— Et votre père ? s’enquit-elle.
Il s’assit sur les galets. Elle en fit de
même, se demandant s’il avait entendu sa
question.
— Il est parti, dit-il. Quand j’avais huit
ans.
— Oh. Ça n’a pas dû être facile.
Il ramassa un galet qu’il fit tourner
entre ses doigts.
— En effet. On a beaucoup déménagé.
Ma mère, comment dire… Elle ne s’y
attendait pas, et après, elle n’arrivait pas à
rester au même endroit très longtemps…
Elle le regarda pendant qu’il parlait et
se dit qu’elle commençait à comprendre
un peu mieux son besoin d’offrir de la
stabilité à sa mère.
— Et… est-ce que vous le voyez ?
demanda-t-elle.
— Plus beaucoup, non. On déjeune
ensemble une fois par an. Avant, je
cherchais tout le temps à le voir, à lui
ressembler, à lui montrer que j’avais
réussi. J’ai toujours voulu travailler dans
la City, pour être important, comme lui.
Il rit, mais son rire était triste, et Clara
eut envie de lui serrer le bras pour lui
témoigner sa compassion. Elle n’osa pas ;
il était capable de se refermer comme une
huître.
— Il doit être très fier de vous, se
contenta-t-elle de dire.
Il tourna la tête vers elle et planta ses
yeux gris dans les siens.
— Merci, c’est gentil.
Puis, comme mû par le besoin de passer
à autre chose, il se leva brusquement.
— On continue de marcher ?
Elle se leva à son tour et lui emboîta le
pas.
— Et vous, alors ? demanda Joe. Est-ce
que votre famille vous manque ?
Aïe ! Elle aurait dû se douter que les
confidences ne seraient pas à sens
unique…
Elle ne répondit pas tout de suite,
sentant déjà le picotement habituel
brouiller ses yeux.
— Mes parents se sont séparés quand
j’étais petite et mon père a refait sa vie.
Mais on s’est toujours bien entendus, et
on a toujours continué à se voir. J’ai deux
demi-sœurs, des jumelles, qui ont
quatorze ans.
Elle espéra que ce niveau d’information
suffirait. Mais, évidemment…
— Et votre mère ? continua-t-il.
Le regard de Clara se perdit sur la ligne
d’horizon, qui était du même gris que les
yeux de Joe, comme si un bateau passant
par là ou un éclair soudain pourraient lui
offrir un autre sujet de conversation. Il
n’y eut rien de tel, hélas. Juste le
murmure incessant des vagues.
— Elle était malade, dit-elle enfin dans
un souffle presque étouffé par le vent.
Elle était malade et elle est morte l’année
dernière.
Joe s’arrêta brusquement, et elle fit
quelques pas de plus avant de s’en rendre
compte.
— Je suis vraiment désolé, murmura-t-
il avec un air accablé.
— Ce n’est rien, dit-elle en essuyant
ses joues. Enfin, si, mais bon… merci.
— De quoi est-ce qu’elle… Enfin, si
vous me permettez cette question ?
— Cancer du pancréas. Elle a eu un
traitement, mais, le temps que l’on fasse
le diagnostic, le cancer avait déjà fait des
métastases ailleurs et… bref. Ça a été
rapide.
Joe la dévisagea un instant en silence.
— Je suis sincèrement désolé pour
vous, Clara.
Elle ne put soutenir son regard bien
longtemps.
— Elle ne m’a pas beaucoup parlé de
sa maladie, reconnut-elle en ayant
conscience que, maintenant que les
vannes étaient ouvertes, elle ne pouvait
plus les refermer. Elle savait que j’avais
ma vie à Londres et elle s’inquiétait pour
moi.
Pendant toute cette période, elle n’avait
eu que de brèves conversations au
téléphone avec sa mère, l’ennuyant avec
le stress de sa vie à la City, ses problèmes
avec ses collègues, ses contrats perdus, la
chute du prix des actions, alors que sa
mère était mourante et ne disait rien, à
l’autre bout du fil…
Elle se mit à pleurer, incapable de se
contenir davantage.
— Elle vous aimait, dit Joe en posant
une main sur son bras.
Clara hocha la tête et pinça les lèvres.
— Je l’aimais aussi.
— Bien sûr que vous l’aimiez,
murmura-t-il en l’attirant contre lui.
Elle sentit les bras de Joe autour d’elle
et se laissa aller contre son torse. Peu à
peu son corps se détendit et elle recouvrit
lentement ses esprits. Joe sentait le feu de
bois et l’eau de toilette. Une légère brise
soufflait, les vagues venaient s’échouer
sur le rivage dans un doux froissement.
Ils restèrent ainsi un moment, le temps
que son souffle redevienne normal. Elle
laissa échapper un petit soupire d’aise,
hésitant à rompre l’étreinte.
C’est finalement Joe qui s’écarta.
— On continue la balade ? suggéra-t-il.
Il y a un vendeur de beignets pas loin
d’ici.
Il la regarda avec un petit sourire triste.
De toute évidence, il faisait tout son
possible pour qu’elle se sente mieux.
— Un beignet, oui, ce serait bien,
répondit-elle en s’essuyant les yeux une
dernière fois.


Ils ne parlèrent pas beaucoup pendant
le reste de leur promenade. Après avoir
arpenté le front de mer, être passés devant
un manège puis revenus à la voiture, Joe
ouvrit la portière et l’invita à monter.
Le trajet du retour se fit aussi dans le
plus grand silence.
Lorsqu’ils arrivèrent devant le magasin,
il éteignit le moteur et le silence persista
quelques instants de plus.
— Eh bien, dit Joe en tapotant le
volant, merci de m’avoir fait prendre
l’air.
— Ça m’a fait plaisir aussi d’y aller,
répondit-elle en croisant son regard, où
elle capta quelque chose de différent.
Merci.
— On pourrait peut-être… se tutoyer ?
Qu’en penses-… tu ?
Ce mot paraissait bien insuffisant pour
ce qu’elle y mettait réellement.
Joe hocha la tête avant de détacher sa
ceinture et de sortir de la voiture.
Ils empruntèrent le couloir et gravirent
l’escalier sans parler. Au moment de
franchir la porte de l’appartement, il y eut
un bref moment de flottement, lui
sembla-t-il. Mais c’était peut-être son
imagination.
— MON NOM EST MAXIMUS
DECIMUS MERIDIUS,
COMMANDANT EN CHEF DES
ARMÉES DU NORD !
Lady KaKa les fit sursauter tous les
deux. Le charme étant brisé, ils entrèrent,
Joe prit son téléphone, et l’ange qui était
passé s’en alla.
Une heure plus tard, Joe était de
nouveau installé devant son ordinateur,
son portable collé à l’oreille.
Les quelques heures sur la plage
semblaient désormais avoir été vécues par
deux autres personnes, dans un tout autre
monde, songea tristement Clara.
Seul le regard que Joe lui lança en lui
souhaitant bonne nuit lui confirma que
quelque chose avait réellement changé.
C’est l’anniversaire de Lady KaKa
aujourd’hui. Dis bien à Clara de lui
donner des petites friandises
supplémentaires. Je crois qu’elle n’aime
pas du tout le fait que son anniversaire
soit si proche de Noël. Je devrais peut-
être le déplacer en juin, comme pour la
Reine. Ça lui plairait sûrement.
Je suis vraiment contente que les
choses se passent si bien et que tu aies
plein de nouveaux clients au pub. Tu
mets des lustres à me répondre, alors
j’imagine que tu dois être bien occupé.
Ou en difficulté. Tu as beaucoup de
voyelles ? C’est difficile quand on n’en a
pas assez, quoique de mon côté, j’ai
toujours trop de U, et que veux-tu faire de
ça ?
On a une mini-canicule ici –
apparemment, de l’air chaud en
provenance du Sahara. Mais ça n’est pas
une ambiance de période de fêtes, il fait
trop beau. Comment veux-tu te préparer
pour Noël quand tu passes ton temps à
bronzer sous un ciel parfaitement bleu ?
En même temps, je ne vais pas me
plaindre de traîner toute la journée en
maillot de bain et en sarong ! Le gérant
est passé me voir tout à l’heure pour me
demander si je loue encore ici le mois
prochain. C’est un type assez marrant, qui
doit faire moins d’un mètre de hauteur et
porte une énooorme barbe. S’ils refont
des films avec des hobbits, je crois qu’il
serait parfait pour un rôle. S’il te plaît,
envoie-moi des photos des bois et des
champs derrière le village, tu sais que
j’adore le coin en hiver, quand tout est
couvert de givre.
CHAPITRE 29

Joe avait prévu de partir dimanche soir


pour être au bureau à la première heure
lundi matin. La fusion était en cours de
finalisation, les contrats allaient être
signés ; ce serait une journée très
importante pour lui et son équipe.
Seulement, il n’avait pas pu quitter Clara,
ce soir-là. Il voulait rester à l’appartement
et garder un œil sur elle. C’est donc avant
l’aube, le lundi matin, quand le Suffolk
dormait encore, qu’il prit la route pour
Londres.
L’affaire était maintenant conclue. Ils
avaient signé les contrats. Ses chefs
avaient attendu à la sortie du bureau, prêts
à serrer la main aux clients comme ils
quittaient le bâtiment. Joe les avait
regardés bavarder en sortant de
l’ascenseur, Andy donnant des tapes dans
le dos à l’un tandis que Karen arborait le
sourire d’un vainqueur du loto. Ce qui
était le cas.
Lui aussi aurait dû être euphorique :
son équipe venait de faire gagner des
milliards à leur entreprise. Ils avaient
travaillé sur cette fusion pendant des
mois. En temps normal, il aurait invité
tout le monde à fêter ça dans un
restaurant chic puis en boîte de nuit, avec
champagne à volonté. En temps normal,
oui…
Quand il remonta à son bureau, les
autres étaient déjà en train de prendre des
photos et d’ouvrir des bouteilles en
portant des toasts, hilares. Il se contenta
d’attraper son manteau et se dirigea vers
le parking en sous-sol sans prendre
vraiment le temps d’écouter ce qu’ils
disaient. Quelques minutes plus tard, il
était dans sa voiture et quittait la City,
oubliant la journée de folie qu’il venait de
passer à mesure qu’il s’éloignait pour se
concentrer sur ce qui l’attendait.
Quand il arriva à Yulethorpe, il trouva
l’appartement vide, propre et rangé. Un
bouquet de fleurs fraîches ornait le centre
de la grande table, les couvertures étaient
pliées et posées sur le dossier du fauteuil
et du canapé. Il éprouva un étrange
sentiment de calme rien qu’à contempler
cet espace bien ordonné – Roddy
constituait la seule tache dans ce tableau,
une espèce de grosse boule de poils
orangée vautrée devant le poêle à bois qui
réchauffait la pièce.
Un brouhaha de voix parvint à ses
oreilles lorsqu’il ouvrit la porte donnant
sur l’escalier et il regarda en bas. Par les
vitres en verre dépoli de la porte latérale,
il vit des silhouettes se déplacer ; le
magasin semblait être bondé. Il alla se
changer dans sa chambre et descendit
donner un coup de main à Clara, curieux
de découvrir en même temps la nouvelle
vitrine. Après leur retour de la plage,
Clara avait passé le reste du dimanche
dans le magasin, refusant de le laisser
entrer – il la verrait en même temps que
tout le monde, lui avait-elle dit.
Il croisa son reflet dans le miroir. Il
s’intéressait aux vitrines de jouets,
maintenant ? Et quoi d’autre, encore ? Il
sourit bêtement.
Clara était derrière le comptoir quand il
entra dans la boutique, en train de
discuter avec une femme aux cheveux
très frisés. Il ne put s’empêcher d’aller
directement vers la vitrine.
La nouvelle présentation avait dû
prendre des heures à Clara ! Il y avait du
tissu vert, beaucoup de tissu vert, qui
représentait des champs, en bandes
séparées par de petites clôtures en
plastique. Des animaux paissaient dans
leurs enclos : cochons, vaches, chevaux,
moutons et poules. Un fermier, une
gardienne de vaches, un tracteur rouge
rutilant et une charrue complétaient le
tableau. C’était l’Angleterre rurale, un
magnifique aperçu d’une journée
ensoleillée dans une ferme. Il entendait
presque le grognement des cochons, le
chant du coq et le hennissement des
chevaux !
— J’ai ouvert alors qu’on est lundi,
j’espère que cela ne te dérange pas ? lui
demanda Clara en le rejoignant. Mais
comme je savais qu’il y aurait du
monde… Alors, ça te plaît ? ajouta-t-elle
en se mordillant la lèvre, comme si son
avis importait vraiment pour elle.
Si ça lui plaisait ? Il adorait ! Il aurait
dû le lui dire immédiatement. Il y avait
quelque chose dans cette scène qui le
touchait, qui lui rappelait son enfance, sa
mère assise par terre en faisant avancer
un gros tracteur jaune, toujours prête à lui
donner les jouets qu’il voulait et à jouer
avec lui quand il était seul.
— Je…
— Clara.
Une cliente lui faisait signe de l’autre
côté de la pièce. Clara s’éloigna, et il ne
lui avait rien dit.
Il contempla de nouveau la scène de
ferme et croisa le regard d’un homme,
dehors, tenant la main d’un petit garçon
qui gesticulait en montrant la vitrine. Il
sourit ; il éprouvait le même élan
enthousiaste, lui aussi – sauf qu’il ne
sautait pas partout !
Il retourna vers le comptoir, ébahi par
le nombre de personnes présentes, dont
beaucoup portaient des sacs en kraft
contenant les jouets que leurs enfants
avaient peints à l’atelier. Décidément,
Clara avait vraiment fait le buzz en
rouvrant le magasin ! Quel dommage que
sa mère ne soit pas là pour profiter de
cette ambiance. Elle adorait le monde et
le bruit. Il se sentit soudain affreusement
seul malgré la foule qui se pressait autour
de lui.
— Joe, Joe, s’il te plaît ! lança alors
Clara, le tirant de ses pensées.
Il se passa une main sur le visage
comme s’il redoutait qu’elle ne pût lire
dans ses pensées.
— Il faut que j’aille faire un saut à
l’atelier pour prendre un jouet, dit-elle
avec un geste en direction de la caisse. Je
n’en ai pas pour longtemps, une ou deux
secondes. Enfin, quelques secondes,
quoi…, précisa-t-elle gaiement en
repoussant une mèche de cheveux
derrière son oreille.
— C’est bon, je m’en occupe, répondit-
il en prenant sa place derrière le comptoir.
Prends ton temps.
Il sourit à une petite fille qui lui tendait
une boîte contenant une poupée Barbie.
— C’est mon anniversaire, annonça
cette dernière en lui montrant le badge
accroché à son manteau, qui affichait un
gros numéro 6.
— Oh. Bon anniversaire, alors,
répondit-il.
— Et maman va faire un beau gâteau,
précisa-t-elle, toute fière. En forme de
vaisseau spatial !
— Original ! dit Joe.
Il encaissa le prix de la poupée et
regarda de nouveau la petite fille.
— Ma maman aussi, elle me faisait des
gâteaux avec des formes originales,
reprit-il. Une fois, elle m’a fait tout un
bateau de pirates, avec une planche pour
jeter les gens par-dessus bord, et tout ce
qu’il faut.
Il ne savait pas vraiment d’où cela
sortait, mais fut heureux de voir la bouche
de la petite fille s’arrondir en un O
admiratif.
Les gâteaux, les poupées, les
anniversaires de petite fille, tout cela
n’était pas son monde. Son quotidien était
rempli d’hommes en costume sombre et
de plaisanteries de bureau qui frôlaient
souvent le harcèlement. Il frémit en
pensant à ses collègues et à ce qu’ils
diraient s’ils le voyaient en cet instant,
entouré de petits enfants, de peluches, de
poupées et de ballons. Il se redressa,
sentant un regard sur lui, et se retourna
juste à temps pour voir… que Clara était
revenue. L’avait-elle entendu discuter
gâteau d’anniversaire ?

