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Rosie
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Maison d’édition : J’ai lu
Titre original
THE HYGGE HOLIDAY
Éditeur original
Sphere, an imprint of Little, Brown Book Group
Identité
Copyright
Biographie de l'auteur
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Remerciements
CHAPITRE 1
— Maman ? Maman ?
Furieux, Joe raccrocha une fois de plus.
Ses chaussures claquaient sur le sol de
marbre alors qu’il traversait le hall de
l’immeuble de bureaux. Il poussa la porte
à tambour et appuya de nouveau sur la
touche correspondant au numéro de sa
mère.
La Mercedes l’attendait dehors, moteur
allumé. Il ne reconnut pas le chauffeur
mais, de toute façon, il n’était pas du
genre à papoter avec ceux employés par
l’entreprise ; la plupart du temps, il
profitait du trajet pour travailler. Il avait
déjà indiqué à l’homme l’endroit où il
voulait aller, et n’avait donc plus qu’à
tenter de rappeler sa mère pour la dixième
fois depuis une heure.
Elle se promenait sur le port de
Valence, en quête d’un bateau, quand la
communication avait été coupée.
— Ah, mon chéri, quand même ! Tu
n’arrêtes pas de passer dans des tunnels,
ou quoi ?
— Non, je pense que c’est toi. Je suis
dans la voiture, je rentre à la maison.
— Mais il est tôt.
— J’ai bossé toute la nuit.
Joe se frotta le visage d’une main, se
sentant déjà fatigué par la conversation.
— Mon Dieu, tu travailles trop, mon
chéri. Ça se passe bien, au moins ? Tout
le monde me demande ce que tu fais, et
j’ai toujours du mal à répondre. C’est nul,
non ? Après toutes ces années. Du coup,
je dis toujours que tu es dans la fusion-
acquisition, et je t’assure que ça
impressionne les gens à tous les coups !
Après, je m’embrouille un peu dans les
détails. C’est quoi déjà, ton poste, enfin,
ton titre ? Je sais que c’est un truc genre
président. Ça me fiche tout le temps le
vertige tellement ça te donne l’air de
quelqu’un d’important…
— Maman…
Il avait des accès de migraine depuis
minuit, et là, face à ce flot de paroles, il
se rendit compte qu’il n’arrivait plus à
suivre. Il fallait qu’il lui parle
sérieusement de ce qu’elle était en train
de faire.
— … vice-président ou président
adjoint ou un truc de ce genre. Je sais que
c’est américain…
— Maman ! lança-t-il plus fort, si bien
que le chauffeur écarquilla les yeux en le
regardant dans le rétroviseur.
Il envisagea de mettre une main sur le
téléphone le temps de s’expliquer, mais
que dirait-il, exactement ? Il décida
finalement d’ignorer le chauffeur.
— Tu dois me parler longtemps ?
demanda sa mère. Parce qu’il faut
vraiment que je trouve Pedro, là. Il est sur
un de ces bateaux, sauf qu’il y en a des
dizaines. Et pour moi, ils se ressemblent
tous, alors tu imagines !
— Je veux te parler du fait que tu as
quitté Yulethorpe en laissant le mag…
— J’ai réservé un jet-ski pour cet après-
midi. J’ai rencontré Pedro dans un bar
hier soir et il a organisé un truc aux petits
oignons pour moi. Deux heures pour
vingt euros, une super affaire, tu ne
trouves pas ? Moi qui n’ai jamais fait de
jet-ski jusqu’ici… Ça a l’air génial !
Quand j’étais jeune, j’ai été
complètement dégoûtée du ski nautique
après que ton père m’en avait fait faire au
large de l’île de Wight, où l’eau est bien
trop agitée. J’avais avalé la moitié de la
mer et je m’étais pris un ski en pleine
figure, tu parles d’une histoire. Je suis
encore persuadée que je me suis cassé le
nez sans le savoir. Il est toujours resté un
peu tordu vers la droite, depuis.
En entendant parler de son père, Joe
sentit sa colère diminuer. Il se retrouva de
nouveau petit garçon, avide d’anecdotes
au sujet de son père mais n’osant le
demander à sa mère, qui paraissait
toujours fâchée ou triste quand il la
sollicitait de la sorte. Il imagina son père
apprenant à son frère et à sa demi-sœur
l’art du ski nautique. Lui, il n’avait jamais
essayé. Pourquoi est-ce que penser à son
père lui faisait encore mal ?
