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Université Paul Valery – UFR1 – Montpellier III

Mention : Philosophie
Master Recherche : Héritages et transitions

RECONNAISSANCE DE LA
NATURE PAR L’HOMME

DE RICOEUR À LEVINAS, LA NÉCESSITÉ DE L’AUTRE

PHILIPPE MACHETEL
Sous la direction de M. Anastasios Brenner
Mémoire de Recherche – Master 1 – Année 2009-2010

2
MÉMOIRE DE RECHERCHE – MASTER 1 – ANNÉE 2009-2010.................................2

...................................................................................................................................................2

AVANT PROPOS....................................................................................................................4

PROLÉGOMÈNES SCIENTIFIQUES SUR LA VIE DANS L’UNIVERS......................5

INTRODUCTION....................................................................................................................9

CHAPITRE 1 : DE NOS ORIGINES NATURELLES......................................................11

1.1 LA VIE SPONTANÉE.............................................................................................................11


1.2 L’HOMME SPONTANÉ...........................................................................................................13
1.3 LA SOCIÉTÉ SPONTANÉE.......................................................................................................13
1.4 L’HOMME ET LA NATURE.....................................................................................................16

CHAPITRE 2 : NATURE ET HOMME : LA RECONNAISSANCE IMPOSSIBLE ?. 18

2.1 UN PARCOURS DE LA RECONNAISSANCE..................................................................................18


2.2 LA NATURE : L’IDENTIFICATION IMPOSSIBLE............................................................................23
2.3 L’HOMME AGISSANT AU SEIN DE LA NATURE ..........................................................................28
2.4 LA RECONNAISSANCE RÉCIPROQUE ........................................................................................32
2.5 NÉCESSITÉ D’UN NOUVEAU PARADIGME DE RECONNAISSANCE DE LA NATURE................................34

CHAPITRE 3 : EVOLUTION DE L’ANTHOPOLOGIE ET MÉTAÉTHIQUE...........39

3.1 DU BON SAUVAGE À L'ANTHROPOLOGIE MODERNE....................................................................39


3.2 LE TABOU MODERNE : L’ARGENT ..........................................................................................45
3.3 L’IMPUISSANCE DE L’ARGENT FACE À LA NATURE....................................................................47
3.4 LA NÉCESSITÉ D’UNE NOUVELLE ÉTHIQUE-MÉTHAÉTHIQUE.........................................................49

CHAPITRE 4 : LE MONDE COMME CONSTITUANT DE L’ÉTHIQUE ET DE LA


MORALE................................................................................................................................53

4.1 LE RETOURNEMENT ONTOLOGIQUE DE LEVINAS.......................................................................53


4.2 LE PERSONNALISME DE LEVINAS...........................................................................................59
4.3 LE MONDE COMME PARTAGE (LE VIVRE-ÉTHIQUE)....................................................................61
4.4 LA JUSTICE COMME AVENIR (LE VIVRE-MORAL).......................................................................65

CONCLUSION.......................................................................................................................69

BIBLIOGRAPHIE-OUVRAGES.........................................................................................76

BIBLIOGRAPHIE-ARTICLES...........................................................................................77

3
Avant Propos

Au cours de ce travail de mémoire de première année de Master de


philosophie qui, je l’espère, pourra trouver une forme plus accomplie lors de la
rédaction d’un mémoire de deuxième année, il n’est pas question de prétendre traiter
complètement un sujet aussi vaste mais bien de jeter les bases d’un travail et
d’essayer de définir les contours d’une réflexion autour des problèmes d’éthique et
d’environnement. Il s’agira également d’essayer d’apporter une contribution
personnelle à la description des tensions qui opposent en permanence les espèces
vivantes à leurs milieux naturels mais également, pour l’homme, des tensions qui
opposent l’individu, la société et la nature. Ces tensions s’expriment souvent dans
l’immédiateté au niveau des individus. Elles se raisonnent dans le temps en ce qui
concerne l’avenir de l’espèce humaine, et se déclinent dans le temps et dans l’espace
pour la survie de sa culture et de ses civilisations.

4
Prolégomènes scientifiques sur la vie dans l’univers

Certains pourront se demander ce que vient faire cette rubrique au début


d’un mémoire de philosophie. De formation scientifique, il m’a semblé important et
utile, non de justifier d’une démarche, mais de poser ce point comme ancrage de la
réflexion philosophique que j’entends mener au cours de ce travail.
Progressivement, mon parcours scientifique de géophysicien m’a confronté à ce qui
me semble aujourd’hui une des plus grandes questions (sinon peut-être la plus
grande) : celle de l’origine de la vie. Je vais donc m’efforcer de poser en avant-
propos de ce mémoire les principaux jalons de la connaissance scientifique sur cette
question. Ils forment les pierres angulaires de la compréhension actuelle de cette
question de l’origine de la vie. Ce sujet fait l’objet d’une étude transdisciplinaire au
sein de la communauté scientifique française des Sciences de l’univers au travers
d’un Groupement de Recherche très actif, qui organise des écoles d’été et des
publications de synthèse1.

Pour la science, le temps se décline avant tout dans sa dimension de


grandeur unidimensionnelle capable de marquer la succession ou la simultanéité des
événements. Battu en brèche par la théorie de la relativité sur la possibilité d’en faire
un repère absolu, il permet toutefois de donner une estimation de la date du début de
notre univers à environ 13,7 milliards d’années. Ce qu’a pu être la structure de
l’univers primordial nous est difficilement concevable, D’une densité et d’une
température inconcevable pour nous, une gigantesque explosion primordiale, le Big-
Bang, venait de se produire. Elle allait donner naissance, après environ un cent-
millième de seconde aux électrons et aux trois types de quarks, les particules
élémentaires qui forment les briques élémentaires de la matière : les protons et les
neutrons. Quel sens donner à cet intervalle de temps ? Pour des particules
relativistes, le temps se dilate lorsque leur vitesse se rapproche de celle de la
lumière. Dans la perception du temps d’un monde ralenti qui est le nôtre, cette durée
paraît dérisoire mais dans le monde primordial et relativiste des origines de
l’univers, ce temps correspond probablement à une « presque » éternité.

Pendant la première seconde d’existence de l’univers, une lutte féroce de la


matière et de l’anti-matière va se dérouler dans une cascade de transformations
1
Gargaud, M., Claeys, P., Martin, H., Des Atomes aux Planètes habitables, l’Origine de
la Vie sur Terre et la Vie dans l’Univers, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005,
pp606.

5
d’énergie. Lorsque la matière rencontre de l’antimatière, elles s’annihilent dans un
jaillissement de pure énergie. De cette époque étonnante, la matière va triompher et
occuper majoritairement l’espace. Les protons, les neutrons et les électrons vont
alors pouvoir se rassembler, en quelques minutes, pour donner naissance aux
premiers atomes d’hydrogène, de deutérium et d’hélium dans un univers dont la
température n’est plus alors que d’un milliard de degrés.

Pendant les quelques centaines de milliers d’années suivantes, l’expansion


de l’univers se traduit par la diminution de sa densité. Les photons peuvent enfin se
propager et l’espace s’illumine ! Sa texture est devenue transparente comme en
témoigne actuellement le rayonnement fossile à 3°K qui parcourt notre univers dans
toutes les directions.

Les forces de gravitation vont faire le reste. La masse pesante des


particules déforme l’espace et rassemble la matière qui s’effondre en amas au sein
desquels pression et température augmentent au point d’enclencher les réactions de
fusion nucléaire des atomes d’hydrogène en hélium. La chaleur et les rayonnements
provoqués par ces réactions entretiennent les réactions de fusion au cœur des étoiles
et provoquent leur dilatation jusqu’à atteindre l’équilibre entre l’énergie évacuée par
radiation à leur surface et celle produite en leur sein. Mais, lorsque les réactions de
fusion nucléaire ont fini de transformer la plus grande partie de l’hydrogène en
hélium, cet équilibre énergétique se rompt et les étoiles s’effondrent brutalement sur
elles-mêmes. Lorsque la masse de l’étoile est suffisante, ce collapse amorce une
nouvelle réaction : celle de la fusion des noyaux des atomes d’hélium en atomes de
carbone. Puis, de ruptures de combustibles, en effondrements et en redémarrage de
réactions toujours plus complexes, ces processus de fusion au cœur des étoiles vont
fabriquer les éléments chimiques jusqu’à la masse atomique du fer. Ce n’est qu’à ce
stade, lorsque l’étoile s’effondre une dernière fois sur elle-même qu’elle explose en
une supernova qui ensemence l’espace des éléments qu’elle contient.

Ces matériaux dispersés dans l’espace vont être soumis à des


bombardements de particules de toutes sortes qui, par leur capture, vont
s’agglomérer aux noyaux des atomes et donner naissance aux atomes de masse
atomique supérieure à celle du fer. Ainsi formés, les éléments vont pouvoir entrer en
réactions chimiques les uns avec les autres au gré des rencontres et des conditions
physiques de l’espace. Les molécules primordiales se forment. L’eau, bien sûr, mais
également des molécules beaucoup plus complexes sur la base de la chimie du

6
carbone : les acides aminés qui vont constituer les briques élémentaires des
protéines de la chimie du vivant. Ces résultats laissent supposer que ces molécules
prébiotiques pourraient avoir été déposées sur Terre par des météorites comme en
attestent celles qui tombent encore de nos jours2.

Ainsi, d’effondrements en explosions, les étoiles produisent et dispersent


les éléments dans les galaxies environnantes. Au cœur de notre galaxie, la Voie
Lactée, l’explosion d’une supernova, il y a 4,56 milliards d’années, génère un nuage
de poussière qui entre en rotation. La matière de notre système solaire, celle qui
compose aujourd’hui nos corps et notre environnement est là. Le nuage de poussière
s’effondre, rassemblant environ 99,8 % de la matière tous éléments confondus en
son cœur. La pression et la température qui en résultent permettent d’initier la
réaction de fusion des atomes d’hydrogène au cœur d’une nouvelle étoile qui
s’allume : le soleil.

Exposés au vent solaire – les particules émises dans l’espace du fait de


l’activité du soleil - les atomes et les molécules les plus volatiles du résidu du nuage
de poussière interstellaire sont repoussés aux confins du système solaire où ils se
rassemblent par accrétion pour former les planètes gazeuses géantes. Par contre, les
matériaux les plus denses condensent et se rassemblent sous formes de météorites,
les chondrites, sur des orbites circulaires plus proches du soleil. Par collisions et
accrétions successives, elles vont donner naissance aux planètes telluriques dont fait
partie la Terre.

Ces météorites vont principalement s’accréter au cours d’une phase de 100


millions d’années pendant laquelle, à chaque choc, la fusion des roches et le
dégazage de l’eau qu’elles contiennent rejettent ces éléments dans l’atmosphère de
la proto-planète. Lorsque la Terre a atteint une taille critique, que le champ de
gravité a pu retenir cette eau qui, à l’occasion du refroidissement radiatif et de la
raréfaction des impacts météoritiques va pouvoir retomber sous forme de pluie. Les
océans se forment. Ils permettront d’apporter les conditions nécessaires à
l’apparition de la vie dont les premières traces fossiles apparaissent 3,5 milliards
d’années avant notre ère. Les cellules eucaryotes, à l’origine de l’évolution vers des
formes de vie plus développées, celles qui ont inventé la photosynthèse et la
respiration apparaissent vers 3 milliards d’années. Ces organismes, ou bactéries

2
H. Rosenbauer, W.H -P. Thiemann, A. Brack, J.M Greenberg . Amino Acids from
ultraviolet Irradiation of interstellar Ice Analogues, Nature, vol. 416, p. 403-406, 2002.

7
monocellulaires, qui s’étaient développées dans l’eau de mer, sont les ancêtres dont
nous sommes issus. Voilà pourquoi notre propre corps est constitué majoritairement
d’eau dont la composition et la pression osmotique est en équilibre avec celle des
océans. Il faudra attendre le permien, il y a environ 700 millions d’années pour voir
apparaître les premiers organismes pluri-cellulaires. Il faut encore rappeler que les
dinosaures ont existé de 230 à 66 millions d’années avant notre ère, que les premiers
hominidés sont apparus il y a environ 7 millions d’années, que ce n’est que depuis
200 000 ans que l’on trouve les premières traces de l’homme : L’Homo sapiens, et
depuis seulement quelques milliers d’années qu’il possède une histoire écrite.

8
Introduction

Lorsque l’on parle d’éthique ou de morale, l’esprit se tourne plus


volontiers, par un effet de mode, vers les problèmes les plus médiatisés de notre
société comme les manipulations génétiques, la recherche médicale, l’énergie
nucléaire, ou encore les recherches concernant les nanoparticules. Pourtant, les
questions relatives à l’éthique, qui sont probablement apparues avec l’homme, me
semblent concerner des problèmes plus vastes.

Au cours de l’histoire de l’humanité, la place et le rôle que l’homme va


donner à la nature vont nécessairement évoluer avec les progrès de ses
connaissances, entraînant avec ceux-ci une adaptation de ses positions éthiques et
morales dont les valeurs dépendront en retour de celles qu’il donne à la nature. Cette
intrication des causes et des conséquences rend indispensable le retour vers la
philosophie naturelle, seule à même de poser rigoureusement le problème du
positionnement réciproque des valeurs humaines et de la nature dans une
perspective impliquant le monde actuel et le monde futur. Pouvons-nous considérer
que la place de l’homme est celle d’un simple observateur intégré à la nature ; celle
d’un expérimentateur extérieur persuadé de maîtriser parfaitement les situations
qu’il génère ; ou bien, comme le décrivent Catherine et Raphaël Larrère3, celle d’un
passager-voyageur embarqué pour un voyage dont il ne connaît pas le but ? Ces
trois visions ont successivement prévalu, dans l’histoire de la philosophie naturelle,
chez les Grecs anciens, chez les Modernes, et, maintenant, avec la science
contemporaine. Cette évolution illustre probablement la pensée d’Auguste Comte
qui en décrivait la progression dans son cours de philosophie positive : Celle-ci

« … consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque


branche de nos connaissances, passe successivement par trois états
théoriques différents : l’état théologique, ou fictif ; l’état métaphysique ou
abstrait ; l’état scientifique, ou positif. En d’autres termes, l’esprit humain
emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de
philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même
radicalement opposé… »4

Les résultats scientifiques actuels, que j’ai sommairement rappelés au début de ce


mémoire, semblent prouver les caractères spontanés de l’apparition de la vie
terrestre, de son évolution au cours des temps géologiques, de sa complexification
3
Larrère, C. et Larrère, R., Du bon Usage de la Nature pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, 351 pp
4
Comte, A., Cours de Philosophie positive, Hatier, 1948, p. 14.

9
en organismes multicellulaires et de son évolution, jusqu’à l’apparition de l’homme,
en une chaîne d’événements spontanés. Cette vision contemporaine des prémisses
de la présence de l’homme est en complet déphasage avec les conceptions
mythologiques et religieuses qui ont prévalu à la génèse de notre société, de son
éthique et de sa morale. Il me paraît intéressant d’envisager leurs évolutions
contemporaines en fonction de cette question : quelles peuvent être les
conséquences sur l’homme d’une éthique et d’une morale dont les bases sont
décalées par rapport à notre connaissance scientifique contemporaine ? Quelles sont
les influences de ces décalages sur le comportement et les prises de décisions de
l’homme par rapport à la nature ? Alors que le savoir scientifique exige désormais
une spécialisation qui détruit l’égalité des individus devant la compréhension des
mécanismes et des enjeux qui régissent le fonctionnement biologique ou écologique
de la nature.

Selon Paul Ricoeur, il n’existe pas de raison étymologique fondamentale,


sinon les racines grecque ou latine des mots d’éthique et de morale, pour distinguer
les notions qu’ils recouvrent. Il y voit essentiellement une distinction normative
pour la morale qui se réfère à un ensemble de règles ou de lois, alors que l’éthique
renvoie à une définition plus subjective du « bien ».5 Selon lui, les normes morales
se caractérisent par une double exigence d’universalité et d’imposition de
contraintes. La morale nous renvoie donc à une dimension sociale alors que
l’éthique place l’individu face à lui-même dans sa réflexion au sein de ses propres
valeurs. Nous nous en tiendrons à cette distinction dans la suite de ce travail.

Dans le premier chapitre de ce travail nous essaierons de rappeler le


caractère spontané de l’apparition de la vie, de celle de l’homme et de celle de la
société. Le deuxième sera consacré à la difficulté pour l’homme et sa société de
suivre, dans ses relations avec la nature, le parcours de la reconnaissance décrit par
Ricoeur. Nous essaierons ensuite dans le chapitre trois de discuter de quelques
conséquences épistémologiques sur l’évolution de l’anthropologie contemporaine et,
dans une quatrième partie de discuter, au travers de la philosophie de l’Autre
développée par Levinas, comment la société peut peut-être envisager de trouver, au
travers de la justice, un nouveau paradigme pour une définition de la morale.

5
Ricoeur, P., Soi même comme un Autre, Seuil, 1990, p. 200.

10
Chapitre 1 : De nos origines naturelles

1.1 La vie spontanée

Parler de la vie, de ses origines, de son sens et des innombrables questions


qu’elle pose quant à sa définition même n’entre pas dans les objectifs de ce mémoire
dont l’ambition est de réfléchir sur les interactions éthiques et morales de l’homme
avec la nature. Cependant, comment serait-il possible d’avancer dans une réflexion
sur ces relations de l’homme et de la nature sans préciser quelque peu le contexte
que l’on entend se donner comme base de départ. L’homme vit et meurt. Tout au
long de sa vie, il est confronté à un environnement principalement constitué d’êtres
vivants dont la biochimie relève des mêmes lois et des mêmes principes physico-
chimiques. La philosophie et les sciences en général nous ont habitué à cette
nécessaire réduction des sphères de réflexion qui permettent à la pensée de l’homme
de s’établir et de se développer. Nous n’aborderons pas dans ce travail les questions
concernant le fondement de la vie, son sens ou sa finalité, non plus celui de
l’existence du monde ou des visions solipsistes que la pensée cartésienne a réduit à
la simple expression d’une hypothèse stérile. Suivant Erwin Schrödinger nous
considérerons que :

« 1) Mon corps fonctionne comme un pur mécanisme, selon les lois de la


nature. 2) Pourtant je sais par l’expérience directe non controversable que
je dirige ses mouvements, dont je prévois les effets, qui peuvent être
marquants et de la plus grande importance, auquel cas j’en accepte
entièrement la responsabilité entière. La seule déduction possible de ces
deux faits est que je pense que c’est moi – ce moi étant pris dans son
acception la plus large c’est-à-dire de tout esprit conscient qui a jamais
senti son moi – qui suis la personne s’il en est une, qui contrôle le
mouvement des atomes suivant les lois de la nature. »6

Ainsi, ne questionnerons-nous ni les bases scientifiques contemporaines ni


de nombreux autres points concernant le fondement de la vie mais nous les
considérerons comme acquis pour essayer de réfléchir, en retour, aux conséquences
possibles du caractère spontané de l’origine de la vie et de l’évolution qui s’en est
suivie alors que ce déroulement ne correspond pas aux croyances qui ont
accompagné, depuis son origine, l’évolution spirituelle de la société des hommes.
Dès lors se posent les questions de la compatibilité de ces schémas scientifiques

6
Schrödinger, E., Qu’est-ce que la Vie ? De la physique à la Biologie, Points Sciences,
Christian Bourgeois Editeur, 1986, p. 150.

11
contemporains avec ceux de la société, ainsi que celles des tensions qui peuvent en
résulter pour les réflexions et les prises de positions de l’homme en ce qui concerne
son environnement.

L’apparition de la vie, en un lieu et à un instant donnés, est le point de


convergence de deux types de conditions. Les premières, « internes » au sens
kantien d’une permanence temporelle qui « n’appartient ni à une figure, ni à une
position »7, sont liées aux propriétés physiques qui conditionnent la physique et la
chimie de la vie. Il en est ainsi de la liaison covalente de l’atome de carbone qui lui
permet de se lier indifféremment à des atomes ou des molécules donneurs ou
capteurs d’électrons. Cette propriété lui ouvre la richesse des combinaisons
possibles de la chimie organique. C’est également le cas des particularités physico-
chimiques de la molécule d’eau qui lui permettent d’agir comme solvant par sa
dissymétrie ou encore comme isolant thermique à la surface de la Terre grâce à la
propriété, exceptionnelle dans la nature, de sa phase solide, la glace, de flotter sur sa
phase liquide. Les conditions nécessaires « externes » sont « considéré[es] comme
la condition de possibilité des phénomènes et non pas comme une détermination
dépendant de ceux-ci ».8 Les plus évidentes sont la présence d’un intervalle de
température compatible avec les réactions de la chimie organique et la présence
d’eau sous les formes de ses trois états solide, liquide et gazeux sur Terre. Dans la
longue chaîne qui aboutit à l’apparition de la vie la vérification d’autres conditions
externes ont été nécessaires. Ce sont, par exemple, la présence d’un champ de
gravité capable de retenir une atmosphère et celle d’un satellite comme la lune dont
l’effet stabilisateur sur la rotation de la Terre permet, depuis des milliards d’années,
une alternance régulière des saisons et provoque des effets de marée une alternance
de submersions et d’émersions des rivages. Cette liste n’est pas exhaustive et la
combinaison des conditions externes nécessaires à l’apparition de la vie sur Terre, et
à son développement sous une forme complexe, en fait un phénomène d’une
probabilité infime au moins dans notre système solaire. Dans ce mémoire, je me
placerai délibérément en dehors des débats entre hasard et nécessité illustrés par
exemple par les tensions entre l’atomisme grec de Démocrite, les conceptions
géométriques du monde de Platon, et la vision résolument anthropocentrique
d’Aristote. Ces discussions reviendront naturellement en arrière-plan du
déroulement de ce travail. Il semble néanmoins que lorsque le hasard permet que
soit réuni l’ensemble des conditions externes indispensables à la vie, son apparition
7
Kant, E., Critique de la Raison pure, GF-Flammarion, 2006, p. 128.
8
Ibid, p. 120.