Il resta au magasin le reste de l’après-
midi, aidant à la caisse et rangeant les
jouets peints à l’atelier, sidéré par le
nombre de personnes qui entraient en
saluant Clara d’un petit mot aimable. On
aurait dit qu’elle s’était fait plus d’amis
ici en quelques semaines qu’il ne s’en
était fait à Londres en plusieurs années !
Il commençait à comprendre pourquoi sa
mère disait que ce village était
sympathique : tout le monde se parlait,
comme si c’était normal, même quand on
était un étranger. À Londres, si quelqu’un
s’adressait ainsi à lui, il penserait aussitôt
que ce serait pour lui demander de
l’argent.
L’après-midi passa rapidement. Il était
maintenant habitué aux cris et aux
glapissements d’excitation des enfants. Il
s’attarda même en fin de journée et
trouva d’autres tâches à accomplir –
fermer les volets, passer la serpillière,
verrouiller la porte derrière le dernier
client. Il avait à peine pensé à son travail
et au fait que son équipe ait pu se
demander pourquoi il s’était éclipsé de la
sorte. Il avait juste eu envie d’être dans le
magasin, avec Clara.
— Bon, dit-il, soudain un peu gêné de
se retrouver seul avec elle dans la
pénombre du magasin.
Il ouvrit la bouche pour ajouter un
commentaire au sujet de la vitrine et de la
boutique en général, mais il n’en fit rien.
Clara était assise sur un tabouret près du
comptoir, séparant billets et pièces de
monnaie, les cheveux lui tombant devant
le visage. Il eut un flash-back qui lui noua
soudain la gorge…
Il revit sa mère, ses boucles dansant
tandis qu’elle sortait de derrière son
comptoir pour aller montrer un nouveau
jouet à un client, pendant que lui, sur son
tabouret, attendait patiemment que
l’horloge annonce 17 heures. Ils faisaient
ensuite la caisse ensemble, et il
s’émerveillait devant les piles de pièces
qui ressemblaient à des tours d’or et
d’argent. Sa mère glissait les pièces dans
de petits sachets transparents, mettait les
billets dans un portefeuille, et c’était lui
qui avait la lourde responsabilité de
ranger le tout dans son petit sac à dos. Et
tous deux allaient déposer la recette du
jour à la banque de la Grand-Rue.
— Je me suis dit que j’allais préparer le
repas, ce soir, dit-il enfin d’une voix
ténue.
Clara leva les yeux de sa tâche, et il
remarqua des ombres violacées qu’il
n’avait jamais vues auparavant sous ses
yeux.
— Ah, tu es sûr ? Sinon, ça ne me
dérange pas de le faire.
— Tout à fait sûr.
Il avait envie de la remercier pour
toutes les autres fois où elle avait cuisiné
pour lui et l’avait attendu. C’était
l’occasion, ce soir. Il n’avait jamais été
très doué avec les mots, et préférait les
actes.
— Je n’en ai pas pour longtemps,
annonça-t-il plus fort en agitant ses clés
de voiture.
— Super !
Elle s’était efforcée de ne pas montrer
sa surprise, mais sans grand succès. Il la
vit le suivre des yeux lorsqu’il monta
dans sa voiture, et il lui fit un petit signe
de la main. Elle hocha la tête et retourna à
ses comptes, les joues un peu plus roses,
lui sembla-t-il.
Une demi-heure plus tard, il arpentait
les allées d’un supermarché. Il lui fallut
un temps considérable avant de se décider
enfin à prendre deux énormes filets de
bœuf, un kilo de pommes de terre et des
pois mange-tout. Il s’apprêtait à passer à
la caisse quand il se rappela que Clara lui
avait souvent préparé des desserts. Il se
dirigea vers le rayon réfrigéré et
commença à paniquer devant l’immense
choix de tartes, gâteaux et autres
crumbles. Que préférerait-elle ? Il repensa
à ce qu’elle avait coutume de préparer et
tendit la main vers une tarte aux pommes.
Quelque chose de simple, sans risque. Il
avisa alors un gros gâteau au chocolat
noir couvert de glaçage. Il hésita quelques
instants sous le regard agacé d’une vieille
dame, puis décida de prendre les deux.
Ainsi, il était sûr qu’elle en aimerait au
moins un. Il se mordit la lèvre en se
demandant comment un simple gâteau
avait pu le jeter dans un tel trouble. Sa
main se porta machinalement vers sa
poche intérieure et le petit paquet qu’elle
contenait, mais s’arrêta à mi-chemin.

À Londres, la cuisine hyper moderne de
Joe était assez dépouillée. Lors des rares
occasions où il était rentré chez lui à
l’heure du dîner, il se faisait généralement
livrer ses repas. Il doutait même d’avoir
autre chose que de la bière et du
champagne dans son réfrigérateur !
Pourtant, il savait cuisiner ; sa mère le lui
avait appris quand il était jeune. Et voilà
qu’aujourd’hui, il se retrouvait en train de
fredonner dans la cuisine vieillotte de sa
mère tout en éminçant, touillant et
goûtant sa préparation.
Il fit chauffer les steaks pour que le
cœur de la viande soit bien chaud tandis
que le gril commençait à grésiller. Son
idée était d’attendre le dernier moment
pour les saisir afin d’être sûr qu’ils soient
parfaits. Clara était encore dans la salle de
bains. Elle y était entrée une bonne heure
auparavant, un livre sous le bras, une
boîte d’allumettes et une serviette entre
les mains.
Et elle n’était toujours pas ressortie.
Il commença à s’inquiéter. Il
n’entendait plus un bruit. Peut-être
s’était-elle noyée en s’endormant dans
son bain ? Elle avait vraiment l’air
fatiguée, tout à l’heure. Il toussa
ostensiblement devant la porte. Pas de
réponse. Il hésita, se disant que tout allait
bien, et qu’elle devait simplement se
relaxer. Il tendit tout de même l’oreille…
Pas un bruit. Aucun clapotement d’eau, ni
bruit de pages tournées. D’une voix un
peu trop aiguë, il lança alors :
— Le repas sera prêt dans cinq
minutes !
Il y eut un petit bruit d’eau.
— Super ! Merci !
Il fut surpris. Elle semblait être tout
près, juste de l’autre côté de la porte, à
quelques centimètres seulement.
Il recula et retourna voir son gril.
— Parfait, parfait, murmura-t-il.
— TU ME METS DANS TON LIT OU
TU ME PERDS À JAMAIS.
— Quoi ? fit Clara de l’autre côté de la
porte.
Joe leva les yeux au ciel avant de
fusiller Lady KaKa du regard.
— Rien, rien, c’est le perroquet !
répondit-il d’une voix forte en levant un
doigt menaçant en direction de la cage.
Lady KaKa pivota sur une patte et fit
demi-tour sur son perchoir.
— VOUS N’ENCAISSEZ PAS LA
VÉRITÉ.
Préférant que Clara ne le trouve pas là,
les bras ballants, il ouvrit le grand placard
et en sortit l’aspirateur. Elle avait rangé
l’appartement, mais il pouvait toujours
faire un peu de ménage. L’aspirateur était
vieux ; il portait encore un autocollant en
forme de fusée qu’il y avait collé, enfant.
Il brancha le vieil appareil et aspira le
tapis, bousculant Roddy qui se contenta
de lui jeter un regard noir avant de rouler
sur son autre flanc un peu plus loin.
Quand il eut terminé, il transpirait
légèrement et Clara était dans la cuisine,
ses cheveux humides noués en un
chignon haut, vêtue d’un gros gilet et de
chaussettes en laine montant sur son
legging.
— Super, tu es prête, dit-il en se
dirigeant vers le four. Assieds-toi, je t’en
prie.
Il tendit le bras vers la table dressée
pour deux. Elle haussa un sourcil en
regardant les couverts bien disposés.
— Oh, tu as allumé des bougies ! fit-
elle remarquer en joignant les mains
comme pour applaudir.
Il n’était pas mécontent d’avoir déjà la
tête au-dessus du gril : ses joues étaient
chaudes pour une bonne raison, au
moins !
— Oui, je sais que c’est ta petite
obsession, marmonna-t-il.
— TU M’AS CONQUISE DÈS LE
PREMIER REGARD, cria Lady KaKa à
son mur.
Joe prépara les assiettes, très satisfait
des belles lignes noires sur ses grillades
qui semblaient parfaitement cuites.
Après s’être souhaité un bon appétit, ils
commencèrent à manger.
— Excellent, dit Clara en portant une
main devant sa bouche comme elle
mâchait. Vraiment parfait.
Joe sentit la joie l’envahir et tout son
corps se détendre enfin.
Il prit son verre de vin, se délectant du
goût de la viande, qui paraissait encore
meilleure du fait qu’il l’ait cuite lui-
même. Pour la première fois depuis bien
longtemps, il éprouva un vrai sentiment
de paix.
Depuis leur promenade sur la plage, il
n’avait pas ressenti le besoin d’entretenir
une conversation de pure forme avec
Clara, et maintenant, il savourait
simplement le bruit du vent et l’idée de
l’hiver sévissant dehors tandis que Clara
et lui étaient bien au chaud à l’intérieur, à
la lueur des bougies. Cette lumière était si
douce sur le visage de Clara qu’il éprouva
l’envie presque irrésistible de tendre le
bras pour lui caresser la joue. Il fixa sa
main, posée près de sa fourchette, bien
plus longuement que nécessaire.
Que lui arrivait-il ? Il n’avait pas pensé
à son travail de toute la soirée. Et, plus
curieux encore, lorsqu’il y pensait c’était
sans panique, sans oppression au niveau
de la poitrine, sans envie compulsive de
savoir ce qui se passait là-bas. Son équipe
devait déjà être en quête d’une autre
affaire – il y avait toujours une nouvelle
fusion à saisir quelque part. Les marchés
pouvaient être à la hausse ou à la baisse,
les échanges se faire et se défaire. Il avait
toujours suivi cela de très près.
Ce soir, il s’en contrefichait.
Clara rit quand il sortit les deux gâteaux
et choisit la tarte aux pommes.
Le repas se termina, et il se rendit
compte qu’il avait passé un moment très
agréable.
— J’ai une idée ! dit-il soudain en se
levant de table.
Il traîna sa chaise dans un coin, monta
dessus et ouvrit une trappe au plafond
avant de tirer sur l’échelle pliée à
l’intérieur.
— Un secret réservé aux initiés du lieu,
expliqua-t-il avec un sourire en se
retournant vers Clara. Tu veux voir ?
Clara hocha la tête et se leva en prenant
son verre de vin.
— Attends, je vais monter en premier
et tu vas me passer tout ça, proposa-t-il.
Il fit le tour du salon et prit autant de
plaids et de couvertures que possible
avant d’escalader l’échelle. Arrivé sur le
toit-terrasse, il sentit l’air froid lui mordre
le visage et commença à disposer les
couvertures par terre tandis que Clara
apparaissait par l’ouverture en lui tendant
la bouteille de vin. Elle se hissa à son tour
sur le toit, sortit des bougies chauffe-plats
des poches de son gilet et commença à les
allumer.
— On dirait un petit boy-scout ! dit-il
en riant.
Ils s’assirent côte à côte, enveloppés de
leurs couvertures, et regardèrent le ciel
étoilé. À part un léger nuage, le bleu
profond de l’immensité céleste était
constellé d’étoiles. Le silence régnait sur
la Grand-Rue, quelques fenêtres étaient
éclairées de l’intérieur et deux ou trois
cheminées fumaient, répandant une douce
odeur de feu de bois dans l’atmosphère.
Autour d’eux, les flammes des bougies
vacillaient, petites présences
réconfortantes.
— Que c’est bon…, murmura Clara.
Joe éprouvait la même chose. Il avait
du mal à se rappeler ce qu’il faisait
normalement à cette heure-ci et ne se
souciait même pas d’avoir laissé son
portable dans le salon ! Pour être franc, à
cet instant précis, s’il devait ne jamais
revoir son portable, eh bien… tant pis !
Il but directement au goulot de la
bouteille.
— J’ai l’impression d’avoir de nouveau
quatorze ans, dit-il. Je venais souvent ici
avec mes copains, pour boire et fumer.
On pensait que c’était hyper discret et
subtil, jusqu’à ce que maman nous laisse
des cendriers et que l’on comprenne
qu’elle le savait depuis le début.
Clara éclata de rire.
— Ta mère est formidable.
— C’est vrai, murmura-t-il en
l’imaginant quelque part en Europe.
Pour la première fois depuis qu’elle
était partie, il ressentit une forte envie de
la voir, de la serrer dans ses bras, de lui
souhaiter de profiter à fond de son
voyage. Pourquoi n’avait-il pas fait tout
cela avant ? Pourquoi fallait-il toujours
qu’il retienne ses sentiments ?
— Ma mère était formidable aussi,
reprit Clara d’une voix un peu rauque.
J’aurais dû le lui dire davantage…
Elle pinça les lèvres et leva les yeux
vers le ciel étoilé.
Joe ne sut trop quoi répondre à cela, se
demandant ce qu’il éprouverait, à sa
place.
— Elle devait le savoir, dit-il alors en
posant une main sur celle de Clara.
Elle fixa sa main pendant quelques
instants, et il sentit le temps se figer
autour d’eux, l’électricité monter le long
de son bras et la chaleur se dégager du
corps de Clara, à quelques centimètres du
sien… Quand il se tourna vers elle pour
parler, elle le regardait avec une
expression qui l’encouragea à prendre son
visage dans ses mains pour l’attirer
lentement vers lui.
Tout s’effaça autour d’eux tandis qu’ils
s’embrassaient. Il n’y avait plus d’air
froid, aucun bruit en provenance de la
rue, pas le moindre souffle de vent. Rien
que Clara et lui, leurs lèvres soudées,
leurs souffles mêlés.
— Mes chériiiis ! lança soudain une
voix forte et familière.
Joe interrompit le baiser.
— Coucooooouuuu !
Il s’écarta de Clara. Non, il avait rêvé.
Ils avaient parlé de sa mère, et son esprit
venait de la faire apparaître. Ce n’était
vraiment pas le moment. Il supplia sa
mère de sortir de son esprit. Les lèvres de
Clara, dont le gloss rose pâle était
désormais effacé, étaient encore tout près
des siennes. Elle paraissait aussi
déconcertée que lui et recula pour
regarder en direction de la trappe qui
s’ouvrait sur le toit.
Le visage de Louisa apparut en haut de
l’échelle.
— Surprise ! chantonna-t-elle en
déboulant sur le toit. Oh…
Elle vit les couvertures, les bougies, le
vin.
— J’arrive peut-être au mauvais
moment ?
CHAPITRE 30

