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Mention : Philosophie
Master Recherche : Héritages et transitions
RECONNAISSANCE DE LA
NATURE PAR L’HOMME
PHILIPPE MACHETEL
Sous la direction de M. Anastasios Brenner
Mémoire de Recherche – Master 1 – Année 2009-2010
2
MÉMOIRE DE RECHERCHE – MASTER 1 – ANNÉE 2009-2010.................................2
...................................................................................................................................................2
AVANT PROPOS....................................................................................................................4
INTRODUCTION....................................................................................................................9
CONCLUSION.......................................................................................................................69
BIBLIOGRAPHIE-OUVRAGES.........................................................................................76
BIBLIOGRAPHIE-ARTICLES...........................................................................................77
3
Avant Propos
4
Prolégomènes scientifiques sur la vie dans l’univers
5
d’énergie. Lorsque la matière rencontre de l’antimatière, elles s’annihilent dans un
jaillissement de pure énergie. De cette époque étonnante, la matière va triompher et
occuper majoritairement l’espace. Les protons, les neutrons et les électrons vont
alors pouvoir se rassembler, en quelques minutes, pour donner naissance aux
premiers atomes d’hydrogène, de deutérium et d’hélium dans un univers dont la
température n’est plus alors que d’un milliard de degrés.
6
carbone : les acides aminés qui vont constituer les briques élémentaires des
protéines de la chimie du vivant. Ces résultats laissent supposer que ces molécules
prébiotiques pourraient avoir été déposées sur Terre par des météorites comme en
attestent celles qui tombent encore de nos jours2.
2
H. Rosenbauer, W.H -P. Thiemann, A. Brack, J.M Greenberg . Amino Acids from
ultraviolet Irradiation of interstellar Ice Analogues, Nature, vol. 416, p. 403-406, 2002.
7
monocellulaires, qui s’étaient développées dans l’eau de mer, sont les ancêtres dont
nous sommes issus. Voilà pourquoi notre propre corps est constitué majoritairement
d’eau dont la composition et la pression osmotique est en équilibre avec celle des
océans. Il faudra attendre le permien, il y a environ 700 millions d’années pour voir
apparaître les premiers organismes pluri-cellulaires. Il faut encore rappeler que les
dinosaures ont existé de 230 à 66 millions d’années avant notre ère, que les premiers
hominidés sont apparus il y a environ 7 millions d’années, que ce n’est que depuis
200 000 ans que l’on trouve les premières traces de l’homme : L’Homo sapiens, et
depuis seulement quelques milliers d’années qu’il possède une histoire écrite.
8
Introduction
9
en organismes multicellulaires et de son évolution, jusqu’à l’apparition de l’homme,
en une chaîne d’événements spontanés. Cette vision contemporaine des prémisses
de la présence de l’homme est en complet déphasage avec les conceptions
mythologiques et religieuses qui ont prévalu à la génèse de notre société, de son
éthique et de sa morale. Il me paraît intéressant d’envisager leurs évolutions
contemporaines en fonction de cette question : quelles peuvent être les
conséquences sur l’homme d’une éthique et d’une morale dont les bases sont
décalées par rapport à notre connaissance scientifique contemporaine ? Quelles sont
les influences de ces décalages sur le comportement et les prises de décisions de
l’homme par rapport à la nature ? Alors que le savoir scientifique exige désormais
une spécialisation qui détruit l’égalité des individus devant la compréhension des
mécanismes et des enjeux qui régissent le fonctionnement biologique ou écologique
de la nature.
5
Ricoeur, P., Soi même comme un Autre, Seuil, 1990, p. 200.
10
Chapitre 1 : De nos origines naturelles
6
Schrödinger, E., Qu’est-ce que la Vie ? De la physique à la Biologie, Points Sciences,
Christian Bourgeois Editeur, 1986, p. 150.
11
contemporains avec ceux de la société, ainsi que celles des tensions qui peuvent en
résulter pour les réflexions et les prises de positions de l’homme en ce qui concerne
son environnement.
12
soit inéluctable.
L’apparition spontanée de la vie et son évolution sur Terre vers des formes
de vies animales, tout d’abord sommaires puis évoluées, a conduit à l’apparition de
9
Courtillot, V. La Vie en Catastrophe, Fayard, 1995, 278 pp.
10
Freud, S., Une Difficulté de la Psychanalyse, 1917, disponible sur le web, p.7.
13
formes animales de plus en plus complexes. Si la parenté animale de l’homme ne
fait aucun doute dans la communauté scientifique, il est indéniable qu’il est le seul à
avoir développé les prodigieuses capacités intellectuelles qui lui ont permis
d’étendre sa suprématie sur l’ensemble de la planète. Pour beaucoup, cependant, la
question de la différence entre l’animal et l’homme se pose en termes de degrés
plutôt qu’en terme de nature. L’éthologie moderne ne cesse d’apporter de nouveaux
résultats sur des comportements sociaux développés par les animaux d’ordre
supérieur, notamment mais pas exclusivement chez les mammifères. Dans son
ouvrage, L’Âge de l’Empathie, Frans de Waal rappelle à propos de l’origine
possible de la société humaine que
Dans ce même contexte, Hume voyait déjà dans cette compassion, qui ne pouvait
être soupçonnée de dissimulation ou d’artifice, des animaux envers leurs
semblables, et par une analogie qui lui semblait inévitable, « les signes d’une
bienveillance générale dans la nature humaine, quand aucun intérêt réel ne nous lie
à l’objet »12. Nous retrouverons, plus loin dans ce travail, le besoin de l’Autre
comme fondation de l’éthique de Levinas. Cette considération de l’Autre, chez
l’animal, s’exprime à de nombreuses occasions comme la reproduction, la
nourriture, le soin des jeunes, la peur, la douleur ou la consolation. Elle établit ainsi
leur caractère de « sujet » tel que le propose Dominique Lestel pour qui
« l’intelligence animale n’est pas une intelligence humaine moins évoluée que celle
de l’homme, mais tout simplement une intelligence différente. »13
« c’est pourquoi, il est évident que l’homme est un animal politique plus
que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire»14 mais,
11
De Waal, F., L’âge de l’Empathie, Les liens qui libèrent LLL, 2010, p. 39.
12
Hume, D., Enquête sur les Principes de la Morale, GF-Flammarion, 1991, p. 223.
13
Lestel, D., Les Origines animales de la Culture, Champs Essais, 2003, p. 19.
14
Aristote, Les Politiques, Trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, 1993, p. 91.
14
pour lui, « il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par
rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du
bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres [notions de ce genre]. Or
avoir de telles [notions] en commun c’est ce qui fait une famille et une
cité. »15
Pour lui, l’homme est le seul animal politique et il ne peut d’ailleurs trouver
l’accomplissement de ses vertus qu’au sein de la société et de la cité dont les
différentes échelles d’organisation permettent la satisfaction de ses besoins les plus
ordinaires mais également l’accomplissement de son esprit. Pierre Pellegrin
rappelle, sur ce point, les incertitudes qui peuvent également provenir des
différentes traductions possibles (et presque de sens opposés) du texte d’Aristote16.
15
d’une origine animale de l’homme en replaçant la transition de l’animal vers
l’homme dans un contexte d’évolution discontinue de la vie vers une forme de
complexité croissante. L’homme devient, dans le processus d’évolution des formes
de vie, la première espèce vivante à recevoir le pouvoir de réflexion.
« sourdre n’importe où dans le cosmos par la moindre fissure, et, une fois
apparue, incapable de ne pas utiliser toute chance et tout moyen pour
arriver à l’extrême de tout ce qu’elle peut atteindre, extérieurement de
compléxité et intérieurement de conscience ».21
Cette position, qui redonne à la vie le statut d’un accident superficiel dans l’univers,
lui vaudra la mise à l’index par les autorités religieuses de la publication de ses
ouvrages qui ne paraitront qu’après sa mort.
Depuis que l’homme pense et se pense, son image spéculative lui est
renvoyée par la nature. Elle est le miroir de ses interrogations les plus profondes sur
ses origines, le sens de sa vie et son devenir. Mais l’homme et sa société demeurent
les obligés de la nature par ses lois physiques et chimiques incontournables dont les
essences lui échappent. Elles l’ont fait apparaître, l’obligent à passer par elle pour sa
nourriture et sa reproduction et le font mourrir.
20
Teilhard de Chardin, La Place de l’Homme dans la Nature, Albin Michel, 2007, p. 116.
21
Ibid, p. 123.
16
importants, l’homme contemporain redécouvre une origine animale qu’il semblait
avoir oublié ou du moins nié pendant des millénaires. De celle-ci lui revient une
crainte, non plus mythologique ou religieuse de la perte de la vie face à une nature
qui, de toute manière, le fera mourir mais celle de la perte d’une finalité humaine,
celle d’une angoisse devant l’inconnu de la mort, et celle enfin d’une mort
prématurée qui le priverait trop tôt des plaisirs de vie. Les connaissances
scientifiques nous conduisent inexorablement vers une prise de conscience des
conséquences possibles des actions de l’homme sur sa propre vie, sur celles de ses
descendants mais aussi sur la totalité de la biosphère. Il ne lui est plus possible de
réfuter que
« l’agir humain s’est modifié de facto et qu’un objet d’un type entièrement
nouveau, rien de moins que la biosphère entière de la planète, s’est ajoutée
à ce pour quoi nous devons être responsable parce que nous avons pouvoir
sur lui. »22
22
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1990, p. 31.
17
Chapitre 2 : Nature et homme : la reconnaissance impossible ?
23
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, pp. 38.
18
« […] distinction, […] [cette] identification « en vérité » demeurera
toujours présupposée, ne serait-ce qu’à la faveur des estimations et des
évaluations selon le bon et le juste : celles-ci ne cesseront d’impliquer des
opérations d’identification et de distinction »24.