12
soit inéluctable.

1.2 L’homme spontané

Depuis la révolution introduite par Darwin, la science contemporaine n’a


cessé de produire des vérifications de la théorie de l’évolution des espèces et de
l’universalité des formes de vie terrestre. La disparition des dinosaures,
probablement induite par les conséquences climatiques de la collision de la Terre
avec la météorite de Chixilub au Mexique et/ou le super-volcanisme lié à la mise en
place des Trapps du Deccan en Inde9, a permis l’essor de la classe des mammifères
qui par différentiations successives a donné naissance aux primates et aux
hominidés. Cette origine animale de l’homme, Freud la décrit comme la deuxième
des trois blessures narcissiques de l’homme, après celle qu’il ressenti quand il a du
admettre que la Terre n’était pas le centre de l’univers et avant celle de sa propre
incapacité à connaître son inconscient.

« Nous savons tous que les travaux de Charles Darwin, de ses


collaborateurs et de ses prédécesseurs, ont mis fin à cette prétention de
l'homme voici à peine un peu plus d'un demi-siècle. L'homme n'est rien
d'autre, n'est rien de mieux que l'animal, il est lui-même issu de la série
animale, il est apparenté de plus près à certaines espèces, à d'autres de plus
loin. Ses conquêtes extérieures ne sont pas parvenues à effacer les
témoignages de cette équivalence qui se manifestent tant dans la
conformation de son corps que dans ses dispositions psychiques. C'est là
cependant la seconde humiliation du narcissisme humain : l'humiliation
biologique. »10

Avec l’affirmation de la théorie de l’évolution, l’origine animale de l’homme reste


la seule théorie scientifique viable. Elle n’a jamais été infirmée par les résultats de la
génétique ou les travaux de paléontologie humaine. De fait, l’intervention nécessaire
de Dieu, dont le culte servait, depuis des siècles, de support à la construction morale
de la société, est renvoyée de celle des origines humaines à celles plus floues encore
de l’apparition de la vie et de l’apparition de notre univers.

1.3 La société spontanée

L’apparition spontanée de la vie et son évolution sur Terre vers des formes
de vies animales, tout d’abord sommaires puis évoluées, a conduit à l’apparition de

9
Courtillot, V. La Vie en Catastrophe, Fayard, 1995, 278 pp.
10
Freud, S., Une Difficulté de la Psychanalyse, 1917, disponible sur le web, p.7.

13
formes animales de plus en plus complexes. Si la parenté animale de l’homme ne
fait aucun doute dans la communauté scientifique, il est indéniable qu’il est le seul à
avoir développé les prodigieuses capacités intellectuelles qui lui ont permis
d’étendre sa suprématie sur l’ensemble de la planète. Pour beaucoup, cependant, la
question de la différence entre l’animal et l’homme se pose en termes de degrés
plutôt qu’en terme de nature. L’éthologie moderne ne cesse d’apporter de nouveaux
résultats sur des comportements sociaux développés par les animaux d’ordre
supérieur, notamment mais pas exclusivement chez les mammifères. Dans son
ouvrage, L’Âge de l’Empathie, Frans de Waal rappelle à propos de l’origine
possible de la société humaine que

« comme dans le cas de nombreux mammifères, tout cycle de vie humaine


comporte des stades pendant lesquels nous dépendons d’autrui (quand nous
sommes jeunes, vieux ou malades) et d’autres où cet autrui dépend de nous
[…]. Nous comptons puissamment les uns sur les autres pour notre
survie. »11

Dans ce même contexte, Hume voyait déjà dans cette compassion, qui ne pouvait
être soupçonnée de dissimulation ou d’artifice, des animaux envers leurs
semblables, et par une analogie qui lui semblait inévitable, « les signes d’une
bienveillance générale dans la nature humaine, quand aucun intérêt réel ne nous lie
à l’objet »12. Nous retrouverons, plus loin dans ce travail, le besoin de l’Autre
comme fondation de l’éthique de Levinas. Cette considération de l’Autre, chez
l’animal, s’exprime à de nombreuses occasions comme la reproduction, la
nourriture, le soin des jeunes, la peur, la douleur ou la consolation. Elle établit ainsi
leur caractère de « sujet » tel que le propose Dominique Lestel pour qui
« l’intelligence animale n’est pas une intelligence humaine moins évoluée que celle
de l’homme, mais tout simplement une intelligence différente. »13

Nous sommes loin désormais des considérations de Descartes ou de


Malebranche à propos des animaux-machines qui confortaient le choix divin du don
de l’intelligence à l’homme afin qu’il puisse étendre sa suprématie sur la nature.
Cette vision était celle d’Aristote qui, bien qu’il reconnaisse des comportements
sociaux chez les animaux, écrit :

« c’est pourquoi, il est évident que l’homme est un animal politique plus
que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire»14 mais,

11
De Waal, F., L’âge de l’Empathie, Les liens qui libèrent LLL, 2010, p. 39.
12
Hume, D., Enquête sur les Principes de la Morale, GF-Flammarion, 1991, p. 223.
13
Lestel, D., Les Origines animales de la Culture, Champs Essais, 2003, p. 19.
14
Aristote, Les Politiques, Trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, 1993, p. 91.

14
pour lui, « il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par
rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du
bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres [notions de ce genre]. Or
avoir de telles [notions] en commun c’est ce qui fait une famille et une
cité. »15

Pour lui, l’homme est le seul animal politique et il ne peut d’ailleurs trouver
l’accomplissement de ses vertus qu’au sein de la société et de la cité dont les
différentes échelles d’organisation permettent la satisfaction de ses besoins les plus
ordinaires mais également l’accomplissement de son esprit. Pierre Pellegrin
rappelle, sur ce point, les incertitudes qui peuvent également provenir des
différentes traductions possibles (et presque de sens opposés) du texte d’Aristote16.

La question d’une origine animale de la culture pose nécessairement la


question d’une limite claire entre les deux. « Où finit la nature ? Où commence la
culture ? »17 Devant cette question qu’il se pose à lui-même, Lévi-Strauss apporte
une réponse qui semble catégorique :

« c’est, en apparence, l’opposition entre le comportement humain et le


comportement animal qui fournit la plus frappante illustration de
l’antinomie de la culture et de la nature. »18

Il ne base cependant cette réfutation que sur la seule présence de différences


morphologiques qui, selon lui, retire le caractère de culture aux comportements
collectifs de certains insectes. Pourtant, quelques phrases plus loin et de manière
paradoxale, il ne semble pas accorder de valeur à ce qui pourrait pourtant apparaître
comme les prémisses d’une culture en plaçant, sur le plan de l’exception ou de la
curiosité, des observations éthologiques comme :

« dans certaines limites, le chimpanzé peut utiliser des outils élémentaires


et, éventuellement, en improviser ; des relations temporaires de solidarité
ou de subordination peuvent apparaître et se défaire au sein d’un groupe
donné ; enfin, on peut se plaire à reconnaître, dans certaines attitudes
singulières, l’esquisse de formes désintéressées d’activités ou de
contemplation. »19

Ainsi, Lévi-Strauss reconnaît-il aux animaux des comportements que l’éthologie


moderne considère comme les preuves d’une culture animale dont l’homme pourrait
avoir naturellement hérité.

Teilhard de Chardin va franchir une étape de plus vers la reconnaissance


15
Ibid, p. 92.
16
Ibid, note 17, p. 91.
17
Levi-Strauss, Nature, Culture et Société, GF Flammarion, 2008, p. 52.
18
Ibid, p. 56.
19
Ibid, p. 57.

15
d’une origine animale de l’homme en replaçant la transition de l’animal vers
l’homme dans un contexte d’évolution discontinue de la vie vers une forme de
complexité croissante. L’homme devient, dans le processus d’évolution des formes
de vie, la première espèce vivante à recevoir le pouvoir de réflexion.

« C’est à une révolution d’ordre psychique (apparition du pouvoir de


réflexion) qu’il semble possible de rattacher le faisceau entier des néo-
propriétés déteminant la formation de la Noosphère. »20

Il en décrit, reprenant la nomenclature proposée quelques années plus tôt par


Vladimir Vernadsi, l’apparition en quelques millions d’années d’une technosphère
humaine à partir de la sphère de la pensée, la noosphère, qu’il voit

« sourdre n’importe où dans le cosmos par la moindre fissure, et, une fois
apparue, incapable de ne pas utiliser toute chance et tout moyen pour
arriver à l’extrême de tout ce qu’elle peut atteindre, extérieurement de
compléxité et intérieurement de conscience ».21

Cette position, qui redonne à la vie le statut d’un accident superficiel dans l’univers,
lui vaudra la mise à l’index par les autorités religieuses de la publication de ses
ouvrages qui ne paraitront qu’après sa mort.

1.4 L’homme et la nature

Depuis que l’homme pense et se pense, son image spéculative lui est
renvoyée par la nature. Elle est le miroir de ses interrogations les plus profondes sur
ses origines, le sens de sa vie et son devenir. Mais l’homme et sa société demeurent
les obligés de la nature par ses lois physiques et chimiques incontournables dont les
essences lui échappent. Elles l’ont fait apparaître, l’obligent à passer par elle pour sa
nourriture et sa reproduction et le font mourrir.

Dans ce contexte, l’évolution des connaissances humaines ne pouvait être


que progressive et continue. Progressive car l’homme n’a aucune raison de
conserver dans sa culture le résultat de ses échecs, sinon comme avertissements et
mémoire de ce qui est susceptible de compromettre sa sécurité ou son confort ;
continue puisque chaque incrément de savoir vient s’ajouter aux acquis de l’homme
et repousse ainsi un peu plus loin les limites de l’inconnu. Dans un retournement de
situation qui peut sembler paradoxal et où la religion et la morale ont joué des rôles

20
Teilhard de Chardin, La Place de l’Homme dans la Nature, Albin Michel, 2007, p. 116.
21
Ibid, p. 123.

16
importants, l’homme contemporain redécouvre une origine animale qu’il semblait
avoir oublié ou du moins nié pendant des millénaires. De celle-ci lui revient une
crainte, non plus mythologique ou religieuse de la perte de la vie face à une nature
qui, de toute manière, le fera mourir mais celle de la perte d’une finalité humaine,
celle d’une angoisse devant l’inconnu de la mort, et celle enfin d’une mort
prématurée qui le priverait trop tôt des plaisirs de vie. Les connaissances
scientifiques nous conduisent inexorablement vers une prise de conscience des
conséquences possibles des actions de l’homme sur sa propre vie, sur celles de ses
descendants mais aussi sur la totalité de la biosphère. Il ne lui est plus possible de
réfuter que

« l’agir humain s’est modifié de facto et qu’un objet d’un type entièrement
nouveau, rien de moins que la biosphère entière de la planète, s’est ajoutée
à ce pour quoi nous devons être responsable parce que nous avons pouvoir
sur lui. »22

22
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1990, p. 31.

17
Chapitre 2 : Nature et homme : la reconnaissance impossible ?

2.1 Un parcours de la reconnaissance

Depuis des millénaires, au gré de la construction et du développement de


ses technologies et de ses connaissances, l’homme et la nature se sont trouvés
confrontés au sein d’antinomies de sensations et de questionnements. La science
contemporaine a renversé notre compréhension des liens physiques, chimiques et
biologiques qui lient l’homme à la nature mais ne nous renseigne que peu sur ses
liens sociaux que seules la philosophie, la psychologie et la sociologie peuvent
vraiment aborder au travers des questionnements et des méthodes de raisonnement
qui sont les leurs. Dans son essais, Parcours de la reconnaissance, Paul Ricoeur se
propose de décrire les bases d’une philosophie non plus de la connaissance mais de
la reconnaissance selon l’ « […] hypothèse […] que les usages philosophiques
potentiel du verbe « reconnaître » peuvent être ordonnés selon une trajectoire
partant de l’usage à la voix active à l’usage à la voix passive »23, impliquant déjà un
retournement de la pensée du sujet reconnaissant vers l’objet puis vers le sujet lui-
même. Pour cela, il propose de décomposer la phénoménologie de la reconnaissance
en trois moments. Le premier consiste en une identification et distinction des
caractères propres de l’objet. Le deuxième se fonde sur la concrétisation de la
capacité à agir par l’observateur qui reconnaît ; et le troisième en une
reconnaissance extérieure et mutuelle de cette capacité : être reconnu comme tel …,
par…. La construction de ce parcours rend compte, à sa manière, de la complexité
des rapports de l’homme à la nature. En effet, ce dernier a toujours été déchiré entre
son désir d’en percer toujours plus loin les secrets (la connaissance) afin d’en
découvrir et d’en exploiter les richesses (l’agir) ; et, aujourd’hui, la difficulté de
prendre en compte les signaux d’alerte (la reconnaissance réciproque) que celle-ci
nous envoie sur les conséquences immédiates ou lointaines des sous-produits
chimiques, biologiques ou physiques de l’activité humaine.

Le premier moment du parcours de la reconnaissance de Ricoeur pose le


problème de la connaissance même dont la science s’épuise à la chercher et dont la
philosophie et notamment la philosophie critique ont posé les limites. Cette

23
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, pp. 38.

18
« […] distinction, […] [cette] identification « en vérité » demeurera
toujours présupposée, ne serait-ce qu’à la faveur des estimations et des
évaluations selon le bon et le juste : celles-ci ne cesseront d’impliquer des
opérations d’identification et de distinction »24.

Alors que Descartes avait basé ce processus sur la réalité objective des idées claires
et distinctes, reposant sur l’idée vérace de Dieu et la justesse des jugements qui en
découlent, Emmanuel Kant va perturber cette vision trop confiante en établissant
l’interdépendance entre les deux sources de la connaissance humaine : la sensibilité
et l’entendement. Dès lors, le temps s’invite dans le processus de reconnaissance des
objets dont les concepts ne peuvent jamais se rapporter directement à eux-mêmes
mais passent nécessairement par une intuition ou une autre représentation.

« Pour qu’on puisse dire qu’un objet est contenu sous un concept […]
l’application requiert la médiatisation d’un troisième terme qui soit
homogène d’un côté à la catégorie, de l’autre au phénomène : cette
représentation médiatrice doit être pure (sans rien d’empirique) et
cependant d’un côté intellectuelle et de l’autre sensible. »25

Le schème ainsi introduit se traduira dans les sciences physiques et notamment dans
le domaine des sciences naturelles par l’introduction des systèmes d’unités dont
l’arbitraire sera illustratif de l’impossibilité de la représentation qui culminera avec
la crise de la vérité dans le monde scientifique du XIXe et la perception
désenchantée du monde qui frappera les « arts et les lettres » de Baudelaire à
Huysmans.

Le deuxième moment de la reconnaissance est, pour Ricoeur, celui de


l’affirmation de la capacité à agir : « ce que je propose d’appeler reconnaissance-
attestation. C’est-à-dire à ce mixte que ressortit la certitude des assertions
introduites par le verbe modal : je peux. »26 Cette capacité va prendre de multiples
formes. La première sera celle du « pouvoir dire ». A la suite de Wittgenstein,
Austin et Searle, porteurs de la théorie des actes de discours, l’usage du langage
aboutit, pour Ricoeur, à « faire des choses » avec les mots. Cette possibilité, qui
ouvre la capacité de la reconnaissance à tous les hommes, doit toutefois être
complétée par l’action effective, celle qui concrétise le « faire arriver » de l’action et
permet ainsi de compléter la définition de l’ascription comme la possibilité de
désignation univoque de ce qui est fait et de qui le fait, de l’action et de l’agent.
L’ascription permet de différentier la cause simple qui provoque l’ « arriver » d’une

24
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, p. 50.
25
Kant, E., Cité par Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 84 ; et
Critique de la Raison pure, GF-Flammarion, 2006, pp. 224.
26
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 154.

19
action, de celle d’une intention d’agir qui caractérise le « faire arriver ». Aristote
distinguait d’ailleurs cette dernière situation qui, seule, peut relever de la
délibération humaine, condition nécessaire du début de l’action dont Kant dira dans
la troisième antinomie de la raison pure :

« ce qui se donne à penser c’est la capacité de commencer de soi-même


[…] une série de phénomènes qui se dérouleront selon les lois de la nature
[…] [sans] laisser cette spontanéité des causes se laisser absorber dans le
phénomène moral de l’imputation dont le pouvoir faire constitue une
précondition radicale. »27

La responsabilité du commencement de l’acte demeurant celle du sujet en capacité


d’agir. Mais la phénoménologie de l’homme capable fait également appel au
pouvoir raconter et se raconter car

« l’idée d’identité narrative donne accès à une nouvelle approche du […]


rapport entre […] l’identité immuable de l’idem, du même, et l’identité
mobile de l’ipse, du soi, considérée dans sa condition historique. »28

C’est à la faveur de cette « identité-ipse » que l’éthique du sujet se réintroduit dans


le processus de reconnaissance et que pourra également naître la confrontation à
l’altérité qui prendra toute son importance dans la philosophie de Levinas.

« C’est dans l’épreuve de la confrontation avec autrui que l’identité


narrative révèle sa fragilité […] les idéologies de pouvoir entreprennent de
[…] [les] manipuler […] dès lors qu’il est toujours possible […] de
raconter autrement. »29

Le point clef de cette capacité à agir repose sur la possibilité de l’imputation d’une
action et, sous réserve qu’elle se soit déroulée sous le libre arbitre de son auteur, de
la responsabilité de ses conséquences, sous une forme moralisée et juridisée de
l’ascription. Sous la notion de reconnaissance de cette responsabilité, l’imputabilité
voit se réduire sa composante juridique pour s’ouvrir à une prise en compte de
l’autre au travers des risques ou des dégâts qu’il a subis.

« En introduisant l’idée de nuisance […] des pouvoirs de l’homme sur


l’environnement terrestre et cosmique, le principe-responsabilité de Hans
Jonas équivaut à une remoralisation décisive de l’idée d’imputabilité dans
son acception strictement juridique ».30

Dès lors que l’imputabilité et la responsabilité se fondent, il en est de même du sens


de la mémoire et de la promesse. Celles-ci pourront se développer dans une
27
Kant, E., Cité par Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 162, et
Critique de la Raison pure, GF-Flammarion, 2006, pp. 446.
28
Ibid, p. 166.
29
Ibid, p. 170.
30
Ibid, p. 176.

20
dialectique où la promesse, paradigme d’une ipséité, sera irréductible à la mêmeté.
Pour la complétion de son schéma philosophique du parcours de reconnaissance,
Ricoeur convoque le schéma dynamique de Bergson pour les aspects concernant la
récollection et la rémémoration. Selon ce dernier,

« l’effort de mémoire paraît avoir pour essence de développer un schéma,


sinon simple, du moins concentré en une image aux éléments distincts ou
plus ou moins indépendants les uns des autres […] Notre souvenir, note
encore Bergson, demeure attaché au passé par ses racines profondes, et si,
une fois réalisé, il ne ressentait pas de sa virtualité originelle, s’il n’était
pas en même temps qu’un état présent, quelque chose qui tranche sur le
présent , nous ne le reconnaîtrions jamais pour un souvenir.»31

Bergson en déduira l’existence d’un passé indestructible se prolongeant sans cesse


dans le présent dans une autoconservation qui définit la durée même et autorise la
reconnaissance des images ou de soi-même. Cette permanence de la mémoire est
aussi celle qui donne sens à la promesse, acte volontaire que seule l’éthique et la
confiance dans celui qui l’a professée – l’Autre – permettent de garantir.

Alors que le premier moment de la reconnaissance consiste en


l’identification d’une chose ou d’une personne, le deuxième moment nous a entraîné
vers des procédures d’identification plus subjectives, puisque dépendant de la
reconnaissance de soi, et où la bifurcation entre moi-même et ipséité rebondit sur
une opposition de principe entre le même et l’autre. Ce faisant, l’idée de
reconnaissance s’est élevée à un niveau existentiel où elle est susceptible d’être
affectée par cette relation entre le même et l’autre. De ce fait, le troisième moment
du parcours de Ricoeur est celui qui va prendre en compte les implications de cette
altérité par le processus de la reconnaissance mutuelle. La simultanéité qu’implique
le caractère mutuel, décliné sur la nécessaire dissymétrie du moi et de l’autre, induit
une difficulté phénoménologique selon le point de vue (sujet ou objet) qu’elle prend
pour référence. « L’une, celle de Husserl […] reste une phénoménologie de la
perception […] ; l’autre, celle de Levinas […] est franchement éthique et, par
implication, délibérément anti-ontologique. »32 Pour Husserl, c’est au travers de la
« saisie analogisante » que prend sens le rapport à l’étranger dans une préservation
et même une exaltation de l’altérité. « C’est sur cette dissymétrie à la fois
surmontée et préservée que se constituent tour à tour un monde commun et des
communautés historiques partageant des valeurs communes»33 mais dont la
construction continue de se référer à l’ego. Le ressenti du moi face à l’autre sera
31
Bergson, H., cité par Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 200.
32
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 246.
33
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 250.