Clara crut mourir de honte : se faire


ainsi surprendre à bécoter le fils de sa
logeuse sur le toit de leur maison ! Elle
jeta un œil par-dessus le bord, histoire de
voir si elle pouvait s’enfuir par là. C’était
un peu haut mais, à tout prendre, une
jambe cassée vaudrait peut-être mieux
que d’affronter un moment aussi
embarrassant ?
Joe s’était écarté comme si elle avait de
l’arsenic sur les lèvres, et il se passait
maintenant la main dans les cheveux
tandis qu’ils regardaient Louisa avancer
sur le toit, les bras grands ouverts, les
yeux levés vers le ciel.
— Comme c’est beau ! Vraiment
magique ! s’exclama cette dernière.
Joe ouvrit la bouche sans qu’aucun son
n’en sorte. Lui aussi devait se sentir gêné
par l’arrivée de sa mère, songea Clara.
Surtout dans un tel moment.
— Toujours une bonne idée en stock,
cette Clara, dit Louisa.
— C’était celle de Joe, murmura Clara.
Louisa ne parut pas entendre et les
poussa vers les couvertures entourées de
bougies, tout à fait à l’aise.
— C’est génial, viens par là, ma belle.
Et toi aussi, mon chéri.
Elle fit signe à Joe, qui était toujours
bouche bée.
— Clara, tu as fait un boulot
incroyable… J’ai l’impression d’avoir un
de ces appartements que l’on voit dans les
brochures montrant des chalets. Le chic à
la suédoise !
— Clara est danoise, rectifia Joe en
s’asseyant de l’autre côté de sa mère.
Clara n’osait même pas le regarder.
— Oui, je le savais. Bref ! Tous ces
jolis tapis et couvertures que tu as
trouvés, c’est génial, et j’adore les
bougies dans les vases ! Je me suis sentie
tellement bien en rentrant, comme si je
me glissais dans un bain chaud. Le vol du
retour était une horreur, et on peut dire
que ça caille sacrément ici, mais ça m’a
fait tout oublier d’un coup. Je n’avais
plus qu’une envie : me pelotonner sur le
canapé pour piquer un petit somme. Tu es
une sacrée nana, toi. Alors… dis-moi
tout. Il paraît que tu as fait des miracles,
avec le magasin…
Louisa parlait sans discontinuer et
Clara avait du mal à se concentrer sur les
réponses à donner. Elle évoqua
vaguement les vitrines, l’atelier, mais,
tout en parlant, elle ne pensait qu’à Joe,
qui restait totalement muet et figé.
Incapable de répondre à d’autres
questions, elle se leva brusquement. Elle
constata avec soulagement qu’il faisait
trop sombre pour qu’elle puisse discerner
l’expression de Joe.
— Je vais aller faire mes valises,
Louisa. J’occupe votre chambre, alors je
vais aller dormir au pub…
Louisa s’apprêtait à protester, mais elle
se laissa distraire presque aussitôt.
— Oh, regarde, Joe ! La Grande Ourse
est très brillante, ce soir. Tu te rappelles
les fois où je te montrais la Ceinture
d’Orion quand tu étais petit et qu’on
venait ici ? Je suis tellement contente de
te voir ici, et tu as l’air en pleine forme.
Oh, j’adore ce pull ! Ce cachemire me
donne envie de m’agripper à toi et de ne
plus jamais te lâcher. Ce que je ne ferai
pas évidemment, je sais que tu
n’apprécierais pas…
Joe demeurait presque muet, se
contentant de réponses monosyllabiques.
Clara empoigna le haut de l’échelle et
commença à descendre.
— Attends ! lança Joe. Maman, on
peut… Clara, attends !
Clara ne lui laissa pas le temps de
l’arrêter. Elle fonça dans sa chambre,
rassembla ses affaires, défit le lit et sortit
son sac à dos du placard.
— Ce n’est pas un problème,
sincèrement, dit-elle en les entendant
arriver dans le salon. Vous avez plein de
choses à vous raconter, et je suis contente
d’aller au pub. Gavin me dit tout le temps
que j’y suis la bienvenue quand je veux…
— Ah, Gavin, murmura Louisa après
avoir failli rater la dernière marche de
l’échelle. Quel homme formidable, celui-
là. Tu lui feras un énorme bisou de ma
part et tu lui diras que je passerai demain,
d’accord ? J’ai tellement hâte de le revoir.
Clara acquiesça et tira le cordon
fermant son sac à dos avant de traverser
la cuisine en enfilant son manteau.
Joe était figé près de l’échelle et la
regardait partir sans un mot.
— Bon, eh bien, je serai au pub ! lança-
t-elle d’une voix aussi chantante que
possible.
C’est ce moment que choisit Lady
KaKa pour envoyer un pot-pourri de son
répertoire :
— HASTA LA VISTA BABY,
ABOULE LE FRIC, HAKUNA
MATATA, FILS DE PUTE.
Ignorant le perroquet, Louisa entraîna
Joe vers le canapé tout en le mitraillant de
questions.
Clara resta un instant dans
l’entrebâillement de la porte et croisa le
regard de Joe avant de se retourner et de
descendre l’escalier. Le cœur gros, elle
entendit leurs voix s’éloigner et ferma
derrière elle la porte donnant sur la
Grand-Rue.
En arrivant au pub, elle se sentait
malheureuse et fatiguée. Elle contempla
la façade désormais familière et repensa à
sa première soirée ici. Comme tout avait
changé, depuis… Les lourds rideaux de
velours accrochés aux fenêtres, les
branches de houx avec les rubans sur la
verdure, la chaleur vivante du feu dans la
cheminée qui la frappa dès l’instant où
elle poussa la porte.
Elle avait l’impression de revivre le
soir, il y a des semaines, où elle avait
débarqué avec son gros sac à dos…
La calvitie de Clive brillait à la même
table, sur sa gauche, toujours penché sur
une pinte. Même Roz était perchée sur le
même tabouret au bar, avec ses ongles
sombres tapotant son verre et ses lèvres
tachées par le vin alors qu’elle se
retournait pour regarder qui venait
d’entrer.
Clara approcha du bar, soulagée de voir
Gavin l’accueillir avec un sourire.
— Je peux dormir ici ? demanda-t-elle.
Les yeux de Gavin s’écarquillèrent.
— Ici ? Mais… et l’appartement,
alors ? Vous vous êtes brouillés, avec
Joe ?
— Non, je…
Elle ne pouvait pas tout expliquer. Et
par où commencer, de toute façon ? Elle
se sentit soudain immensément triste que
sa soirée se termine ici, que son aventure
prenne fin à l’endroit même où elle avait
commencé. Ses épaules s’affaissèrent.
— Alors, je peux avoir la chambre ?
Gavin fit la grimace et roula des yeux
paniqués.
— Je suis désolé, elle est déjà prise.
Clara le fixa un instant, désespérée. Il
ne manquait plus que ça…
— Et il n’y en a pas une autre ?
Gavin regarda à droite et à gauche
avant de marmonner, sans oser croiser
son regard :
— Non, désolé.
Elle repensa à la porte close à l’étage,
refusant de croire Gavin, et sentit la
colère la gagner. Après tout ce qu’elle
avait fait pour lui ! Pour le pub !
Pivotant sur ses talons et ignorant les
appels de Gavin comme les questions de
Roz sur Joe, le magasin, l’appartement,
elle sortit du pub en trombe.
Arrivée à proximité de la boutique, elle
s’efforça de ne pas laisser son regard
traîner vers les fenêtres allumées à
l’étage. Joe devait être là, à discuter
tranquillement avec sa mère sur le
canapé, et demain, Louisa ouvrirait le
magasin sans elle. Elle sentit les larmes
lui monter à nouveau aux yeux et s’en
voulut de ne pas avoir imaginé que les
choses pouvaient très bien se terminer
ainsi. Ce n’était pas chez elle, elle n’avait
été que de passage. Louisa étant revenue,
elle n’avait plus qu’à s’en aller.
Quelques minutes plus tard, elle était
devant chez Lauren. Les fenêtres de
l’étage étaient plongées dans l’obscurité,
mais un peu de fumée sortait de la
cheminée et une lueur filtrait à travers les
rideaux tirés du salon. Elle frappa à la
porte d’une main hésitante, se préparant à
s’expliquer, en espérant que ce ne soit pas
Patrick qui lui ouvre – elle le connaissait
à peine, et une fondue ne valait pas une
nuit d’hébergement. Pas de réponse. Elle
frappa encore, tout doucement.
— Oui ? fit la voix étonnée de Lauren
de l’autre côté de la porte.
— C’est moi, murmura Clara.
— Qui ça ?
— Clara, dit-elle un peu plus fort.
Elle entendit un verrou s’ouvrir, et un
œil apparut dans l’entrebâillement.
— Clara ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Lauren tenait un flacon de vernis à
ongles ; une de ses mains était faite et
l’autre non.
— Est-ce que je peux dormir ici ?
demanda Clara.
— Bien sûr, bien sûr. Mais qu’est-ce
qui s’est passé ? Ça va ? Allez, entre.
Lauren la fit entrer dans le couloir et vit
l’énorme sac à dos sans émettre de
commentaire.
— Patrick est sorti, j’étais en train de
regarder un film. Notre chien vient de
mourir. Du coup, j’ai l’impression qu’on
doit être d’une humeur compatible, toutes
les deux.
Elle s’empressa d’aller chercher un
verre à la cuisine, de retaper les coussins
et de ranger les magazines éparpillés pour
que Clara puisse s’installer avec elle sur
le canapé. Puis elle lui servit un verre de
vin sans rien lui demander. Clara s’assit
et laissa sa tête retomber sur les coussins.
Lauren finit de se vernir les ongles,
laissant Clara siroter son vin. Lorsqu’elle
reposa son verre, Lauren la regarda avec
une expression inquiète.
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
Rien de grave ?
— Non, rien de vraiment grave. C’est
juste…, commença-t-elle.
Elle s’interrompit. Devait-elle parler à
Lauren du baiser échangé avec Joe ? De
la façon dont elle pensait que les choses
avaient évolué entre eux ? La dernière
fois qu’elle était venue chez Lauren, elle
n’avait fait que le maudire. Tout cela
semblait déjà si loin…
— Quoi donc ? l’encouragea Lauren en
remplissant son propre verre.
Clara prit une grande inspiration.
— Louisa est rentrée ce soir.
Lauren parut surprise.
— Mais… ce n’est pas très grave, ça.
Si ?
— Alors je lui ai rendu son
appartement.
— Ah, d’accord. Elle ne t’a pas mise à
la porte, quand même ? Non, ce n’est pas
son genre. Est-ce qu’elle a vu le dernier
article que Sam a écrit ? Ce serait de la
jalousie, tu crois ?
Clara fronça les sourcils.
— Quel article ?
— Oh, rien de méchant, au contraire,
c’est juste très, très élogieux. Il t’a
qualifiée de « perle du Danemark »,
précisa-t-elle en arquant un sourcil.
— Sam ?
Clara avait du mal à se concentrer, tant
son cerveau ne cessait de ressasser les
événements de la soirée. Que venait faire
Sam dans tout cela ?
— En fait, j’avais un peu peur que tu ne
tombes sous le charme de Monsieur le
Poulpe, reprit Lauren. On est toutes
passées par-là.
— Monsieur le Poulpe ?
Décidément, elle n’y comprenait plus
rien !
— Oui. On l’appelle comme ça à cause
du nombre effrayant de mains qu’il
semble avoir, et qui cherchent toutes à te
toucher le…
— Ah, OK, je comprends…, murmura
Clara.
— Tu ne pourras pas dire que je ne t’ai
pas prévenue. Quand je pense à sa
femme, la pauvre…, dit-elle avec un air
navré.
— Parce qu’il est marié ?
Elle repensa à leurs conversations et au
fait qu’elle l’avait toujours vu seul ou
avec sa fille.
— Oh, oui, très marié. Elle se déplace
beaucoup et bosse à plein temps. Il ne t’a
pas parlé d’elle ?
— Non, je l’ignorais totalement.
— Typique du Poulpe ! Il ne t’aurait
pas proposé de faire des photos de toi, par
hasard ? Il ne t’a pas dit que tu avais une
peau ma-gni-fi-que ? Ce qui est vrai,
d’ailleurs.
Clara approuva d’un lent hochement de
tête, troublée par les révélations de
Lauren.
— Oui, il m’a dit que je ferais un bon
modèle pour des photos.
Lauren grimaça.
— Zut, je suis désolée, ma belle.
J’aurais dû te mettre en garde. Il a essayé
avec la moitié des mères du village. Il a
dit à ma copine Cressida qu’elle avait une
peau comme une huître fraîchement
ouverte, ce qui n’a aucun sens, d’ailleurs,
et Cressida a failli planter son mari pour
lui. Alors surtout, fais attention à ce qu’il
te raconte. J’ai cru, en te voyant, qu’il
s’était passé quelque chose avec lui.
— Non, ça n’a rien à voir avec Sam,
répondit Clara en buvant une autre gorgée
de vin. C’est juste que… enfin, puisque
Louisa est rentrée, il fallait que je m’en
aille.
Elle ne se sentait pas prête à parler de
Joe.
— OK, murmura Lauren en l’observant
avec attention.
Elle parut se douter qu’il y avait autre
chose mais n’insista pas.
— Elle avait plein de choses à raconter
à Joe.
— Bien sûr, dit Lauren en s’appliquant
une deuxième couche de vernis.
— Du coup, elle va reprendre le
magasin et je…
Elle s’interrompit. L’amertume et la
déception l’envahirent à nouveau en
prononçant les mots :
— Je vais devoir repartir.
Lauren releva les yeux et pencha la tête
sur le côté.
— C’est vraiment ce que tu veux ?
demanda-t-elle très sérieusement.
Clara réfléchit quelques instants avant
de hocher lentement la tête.
— J’ai passé suffisamment de temps
ici. L’idée n’était pas de rester trop
longtemps, où que ce soit, d’ailleurs.
— Et pourquoi donc ? s’enquit Lauren.
Les larmes montèrent de nouveau aux
yeux de Clara, et elle fut incapable de
répondre.
— Pourquoi passes-tu tout le temps
d’un endroit à un autre, Clara ?
Lauren ne la quittait pas un seul instant
des yeux, et Clara eut l’impression que la
pièce entière retenait son souffle en
attendant sa réponse.
— Je cherche toujours un endroit où je
me sentirais chez moi, murmura-t-elle en
sentant ses larmes déborder et rouler sur
ses joues.
— Comme au Danemark ?
Lauren fronça le nez en posant cette
question et Clara eut un petit rire
hoquetant tout en s’essuyant le visage
avec sa manche.
— Un endroit où je serais aimée,
répondit-elle.
La simplicité de ce souhait la frappa
soudain, tout comme la difficulté de
l’accomplir.
— J’adore le Danemark, mais mon père
y a sa propre famille désormais, expliqua-
t-elle. L’année dernière encore, j’avais
ma mère, mais elle est morte, et ce n’est
plus pareil.
Lauren la regarda avec gravité.
— Je ne savais pas, Clara. Je suis
désolée.
— Elle a été malade pendant un
moment. Et moi, je ne faisais que
travailler. Alors j’ai raté… j’ai raté…
Elle ne put terminer sa phrase et
s’effondra sous le poids des mots. Les
larmes arrivaient par paquets entiers
maintenant, et elle repensait à la dernière
fois qu’elle avait vu sa mère, à cette visite
abrégée afin qu’elle puisse être revenue à
Londres pour une réunion chez un client.
Elle ne se rappelait même pas si elle
l’avait embrassée pour lui dire au revoir.
Sa mère ne lui demandait jamais rien, elle
était fière de sa fille très active et montrait
des photos d’elle à ses amis, leur vantant
les distinctions que Clara avait obtenues.
Puis ce fut le déclin, très rapide, et Clara
assise sur un siège en plastique à
l’aéroport de Londres, attendant le
premier vol pour le Danemark en
regardant l’aurore poindre à l’horizon,
consciente que chaque seconde comptait.
L’arrivée à la maison, l’accueil par Freja,
l’amie de sa mère, le visage plein de
larmes, et sa mère prostrée dans son lit, à
l’étage. Trop tard pour se dire au revoir.
Lauren s’était rapprochée de Clara sur
le canapé et elle attira sa tête contre son
épaule.
— Oh, ma pauvre Clara. Mais elle le
savait, n’est-ce pas, elle savait que tu
l’aimais ?
Clara acquiesça, incapable de parler, les
larmes lui coulant jusque dans le cou. Joe
avait dit la même chose. Tous deux
avaient raison, bien sûr, mais…
— Oui, elle le savait, approuva-t-elle
faiblement.
Une petite lumière se ralluma en elle, et
elle se sentit heureuse d’être ici.
Elles restèrent un moment dans le
salon, sans parler.
En se levant pour aller se coucher,
Clara sentit quelque chose se redresser en
elle, comme une fleur se redresse sous la
rosée du matin. Elle ne s’était pas rendu
compte qu’elle avait besoin de parler de
ce qui lui était arrivé.
Elle suivit Lauren dans l’escalier et
sourit en voyant la chambre où elle allait
dormir : un matelas de camping que
Lauren déroula sur un tapis de jeu couvert
de grandes lettres de l’alphabet, et une
couette Peppa Pig qui la couvrirait à
peine.
— Ce n’est pas le grand luxe, mais
j’espère que ça ira, dit Lauren en posant
une main sur son bras. Et tu peux rester
aussi longtemps que tu voudras.
— Merci beaucoup, répondit Clara
malgré la boule dans sa gorge. Tu es une
vraie amie.
— Arrête donc, espèce de tøs, répliqua
Lauren en souriant avec un petit coup de
coude amical.
Elle s’arrêta à la porte Et ajouta :
— Tu verras, tu le retrouveras.
Clara acquiesça d’un hochement de
tête, sachant ce que son amie avait voulu
dire.
CHAPITRE 31