Alors que Descartes avait basé ce processus sur la réalité objective des idées claires
et distinctes, reposant sur l’idée vérace de Dieu et la justesse des jugements qui en
découlent, Emmanuel Kant va perturber cette vision trop confiante en établissant
l’interdépendance entre les deux sources de la connaissance humaine : la sensibilité
et l’entendement. Dès lors, le temps s’invite dans le processus de reconnaissance des
objets dont les concepts ne peuvent jamais se rapporter directement à eux-mêmes
mais passent nécessairement par une intuition ou une autre représentation.
« Pour qu’on puisse dire qu’un objet est contenu sous un concept […]
l’application requiert la médiatisation d’un troisième terme qui soit
homogène d’un côté à la catégorie, de l’autre au phénomène : cette
représentation médiatrice doit être pure (sans rien d’empirique) et
cependant d’un côté intellectuelle et de l’autre sensible. »25
Le schème ainsi introduit se traduira dans les sciences physiques et notamment dans
le domaine des sciences naturelles par l’introduction des systèmes d’unités dont
l’arbitraire sera illustratif de l’impossibilité de la représentation qui culminera avec
la crise de la vérité dans le monde scientifique du XIXe et la perception
désenchantée du monde qui frappera les « arts et les lettres » de Baudelaire à
Huysmans.
24
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, p. 50.
25
Kant, E., Cité par Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 84 ; et
Critique de la Raison pure, GF-Flammarion, 2006, pp. 224.
26
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 154.
19
action, de celle d’une intention d’agir qui caractérise le « faire arriver ». Aristote
distinguait d’ailleurs cette dernière situation qui, seule, peut relever de la
délibération humaine, condition nécessaire du début de l’action dont Kant dira dans
la troisième antinomie de la raison pure :
Le point clef de cette capacité à agir repose sur la possibilité de l’imputation d’une
action et, sous réserve qu’elle se soit déroulée sous le libre arbitre de son auteur, de
la responsabilité de ses conséquences, sous une forme moralisée et juridisée de
l’ascription. Sous la notion de reconnaissance de cette responsabilité, l’imputabilité
voit se réduire sa composante juridique pour s’ouvrir à une prise en compte de
l’autre au travers des risques ou des dégâts qu’il a subis.
20
dialectique où la promesse, paradigme d’une ipséité, sera irréductible à la mêmeté.
Pour la complétion de son schéma philosophique du parcours de reconnaissance,
Ricoeur convoque le schéma dynamique de Bergson pour les aspects concernant la
récollection et la rémémoration. Selon ce dernier,
21
conditionné par son vécu propre, par l’histoire vécue par ce moi. Avec Levinas, le
renversement sera total. Le ressenti du moi face à l’autre sera celui de la joie ou de
la souffrance de cet autre qui me fait face, en qui je me reconnais, en qui je
reconnais le potentiel de mes propres pulsions et dont je ressens la similarité et
l’altérité à la fois comme un réconfort et comme une menace. Étendue à l’ensemble
de tous les autres possibles, l’idée d’être, qui sera assimilée à un processus
d’assimilation de toutes les différences de tous les autres, se retrouve ainsi
confondue avec celle d’infini. Levinas dépasse notamment la conception de Hegel
qui, en cherchant à repositionner le fondement métaphysique de la société en
réponse à Hobbes, posait le désir de reconnaissance, notamment sociale, comme
fondateur de la résignation de la perte de liberté individuelle face aux lois avant la
crainte des dangers de mort violente de la « guerre de tous contre tous ». Ricoeur, à
la suite de Honneth, va s’opposer à une relation à l’autre exclusivement construite
sur l’idée de lutte pour se diriger vers la recherche d’expériences de reconnaissance
de caractère apaisé : « j’argue comme Honneth du caractère indépassable de la
pluralité humaine dans les transactions intersubjectives, qu’il s’agisse de lutte ou
d’autre chose que la lutte. »34 Pour atteindre cet objectif, il va s’appuyer sur les trois
modèles de reconnaissance proposés par Hegel : l’amour, la reconnaissance
juridique et l’estime sociale qui se perdaient dans la conscience malheureuse.
Ricoeur, en explicitant les formes négatives de leur mépris : le déni d’existence pour
l’amour, la liberté sous la forme du respect d’autrui et des normes pour la
reconnaissance juridique et la confiance en l’individu (non réductible à l’amour ni
au lien juridique) pour l’estime sociale, propose d’en sortir par la reconnaissance
mutuelle matérialisée par des dons symboliques. Le parcours de la reconnaissance
de Ricoeur se présente donc comme un parcours de l’identité, commençant avec
l’identification de
« quelque chose » en général, reconnu autre que tout autre, passant par
l’identification de « quelqu’un, à l’occasion de la rupture avec la
conception du monde comme représentation ou, pour parler comme Levinas
sur les « ruines de la représentation. » »35
22
perturbons volontairement ou non. Nous aborderons trois points de rencontre du
parcours de la reconnaissance de Ricoeur avec la reconnaissance individuelle ou
sociétale de la nature : celui de la possibilité de la connaissance, celui de la
reconnaissance propre de l’homme agissant en son sein et celui de la reconnaissance
mutuelle de l’homme et de la nature. Ce dernier aspect ne peut se poser qu’au sens
de la reconnaissance de l’homme envers la nature puisque cette dernière n’a pas
besoin de prouver qu’elle « reconnaît » une espèce apparue spontanément dans son
contexte biologique. Dès lors, le problème se pose bien en terme de considération de
l’homme envers la nature dans le cadre de la spécificité de celle-ci. En considérant
simplement le caractère spontané de son arrivée sur Terre et le fait que l’homme
incarne aujourd’hui l’essence même d’une nature qu’il a essayé de définir lui-même
au cours des siècles et dont il a souvent changé les contours, la reconnaissance de la
nature par l’homme passe probablement par une meilleur reconnaissance de
l’homme par l’homme qui passe nécessairement par une régulation consentie de ses
choix et de ses actes et donc de ses ambitions éthiques envers lui-même.
36
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 57.
23
« Par toute sa métaphysique de savant, par toute son attitude d’homme,
Descartes a perpétuellement tendu à dégager sa physique de la mainmise
des théologiens et à l’affranchir de cette scolastique finissante qui avait fait
d’Aristote interprété et domestiqué l’interprète et le geôlier de la science et
de la philosophie »37.
24
finalisme. Après la révolution copernicienne, le monde est trop vaste et trop
diversifié pour que le finalisme anthropocentrique demeure possible. Spinoza rejette
le finalisme cartésien qui conduit les hommes à considérer toutes les choses existant
dans la nature comme des moyens à leur usage. La nature, comme natura naturans,
n’a pas besoin de l’homme pour dérouler ses processus. Cette découverte, que la
modernité a révélé, la modernité va essayer de la voiler. Dans cette dépossession,
l’homme se trouve rejeté à l’extérieur d’une nature qui existe sans lui et qui n’a pas
soucis de lui. Il est contraint de l’affronter comme une puissance menaçante. Kant,
dans la critique du jugement dira :
« Il n’y a pas de fin dans la nature. Mais nous devons faire comme s’il y en
avait. Nous avons besoin de nous représenter la finalité pour des raisons
épistémologiques ; […] Nous en avons encore plus besoin pour des raisons
morales ».40
40
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement , Champs Essais, 1997, p. 87.
41
Kant, E., Critique de la Raison pure, GF-Flammarion, 2006, p. 412-413.
25
plus complexe car le règne du paradigme de la mécanique classique ne fut jamais
interrompu. Sans doute parce que son niveau d’approximation est parfaitement
adapté à la plupart des activités humaines et notamment celles qui impliquent
l’interaction immédiate des sens de l’homme avec la nature ou les objets. La
métamorphose de la science contemporaine dure depuis plus d’un siècle sans qu’elle
n’ait pu faire complètement disparaître les méthodes de la science moderne, ni sur le
plan scientifique, ni sur le plan philosophique. Ainsi, la diversification des
disciplines a mis à mal le déterminisme que prônait encore Laplace en affirmant
qu’une connaissance complète des états de l’univers à un instant donné permettrait,
par l’intégration de tous les processus, de déterminer son évolution future. Cette
vision allait être balayée par le développement de la mécanique quantique et les
théories du chaos entraînant une disparition des concepts de prédictibilité absolue
dans notre vie de tous les jours : la météorologie, l’économie, la génétique, les
sciences du vivant, l’écologie et la sociologie sont toutes confrontées aux
restrictions du sens de leurs observations. Le comportement des systèmes complexes
peut complètement échapper à toutes prévisions et donc à tout contrôle humain. Les
portes du doute s’ouvrent aux scientifiques. Dès lors, les sciences ne pourront plus
tant s’intéresser aux origines des phénomènes qu’à leur évolution. L’homme sait
désormais qu’il lui est impossible de concevoir une expérience sans perturber son
contexte expérimental et donc fausser de manière plus ou moins négligeable son
résultat. Alors qu’à peine un siècle plus tôt Hegel avait prédit l’arrivée d’un homme
capable d’atteindre le savoir absolu, l’absolu se dévoilait finalement comme
contingent au reste du monde, impalpable et imprédictible.
26
le risque de repousser la raison.
42
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 176.
27
tous les êtres vivants. Mais, cette étape de recherche, non plus de la simple
connaissance mais des conséquences pour l’autre de l’absence de connaissance des
conséquences de nos actes, déborde le premier stade du parcours de la
reconnaissance de Ricoeur pour anticiper sur le deuxième, celui de la
reconnaissance de ses propres faiblesses par l’observateur ; et même le troisième,
celui de la reconnaissance réciproque, par l’attention aux impacts, sur l’autre, de ces
faiblesses.
« […] c’est bien une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si
hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient
capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un
discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il
n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse
être qui fasse le semblable »43.
43
Descartes, R., Discours de la Méthode, Editions 1000 et une nuits, 2006, pp. 57.
44
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les
Hommes, Le livre de Poche, 1996, p. 93
28
promesses.
45
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 23.
46
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 45.
47
Ibid, p. 24.