— Je crois que ça va me brancher, le
jet-ski. Mais je vais devoir porter une
combinaison, tu vois le truc ? Moi
engoncée dans du néoprène ! L’horreur.
J’ai peur que Pedro ne se moque de moi.
En même temps, il ne doit pas
spécialement s’intéresser à une vieille
comme moi. Il est très jeune. Et je pense
qu’il est homo. Mais pas sûr…
— Maman. Tu veux bien arrêter deux
minutes, que l’on discute de ce départ
intempestif ?
— … ça m’est juste passé par la tête,
comme ça. Et de toute façon, ce n’est pas
le genre de question qu’on peut poser,
n’est-ce pas ?
Joe soupira. Sa mère évitait
délibérément le sujet et il ne pourrait rien
en tirer pour l’instant. Il la laissa
continuer un moment et s’adossa au
dossier de la banquette en fermant les
yeux.
Il y avait quelque chose de merveilleux
dans la voix de sa mère, quelque chose
qui le transportait dans le passé, lorsqu’il
était blotti au creux de ses bras sur un
canapé ou un lit, l’écoutant lui inventer
des histoires fantastiques. Elle avait
toujours su raconter les histoires, et, en
cet instant, elle était dans son élément, à
enjoliver les détails sur sa soirée au bar,
les vêtements de Pedro, son accent. Joe
sentit sa tête basculer sur le côté tandis
que le chauffeur se garait devant son
immeuble.
Il sursauta en se rendant compte qu’il
allait s’assoupir – la nuit de travail
commençait à se faire sentir. Il attendit
que le chauffeur vienne lui ouvrir la
portière, sortit de la voiture, remercia
l’homme et remit le téléphone à son
oreille. Sa mère n’avait rien remarqué de
tout cela et était toujours plongée dans
son récit.
— … tout le monde porte des pantalons
en cuir. Je pense m’en acheter un,
d’ailleurs. Mais tu ne crois pas que ça
ferait un peu jeunette pour moi ? Gavin
dit qu’il avait craqué sur Olivia Newton-
John. C’est vrai, elle était superbe avec ça
à la fin de Grease, tu te souviens ? Mais
bon, il faut dire qu’elle devait avoir
cinquante ans de moins que moi, et
qu’elle était beaucoup, beaucoup plus
mince…
Joe arriva au dernier étage de son
immeuble, et la porte de l’ascenseur
s’ouvrit directement sur son appartement
avec terrasse. Les immenses baies vitrées
étaient immaculées, il n’y avait pas un
grain de poussière en vue et ses affaires
personnelles étaient toutes rangées,
suspendues ou bien pliées dans les
placards. Il n’avait jamais été du genre à
aimer accumuler des objets mais, l’espace
d’un instant, même lui fut choqué par le
minimalisme austère des lieux. Il faudrait
qu’il rappelle cette architecte d’intérieur,
histoire de voir si elle pouvait changer
quelque chose.
— Maman, dit-il en se laissant tomber
sur le sofa beige en cuir. Tu veux bien
m’écouter cinq minutes ? Qu’est-ce qui
s’est passé ?
Le côté direct de sa question réduisit sa
mère au silence quelques secondes – un
exploit ! Il entendit un cri de mouette, des
bruits de conversation dans le lointain. Il
s’imagina le port : des Espagnols bronzés
passant de bateau en bateau en portant
des caisses de poissons tout juste pêchés,
sa mère plantée sur le quai, sa jupe
flottant au vent, en fixant son téléphone.
— Maman, répéta-t-il d’une voix plus
douce. Dis-moi, que s’est-il passé ? Tu es
partie comme ça, sans prévenir…
Il s’abstint d’ajouter « une fois de
plus », ne voulant pas faire dévier la
conversation ou mettre sa mère en colère.
Il repensa soudain aux années où ils
avaient voyagé ensemble dans tout le
pays, sans jamais se fixer, ne restant que
quelques semaines maximum au même
endroit. Il ne pouvait plus compter les
écoles où il avait été inscrit puis qu’il
avait quittées en cours d’année ! Dans les
derniers établissements, il avait cessé de
se faire des amis, sachant qu’il ne
tarderait pas à repartir sur un coup de tête
de sa mère. Que cherchait-elle dans ses
incessants voyages ? Il ne l’avait jamais
vraiment su. Faisait-elle la même chose
en ce moment ? Il croyait qu’elle était
heureuse, bien installée, entourée d’amis,
et ce brusque changement l’effrayait,
comme si elle risquait d’être redevenue la
femme brisée qu’elle avait été après que
son père les avait soudain abandonnés, ne
laissant qu’une lettre sur la commode. Il
n’avait même pas dit au revoir à son
fils…
Après le départ de son père, ils avaient
rapidement quitté leur maison et sa mère
avait décidé de prendre un nouveau
départ en s’installant au bord de la mer.