21
conditionné par son vécu propre, par l’histoire vécue par ce moi. Avec Levinas, le
renversement sera total. Le ressenti du moi face à l’autre sera celui de la joie ou de
la souffrance de cet autre qui me fait face, en qui je me reconnais, en qui je
reconnais le potentiel de mes propres pulsions et dont je ressens la similarité et
l’altérité à la fois comme un réconfort et comme une menace. Étendue à l’ensemble
de tous les autres possibles, l’idée d’être, qui sera assimilée à un processus
d’assimilation de toutes les différences de tous les autres, se retrouve ainsi
confondue avec celle d’infini. Levinas dépasse notamment la conception de Hegel
qui, en cherchant à repositionner le fondement métaphysique de la société en
réponse à Hobbes, posait le désir de reconnaissance, notamment sociale, comme
fondateur de la résignation de la perte de liberté individuelle face aux lois avant la
crainte des dangers de mort violente de la « guerre de tous contre tous ». Ricoeur, à
la suite de Honneth, va s’opposer à une relation à l’autre exclusivement construite
sur l’idée de lutte pour se diriger vers la recherche d’expériences de reconnaissance
de caractère apaisé : « j’argue comme Honneth du caractère indépassable de la
pluralité humaine dans les transactions intersubjectives, qu’il s’agisse de lutte ou
d’autre chose que la lutte. »34 Pour atteindre cet objectif, il va s’appuyer sur les trois
modèles de reconnaissance proposés par Hegel : l’amour, la reconnaissance
juridique et l’estime sociale qui se perdaient dans la conscience malheureuse.
Ricoeur, en explicitant les formes négatives de leur mépris : le déni d’existence pour
l’amour, la liberté sous la forme du respect d’autrui et des normes pour la
reconnaissance juridique et la confiance en l’individu (non réductible à l’amour ni
au lien juridique) pour l’estime sociale, propose d’en sortir par la reconnaissance
mutuelle matérialisée par des dons symboliques. Le parcours de la reconnaissance
de Ricoeur se présente donc comme un parcours de l’identité, commençant avec
l’identification de

« quelque chose » en général, reconnu autre que tout autre, passant par
l’identification de « quelqu’un, à l’occasion de la rupture avec la
conception du monde comme représentation ou, pour parler comme Levinas
sur les « ruines de la représentation. » »35

Bien évidemment, la reconnaissance ne se pose pas exactement en ces


termes en ce qui concerne les relations entre l’homme et la nature. Pourtant, nous
allons essayer de voir, dans les parties suivantes de ce chapitre, en quoi le parcours
de Ricoeur rencontre les difficultés que nous avons pour la reconnaissance sociale
ou individuelle d’une nature dont la complexité nous échappe et que nous
34
Ibid, p. 294.
35
Ibid, p. 382.

22
perturbons volontairement ou non. Nous aborderons trois points de rencontre du
parcours de la reconnaissance de Ricoeur avec la reconnaissance individuelle ou
sociétale de la nature : celui de la possibilité de la connaissance, celui de la
reconnaissance propre de l’homme agissant en son sein et celui de la reconnaissance
mutuelle de l’homme et de la nature. Ce dernier aspect ne peut se poser qu’au sens
de la reconnaissance de l’homme envers la nature puisque cette dernière n’a pas
besoin de prouver qu’elle « reconnaît » une espèce apparue spontanément dans son
contexte biologique. Dès lors, le problème se pose bien en terme de considération de
l’homme envers la nature dans le cadre de la spécificité de celle-ci. En considérant
simplement le caractère spontané de son arrivée sur Terre et le fait que l’homme
incarne aujourd’hui l’essence même d’une nature qu’il a essayé de définir lui-même
au cours des siècles et dont il a souvent changé les contours, la reconnaissance de la
nature par l’homme passe probablement par une meilleur reconnaissance de
l’homme par l’homme qui passe nécessairement par une régulation consentie de ses
choix et de ses actes et donc de ses ambitions éthiques envers lui-même.

2.2 La nature : l’identification impossible

Ce sont les visions platoniciennes et aristotéliciennes de la physique et de


l’éthique qui ont prévalu dans la construction de la morale chrétienne. Ce monde,
cadeau de la nature fait à Adam, implique une domestication et une objectivation.
« La nature est une idole que le christianisme renverse […] fait à l’image de Dieu,
l’homme est coupé de la nature »36. Il n’appartient pas à son règne. Depuis Averroès
et Spinoza, les distinctions qui portent sur la « natura naturata » (la nature
construite) et sur la « natura naturans » (la nature en marche) permettent de
soumettre la première à l’homme tout en se préoccupant de l’explication des
processus de la seconde. Avec Copernic, Galilée, Kepler, Descartes et Newton, la
révolution scientifique moderne bouscule la fixité du monde et ses évidences
communes. La vérification scientifique n’est plus une affaire de croyance ou de
débat politique, mais repose sur l’observation et sur la preuve. Ce bouleversement
épistémologique sape les fondements des absolutismes religieux et politiques. La
vision du monde qui émerge de ces ruptures va s’imposer durablement pour ancrer
la démarche scientifique dans la rationalité et imposer l’extériorité de l’esprit de
l’observateur face à la complexité des processus de la natura naturans.

36
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 57.

23
« Par toute sa métaphysique de savant, par toute son attitude d’homme,
Descartes a perpétuellement tendu à dégager sa physique de la mainmise
des théologiens et à l’affranchir de cette scolastique finissante qui avait fait
d’Aristote interprété et domestiqué l’interprète et le geôlier de la science et
de la philosophie »37.

Descartes va entreprendre de dépouiller la nature de ses mystères par la


rationalisation des mouvements et la mécanisation du vivant pour les animaux
ramenés au rang de machines. L’homme devient maître et possesseur d’une nature
artificialisée. De ce fait, la situation de la modernité est inverse de celle de
l’Antiquité : c’est maintenant l’éthique qui précède la physique bien que ce soit cette
dernière qui lui confère une dimension concrète. Cette tension se traduira, dans la
philosophie de Malebranche, par le constat de la nécessaire fusion de la sagesse de
Dieu avec celle de l’économie des voies de la nature. Opposé à Descartes, Newton
va, par les lois de la mécanique, redonner du sens à une nature composée d’atomes
et de vide. En autorisant l’action réciproque et instantanée de corps distants au
travers des lois de la gravitation, il se trouve en contradiction avec l’héritage
aristotélicien. Il permet à la science moderne de réconcilier la mathématisation de la
nature et son aspect corpusculaire. Cette synthèse, qui rejoint celle de
l’inséparabilité de l’analyse et de la synthèse, des deux dogmes de l’empirisme de
Quine38 ; ou encore la dualité ondes-particules de la mécanique quantique, ne sera
jamais démentie. Ainsi, la science moderne va se fonder sur la séparation du sujet et
de l’objet, entraînant la nécessité de l’existence d’une communauté de savants,
détentrice de savoirs distincts de ceux du reste de la population, et seule capable de
comprendre et de juger de la pertinence des raisonnements.

La métaphysique moderne avec Kant va achever de transférer à l’homme la


dépendance de la nature : « Expérimenter, c’est produire artificiellement des
phénomènes qui ne peuvent être constatés par une observation spontanée ».39
L’expérience, dont les paramètres sont connus, n’en demeure pas moins
l’expression de l’action des processus naturels. Là où s’installe l’expérimentation, le
développement de la précision du langage et l’amélioration des qualités des mesures
contribuent à expliciter, mécaniser, artificialiser et donc désacraliser les processus
naturels. Le développement de la philosophie naturelle marque les progrès de la
connaissance de la natura naturans mais c’est le développement des disciplines
d’observations qui annonce la sortie de la modernité et du couple mécanisme-
37
Blondel, M., L’Anticartésianisme de Malebranche, Revue de Métaphysique et de morale,
T. XXIII, N°1, 1916, p. 7.
38
Quine, W., Two Dogmas of Empiricism, The Philosophical Review, 60, 1951, p. 20-43.
39
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 66.

24
finalisme. Après la révolution copernicienne, le monde est trop vaste et trop
diversifié pour que le finalisme anthropocentrique demeure possible. Spinoza rejette
le finalisme cartésien qui conduit les hommes à considérer toutes les choses existant
dans la nature comme des moyens à leur usage. La nature, comme natura naturans,
n’a pas besoin de l’homme pour dérouler ses processus. Cette découverte, que la
modernité a révélé, la modernité va essayer de la voiler. Dans cette dépossession,
l’homme se trouve rejeté à l’extérieur d’une nature qui existe sans lui et qui n’a pas
soucis de lui. Il est contraint de l’affronter comme une puissance menaçante. Kant,
dans la critique du jugement dira :

« Il n’y a pas de fin dans la nature. Mais nous devons faire comme s’il y en
avait. Nous avons besoin de nous représenter la finalité pour des raisons
épistémologiques ; […] Nous en avons encore plus besoin pour des raisons
morales ».40

Seule la finalité permet de rapprocher l’homme d’une nature dont il a été


séparé par la modernité. La démarche de Kant conduit à remplacer une finalité
divine par une finalité humaine capable de construire une morale de l’utilisation de
la nature.

« A en juger d’après l’analogie avec la nature des êtres vivants dans ce


monde, qu’il ne peut se trouver aucun organe, aucun pouvoir, aucun
penchant, rien, donc, qui fut superflu ou dépourvu de tout rapport avec son
usage, donc sans finalité, mais qu’au contraire tout est exactement adéquat
à la destination qui est la sienne dans la vie, l’être humain, qui seul peut
pourtant contenir la fin finale ultime de tout cela, devrait être l’unique
créature faisant à cet égard exception. Car les dispositions qui sont celles
de sa nature, j’entends : non pas simplement celles qui s’expriment à
travers ses talents et les tendances qui le poussent à en faire usage, mais
surtout la loi morale en lui, vont tellement au-delà de toute utilité et de tout
avantage qu’il pourrait en tirer dans cette vie que cette dernière loi elle-
même lui apprend à estimer plus que tout la simple conscience de la
rectitude d’esprit, fût-ce en dépit de tous les avantages jusques et y compris
de cette pure ombre qu’est la gloire , et qu’il se sent intérieurement appelé
à se rendre par sa conduite dans ce monde, en renonçant à bien des
avantages, capable d’être le citoyen d’un monde meilleur dont il a
l’idée. »41

À la fin de la modernité, la révolution des sciences contemporaines ouvre


de nouvelles voies de conciliation entre naturalisme et humanisme. Elle remet en
cause la validité des idées newtoniennes selon lesquelles une théorie scientifique
doit être universelle, déterministe et fermée ; que cette dernière serait d’autant plus
objective qu’elle ne contiendrait aucune référence à l’observateur et d’autant plus
parfaite qu’elle parviendrait à un niveau fondamental. La situation est sans doute

40
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement , Champs Essais, 1997, p. 87.
41
Kant, E., Critique de la Raison pure, GF-Flammarion, 2006, p. 412-413.

25
plus complexe car le règne du paradigme de la mécanique classique ne fut jamais
interrompu. Sans doute parce que son niveau d’approximation est parfaitement
adapté à la plupart des activités humaines et notamment celles qui impliquent
l’interaction immédiate des sens de l’homme avec la nature ou les objets. La
métamorphose de la science contemporaine dure depuis plus d’un siècle sans qu’elle
n’ait pu faire complètement disparaître les méthodes de la science moderne, ni sur le
plan scientifique, ni sur le plan philosophique. Ainsi, la diversification des
disciplines a mis à mal le déterminisme que prônait encore Laplace en affirmant
qu’une connaissance complète des états de l’univers à un instant donné permettrait,
par l’intégration de tous les processus, de déterminer son évolution future. Cette
vision allait être balayée par le développement de la mécanique quantique et les
théories du chaos entraînant une disparition des concepts de prédictibilité absolue
dans notre vie de tous les jours : la météorologie, l’économie, la génétique, les
sciences du vivant, l’écologie et la sociologie sont toutes confrontées aux
restrictions du sens de leurs observations. Le comportement des systèmes complexes
peut complètement échapper à toutes prévisions et donc à tout contrôle humain. Les
portes du doute s’ouvrent aux scientifiques. Dès lors, les sciences ne pourront plus
tant s’intéresser aux origines des phénomènes qu’à leur évolution. L’homme sait
désormais qu’il lui est impossible de concevoir une expérience sans perturber son
contexte expérimental et donc fausser de manière plus ou moins négligeable son
résultat. Alors qu’à peine un siècle plus tôt Hegel avait prédit l’arrivée d’un homme
capable d’atteindre le savoir absolu, l’absolu se dévoilait finalement comme
contingent au reste du monde, impalpable et imprédictible.

Le positivisme de Comte semble être l’héritier naturel de ce besoin de


connaissance que l’esprit ressent lorsque les sens éprouvent la douleur de
l’étonnement, et la raison celle de l’angoisse du questionnement. Si elle ne conduit
pas à une forme de résignation stoïcienne, cette douleur ne s’apaise que par le
renouvellement du plaisir de la compréhension, vite suivi, dans le processus
dialectique, du retour d’un nouveau questionnement. Cette dialectique de la
connaissance, déclinée selon une approche positiviste, rebondit elle aussi de manière
apparemment contradictoire sur la question du positionnement de l’homme et la
nature. La priorité donnée à la compréhension des mécanismes, combinée à
l’explosion du développement des connaissances par un processus de fécondation
mutuelle des savoirs et des techniques, va se trouver confrontée aux désirs de
classifications et d’exploitations. La démarche positive va à la fois contribuer à
comprendre les fonctionnements, optimiser les exploitations, et par là même prendre

26
le risque de repousser la raison.

L’homme ne peut actuellement (et ne pourra très probablement jamais)


atteindre la connaissance intime de la nature. Les processus ultimes de la natura
naturans garderont à jamais une part de leurs mystères. Cette part inconnue expose
l’homme au danger de sous-estimer, lors de ses efforts pour anticiper les
conséquences possibles de ses actes, les effets imprévus causés par l’amplification
de cette part inconnue. Les comportements non-linéaires sont à même, à partir de
perturbations infimes, de remettre en cause des équilibres complexes. L’économie
des voies qui préside au fonctionnement et à l’évolution naturelle ne laisse pas de
place au superflu mais seulement au négligeable sans que cette notion soit
facilement quantifiable. Les êtres vivants, hommes, animaux ou plantes se
nourrissent les uns des autres et ne survivent en tant qu’individus que tant que le
processus de vie qui les anime permet à leur membrane extérieure de résister aux
agressions du monde qui les entoure. Chaque individu, y compris l’homme,
participe donc à la pression écologique sur le milieu environnemental selon des
processus non-linéaires complémentaires qui aboutissent (ou non) à la stabilité du
climax écologique local, qui paradoxalement ne dépendra, au moins pour ses
conditions de mise en place, que des choix intentionnels de l’homme agissant avec
ses certitudes et ses ignorances.42

Au bout du compte, l’impossibilité de la connaissance des mécanismes les


plus intimes de la natura naturans peut, si elle est reconnue, ne pas être un problème
pour l’homme capable alors d’appliquer de manière raisonnée un principe de
précaution orienté. Ce type d’incertitude est connu depuis plus d’un siècle par les
physiciens qui savent se contenter (mais se font également un devoir d’estimer) les
erreurs dues à la connaissance approximative et aux jauges non-parfaites de leurs
mesures. Il suffit, pour progresser de majorer judicieusement les erreurs commises
lors des expériences et leur propagation au travers des conclusions que l’esprit tire
des résultats pour déterminer l’adéquation globale du processus aux objectifs
scientifiques visés. C’est probablement dans la reconnaissance humble de
l’impossibilité d’une connaissance absolue, combinée avec une attention accrue aux
conséquences pour le milieu extérieur à l’observateur – l’autre – que se trouve, pour
l’homme, la clef d’un comportement éthique de reconnaissance de la nature qui
pourrait, en une définition plus large même que celle donnée par Levinas, englober

42
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 176.

27
tous les êtres vivants. Mais, cette étape de recherche, non plus de la simple
connaissance mais des conséquences pour l’autre de l’absence de connaissance des
conséquences de nos actes, déborde le premier stade du parcours de la
reconnaissance de Ricoeur pour anticiper sur le deuxième, celui de la
reconnaissance de ses propres faiblesses par l’observateur ; et même le troisième,
celui de la reconnaissance réciproque, par l’attention aux impacts, sur l’autre, de ces
faiblesses.

2.3 L’homme agissant au sein de la nature

Depuis quand l’homme pense-t-il d’une manière qui, comme le propose


Teilhard de Chardin, le distingue des comportements intellectuels des autres espèces
animales ? Il est probable que cette transformation se soit produite dans une
évolution longue dont la transition n’est pas nécessairement franche et claire. Par
contre, il semble raisonnable de proposer comme un point de départ possible de
l’humanité le moment où l’homme s’est posé des questions sur son environnement,
y a réfléchi, en a tiré des conclusions et a partagé cette réflexion et les fruits de ses
enseignements avec ses congénères au moyen d’un langage. Car, comme le
remarque Descartes dans le Discours de la Méthode,

« […] c’est bien une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si
hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient
capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un
discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il
n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse
être qui fasse le semblable »43.

Pour Jean-Jacques Rousseau, « le premier langage de l’homme, le langage le plus


universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu’il fallut persuader
des hommes assemblés est le cri de la nature. »44 Dès ses origines les plus
primitives, l’homme a pu entrer dans le cadre de réflexion décrit par le deuxième
moment du parcours de la reconnaissance de Ricoeur : celle de sa propre
reconnaissance comme acteur intelligent, actif par son langage, capable de se décrire
et de décrire la nature, capable de la modifier intentionnellement par des actions
dont il pouvait donner à la fois la description et une vision d’avenir, et, au delà,
assumer les conséquences de ses actes passés et projeter l’avenir sous forme de

43
Descartes, R., Discours de la Méthode, Editions 1000 et une nuits, 2006, pp. 57.
44
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les
Hommes, Le livre de Poche, 1996, p. 93

28
promesses.

Cette description de l’homme acteur de la nature, la philosophie grecque


antique va en débattre pour essayer de la concilier avec une éthique au sein d’une
théorie physique et politique. Elle se raconte au sein même de l’histoire des hommes
par les récits des cosmogonies des philosophes présocratiques qui apportent leurs
réponses aux questionnements et aux angoisses suscités par la comparaison de la
puissance des forces des éléments naturels et de la ruse et de la fragilité de la
condition humaine. Le chant célèbre du choeur de l’Antigone de Sophocle rappelle
cette confrontation permanente qui se déroule comme un défi mais qui voit pourtant
les faibles capacités de l’homme dompter les éléments et les autres êtres vivants.45
Plusieurs siècles de réflexions seront nécessaires pour parvenir à une philosophie
qui émerge comme une physique, de l’atomisme de Démocrite, aux conceptions
géométriques du monde de Platon, jusqu’à la vision résolument anthropocentrique
d’Aristote. Pour ce dernier, l’intervention humaine est nécessaire pour que la nature
trouve ses bonnes formes. De cette position supérieure de l’homme, il déduira la
possibilité pour l’homme d’élaborer des normes de vertu indépendantes de cette
nature qu’il domine. « La cité interpose donc entre l’homme et la nature, un cadre
propre qui donne sa mesure aux normes morales, fussent-elles naturelles. »46
Pendant plusieurs siècles, les débats des philosophes grecs vont s’organiser autour
de la question de la nécessité ou de la finalité car « […] se représenter une finalité,
c’est se donner les moyens d’accorder la morale à la nature. »47. Pour les atomistes,
la matière n’est qu’accident dans un monde essentiellement constitué de vide. Un
monde où le hasard des chocs des atomes fabriquent les éléments au cours de
processus qui, une fois enclenchés, se déroulent sans finalité. Platon puis Aristote
vont imposer l’idée qu’une finalité est à l’œuvre dans l’univers et que celui-ci est le
produit d’un dessein intelligent, parvenant ainsi à relier théorie morale et recherche
physique. Platon le fera sur la base d’une analogie entre production naturelle et
production humaine qu’il considère toutes deux comme les expressions d’actes
orientés vers une fin. Le monde, organisé par le démiurge, relève d’un archétype
dont la réalisation dépend de l’âme en laquelle il faut rechercher la nature. Même au
plus haut niveau, celui des corps célestes, l’âme et l’intellect conditionnent l’ordre
du monde. En posant ainsi l’intelligibilité du monde, Platon unifie le monde des

45
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 23.
46
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 45.
47
Ibid, p. 24.

29
idées et le monde sensible. Pour Aristote, l’éternité du monde rend superflu le
questionnement sur les origines de l’être. Il est plus important de s’interroger sur sa
manière d’être qui révèle sa nature au travers des processus. Avec lui, la distinction
entre cause formelle et cause finale raffine le concept de finalité qui « […] ne
signifie pas, comme c’est le cas chez Platon, la présence dans le monde d’un
dessein intelligent. Elle manifeste la tension vers l’excellence d’une nature qui ne
peut complètement la produire »48. De cette tension naissent les ratés et les
monstres, la variabilité des corps au sein des espèces et, d’une manière générale,
tous les échecs qui éloignent la nature de la perfection. Ainsi, pour lui, les hommes
accomplissent une nature dont ils dépendent cependant. Lucrèce répondra lui aussi
au défi lancé par Epicure dans la ligne de l’atomisme de Démocrite. Il invoque des
écarts « infiniment petits » susceptibles de faire évoluer les situations depuis leurs
cours laminaires, continus ou répétitifs. C’est ainsi que la nature provoque la
naissance et la disparition des êtres : les mondes sont infinis, mais le nôtre est
mortel. Les pactes de la nature, les « foedera naturae », englobent l’âme, reliant
ainsi la psychologie à la physique. L’histoire de l’humanité devient celle de ses
peurs qui se conjurent dans la religion. Il en résulte une éthique de la cause
minimum, nécessaire à la vie et suffisante pour atteindre l’ataraxie. En faisant de sa
physique une éthique, Lucrèce apporte une solution qui permet de sortir de
l’impasse du naturalisme Grec : La nature est un processus qui se suffit à lui-même
tout en laissant à l’homme la possibilité d’y provoquer marginalement, ce qu’elle ne
lui donne pas naturellement. Cette vision d’apparence très contemporaine de
l’éthique ne peut toutefois être telle quelle la nôtre car : « […] car sa physique n’est
plus la nôtre ».49 Désormais la capacité d’action de l’homme sur la nature est loin
d’être marginale.

C’est également par l’action transformatrice de la nature et son


artificialisation par l’agriculture et l’exploitation des minerais que vont se fonder,
pour Jean-Jacques Rousseau, les évolutions les plus marquantes de la société.

« La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention


produisit cette grande révolution. Pour le poète c’est l’or et l’argent mais
pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et
perdu le genre humain[…] pour se livrer à cette occupation et ensemencer
des terres, il faut se résoudre à perdre d’abord quelque chose pour gagner
beaucoup dans la suite, précaution fort éloignée du tour d’esprit de
l’homme sauvage […] Dès qu’il fallut des hommes pour fondre et forger le

48
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement , Champs Essais, 1997, p. 42.
49
Ibid, p. 56.