29
idées et le monde sensible. Pour Aristote, l’éternité du monde rend superflu le
questionnement sur les origines de l’être. Il est plus important de s’interroger sur sa
manière d’être qui révèle sa nature au travers des processus. Avec lui, la distinction
entre cause formelle et cause finale raffine le concept de finalité qui « […] ne
signifie pas, comme c’est le cas chez Platon, la présence dans le monde d’un
dessein intelligent. Elle manifeste la tension vers l’excellence d’une nature qui ne
peut complètement la produire »48. De cette tension naissent les ratés et les
monstres, la variabilité des corps au sein des espèces et, d’une manière générale,
tous les échecs qui éloignent la nature de la perfection. Ainsi, pour lui, les hommes
accomplissent une nature dont ils dépendent cependant. Lucrèce répondra lui aussi
au défi lancé par Epicure dans la ligne de l’atomisme de Démocrite. Il invoque des
écarts « infiniment petits » susceptibles de faire évoluer les situations depuis leurs
cours laminaires, continus ou répétitifs. C’est ainsi que la nature provoque la
naissance et la disparition des êtres : les mondes sont infinis, mais le nôtre est
mortel. Les pactes de la nature, les « foedera naturae », englobent l’âme, reliant
ainsi la psychologie à la physique. L’histoire de l’humanité devient celle de ses
peurs qui se conjurent dans la religion. Il en résulte une éthique de la cause
minimum, nécessaire à la vie et suffisante pour atteindre l’ataraxie. En faisant de sa
physique une éthique, Lucrèce apporte une solution qui permet de sortir de
l’impasse du naturalisme Grec : La nature est un processus qui se suffit à lui-même
tout en laissant à l’homme la possibilité d’y provoquer marginalement, ce qu’elle ne
lui donne pas naturellement. Cette vision d’apparence très contemporaine de
l’éthique ne peut toutefois être telle quelle la nôtre car : « […] car sa physique n’est
plus la nôtre ».49 Désormais la capacité d’action de l’homme sur la nature est loin
d’être marginale.
48
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement , Champs Essais, 1997, p. 42.
49
Ibid, p. 56.
30
fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-là. »50
Rousseau voit dans cette démarche, l’origine d’un asservissement des hommes par
les hommes, « […] les liens de la servitude n’étant formés que de la dépendance
mutuelle des hommes et des besoins réciproques qui les unissent. »51 Construits au
plus grand bénéfice des puissants, ils seront à l’origine d’inégalités entre les
hommes et de la création de nouvelles dépendances.
« Dans ce nouvel état […], les hommes jouissant d’un fort grand loisir
l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues de
leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer,
et la première source de maux qu’ils préparèrent pour leurs descendants
[…] ces commodités […] étant en même temps dégénérées en vrais besoins
[…] on était malheureux de les perdre sans être heureux de les
posséder. » 52
Alors que pour Rousseau, l’état de nature à jamais perdu, apporte sécurité et confort,
Hobbes avait défendu un siècle plus tôt dans le Léviathan une position opposée
décrivant une nature violente où « on trouve dans la nature humaine trois causes
principales de conflit : premièrement, la compétition ; deuxièmement, la défiance,
troisièmement la gloire»53. Pour lui, les craintes permanentes de la mort violente qui
en résultent fondent la résignation à la perte de liberté des hommes au profit de la loi
dont la rédaction incombe à un souverain chargé de leur protection. Alors que la
nature de Rousseau est accueillante et protectrice, celle de Hobbes est inquiétante et
expose l’individu. Elle s’affranchit de l’homme et de la morale religieuse pour le
placer devant des travers que la loi seule peut réguler.
« Les désirs et les autres passions humaines ne sont pas en eux-mêmes des
péchés. Pas plus que ne le sont les actions engendrées par les passions,
pour autant qu’il n’y ait pas de loi faisant savoir qu’il est interdit de les
accomplir. »54
50
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les
Hommes, Le livre de Poche, 1996, p. 114-115.
51
Ibid, p. 105.
52
Ibid, p. 111.
53
Hobbes, T., Léviathan, Folio plus philosophie, 2007, p. 12.
54
Ibid, p. 14.
55
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les
31
de la nature entre Hobbes et Rousseau illustre une divergence de conception sur le
rôle que doit jouer la société dans la régulation des tendances naturelles des
individus. Elle traduit la tension entre la vision individualiste de Hobbes face à une
vision altruiste de Rousseau qui, précurseur en cela de Levinas, perçoit l’autre
comme fondateur de l’éthique et de la morale et justifiant la renonciation au droit
naturel par la mise en place d’institutions capables de protéger les avancées de la
société.
32
volcaniques ou les tremblements de Terre. Il enregistre ces cataclysmes, fait sien les
dégâts, reconstruit et oublie les blessures et les victimes. Les calculs qui semblent
prévaloir à l’établissement de ces choix individuels et collectifs de rester vivre dans
une zone menacée relèvent d’une comparaison bénéfice-risque essentiellement
basée sur la probabilité temporelle et les besoins immédiats. Cette « résignation »
réciproque rejoint le troisième moment du parcours de la reconnaissance de Ricoeur
décliné en mémoire et promesses de la nature dans le cadre de son utilisation par
l’homme. Reconnaissance de son histoire passée et promesse de possibilités de vie,
promesse des saisons qui assurent la maturation des récoltes, promesses de mort des
éruptions volcaniques dont l’homme sait qu’elles détruiront ses terres, sa maison et
éventuellement sa vie. Mais également attachement et filiation à une terre des
ancêtres, promise aux descendants, et qu’il est de ce fait impossible de quitter sans
les trahir. Quel est le prix que l’individu donne à sa vie face à ses positionnements
sociaux et psychologiques ? L’exposition au risque environnemental fait partie de ce
calcul flou de certitude ou de nécessités sociales et de probabilités. Dans un schéma
collectif famillial ou citoyen, la prise de conscience, la reconnaissance et le calcul
du bilan du risque passe par les autres qui se révèlent alors les miroirs de ce qui peut
m’arriver mais aussi celui de mes engagements face à eux dans le contexte d’une
nature dont les dangers me sont connus. C’est donc dans l’autre que l’homme estime
et accepte le danger environnemental qui le menace. Soit que cet autre constitue la
cause de la résignation face à ce danger du fait de la nécessité éthique ou morale de
satisfaire les besoins qu’il génère, soit que cet autre atténue le ressenti de ce danger
par une dillution apparente du fait de sa propre exposition. C’est dans la
responsabilité pour l’autre ou dans l’amour de l’autre qu’il trouvera la force
d’affronter sans illusions les dangers naturels.
33
surface du soleil qui finira par rendre toute vie végétale et terrestre impossible 57. Les
autres évolutions écologiques dont l’homme a pu enclencher le processus ne
pourront le faire disparaître car ce que l’esprit à fait, l’esprit peut le défaire, même
au prix de catastrophes humanitaires et quitte à en payer un coût humain donc moral
et éthique important.
57
Ward, P.D., Brownlee, D., The Life and Death of Planet Earth, Times Books, 2003,
pp. 240
58
Jonas, H., Pour une Éthique du Futur, Rivages Poche, Payot, 1998, p. 101.
34
passer d’eux. »59
À l’échelle des temps géologiques, la disparition des espèces naturelles n’est jamais
progressive mais se déroule toujours selon un scénario brutal et rapide, quelquefois
difficilement compréhensible dans un contexte qui semblait celui d’une prolifération
positive. Elle intervient comme le constat physique, chimique ou éthologique
(social ?) d’une inadéquation au sens le plus brutal du terme entre les besoins vitaux
de l’espèce et une nature qui ne permet plus de remplir ces conditions nécessaires.
Pour l’homme, animal social et pensant, les sens et la conscience, le savoir et la
mémoire ainsi que l’esprit et l’imagination construisent l’individu et la société.
Avec leurs interactions complexes, ils constituent à la fois les fortifications et les
fragilités psychologiques, physiques et chimiques de l’espèce humaine. Leurs
évolutions qui, à la différence des autres espèces, dépendent de lui-même,
conditionnent la capacité de résistance dont la dégradation pourrait aboutir à une
mise en danger des conditions nécessaires à la vie de l’homme sur Terre.
35
actuels des rapports de l’homme à la nature. Aujourd’hui, les défis qui se posent
sont d’ordres scientifiques (quelle sera l’évolution de la température de la planète),
sociologiques (comment respecter l’homme en lui permettant de satisfaire le
premier besoin de nourriture pour une population mondiale qui n’a pas encore
atteint son seuil de reflux), et psychologiques (quels seront les comportements
individuels face aux nouvelles contraintes imposées par la prise en compte de ces
défis). L’idée que la technologie palliera toujours aux nouveaux problèmes
écologiques se heurte à cette part inconnue des processus naturels qui ne sont pas
pris en compte dans les estimations et dont les conséquences ne peuvent, par
conséquent, pas être évaluées. Les espoirs suscités par les cultures des OGM pour la
production suffisante d’une nourriture à la population mondiale soulèvent de
nombreuses incertitudes quant à leurs conséquences toxicologiques immédiates ou
différées et en termes des conséquences des chutes de biodiversité inhérentes à ces
cultures. L’utilisation de l’énergie nucléaire ne résoud pas les problèmes liés aux
ressources finies du combustible, à la dissémination du potentiel militaire effarant
des technologies nucléaires, à la production et au stockage des déchets et enfin au
contrôle de la dangerosité immédiate des centrales civiles. La recherche scientifique
a probablement atteint, avec le gigantisme et le coût des instruments de physique
moderne, une limite sinon théorique au moins pratique. De même qu’il est certain
que la Terre ait déjà dépassé le moment le plus favorable de son histoire géologique
au fonctionnement de la vie60. Peut-être avons-nous également atteint (ou peut-être
en sommes-nous proches au sens d’une assymptote) de la limite du savoir accessible
à l’homme. La technologie bénéficiera probablement encore de nombreux
développements notamment dans les domaines les plus en pointes du génie
génétique, des nanopaticules, de l’électronique et de l’informatique. L’homme va
continuer de faire progresser sa natura naturata mais les mystères de la natura
naturans seront de plus en plus difficiles à percer car ces mécanismes dont la taille
de fonctionnement se rapproche de celle de la molécule ou même de l’atome ne
pourront être dépassés que par la connaissance et le contrôle de la structure interne
des atomes qui posent de très gros problèmes théoriques et expérimentaux.