Perchée sur un tabouret du pub, Clara


en était à sa deuxième bière alors qu’il
n’était même pas midi. Dehors, les
trottoirs étaient recouverts d’une fine
couche de neige, et elle ne pouvait
s’empêcher de penser à son pays. Que
fichait-elle ici, dans le Suffolk ? Ce
n’était pas son monde. Et pourtant, ces
dernières semaines avaient allumé
quelque chose en elle, et elle avait eu le
sentiment de retrouver une place quelque
part, que le village avait besoin d’elle.
Comme elle avait eu besoin de lui. Elle
songea à ses animations de vitrine, aux
enfants qu’elle ne verrait plus, aux rires
dans l’atelier quand ils peignaient et
créaient, au bruit et au désordre, à leurs
visages ravis quand ils montraient à leurs
parents ce qu’ils avaient fait, aux petits
attroupements sur le trottoir quand son
compte à rebours arrivait au jour J.
Gavin essuyait le même verre depuis
une éternité sans la quitter des yeux plus
de dix secondes d’affilée. Il avait frappé
chez Lauren au petit matin et s’était
répandu en excuses avant d’entraîner
Clara jusqu’au pub, où, depuis, il lui
offrait verre sur verre pour se faire
pardonner de l’avoir laissée dehors la
veille au soir.
— J’étais super inquiet. Je n’aurais
jamais dû te laisser partir comme ça. Je
t’ai cherchée partout. À l’abri de bus,
dans la remise du jardin. Joe et Louisa
m’ont rejoint et on a même cherché dans
les bois. Louisa a été formidable…
Il s’interrompit, des étoiles dans les
yeux. Clara en oublia momentanément de
poser des questions sur Joe.
— Louisa et toi, vous êtes…
Gavin hocha gravement la tête.
— Je crois qu’on est ensemble, oui,
répondit-il comme s’il lui avouait un
secret d’État. On n’a pas dormi de la nuit.
Clara haussa un sourcil.
— On a discuté ! précisa-t-il d’un air
offusqué.
Clara ne put retenir un petit rire
attendri.
— Au fait, regarde, ajouta-t-il en lui
montrant l’une des fenêtres.
Il avait fait tapisser la banquette sous la
fenêtre, et l’avait garnie de coussins, des
étagères avaient été fixées au mur et
remplies de livres et de boîtes de jeux ;
l’ensemble formait un parfait petit coin de
lecture bien confortable.
— C’est très joli, reconnut Clara
presque à contrecœur.
Elle s’approcha du recoin et passa un
doigt sur la tranche des livres. Lire et
boire de la bière serait peut-être ce qu’elle
avait de mieux à faire, pour l’instant,
songea-t-elle en s’installant.
Quelques instants plus tard, Louisa
poussa la porte et Clara entendit un
glapissement de surprise suivi d’un bruit
de verre brisé – celui que Gavin venait de
laisser tomber.
— Gavin ! s’exclama Louisa en
traversant la salle à grands pas.
Elle portait un manteau rouge vif sur
lequel s’accrochaient quelques flocons de
neige.
— Du cidre chaud ? Quelle bonne
idée ! Sers-m’en un, s’il te plaît, dit-elle.
— C’est une idée de Clara, tu peux la
féliciter toi-même, répondit Gavin en
désignant le coin lecture d’un mouvement
de tête.
— Clara ?
Louisa fit volte-face vers l’endroit où
Clara était assise.
— Tu l’as retrouvée ! Bravo, Gavin !
Tu es génial !
Le rouge monta aux joues de Gavin et
il lui servit son verre de cidre.
Et il rougit de plus belle quand Louisa
fit le tour du bar pour aller l’embrasser
sur la bouche.
— Oh, Clara, dit Louisa en repassant
dans la salle. Je suis vraiment, vraiment
désolée d’avoir été aussi impolie avec toi
hier soir en débarquant comme ça. Je
n’aurais pas dû te laisser partir, mais
j’étais tellement contente de voir Joe, tu
comprends ? Je ne le vois jamais, et il
avait l’air si bien, pour une fois… Je n’ai
pas pu résister. C’est après, quand Gavin
est venu nous dire qu’il n’avait pas pu
t’héberger, que je me suis rendu compte
que tu étais vraiment partie. Pouf !
Évaporée ! Du coup, on t’a cherchée
partout. Joe était dans tous ses états…
Oh, Gavin, regarde-moi ça, tu as du rouge
à lèvres partout, chéri, dit-elle en riant
comme il les rejoignait. Bref, comme je
disais, je suis vraiment ravie de te
retrouver ici.
Elle but une gorgée de son cidre chaud
avant de reprendre :
— Je crois que Lady KaKa est en deuil,
elle aussi. Elle a été d’une humeur bizarre
toute la matinée. D’habitude, je lui mets
Top Gun et elle se requinque aussi sec,
mais même Maverick n’a pas réussi à
remettre cette vieille chouette de bon poil.
Et elle perd ses plumes, aussi. C’est trop
triste, il faut que tu viennes la voir.
— Mais ça ne fait même pas douze
heures, lui fit remarquer Clara en sentant
un sourire poindre au coin de ses lèvres.
— C’est un oiseau très sensible, affirma
Louisa.
Gavin s’était approché des étagères et
en sortait des boîtes de jeux pour les
mettre à disposition des clients de l’après-
midi.
— Au fait, vous êtes au courant ?
demanda-t-il. Bertie va rouvrir son
restaurant. C’est une super nouvelle pour
le village, non ?
Louisa battit des deux mains.
— Super ! J’ai toujours adoré son petit
chariot de desserts, murmura-t-elle avec
une expression rêveuse. Il n’a jamais
voulu me dire comment il réussissait à
faire des meringues aussi légères, le
bougre. Les miennes restent plates
comme des crêpes, et tout élastiques.
Clara sentit la joie l’envahir à cette
bonne nouvelle, puis s’éteindre aussitôt
en pensant qu’elle ne serait pas là pour
voir le restaurant rouvrir. Elle ne pouvait
pas rester ici, maintenant qu’elle n’avait
plus rien à y faire. Elle pensa brièvement
à Joe, se demandant avec une lueur
d’espoir s’il était encore à l’appartement.
— Alors, tu vas nous quitter ? demanda
Louisa comme si elle lisait dans ses
pensées. Si c’est le cas, il faudra que l’on
organise une fête pour ton départ. Une
grande fête. N’est-ce pas, Gavin ?
Gavin hocha la tête sans répondre puis
releva les yeux vers elles.
— Au fait, je… je voudrais vous
montrer quelque chose, dit-il en
toussotant. Enfin, si vous…
Il se tut et les regarda d’un air inquiet,
comme s’il attendait le verdict du
tribunal.
Clara regarda Louisa et fronça les
sourcils. Gavin avait l’air affreusement
mal à l’aise, comme s’il était sur le point
de leur révéler un terrible secret. Tout
aussi intriguée, Louisa lança en riant :
— En voilà des mystères !
Gavin tripota nerveusement le revers de
son pull.
— C’est, euh… c’est à l’étage.
— Qu’est-ce qui est à l’étage ?
demanda Louisa, semblant avoir du mal à
suivre.
— La…, bredouilla Gavin. Oh, et puis
venez plutôt, il faut que je vous montre.
Clara avait sa petite idée : Gavin allait
enfin leur montrer ce qu’il y avait dans la
pièce qu’il gardait fermée, à l’étage. Il
devait forcément s’agir de cela. Elle
n’avait jamais osé lui poser la question
tant ce sujet paraissait le rendre nerveux.
Elle avait imaginé une épouse folle
retenue prisonnière en chemise de nuit
déchirée, une pièce remplie de squelettes,
un donjon du sexe secret. Même si
aucune de ces éventualités ne
correspondait à l’idée qu’elle se faisait du
gentil Gavin. Oubliant tous ses autres
soucis, c’est d’un pas vif qu’elle lui
emboîta le pas dans l’escalier.
— Je m’inquiète un peu, Gavin, lança
Louisa derrière Clara. Tu ne vas pas nous
demander de commencer à t’appeler Gail,
au moins ?
Gavin s’arrêta devant la fameuse porte
sans dire un mot. Il la déverrouilla,
souleva le loquet, inspira à fond et recula
d’un pas, leur signifiant d’un geste
qu’elles pouvaient entrer.
Clara hésita, doutant soudain de vouloir
savoir. Chacun avait droit à son jardin
secret, après tout, et ce pauvre Gavin
avait l’air tellement stressé, à tirer sur le
bas de son pull sans oser croiser leur
regard.
— Allez-y, entrez, grogna-t-il. J’aurais
dû le faire il y a longtemps déjà. Quand je
pense que je t’ai mise à la porte hier soir,
Clara… C’est impardonnable.
Clara poussa la porte d’une main
hésitante et entra. Louisa était si près
d’elle qu’elle sentait son souffle sur sa
nuque.
— Ça alors ! s’exclama Louisa.
Clara hocha la tête sans un mot. Il y
aurait pourtant eu beaucoup de choses à
dire, mais la seule chose qui lui vint fut
un rire de soulagement.
La chambre était pleine d’ours en
peluche de toutes les tailles et de toutes
les formes ! Des nounours habillés, des
nounours borgnes, des nounours noirs,
gris, bruns, blancs, et même de couleur !
Dans les étagères, sur le lit, dans le
fauteuil du coin, sur la moquette. Des
ours en peluche, partout ! Gavin devait en
faire collection depuis des années.
Ce dernier entra derrière elles, un peu
blême.
— Surprise ! dit-il d’un air si fragile
qu’on l’aurait cru sur le point de
s’évanouir.
Louisa le regarda longuement puis
tendit les bras vers lui avec un immense
sourire.
— Espèce de gros nounours au cœur
tendre, va, murmura-t-elle en se jetant
dans ses bras.

Ils en riaient encore, une demi-heure
plus tard, quand Louisa consulta sa
montre et se leva brusquement, renversant
du cidre chaud sur son pull.
— Bon sang, je suis en retard !
s’exclama-t-elle en se retenant au dossier
de la chaise de Clara. Waouh, c’est
traître, ce truc.
Elle scruta son verre comme s’il
contenait des diamants.
— Où vas-tu ? demanda Clara tout en
donnant un coup de coude à Gavin. À toi
de jouer.
Gavin se concentra à nouveau sur ses
lettres.
Cette partie de Scrabble était vraiment
interminable !
— Je vais voir Roz, répondit Louisa en
soupirant. Quelle sorcière, celle-là.
— Louisa, la gronda gentiment Gavin
en relevant les yeux du jeu. Elle te fait
une belle offre, quand même.
— Je sais, je sais.
Clara se figea, oubliant son prochain
mot à poser sur le plateau. Avant même
qu’elle puisse demander de quelle nature
était l’offre de Roz, Louisa continua :
— Et Joe a dit qu’il s’occuperait de tout
pour moi, avec l’agent immobilier.
— Joe, répéta Clara.
Elle rougit. Le mot était sorti de sa
bouche avec force. Elle toussa, tentant de
dissimuler son intérêt soudain.
— Où est-il, au fait ? ajouta-t-elle d’un
ton léger.
— Joe ? fit Louisa en enfilant
maladroitement son manteau. Oh, il est
revenu à l’appartement. Je crois qu’il n’a
même pas dormi. Quand on est rentrés,
hier, après t’avoir cherchée partout, il a
reçu un coup de fil d’un collègue et a
disparu dans sa chambre avec son
téléphone et son ordinateur. Joe tout
craché, quoi. Il a déjà dû repartir pour
Londres. Ce garçon ne tient pas en place,
qu’est-ce que tu veux ! C’était super de le
voir hier soir, mais j’imagine qu’il va vite
reprendre son rythme de forçat. Il faut
que je lui envoie un texto pour lui dire
que l’on t’a retrouvée, d’ailleurs.
— À Londres, murmura Clara, soudain
paniquée par cette idée.
Elle se leva brusquement. Elle ne
voulait pas le laisser repartir là-bas sans
l’avoir revu. Savait-il au moins qu’elle
était encore ici ? Elle se maudit d’être
restée au pub aussi longtemps.
— Tout va bien, Clara ? lui demanda
Gavin tandis qu’elle enfilait son manteau.
— Il faut que j’y aille…, marmonna-t-
elle en le boutonnant n’importe comment.
Je dois voir… Je me suis rappelée de…
d’un truc.
— Mais, et tes lettres ! s’écria Louisa.
Je sais que tu as le X.
— Prends-le ! lança Clara en courant
vers la porte.
— Aaah, excellent, se réjouit Louisa en
se rasseyant devant le plateau de jeu,
oubliant sa visite à Roz.
Clara courut dans la Grand-Rue et son
cœur s’accéléra encore quand elle vit la
façade bordeaux du magasin. Après
quelques cafouillages de clés, elle monta
l’escalier quatre à quatre avant de
s’arrêter pour reprendre son souffle et
remettre ses cheveux en place. Voilà, elle
était prête. Elle inséra la clé dans la
serrure et entra.
— Joe ! appela-t-elle, ne voulant pas le
surprendre au milieu d’un bain à l’argile
ou d’une visioconférence. Joe ? dit-elle
une deuxième fois, tout en éprouvant déjà
le poids du silence autour d’elle.
Un bruissement de plumes lui signala la
présence du seul occupant de la pièce :
Lady KaKa, qui l’observait du haut de
son perchoir.
— HOUSTON, ON A UN
PROBLÈME, lança-t-elle.
L’appartement était vide, la vaisselle
faite, les verres mis à sécher tête en bas
sur un torchon. Sur un des plans de travail
parfaitement nettoyés, Clara vit un mot :
Maman, je suis parti pour Londres. Je
t’appelle plus tard. Bisous, Joe.
Elle se laissa tomber lourdement sur
une chaise, prit le papier et lut et relut le
message. Il était déjà reparti pour
Londres, sans même prendre le temps de
dire au revoir à sa mère. Ni à elle, ajouta
une petite voix dans sa tête. Elle sentit
son corps entier se relâcher, et toutes les
choses qu’elle avait envie de dire à Joe
s’échappèrent, la quittant en même temps
que la joie qu’elle avait éprouvée pendant
le trajet jusqu’ici. Il était parti, retourné à
la City, retourné à son travail. Peut-être
s’était-elle trompée en croyant qu’il avait
changé. Peut-être était-il toujours
semblable à lui-même.
Soudain, quelque chose retint son
regard sur la table : un journal, ouvert sur
un immense portrait d’elle souriant
derrière son comptoir, entourée d’enfants.
Elle le fixa, le cœur gonflé, et traça du
doigt le contour de son visage. Elle
paraissait incroyablement heureuse,
souriante, satisfaite. Il est vrai qu’elle
avait adoré le temps passé dans ce
magasin… Voir les expressions des
enfants quand elle changeait sa vitrine,
discuter avec les parents. Et maintenant…
tout cela était désormais terminé. Plus
rien ne la retenait ici.
C’est alors qu’elle remarqua le titre de
l’article : « SAUVONS NOTRE
MAGASIN ! »
Son embarras alla croissant en lisant
l’article de Sam. C’était un véritable
appel aux armes pour empêcher la vente
du magasin, avec de nombreux
témoignages de villageois déplorant la
fermeture d’un commerce de plus dans la
Grand-Rue et le recours aux commandes
sur Internet, expliquant les dégâts que
cela causait aux petites communes. C’est
lamentable, qu’un snobinard de
Londonien puisse venir ici et décider de
vendre alors que l’endroit est devenu le
cœur du village, avait déclaré un
villageois anonyme. « Ce n’est pas ma
boutique », explique Clara Kristensen,
désemparée, devant la vitrine du magasin
condamné. Cette jeune Danoise, qui a
redonné vie au magasin de jouets en y
créant un endroit magique pour les
enfants du village, semble très affectée à
l’idée qu’il ferme bientôt définitivement
ses portes.
— Oh, non…, murmura Clara en
portant la main à sa bouche en finissant
de lire l’article.
Il était accablant. Elle imagina Joe en
train de le lire, de voir sa photo… Que
devait-il penser d’elle ?
Elle se leva lentement, refusant de
croire qu’il s’en était allé pour de bon et
qu’elle ne pourrait pas arranger cela. Elle
se rendit dans la chambre de Joe et vit
que son gros sac en cuir n’était plus là. Il
était bel et bien parti. Elle l’avait manqué,
et elle ignorait quand, ou même s’il allait
revenir… Elle s’appuya contre le
chambranle de la porte, le regard perdu
dans le vague, ne sachant plus que faire.
Son seul désir aurait été de pouvoir
remonter un peu le temps.
CHAPITRE 32