30
fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-là. »50

Rousseau voit dans cette démarche, l’origine d’un asservissement des hommes par
les hommes, « […] les liens de la servitude n’étant formés que de la dépendance
mutuelle des hommes et des besoins réciproques qui les unissent. »51 Construits au
plus grand bénéfice des puissants, ils seront à l’origine d’inégalités entre les
hommes et de la création de nouvelles dépendances.

« Dans ce nouvel état […], les hommes jouissant d’un fort grand loisir
l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues de
leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer,
et la première source de maux qu’ils préparèrent pour leurs descendants
[…] ces commodités […] étant en même temps dégénérées en vrais besoins
[…] on était malheureux de les perdre sans être heureux de les
posséder. » 52

Alors que pour Rousseau, l’état de nature à jamais perdu, apporte sécurité et confort,
Hobbes avait défendu un siècle plus tôt dans le Léviathan une position opposée
décrivant une nature violente où « on trouve dans la nature humaine trois causes
principales de conflit : premièrement, la compétition ; deuxièmement, la défiance,
troisièmement la gloire»53. Pour lui, les craintes permanentes de la mort violente qui
en résultent fondent la résignation à la perte de liberté des hommes au profit de la loi
dont la rédaction incombe à un souverain chargé de leur protection. Alors que la
nature de Rousseau est accueillante et protectrice, celle de Hobbes est inquiétante et
expose l’individu. Elle s’affranchit de l’homme et de la morale religieuse pour le
placer devant des travers que la loi seule peut réguler.

« Les désirs et les autres passions humaines ne sont pas en eux-mêmes des
péchés. Pas plus que ne le sont les actions engendrées par les passions,
pour autant qu’il n’y ait pas de loi faisant savoir qu’il est interdit de les
accomplir. »54

La société de Hobbes ne repose pas sur une conception politique ou anthropologique


mais requiert une artificialisation qui protégera l’homme de lui-même alors que
Rousseau proposera un contrat social visant à établir une loi acceptée de tous et
respectant leur liberté. Celle-ci se basera sur le caractère naturel de la pitié et de la
compassion pour l’autre en plaçant comme règle éthique « fait ton bien avec le
moindre mal d’autrui qu’il est possible. »55 En fait cette antinomie de considération

50
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les
Hommes, Le livre de Poche, 1996, p. 114-115.
51
Ibid, p. 105.
52
Ibid, p. 111.
53
Hobbes, T., Léviathan, Folio plus philosophie, 2007, p. 12.
54
Ibid, p. 14.
55
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les

31
de la nature entre Hobbes et Rousseau illustre une divergence de conception sur le
rôle que doit jouer la société dans la régulation des tendances naturelles des
individus. Elle traduit la tension entre la vision individualiste de Hobbes face à une
vision altruiste de Rousseau qui, précurseur en cela de Levinas, perçoit l’autre
comme fondateur de l’éthique et de la morale et justifiant la renonciation au droit
naturel par la mise en place d’institutions capables de protéger les avancées de la
société.

C’est Marx qui pousse le plus loin le rapport d’opposition de la société et de


la nature en insistant sur le fait que, du fait de sa construction sociale et à la
différence des animaux, l’homme doit produire ses conditions d’existence ce qui
implique une action destructrice. Le matérialisme lui fait pourtant poser le caractère
naturel de l’homme, non par une descendance divine, mais par la construction
spontanée des rapports sociaux dans le contexte matériel. « Bien loin donc
d’impliquer que la nature n’existe pas, la pertinence du discours de Marx suppose
que les ressources naturelles sont inépuisables ».56 Dans cette vision, la nature,
promesse d’un réservoir infini de richesse n’a besoin ni de précaution, ni
d’engagement, ni de prise de responsabilité pour les générations futures. Il n’est pas
nécessaire de se représenter, avant de la transformer, les limitations d’une nature
avec laquelle on en a jamais fini. Ce constat marque la volonté pour l’homme de ne
pas regarder (ne pas donner de valeur autre que marchande) à une entité qu’il est
prêt à épuiser dans une exploitation irraisonnée.

2.4 La reconnaissance réciproque

Il est bien clair que les reconnaissances mutuelles de la nature et de


l’homme ne font pas appel aux mêmes mécanismes et qu’il serait hors de propos
dans ce mémoire de vouloir, d’une quelconque manière, placer une « intention » de
la nature envers l’homme. Pourtant, la résignation apparente de l’homme envers les
catastrophes naturelles ressemble fort à l’évolution « résignée » de la perte de
biodiversité face aux modifications des conditions physiques chimiques et
biologiques des milieux : la nature recule ou se modifie. De même, l’homme
confronté aux forces supérieures de cette même nature, recule puis se réinstalle tout
de même aux endroits frappés par les tempêtes météorologiques, les éruptions

Hommes, Le livre de Poche, 1996, p. 100.


56
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 97.

32
volcaniques ou les tremblements de Terre. Il enregistre ces cataclysmes, fait sien les
dégâts, reconstruit et oublie les blessures et les victimes. Les calculs qui semblent
prévaloir à l’établissement de ces choix individuels et collectifs de rester vivre dans
une zone menacée relèvent d’une comparaison bénéfice-risque essentiellement
basée sur la probabilité temporelle et les besoins immédiats. Cette « résignation »
réciproque rejoint le troisième moment du parcours de la reconnaissance de Ricoeur
décliné en mémoire et promesses de la nature dans le cadre de son utilisation par
l’homme. Reconnaissance de son histoire passée et promesse de possibilités de vie,
promesse des saisons qui assurent la maturation des récoltes, promesses de mort des
éruptions volcaniques dont l’homme sait qu’elles détruiront ses terres, sa maison et
éventuellement sa vie. Mais également attachement et filiation à une terre des
ancêtres, promise aux descendants, et qu’il est de ce fait impossible de quitter sans
les trahir. Quel est le prix que l’individu donne à sa vie face à ses positionnements
sociaux et psychologiques ? L’exposition au risque environnemental fait partie de ce
calcul flou de certitude ou de nécessités sociales et de probabilités. Dans un schéma
collectif famillial ou citoyen, la prise de conscience, la reconnaissance et le calcul
du bilan du risque passe par les autres qui se révèlent alors les miroirs de ce qui peut
m’arriver mais aussi celui de mes engagements face à eux dans le contexte d’une
nature dont les dangers me sont connus. C’est donc dans l’autre que l’homme estime
et accepte le danger environnemental qui le menace. Soit que cet autre constitue la
cause de la résignation face à ce danger du fait de la nécessité éthique ou morale de
satisfaire les besoins qu’il génère, soit que cet autre atténue le ressenti de ce danger
par une dillution apparente du fait de sa propre exposition. C’est dans la
responsabilité pour l’autre ou dans l’amour de l’autre qu’il trouvera la force
d’affronter sans illusions les dangers naturels.

L’apparition de l’homme dans la nature étant spontanée, sa présence y est


naturelle. Pour Teilhard de Chardin, elle marque le chemin de l’évolution qui a
accompli, par l’arrivée de la capacité de penser, un nouveau franchissement des
lignes zoologiques et provoqué l’apparition de l’humain par la mise en activité
d’une conscience consciente, capable d’imposer sa suprématie sur l’ensemble du
monde vivant. Celle-ci reste toutefois limitée au respect des lois naturelles plus
dangereuses et susceptibles de provoquer sa disparition que les relations d’hommes
à hommes bâties sur ses capacités de penser. Il n’y a aucune chance que l’humanité
survive à l’explosion terminale du soleil en géante rouge dans environ 5 milliards
d’années ou même simplement à l’augmentation progressive de la température de

33
surface du soleil qui finira par rendre toute vie végétale et terrestre impossible 57. Les
autres évolutions écologiques dont l’homme a pu enclencher le processus ne
pourront le faire disparaître car ce que l’esprit à fait, l’esprit peut le défaire, même
au prix de catastrophes humanitaires et quitte à en payer un coût humain donc moral
et éthique important.

« En ce qui concerne la destruction de l’environnement par une technique


tout à fait pacifique, qui est en soi au service de l’homme – une apocalyspe
rampante au lieu de la soudaine apocalypse nucléaire -, on dira que la
menace physique elle-même devient existentielle, lorsque au bout du compte
s’annonce une détresse globale, ne laissant rien subsister d’autre que
l’impératif de la survie pure et simple, lui-même dépourvu de toute
responsabilité. »58

La reconnaissance mutuelle de l’homme et de la nature ne s’exprime pas au travers


de mots ni de traités mais au travers de comportements qui relient au plus profond
de son conscient et de son inconscient l’homme au tout de la vie terrestre. Selon le
parcours de Ricoeur, pour reconnaître il est nécessaire de pouvoir nier, par des actes
de langage ou par des actes concrets. Si certaines idéologies ont pu se construire sur
une négation de la nature, elle ont été rattrapées et finalement abattues par les
réactions provoquées par les contradictions fondamentales qu’elles soulèvent avec la
nature humaine indissociable de la nature. De même, la brutalité du fait
environnemental nous rattrape actuellement et s’impose, au jour le jour, comme le
vecteur de la reconnaissance de la nature par l’homme et donc de l’homme par
l’homme. Les réserves de pétrole s’amenuisent et les glaciers fondent… La nature
nous place aujourd’hui devant le fait accompli, l’acte que nous devrons prendre en
compte rapidement sous peine de voir sombrer une partie importante de la
population humaine et reconnaître alors l’évolution anachronique de notre
civilisation par un homme qui n’aurait pas su anticiper le risque qu’il faisait courir à
d’autres hommes.

2.5 Nécessité d’un nouveau paradigme de reconnaissance de la nature

«[…] de libres et indépendants qu’était auparavant l’homme, le voilà par


une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la
nature et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens,
même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs services ; pauvre,
il a besoin de leurs secours, et la médiocrité ne le met point en état de se

57
Ward, P.D., Brownlee, D., The Life and Death of Planet Earth, Times Books, 2003,
pp. 240
58
Jonas, H., Pour une Éthique du Futur, Rivages Poche, Payot, 1998, p. 101.

34
passer d’eux. »59

À l’échelle des temps géologiques, la disparition des espèces naturelles n’est jamais
progressive mais se déroule toujours selon un scénario brutal et rapide, quelquefois
difficilement compréhensible dans un contexte qui semblait celui d’une prolifération
positive. Elle intervient comme le constat physique, chimique ou éthologique
(social ?) d’une inadéquation au sens le plus brutal du terme entre les besoins vitaux
de l’espèce et une nature qui ne permet plus de remplir ces conditions nécessaires.
Pour l’homme, animal social et pensant, les sens et la conscience, le savoir et la
mémoire ainsi que l’esprit et l’imagination construisent l’individu et la société.
Avec leurs interactions complexes, ils constituent à la fois les fortifications et les
fragilités psychologiques, physiques et chimiques de l’espèce humaine. Leurs
évolutions qui, à la différence des autres espèces, dépendent de lui-même,
conditionnent la capacité de résistance dont la dégradation pourrait aboutir à une
mise en danger des conditions nécessaires à la vie de l’homme sur Terre.

Par sa définition nême, la nature est un concept totalement artificiel dont la


définition est floue. Inclut-elle ou exclut-elle l’homme ? Peut-on considérer qu’elle
a justement été défini pour borner le contour ontologique de l’homme, à la manière
du corps qui donne par sa forme un lieu de résidence à l’âme ? La nature est à la
société humaine ce que son corps est à l’esprit de l’individu. Le corps lui permet de
fonctionner en lui offrant un support physique et en lui permettant de satisfaire ses
besoins énergétiques par le mouvement, la digestion, etc…. Pour la société humaine,
la nature joue ce même rôle en lui fournissant support physique, matériaux, énergie
et nourriture. Personne n’imagine que le corps et l’esprit puissent être séparés et
recombinés. Il en est de même de la société et de l’environnement. Les
interrogations et les problèmes de comportement que soulèvent l’environnement
nous interpellent directement soit dans nos convictions religieuses, soit dans nos
inquiétudes d’êtres vivants, soit encore dans nos interactions avec les autres et la
société. D’une manière générale, ces questions relatives à l’éthique et à la morale
apparaissent dans le contexte scientifique et environnemental dès que l’homme
interagit avec la nature qui constitue le biotope dont il partage nécessairement les
ressources avec les autres êtres vivants.

De toute évidence la morale et l’éthique héritées de plusieurs siècles de


progrès de civilisation ne semblent plus adaptées aux défis posés par les problèmes
59
Rousseau, J.J., Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les
Hommes, Le livre de Poche, 1996, p. 116-117.

35
actuels des rapports de l’homme à la nature. Aujourd’hui, les défis qui se posent
sont d’ordres scientifiques (quelle sera l’évolution de la température de la planète),
sociologiques (comment respecter l’homme en lui permettant de satisfaire le
premier besoin de nourriture pour une population mondiale qui n’a pas encore
atteint son seuil de reflux), et psychologiques (quels seront les comportements
individuels face aux nouvelles contraintes imposées par la prise en compte de ces
défis). L’idée que la technologie palliera toujours aux nouveaux problèmes
écologiques se heurte à cette part inconnue des processus naturels qui ne sont pas
pris en compte dans les estimations et dont les conséquences ne peuvent, par
conséquent, pas être évaluées. Les espoirs suscités par les cultures des OGM pour la
production suffisante d’une nourriture à la population mondiale soulèvent de
nombreuses incertitudes quant à leurs conséquences toxicologiques immédiates ou
différées et en termes des conséquences des chutes de biodiversité inhérentes à ces
cultures. L’utilisation de l’énergie nucléaire ne résoud pas les problèmes liés aux
ressources finies du combustible, à la dissémination du potentiel militaire effarant
des technologies nucléaires, à la production et au stockage des déchets et enfin au
contrôle de la dangerosité immédiate des centrales civiles. La recherche scientifique
a probablement atteint, avec le gigantisme et le coût des instruments de physique
moderne, une limite sinon théorique au moins pratique. De même qu’il est certain
que la Terre ait déjà dépassé le moment le plus favorable de son histoire géologique
au fonctionnement de la vie60. Peut-être avons-nous également atteint (ou peut-être
en sommes-nous proches au sens d’une assymptote) de la limite du savoir accessible
à l’homme. La technologie bénéficiera probablement encore de nombreux
développements notamment dans les domaines les plus en pointes du génie
génétique, des nanopaticules, de l’électronique et de l’informatique. L’homme va
continuer de faire progresser sa natura naturata mais les mystères de la natura
naturans seront de plus en plus difficiles à percer car ces mécanismes dont la taille
de fonctionnement se rapproche de celle de la molécule ou même de l’atome ne
pourront être dépassés que par la connaissance et le contrôle de la structure interne
des atomes qui posent de très gros problèmes théoriques et expérimentaux.
L’artificialisation de la nature en sera encore augmentée, mais il est fort probable
que la convolution de celle-ci avec les mécanismes restant inconnus de la natura
naturans nous réservera de nombreuses surprises. Ce fut le cas pour l’amplification
du trou de la couche d’ozone ionosphérique aux pôles par les rejets de gaz

60
Ward, P.D., Brownlee, D., The Life and Death of Planet Earth, Times Books, 2003,
pp. 240.

36
anthropiques dans l’atmosphère. De ces quelques considérations de bon sens ressort
la nécessité, non d’un retour en arrière, qui est impossible comme l’avait déjà
mentionné Rousseau, mais d’un changement radical des conceptions réciproques de
l’homme, de la société et de la nature. Seul une évolution de ce type semble à même
de pouvoir rendre compatible dans la durée les impératifs économiques, politiques
et environnementaux.

Faute d’avoir suffisamment interrogé la vision moderne de la nature,


l’écologie contemporaine a souvent dramatisé la nécessité d’un choix entre l’homme
et la nature alors que le défi consiste à trouver pour l’ensemble de l’humanité les
compromis et les comportements acceptables, non pour la nature dont nous
considérons qu’elle ne possède pas, en elle-même, de finalité, mais pour les autres
espèces d’êtres vivants qui dépendent de nous et dont nous avons besoin pour vivre.

« La nature nous contient, nous et nos œuvres, et c’est bien pourquoi nous
continuons d’exister. La culture n’est qu’une nature cultivée, dont ce
produit de la nature qu’est l’homme prend soin : que la nature meure, alors
la culture, et tous ses artefacts, mourront aussi »61.

L’action de l’homme dans la nature n’est pas nécessairement perturbatrice et le


débat ne saurait se résumer à être pour ou contre la technique. Le problème est avant
tout celui du bon usage d’une technologie dans un souci éthique impliquant une
utilisation équitable des ressources naturelles et la préservation des conditions de vie
des générations futures. Une tentative de ce type nécessite de changer notre
conception de la satisfaction immédiate des besoins anthropiques contemporains qui
sont déjà notoirement trop importants alors que seule une minorité des habitants de
la planète en profite. Il est donc évident que nous ne pouvons simplement continuer
à piller la nature sans interroger le mode actuel de fonctionnement des pays riches et
sans redéfinir profondemment les principes et les critères de répartition de ses
richesses. Cette tâche requiert de les examiner à l’aune des résultats scientifiques
mais aussi des disciplines traditionnellement normatives comme le droit ou
l’économie, en leur demandant d’externaliser leurs objets d’études pour reconsidérer
les valeurs qu’elles attribuent à l’homme, au vivant et aux éléments naturels (leurs
éléments de vie). Cette recherche d’une éthique, basée sur l’attribution de valeurs
humanistes et naturelles, nécessite le retour vers la philosophie naturelle et la
métaphysique, seule à même d’apporter des éléments de réflexion concret sur les
problèmes de recherche du sens de l’être. Il faut résolument se tourner vers un

61
Larrère, C., Larrère, R., Du bon Usage de la Nature, pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 15.

37
nouveau paradigme : celui d’une nouvelle éthique de vie, orientée vers les autres,
incluant l’homme mais également l’ensemble des êtres, dans le but de fonder une
échelle de valeurs et une vision d’un monde futur.62

62
Jonas, H., Pour une Éthique du Futur, Rivages Poche, Payot, 1998, p..

38
Chapitre 3 : Evolution de l’anthopologie et métaéthique

3.1 Du bon sauvage à l'anthropologie moderne

Dans son ouvrage, La Religion des Origines, Emmanuel Anati propose, sur
la base du constat de la similitude des techniques de l’art pariétal observé sur les
cinq continents, une origine religieuse commune pour nos ancêtres du paléolithique
inférieur:

« En ce qui concerne les origines de l’homo sapiens, les découvertes,


disséminées dans plusieurs continents, semblent indiquer que, partant de
son lieu d’origine, il a réalisé une formidable expansion. En quelques
milliers d’années, il a conquis le monde ».63

La « particularité du système mental de l’homo sapiens [est] d’éprouver une sorte


de fascination pour l’incroyable et de vouloir rechercher les preuves de sa
crédibilité »64. Ainsi, par sa construction naturelle, l’homme a besoin des tabous
pour se positionner en lui-même, mais aussi au sein de la nature et au sein de la
société qu’il a construite.

« La religion organisée a reçu en héritage, réordonné et rationalisé des


aspects originels de ce comportement par lequel l’homme cherchait une
relation avec ces phénomènes naturels qui, n’étant pas explicables sur la
base de ses propres notions, se voyaient renvoyés à l’irrationnel ou au
supranaturel. »65

Les tabous apportent, par les comportements de renoncement qu’ils induisent devant
les absences de réponse et leurs caractères sacrés, les compensations spirituelles aux
pièces manquantes du puzzle de la connaissance. En ce sens, ils permettent à
l’homme de construire les remparts et en même temps leurs brèches contre ses
fragilités physiques et chimiques, mais aussi psychologiques et sociales. Bien qu’ils
n’apportent pas de réponses, les tabous posent le sens de l’origine et du devenir de
l’homme. Construits sur le langage ou sur la représentation, ils lui permettent de les
concrétiser dans un objet, un mythe, une religion ou un but et de leur donner ainsi
un sens collectif même dans l’incrédulité. En ce sens les progrès continus de la
connaissance n’ont pu que provoquer le déplacement des questions vers des
réponses de plus en plus inaccessibles.

63
Anati, E., La Religion des Origines, T. P. Michel, Hachette, 1999, p. 101.
64
Ibid, p. 91.
65
Ibid, p. 16.

39
Dans l’introduction de Totem et Tabou, Freud affirme qu’il est nécessaire,
pour mieux comprendre les comportements individuels et collectifs de notre société,
de s’appuyer sur les résultats de l’anthropologie, et notamment sur les descriptions
des comportements des peuples primitifs, qu’il considère comme les plus proches de
ceux de nos ancêtres, avant que les progrès sociaux et techniques de l’humanité ne
bouleversent nos habitudes et nos comportements.

« […] le tabou survit encore de nos jours, dans nos sociétés modernes ;
bien que conçu d’une façon négative et portant sur des objets tout à fait
différents […]. Le totémisme au contraire est tout à fait étranger à notre
manière de sentir actuelle, il est une institution depuis longtemps disparue
et remplacée par de nouvelles formes religieuses et sociales […] »66.

Il partage en cela la vision de Wundt, pour qui le tabou représente la loi non écrite la
plus ancienne de l’humanité. Ce code trouve essentiellement ses origines dans les
craintes et les angoisses de l’homme. Freud se déclare pourtant insatisfait de cette
définition qu’il trouve trop restrictive:

« Wundt nous apprend ainsi que le tabou est une expression et une
conséquence de la croyance des peuples primitifs aux puissances
démoniaques. Ultérieurement, le tabou se serait détaché de cette racine et
ne serait resté une puissance qu'en vertu d'une sorte d'inertie psychique;
ainsi le tabou serait même la racine de nos propres prescriptions morales et
de nos propres lois. […] l'explication donnée par Wundt nous laisse déçus.
Expliquer le tabou de la sorte, ce n'est pas remonter à la source même des
représentations taboues et montrer ses racines dernières […] Il faut
remonter plus loin encore.»67

En fait, pour Freud, les règles instituant les deux principaux tabous des sociétés
primitives, l’inceste et le meurtre, se rapportent directement à la représentation de
l’être totémique. Elles vont trouver leur expression dans la partition des tribus en
systèmes de classes totémiques imperméables et, symboliquement, par l’interdiction
de toucher ou de consommer la chair du totem.