L’artificialisation de la nature en sera encore augmentée, mais il est fort probable
que la convolution de celle-ci avec les mécanismes restant inconnus de la natura
naturans nous réservera de nombreuses surprises. Ce fut le cas pour l’amplification
du trou de la couche d’ozone ionosphérique aux pôles par les rejets de gaz
60
Ward, P.D., Brownlee, D., The Life and Death of Planet Earth, Times Books, 2003,
pp. 240.
36
anthropiques dans l’atmosphère. De ces quelques considérations de bon sens ressort
la nécessité, non d’un retour en arrière, qui est impossible comme l’avait déjà
mentionné Rousseau, mais d’un changement radical des conceptions réciproques de
l’homme, de la société et de la nature. Seul une évolution de ce type semble à même
de pouvoir rendre compatible dans la durée les impératifs économiques, politiques
et environnementaux.
« La nature nous contient, nous et nos œuvres, et c’est bien pourquoi nous
continuons d’exister. La culture n’est qu’une nature cultivée, dont ce
produit de la nature qu’est l’homme prend soin : que la nature meure, alors
la culture, et tous ses artefacts, mourront aussi »61.
61
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 15.
37
nouveau paradigme : celui d’une nouvelle éthique de vie, orientée vers les autres,
incluant l’homme mais également l’ensemble des êtres, dans le but de fonder une
échelle de valeurs et une vision d’un monde futur.62
62
Jonas, H., Pour une Éthique du Futur, Rivages Poche, Payot, 1998, p..
38
Chapitre 3 : Evolution de l’anthopologie et métaéthique
Dans son ouvrage, La Religion des Origines, Emmanuel Anati propose, sur
la base du constat de la similitude des techniques de l’art pariétal observé sur les
cinq continents, une origine religieuse commune pour nos ancêtres du paléolithique
inférieur:
Les tabous apportent, par les comportements de renoncement qu’ils induisent devant
les absences de réponse et leurs caractères sacrés, les compensations spirituelles aux
pièces manquantes du puzzle de la connaissance. En ce sens, ils permettent à
l’homme de construire les remparts et en même temps leurs brèches contre ses
fragilités physiques et chimiques, mais aussi psychologiques et sociales. Bien qu’ils
n’apportent pas de réponses, les tabous posent le sens de l’origine et du devenir de
l’homme. Construits sur le langage ou sur la représentation, ils lui permettent de les
concrétiser dans un objet, un mythe, une religion ou un but et de leur donner ainsi
un sens collectif même dans l’incrédulité. En ce sens les progrès continus de la
connaissance n’ont pu que provoquer le déplacement des questions vers des
réponses de plus en plus inaccessibles.
63
Anati, E., La Religion des Origines, T. P. Michel, Hachette, 1999, p. 101.
64
Ibid, p. 91.
65
Ibid, p. 16.
39
Dans l’introduction de Totem et Tabou, Freud affirme qu’il est nécessaire,
pour mieux comprendre les comportements individuels et collectifs de notre société,
de s’appuyer sur les résultats de l’anthropologie, et notamment sur les descriptions
des comportements des peuples primitifs, qu’il considère comme les plus proches de
ceux de nos ancêtres, avant que les progrès sociaux et techniques de l’humanité ne
bouleversent nos habitudes et nos comportements.
« […] le tabou survit encore de nos jours, dans nos sociétés modernes ;
bien que conçu d’une façon négative et portant sur des objets tout à fait
différents […]. Le totémisme au contraire est tout à fait étranger à notre
manière de sentir actuelle, il est une institution depuis longtemps disparue
et remplacée par de nouvelles formes religieuses et sociales […] »66.
Il partage en cela la vision de Wundt, pour qui le tabou représente la loi non écrite la
plus ancienne de l’humanité. Ce code trouve essentiellement ses origines dans les
craintes et les angoisses de l’homme. Freud se déclare pourtant insatisfait de cette
définition qu’il trouve trop restrictive:
« Wundt nous apprend ainsi que le tabou est une expression et une
conséquence de la croyance des peuples primitifs aux puissances
démoniaques. Ultérieurement, le tabou se serait détaché de cette racine et
ne serait resté une puissance qu'en vertu d'une sorte d'inertie psychique;
ainsi le tabou serait même la racine de nos propres prescriptions morales et
de nos propres lois. […] l'explication donnée par Wundt nous laisse déçus.
Expliquer le tabou de la sorte, ce n'est pas remonter à la source même des
représentations taboues et montrer ses racines dernières […] Il faut
remonter plus loin encore.»67
En fait, pour Freud, les règles instituant les deux principaux tabous des sociétés
primitives, l’inceste et le meurtre, se rapportent directement à la représentation de
l’être totémique. Elles vont trouver leur expression dans la partition des tribus en
systèmes de classes totémiques imperméables et, symboliquement, par l’interdiction
de toucher ou de consommer la chair du totem.
66
Freud, S., Totem et Tabou, Payot, 2001, p. 8.
67
Ibid, p. 43-44.
68
Ibid, p. 147.
40
Le totem représente en premier lieu l'ancêtre du groupe, son esprit
protecteur et son bienfaiteur qui connaît et épargne ses enfants qui, en retour, lui
doivent le respect. Il est donc la matérialisation d’un ordre social, morale et éthique
dont la transgression est généralement punie de mort et dont la transmission
héréditaire paternelle ou maternelle assure la cohésion de la tribu au-delà de la
structure familiale classique. La punition collective qui résulte de la transgression
confère sa solidité à une structure sociale qui se fonde ainsi sur une éthique
personnelle et une morale sociale. Celle-ci ne laisse comme alternative de remise en
cause que des événements violents de défis, de combats ou de meurtres rituels. Le
tabou, représentant l’héritage ancestral, exprime en lui le désir conscient ou non de
faire perdurer un ordre et une relation équilibrée avec une nature à la fois généreuse
et dangereuse. Dans une dualité mélée de craintes et de désirs de transgression, le
système peut rester stable et se perpétuer mais aussi être déstabilisé simplement par
l’évolution des connaissances, des techniques ou des relations politiques avec les
autres peuples. Les dimensions individuelles et collectives régulent les
comportements des individus astreints à respecter l’ordre de la société, érigé en
ordre naturel par l’absence de lois écrites.
41
Malinowski Reich affirme une plasticité des instincts humains qui, à la différence du
déterminisme qui, selon lui, gouverne les animaux, permet une adaptation aux
facteurs culturels. Il en conclut que les résultats de Freud sont plus pertinents pour
l’étude des modifications sociales de la nature humaine que pour la psychologie
humaine elle-même.
Pour Anati, citant en cela les travaux de Huxley69, il existe une forme de
comportement chez les animaux qui, bien qu’elle ne soit pas empreinte de
religiosité, nous conduit à une forme certaine de ritualisme. Ainsi, on ne peut
exclure que les interdictions que représentent les tabous puissent trouver leurs
origines dans un instinct naturel profond notamment en ce qui concerne les tabous
de l’inceste et du meurtre. De fait, l’interdiction (ou la ritualisation) de la
consommation de la chair du totem peut également provenir de
« Des habitudes de vie des singes supérieurs, Darwin a conclu que l'homme
a, lui aussi, vécu primitivement en petites hordes, à l'intérieur desquelles la
jalousie du mâle le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité
sexuelle. […] nous pouvons conclure en effet qu'une promiscuité générale
des sexes à l'état de nature est un fait extrêmement peu probable.»71
69
Huxley, J., et al., A Discussion on Ritualization of Behavior in Animal and Man, Phil.
Trans. R. Soc. London, B , n° 772, vol 251, p. 247-256.
70
Freud, S., Totem et Tabou, Payot, 2001, p. 164.
71
Ibid, p. 177.
42
(éventuellement aux autres tribus) aient pu contraindre les familles à une
communauté de vie conduisant à des comportements analogues à ceux qui sont
actuellement observés chez les singes et d’autres mammifères.
« Chez les primates, la structure sociale diffère toutefois selon qu’il s’agit
des singes arboricoles ou des singes terrestres. Chez les premiers, comme
c’est le cas chez les chimpanzés et les gorilles, on trouve une structure
sociale remarquablement égalitaire, alors que chez les singes terrestres
comme les babouins africains ou les macaques asiatiques, confrontés
constamment aux dangers du terrain à découvert, on observe une
organisation sociale à la tête de laquelle se retrouve un seul mâle
hautement dominant et quelques mâles adultes de rang légèrement
inférieur.» 72
Quel sens faut-il donner à une anthropologie moderne à une époque où les
paléontologues découvrent les uns après les autres les maillons manquants de
l’évolution des primates et des hommes. Ces résultats rendent de plus en plus floue
la limite entre l’animal et l’homme ou, au contraire, confirment de manière de plus
en plus indéniable nos racines animales. Dans le même temps, les résultats de
l’éthologie contemporaine affirment le caractère social des relations dans le monde
animal. De ce fait, l’anthropologie moderne souffre de la désacralisation de son
objet d’étude si particulier : l’homme. Mais à ces difficultés de positionnement par
rapports aux autres sciences comme la sociologie ou l’éthologie, l’anthropologie
rencontre également des questionnements éthiques et moraux liés au fait que son
objet est celui qui justifie la raison de toute science : l’homme. Il en ressort une
nécessité éthique de considération à la fois dans les méthodes et dans les buts visés.