Tout était revenu à la normale. Joe


descendit de la voiture et donna un
pourboire au chauffeur – l’homme parut
surpris mais heureux. Il se dirigea ensuite
vers les portes de l’immeuble, faisant
s’envoler une nuée de pigeons à son
passage. Il tourna machinalement la tête
vers les vitres teintées où rebondissaient
les rayons du soleil, sans pouvoir
discerner sa silhouette des autres parmi
l’armée de costumes sombres qui s’y
reflétaient. Derrière lui, quelqu’un jurait
dans son téléphone portable, un cycliste
aux chaussettes remontées sur le pantalon
fit une embardée près de lui. Joe s’efforça
de rassembler l’énergie nécessaire pour
effectuer les derniers pas jusqu’au
bâtiment.
Il repensa à la soirée de la veille, à la
scène sur le toit, qui semblait maintenant
s’être passée dans une autre vie. Au
visage de Clara à la lueur des bougies, à
sa main sur la couverture. Il avait
longuement contemplé ses doigts, le
temps d’avoir le courage de se pencher
pour l’embrasser. Puis sa mère avait
débarqué, et il avait conscience de s’être
figé, sachant déjà que tout allait de
nouveau changer. Il se rappelait le visage
de Clara lorsqu’elle avait traversé la
cuisine avec son sac à dos, et comme il
n’avait pas bougé, pas dit un mot tandis
qu’il la regardait s’en aller.
Il poussa les portes tournantes, adressa
un signe de tête au gardien et fila vers
l’ascenseur. Il appuya sur le bouton de
son étage et maintint la porte ouverte
pour permettre à un homme qui courait
d’entrer avec lui.
— Merci, dit l’homme, essoufflé.
Sa cravate était de travers et il avait de
gros cernes sous les yeux.
— Je vous en prie, lui répondit Joe en
souriant.
Il était incapable de se presser
aujourd’hui, et même de se concentrer ; il
était encore dans le Suffolk. Il se
demanda où Clara avait pu aller. Sa mère
et lui l’avaient cherchée pendant un
moment. Pourquoi diable n’avait-elle pas
de portable, aussi ? Sa mère venait de lui
envoyer un texto l’informant qu’elle était
encore là. Il aurait bien aimé la voir,
mais… La vie était ainsi faite.
L’ascenseur s’arrêta à son étage, et il
traversa l’aire d’accueil familière puis
leva son badge pour s’identifier en
poussant la porte des bureaux.
Le bruit des voix, des cris, des claviers,
des téléphones qui sonnent et des
photocopieurs qui tournent le frappa
comme s’il venait de se prendre un mur
en pleine face. Il faillit tourner les talons
et repartir aussi sec. Personne ne leva les
yeux vers lui comme il traversait l’open
space jusqu’à son bureau. Tout le monde
était trop concentré sur son travail, à crier
au téléphone puis raccrocher brutalement
en jurant.
L’énergie trépidante de ce milieu était
une des premières choses à l’avoir attiré
dans ce métier. Fini, le Suffolk endormi,
les soirées en tête à tête avec sa mère !
Ici, il pouvait devenir l’homme qu’il
voulait être, l’homme que son père était
lui-même, un homme d’affaires important
qui brassait des millions. Et voilà que la
simple idée de la journée qui l’attendait,
une journée qui ne se terminerait
probablement pas avant le milieu de la
nuit, l’épuisait d’avance… Son classeur
débordait de courriers à signer, d’e-mails
auxquels il n’avait pas répondu. Il nota
les visages tendus de ses collaborateurs,
aussi impatients que des lévriers dans
leurs starting-blocks, voulant tous le
briefer en premier sur les derniers
événements.
Il les laissa à leur agitation et but un
café sans allumer son ordinateur,
n’écoutant qu’à moitié ce qu’ils disaient
et les félicitant pour leur travail alors que
son regard se perdait par la fenêtre
derrière eux… Le ciel était d’un bleu
parfait, c’était une magnifique journée
d’hiver. Clara était-elle en train de se
promener dans les bois, ses bottes en
caoutchouc aux pieds, les joues rosies par
le froid ? Ou bien perchée sur une
barrière à contempler le paysage ? Il
pensa alors à l’article du journal, à ce
qu’elle avait dit au journaliste. Était-ce
vraiment ce qu’elle pensait ? Il avait
éprouvé le besoin urgent de s’en aller
après avoir lu cela. De toute évidence, il
faisait tache dans le décor. Tout cela
n’avait été qu’une étrange pause, une
parenthèse de rêve d’une existence
alternative. C’était fini, maintenant. Sa
mère était revenue, et lui était à Londres.
— Et comme Pam s’en va à la fin de
l’année, on a prévu des entretiens pour te
recruter une nouvelle assistante qui…
Il sortit de sa rêverie.
— Quoi ? Pam s’en va ?
Mercer le dévisagea comme s’il était
stupide.
— Oui, elle prend sa retraite. Après
quarante-cinq ans de boîte, elle l’a bien
mérité, non ?
Pam apparut au même instant, des
dossiers plein les bras, ses cheveux bien
tirés en arrière, évitant une chaise de
bureau égarée sur son passage.
Joe courut vers elle, rouge de honte, et
lui retira les dossiers des bras.
— Pam, je ne savais pas… Vous partez
à la retraite !
Elle le regarda elle aussi comme s’il
était idiot avant de se ressaisir.
— Oui, c’est exact. Je l’ai indiqué dans
votre calendrier, mais vous êtes tellement
débordé.
Joe se sentit mal. Très mal. Il avait
toujours compté à cent pour cent sur elle,
sur sa présence rassurante, son approche
pragmatique des choses, sa capacité à
filtrer les appels, à mettre les clients à
l’aise, sans jamais être malade, sans
jamais demander la moindre faveur.
Pourquoi ne l’avait-il pas valorisée
davantage ?
— Vous êtes une assistante
exceptionnelle. Comment pourrait-on
vous remplacer ? dit-il en la voyant rougir
à ces mots.
— Ne dites pas de bêtises, répondit-elle
avec un haussement d’épaules en tirant
sur le bas de son chemisier. Nous allons
vous trouver une perle.
— Ce ne sera pas pareil.
— Tttt, fit-elle en ramassant une tasse
sale sur un bureau. Il suffit que j’en
enlève une pour qu’une autre apparaisse à
la place, ajouta-t-elle, essayant clairement
de changer de sujet.
Joe nota dans un coin de sa tête de
penser à lui offrir quelque chose, quelque
chose qui lui montrerait vraiment à quel
point son travail avait été apprécié à sa
juste valeur. Il se sentit alors de nouveau
honteux en songeant qu’il ne savait rien
d’elle, pour ne lui avoir jamais parlé que
travail, délais, clients. Il l’avait laissée
devancer toutes ses questions, si bien
qu’il n’avait même plus pensé à lui
demander quoi que ce soit et s’était
contenté de la traiter de manière purement
professionnelle. Il le regrettait désormais,
et espérait qu’elle allait profiter de sa
retraite pour faire de belles choses.
— Andy a demandé à vous voir quand
vous seriez arrivé, Joe, dit-elle. Il l’a
même demandé à deux reprises.
C’était une fois de plus que nécessaire,
songea-t-il en se dirigeant d’un pas vif
vers l’ascenseur. Il ajusta sa cravate
pendant le trajet, commençant déjà à
oublier ce qui venait de lui occuper
l’esprit pour se concentrer sur la dernière
affaire en date, prêt à jouer le jeu habituel
et à en jeter plein la vue. Il se racla la
gorge tout en tapant du pied
impatiemment. À chaque étage qu’il
montait, le Suffolk paraissait s’éloigner
davantage.
Il pénétra dans le hall où murmurait une
fontaine de marbre en face d’un bureau
rutilant derrière lequel se trouvait une
femme portant un casque de téléphone.
Elle avait les lèvres rouge vif et de beaux
cheveux bruns. Quelques semaines plus
tôt, il lui aurait peut-être demandé son
numéro de téléphone. Aujourd’hui, il se
contenta de s’annoncer pour être reçu.
On le laissa patienter un moment dans
le hall, et il feuilleta distraitement
quelques revues financières en gigotant
sur le canapé, incapable de se concentrer
sur les articles. Les actions en hausse, les
entreprises qui coulaient, l’argent gagné
au passage, toujours le même refrain. Il
fut choqué d’avoir cette pensée et
recommença à battre du pied tout en
s’apercevant qu’il avait laissé son
portable sur son bureau, en bas. Au bout
d’un moment qui lui parut interminable,
l’hôtesse d’accueil l’invita à entrer.
Andy était là, assis derrière son
immense bureau de verre, Karen perchée
sur le bord comme si Joe venait
d’interrompre une conversation
informelle entre eux. Mais il n’était pas
dupe. Elle avait choisi délibérément cette
posture qui se voulait détendue mais était
parfaitement calculée.
Andy leva les yeux et prononça son
nom tandis que Karen se levait pour lui
serrer la main, faisant cliqueter ses
bracelets. Elle était moins ridée qu’avant
– elle avait dû se faire faire un nouveau
lifting. Joe fixa la main qu’elle lui tendait,
où les taches brunes et la peau flétrie
révélaient son âge bien plus que son
visage.
— Vas-y, balance la sauce, ordonna
Andy, qui ne savait parler que par images
et par chiffres. Raconte-nous donc cette
dernière fusion, et ce qui va suivre.
Joe leur fournit brièvement les
développements attendus, s’interrompant
de temps en temps pour insister sur
quelques menus détails. Il s’égara un
instant, incapable de se rappeler le nom
d’une des entreprises avec laquelle ils
venaient de conclure la dernière grosse
affaire. Karen s’empressa de le corriger
tout en se grattant le cou d’un de ses
longs ongles roses.
— Eh bien, Joe, dit enfin Andy, ça a été
une bonne année, mais on s’inquiète un
peu de la dernière affaire. Des rumeurs
circulent et, comme tu le sais, il y a
rarement de fumée sans feu.
Joe se demanda quelles pouvaient être
ces rumeurs et commença à sentir la
sueur perler à son front.
— On croyait que l’avertissement
donné à Matt suffirait à remettre les
choses d’aplomb, mais apparemment, tout
ne va pas comme sur des roulettes depuis,
expliqua Andy. Tu as passé pas mal de
temps à l’extérieur, ces dernières
semaines, et ton équipe a vraiment dû se
remonter les manches pour maintenir le
cap. Certains nous ont dit que tu étais
beaucoup en rendez-vous clients…
Andy s’interrompit et le fixa un instant
avant de reprendre :
— Et pourtant, ton agenda est
étrangement vide et tu ne nous as pas
parlé de nouveaux clients.
Joe passa immédiatement en mode
défensif, habitué qu’il était à devoir se
battre pour survivre dans ce monde de
requins. Il y avait toujours quelqu’un prêt
à mordre derrière vous, attendant de
prendre votre place.
— Je dirigeais les opérations à distance,
j’étais en contact permanent avec
l’équipe, et on a déjà discuté ensemble de
l’importance de savoir déléguer, répondit-
il. Je veux que mon équipe maîtrise la
procédure dans son intégralité, de A à Z,
et ils ont tous géré cela avec brio, comme
l’a prouvé le succès de l’opération.
Il se demanda lequel de ses
subordonnés était monté jusqu’au bureau
des patrons pour leur faire part de ses
absences répétées. Il ne pouvait pas leur
en vouloir. Il aurait fait de même,
quelques mois plus tôt.
— En tout cas, dit Andy, le télétravail,
c’est terminé, n’est-ce pas.
Ce n’était pas une question.
Andy se leva et le toisa, usant de sa
taille importante pour impressionner son
interlocuteur – une bonne vieille méthode
d’intimidation. Il croisa les mains dans
son dos et afficha le regard entendu d’un
homme habitué à être obéi.
— Ce serait dommage de te perdre, dit-
il, un faux rire dans la voix.
Joe perçut clairement l’avertissement. Il
hocha la tête, mais il se rendit compte
qu’il regardait la scène comme si elle se
passait au loin et qu’il venait d’embarquer
dans le wagonnet d’un grand huit dont la
barre de sécurité se refermait sur lui. Plus
question de retourner dans le Suffolk, ni
de lever un peu le pied avec le travail. Ce
n’était pas un métier que l’on pouvait
exercer hors de la ville, et il fallait être
disponible vingt-quatre heures sur vingt-
quatre. Avant, cette idée le faisait bondir
du lit le matin, le rendait fier d’aller au
travail en voiture avec chauffeur dans
l’un des plus beaux immeubles de
Londres, même s’il se plaignait
ostensiblement des journées de dix-huit
heures, des nuits au bureau, des repas
livrés, des réunions avec les clients qui se
terminaient dans les clubs de Mayfair.
Brusquement, il se sentit las et inquiet en
pensant à tout cela. Il fallait qu’il retrouve
rapidement cette énergie, cette étincelle,
et… ce serait difficile.
On lui signifia qu’il pouvait prendre
congé.
Sans rien dire, Andy et Karen le
regardèrent quitter la pièce en inclinant la
tête. Que pensaient-ils de lui en cet
instant ? Avaient-ils senti un changement
dans ses motivations ? Ils allaient sans
nul doute parler de lui dès qu’il aurait
refermé la porte.