« Un totem […] est un objet matériel auquel le primitif témoigne un respect


superstitieux, parce qu'il croit qu'entre sa propre personne et chacun des objets de
cette espèce existe une relation tout à fait particulière. Les rapports entre un
homme et son tabou sont réciproques : le totem protège l'homme, et l'homme
manifeste son respect pour le totem de différentes manières, par exemple en ne le
tuant pas, lorsque c'est un animal, en ne le cueillant pas, lorsque c'est une
plante.»68

66
Freud, S., Totem et Tabou, Payot, 2001, p. 8.
67
Ibid, p. 43-44.
68
Ibid, p. 147.

40
Le totem représente en premier lieu l'ancêtre du groupe, son esprit
protecteur et son bienfaiteur qui connaît et épargne ses enfants qui, en retour, lui
doivent le respect. Il est donc la matérialisation d’un ordre social, morale et éthique
dont la transgression est généralement punie de mort et dont la transmission
héréditaire paternelle ou maternelle assure la cohésion de la tribu au-delà de la
structure familiale classique. La punition collective qui résulte de la transgression
confère sa solidité à une structure sociale qui se fonde ainsi sur une éthique
personnelle et une morale sociale. Celle-ci ne laisse comme alternative de remise en
cause que des événements violents de défis, de combats ou de meurtres rituels. Le
tabou, représentant l’héritage ancestral, exprime en lui le désir conscient ou non de
faire perdurer un ordre et une relation équilibrée avec une nature à la fois généreuse
et dangereuse. Dans une dualité mélée de craintes et de désirs de transgression, le
système peut rester stable et se perpétuer mais aussi être déstabilisé simplement par
l’évolution des connaissances, des techniques ou des relations politiques avec les
autres peuples. Les dimensions individuelles et collectives régulent les
comportements des individus astreints à respecter l’ordre de la société, érigé en
ordre naturel par l’absence de lois écrites.

L’oeuvre de Freud reçut de nombreuses critiques, comme celles de Kroeber


qui l’a attaqué notamment sur le plan de la rigueur anthropologique bien que Freud
lui-même avait relativisé les analyses et les constructions de Totem et Tabou, en
précisant qu’elles devaient avant tout être considérées comme la description d’une
évolution possible au sein d’un contexte phylogénétique probable. Prenant le relais
de Kroeber, Malinovski, fut un des premiers ethnologues modernes à séjourner au
sein même des peuples primitifs, pendant des périodes de temps longues, pour en
observer les mœurs et les coutumes. A la lumière de ses séjours, et bien qu’il soit
convaincu de la pertinence des éclairages que la psychanalyse peut apporter à
l’anthropologie, il en contestera le caractère universel notamment du fait de
l’absence du complexe d’Œdipe au sein de la société trobriandaise malgré sa
structure fondamentalement matrilinéaire. Il en conclura que le complexe d’Œdipe
se construit comme une réaction consécutive au patriarcat dans la société
occidentale, ce que Reich soutiendra également dans les années 30 à partir des
thèses développées par Freud. La jalousie, l’ambivalence, le complexe d’Œdipe, la
peur de la castration sont avant tout les résultats d’une évolution de notre société
occidentale qui ne peuvent être transposés sans précaution à des peuples primitifs
dont les coutumes de vie sont trop différentes des nôtres. Rejoignant l’idée de

41
Malinowski Reich affirme une plasticité des instincts humains qui, à la différence du
déterminisme qui, selon lui, gouverne les animaux, permet une adaptation aux
facteurs culturels. Il en conclut que les résultats de Freud sont plus pertinents pour
l’étude des modifications sociales de la nature humaine que pour la psychologie
humaine elle-même.

Pour Anati, citant en cela les travaux de Huxley69, il existe une forme de
comportement chez les animaux qui, bien qu’elle ne soit pas empreinte de
religiosité, nous conduit à une forme certaine de ritualisme. Ainsi, on ne peut
exclure que les interdictions que représentent les tabous puissent trouver leurs
origines dans un instinct naturel profond notamment en ce qui concerne les tabous
de l’inceste et du meurtre. De fait, l’interdiction (ou la ritualisation) de la
consommation de la chair du totem peut également provenir de

«l'observation qu'aucun animal ne se nourrissait de la chair des autres


animaux de son espèce; et on en aurait tiré la conclusion qu'en faisant le
contraire on porterait atteinte à l'identification avec le totem, ce qui serait
préjudiciable au pouvoir qu'on voulait acquérir sur lui»70.

Si la citation précédente permet d’envisager la possibilité d’une explication


éthologique au tabou du meurtre au sein de sa propre espèce, Freud lui-même
propose, à la suite des travaux de Darwin, la possibilité d’une origine animale au
tabou de l’inceste par la domination des petites hordes par un mâle dominant
refusant de partager les femelles.

« Des habitudes de vie des singes supérieurs, Darwin a conclu que l'homme
a, lui aussi, vécu primitivement en petites hordes, à l'intérieur desquelles la
jalousie du mâle le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité
sexuelle. […] nous pouvons conclure en effet qu'une promiscuité générale
des sexes à l'état de nature est un fait extrêmement peu probable.»71

Selon les observations éthologiques contemporaines, la présence chez les


gorilles, de mâles dominants, possesseurs exclusifs des femelles, pourrait
contraindre les jeunes mâles à s’exiler pour se reproduire sans que cela ne génère
une véritable organisation sociale au-delà de la famille. Cette situation a
probablement pu être celle de nos ancêtres primitifs, mais il est également probable
que des conditions de survie difficiles, par exemple dues aux périodes de glaciations
intenses, aux besoins de nourriture ou à la nécessité de faire face aux prédateurs

69
Huxley, J., et al., A Discussion on Ritualization of Behavior in Animal and Man, Phil.
Trans. R. Soc. London, B , n° 772, vol 251, p. 247-256.
70
Freud, S., Totem et Tabou, Payot, 2001, p. 164.
71
Ibid, p. 177.

42
(éventuellement aux autres tribus) aient pu contraindre les familles à une
communauté de vie conduisant à des comportements analogues à ceux qui sont
actuellement observés chez les singes et d’autres mammifères.

« Chez les primates, la structure sociale diffère toutefois selon qu’il s’agit
des singes arboricoles ou des singes terrestres. Chez les premiers, comme
c’est le cas chez les chimpanzés et les gorilles, on trouve une structure
sociale remarquablement égalitaire, alors que chez les singes terrestres
comme les babouins africains ou les macaques asiatiques, confrontés
constamment aux dangers du terrain à découvert, on observe une
organisation sociale à la tête de laquelle se retrouve un seul mâle
hautement dominant et quelques mâles adultes de rang légèrement
inférieur.» 72

La partition de la tribu, qui naît de cette structure sociale, ressemble naturellement à


une subdivision totémique qui sera susceptible de permettre aux mâles de rangs
légèrement inférieurs d’assurer leur domination sur leurs femelles. Une situation
analogue chez nos ancêtres primitifs a pu naturellement conduire à une « notion du
totem [qui] sert de base à la subdivision intérieure et à l'organisation du clan.»73
Ainsi, dans le cas d’une origine des tabous héritée des instincts animaux, la
définition du tabou fonde le comportement éthique et les règles morales de
positionnement de l’individu dans le groupe social.

Quel sens faut-il donner à une anthropologie moderne à une époque où les
paléontologues découvrent les uns après les autres les maillons manquants de
l’évolution des primates et des hommes. Ces résultats rendent de plus en plus floue
la limite entre l’animal et l’homme ou, au contraire, confirment de manière de plus
en plus indéniable nos racines animales. Dans le même temps, les résultats de
l’éthologie contemporaine affirment le caractère social des relations dans le monde
animal. De ce fait, l’anthropologie moderne souffre de la désacralisation de son
objet d’étude si particulier : l’homme. Mais à ces difficultés de positionnement par
rapports aux autres sciences comme la sociologie ou l’éthologie, l’anthropologie
rencontre également des questionnements éthiques et moraux liés au fait que son
objet est celui qui justifie la raison de toute science : l’homme. Il en ressort une
nécessité éthique de considération à la fois dans les méthodes et dans les buts visés.
Alors que la paléontologie humaine vient tout juste de mettre en évidence
l’interfécondité probable des deux souches humaines réputées incompatibles jusque
là et alors qu’aucun scientifique digne de ce nom n’oserait plus essayer de mettre en
avant plus que des différences culturelles entre les différents groupes humains

72
Godefroid, J., Psychologie : Sciences humaines et cognitives, DeBoeck, 2008, p. 773.
73
Freud, S., Totem et Tabou, Payot, 2001, p. 151.

43
vivant actuellement sur la planète, l’anthropologie moderne se doit de gérer les
problèmes éthiques qui se posent pour l’étude des peuples primitifs. Claude Levi-
Strauss, dans son article La Crise Moderne de l’Anthropologie se demande même si
elle n’est pas en train de perdre son objet par ses conséquences destructrices. Le
contact physique des populations isolées depuis des millénaires avec un monde
extérieur inconnu les expose à des maladies pour lesquelles elles ne possédaient pas
d’imunités. Ce problème connu depuis l’arrivée des conquistadors en Amérique du
Sud, a continué de provoquer la disparition de centaines de tribus et de peuples au
cours du XXe siècle. Mais, en plus de la menace épidémiologique que les peuples
extérieurs font courir à la santé des peuples primitifs, les contacts avec la société
moderne ont également provoqué la ruine de leur organisation sociale. Comme le
rappelle Levi-Strauss : « la notion d’indigène s’estompe et fait place à celle
d’indigent. »74 L’anthropologue se retrouve alors dans la position de l’archéologue
qui ne peut que détruire son terrain d’expérimentation au fur et à mesure qu’il
progresse dans ses fouilles. Levi-Strauss écrit à ce sujet :

« En se répandant sur toute la Terre, les civilisations […] chétienne,


boudhique et islamiques, et sur un autre plan cette civilisation mécanique
qui les rassemble […] les transforment par le dedans. Car les peuples dits
« primitifs » ou « archaïques » ne tombent pas dans le néant, il se
dissolvent plutôt en s’incorporant de façon plus ou moins rapide à la
civilisation qui les entoure. »75

La conservation des tribus dites primitives comme simple objet scientifique


pose lui-même de multiples questions éthiques et morales tout comme, d’ailleurs
leur non-protection. L’anthropologie expose la tension qui existe entre le devoir de
respect des individus dans leur humanité et la nécessité de leur fournir protection
aide et confort avec l’intérêt de la conservation, au moins au titre de la mémoire
collective de l’humanité, de leur organisation sociale, de leurs cultures et de leurs
traditions. Les hommes actuellement en vie n’en sont que les vecteurs et les
conservateurs temporaires. En se déplaçant sur le terrain des droits de l’homme et de
ses cultures, le débat anthropologique emporte avec lui le poids de son contexte
historique. Celui de plusieurs siècles d’études des comportements humains
« exotiques » dont l’intérêt est né par l’asservissement des peuples et la
colonisation. Cet aspect rencontre celui de toute science qui, par les moyens qu’elle
nécessite, ne peut s’affranchir complètement des tutelles politiques et sociales.
L’objet même de l’anthropologie, l’homme, rend ce débat encore plus difficile,
74
Levi-Strauss, C., La Crise Moderne de l’Anthropologie, Le Courrier de l’Unesco,
Novembre 1961, p.14.
75
Ibid, p.15.

44
surtout dans le contexte de la décolonisation et, aujourd’hui, de la mondialisation.

« Par un curieux paradoxe, c’est sans doute par égard pour eux
[ethnologues africains et mélanésiens] que beaucoup d’anthropologues
avaient adoptés la thèse du pluralisme (qui affirme la diversité des cultures
humaines et conteste, par conséquent, que certaines civilisations puissent
être classées comme « supérieures » et d’autres comme « inférieures »). Or
ces mêmes anthropologues – et, à travers eux, l’anthropologie toute entière
– sont maintenant accusées d’avoir nié cette infériorité, dans le seul but de
la dissimuler, et donc de contribuer plus ou moins directement à ce qu’elle
soit maintenue. »76

De nouveau ce constat nous oblige à prendre le problème de la


considération de la définition d’une nouvelle éthique et d’une nouvelle morale, non
en fonction des héritages acquis de siècles de civilisation mais bien d’un vision
ouverte des changements relatifs de positionnement entre l’humanité, la culture et la
nature. L’anthropologie moderne dont Freud et Levi-Strauss furent des éléments
fondamentaux ne peux que faire le constat de la situation extrême d’inéquité dans
laquelle se trouve placée l’humanité aujourd’hui. Celui de ses abus, de ses injustices
difficilement compatibles avec la refonte d’une éthique et d’une morale de
comportement envers la nature. Le renoncement à la recherche de nouveaux
paradigmes ne pourrait que conduire à une passivité validant et prorogeant les
situations actuelles de disparité sur la planète.

3.2 Le tabou moderne : l’argent

Par son objet, l’antropologie est au cœur de toutes les problématiques


sociales, scientifiques, économiques, philosophiques et politiques. Elle est en prise
directe avec les apories de la société, qui prennent de nouvelles dimensions avec
l’accélération de la pression écologique de l’homme sur la nature. Pour Freud, il
existe une analogie forte entre l’attitude du primitif face au tabou et les symptômes
caractéristiques de la névrose obsessionnelle chez l’individu moderne. Dans les
deux cas, les prohibitions qui en découlent sont d’origine interne et se transmettent
au travers des objets en induisant des actes et des cérémonials. La principale
caractéristique de la situation psychologique ainsi créée est l’instauration de
l’ambivalence du comportement de l’individu entre les interdits et ses propres
actions ; celle qui va confronter son éthique aux contraintes morales de la société où
règnent les institutions et les processus de reconnaissance comme le positionnement

76
Levi-Strauss, C., La Crise Moderne de l’Anthropologie, Le Courrier de l’Unesco,
Novembre 1961.

45
social, le pouvoir, le travail, la religion. L’identification de l’individu au sein de
groupes sociaux (races, nations, classes, communauté de foi, etc…) se fait par la
reconnaissance de son « idéal du moi » au sein de ce groupe dont une caractéristique
sera justement d’avoir mis en commun cet « idéal du moi ». Ce faisant, l’individu
pourra se reconnaître à divers titres, et selon les circonstances, comme appartenant à
plusieurs groupes, créant par cette diversité les conditions de sa singularité. Mais il
est significatif, à cet égard, de constater combien l’évolution de notre société nous a
amené à adorer de nouveaux tabous et leurs totems. Le tabou moderne, l’argent, est
tout aussi mystérieux et immatériel que les tabous primitifs. Il repose sur la
confiance (ou la crainte) des individus et n’existe que sous la forme d’accords
matérialisés par des morceaux de métal, de papiers et même, à notre époque par
quelques polarisations magnétiques de cristaux de ferrites dans les disques durs des
ordinateurs des banques. Comme le rappelle John Searle, dans La Construction de la
Réalité Sociale,

« le mot argent désigne tout un écheveau de choses prises dans un réseau


de pratiques consistant à posséder, à acheter, à vendre, à gagner, à payer
en échange de services, à rembourser des dettes, etc. […] le mot argent
fonctionne comme un tenant lieu pour l’articulation linguistique de toutes
ces pratiques. »77

Son statut repose sur l’accord collectif qui le lui confère. De tabou, il garde ce culte
mystérieux qui interdit de le toucher certains jours dans certaines religions. Le
sacrilège qui consiste à le détruire, alors même qu’il est censé vous appartenir,
provoque la vindicte populaire qu’avait subie en son temps Serge Gainsbourg pour
avoir osé le brûler en public. Ce tabou s’appuie sur des nouveaux totems, moins
naïfs, dont la technologie écrasante apporte ces sentiments de sécurité et de
puissance que nous vantent tant les publicités pour les véhicules automobiles. Ils
font ressentir cette illusion de dominer le monde et sa culture. Ils apportent
également ce sentiment de présence immédiate (un comble) que nous vantent tant
les opérateurs de téléphonie. Ils nous font ressentir cette illusion de dominer le
monde entier et sa culture par cet ectoplasme par ailleurs formidable qu’est Internet.
Ils offrent la possibilité merveilleuse d’ouvrir et de refermer le monde à la manière
des vitres de voiture ou des postes de télévision. Les moyens modernes de
communication, quel que soit le niveau social du spectateur, le confortent dans un
monde privilégié, un monde sensoriel clos, un isolement onirique permettant de
mesurer la chance que nous avons de ne pas vivre les malheurs des autres ; et,
immédiatement après, de changer de programme pour, après avoir compati quelques
77
Searle, J., La Construction de la Réalité Sociale, NRF Essais, 1998, p. 74.

46
secondes et être rassuré sur notre sort, faire disparaître de nos yeux la réalité d’un
monde impitoyable. Cette communication à sens unique est à l’opposé de la
reconnaissance réciproque puisque le monde n’est plus convoqué qu’aux instants où
je le désire et où je peux le rejetter sans qu’il ait pu donner son avis.

Dans l’ordre actuel du monde, le libéralisme économique exacerbé et sa


perte complète de scrupule (qui lui permet de spéculer sur des stocks de nourriture
par exemple), permet à une minorité des habitants de la planète de vivre dans
l’abondance quand une majorité effarante manque de tout. Cet « équilibre »
inhumain est régulé par ce tabou et son principal totem, le dollar, qui depuis qu’il
existe réfère son existence à Dieu. Le retour moderne du totémisme se situe dans
tous les objets de consommations courantes qui symbolisent cette nouvelle forme de
la puissance de la civilisation prédominante sur le monde. L’appel au meurtre n’est
plus simplement dans le regard de l’autre. Il se dématérialise par les circuits de
télévision et les ordinateurs dans ces objets de consommation potentiellement
exposés et jetés en pature à l’envie de ceux qui manquent du nécessaire. C’est
oublier l’enseignement d’Aristote qui disait que « l’homme est un animal politique
qui ne peut vivre en dehors de la société » qui seule lui apporte la structure qui
puisse satisfaire la diversité de ses besoins vitaux par la nourriture, la reproduction
et l’existence dans le regard de l’autre censée fonder la dimension politique.
L’homme a fondé, sur la base de ce tabou moderne un monde artificiel et inhumain.
Un monde que l’humain, vivant sa supériorité technologique sur la nature comme un
but, a enfermé dans ses propres contradictions sans se préoccuper de sa
responsabilité envers sa propre espèce.

3.3 L’impuissance de l’argent face à la nature

La nature est de moins en moins cette grande puissance mythique sur


laquelle l’homme n’a pas de prise. En fait, avec sa technologie, l’homme n’a su
capter qu’une faible part (la plus facile) des avantages que cette nature avait mis à sa
disposition. Il a su, en quelques siècles, consommer la majeure parties des énergies
fossiles rassemblées pendant des centaines de millions d’années et, maintenant que
l’épuisement est devenu un horizon visible, il réalise qu’il n’en détient pas, pour
autant, un savoir ni un pouvoir sur cette synthèse des hydrocarbures qui manqueront
cruellement pour la satisfaction des besoins énergétiques et pour les industries
chimiques du futur. Pour l’homme, la nature a perdu de sa dimension mythique dans

47
un processus de renversement complexe où il commence à se rendre compte que son
ignorance était moins destructrice que son savoir partiel qui lui donne l’illusion du
contrôle sur un système qui le dépasse. Car aujourd’hui, l’ampleur des résidus de
notre technostructure provoque des bouleversements d’équilibres à l’échelle de la
biosphère entière et modifie significativement ses capacités de contre-réactions.
Nous ne contrôlons pas la nature, nous l’utilisons à la manière d’un parasite qui se
soucie peu de l’état de santé de son support. Le spectacle de la puissance de la
nature devrait pourtant nous enseigner l’humilité de reconnaître que ni l’homme, ni
sa technologie, ni son argent n’auront la capacité d’empêcher les dérèglements
climatiques. Rien ne peut empêcher la glace de fondre lorsque sa température
augmente (à pression constante)… Il en est de même en écologie et en économie. La
thermodynamique établit l’impossibilité du mouvement perpétuel. Le temps du
pillage de la planète doit cesser pour se positionner sur un mode de fonctionnement
qui vise les équilibres énergétiques et écologiques. Mais, de cette démarche, les
dirigeants du monde politique actuel semblent étrangement absent. Aujourd’hui
c’est aux instances politiques qu’il revient de définir et de mettre en place, dès qu’ils
le peuvent, de nouveaux projets de société qui ne soit plus basés seulement sur la
vitesse, le profit, la richesse. Il leur revient d’étudier avec les scientifiques, les
sociologues, les philosophes de nouveaux paradigmes de fonctionnement sociaux
qui ne soient pas nécessairement réductibles à la croissance de consommation des
ressources, mais qui retrouvent des valeurs de réflexion, de raison, de partage, de
développements culturels. C’est à ce niveau que se ressent la nécessité d’une
nouvelle morale et éthique scientifique sociale et politique. Devant les incertitudes
qui pèsent sur la rapidité du réchauffement, la chute de biodiversité la société
politique se doit de consacrer son énergie à ce combat.