Alors que la paléontologie humaine vient tout juste de mettre en évidence
l’interfécondité probable des deux souches humaines réputées incompatibles jusque
là et alors qu’aucun scientifique digne de ce nom n’oserait plus essayer de mettre en
avant plus que des différences culturelles entre les différents groupes humains
72
Godefroid, J., Psychologie : Sciences humaines et cognitives, DeBoeck, 2008, p. 773.
73
Freud, S., Totem et Tabou, Payot, 2001, p. 151.
43
vivant actuellement sur la planète, l’anthropologie moderne se doit de gérer les
problèmes éthiques qui se posent pour l’étude des peuples primitifs. Claude Levi-
Strauss, dans son article La Crise Moderne de l’Anthropologie se demande même si
elle n’est pas en train de perdre son objet par ses conséquences destructrices. Le
contact physique des populations isolées depuis des millénaires avec un monde
extérieur inconnu les expose à des maladies pour lesquelles elles ne possédaient pas
d’imunités. Ce problème connu depuis l’arrivée des conquistadors en Amérique du
Sud, a continué de provoquer la disparition de centaines de tribus et de peuples au
cours du XXe siècle. Mais, en plus de la menace épidémiologique que les peuples
extérieurs font courir à la santé des peuples primitifs, les contacts avec la société
moderne ont également provoqué la ruine de leur organisation sociale. Comme le
rappelle Levi-Strauss : « la notion d’indigène s’estompe et fait place à celle
d’indigent. »74 L’anthropologue se retrouve alors dans la position de l’archéologue
qui ne peut que détruire son terrain d’expérimentation au fur et à mesure qu’il
progresse dans ses fouilles. Levi-Strauss écrit à ce sujet :
44
surtout dans le contexte de la décolonisation et, aujourd’hui, de la mondialisation.
« Par un curieux paradoxe, c’est sans doute par égard pour eux
[ethnologues africains et mélanésiens] que beaucoup d’anthropologues
avaient adoptés la thèse du pluralisme (qui affirme la diversité des cultures
humaines et conteste, par conséquent, que certaines civilisations puissent
être classées comme « supérieures » et d’autres comme « inférieures »). Or
ces mêmes anthropologues – et, à travers eux, l’anthropologie toute entière
– sont maintenant accusées d’avoir nié cette infériorité, dans le seul but de
la dissimuler, et donc de contribuer plus ou moins directement à ce qu’elle
soit maintenue. »76
76
Levi-Strauss, C., La Crise Moderne de l’Anthropologie, Le Courrier de l’Unesco,
Novembre 1961.
45
social, le pouvoir, le travail, la religion. L’identification de l’individu au sein de
groupes sociaux (races, nations, classes, communauté de foi, etc…) se fait par la
reconnaissance de son « idéal du moi » au sein de ce groupe dont une caractéristique
sera justement d’avoir mis en commun cet « idéal du moi ». Ce faisant, l’individu
pourra se reconnaître à divers titres, et selon les circonstances, comme appartenant à
plusieurs groupes, créant par cette diversité les conditions de sa singularité. Mais il
est significatif, à cet égard, de constater combien l’évolution de notre société nous a
amené à adorer de nouveaux tabous et leurs totems. Le tabou moderne, l’argent, est
tout aussi mystérieux et immatériel que les tabous primitifs. Il repose sur la
confiance (ou la crainte) des individus et n’existe que sous la forme d’accords
matérialisés par des morceaux de métal, de papiers et même, à notre époque par
quelques polarisations magnétiques de cristaux de ferrites dans les disques durs des
ordinateurs des banques. Comme le rappelle John Searle, dans La Construction de la
Réalité Sociale,
Son statut repose sur l’accord collectif qui le lui confère. De tabou, il garde ce culte
mystérieux qui interdit de le toucher certains jours dans certaines religions. Le
sacrilège qui consiste à le détruire, alors même qu’il est censé vous appartenir,
provoque la vindicte populaire qu’avait subie en son temps Serge Gainsbourg pour
avoir osé le brûler en public. Ce tabou s’appuie sur des nouveaux totems, moins
naïfs, dont la technologie écrasante apporte ces sentiments de sécurité et de
puissance que nous vantent tant les publicités pour les véhicules automobiles. Ils
font ressentir cette illusion de dominer le monde et sa culture. Ils apportent
également ce sentiment de présence immédiate (un comble) que nous vantent tant
les opérateurs de téléphonie. Ils nous font ressentir cette illusion de dominer le
monde entier et sa culture par cet ectoplasme par ailleurs formidable qu’est Internet.
Ils offrent la possibilité merveilleuse d’ouvrir et de refermer le monde à la manière
des vitres de voiture ou des postes de télévision. Les moyens modernes de
communication, quel que soit le niveau social du spectateur, le confortent dans un
monde privilégié, un monde sensoriel clos, un isolement onirique permettant de
mesurer la chance que nous avons de ne pas vivre les malheurs des autres ; et,
immédiatement après, de changer de programme pour, après avoir compati quelques
77
Searle, J., La Construction de la Réalité Sociale, NRF Essais, 1998, p. 74.
46
secondes et être rassuré sur notre sort, faire disparaître de nos yeux la réalité d’un
monde impitoyable. Cette communication à sens unique est à l’opposé de la
reconnaissance réciproque puisque le monde n’est plus convoqué qu’aux instants où
je le désire et où je peux le rejetter sans qu’il ait pu donner son avis.
47
un processus de renversement complexe où il commence à se rendre compte que son
ignorance était moins destructrice que son savoir partiel qui lui donne l’illusion du
contrôle sur un système qui le dépasse. Car aujourd’hui, l’ampleur des résidus de
notre technostructure provoque des bouleversements d’équilibres à l’échelle de la
biosphère entière et modifie significativement ses capacités de contre-réactions.
Nous ne contrôlons pas la nature, nous l’utilisons à la manière d’un parasite qui se
soucie peu de l’état de santé de son support. Le spectacle de la puissance de la
nature devrait pourtant nous enseigner l’humilité de reconnaître que ni l’homme, ni
sa technologie, ni son argent n’auront la capacité d’empêcher les dérèglements
climatiques. Rien ne peut empêcher la glace de fondre lorsque sa température
augmente (à pression constante)… Il en est de même en écologie et en économie. La
thermodynamique établit l’impossibilité du mouvement perpétuel. Le temps du
pillage de la planète doit cesser pour se positionner sur un mode de fonctionnement
qui vise les équilibres énergétiques et écologiques. Mais, de cette démarche, les
dirigeants du monde politique actuel semblent étrangement absent. Aujourd’hui
c’est aux instances politiques qu’il revient de définir et de mettre en place, dès qu’ils
le peuvent, de nouveaux projets de société qui ne soit plus basés seulement sur la
vitesse, le profit, la richesse. Il leur revient d’étudier avec les scientifiques, les
sociologues, les philosophes de nouveaux paradigmes de fonctionnement sociaux
qui ne soient pas nécessairement réductibles à la croissance de consommation des
ressources, mais qui retrouvent des valeurs de réflexion, de raison, de partage, de
développements culturels. C’est à ce niveau que se ressent la nécessité d’une
nouvelle morale et éthique scientifique sociale et politique. Devant les incertitudes
qui pèsent sur la rapidité du réchauffement, la chute de biodiversité la société
politique se doit de consacrer son énergie à ce combat.
Tant que l’individu, par ses actes, ne faisait que mettre en jeu sa vie ou
celles de ses proies naturelles dans son rapport à la nature, son impact était régulé
par les rétroactions immédiates du milieu naturel. Son empreinte écologique
s’équilibrait avec celles de ses prédateurs. Il est probable que la survie de l’homme
au cours des glaciations récentes du quaternaire s’est fait au prix d’une sélection
naturelle terrible des individus les plus forts et les plus résistants. Mais, avec ou par
la connaissance et la culture, l’homme est devenu un animal social dont l’impact sur
la nature ne se mesure plus dans l’immédiateté mais dans des processus et des
déstabilisations qui se propagent dans le temps. La prise de conscience des
implications de ce décalage ne pourra pas se trouver dans l’étude des
48
comportements actuels des peuples primitifs puisqu’ils ne peuvent le ressentir. Il
s’agit d’une lente dérive dont l’accéleration se situe au cours des derniers siècles.
Sans tomber dans la caricature, si souvent dressée comme épouvantail, du retour en
arrière, l’anthropologie se doit certainement de chercher parmi les pratiques
traditionnelles celles qui, contre toute attente apportent quelquefois des solutions
plus efficaces que la technologie moderne. C’est notamment le cas pour les
pratiques agricoles, la sélection des espèces résistantes ou les modes de culture.
Bien évidemment, le retour à des pratiques disparues suppose de réhabiliter d’autres
valeurs et d’autres modes de fonctionnement pour nos habitudes sans que cela
veuille dire qu’il ne faut pas leur faire profiter des bons aspects des acquis de la
technologie contemporaine. Au contraire, c’est le défi de l’économie verte qui doit
se mettre en place en substitution des mauvaises pratiques environnementales. Elles
sont nombreuses, quelquefois oubliées ou injustement rejettées au nom d’une
culture du modernisme. Il s’agit, je crois, d’un défi actuel pour l’anthropologie. Le
retour à des pratiques environnementales correctes peut constituer une brisure de
ligne dans l’évolution de la société comme le furent, en leurs temps, l’invention de
l’imprimerie, la révolution industrielle, l’informatique moderne et l’arrivée
d’internet. Cette transition marquera la frontière entre un avant et un après dont les
contours nous paraissent encore flous mais qui sont à même de redonner du sens et
de conforter la position centrale de l’homme, de son esprit et de ses sciences dans la
nature.