Il passa le reste de la journée en mode
« pilote automatique » : répondre aux e-
mails, vérifier les chiffres, plaisanter avec
les collègues, boire des cafés. Avec une
demi-seconde de retard, peut-être, et des
réponses arrachées de là où son esprit
l’avait emmené.
Il faisait nuit quand il quitta
l’immeuble. Les trottoirs étaient mouillés
par la pluie, et une odeur d’humidité
flottait dans l’air. Il se laissa aller contre
le dossier et l’appuie-tête de la voiture,
tentant d’apaiser le mal de tête qui le
faisait souffrir depuis l’heure du déjeuner.
Il s’arrêta un moment devant chez lui,
saisi par l’impression que tout avait
changé depuis la dernière fois où il avait
franchi la porte du bâtiment. Puis il prit
une grande inspiration et pénétra dans
l’ascenseur, sentant son moral en berne à
l’idée de pénétrer dans un appartement
vide.
Il resta immobile quelques instants
quand les portes s’ouvrirent. Les lieux
étaient plongés dans l’obscurité et dans
un froid qui n’avait rien à voir avec la
température ambiante. Il alluma quelques
lampes d’un geste déterminé et traversa le
salon pour se rendre dans sa cuisine
immaculée où pas un seul objet ne traînait
hors des placards.
Il chercha une boîte d’allumettes dans
tous les tiroirs. Il n’y en avait pas. Il ne
pourrait même pas allumer les bougies
qu’il avait achetées.
Il retourna au salon. Le canapé en cuir
était trop ferme pour être confortable. Il
finit par allumer la télévision et zappa de
chaîne en chaîne sans pouvoir se
concentrer sur quoi que ce soit, avant
d’éteindre.
Incapable de se détendre, il se leva et se
rendit dans la salle de bains. Il avait fait
enlever la baignoire en emménageant ici,
pour la remplacer par une double douche.
Une baignoire lui paraissait sans intérêt.
Qui avait du temps à perdre dans un
bain ? Avec ses murs couverts d’onyx
noir, son sèche-serviettes chromé
étincelant, son miroir cerné de spots, son
chauffage au sol, la pièce n’aurait pu être
plus différente de la petite salle de bains
de sa mère. Tout cela devait bien valoir
dix fois le prix des équipements du petit
appartement maternel. Alors pourquoi
regrettait-il la baignoire à pattes de lion,
la fenêtre donnant sur les prés, les divers
pots et flacons qui permettaient de
parfumer l’eau si agréablement, la chasse
d’eau qu’il fallait tirer deux fois très
rapidement pour la faire fonctionner ?
Il retourna dans le grand salon sans trop
savoir quoi y faire, puis finit par aller
dans sa chambre. Il enfila son pyjama, ce
qui lui fit immédiatement du bien. C’était
nouveau, ce retour au pyjama de son
enfance. Habituellement, il se couchait en
caleçon. Parfois, il lui arrivait même de
s’endormir sur la couette tout habillé !
Il s’assit dans son lit, bien calé contre
son oreiller, et regarda droit devant lui en
repensant à sa journée, les événements
des dernières semaines s’y mêlant contre
son gré. Il tendit bientôt la main vers la
plaquette de comprimés qu’il gardait
toujours dans sa table de nuit en cas
d’urgence, en mit deux dans sa main et
les fixa longuement.
Il se glissa ensuite sous la couette et
sentit ce qui lui manquait : la bouillotte.
Clara lui en préparait souvent une avant
le coucher… Ses pieds étaient glacés, le
lit bien trop grand. Pour la dixième fois
de la journée, il se demanda si elle avait
quitté Yulethorpe. Ce matin, en partant, il
n’avait pas pu s’empêcher de scruter la
Grand-Rue, y cherchant une chevelure
blonde et soyeuse, un bonnet violet et un
gros pull en laine… Mais elle n’était pas
là, et il s’était de nouveau maudit de
l’avoir laissée partir seule dans la nuit.
Il avait reçu un mail de sa mère au
cours de la journée, lui indiquant qu’elle
allait vendre le magasin à Roz. « Cette
vieille chipie m’a fait une offre correcte,
et tu sais, mon chéri, je n’ai plus l’énergie
pour m’en occuper toute seule. »
Il était soulagé de voir que sa mère
semble savoir ce qu’elle voulait, et il
avait bien vu la façon dont son visage
s’était illuminé quand elle avait retrouvé
Gavin. Et cela le rassurait ; Gavin
veillerait sur sa mère.
Quant à lui… il était de retour à
Londres. Londres où Clara avait autrefois
vécu et travaillé, songea-t-il soudain.
S’étaient-ils un jour croisés à Canary
Wharf ? Avaient-ils assisté à des
conférences ou discussions communes ?
Il avait du mal à l’imaginer dans ce
monde, en tailleur strict et talons
aiguilles ! Cela lui paraissait
complètement déplacé.
Allait-elle rester au village ? Ou bien
était-elle déjà partie ?
Il fallait qu’il dorme, qu’il se remette
les idées en place. Après un dernier
regard vers les deux comprimés au creux
de sa main, il les avala tous les deux en
même temps.
CHAPITRE 33