Tant que l’individu, par ses actes, ne faisait que mettre en jeu sa vie ou
celles de ses proies naturelles dans son rapport à la nature, son impact était régulé
par les rétroactions immédiates du milieu naturel. Son empreinte écologique
s’équilibrait avec celles de ses prédateurs. Il est probable que la survie de l’homme
au cours des glaciations récentes du quaternaire s’est fait au prix d’une sélection
naturelle terrible des individus les plus forts et les plus résistants. Mais, avec ou par
la connaissance et la culture, l’homme est devenu un animal social dont l’impact sur
la nature ne se mesure plus dans l’immédiateté mais dans des processus et des
déstabilisations qui se propagent dans le temps. La prise de conscience des
implications de ce décalage ne pourra pas se trouver dans l’étude des

48
comportements actuels des peuples primitifs puisqu’ils ne peuvent le ressentir. Il
s’agit d’une lente dérive dont l’accéleration se situe au cours des derniers siècles.
Sans tomber dans la caricature, si souvent dressée comme épouvantail, du retour en
arrière, l’anthropologie se doit certainement de chercher parmi les pratiques
traditionnelles celles qui, contre toute attente apportent quelquefois des solutions
plus efficaces que la technologie moderne. C’est notamment le cas pour les
pratiques agricoles, la sélection des espèces résistantes ou les modes de culture.
Bien évidemment, le retour à des pratiques disparues suppose de réhabiliter d’autres
valeurs et d’autres modes de fonctionnement pour nos habitudes sans que cela
veuille dire qu’il ne faut pas leur faire profiter des bons aspects des acquis de la
technologie contemporaine. Au contraire, c’est le défi de l’économie verte qui doit
se mettre en place en substitution des mauvaises pratiques environnementales. Elles
sont nombreuses, quelquefois oubliées ou injustement rejettées au nom d’une
culture du modernisme. Il s’agit, je crois, d’un défi actuel pour l’anthropologie. Le
retour à des pratiques environnementales correctes peut constituer une brisure de
ligne dans l’évolution de la société comme le furent, en leurs temps, l’invention de
l’imprimerie, la révolution industrielle, l’informatique moderne et l’arrivée
d’internet. Cette transition marquera la frontière entre un avant et un après dont les
contours nous paraissent encore flous mais qui sont à même de redonner du sens et
de conforter la position centrale de l’homme, de son esprit et de ses sciences dans la
nature.

3.4 La nécessité d’une nouvelle éthique-méthaéthique

Au cours du XXe siècle s’est affirmée la domination écrasante de l’Homme


sur la technologie et, pour la première fois, la puissance des événements qu’il a
provoqué n’est plus négligeable devant celle des phénomènes naturels. Ainsi, la
puissance des explosions nucléaires, se mesure-t-elle avec les mêmes techniques, les
même sismographes et les même échelles de valeur que l’intensité des tremblements
de terre. La complexité technologique du monde, le caractère planétaire des
conséquences écologiques de notre comportement rebondissent sur les
contradictions que soulignent l’écart croissant entre les progrès de la pensée et la
réalité du comportement humain. Plus d’un philosophe auraient certainement parié,
à l’issue du procès de Nuremberg, que le génocide nazi serait le dernier ; que la
leçon aurait été profitable à la civilisation de l’homme et qu’il saurait désormais

49
éviter ces catastrophes humaines. Au lieu de cela, la fin du XXe siècle a été celle du
renouveau des absolutismes religieux et des massacres ethniques. Dès lors, le
constat que l’on peut faire de la capacité de l’homme à intégrer sur le plan
humaniste ses erreurs passées et à en construire une règle solide est assez faible. Il
semble que les poussées de nationalisme auxquelles nous assistons régulièrement
aient toujours les mêmes causes et se développent toujours sur les mêmes terreaux
de l’intolérance et de la crainte de l’autre. Dans le contexte de la crise
environnementale qui s’annonce pour les décennies à venir, ces conditions ont de
fortes chances de se trouver exacerbées. Les réfugiés climatiques seront nombreux
et susciteront les craintes des pays plus chanceux. Pour beaucoup d’entre eux, le
désespoir face à des conditions de vie degradées se traduira probablement par une
perte de confiance dans la société et une amplification de la dévotion religieuse,
seule à même d’apporter un réconfort, même décalé dans une « autre vie ». Il est à
craindre que l’absence d’anticipation sérieuse de cette situation par une prise en
compte suffisamment précoce des problèmes ne se traduise par un blanc-seing
donné à la nature ou à la violence pour régler les problèmes selon ses lois
incontournables. Ce serait aussi une forme d’échec pour l’homme, face aux défis
posés par la nature, que de s’en remettre à son efficacité impitoyable, pour résoudre
des problèmes dont il était parfaitement conscient mais qu’il n’a pas réussi à intégrer
dans une démarche morale et éthique. Le statu-quo est toujours possible. Mais, en
l’occurrence, il ne pourra se traduire autrement que par une résignation pratique de
l’homme à prendre en considération l’humanité de toute une partie de la population
humaine dont la survie sera alors laissée à sa capacité de résistance individuelle face
aux conditions qui seront les leurs.

On pourra rétorquer que cette situation n’est pas nouvelle et que, de tous
temps, les organisations politiques ont intégré la disparité des conditions humaines.
C’était le cas des esclaves dans les temps anciens comme, de nos jours, celui des
candidats à l’immigration des pays les plus pauvres. De fait, l’humanité se trouve
confrontée à des tensions énormes probablement dues à la complexité de ses
structures sociales et à la fuite en avant que représente l’augmentation de la
population mondiale. Alors que nous sommes déjà dans une configuration
inéquitable de consommation des richesses mondiales, les augmentations de
populations prévisibles constituront des enjeux et des charges pénalisant les pays
les plus pauvres. Les deux principaux modèles de partage des richesses : le modèle
libéral et son aboutissement capitaliste ; et le modèle collectiviste et marxiste ont

50
montré leurs forces et leurs faiblesses respectives au cours du XXe siècle. Ils
partagent un défaut commun : celui de ne pas avoir réussi à donner à la nature une
valeur autre que commerciale, régie par les lois du marché pour le libéralisme
économique ou par une décision politique arbitraire pour les régimes communistes.
La définition de ce prix écologique manque cruellement dans les bilans comptables
et dans les critères de décisions des programmes automatiques qui décident des
achats et des ventes des marchés financiers. Considérer la nature comme un
propriétaire de ses biens qui puisse en fixer le prix en fonction de ces besoins de
régénération nécessite de définir qui pourra parler au nom de la nature et selon quels
critères. Cette démarche présente maintenant quelques balbutiements, avec le
protocole de Kyoto, sur les permis de polluer que certains pays peuvent racheter
pour augmenter leurs rejets de gaz à effets de serre. Mais de nouveau, ce n’est ni
l’éthique ni la morale qui s’exprime mais de simples intérêts financiers posant de
nouveau le problème de la reconnaissance de l’homme par l’homme au travers de
l’équité de ses organisations collectives.

Mais, au-delà même de cette notion de propriété, c’est aussi de donner à


l’humanité sinon une cause mais au moins un but futur à sa présence sur Terre.
L’humanité possède, par rapport au reste du monde vivant, la chance inouie d’avoir
pu écrire son histoire et, par là-même, de se poser la question du sens de cette
écriture. Elle a la chance inouie d’avoir développé l’intelligence et de pouvoir se
poser ainsi la question du sens de cette existence. Mais n’est-ce pas là l’illustration
d’un premier abus de pouvoir ? Puisque les humains sont les seuls à avoir
conscience de leur responsabilité, ils deviennent responsables de la préservation de
cette possibilité que doit conserver l’ensemble des êtres vivant de pouvoir jouir de
leur vie. Dans le cadre d’une recherche des principes à mettre en avant pour
construire une nouvelle éthique, les hommes devront intégrer ce changement de
référentiel qui les place maintenant, là où se tenaient les dieux de nos ancêtres. Le
partage d’une jouissance appaisée de la vie avec les autres hommes et avec les
autres nécessite de le faire librement en un choix consenti. Il exige de le faire par
l’attribution des conditions même de la liberté qui ne peut s’exprimer lorsque les
minimum vitaux ne sont pas équitablement garantis. Ricoeur mentionne, dans sa
liste des principaux paradigmes du monde social, « le complexe socioéconomique
[…], le complexe sociopolitique […] et le complexe socioculturel […]. »78 C’est au-
travers de ce filtre que doit se réfléchir une base éthique et morale, analogue à celle

78
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 318.

51
que proposait Rousseau mais incluant la nature pour nous permettre d’éviter le
retour d’une « guerre de tous contre tous » pour laquelle nous ne disposons
d’aucune arme satisfaisante. La sécurité et les droits de la société humaine doivent
se construire désormais avec ce partenaire que nous bousculons et qui s’invite à la
table des négociations – la nature – et sous la forme du respect de l’humanité de tous
les autres afin de permettre à l’homme de définir les conditions de sa propre sagesse
et de reconnaître sa propre humanité.

52
Chapitre 4 : Le monde comme constituant de l’éthique et de la
morale

4.1 Le retournement ontologique de Levinas

« Emmanuel Levinas est le philosophe de l’éthique, sans doute le seul


moraliste de la pensée contemporaine […] [ pour qui] l’éthique est la
philosophie première, celle à partir de laquelle les autres branches de la
métaphysique prennent sens. Car la question première – celle par laquelle
l’être se déchire et l’humain s’instaure comme « autrement qu’être » et
transcendance au monde […] - est la question de la justice.»79

Par éthique, Levinas entend non pas une recherche de perfectionnement ou


d’accomplissement personnel mais la responsabilité envers autrui à laquelle
l’individu ne peut échapper puisque personne ne peut se substituer à lui face à celle-
ci. Levinas nous décrit l’individu comme insaisissable, nous disant avant tout ce
qu’il n’est pas. Il n’est pas seulement un représentant d’une espèce, ni un concept, ni
une substance ou une propriété. Il ne se définit pas non plus comme un objet selon
des critères de représentation ou de compréhension. Autrui est insaisissable et il est
impossible de parler à son endroit de révélation ou de dévoilement. Nous ne
pouvons rien dire de cet autre qui ne se livre à nous que par son visage porteur tout à
la fois de paroles, d’expressions, de désarroi, et d’appels. Le visage de l’autre nous
révèle un être, au niveau où sa propre volonté de reddition (consciente ou
inconsciente) l’a conduit. De même, nous le recevons nous-même en fonction de
notre psychologie propre. Dès lors, la communication entre les êtres se place
d’emblée au niveau de l’incertitude et de l’interaction psychologique. Le visage de
l’ « autre » implore, impose ou juge, nous obligeant ainsi à nous placer devant la
responsabilité que nous avons à l’égard d’autrui.

Pour Levinas, cette rencontre ne se situe pas sur un plan égalitaire. La


sensibilité du moi à l’égard d’autrui n’est pas le résultat d’un contrat librement
choisi. Les figures de cette dissymétrie se déclinent sur le déséquilibre des relations
sociales ou psychologiques au travers de la politesse, de la hiérarchie, de la
dépendance, de la détresse, du besoin, ou même du remords et de la responsabilité
pour la culpabilité d’autrui. C’est dans ce transfert du moi vers l’attention pour
autrui que se traduit une véritable sujétion. Levinas le considère comme un

79
Levinas, E., Éthique et Infini, Int. Ph. Nemo, Le Livre de Poche, 1982, p. 6.

53
« retournement ontologique » qui qualifie l’humanité de l’homme.

Ainsi, dans la philosophie de Levinas, la relation à l’autre est à la fois


simple et complexe. Simple dans son mécanisme mais complexe par son
enracinement sur nos propres incertitudes au plus profond de nous-mêmes. Les
obligations qui découlent de cette rencontre se propagent également aux éventuels
tiers, et même à tous les autres « autres » présents ou non. Une prise en compte
exclusive de ce seul premier « autre » n’est pas envisageable car elle reviendrait à ne
plus considérer les autres « autres ». Dès lors, il me faut réfléchir, calculer,
comparer et juger. Ceci n’est pas possible sans intégrer dans ces échanges les
institutions et les savoirs fondateurs de la société qui semblait pourtant avoir été
exclue du « huis clos » de la rencontre avec le visage de l’autre. Ce retour des
institutions et de la civilisation va nécessairement influer sur la notion de
« responsabilité aux yeux des autres » introduite par Levinas.

La pensée de Levinas s’inspire de la phénoménologie de Husserl et de la


philosophie de l’être de Heiddeger à laquelle il reproche toutefois son engluement
du sujet dans l’être-là. Depuis des siècles, la philosophie occidentale n’a cessé
d’affirmer que la vérité est dans la totalité et non dans les parties qui la constituent.
Aussi, le sujet est condamné à s’incliner devant les nécessités historiques,
politiques, sociales ou naturelles qui le gouvernent. À cette vision de l’Être comme
rapport immanent d’une pensée posée comme absolue avec une totalité
indépassable, Levinas oppose la relation du sujet avec une transcendance extérieure
au système de la pensée objectivante : le visage d’autrui tel qu’il se révèle au moi
dans son altérité absolue. Dans Totalité et Infini, Levinas pose les bases de son
système philosophique. Il se demande, dans un dépassement de la philosophie de
Hegel, si la guerre n’est pas destinée à avoir le dernier mot sur les exigences de la
morale par l’immersion de l’individu dans une réalité sociale, historique et politique
qui l’englobe, l’écrase, et rend illusoire sa liberté de sujet.

« La face de l’être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de


totalité qui domine la philosophie occidentale. Les individus s’y réduisent à
des porteurs de forces qui les commandent à leur insu. »80

Ce qui détruit la suprématie de la morale n’est pas le conflit mais le fait que
l’homme soit englué dans une réalité sociale que l’idéalisme lui présente comme

80 Levinas, E., Totalité et Infini, Le Livre de Poche, 1971, pp. 347.

54
incontournable. La guerre devient alors l’état normal d’une humanité dont la
conscience est exclusivement mobilisée à sa survie. Toute proportion gardée, ce
sentiment d’écrasement par un système monstrueusement complexe n’est pas
fondamentalement différent des sensations d’isolement et d’impuissance que les
individus peuvent éprouver de nos jours dans leurs relations à la nature et lors de
leur confrontation à la gestion des problèmes environnementaux. Mais les
contraintes qui s’imposent à l’individu ne font pas que provenir de la structure
historique, sociale ou politique. Le sujet humain est également prisonnier de la
présence obsédante de l’« il y a » qui lui rappelle les obligations biologiques qui
s’imposent à son corps comme le « dormir », le « boire », le « manger », etc. Le « il
y a » de Levinas rencontre le premier moment du Parcours de la Reconnaissance de
Ricoeur. Celui où l’entendement se heurte à son irréductibilité et aux sensations.
C’est celui où les présences écrasantes des étants et du « il-y-a » asservissent le moi
par leurs contraintes psychologiques, temporelles et biologiques. Les besoins et les
tentations pèsent sur l’individu dont les redditions successives marquent les
victoires inéluctables de l’ « Il-y-a » sur la pensée. Les nécessités biologiques et
physiques et leur cortège de jouissances sont œuvres de Dieu ou du diable. Les
faiblesses sont ses victoires commises au présent, les regrets concernent le passé et
les conséquences l’avenir.

« toute perception est perception du perçu, toute idée idée d’un ideatum,
tout désir, désir d’un désiré, toute émotion, émotion d’un émouvant ; mais
toute obscure pensée de notre être, s’oriente, elle aussi, vers quelque chose.
Tout présent dans sa nudité temporelle, tend vers l’avenir et retourne sur le
passé ou reprend ce passé – est prospection et retrospection. »81

Seul un refuge dans la passivité, une contemplation impossible, permet de


fuir un présent incontrôlable car modelé par les pulsions humaines. La satisfaction
des sens barre le retour vers la raison et l’intériorité de l’esprit, dans une fuite
éperdue vers un paradis inaccessible. Cette vision, véhiculée par l’autre, qui me
dévoile sans m’expliciter ses faiblesses, ses forces et ses demandes silencieuses,
transcende au travers de son visage le système clos de la totalité hégélienne ou
heideggérienne où tous les rapports se définissent en termes de savoirs et de
pouvoirs. C’est également de cette manière qu’elle apparaît dans la relation éthique,
dépassant la simple visée objectivisante de Husserl : l’objet qui de prime abord se
donne et se distingue de sa représentation.

« l’intelligibilité, le fait même de la représentation, est la possibilité pour

81
Levinas, E., Totalité et Infini, Le Livre de Poche, 1971, p. 127.

55
l’autre de se déterminer par le Même, sans déterminer le même, sans
introduire d’altérité en lui, exercice libre du même. Disparition, dans le
même, du moi opposé au non-moi. »82

Aporie fondamentale car le visage de l’autre apparaît à ma conscience intentionnelle


ce qui fait disparaître son altérité. Cette disparition nous ramène au défi du premier
moment du parcours de la reconnaissance de Ricoeur : la connaissance de l’autre
n’est pas immédiate. L’autre ne peut être qu’une absence dont le visage génère en
moi le réveil troublant de mes propres intentions qui conduisent à la compassion et à
l’envie de meurtre. Pourtant, pour Levinas, « l’identité de l’individu ne consiste pas
à être pareil à lui-même et à se laisser identifier du dehors par l’index qui le
désigne mais, à être le même – à être soi-même, à s’identifier de l’intérieur. »83
Levinas définit, dans Totalité et Infini, le moi comme une essence qui, face à l’autre,
se pose et s’identifie elle-même en accord avec le deuxième moment du parcours de
la reconnaissance de Ricoeur.

« Le Moi est identique jusque dans ses altérations, dans un autre sens
encore. En effet, le moi qui pense s’écoute penser ou s’effraie de ses
profondeurs et, à soi, est un autre. […] Je me distingue moi-même de moi-
même et, dans ce processus, il est immédiatement (évident) pour moi que ce
qui est distinct n’est pas distinct. »84

La négation du moi par le soi constitue précisément l’un de ses modes


d’identification et ouvre la voie à la capacité de la reconnaissance personnelle qui
conduit à celle de pouvoir agir librement dans un monde de prime abord autre. Par
contre dans son œuvre plus tardive, Autrement qu’Être et au delà de l’essence,
Levinas ne décrit plus la subjectivité en terme de positivité : le moi n’est plus
seulement une essence qui existerait en soi et pour soi avant de se retourner vers
autrui. La subjectivité y apparaît comme une réponse à autrui avant toute définition
de soi par soi. Elle est d’abord engagée par la demande de l’autre et soumise à son
appel85. La compassion ne suffit plus. La responsabilité peut naître du seul appel
muet de l’autre. Cette responsabilité qui engage a priori pour l’autre est, pour
Levinas, de l’ordre d’une sensibilité originelle. Elle soumet la subjectivité au
traumatisme que l’autre m’inflige par sa seule existence. Le Moi perd son
autonomie et je deviens l’otage de l’autre qui ne m’est plus discernable. L’autre
disparaît lui-même dans cette relation. Ce rapport éthique, dans lequel le Moi
s’efface devant l’autre, implique pour l’autre - dont je suis l’autre - la même
82
Levinas, E., Totalité et Infini, Le Livre de Poche, 1971, p. 129.
83
Ibid, p. 321.
84
Ibid, p. 25.
85
Moses, S., Levinas, Edité par Canto-Sperber, M., dans Dictionnaire d’Ethique et de
Philosophie Morale, t.2, Quadrige PUF, 1996, p. 1077.

56
reconnaissance que celle que je lui donne ; aboutissant à une réciprocité et une
responsabilité mutuelle inconditionnelle, rejoignant l’infini de tous les autres. Je suis
responsable et dépendant au-delà de toute dette ou de toute faute que j’aurai pu
contracter ou commettre envers tous les autres. Cette responsabilité perdure en
l’absence de l’autre. C’est par le pronom personnel il (elle), qui désigne l’absent(e),
que Levinas souligne cette absence absolue, constitutive de l’altérité : l’illéïté. De ce
qui est toujours absent, on ne peut parler qu’à la troisième personne et au passé.
Même devant un verbe conjugué au futur, « Il » va illustrer une situation qui sera
passée dès lors qu’elle se sera produite. En ce sens l’altérité de l’autre se révèle à
nous comme quelque chose qui toujours « a déjà passé ». La trace de l’autre c’est
aussi ce que j’imagine qui restera pour moi de son absence même future. Dans son
sens le plus absolu, elle fait allusion, chez Levinas à Dieu qui n’est jamais là mais se
révèle par sa trace. De fait le visage de l’ «autre » et la « responsabilité aux yeux de
l’autre » doivent être reconsidérés dans le contexte de la présence des autres
« autres », nous plongeant ainsi au cœur d’un débat moral. Levinas y voit le
fondement de la société au travers d’actions et de décisions qui doivent s’appuyer
sur la connaissance, les institutions et la politique. Alors que selon Kant, la morale
se définit par le respect des contraintes imposées par la loi et que, selon Platon et
Locke, la légitimité de la loi se fonde sur son ancrage dans l’autorité du pouvoir en
place au sein de la cité, Levinas donne à la loi une dimension plus large. Elle
dépasse également celle proposée par Hobbes comme moyen de restriction des
appétits et des peurs issus de l’état de nature et de la « guerre de tous contre tous ».
Pour Levinas, la loi doit apporter une limitation aux concessions abusives que
l’individu serait tenté de faire en réponse à la vision du visage de l’autre. Elle doit
ainsi garantir les intérêts des tiers et des autres par la limitation de cette générosité
tout en veillant à ne pas écraser, sous une généralité trop forte, les droits individuels
de ce premier « autre » qui sera affaibli par la limitation de cette générosité.