49
éviter ces catastrophes humaines. Au lieu de cela, la fin du XXe siècle a été celle du
renouveau des absolutismes religieux et des massacres ethniques. Dès lors, le
constat que l’on peut faire de la capacité de l’homme à intégrer sur le plan
humaniste ses erreurs passées et à en construire une règle solide est assez faible. Il
semble que les poussées de nationalisme auxquelles nous assistons régulièrement
aient toujours les mêmes causes et se développent toujours sur les mêmes terreaux
de l’intolérance et de la crainte de l’autre. Dans le contexte de la crise
environnementale qui s’annonce pour les décennies à venir, ces conditions ont de
fortes chances de se trouver exacerbées. Les réfugiés climatiques seront nombreux
et susciteront les craintes des pays plus chanceux. Pour beaucoup d’entre eux, le
désespoir face à des conditions de vie degradées se traduira probablement par une
perte de confiance dans la société et une amplification de la dévotion religieuse,
seule à même d’apporter un réconfort, même décalé dans une « autre vie ». Il est à
craindre que l’absence d’anticipation sérieuse de cette situation par une prise en
compte suffisamment précoce des problèmes ne se traduise par un blanc-seing
donné à la nature ou à la violence pour régler les problèmes selon ses lois
incontournables. Ce serait aussi une forme d’échec pour l’homme, face aux défis
posés par la nature, que de s’en remettre à son efficacité impitoyable, pour résoudre
des problèmes dont il était parfaitement conscient mais qu’il n’a pas réussi à intégrer
dans une démarche morale et éthique. Le statu-quo est toujours possible. Mais, en
l’occurrence, il ne pourra se traduire autrement que par une résignation pratique de
l’homme à prendre en considération l’humanité de toute une partie de la population
humaine dont la survie sera alors laissée à sa capacité de résistance individuelle face
aux conditions qui seront les leurs.
On pourra rétorquer que cette situation n’est pas nouvelle et que, de tous
temps, les organisations politiques ont intégré la disparité des conditions humaines.
C’était le cas des esclaves dans les temps anciens comme, de nos jours, celui des
candidats à l’immigration des pays les plus pauvres. De fait, l’humanité se trouve
confrontée à des tensions énormes probablement dues à la complexité de ses
structures sociales et à la fuite en avant que représente l’augmentation de la
population mondiale. Alors que nous sommes déjà dans une configuration
inéquitable de consommation des richesses mondiales, les augmentations de
populations prévisibles constituront des enjeux et des charges pénalisant les pays
les plus pauvres. Les deux principaux modèles de partage des richesses : le modèle
libéral et son aboutissement capitaliste ; et le modèle collectiviste et marxiste ont
50
montré leurs forces et leurs faiblesses respectives au cours du XXe siècle. Ils
partagent un défaut commun : celui de ne pas avoir réussi à donner à la nature une
valeur autre que commerciale, régie par les lois du marché pour le libéralisme
économique ou par une décision politique arbitraire pour les régimes communistes.
La définition de ce prix écologique manque cruellement dans les bilans comptables
et dans les critères de décisions des programmes automatiques qui décident des
achats et des ventes des marchés financiers. Considérer la nature comme un
propriétaire de ses biens qui puisse en fixer le prix en fonction de ces besoins de
régénération nécessite de définir qui pourra parler au nom de la nature et selon quels
critères. Cette démarche présente maintenant quelques balbutiements, avec le
protocole de Kyoto, sur les permis de polluer que certains pays peuvent racheter
pour augmenter leurs rejets de gaz à effets de serre. Mais de nouveau, ce n’est ni
l’éthique ni la morale qui s’exprime mais de simples intérêts financiers posant de
nouveau le problème de la reconnaissance de l’homme par l’homme au travers de
l’équité de ses organisations collectives.
78
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 318.
51
que proposait Rousseau mais incluant la nature pour nous permettre d’éviter le
retour d’une « guerre de tous contre tous » pour laquelle nous ne disposons
d’aucune arme satisfaisante. La sécurité et les droits de la société humaine doivent
se construire désormais avec ce partenaire que nous bousculons et qui s’invite à la
table des négociations – la nature – et sous la forme du respect de l’humanité de tous
les autres afin de permettre à l’homme de définir les conditions de sa propre sagesse
et de reconnaître sa propre humanité.
52
Chapitre 4 : Le monde comme constituant de l’éthique et de la
morale
79
Levinas, E., Éthique et Infini, Int. Ph. Nemo, Le Livre de Poche, 1982, p. 6.
53
« retournement ontologique » qui qualifie l’humanité de l’homme.
Ce qui détruit la suprématie de la morale n’est pas le conflit mais le fait que
l’homme soit englué dans une réalité sociale que l’idéalisme lui présente comme
54
incontournable. La guerre devient alors l’état normal d’une humanité dont la
conscience est exclusivement mobilisée à sa survie. Toute proportion gardée, ce
sentiment d’écrasement par un système monstrueusement complexe n’est pas
fondamentalement différent des sensations d’isolement et d’impuissance que les
individus peuvent éprouver de nos jours dans leurs relations à la nature et lors de
leur confrontation à la gestion des problèmes environnementaux. Mais les
contraintes qui s’imposent à l’individu ne font pas que provenir de la structure
historique, sociale ou politique. Le sujet humain est également prisonnier de la
présence obsédante de l’« il y a » qui lui rappelle les obligations biologiques qui
s’imposent à son corps comme le « dormir », le « boire », le « manger », etc. Le « il
y a » de Levinas rencontre le premier moment du Parcours de la Reconnaissance de
Ricoeur. Celui où l’entendement se heurte à son irréductibilité et aux sensations.
C’est celui où les présences écrasantes des étants et du « il-y-a » asservissent le moi
par leurs contraintes psychologiques, temporelles et biologiques. Les besoins et les
tentations pèsent sur l’individu dont les redditions successives marquent les
victoires inéluctables de l’ « Il-y-a » sur la pensée. Les nécessités biologiques et
physiques et leur cortège de jouissances sont œuvres de Dieu ou du diable. Les
faiblesses sont ses victoires commises au présent, les regrets concernent le passé et
les conséquences l’avenir.
« toute perception est perception du perçu, toute idée idée d’un ideatum,
tout désir, désir d’un désiré, toute émotion, émotion d’un émouvant ; mais
toute obscure pensée de notre être, s’oriente, elle aussi, vers quelque chose.
Tout présent dans sa nudité temporelle, tend vers l’avenir et retourne sur le
passé ou reprend ce passé – est prospection et retrospection. »81
81
Levinas, E., Totalité et Infini, Le Livre de Poche, 1971, p. 127.
55
l’autre de se déterminer par le Même, sans déterminer le même, sans
introduire d’altérité en lui, exercice libre du même. Disparition, dans le
même, du moi opposé au non-moi. »82
« Le Moi est identique jusque dans ses altérations, dans un autre sens
encore. En effet, le moi qui pense s’écoute penser ou s’effraie de ses
profondeurs et, à soi, est un autre. […] Je me distingue moi-même de moi-
même et, dans ce processus, il est immédiatement (évident) pour moi que ce
qui est distinct n’est pas distinct. »84
56
reconnaissance que celle que je lui donne ; aboutissant à une réciprocité et une
responsabilité mutuelle inconditionnelle, rejoignant l’infini de tous les autres. Je suis
responsable et dépendant au-delà de toute dette ou de toute faute que j’aurai pu
contracter ou commettre envers tous les autres. Cette responsabilité perdure en
l’absence de l’autre. C’est par le pronom personnel il (elle), qui désigne l’absent(e),
que Levinas souligne cette absence absolue, constitutive de l’altérité : l’illéïté. De ce
qui est toujours absent, on ne peut parler qu’à la troisième personne et au passé.
Même devant un verbe conjugué au futur, « Il » va illustrer une situation qui sera
passée dès lors qu’elle se sera produite. En ce sens l’altérité de l’autre se révèle à
nous comme quelque chose qui toujours « a déjà passé ». La trace de l’autre c’est
aussi ce que j’imagine qui restera pour moi de son absence même future. Dans son
sens le plus absolu, elle fait allusion, chez Levinas à Dieu qui n’est jamais là mais se
révèle par sa trace. De fait le visage de l’ «autre » et la « responsabilité aux yeux de
l’autre » doivent être reconsidérés dans le contexte de la présence des autres
« autres », nous plongeant ainsi au cœur d’un débat moral. Levinas y voit le
fondement de la société au travers d’actions et de décisions qui doivent s’appuyer
sur la connaissance, les institutions et la politique. Alors que selon Kant, la morale
se définit par le respect des contraintes imposées par la loi et que, selon Platon et
Locke, la légitimité de la loi se fonde sur son ancrage dans l’autorité du pouvoir en
place au sein de la cité, Levinas donne à la loi une dimension plus large. Elle
dépasse également celle proposée par Hobbes comme moyen de restriction des
appétits et des peurs issus de l’état de nature et de la « guerre de tous contre tous ».
Pour Levinas, la loi doit apporter une limitation aux concessions abusives que
l’individu serait tenté de faire en réponse à la vision du visage de l’autre. Elle doit
ainsi garantir les intérêts des tiers et des autres par la limitation de cette générosité
tout en veillant à ne pas écraser, sous une généralité trop forte, les droits individuels
de ce premier « autre » qui sera affaibli par la limitation de cette générosité.