Clara se sentait un peu coupable de ne


pas éprouver autant de reconnaissance
qu’elle aurait dû. La veille au soir, Gavin
et Louisa l’avaient emmenée au
restaurant pour lui offrir un merveilleux
dîner d’adieu, et ils s’étaient visiblement
affairés à lui concocter une surprise. Elle
les avait entendus rire sous cape et
remuer des choses, et elle se demandait si
cela n’avait pas quelque chose à voir avec
la chambre aux nounours de Gavin.
Au cours du dîner au restaurant, elle
avait cependant éprouvé un sentiment de
solitude en les regardant. Ils plaisantaient
ensemble avec tant de naturel, Gavin
posant une main sur celle de Louisa et
souriant jusqu’aux oreilles chaque fois
qu’il la regardait… Clara était heureuse
pour eux, bien sûr, mais leur complicité
évidente n’avait fait qu’accentuer son
statut de célibataire. Cela ne l’avait
pourtant jamais dérangée, avant. Elle
avait toujours choisi d’être seule, libre de
vivre à sa manière plutôt que de vivre une
relation qui ne serait qu’à moitié
satisfaisante. Et voilà qu’aujourd’hui, elle
éprouvait l’envie d’une relation.
Elle ne cessait de repenser à cette soirée
avec Joe sur le toit, sous les étoiles… À la
façon dont il avait penché la tête vers elle
pour l’embrasser, et comme cela lui avait
paru naturel et bon. Elle se rappela la
première fois où elle avait senti quelque
chose bouger en elle : quand Joe était
sorti de la salle de bains, parfaitement à
l’aise, un grand sourire aux lèvres, avant
de paniquer totalement en se rappellant
qu’il avait de l’argile plein le visage ! Elle
sourit puis, avec un pincement au cœur,
se rappela que tout cela était fini,
maintenant… Elle n’était plus dans
l’appartement, dans la chambre voisine de
celle de Joe, qui faisait tout ce qu’il
pouvait pour être hygge. Il était parti et
elle était de retour à la case départ, dans
la petite chambre du pub.
Quelques coups frappés à la porte la
tirèrent de ses pensées.
— Clara ! Rendez-vous au magasin
dans une demi-heure ! lui ordonna
Louisa. Avec ça, s’il te plaît.
Un bandeau de satin rose apparut sous
la porte, et elle ne put s’empêcher de
sourire.
— J’y serai ! répondit-elle.
Il fallait qu’elle se ressaisisse, qu’elle
retrouve une mine réjouie et se débarrasse
de sa triste humeur. Ils avaient été
tellement généreux avec elle… Louisa
avait même proposé de la rémunérer pour
son travail à la boutique. Ce qu’elle avait
catégoriquement refusé, bien
évidemment. Mais le geste l’avait
touchée.
— Il n’a jamais été question de ça !
avait-elle protesté. C’est devenu ma
maison, chez moi.
Elle s’était sentie un peu chamboulée
après avoir prononcé ces mots, se rendant
compte que c’était exactement ce qu’elle
éprouvait. Elle avait laissé Louisa lui
donner la plus grosse part de tiramisu au
lieu d’un chèque, mais avait eu du mal à
finir son assiette.
Elle traîna les pieds jusqu’à la salle
d’eau, se regarda dans le petit miroir et
prit sa trousse de maquillage. Un peu de
poudre bronzante, de mascara, de baume
à lèvres. Chaque geste l’aidait à se sentir
un peu mieux, et c’est plus pimpante, plus
proche de celle qu’elle était vraiment,
qu’elle sortit bientôt de la petite pièce.
Elle choisit une de ses robes préférées et
se regarda dans l’étroit miroir fixé au dos
de la porte. Le vert foncé du tissu faisait
joliment ressortir la blondeur de ses
cheveux. Elle pinça les lèvres, attrapa son
manteau et mit le bandeau dans sa poche,
prête à se rendre au magasin, bien décidée
à profiter de ce dernier moment.
— Elle est là !
— C’est elle !
— La voilà !
Elle fut surprise par les exclamations
qui fusaient autour d’elle tandis qu’elle
marchait dans la Grand-Rue, et plus
encore en voyant l’attroupement devant le
magasin. Le petit garçon auquel Joe avait
dessiné un canard agita frénétiquement la
main dans sa direction. Gavin sortait de la
boutique, portant un plateau de boissons
chaudes, qu’il faillit renverser en la
voyant.
— Le bandeau, Clara, tout de suite !
s’écria-t-il.
Elle s’empressa d’obtempérer et le
plaça sur ses yeux. Rien de tel pour se
sentir bête que d’avancer sur un trottoir à
l’aveuglette, les bras tendus devant soi
pour ne pas trébucher ou heurter
quelqu’un, se dit-elle.
Elle se sentit soulagée quand un bras
vint se nouer autour du sien. L’odeur du
basilic chatouilla ses narines tandis que
Louisa l’entraînait doucement.
— Attention là… Oh, Clara, je suis
teeeeellement contente, si tu savais !
Oups, attention à ce petiot, on a bien
failli…
— Louisa, protesta Clara en sentant des
gens l’effleurer, avant de heurter
carrément quelqu’un. Oh ! Pardon.
— Ce n’est rien, c’était Roz. Tu
imagines la catastrophe si elle renversait
sa boisson sur son beau manteau beige ?
Tout le monde sait que le chocolat est très
difficile à enlever. Zut, je crois qu’elle
m’a entendue. Bonjour, Roz…
Clara se mit à rire doucement.
— Ce bandeau est-il vraiment
nécessaire ? demanda-t-elle.
Bien entendu, Louisa ignora sa
question et poursuivit son bavardage :
— Oh… Il y a des enfants partout, quel
bonheur ! Ils sont tout excités devant
Lady KaKa. Gavin a descendu sa cage
dans le magasin, mais comme elle
n’arrête pas de les traiter de connards, il
pense qu’il va la ramener là-haut. Quel
chou, celui-là…, murmura-t-elle telle une
adolescente enamourée. Tu sais que pour
rien au monde il ne voudrait rater ta
réaction. C’est vraiment un amour…
Clara cessa de rire en sentant qu’elles
s’arrêtaient soudain. Elle entendit Lady
KaKa lancer :
— ABOULE LE FRIC !
— Voilà, on y est, dit Louisa avec un
petit coup de coude. Tu peux regarder,
maintenant.
Clara retira lentement son bandeau.
Elle se trouvait devant le magasin,
entourée d’une foule de gens qu’elle
connaissait presque tous, et… elle resta
bouche bée devant la vitrine, entièrement
remplie de la collection vintage de
nounours de Gavin, leurs sourires cousus
regardant tous vers la rue où les enfants
s’agglutinaient devant la vitre pour mieux
les voir. Des ours en costume, des ours
assis dans différentes positions, des ours
entassés pêle-mêle les uns sur les autres.
L’effet était très réussi, et Clara ne put
s’empêcher de rire en entrant dans la
boutique, où d’autres nounours avaient
envahi les étagères tandis qu’une musique
joyeuse sortait de deux haut-parleurs
disposés dans un coin.
— C’est merveilleux, murmura-t-elle
en apercevant deux nounours assis sur le
comptoir, prenant le thé avec des poupées
Barbie.
Derrière la caisse, Lauren la salua
joyeusement avant de se concentrer à
nouveau sur les clients qui faisaient la
queue.
— Tout ça, c’est grâce à toi, ma belle.
Regarde-moi ça, dit Louisa en tendant un
bras dans un cliquètement de bracelets.
C’est bondé, les gens rient, sourient. Tu
as ressuscité cet endroit ! C’était comme
ça quand on est arrivés ici, Joe et moi…
Clara sentit son visage se décomposer
en entendant ce prénom. Il serait
tellement heureux de voir ça, de voir sa
mère aussi réjouie. Quelle tristesse de
penser qu’elle allait vendre…
— D’ailleurs, je voulais te demander
quelque ch…
Louisa ne termina pas sa phrase, se
laissant distraire par l’arrivée d’un Gavin
arborant un sourire timide.
Manifestement, elle avait complètement
oublié ce qu’elle voulait dire, et elle le
regardait maintenant comme si elle le
voyait pour la première fois de sa vie.
— Ils sont mieux là qu’enfermés dans
ma petite chambre, non ? demanda-t-il en
rougissant.
— Oh oui, c’est magnifique ! répondit
Clara. C’est une merveilleuse idée.
— J’ai été bien bête de les garder
cachés tant d’années. Il faut partager ce
genre de choses. Les gosses les adorent,
en plus.
— ALORS, TU TENTES TA
CHANCE OU PAS, MINABLE ?
— Mon Dieu, il faut vraiment que ce
perroquet arrête de regarder la télé,
marmonna Gavin. On va finir par avoir
des plaintes, ajouta-t-il en passant un bras
sur les épaules de Louisa.
— Que veux-tu y faire, rétorqua
Louisa. C’est un esprit libre, comme
moi !
— Mais en moins jolie, répliqua Gavin
en déposant un baiser sur sa tempe.
Il rougit en se rappelant que Clara était
devant eux et enchaîna :
— Nous… euh… Au fait, Clara, on a
un petit quelque chose pour toi.
Il se dirigea vers le comptoir, où il prit
un ours en peluche tenant quelque chose
entre ses pattes.
Elle rit en voyant qu’il s’agissait du
drapeau du Danemark.
— Je ne peux pas accepter, dit-elle en
serrant l’ours contre elle.
— Bien sûr que si, tu vas accepter,
rétorqua Gavin, feignant de se mettre en
colère. On ne sait même pas comment te
remercier, en fait. Avec tout ce que tu as
fait pour le pub, en plus. Tu sais qu’on
m’a demandé la salle pour un mariage,
cet été ? Et Clive dit qu’une discussion
est en cours au conseil municipal pour
faire revenir le marché de Noël, l’an
prochain. Tu as sauvé notre village, ce
n’est pas rien.
Une joie profonde envahit Clara. Elle
était heureuse d’avoir offert quelque
chose à ce village.
— Et c’est pour ça que…
Gavin se tut et se tourna vers Louisa.
— Tu lui as dit ou pas ?
— Bien sûr que non ! répondit Louisa
d’un air presque offusqué. Je n’ai pas eu
le temps, tu n’arrêtes pas de parler !
Il lui coula un sourire ironique.
— Toutes mes excuses, Majesté. À
vous l’honneur, alors.
Soudain, Clara vit Roz faisant du
surplace dans un coin du magasin.
Elle se surprit à regarder dans le vide
en ne distinguant que des bribes de ce que
Louisa lui disait :
— … vendre à Roz… une offre très
correcte… et puis…
Clara eut un haut-le-cœur. Voilà ! Pas
étonnant que Roz soit ici : elle étudiait
son nouveau territoire, imaginait déjà
comment reconfigurer les lieux. Dieu sait
ce qu’elle ferait de ce magasin ! Clara
frissonna rien que d’y penser.