Le troisième moment du parcours de Ricoeur se retrouve alors convoqué


dans la recherche d’une justice et d’une morale qui procèdent avant tout de la
reconnaissance réciproque. Comment les trois aspects, qui émergent de la
philosophie de la reconnaissance de Ricoeur et de l’éthique et de la morale de
Levinas, peuvent-ils se combiner pour une approche moderne des problématiques
environnementales ? Le premier aspect concerne la science, elle-même, par le
niveau de connaissance que l’homme doit atteindre pour ne jamais se laisser
surprendre par les conséquences de ses actes, individuels ou sociaux au sein de la

57
nature. La découverte et la multiplicité des mécanismes d’interaction constituant le
climax local décrit par Odum et rappelé par Catherine et Raphael Larrère. 86 Le
deuxième consiste en une reconnaissance de l’individu ou du groupe social par lui-
même dont l’expression dépendra des sens éthiques et moraux basés sur des
systèmes de valeurs propres. Les conceptions des rapports à la nature seront
radicalement différentes selon que l’individu ou le groupe se considèrent comme le
résultat d’apparitions naturelles incontournables au sein de ce système, ou qu’ils
croient être celui d’une volonté divine susceptible de leur conférer une place et des
droits particuliers. Si pour Levinas, Dieu échappe définitivement aux catégories de
l’existence et de la connaissance, et que, de ce fait, la question de la religion n’est
pas pertinente pour la construction de la morale, il n’en est pas de même de l’autre
dont le visage nous oblige. Dès lors, le troisième stade du parcours de la
reconnaissance de Ricoeur en est profondément modifié. L’autre doit être reconnu
dans les deux dimensions qui m’obligent : celle de la compassion et celle de la
crainte. Il doit l’être dans un schéma réciproque et qui puisse s’adapter à tous les
autres. L’étendu de ce processus de reconnaissance, à tous les hommes, établit
nécessairement la primauté du débat éthique et moral au sein de nos institutions
politiques et de nos relations sociales. Cette démarche est susceptible d’avoir à gérer
la confrontation d’échelles de valeurs et de demandes différentes d’un individu ou
d’un groupe d’individus à l’autre et de provoquer un hiatus de compréhension entre
eux. Les exemples illustrant la nécessité de la prise en compte de cet aspect sont
nombreux dans le traitement des problèmes environnementaux où elles sont souvent
représentées par le syndrome du « pas de cela chez moi » qui tend souvent à
transformer une gène individuelle ou locale en un combat écologique de portée
générale. La loi, en imposant par exemple des secteurs géographiques d’équilibre
entre production et traitement des déchets illustre une démarche allant dans le sens
de la morale de Levinas. Mais, pour rester dans l’exemple du traitement des déchets,
elle doit simultanément protéger, par une réglementation complémentaire stricte, le
droit à la santé des riverains soit en surveillant l’innocuité des rejets d’un
incinérateur, soit en veillant à l'intégrité des nappes phréatiques. L’application de la
philosophie de Levinas aux problèmes d’éthique environnementale nécessite donc
une échelle de valeurs clairement établie pour que le refus des individus (le visage
de l’autre) soit contrecarré par la « responsabilité face aux autres » dans le respect
équitable des droits particuliers de ceux dont la loi a rendu juste l’échec des

86
Larrère, C. et Larrère, R., Du bon Usage de la Nature pour une Philosophie de
l’Environnement, Champs Essais, 1997, p. 176.

58
revendications. Ce retour des institutions et des acquis de la civilisation va
nécessairement modifier la notion de « responsabilité aux yeux des autres »
introduite par Levinas. Il confie ainsi aux institutions le rôle de les garantir par la
justice en fondant un principe moral qui leur attribue une fonction corrective des
abus : « Dans la mesure où le visage d’Autrui nous met en relation avec le tiers, le
rapport métaphysique de Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un
État, aux institutions, aux lois, qui sont la source de l’universalité. »87

4.2 Le personnalisme de Levinas

« Si je ne répond pas de moi qui répondra de moi ? Mais, si je ne réponds


que de moi, suis-je encore moi ? » Pour Levinas, les traits vraiment humains du moi
ne se dissocient pas de la responsabilité.

« Lorsqu’un homme prend ou assume des responsabilités vis-à-vis d’autrui,


il en décide ordinairement en toute liberté et accepte d’être comptable de
ses éventuelles défaillances à leur égard. Cette conception présuppose
l’existence d’un sujet qui, en toute connaissance de cause, prend des
engagements dont il accepte ensuite d’avoir à répondre. Cependant, il
entend aussi ne pas devoir le faire pour ce qui excède le champ de sa
liberté. Une responsabilité fondée sur un choix libre reste donc limitée dans
le temps et dans l’espace, elle ne porte pas sur ce qui dépasse ce choix, au
delà du périmètre étroit ou large balisé par l’exercice de sa liberté, un
homme devrait donc être tenu pour quitte du mal qui advient à autrui […]
Or à cette certitude que la responsabilité se mesure aux engagements libres
d’une conscience, Lévinas oppose la réalité d’une responsabilité infinie,
d’une responsabilité pour le monde qui jamais ne se laisse enfermer dans
les coudées d’une décision libre d’une volonté car elle les précède : la
responsabilité de l’élu »88.

Le personnalisme place la spécificité de l’humanisme des personnes en


regard d’un humanisme de l’individu, d’un humanisme moderniste idéologiquement
parfait et d’un humanisme écologique. La visée personnaliste, présentée comme
individuelle autant que relationnelle, s’appuie sur le jaillissement de la vie. Dans la
famille, nous sommes responsables des autres, sans les avoir choisis. La vraie
responsabilité est élective et non pas sélective. Je suis élu par eux. Le personnalisme
forme un paradigme basé sur une vision de l’existence, une plongée dans la vie et un
regard posé sur les hommes. Il se distingue des quatre formes classiques
d’humanisme. Celui des individus, sur lequel se fonde le libéralisme et qui limite sa
liberté là où commence celle des autres, faisant de l’individu un « je » qui s’affirme

87
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 254.
88
Chalier, C., Levinas l’Utopie de l’Humain, Albin Michel, 1993, p. 67-68.

59
et s’impose devant les autres « je ». Le deuxième humanisme est représenté par le
visage de l’humanité telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui. C’est celle qui a
évolué au cours de l’histoire par les guerres, l’esclavage, la colonisation, les
génocides et présente de nos jours les béances de la misère des pays du tiers-monde.
Dans une forte cohérence avec les vicissitudes et les drames de l’histoire, cet
humanisme conduit inéluctablement vers des catastrophes écologiques dont le coût
humain peut s’élever à celui du sacrifice de plusieurs millions d’êtres humains. Pour
cet humanisme là, une sortie de crise écologique « naturelle », par l’élimination des
plus faibles incapables de résister aux conditions de vie qui seront les leurs, ne pose
pas de problème structurel. La philosophie de Lévinas laisse entrevoir la possibilité
d’autres formes d’humanismes qui poseraient le principe d’égalité entre les
individus, partis indissociable du tout de l’être humain, mais aussi du tout de la
nature. L’humain y paraît alors comme constitutif du monde (au risque de donner
les apparences d’un basculement dans un anti-humanisme). Cette troisième voie
peut se comprendre comme celle d’un humanisme des personnes dépassant
l’individu, à la manière du dépassement de l’être, pour embrasser la totalité de
l’homme. Le personalisme pose ainsi l’accentuation sur la dimension relationnelle
de l’être humain qui devient son essence. Ce que je suis n’existe qu’au travers de ce
que je communique aux autres et de ce qu’ils me communiquent en retour. La
responsabilité qu’il me donne me vient, non d’une ambition mais bien de la
confiance qu’ils me portent par mon élection, et c’est au-travers de cette confiance
que je peux poser les jalons de mes actions et donc mon éthique. Ma responsabilité
redevient alors naturelle et, de ce fait, comme le dit Jonas, « est irrévocable et non
resiliable ; et elle est globale »89. Tout comme l’appel du visage de l’autre pour
Levinas, le personnalisme d’Emannuel Mounier surgit du plus profond de la vie,
non du corps mais de l’esprit des autres.

Le vocable « personne » porte, dans sa signification moderne, cette


apparente contradiction qui consiste à désigner dans un premier sens un individu et
dans un deuxième son absence. Comme nous l’avons vu dans la philosophie de
Lévinas l’autre s’impose et disparaît en même temps dans cette apparition. Comme
le faisait le masque des acteurs antiques qui cachait le faciès du comédien tout en
ouvrant au spectateur la voie pour comprendre la profondeur de son « personnage ».
La métaphore nous renvoie à l’impossibilité de désigner à la fois l’autre, dans son
altérité et dans sa disparition. Dans sa métaphore des amoureux, Simone Weil

89
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 186.

60
décrit : « les amants, les amis, ont deux désirs l’un de s’aimer tant qu’ils entrent
l’un dans l’autre et ne fassent qu’un seul, l’autre de s’aimer tant qu’ayant entre eux
la moitié du globe terrestre, leur union n’en souffre aucune diminution »90, unis
alors dans cette situation où la communication envers l’autre prime sur tout, que
cela soit en sa présence ou en son absence. Le personalisme de Levinas se retrouve
dans cette intensité et dans cette permanence de cette communication avec l’autre
qui m’oblige, parce ce qu’il(s) m’a(ont) choisi, de construire un ordre nouveau,
collectif et altruiste.

4.3 Le monde comme partage (le vivre-éthique)

La fin du XIXe siècle est aussi la fin de la mention « terra incognita » sur
les cartes du monde. L’exploration de l’Afrique permet de découvrir les sources du
Nil et participe à la fois à la prise de conscience de la finitude de la planète et de
celle de ses ressources. Cette prise de conscience va se traduire par une exacerbation
des visées coloniales et des conflits qui leur sont liés. Dans le même temps, la crise
de la vérité, dans le monde scientifique, illustre le sentiment de désenchantement du
monde qui frappe toutes les catégories intellectuelles au travers de la peinture, de la
poésie, de la science et de la religion. Depuis cette époque, le libéralisme
économique a continué de s’étendre notamment à la faveur de la disparition récente
de son principal pendant politique : le communisme. Il serait bien sûr abusif de
prétendre que l’ensemble des cultures du monde ont été absorbées dans le seul
modèle occidentale. Mais, si elles ne l’ont pas été, elles se sont profondémment
modifiées pour se couler (à de rares exceptions près) dans le moule de la
mondialisation dont l’esprit est fondamentalement marqué du coin de la société et
de la philosophie occidentales. Le désarroi qui naît de la finitude du monde se place
tant au niveau social qu’au niveau individuel. L’homme se retrouve écartelé entre
ses questionnements religieux, artistiques ou métaphysiques et l’échec d’un
idéalisme qui depuis la philosophie critique se doit de renoncer à l’absolu. Le
désarroi ouvre la voie au pragmatisme dont la redoutable efficacité signe la perte de
sens du temps en tant que durée pour ne valoriser que son expression instantanée. La
finitude du monde pose les limites d’un sens externe accessible à l’homme et
repousse ses rèves dans un univers inaccessible dont il pressent les dimensions
abyssales. La dimension de l’homme trouve ses limites, posant ainsi celles de son
agir mais pas celles de ses ambitions.
90
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, p. 299.

61
« […] par suite de certains développements de notre pouvoir l’essence de
l’agir humain s’est transformée ; et comme l’éthique a affaire à l’agir,
l’affirmation ultérieure doit être que la transformation de la nature de
l’agir humain rend également nécessaire une transformation de
l’éthique. »91

Il existe un décalage fort entre cette perception psychologique de la


finitude et la contradiction flagrante avec le blanc-seing donné par la morale à son
exploitation infinie. La dématérialisation du temps entretient l’illusion de son
inexistence par la division du travail qui essaie désespérément de trouver le geste
idéal, celui qui ne prendrait plus aucun temps. Illustré par une consommation
irraisonnée des ressources, le refus inconscient de la finitude du monde atteint son
paroxysme avec l’accélération de la croissance démographique, alors que la perte de
sens du temps s’exprime par la spéculation financière et les déficits publics de tous
ordres qui obèrent le pouvoir d’action des générations à venir. Le triomphe de la
simultanéïté écrase définitivement le sens de la durée qui ne sert plus que
d’amortisseur aux abus actuels ; et celui de la responsabilité qui va avec elle. Plus
les interactions de l’homme et de la nature sont directes et importantes, plus le débat
éthique semble exacerbé. Comme si le sentiment de culpabilité individuelle d’être
une menace pour des générations futures semblait atténuer – sous forme de bonne
conscience peut-être – la portée de la responsabilité morale collective. L’isolement
et le retour sur soi dans la conscience d’un problème ne remplissent pourtant que les
deux premiers moments du parcours du Ricoeur. Pour trouver son accomplissement
il doit également comporter une phase de reconnaissance mutuelle et collective.
L’insuffisance criante de l’individualisme explose dans le constat que la satisfaction
individuelle ne peut plus être la seule jauge d’un monde dont une minorité la plus
riche consomme déjà plus que les ressources énergétiques renouvelables dont
dispose la planète. La mauvaise conscience qui en résulte nécessairement se lit dans
le visage de ces autres dont les besoins vitaux sont (ou ne sont pas) tout juste assurés
par une charité médiatisée à grand renfort de télévision et de web. Il n’y a pas besoin
de dire en quoi la philosophie de Lévinas se rapporte au holisme de la société
humaine. Elle en constitue l’ossature en définissant la morale et l’éthique par
lesquels il reste l’espoir de voir changer le mode d’agir. La relation sociale ne peut
se concevoir simplement dans le fonctionnement unilatéral d’un poste de télévision
mais doit se développer dans la communication réciproque, la durée partagée des
rencontres qui ne se terminent que par le retrait ou l’accord des participants. L’autre
n’est pas l’ennemi ou le concurrent qui consomment les mêmes ressources

91
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 21

62
énergétiques, mais mon alter ego pour lequel mon esprit ne peut simplement vouloir
que ma volonté de vivre le fasse mourir. L’individu va se trouver confronté, en
permanence, à cette opposition du corps et de l’esprit dont la dialectique le déchire
mais dont l’autre le sauve.

Il ne manque pas d’avis pour soupçonner de naïveté une philosophie qui


entend faire jouer à la communication avec l’autre un rôle supérieur dans le contexte
psychologique, historique, social et politique des individus. Mais la démarche de
Lévinas n’est pas plus naïve que celle d’un scientifique proposant la construction
d’un satellite pour la mise en place d’une expérience dont il espère les résultats sans
certitude mais avec espoir. Levinas décrit une autre voie. Celle d’un monde où les
revendications des individus et des groupes ne doivent plus nécessairement
s’imposer par la force mais par leur comparaison éventuellement silencieuse avec
celles des autres. En rupture avec Husserl, Levinas dira que « le monde n’est pas
seulement constitué mais est constituant. »92 S’il m’est impossible d’échapper aux
autres et que je forme une totalité avec eux, ils m’ouvrent un monde infini de
différences dans lesquelles se fonde mon choix d’individu. L’individu, libre en ce
sens, peut alors se regrouper socialement non plus seulement sur des idées de
partage d’un idéal politique, économique ou racial, mais sur celui d’un désir de
compréhension globale du monde. Dès lors c’est le monde qui me constitue et qui
constitue les groupes sociaux auxquels mon moi désire appartenir pour trouver son
ipséité. La société qui se construit alors n’est pas un individualisme protecteur,
comme l’était celui hérité de la guerre de « tous contre tous » de Hobbes ; elle n’est
pas non plus un collectivisme matérialiste qui sacrifie l’individu au groupe et
enchaîne la structure sociale à son contexte extérieur ; encore moins un idéalisme
dégénéré, qui place le corps de l’individu en une position supérieure à celle de son
esprit. Elle est celle d’un libéralisme altruiste dont la structure porteuse, les lois,
doivent se construire, comme le propose jean-Jacques Rousseau, sur une
reconnaissance réciproque et volontaire qui prend pour critères d’approbation la
satisfaction des autres au travers de la responsabilité assumée de l’élection.

Shopenhaueur, dans Le Monde comme Représentation, nous place dans les


prémisses de ce monde où la multiplicité des semblables peut se réaliser comme
forme de l’intelligence, à l’état de nature. L’en soi de cette volonté va alors
s’individualiser par la répétition infinie de son essence. La finalité de la nature n’est

92
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 101.

63
pas l’homme mais sa volonté de vivre, omniprésente et toute-puissante, que la
pensée même n’arrive pas à contrecarrer.

« Tout individu, en tant qu’intelligence, est donc réellement et se paraît à


lui-même la volonté de vivre toute entière ; il voit en lui l’en soit du monde,
et aussi la condition dernière qui achève de rendre possible le monde en
tant qu’objet de représentation, bref un microcosme parfaitement
équivalent au macrocosme. La nature, toujours en tout point véridique, lui
en donne un sentiment simple, immédiat, accompagné de certitude, qui
n’exige aucune réflexion étant primitif. »93

Alors chaque individu peut se sentir le centre de ce monde et être prêt à sacrifier
pour lui tout ce qui n’est pas lui. « Cet état d’âme, c’est l’égoïsme, et il est essentiel
à tous les êtres de la nature. »94 Cette vision du monde s’impose à tous dès lors
qu’ils se trouvent en concurrence pour la possession ou la reproduction. La volonté
de Shopenhauer rencontre l’ « Il y a » de Levinas, c’est-à-dire un enlisement dans
l’être impersonnel qu’on ne peut fuir. Shopenhauer y voit le fondement du sentiment
d’injustice ressenti par l’individu lorsque la victime

« ressent cette invasion dans la sphère où elle affirme son propre corps, la
négation de cette sphère par un étranger ; elle en éprouve immédiatemment
un chagrin tout moral, bien distinct, bien différent de la douleur physique
causée par le fait même, ou du malaise produit par la perte à elle
infligée. »95

Mais, simultanément, naît pour celui qui abuse de sa force l’idée qu’

« en dépassant les limites de son corps et de ses forces, c’est toujours la


même volonté [de vivre], en une autre de ses manifestations, qu’il a niée
[…] et c’est là ce qu’on nomme le remords, ou plus spécialement le
sentiment de l’injustice commise. »96

De l’aveu même de Shopenhauer, ce n’est pas de la volonté mais bien de l’idée de


cette transgression que naît le remords. Idée que génère le désir d’observation
consciente de l’essence de la volonté exprimée dans sa mêmeté chez l’autre. Selon
Husserl, la conscience et son objet forment les termes de la relation intentionnelle
qui se rapportent l’un à l’autre au travers du vécu, plaçant le moi comme référence à
partir de laquelle surgiront mes actes envers l’objet. Comment dès lors ne pas
ressentir la douleur ou l’humilation que l’on inflige ? Comment ne pas ressentir le
danger mortel que la haine de l’autre génère comme conséquence inévitable du
degré de conflictualité de la rencontre ? Le sentiment d’injustice qui naît dans le

93
Schopenhauer, A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, PUF, 2009,
p. 418.
94
Ibid, p. 418.
95
Ibid, p. 421.
96
Ibid, p. 421-422.

64
moi, selon Shopenhauer, correspond pour Husserl à l’unité de la conscience dans
laquelle se constitue, riche de nos vécus, le rapport ou le jugement du moi à l’objet.
Ainsi se créent la réflexion sur le moi et l’établissement d’une relation à l’objet
génératrice de l’acte considéré, pour Husserl, comme vécu intentionnel. Dès lors,
l’éthique surgit de l’autre, qui me fait face dans la mêmeté de sa volonté mais dans
l’altérité de notre relation. Elle surgit comme condition de base de la justice de
même que le sentiment de justice apparaît avec cette éthique qui me lie à l’autre
sans m’y contraindre. Levinas permet de dépasser cette impossibilité en plaçant
l’appel du désir de l’autre comme modérateur de celui du sujet. L’éthique de
Levinas, la considération de l’autre, est un retour à l’éthique naturelle de l’homme.
Elle fonde la sensation de justice sur les aspects objectifs (chez l’autre) de la
compassion, de la modération et de l’interdit du meurtre. Par son extension à l’autre
et par l’extension de l’autre au monde, elle fixe, au travers du sentiment de justice,
une condition nécessaire : celle de la mise en place d’une justice humaniste qui
serait globalisée et unifiée dans ses principes. Celle-là même qui serait à même de
dépasser les humiliations de l’histoire car « du retournement du reconnaître à l’être
reconnu : c’est à être distinguée et identifiée que la personne humiliée aspire. »97

4.4 La justice comme avenir (le vivre-moral)

Parmi les nombreuses manières possibles d’appréhender la société, comme


le langage ou la propriété, la justice constitue un des angles dont la connexion avec
les problèmes d’éthique, de moral et de communication avec l’autre semblent les
plus forts. L’aspect moral de la philosophie de Levinas, par son caractère normatif
est susceptible de réguler l’importance subjective que peut avoir la simple vision du
visage de l’autre en limitant la possibilité d’obtenir, pour celui-ci une trop forte
rétribution de ses exigences. Le sentiment d’épprouver une diminution de la taille de
la planète, du fait des effets mondiaux des sous-produits de la technologie, s’est
encore aggravé avec la dématérialisation des moyens de communication, accélérant
encore l’appauvrissement de la diversité des pratiques culturelles et la normalisation
d’une mondialisation politique et économique. Les récentes crises financières nous
ont montré la simultanéité et la similarité des comportements des places boursières à
l’échelle de la planète. Cette normalisation du comportement mondial, rendu
possible par la technologie moderne et ses réseaux de communication, pose le
problème, déjà soulevé par Durkheim au début du XXe siècle, du contrôle de ce
97
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio Essais, 2004, p. 50.

65
système. Qui en possède les clefs de fonctionnement ? Le système n’est-il pas en
train de s’autonomiser, indépendamment de l’homme et de ses besoins réels, pour
n’être plus piloté que par des critères programmés dans des modèles numériques et
des systèmes de « sécurité » informatisés ? Internet crée au-dessus de la planète un
ectoplasme dont la réglementation se heurte aux frontières des états classiques,
détenteurs du droit. C’est donc bien au niveau mondial que doivent maintenant se
définir les bases d’une justice universelle au sens où, construite à ce niveau, elle
s’imposerait à l’ensemble de l’humanité. A l’échelle des états, le libéralisme

« désigne […] l’existence d’un ordre spontané, d’une autorégulation des


sociétés, sans que l’intervention de Dieu ou du Prince, d’une volonté
personnelle, vienne rompre la régularité des comportements. Cette
régulation consiste en l’élaboration de formes comportementales (les
tendances) ou juridiques (les lois). »98

Les sociétés démocratiques contemporaines qui se revendiquent d’un libéralisme


historique, font continuement référence aux présupposés moraux de la déclaration
universelle des droits de l’homme qui définit la capacité de citoyen à tous les
individus en âge d’exercer leur autonomie d’hommes libres. Pour elles, le citoyen
surgit naturellement du caractère démocratique du régime politique comme le garant
de la conservation de l’homme, nanti de ses droits. Mais comme le rappelle Mikaël
Garandeau dans Le Libéralisme, « Le passage direct, si l’on ose dire, de l’homme
naturel au citoyen est arbitraire puisqu’il méconnait un intérêt fondamental :
l’homme social dont on doit l’apparition à un empiétement sur ses droits d’homme
naturel. »99 Cet amalgame implique que cela soit au sein de la structure politique
que doivent se fonder les droits de l’homme mais implique également, puisque les
droits de l’homme sont imprescriptibles, que la structure démocratique nécessaire
pour leur fondement existe, c’est-à-dire que l’homme puisse faire état d’un droit à
être gouverné démocratiquement. Cette reconnaissance mutuelle du droit pose les
bases sociales, humaines et politiques du droit en ce qu’elle les regroupe au sein
d’une même entité centrée sur l’individu.