57
nature. La découverte et la multiplicité des mécanismes d’interaction constituant le
climax local décrit par Odum et rappelé par Catherine et Raphael Larrère. 86 Le
deuxième consiste en une reconnaissance de l’individu ou du groupe social par lui-
même dont l’expression dépendra des sens éthiques et moraux basés sur des
systèmes de valeurs propres. Les conceptions des rapports à la nature seront
radicalement différentes selon que l’individu ou le groupe se considèrent comme le
résultat d’apparitions naturelles incontournables au sein de ce système, ou qu’ils
croient être celui d’une volonté divine susceptible de leur conférer une place et des
droits particuliers. Si pour Levinas, Dieu échappe définitivement aux catégories de
l’existence et de la connaissance, et que, de ce fait, la question de la religion n’est
pas pertinente pour la construction de la morale, il n’en est pas de même de l’autre
dont le visage nous oblige. Dès lors, le troisième stade du parcours de la
reconnaissance de Ricoeur en est profondément modifié. L’autre doit être reconnu
dans les deux dimensions qui m’obligent : celle de la compassion et celle de la
crainte. Il doit l’être dans un schéma réciproque et qui puisse s’adapter à tous les
autres. L’étendu de ce processus de reconnaissance, à tous les hommes, établit
nécessairement la primauté du débat éthique et moral au sein de nos institutions
politiques et de nos relations sociales. Cette démarche est susceptible d’avoir à gérer
la confrontation d’échelles de valeurs et de demandes différentes d’un individu ou
d’un groupe d’individus à l’autre et de provoquer un hiatus de compréhension entre
eux. Les exemples illustrant la nécessité de la prise en compte de cet aspect sont
nombreux dans le traitement des problèmes environnementaux où elles sont souvent
représentées par le syndrome du « pas de cela chez moi » qui tend souvent à
transformer une gène individuelle ou locale en un combat écologique de portée
générale. La loi, en imposant par exemple des secteurs géographiques d’équilibre
entre production et traitement des déchets illustre une démarche allant dans le sens
de la morale de Levinas. Mais, pour rester dans l’exemple du traitement des déchets,
elle doit simultanément protéger, par une réglementation complémentaire stricte, le
droit à la santé des riverains soit en surveillant l’innocuité des rejets d’un
incinérateur, soit en veillant à l'intégrité des nappes phréatiques. L’application de la
philosophie de Levinas aux problèmes d’éthique environnementale nécessite donc
une échelle de valeurs clairement établie pour que le refus des individus (le visage
de l’autre) soit contrecarré par la « responsabilité face aux autres » dans le respect
équitable des droits particuliers de ceux dont la loi a rendu juste l’échec des
86
Larrère, C. et Larrère, R., Du bon Usage de la Nature pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 176.
58
revendications. Ce retour des institutions et des acquis de la civilisation va
nécessairement modifier la notion de « responsabilité aux yeux des autres »
introduite par Levinas. Il confie ainsi aux institutions le rôle de les garantir par la
justice en fondant un principe moral qui leur attribue une fonction corrective des
abus : « Dans la mesure où le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers, le
rapport métaphysique de Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un
État, aux institutions, aux lois, qui sont la source de l’universalité. »87
87
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 254.
88
Chalier, C., Levinas l’Utopie de l’Humain, Albin Michel, 1993, p. 67-68.
59
et s’impose devant les autres « je ». Le deuxième humanisme est représenté par le
visage de l’humanité telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui. C’est celle qui a
évolué au cours de l’histoire par les guerres, l’esclavage, la colonisation, les
génocides et présente de nos jours les béances de la misère des pays du tiers-monde.
Dans une forte cohérence avec les vicissitudes et les drames de l’histoire, cet
humanisme conduit inéluctablement vers des catastrophes écologiques dont le coût
humain peut s’élever à celui du sacrifice de plusieurs millions d’êtres humains. Pour
cet humanisme là, une sortie de crise écologique « naturelle », par l’élimination des
plus faibles incapables de résister aux conditions de vie qui seront les leurs, ne pose
pas de problème structurel. La philosophie de Lévinas laisse entrevoir la possibilité
d’autres formes d’humanismes qui poseraient le principe d’égalité entre les
individus, partis indissociable du tout de l’être humain, mais aussi du tout de la
nature. L’humain y paraît alors comme constitutif du monde (au risque de donner
les apparences d’un basculement dans un anti-humanisme). Cette troisième voie
peut se comprendre comme celle d’un humanisme des personnes dépassant
l’individu, à la manière du dépassement de l’être, pour embrasser la totalité de
l’homme. Le personalisme pose ainsi l’accentuation sur la dimension relationnelle
de l’être humain qui devient son essence. Ce que je suis n’existe qu’au travers de ce
que je communique aux autres et de ce qu’ils me communiquent en retour. La
responsabilité qu’il me donne me vient, non d’une ambition mais bien de la
confiance qu’ils me portent par mon élection, et c’est au-travers de cette confiance
que je peux poser les jalons de mes actions et donc mon éthique. Ma responsabilité
redevient alors naturelle et, de ce fait, comme le dit Jonas, « est irrévocable et non
resiliable ; et elle est globale »89. Tout comme l’appel du visage de l’autre pour
Levinas, le personnalisme d’Emannuel Mounier surgit du plus profond de la vie,
non du corps mais de l’esprit des autres.
89
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 186.
60
décrit : « les amants, les amis, ont deux désirs l’un de s’aimer tant qu’ils entrent
l’un dans l’autre et ne fassent qu’un seul, l’autre de s’aimer tant qu’ayant entre eux
la moitié du globe terrestre, leur union n’en souffre aucune diminution »90, unis
alors dans cette situation où la communication envers l’autre prime sur tout, que
cela soit en sa présence ou en son absence. Le personalisme de Levinas se retrouve
dans cette intensité et dans cette permanence de cette communication avec l’autre
qui m’oblige, parce ce qu’il(s) m’a(ont) choisi, de construire un ordre nouveau,
collectif et altruiste.
La fin du XIXe siècle est aussi la fin de la mention « terra incognita » sur
les cartes du monde. L’exploration de l’Afrique permet de découvrir les sources du
Nil et participe à la fois à la prise de conscience de la finitude de la planète et de
celle de ses ressources. Cette prise de conscience va se traduire par une exacerbation
des visées coloniales et des conflits qui leur sont liés. Dans le même temps, la crise
de la vérité, dans le monde scientifique, illustre le sentiment de désenchantement du
monde qui frappe toutes les catégories intellectuelles au travers de la peinture, de la
poésie, de la science et de la religion. Depuis cette époque, le libéralisme
économique a continué de s’étendre notamment à la faveur de la disparition récente
de son principal pendant politique : le communisme. Il serait bien sûr abusif de
prétendre que l’ensemble des cultures du monde ont été absorbées dans le seul
modèle occidentale. Mais, si elles ne l’ont pas été, elles se sont profondémment
modifiées pour se couler (à de rares exceptions près) dans le moule de la
mondialisation dont l’esprit est fondamentalement marqué du coin de la société et
de la philosophie occidentales. Le désarroi qui naît de la finitude du monde se place
tant au niveau social qu’au niveau individuel. L’homme se retrouve écartelé entre
ses questionnements religieux, artistiques ou métaphysiques et l’échec d’un
idéalisme qui depuis la philosophie critique se doit de renoncer à l’absolu. Le
désarroi ouvre la voie au pragmatisme dont la redoutable efficacité signe la perte de
sens du temps en tant que durée pour ne valoriser que son expression instantanée. La
finitude du monde pose les limites d’un sens externe accessible à l’homme et
repousse ses rèves dans un univers inaccessible dont il pressent les dimensions
abyssales. La dimension de l’homme trouve ses limites, posant ainsi celles de son
agir mais pas celles de ses ambitions.
90
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, p. 299.
61
« […] par suite de certains développements de notre pouvoir l’essence de
l’agir humain s’est transformée ; et comme l’éthique a affaire à l’agir,
l’affirmation ultérieure doit être que la transformation de la nature de
l’agir humain rend également nécessaire une transformation de
l’éthique. »91
91
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 21
62
énergétiques, mais mon alter ego pour lequel mon esprit ne peut simplement vouloir
que ma volonté de vivre le fasse mourir. L’individu va se trouver confronté, en
permanence, à cette opposition du corps et de l’esprit dont la dialectique le déchire
mais dont l’autre le sauve.
92
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 101.
63
pas l’homme mais sa volonté de vivre, omniprésente et toute-puissante, que la
pensée même n’arrive pas à contrecarrer.
Alors chaque individu peut se sentir le centre de ce monde et être prêt à sacrifier
pour lui tout ce qui n’est pas lui. « Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel
à tous les êtres de la nature. »94 Cette vision du monde s’impose à tous dès lors
qu’ils se trouvent en concurrence pour la possession ou la reproduction. La volonté
de Shopenhauer rencontre l’ « Il y a » de Levinas, c’est-à-dire un enlisement dans
l’être impersonnel qu’on ne peut fuir. Shopenhauer y voit le fondement du sentiment
d’injustice ressenti par l’individu lorsque la victime
« ressent cette invasion dans la sphère où elle affirme son propre corps, la
négation de cette sphère par un étranger ; elle en éprouve immédiatemment
un chagrin tout moral, bien distinct, bien différent de la douleur physique
causée par le fait même, ou du malaise produit par la perte à elle
infligée. »95
Mais, simultanément, naît pour celui qui abuse de sa force l’idée qu’
93
Schopenhauer, A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, PUF, 2009,
p. 418.
94
Ibid, p. 418.
95
Ibid, p. 421.
96
Ibid, p. 421-422.
64
moi, selon Shopenhauer, correspond pour Husserl à l’unité de la conscience dans
laquelle se constitue, riche de nos vécus, le rapport ou le jugement du moi à l’objet.
Ainsi se créent la réflexion sur le moi et l’établissement d’une relation à l’objet
génératrice de l’acte considéré, pour Husserl, comme vécu intentionnel. Dès lors,
l’éthique surgit de l’autre, qui me fait face dans la mêmeté de sa volonté mais dans
l’altérité de notre relation. Elle surgit comme condition de base de la justice de
même que le sentiment de justice apparaît avec cette éthique qui me lie à l’autre
sans m’y contraindre. Levinas permet de dépasser cette impossibilité en plaçant
l’appel du désir de l’autre comme modérateur de celui du sujet. L’éthique de
Levinas, la considération de l’autre, est un retour à l’éthique naturelle de l’homme.