— … elle est très, très contrariée que
j’aie trouvé un autre acquéreur et…
— Un autre acquéreur ? la coupa Clara.
La tête commençait à lui tourner. Donc,
finalement, ce n’était pas Roz qui
rachetait le magasin. Un nouvel acheteur
avait remporté le trophée.
— Oui, d’ailleurs il est même là,
derrière, à observer son nouvel
investissement, précisa Louisa, avec un
sourire jusqu’aux oreilles.
Clara fronça les sourcils et sentit son
ventre se nouer. Même après avoir
retrouvé son magasin sorti de sa couche
de poussière, avoir vu la foule qui se
pressait à la caisse, la joie des enfants,
Louisa avait tout de même vendu et
désertait les lieux… Et elle semblait
ravie.
Le nouveau propriétaire allait-il au
moins garder le commerce de jouets ?
Saurait-il conserver la magie du lieu ?
Mais cela ne la regardait plus,
maintenant, songea-t-elle en sentant ses
yeux la picoter.
— Je vais m’installer au pub, continua
Louisa sans pouvoir s’arrêter de sourire.
Mais on se demandait si ça t’intéresserait
de discuter d’une éventuelle association
avec lui…
Mais qu’est-ce que Louisa racontait ?
Clara n’en pouvait plus ! Il fallait qu’elle
parte d’ici, qu’elle quitte ce village avant
d’avoir le cœur brisé une fois de plus.
Louisa emménageait avec Gavin,
abandonnant la boutique et laissant ce
nouveau propriétaire en disposer comme
il le voudrait. Comment pouvait-elle faire
cela ? Elle qui avait paru si heureuse de
voir son magasin à nouveau rempli de
vie.
— … il est tout à fait partant pour
discuter de ses projets avec toi…
Les larmes aux yeux, elle se laissa
entraîner vers la porte de l’atelier alors
qu’elle rêvait de s’enfuir dans le sens
contraire. Elle ne voulait pas rencontrer
ce nouveau propriétaire et se fichait bien
de ses projets. Il avait sûrement
l’intention de tout raser, de faire
construire des appartements haut de
gamme, bref, d’en faire quelque chose de
radicalement différent.
— Franchement, je…
Elle se débattit faiblement, impatiente
de partir d’ici.
Mais Louisa et Gavin refusaient de la
laisser s’en aller et, quelques instants plus
tard, elle se retrouva dans l’arrière-salle
du magasin. La table était couverte de
peintures et pleine d’enfants assis sur des
tabourets, pinceau en main, concentrés
sur leur jouet en bois sous la lumière du
soleil perçant par les fenêtres. Elle
n’arrivait pas à croire que tout cela allait
être terminé, que cette pièce redeviendrait
un espace de stockage poussiéreux,
négligé, rempli d’objets et de meubles
abîmés…
Un homme lui tournait le dos ; le
nouveau propriétaire, sans doute. Il était
penché au-dessus d’un des enfants autour
de la table, qui éclata de rire en levant la
tête pour lui mettre un coup de pinceau
sur le nez.
Il se redressa alors, et Clara sentit le sol
s’ouvrir sous ses pieds. Ce nez droit, ces
cheveux bruns, ces longs cils… Joe
portait un jean noir et un pull rouille, et
voilà qu’il se tournait maintenant vers
elle, un grand sourire illuminant son
visage en surprenant son regard sur lui.
Ils restèrent à se dévisager pendant
quelques instants.
— Mais, je ne comprends pas…,
murmura Clara en se tournant vers Louisa
et Gavin.
Sauf qu’ils n’étaient plus là.
Joe avança vers elle et l’entraîna dans
un coin de la pièce, où il prit ses deux
mains dans les siennes.
— Coucou, dit-il.
Clara se rendit compte qu’elle avait
perdu l’usage de la parole. Elle avait
pourtant tant de questions à poser !
Elle regarda furtivement par-dessus
l’épaule de Joe, comme s’il s’agissait
d’une terrible erreur : elle aurait imaginé
une chose impossible et un nouveau
propriétaire petit et chauve était tapi dans
un coin de la salle, Joe n’étant là que pour
superviser la vente. Mais non. Il n’y avait
que des mamans et des enfants, et elle se
surprit à se mordre soudain la lèvre
cependant que l’espoir l’envahissait à
nouveau.
— Je l’ai acheté, lui expliqua Joe en
souriant. En faisant une bonne affaire.
Une vieille dame m’a fait un prix d’ami.
Il paraissait nerveux et trébuchait sur la
moitié de ses mots.
— Mais, je…, bredouilla Clara.
— Elle veut prendre sa retraite,
voyager. Enfin, pour l’instant elle veut
surtout rouler des pelles à Gavin, mais…
Il leva les yeux au ciel en frémissant à
ces mots, et Clara ne put s’empêcher de
sourire.
— Bref, ça me paraît bien, reprit-il. Le
commerce marche très bien, et euh… je
me disais que, peut-être, tu serais
d’accord pour rester et le tenir. Si ça
marche, c’est uniquement grâce à toi.
C’est toi qui en as fait ce qu’il est devenu.
Il balaya du regard la pièce et les
enfants agglutinés autour de la table.
Clara sentit la déception l’envahir à
nouveau. C’était donc ça ? Une histoire
de business, rien de plus ? Elle tiendrait le
magasin et Joe retournerait à Londres, à
la City, à ses comprimés, à ses rencontres
en série et à sa vie très occupée.
— Où est-ce que tu…
Non, finalement elle préférait ne pas le
savoir. Elle referma la bouche.
Joe lâcha ses mains et la regarda, un
peu déçu de sa réaction, lui sembla-t-il.
Mais qu’est-ce qu’il espérait, au juste ?
— J’ai quitté mon boulot, reprit-il en
plongeant son regard dans le sien. Ils
m’ont offert un beau parachute doré. Je
me suis dit que l’on pourrait peut-être
faire quelques projets ensemble. Lauren
est d’accord pour donner un coup de main
si on a envie d’aller ailleurs, de voyager
ou…
Elle n’entendit pas la suite. Les paroles
de Joe tournoyaient déjà dans sa tête et
elle commençait à saisir l’ampleur de son
propos. Il avait quitté Londres, il était de
retour ici pour de bon, et il lui demandait
si elle était d’accord pour qu’ils fassent
des projets ensemble.
Elle l’observa – avait-elle la bouche
ouverte ? elle n’aurait su le dire –, son
regard si sérieux posé sur elle, et sentit
tout son corps se faire soudain léger,
léger…
— Waouh, murmura-t-elle, incapable
de dire mieux.
— Ce waouh vaut-il pour un oui ?
Parce que si c’est le cas, j’ai quelque
chose pour toi, dit-il en brandissant une
petite boîte.
L’esprit de Clara était comme figé.
Tout allait beaucoup trop vite. Comment
pouvait-on être aussi malheureux à un
instant, et aussi heureux l’instant
d’après ?
Les mains tremblantes, elle prit la petite
boîte, et, un immense sourire aux lèvres,
elle sentit son corps se détendre
profondément. Joe était réellement revenu
s’installer ici, et elle pouvait rester aussi.
Elle sortit de la boîte une bougie
parfumée dans un vase en verre.
— Il ne fallait pas ! s’exclama-t-elle en
riant.
— C’est pour l’appartement, expliqua-
t-il avec un sourire. Notre appartement.
Il se pencha vers elle, prit son visage
entre ses deux mains et l’embrassa
tendrement. Et elle sut qu’elle venait de
retrouver ce qu’elle cherchait : elle était
de nouveau chez elle.
Remerciements

Écrire ce livre a été pour moi un vrai


bonheur, et de nombreuses personnes
m’ont prêté main-forte dans cette tâche.
Un grand merci à Paddy Burrowes pour
la longue séance d’anecdotes sur Canary
Wharf et pour le jargon de la City. À
Fabio Priori pour ses informations sur le
monde de la finance. À Isabelle Broom
pour m’avoir expliqué comment
fonctionne Tinder. À Will Round pour
ses explications sur les fuseaux horaires.
À Luc Golding pour avoir réellement
demandé à quelqu’un s’il se « tirait sur le
zizi ».
À Maddie West, ma formidable
éditrice, qui a fait de ce parcours un
plaisir plus qu’un travail. Je suis vraiment
heureuse de pouvoir travailler avec vous
chez Little, Brown. Merci aussi au reste
de l’équipe qui a œuvré sans relâche sur
ce livre. En particulier à Thalia Proctor,
secrétaire de rédaction, Jane Shelley pour
ses relectures et Cath Burke pour son
enthousiasme et son chaleureux accueil.
À l’équipe des Droits étrangers pour leur
motivation à faire passer ce roman dans
les mains d’autres éditeurs et répandre
ainsi l’amour du hygge. À Hannah Wood
pour sa magnifique couverture.
Comme toujours, je tiens également à
remercier l’équipe de chez Darley
Anderson. Merci à Clare Wallace pour
son fabuleux travail en tant qu’agent. À
Kristina, qui a réussi l’exploit de rédiger
des e-mails sur les formulaires fiscaux
agréables à lire, ainsi qu’à Mary, Emma
et Sheila du service juridique, pour avoir
fait la promotion de mes écrits. Je suis
toujours honorée d’être représentée par
une agence d’une telle qualité.
À tous mes copains de plume, j’envoie
une volée de gros bisous – merci à tous.
Mention spéciale à Kirsty Greenwood
pour ses mots encourageants quand je me
sentais vaciller. À l’ensemble des
blogueurs du livre – vous êtes vraiment
extra. Un immense merci pour vos posts
et vos partages sur mes livres, pour vos
messages, pour me faire rire sur Twitter,
et pour toute votre bonne humeur.
À Aleksandra et Lauren qui se sont
occupées de Barnaby pendant que
j’écrivais toutes ces choses sur le hygge :
merci pour tout l’amour et l’attention que
vous avez donnés. À mes parents, qui
montrent un enthousiasme toujours
renouvelé à chaque nouveau livre. Enfin,
je dois un immense merci à Ben pour
m’avoir « autorisée » à lui voler son
atelier et à en faire le refuge le plus cosy
qui soit pour écrire. Désolée. Si cela peut
te consoler, sache que je me suis vraiment
tiré une balle dans le pied puisque cette
année est celle de notre cinquième
anniversaire de mariage, donc les « noces
de bois ». Je présume que j’aurai une
cuillère en bois en guise de cadeau. Je
t’aime.
Je dédie ce livre à Barnaby, qui fait de
chaque jour une joie presque délirante.
Malgré tes caprices de diva, tu es l’enfant
le plus merveilleux qui soit. Nous
t’aimons plus que tout et sommes fous de
bonheur d’être tes parents.

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