Le défi est posé. Comment établir et définir les normes juridico-


institutionnelles de la société, assurer un cadre normatif, délibératif, institutionnel de
la société qui soit à même de prendre en charge un nouveau paradigme pour un droit
de l’autre à une échelle internationale? Le schéma éthique de Levinas en pose les
fondements philosophiques mais, depuis l’antiquité, l’histoire a maintes fois montré

98
Garandeau, Mikaël, Le Libéralisme, Corpus GF Flammarion, 1998, p. 16.
99
Ibid, p. 27.

66
que cela n’était pas suffisant pour infléchir les gouvernements, du moins pas aussi
efficacement et rapidement que la sagesse ne semble l’exiger. Depuis ses origines,
que ce soit par le totem ou par les tables de la loi, la justice, outil de violence
légitime, est un artifice de matérialisation de la morale. Elle concrétise
préventivement ou punitivement ce qu’il peut en coûter, pour un individu, de se
placer en dehors des règles de la société à laquelle il appartient. Elle intervient de
manière objective par les murs de ses prisons entre l’effectivité du mouvement du
corps qui commet la faute, dans l’instantanéïté d’une action répréhensible, et la
liberté de l’esprit de celui qui, bien qu’il ait pu la préméditer longtemps, ne pourra
en être tenu pour responsable que lorsque’il l’aura commise. Qu’en est sera-t-il de la
responsabilité des automobilistes actuels envers les probables naufragés climatiques
du XXIe siècle. C’est aussi à ce stade que l’anticipation de la responsabilité par
l’appel du visage de tous ces autres doit permettre d’essayer d’imposer des
changements de comportements qu’aucune loi actuelle ne réprime. Ce défi se situe,
en quelque sorte, à l’opposé de la problématique qui se pose aux tribunaux
internationaux lorsqu’ils doivent juger des crimes contre l’humanité. Dans ce
dernier cas, le but est avant tout de construire une mémoire collective autour de ces
événements passés pour (essayer d’) éviter qu’ils ne se reproduisent dans l’avenir.
Pour la mise en place d’une justice environnementale internationale, il s’agit
d’anticiper une menace sur les promesses de l’avenir. C’est justement par ce lien,
entre passé et avenir et entre mémoire et promesse, que la philosophie de la
reconnaissance de Ricoeur et l’éthique de Lévinas sont des outils précieux pour la
constitution d’une éthique environnementale : une éthique fondatrice d’une justice
basée sur la reconnaissance de l’autre et de la nature comme faisant partie d’un
tout : le tout de la vie.

« A partir du moment où des individus se trouvent dans des groupes (ou


communautés) installés dans des lieux circonscrits, ayant à accomplir une
tâche commune ensemble, à définir entre eux les relations qu’ils doivent
entretenir les uns par rapport aux autres et à l’environnement, il s’ensuit un
processus de rapprochement, de similitude et enfin d’homogénéisation des
phantasmes et des conduites, tout individu devenant le lieu (corporel et
psychique) où s’inscrivent les résultats des interactions sociales, tout corps
social ayant à traiter des mêmes questions que celles qui interrogent,
provoque angoisse et joie chez l’individu. »100

John Rawls arrive à la même conclusion sur la nécessité d’intégrer les dimensions
collective, humaniste et altruiste dans sa définition des principes d’une justice basée
sur l’équité :
100
Enriquez, E., De la Horde à l’État Essai de Psychanalyse du Lien social, Folio, 1983, p.
338.

67
« Nous sommes alors conduits à l’idée que l’espèce humaine forme une
communauté dont chaque membre bénéficie des qualités et de la
personnalité de tous les autres, telles qu’elles sont rendues possibles par
des institutions libres»101

« Mais ce qui fait le plus problème au XXe siècle c’est l’ouverture de droits
sociaux relatifs au partage équitable au plan de la distribution de biens
marchands et non marchands à l’échelle planétaire »102

101
Rawls, J., cité par Soumaya Mestiri, Rawls Justice et Équité, PUF, 2009, p. 76
102
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Folio, 2004, p. 312.

68
Conclusion

Les questions des origines et du sens de notre vie reviendront toujours de


manière lancinante pour nous rappeler la précarité de notre existence dans un monde
vivant mais qui a existé pendant des milliards d’années avant toute présence
humaine. Les études récentes sur l’origine de la vie, dont l’organisation spontanée
reste un des grands mystères de la science moderne nous montrent que toutes les
espèces de notre planète descendent d’un ancêtre commun appelé LUCA - « the
Last Unic Common Ancestor ». Cette conjecture s’appuie sur le constat toujours
vérifié jusqu’à présent que toutes les formes de vie sont construites selon les quatre
mêmes bases élémentaires qui forment les chaînes d’ARN et d’ADN. Cette origine
spontanée de la vie et l’évolution contingente de ses formes nous renvoient à une
origine animale. La nécessaire satisfaction de nos besoins vitaux nous rappelle
qu’elle est toujours en nous. Notre relation à la nature est donc consanguine. Dans
ce contexte, la nature renvoie l’homme à ses interrogations les plus profondes sur
ses origines, le sens de sa vie et son devenir dans cette dialectique qui l’oppose en
permanence au reste du monde vivant ; qui se transcende dans l’histoire de la nature
par la lutte pour la survie des espèces et, pour l’homme, dans le temps et dans
l’espace par la survie de ses civilisations ?

De manière concomittente avec la découverte de ces mécanismes généraux


des origines de la vie s’est imposée la nécessité d’un nouveau paradigme de
construction de l’éthique et de la morale de la société. Les résultats de l’éthologie
contemporaine, mais aussi de l’anthropologie semblent prouver que la société elle
aussi pouvait exister dès l’origine animale de l’homme. Au cours des quelques
dizaines de millénaires de l’évolution humaine, les contrats qui liaient les hommes
au travers des tabous, des mythologies et des religions se sont révélés insuffisants
pour imposer une conception égalitaire de l’humain et l’amener sur la voie d’une
justice seule à même de construire une morale de l’ « autre » qui dépasse l’être et
englobe l’unité du vivant dans une cohabitation apaisée.

La relation de l’homme a son environnement a fortement évolué dans


l’histoire de l’humanité du fait de l’évolution des croyances, puis par un mécanisme
de substitution, du fait de l’évolution des connaissances scientifiques et de leur
influence croissante voire, de nos jours, potentiellement catastrophiques. Alors que
dans les âges mythologiques et religieux, l’homme se plaçait sous la tutelle

69
menaçante ou protectrice des dieux, il n’a jamais cessé de vouloir s’en affranchir en
explorant et en essayant de comprendre les mécanismes de cette nature à la fois
nourricière et menaçante. Du désir impérieux d’harmoniser son savoir avec son
mode de fonctionnement, l’homme a établi des règles éthiques et morales en accord
avec ses conceptions religieuses, sociales et ses connaissances scientifiques.

Mais, depuis quelques dizaines d’années, l’écologie nous place devant le


constat irréfutable que l’action de l’homme ne se limite plus à perturber
temporairement une nature capable de guérir presque instantanément et sans
séquelle des dégâts qui lui étaient infligés. Au contraire, certaines conséquences de
l’action de l’homme, comme la disparition des espèces animales ou végétales
privées de leur biotope, sont irréversibles. De même, les impacts des problèmes
environnementaux cessent d’être locaux pour s’ériger en menaces potentielles sur
l’ensemble de l’humanité par le caractère mondial de leur amplitude. Il en est ainsi
de la déchirure de la couche d’ozone ionosphérique qui nous protège des des rayons
cosmiques mutagènes ou de la menace de submersion des côtes par l’augmentation
du niveau de la mer. Notre civilisation industrielle abandonne à la nature les résidus
de sa technologie qui constituent des menaces potentielles pour de nombreuses
générations futures. Il en est ainsi du stockage des déchets radioactifs de l’industrie
nucléaire ou de l’érosion des sols provoquée par l’agriculture intensive. La
disparition future de la vie sur Terre est inscrite dans l’évolution normale du
système terrestre. Il appartient toutefois à l’homme de préserver les possibilités de
vie de sa génération et des quelques générations suivantes. Pour la première fois
dans l’histoire de l’humanité, les générations futures pourront reprocher aux
générations passées (la nôtre) d’avoir, par le progrès, érodé de manière dramatique
leur biotope, dégradé leur confort et compromis leur possibilité de survie.

« Le joueur qui au casino met en jeu sa fortune agit avec étourderie ; si ce


n’est pas la sienne, mais celle d’un autre, il le fait de manière criminelle ;
mais si il est père de famille, alors son agir est irresponsable […] seul celui
qui a des responsabilités peut agir de manière irresponsable. »103

Mais, au-delà des simples responsabilités de parents, ou de décideurs politiques en


charge du destins des générations futures, y-a-t-il un sens à vouloir étendre le champ
de la responsabilité et donc celui des considérations morales et éthiques à
l’ensemble des êtres vivants ou des écosystèmes qui composent notre
environnement ? Le comportement de l’homme est au cœur de toutes ces choses et

103
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 183-184.

70
c’est à lui qu’il appartient de réguler raisonnablement ses propres actes car les
modes de fonctionnement de la biologie, de la chimie ou de la physique sont au-
delà de toutes considérations morales ou éthiques et, pour eux, les considérations de
juste ou d’injuste, et de raison et d’irresponsabilité n’ont pas de sens. Ces modes
d’action de la nature ne sont ni individuels ni collectifs au sens où ils s’appliquent
indifféremment aux individus ou aux groupes. L’homme, avec les talents qu’il a pu
développer grâce à son esprit, n’a pas inventé le feu mais a simplement découvert
ses applications potentielles et le moyen de le conserver. La compréhension qu’il a
acquise de certains phénomènes naturels a pu lui donner le sentiment qu’il les
possédait et les contrôlait alors qu’il n’en est qu’un simple utilisateur. Cette prise de
conscience de l’incapacité à influer sur les mécanismes de la « natura naturans »
doit être l’occasion pour l’homme de comprendre la nécessité absolue de conserver
le contrôle des conséquences de ses propres actes alors que, depuis quelques
dizaines d’années, ceux-ci semblent prendre des proportions irréversibles et
inquiétantes. Grâce aux résultats de la science moderne et aux capacités
d’observation globale de la planète, les causes physiques des dérives
environnementales sont connues. Seules demeurent des degrés d’incertitude quant à
l’amplification ou à la remédiation que la nature elle-même leur apportera dans les
prochaines décennies. Par exemple, la capacité des océans à absorber une partie du
CO2 produit par la combustion des énergies fossiles est encore mal connue. Il est
pourtant certain, pour des raisons d’équilibres chimiques, qu’ils ne dissoudront pas
la totalité des gazs produits. Dès lors, la variation de leurs concentrations dans
l’atmosphère provoquera un effet de serre et une variation du niveau des océans.
Mais, la dissolution du gaz carbonique dans l’océan va également se traduire par
une acidification de l’eau qui deviendra peut-être impropre à la survie de nombreux
organismes. Ces incertitudes projetées sur l’avenir justifient un changement de
comportement qui nécessite de comprendre par quels cheminements l’humanité a pu
en arriver à cette situation et comment, en fonction de ses savoirs nouveaux, il faut
envisager de définir de nouvelles règles éthiques et morales ainsi que de nouvelles
lois pour contrôler et infléchir ces tendances dont les dérives représentent une
menace pour l’humanité.

Le parcours de la reconnaissance de Ricoeur nous rappelle que si la


connaissance est nécessaire pour reconnaître, cette étape ne représente qu’un
moment. Celui-ci doit ensuite se décliner sur la propre reconnaissance de l’acteur
par lui-même, face à ses actions et à leurs conséquences. Cette attitude est la seule

71
qui soit constitutive de la capacité de se les voir imputer de manière irrévocable.
Dans la poursuite de cette idée, il est donc fondamental de chercher, au sein même
de la nature humaine, les causes qui ont conduit à cette surexploitation de la nature
afin d’en comprendre les mécanismes, et d’étudier les possibilités même de leur
régulation. L’homme a généré une société qui l’a définitivement éloigné des autres
pratiques animales. La suprématie qu’il a acquise par son intelligence sur le reste de
la nature le place aujourd’hui en confrontation avec elle, et dans la situation de
risquer même de détruire le support de sa propre vie. Alors que les sociétés
primitives spontanément apparues au sein de la nature ne pouvaient en perturber les
équilibres fondamentaux, l’artificialisation actuellement imposée par l’homme les
met en péril. Selon la nécessité de l’évolution, proposée par Teilhard de Chardin, il
faut peut-être y voir un test de ce premier stade de l’intelligence de l’homme qui est
la première espèce intelligente à avoir vu apparaître la conscience d’elle-même. Elle
se doit de trouver, dans le cadre de cette évolution de son intelligence, son bon
positionnement avec le milieu naturel dont elle reste tributaire pour la vie de son
corps. Aujourd’hui, l’homme, que la capacité de son esprit et l’état de ses
connaissance autorisent à anticiper les conséquences probables de ses
comportements, est responsable non seulement devant les autres êtres vivants mais
également devant lui-même. Il doit rechercher un nouveau paradigme de
fonctionnement qui reconnaisse la nature sous peine, comme le dit Ricoeur citant A.
Gehlen, « de voir s’évanouir l’humanité de l’homme avec la déchéance de la
nature. »104

La définition d’un nouveau paradigme moral nécessite de prendre en compte cette


nouvelle forme de la nature : une nature qui n’est plus l’illustration de cet infini
divin dont l’homme ne pouvait que s’approcher ; ou encore ce réservoir inépuisable
dans lequel il pouvait préléver ses ressources. L’homme se doit maintenant de
reconnaître une nouvelle nature. Une nature qu’il modifie et pour laquelle il se doit
de reconnaître son propre pouvoir d’action. Une nature qui porte la trace des actes
qui lui sont imputables et pour lesquelles les générations futures sauront désigner les
acteurs et les responsables. Une nature enfin dont la propre fragilité conditionne la
sienne et dont les délais nécessaires à sa reconstitution – en supposant que cela
même soit possible – sont infinis comme ces propriétés qui l’avaient tout d’abord
fait considérer comme divine et éternelle.

104
Ricoeur, P., Parcours de la Reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 319.

72
Cette nature dé-divinisée peut alors devenir un de ces « autres » dont Levinas nous
enseigne que le visage nous interroge et nous porte. Elle devient, le partenaire avec
lequel nous devons mutuellement nous reconnaître, au sens du troisième moment du
parcours de Ricoeur et au sens où Levinas fait reposer la fondation d’une nouvelle
éthique sur l’altérité.

Car « […] un objet d’un type entièrement nouveau, rien de moins que la
biosphère entière de la planète, s’est ajouté à ce pour quoi nous devons être
responsable parce que nous avons pouvoir sur lui. »105

C’est également ici que le troisième moment de la reconnaissance de Ricoeur peut


s’appliquer en une forme de reconnaissance mutuelle. Levinas peut apporter ce
schéma par un retournement ontologique qui ne place plus l’être (humain) comme
sommet de la hierarchie métaphysique mais lui substitue la totalité formée de tous
les « autres ». Shopenhauer nous dit que le désir de l’homme est ainsi fait qu’il
renonce spontanément à ce qu’il sait être complètement hors de portée pour
concentrer ses désirs sur ce qu’il ne possède pas mais estime devoir lui revenir. Pour
Shopenhaueur, la finalité de la nature n’est pas l’homme mais la vie et la volonté de
vivre qui s’imposent à tous les individus dès lors qu’ils se trouvent en concurrence
pour la possession, la nourriture ou la reproduction. Il y voit le fondement du
sentiment d’injustice ressenti par l’individu, lorsque l’autre, usant de sa suprématie,
parvient, par la force, à déborder de son domaine et à spolier celui qui, par sa
faiblesse, ne peut lui résister. Simultanément, naît alors pour celui qui abuse de sa
force la prise de conscience qu’

« en dépassant les limites de son corps et de ses forces, c’est toujours la


même volonté [de vivre], en une autre de ses manifestations, qu’il a niée
[…] et c’est là ce qu’on nomme le remords, ou plus spécialement le
sentiment de l’injustice commise. »106

La volonté de shopenhauer ne fait que rencontrer l’ « Il y a » de Levinas c’est-à-dire


un enlisement dans l’être impersonnel qu’on ne peut fuir. L’éthique de Levinas, la
considération de l’autre, est un retour à l’éthique naturelle de l’homme. Elle fonde
naturellement la sensation de justice, en décline les aspects individuels de la
compassion, de la modération, de l’interdit du meurtre, du visage de l’autre que par
ses aspects sociaux de l’attente de la reconnaissance telle que la décrit Ricoeur. Elle
implique en outre la reconnaissance par la société de ces autres dont « je ressens la
gloire [comme] une joie qu’accompagne l’idée d’une de nos actions dont nous

105
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 31.
106
Shopenhauer, A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, PUF, 2009, p.
421-422.

73
imaginons que d’autres la loue. »107

Comment combiner le respect de l’humanité de tous les « autres » dans un


monde qui a successivement connu l’esclavage, la colonisation et enfin les famines
et les spéculations sur les stocks de nourriture écrasant les pays du tiers-monde ?
Dans un monde où l’iniquité face à l’utilisation des ressources naturelles et des
richesses a été instaurée depuis des siècles en système de fonctionnement. Comment
rendre compatible ce système construit dans un esprit d’asservissement de l’homme
avec une libération de ces mêmes hommes si aujourd’hui l’emprise de l’économie
continue de ne faire profiter du pillage des ressources de la planète qu’une faible
partie de ses habitants ? Si l’homme est l’esprit, alors sa responsabilité éthique est
claire non seulement par rapport à la nature mais aussi par rapport à sa propre
essence. Il doit placer son esprit au service de la recherche des modes de
fonctionnement qui permettent de respecter l’humanité.

« La fondation d’une telle éthique, qui ne reste plus liée au domaine


immédiatement intersubjectif des contemporains, doit s’étendre jusqu’à la
métaphysique, qui seule permet de se demander pourquoi les hommes
doivent exister au monde : donc pourquoi vaut l’impératif inconditionnel de
préserver leur exigences pour l’avenir. »108

La prise en considération de l’autre comme unité de base de l’humanité et qui ne


saurait être compatible avec les injustices criantes de la société actuelle présente la
condition de base de ce nouveau paradigme de comportement environnemental. Est-
il opportun d’utiliser le même mot pour désigner le processus du vivant : la vie et ce
même processus en tant qu’il est présent chez l’individu ? Il est tentant à la lecture
de l’ouvrage de Jean-Michel Maulpoix, Le poète perplexe, de rapprocher la vie
individuelle à sa conception de l’amour.

« Une idée, non-platonicienne, non-suprasensible, mais qui serait notre


milieu, notre sensibilité même, et qui par là nous contraindrait à demeurer
en plein milieu, c’est-à-dire à nous orienter ici-bas, en prêtant autant
d’attention à ce monde qui est le nôtre qu’à cet ailleurs qui nous appelle et
que nous convoitons. Amour, en ce sens, nous tient debout disponibles et
déchirés. Amour est ce trait d’union qui lie notre naissance à notre
disparition. »109

Et encore :

107
Spinoza, B., cité par Atlan, H., et De Waal, F., Les Frontières de l’Humain, Editions le
Pommier, 2007, p. 44.
108
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 16.
109
Maulpoix, J.M., Le Poète perplexe, José Corti, 2002, p. 89.

74
«Amour altère et désaltère, comme poésie figure et défigure. Que signifie
le mot amour (quel que soit l’objet auquel on l’attache) ? Sinon le plus
intime, là où il est tout orienté et tendu vers un autre ; où il n’existe que
dans son rapport à l’autre. Où le propre se reconnaît et s’éprouve comme
tel dans un mouvement qui le tire hors de soi. »110

Descartes, dans le Discours de la Méthode, fonde, au travers du


« Cogito » , l’existence de l’âme sur le doute : « […] de cela même que je pensais à
douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement
que j’étais […] »111. Il le construit ainsi sur une faiblesse car le doute est l’essence
du savoir prévisionnel, l’interrogation permanente de la natura naturans, celui qui
reste, « toujours en deça du savoir technique qui donne son pouvoir à notre agir, [et
qui de ce fait] prend lui-même une signification éthique. »112 C’est par la fondation
de l’homme sur le doute que se fonde donc la nécessité de l’éthique et, par suite, la
pensée de l’homme. Or, bien qu’il en soit la base, le doute dépasse la dimension du
moi pour se projeter sur le monde extérieur, établissant ainsi que la nécessité de
l’éthique, s’étend plus loin que la conception anthropocentrique qui avait prévalu
dans l’antiquité. Le doute (de soi ou de l’autre) commence avec l’autre. Comme
l’écrivait Jean-Paul Sartre dans l’Être et le Néant : « Loin que la question de l’autre
se pose à partir du cogito, c’est au contraire l’existence de l’autre qui rend le
cogito possible comme le moment abstrait où le moi se saisit comme objet »113 C’est
donc bien dans la recherche de l’autre que peuvent se fonder à la fois l’humanité
future et l’éthique.

110
Ibid, p. 92.
111
Descartes, R., Discours de la Méthode, Editions 1000 et une nuits, 2006, p. 36.
112
Jonas, H., Le Principe Responsabilité, Champs Essais, 1995, p. 33.
113
Cité par Saint-Chéron, Michaël, Sartre et Lévinas, quel Dialogue ? dans Sartre et les
Juifs, La découverte, 2005, p.251.

75
Bibliographie-Ouvrages
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Aristote, Les politiques, Trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, 1993, pp. 575.
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