Elle fonde la sensation de justice sur les aspects objectifs (chez l’autre) de la
compassion, de la modération et de l’interdit du meurtre. Par son extension à l’autre
et par l’extension de l’autre au monde, elle fixe, au travers du sentiment de justice,
une condition nécessaire : celle de la mise en place d’une justice humaniste qui
serait globalisée et unifiée dans ses principes. Celle-là même qui serait à même de
dépasser les humiliations de l’histoire car « du retournement du reconnaître à l’être
reconnu : c’est à être distinguée et identifiée que la personne humiliée aspire. »97
65
système. Qui en possède les clefs de fonctionnement ? Le système n’est-il pas en
train de s’autonomiser, indépendamment de l’homme et de ses besoins réels, pour
n’être plus piloté que par des critères programmés dans des modèles numériques et
des systèmes de « sécurité » informatisés ? Internet crée au-dessus de la planète un
ectoplasme dont la réglementation se heurte aux frontières des états classiques,
détenteurs du droit. C’est donc bien au niveau mondial que doivent maintenant se
définir les bases d’une justice universelle au sens où, construite à ce niveau, elle
s’imposerait à l’ensemble de l’humanité. A l’échelle des états, le libéralisme
98
Garandeau, Mikaël, Le Libéralisme, Corpus GF Flammarion, 1998, p. 16.
99
Ibid, p. 27.
66
que cela n’était pas suffisant pour infléchir les gouvernements, du moins pas aussi
efficacement et rapidement que la sagesse ne semble l’exiger. Depuis ses origines,
que ce soit par le totem ou par les tables de la loi, la justice, outil de violence
légitime, est un artifice de matérialisation de la morale. Elle concrétise
préventivement ou punitivement ce qu’il peut en coûter, pour un individu, de se
placer en dehors des règles de la société à laquelle il appartient. Elle intervient de
manière objective par les murs de ses prisons entre l’effectivité du mouvement du
corps qui commet la faute, dans l’instantanéïté d’une action répréhensible, et la
liberté de l’esprit de celui qui, bien qu’il ait pu la préméditer longtemps, ne pourra
en être tenu pour responsable que lorsque’il l’aura commise. Qu’en est sera-t-il de la
responsabilité des automobilistes actuels envers les probables naufragés climatiques
du XXIe siècle. C’est aussi à ce stade que l’anticipation de la responsabilité par
l’appel du visage de tous ces autres doit permettre d’essayer d’imposer des
changements de comportements qu’aucune loi actuelle ne réprime. Ce défi se situe,
en quelque sorte, à l’opposé de la problématique qui se pose aux tribunaux
internationaux lorsqu’ils doivent juger des crimes contre l’humanité. Dans ce
dernier cas, le but est avant tout de construire une mémoire collective autour de ces
événements passés pour (essayer d’) éviter qu’ils ne se reproduisent dans l’avenir.
Pour la mise en place d’une justice environnementale internationale, il s’agit
d’anticiper une menace sur les promesses de l’avenir. C’est justement par ce lien,
entre passé et avenir et entre mémoire et promesse, que la philosophie de la
reconnaissance de Ricoeur et l’éthique de Lévinas sont des outils précieux pour la
constitution d’une éthique environnementale : une éthique fondatrice d’une justice
basée sur la reconnaissance de l’autre et de la nature comme faisant partie d’un
tout : le tout de la vie.
John Rawls arrive à la même conclusion sur la nécessité d’intégrer les dimensions
collective, humaniste et altruiste dans sa définition des principes d’une justice basée
sur l’équité :
100
Enriquez, E., De la Horde à l’État Essai de Psychanalyse du Lien social, Folio, 1983, p.
338.
67
« Nous sommes alors conduits à l’idée que l’espèce humaine forme une
communauté dont chaque membre bénéficie des qualités et de la
personnalité de tous les autres, telles qu’elles sont rendues possibles par
des institutions libres»101
« Mais ce qui fait le plus problème au XXe siècle c’est l’ouverture de droits
sociaux relatifs au partage équitable au plan de la distribution de biens
marchands et non marchands à l’échelle planétaire »102
101
Rawls, J., cité par Soumaya Mestiri, Rawls Justice et Équité, PUF, 2009, p. 76
102
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 312.
68
Conclusion
69
menaçante ou protectrice des dieux, il n’a jamais cessé de vouloir s’en affranchir en
explorant et en essayant de comprendre les mécanismes de cette nature à la fois
nourricière et menaçante. Du désir impérieux d’harmoniser son savoir avec son
mode de fonctionnement, l’homme a établi des règles éthiques et morales en accord
avec ses conceptions religieuses, sociales et ses connaissances scientifiques.
103
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 183-184.
70
c’est à lui qu’il appartient de réguler raisonnablement ses propres actes car les
modes de fonctionnement de la biologie, de la chimie ou de la physique sont au-
delà de toutes considérations morales ou éthiques et, pour eux, les considérations de
juste ou d’injuste, et de raison et d’irresponsabilité n’ont pas de sens. Ces modes
d’action de la nature ne sont ni individuels ni collectifs au sens où ils s’appliquent
indifféremment aux individus ou aux groupes. L’homme, avec les talents qu’il a pu
développer grâce à son esprit, n’a pas inventé le feu mais a simplement découvert
ses applications potentielles et le moyen de le conserver. La compréhension qu’il a
acquise de certains phénomènes naturels a pu lui donner le sentiment qu’il les
possédait et les contrôlait alors qu’il n’en est qu’un simple utilisateur. Cette prise de
conscience de l’incapacité à influer sur les mécanismes de la « natura naturans »
doit être l’occasion pour l’homme de comprendre la nécessité absolue de conserver
le contrôle des conséquences de ses propres actes alors que, depuis quelques
dizaines d’années, ceux-ci semblent prendre des proportions irréversibles et
inquiétantes. Grâce aux résultats de la science moderne et aux capacités
d’observation globale de la planète, les causes physiques des dérives
environnementales sont connues. Seules demeurent des degrés d’incertitude quant à
l’amplification ou à la remédiation que la nature elle-même leur apportera dans les
prochaines décennies. Par exemple, la capacité des océans à absorber une partie du
CO2 produit par la combustion des énergies fossiles est encore mal connue. Il est
pourtant certain, pour des raisons d’équilibres chimiques, qu’ils ne dissoudront pas
la totalité des gazs produits. Dès lors, la variation de leurs concentrations dans
l’atmosphère provoquera un effet de serre et une variation du niveau des océans.
Mais, la dissolution du gaz carbonique dans l’océan va également se traduire par
une acidification de l’eau qui deviendra peut-être impropre à la survie de nombreux
organismes. Ces incertitudes projetées sur l’avenir justifient un changement de
comportement qui nécessite de comprendre par quels cheminements l’humanité a pu
en arriver à cette situation et comment, en fonction de ses savoirs nouveaux, il faut
envisager de définir de nouvelles règles éthiques et morales ainsi que de nouvelles
lois pour contrôler et infléchir ces tendances dont les dérives représentent une
menace pour l’humanité.
71
qui soit constitutive de la capacité de se les voir imputer de manière irrévocable.
Dans la poursuite de cette idée, il est donc fondamental de chercher, au sein même
de la nature humaine, les causes qui ont conduit à cette surexploitation de la nature
afin d’en comprendre les mécanismes, et d’étudier les possibilités même de leur
régulation. L’homme a généré une société qui l’a définitivement éloigné des autres
pratiques animales. La suprématie qu’il a acquise par son intelligence sur le reste de
la nature le place aujourd’hui en confrontation avec elle, et dans la situation de
risquer même de détruire le support de sa propre vie. Alors que les sociétés
primitives spontanément apparues au sein de la nature ne pouvaient en perturber les
équilibres fondamentaux, l’artificialisation actuellement imposée par l’homme les
met en péril. Selon la nécessité de l’évolution, proposée par Teilhard de Chardin, il
faut peut-être y voir un test de ce premier stade de l’intelligence de l’homme qui est
la première espèce intelligente à avoir vu apparaître la conscience d’elle-même. Elle
se doit de trouver, dans le cadre de cette évolution de son intelligence, son bon
positionnement avec le milieu naturel dont elle reste tributaire pour la vie de son
corps. Aujourd’hui, l’homme, que la capacité de son esprit et l’état de ses
connaissance autorisent à anticiper les conséquences probables de ses
comportements, est responsable non seulement devant les autres êtres vivants mais
également devant lui-même. Il doit rechercher un nouveau paradigme de
fonctionnement qui reconnaisse la nature sous peine, comme le dit Ricoeur citant A.
Gehlen, « de voir s’évanouir l’humanité de l’homme avec la déchéance de la
nature. »104
104
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 319.
72
Cette nature dé-divinisée peut alors devenir un de ces « autres » dont Levinas nous
enseigne que le visage nous interroge et nous porte. Elle devient, le partenaire avec
lequel nous devons mutuellement nous reconnaître, au sens du troisième moment du
parcours de Ricoeur et au sens où Levinas fait reposer la fondation d’une nouvelle
éthique sur l’altérité.
Car « […] un objet d’un type entièrement nouveau, rien de moins que la
biosphère entière de la planète, s’est ajouté à ce pour quoi nous devons être
responsable parce que nous avons pouvoir sur lui. »105
105
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 31.
106
Shopenhauer, A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, PUF, 2009, p.
421-422.
73
imaginons que d’autres la loue. »107
Et encore :
107
Spinoza, B., cité par Atlan, H., et De Waal, F., Les Frontières de l’Humain, Editions le
Pommier, 2007, p. 44.
108
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 16.
109
Maulpoix, J.M., Le Poète perplexe, José Corti, 2002, p. 89.
74
«Amour altère et désaltère, comme poésie figure et défigure. Que signifie
le mot amour (quel que soit l’objet auquel on l’attache) ? Sinon le plus
intime, là où il est tout orienté et tendu vers un autre ; où il n’existe que
dans son rapport à l’autre. Où le propre se reconnaît et s’éprouve comme
tel dans un mouvement qui le tire hors de soi. »110
110
Ibid, p. 92.
111
Descartes, R., Discours de la Méthode, Editions 1000 et une nuits, 2006, p. 36.
112
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 33.
113
Cité par Saint-Chéron, Michaël, Sartre et Lévinas, quel Dialogue ? dans Sartre et les
Juifs, La découverte, 2005, p.251.
75
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