Lui, il avait été plus que partant ! Quel
enfant de huit ans n’aurait pas eu envie de
passer ses journées sur la plage, à courir
après les vagues, explorer les flaques
entre les rochers, faire des châteaux de
sable, creuser des trous ? Leur séjour dans
le village en bord de mer avait duré moins
de huit semaines… Ils l’avaient quitté
pour la ville, une nouvelle ville,
Manchester, pour être plus proches de
grand-mère qui sentait la fumée de pipe et
la moutarde. Dans cette école, on s’était
moqué de sa façon de parler, jugée snob,
et il avait appris à ne rien dire dans la
cour de récréation pour éviter que les
autres ne singent sa manière de prononcer
les voyelles. Ils avaient vécu de ville en
ville pendant plus de quatre ans avant de
s’installer définitivement à Yulethorpe.
Et voilà que sa mère rejouait le même
type de scénario en allant en Espagne !
Fuyait-elle une nouvelle blessure ?
S’était-il passé quelque chose ? Y avait-il
autre chose que le problème du magasin ?
Il aurait aimé pouvoir le lui demander
directement mais n’osait pas. Elle avait
toujours partagé ses états d’âme avec lui,
mais ces dernières années il avait eu du
mal à lui poser des questions et à avoir
une vraie conversation avec elle. Il s’était
persuadé qu’elle était heureuse, et cela lui
convenait. Brusquement, il fut pris de la
même inquiétude que celle qui l’avait
dévoré quand il avait huit ans… Quand il
s’asseyait en haut de l’escalier, la nuit, à
attendre qu’elle rentre de ses folles
soirées… Le cliquètement de la clé dans
la serrure, le bruit de ses talons sur le
carrelage… Le soulagement de savoir
qu’elle ne l’avait pas abandonné, elle
aussi.
— C’était trop déprimant, mon chéri,
dit-elle d’une voix à peine audible. Il n’y
avait plus de clients, tu sais.
— Au magasin ?
— À notre magasin, oui. Je repensais
aux premières années où on a ouvert. Les
gens faisaient des kilomètres pour venir
nous voir, tu te rappelles ?
Il hocha la tête, incapable de parler.
— C’était un endroit merveilleux, le
cœur du village, même, reprit sa mère.
Mais ces derniers temps, tout s’est éteint
peu à peu. Ce n’est plus qu’un village
fantôme. Si ce n’était pas pour Ga… euh,
pour mes amis, je serais déjà partie depuis
longtemps.
— Qu’est-ce que tu comptes faire,
alors ?
— Je ne sais pas trop, répondit-elle
d’une toute petite voix. En tout cas, je ne
pouvais plus rester là-bas.
Son intonation changea soudain, et il
comprit qu’il la perdait de nouveau.
— Écoute, chéri, je ne sais pas encore
ce que je veux. Mais je te jure que c’est
sérieux, il faut que quelque chose change.
Oh ! Je crois que je vois Pedro… Ah,
non, c’est juste un mec qui tortille un peu
des fesses… Franchement, ça fait des
heures que je traîne ici et…
— Maman, laisse-moi t’aider, la coupa
Joe pour tenter de maintenir le fil de la
conversation. Je peux faire estimer le
magasin et l’appartement et les mettre en
vente, si tu veux récupérer le capital. Je
veux que tu sois tranquille, que tu n’aies
pas à t’inquiéter de ta retraite.
— Je sais, merci, mon chéri, tu es
mignon. Mais assez parlé de choses
déprimantes, j’en ai ras le bol. Parle-moi
plutôt de ta vie à Londres. Tu as une
copine ? Je ne veux pas te mettre la
pression, hein. Je n’ai pas spécialement
hâte d’avoir des petits-enfants, tu sais. De
toute façon, je suis nulle en tricot, alors je
ne serais pas une super grand-mère…
C’était reparti. Il savait que la
conversation était finie, que sa mère ne
souhaitait plus parler de choses sérieuses.
Il fallait qu’il aille se coucher – il
devait être de retour au travail dans
quelques heures –, mais il était heureux
d’entendre la voix de sa mère. Il la laissa
donc continuer, et sa voix le berça tandis
qu’il fermait les paupières sur le canapé
avant de sombrer dans le sommeil.
CHAPITRE 11